Les Dieux travestis (Michel GUYOT DE MERVILLE)

Sous-titre : l’exil d’Apollon

Comédie en un acte et en vers, avec un divertissement.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, le 2 août 1742.

 

Personnages

 

APOLLON

MINERVE

DIANE

FLORE

MOMUS

COMUS

MERCURE

TROUPE DE BERGERS

 

La Scène est à Paris, dans une Salle du Louvre.

 

 

Scène première

 

MINERVE, en robe de Cour, DIANE, en Amazone

 

DIANE.

Que vois-je ? Minerve à Paris !

Dans un lieu si pervers ! La rencontre m’étonne.

MINERVE.

Mes yeux, de votre aspect, ne sont pas moins surpris.

Diane dans le Louvre ! En habit d’Amazone !

Le fait est neuf, et c’est, je crois,

Sûrement la première fois

Que, depuis qu’elle vit, la fille de Latone

Pour la ville a quitté les bois.

DIANE.

Il est vrai. Mais un cerf, que tout près de Vincennes,

Ma suite, ce matin, a surpris dans son fort,

Échappé de nos mains, s’est jeté dans la Seine.

On le suit, on le prend ; et j’ai vu, de ce bord,

Sur l’autre célébrer sa mort.

Aussitôt vers Paris un doux charme m’attire.

Tout frappe mes esprits, tout fixe mes regards ;

J’entre enfin, et de toutes parts

Je cours, j’examine et j’admire.

Mais vous, dévouée à la Cour,

Au point d’en avoir pris le magnifique atour,

Quel étrange motif à Paris vous amène ?

MINERVE.

L’intérêt du Public, les mœurs et les talents.

Ils sont tous deux de mon domaine ;

Et dans ces tristes lieux, sous des maux violents,

Je vois, au déshonneur de la Nature humaine,

Expirer ces dons excellents.

Ne croyez pas pourtant que l’ardeur d’être utile,

Me faisant préférer, dans les soins que je prends,

Les Sujets au Monarque, et les Petits aux Grands,

Je laisse la Cour pour la ville.

Un autre que Minerve, un Dieu qu’ont éprouvé

Les rigueurs d’un destin contraire,

Remplira cet emploi qui m’était réservé,

Et j’ai jeté les yeux sur notre frère.

DIANE.

Apollon ?

APOLLON.

Je lui fais en même temps un sort

Moins indigne d’un Dieu de cette conséquence ;

Et j’unis, par un juste accord,

Le bien de notre sang et celui de la France.

Assez, et trop longtemps, pour un crime léger,

Banni du Ciel par notre père,

Le besoin l’a réduit à faire

Le trop vil métier de Berger.

Il faut, comme il l’a fait dans des déserts sauvages,

Que, des citoyens de Paris,

Purifiant les cœurs, éclairant les esprits,

Du vice et de l’erreur réparant les dommages,

Jusqu’au bout du monde il porte au plus haut prix,

Et leur conduite et leurs œuvres.

Il connaît mes desseins ; j’ai son consentement ;

À mon entreprise il se lie ;

Et dans ce même jour, dans ce même moment,

Il va venir de Thessalie.

DIANE.

Il n’est rien qui ne cède à mon ravissement.

Non, ne craignez pas que j’oublie

Un trait digne à jamais de mon remerciement.

MINERVE.

Notre joie est commune. Ainsi, sans compliment,

Ma chère sœur, je vous supplie...

Mais quelqu’un vient à nous. Ah ! c’est lui justement.

 

 

Scène II

 

APOLLON, en berger, MINERVE, DIANE

 

APOLLON.

Quoi ! toutes deux ensemble ! Une telle aventure

Est sûrement d’un bon augure.

DIANE.

Quel moment rempli de douceurs !

MINERVE.

Il n’est point de plaisir qui soit égal au nôtre.

APOLLON.

Pardonnez-moi. Le mien est au-dessus du vôtre.

Vous ne trouvez qu’un frère, et je trouve deux sœurs ;

Deux sœurs que j’aime assez pour préférer leur vue,

Avec l’affreux chaos des villes et des cours,

À l’innocente paix, à la vie ingénue,

Qui dans les champêtres séjours

Suit la nature toute nue,

Et sans cesse comble nos jours

D’une félicité dans ces lieux inconnue.

MINERVE.

Je conçois aisément cette félicité,

Que la vertu fonde sur la Nature.

DIANE.

J’aurai part au bonheur que vous avez goûté,

Si vous m’en faites la peinture.

APOLLON.

Vous le souhaitez vainement.

Hé ! par quelles couleurs, et sur quel ton charmant

Pourrait, dans un portrait, l’art le plus estimable

Exprimer à vos yeux le charme inexprimable

Et du goût et du sentiment ?

Ces plaisirs doux et purs, que concert font naître

L’âme et le cœur, sans le fard étranger,

Dont l’esprit trop subtil les corromprait, peut-être,

Il faut, au seul penchant se laissant engager,

Et les goûter pour les connaître,

Et les sentir pour en juger :

Et c’est l’état, ma sœur, où vous ne saurez être.

DIANE.

Vos soins en Thessalie ont au destin des Dieux

Égalé le destin des hommes.

MINERVE.

Je voudrais bien qu’il fit ce miracle en tous lieux.

Mais il doit commencer par la ville où nous sommes.

Il n’est aucune autre où les maux soient si grands ;

Et dignes d’un plus prompt remède.

Dans tous états et dans tous rangs,

À la contagion, tout cède.

L’humanité s’éteint, la Nature périt.

Le vice est dans le cœur, et l’erreur dans l’esprit.

La vertu méprisée est en butte à l’outrage ;

On déteste la vérité ;

On chérit le libertinage ;

Et le mensonge, avec impunité,

Règne jusqu’au sur le visage.

C’est sur de tels esprits, c’est sur de pareils cœurs

Qu’à travailler je vous engage.

Corriger à Paris, les talents et les mœurs,

Mon frère, voilà votre ouvrage.

APOLLON.

Il n’est pas médiocre.

MINERVE.

Eh bien ! vous en aurez

D’autant plus d’honneur et de gloire.

DIANE.

C’est bien dit, et j’ai lieu de croire

Que ses succès sont assurés.

Mais, ma sœur, pour fournir une pareille course,

Il faut être à son aise, et l’on fait que sa bourse...

APOLLON.

Bon ! avec des talents et de la probité,

N’est-on pas à l’abri de la nécessité ?

DIANE.

Ah ! mon frère, quelle ressource !

APOLLON.

Mais rien ne presse. Ainsi je patienterai ;

Et peut-être bientôt je me procurerai

Des secours contre la détresse.

DIANE.

Allez, nous vous en trouverons

Qui ne blesseront point votre délicatesse.

MINERVE.

À la Cour, nous vous placerons.

J’y vais.

DIANE.

C’est cela même ; et j’y cours.

APOLLON.

Je vous laisse.

Adieu donc, Seigneur ; à ce soir.

DIANE.

Adieu, mon frère.

APOLLON.

Adieu, mes sœurs. Jusqu’au revoir.

 

 

Scène III

 

APOLLON

 

Leur zèle vainement s’alarme et s’embarrasse,

D’un malheur qui pour moi n’est point à redouter.

Il serait singulier, autant que ma disgrâce,

Qu’avec tous les dons du Parnasse

Apollon à Paris ne put pas subsister.

 

 

Scène IV

 

APOLLON, MERCURE, en Petit-maître

 

MERCURE, à part.

Sous cet ajustement, sous cette chevelure,

Quels yeux reconnaîtraient Mercure ?

APOLLON, à part.

Que cherche ce jeune éventé ?

MERCURE.

Gracieux Étranger, honneur des Bergeries,

Daignez me pardonner mon importunité :

Mais vers vous je suis député.

Une Belle des plus fleuries,

Qui en passant a charmé votre noble maintien,

Veut avoir avec vous un moment d’entretien,

Et vous attend aux Tuileries.

APOLLON.

Un entretien avec un inconnu !

MERCURE.

Il suffit qu’elle vous ait vu,

Pour être de sa connaissance.

Vous avez pour ce titre un don supérieur ;

Et le mérite extérieur

Est le passeport de la France.

APOLLON, à part.

Ce début-là n’est pas mauvais ;

Et je n’avais pas tort d’avoir quelque espérance.

MERCURE.

Allez-vous la trouver ?

APOLLON.

Si j’y vais ?

Je le dois, et j’y cours, Monsieur, en diligence.

 

 

Scène V

 

MERCURE

 

Nous verrons de ce pas comment il sortira ;

Il ne soupçonne point l’assaut qu’on lui prépare.

Il croit qu’en sa faveur le Destin se déclare,

Et va trouver Vénus en Nymphe d’Opéra.

Quelqu’un m’objectera, peut-être,

(Car la Critique tient à Paris le haut bout)

Que j’assortis sans aucun goût,

Avec l’emploi que j’ai, l’habit de Petit-maître ;

Mais à tort : Ces Messieurs se sont trop fait connaître

Pour gens qui se mêlent de tout.

Oh ! pour le coup, suivant la manœuvre subtile,

Dont de par Jupiter je me trouve occupé,

Mon cher frère Apollon, en cette grande ville

Vous aurez fait un voyage inutile,

Et vous retournerez aux vallons de Tempé...

La peste ! Si, malgré le Maître du Tonnerre,

Comme la Thessalie, il réformait ces lieux,

On verrait le ciel sur la terre,

Et les Mortels seraient des Dieux.

Oh ! non pas, s’il vous plaît ; et tous, à qui mieux mieux,

Nous allons vous faire la guerre...

Bon : en gros Financier je vois déjà Comus,

Suivi de son ami Momus.

 

 

Scène VI

 

MERCURE, MOMUS, avec ses attributs, COMUS, en Financier

 

MERCURE, à Momus.

Encore sous votre habit ?

MOMUS.

Allez, je serai prêt

À le changer et j’ai du temps de reste.

Comus doit commencer ; et vous n’ignorez pas

Que, suivant nos emplois, il a sur nous le pas ;

C’est la règle. Et, lorsque l’on donne,

Quelque part que ce soit, le plus simple repas,

Comus l’apprête, et Momus l’assaisonne.

COMUS, à Mercure.

Comment me trouvez-vous ?

MERCURE.

Fort bien.

COMUS.

Mon air ?

MOMUS.

Point sot.

MERCURE.

Mon habit ?

COMUS.

De bon goût.

MERCURE.

Mon ventre ?

MOMUS.

D’ordonnance.

Oui, Comus, trait pour trait, sous cette contenance,

Ressemble à Monsieur Popinot.

Ah ! que j’augure bien de notre mascarade !

Et qu’avec le projet de berner Apollon,

Elle est conforme aux mœurs, aux usages, au ton

D’un pays, où d’erreurs le monde fait parade !

Oh ! nous aurons la vogue, et nous serons fêtés.

En effet, dans ces lieux, fertiles en prodiges,

Chez tous leurs habitants, amoureux de prestiges,

Et d’illusions entêtés,

La charlatanerie et la mode fantastique,

(La mode pour le goût, pour l’air et pour l’esprit ;

Car tout est mode en France, où tout gît dans le casque :)

Ont, avec le clinquant d’un art qui la flétrit,

Habillé la Nature en masque ;

Et le faux, en tout genre, est tout ce qu’on chérit.

MERCURE.

Ne perdons pas de temps à ce vain badinage.

Où sont les autres Dieux ligués contre Apollon ?

COMUS.

Excepté Flore et nous, aucun ne vient.

MERCURE.

Non ?

MOMUS.

Non.

Ils sont trop affairés. Altéré de carnage,

Mars[1] aux sanglants combats traîne tous les vivants.

Neptune, sur plus d’un rivage,

Prête aux mêmes fureurs, et les flots, et les vents.

Dans les gouffres d’Etna, Vulcain forge des armes.

Bacchus de l’Aquilon tâche à parer les coups ;

Et Cupidon sèche les larmes

De tant d’épouses, dont les charmes

Sont enterrés si loin des yeux de leurs époux.

Mais sur ces Dieux absents soyez exempt d’alarmes.

Comus et moi, nous les doublerons tous.

MERCURE.

Il suffit ; et de l’entreprise

À Jupiter je vais faire rapport.

MOMUS.

Quant à moi, sans plus de remise,

Je vais me déguiser, et revenir d’abord

Pousser à bout notre aventure.

MERCURE.

Adieu, Comus.

COMUS.

Adieu, Mercure.

 

 

Scène VII

 

COMUS

 

Pour moi, je vais, dans ce Salon,

De pied ferme attendre Apollon.

Bientôt il y doit reparaître ;

C’est le Destin qui m’en instruit,

Pendant qu’il ôte au Dieu que Jupiter poursuit,

L’avantage de nous connaître...

Je l’aperçois. Voyons ce qu’a produit

La divine Beauté que les flots ont vu naître.

 

 

Scène VIII

 

APOLLON, COMUS

 

APOLLON.

Quelle licence ! Quelle horreur !

Le Sexe à cet excès porter l’effronterie !

COMUS.

Hé bien ! qu’est-ce ? Parlez, parlez donc, je vous prie.

Que vous arrive-t-il ? Quelle est cette fureur ?

APOLLON.

Ah ! Monsieur, quel pays ! Oh ! j’ai bien vu des femmes ;

Mais je n’en vis jamais comme on en voit chez vous :

J’en suis honteux.

COMUS.

Tout doux, Seigneur Berger, tout doux,

Parlez avec respect des Dames.

APOLLON.

Noble Inconnu, daignez, oui, daignez m’en montrer

Qui joignent un cœur droit, une âme pure et sage,

Aux grâces de l’esprit, aux charmes du visage,

Je suis prêt à les adorer.

Ces femmes-là, des Dieux font la plus belle image.

Mais celle qu’à l’instant je viens d’entretenir...

Puissé-je de ses mœurs comme de son langage,

Perdre à jamais le souvenir.

COMUS.

Mais, dites-moi...

APOLLON.

Quoi ?

COMUS.

La...

APOLLON.

Hem ?

COMUS.

Est-elle jolie ?

APOLLON.

Comptez que, si le ciel avait à ses appâts

Joint les vertus qu’elle n’a pas,

Elle ferait, Monsieur, une femme accomplie.

COMUS.

Où loge-t-elle ?

APOLLON.

Elle ? Je n’en sais rien.

Je l’ai vue à la promenade.

COMUS.

Ah ! mon ami, mon camarade !

Je suis un gros Seigneur, je possède un gros bien,

Va, cours ; retourne où tu l’as vue.

Si tu la peux trouver, je te paierai si bien,

Que ta fortune est faite, ou la peste me tue.

APOLLON.

On ne saurait, Monsieur, être plus ingénu :

Mais je vous remercie ; et j’aime mieux, j’en jure,

Une indigence honnête et pure,

Qu’un bien de la sorte obtenu.

COMUS.

Tant pis pour vous, Monsieur ; le mépris et le blâme

Seront donc votre revenu.

Aussi, qu’est-ce, sans bien, qu’un homme ? Un corps sans âme.

Morbleu ! vive l’argent.

APOLLON.

Et la vertu, l’honneur,

La probité ?...

COMUS.

Chimères, viande creuse.

La richesse à sa suite enchaîne le bonheur :

Le sort de la vertu, c’est d’être malheureuse.

APOLLON.

La vertu ne l’est pas longtemps,

Lorsque les talents la soutiennent.

COMUS.

Les talents ! Quels talents ?

APOLLON.

J’entends

Ceux qu’ont fait naître et qu’entretiennent

L’esprit et le génie avec goût éclatants.

Par exemple...

COMUS.

Quoi ?

APOLLON.

La Musique,

La Poésie...

COMUS.

Ah ! si, Monsieur, si ; passe encor

Pour la Musique ; elle me pique,

Lorsque dans le gosier d’un moderne Médor,

Ou d’une moderne Angélique,

Et par sauts, et par bonds, on lui donne l’essor.

Mais pour la Poésie...

APOLLON.

Elle est sa sœur jumelle ;

Et je crois, sans prévention,

Qu’au plaisir, qui de l’autre est la borne éternelle,

Joignant de plus l’instruction,

Elle doit l’emporter sur elle.

COMUS.

Ah ! vous êtes Poète !

APOLLON.

Et Musicien.

COMUS.

Bon.

Ce talent-ci répare et peut relever l’autre.

Écoutez, mon pauvre garçon :

Je sens quel besoin est le vôtre.

Faites des Opéras. Seul, par ce double don,

Vous glanerez pour la façon

Une part de l’argent que moissonne le nôtre.

APOLLON.

Moi, je ferais des Opéras ?

Je dirai, comme vous : passe pour la Musique,

Où peut-être qu’un jour mon goût s’exercera.

Mais, par une futile et sèche mécanique,

Qu’à jamais de sa Poétique

Le Dieu du Pinde séquestrera,

Sasser et ressasser, pour faire un froid placage

Environ deux cents mots, qu’un ridicule usage

À ce poème consacra ;

Étaler et prôner d’une voix indiscrète

Le goût voluptueux de l’amoureux lien,

Comme la source et le soutien

De la félicité parfaite,

Et comme le souverain bien ;

Pour voir tomber d’une œuvre à la note sujette

Tout l’honneur au Musicien,

Et toute la honte au Poète !

Si l’on m’y prend jamais, je permets et veux bien

Qu’au fond de la Seine on me jette.

COMUS.

Je pénètre l’espoir dont vos vœux sont flattés.

Le Théâtre Français pour ressource vous reste ;

Vous allez y briller. La peste !

Les Auteurs y sont bien traités !

APOLLON.

Mes talents, il est vrai, me portent au Théâtre ;

Et de tous les beaux arts au Parnasse inventés,

C’est celui dont mon cœur est le plus idolâtre.

COMUS.

Mais, avec Messieurs les Acteurs

Vous n’avez aucune habitude.

APOLLON.

Non ; et je n’en sens point la moindre inquiétude.

Auprès d’eux, fussent-ils les tyrans des Auteurs,

Mes ouvrages, exempts de tous leurs subterfuges,

Me serviront d’introducteurs.

On dit qu’ils sont de si bons juges !

COMUS.

Je le crois.

APOLLON.

Et j’ai lieu de me flatter qu’en tout

Mes pièces feront de leur goût.

COMUS.

Souhaitez plutôt le contraire.

APOLLON.

Pourquoi donc ? Quel est ce mystère ?

COMUS.

Par ma foi, je ne sais ; mais (c’est un plaisant cas)

Le sort, un fort malin que souvent ils éprouvent,

Fait réussir celles qu’ils n’aiment pas,

Et tomber celles qu’ils approuvent.

APOLLON.

Vous me mettez dans l’embarras.

COMUS.

Vous en pourrez sortir ; car, dans cette occurrence,

Il est une douce espérance,

Qui, si votre bonheur à leur zèle se joint,

Doit sur vos pièces acceptées,

Soit qu’on les ait beaucoup ou peu goûtées,

Vous tranquilliser de tout point ;

C’est que deux ou trois ans ils vous feront attendre,

Si bien qu’enfin ils ne vous joueront point,

Et vous serez forcé de les reprendre.

APOLLON.

Et je serai bien avancé !

COMUS.

Après tout, ce sont vos affaires.

Car quant à moi, jamais ils ne m’ont offensé.

À travailler pour eux je n’ai jamais pensé,

Et ne m’en embarrassé guère.

Voyez-les, flattez-les, faites-leur votre cour.

Allez leur offrir vos ouvrages,

Et pour mériter leurs suffrages,

Encensez-les tous tour-à-tour ;

Peut-être ils daigneront adopter quelque jour

Et vos talents et vos hommages...

Je vous baise les mains.

 

 

Scène IX

 

APOLLON

 

Oh ! c’est pour me berner

Que s’est épanoui ce Midas méprisable.

Son stupide rapport, si propre à m’étonner,

Fût-il vrai, n’est pas vraisemblable.

Non, non, je ne veux point, me fixant en ces lieux,

Priver leurs habitants d’un secours salutaire.

Plus ils se montrent vicieux,

Plus le remède est nécessaire,

Et plus mon cœur ému s’intéresse pour eux.

Allons ; d’un tel motif la nouvelle lumière

M’entraîne au milieu des rimeurs

Qui suivent les pas de Molière ;

Et puisque le Théâtre est l’école des mœurs,

Il va devenir ma carrière.

 

 

Scène X

 

APOLLON, MOMUS, en Poète

 

MOMUS, à part.

Dans les vers que je fais contre un de vos fléaux,

Dont je dois châtier l’audace,

Daignez unir, Déesse du Parnasse,

Au feu de Juvénal le fiel de Despréaux.

APOLLON.

Quel malheureux ainsi vous met à la torture ?

MOMUS.

Un Poète moral, qui, dans ses froids accents

Vil spectateur de la Nature,

De la raison et du bon sens,

Prétend que sans l’esprit, qui toujours règne en maître

Chez nos plus fameux Écrivains,

Un Auteur peut créer des ouvrages divins.

Eh ! sans esprit que peut-on être ?

C’est l’esprit seul qui plaît ; c’est l’esprit qui fait tout :

Il est l’appui, la règle et l’arbitre du goût.

Examinez la Comédie[2],

Par qui de notre temps le Théâtre fleurit ;

Qu’y trouverez-vous ? De l’esprit.

Examinez la Tragédie[3],

Ce spectacle pompeux que la France chérit :

Que remarquerez-vous dans la plus applaudie ?

De l’esprit, de l’esprit ; de cet esprit charmant,

Qui, de sons et de mots heureux assortiment,

Porte, comme un éclair, dans la tête engourdie

Et d’admiration et de ravissement,

Une céleste mélodie,

Que sans réflexion l’on entend clairement,

Et que l’on n’entend plus, si tôt qu’on l’étudie :

Enfin, de cet esprit fait pour l’enchantement,

Dont le plus faible trait et la moindre peinture

Remplacent libéralement,

Sans le secours de la Nature,

L’intrigue, l’intérêt, le nœud, le dénouement.

APOLLON.

En vérité, cette louange est neuve.

MOMUS, avec transport.

Non, il n’a point d’esprit, non ; en voici la preuve.

Lui convient-il à lui, que touchent jusqu’aux pleurs

Les pièces sur la Scène en ce siècle exposées,

De nuire à l’intérêt des comiques Auteurs,

Par un Écrit qui court sur leurs brisées,

En voulant réformer les mœurs ?

APOLLON.

Je vois, sans une peine extrême,

Que le Théâtre exerce vos talents,

Et que, par zèle pour vous-même,

Vos chagrins les plus violents

Tombent sur le Poète, en vertu du poème.

Mais c’est à tort, Monsieur, que vous êtes jaloux :

Nulle rivalité n’est entre l’un et l’autre,

Puisqu’il se sert, s’il tend au même but que vous,

D’un moyen différent du vôtre.

MOMUS.

Différent ?

APOLLON.

C’est par le discours

Qu’il prétend corriger les mœurs dans son ouvrage ;

Et quand, pour cet effet, vous prêtez vos secours,

C’est par une action dont vous tracez l’image.

MOMUS.

Par une action ? C’est bien dit.

Sachez que les discours sont parmi nos richesses,

Et que nous possédons nombre de bonnes pièces,

Où nul personnage n’agit.

APOLLON.

Hé ! qui les soutient donc ?

MOMUS.

L’esprit, Monsieur, l’esprit[4].

Et quel esprit encore ? La Raison dogmatique,

Qui, pour faire avec art goûter au genre humain

Les austères leçons de sa morale antique,

Qu’après plus d’un subtil Romain

Savamment elle sophistique,

De mouches, de fard, de carmin

Enjolive sa face étique,

Et vient nous parfumer de fleurs qu’en son chemin,

Au milieu des accès de sa verve mystique,

Elle répand à toute main.

Que dis-je ? À cet esprit, sans doute incomparable,

Pour surcroît se trouve encor joint

Maint talent bien plus admirable :

Le don de dire tout comme on ne le dit point :

Une ingénieuse éloquence,

Qui, s’épanchant abondamment,

Sait sur un mot, au fond de peu de conséquence,

Badiner avec élégance,

Et rouler circulairement :

Une lumière pure, une vive étincelle,

Qui, des sombres replis de l’âme et du cœur,

Perçant le Dédale infidèle

Fait voir dans le jeu d’un Acteur,

Des passions de l’homme, ou dupe, ou séducteur,

Une image sur naturelle :

Ce qui toujours au Spectateur

Offre une surprise[5] nouvelle ;

Chef-d’œuvre merveilleux qui n’a point de modèle,

Et qui jamais n’aura d’imitateur.

APOLLON.

Vous ne tournez pas mal les gens en ridicule.

Vous devez au Théâtre être un Phénix du temps.

MOMUS.

Pourquoi donc ? Pour entendre, en dorant la pilule,

À ridiculiser les gens ?

APOLLON.

Ainsi qu’il est d’usage en une Comédie.

MOMUS.

D’usage ! Je vois bien, plus je vous étudie,

Monsieur, que vous venez des champs.

Du ridicule en une pièce

De cette espèce !

APOLLON.

Il me semble...

MOMUS.

Il vous semble, oui, qu’on l’a fait jadis,

Et vous avez raison ; mais à présent Paris

Veut que la Comédie éclate de noblesse[6].

On y fait voir, au lieu d’obscurs Bourgeois,

Dont au siècle passé l’on raillait la faiblesse,

Des Grands, des Héros et des Rois.

APOLLON.

À la bonne heure encore, pourvu qu’on les présente

Du côté ridicule et critique ; en un mot,

En situation plaisante

Qui fasse rire, et qui... Vous riez !

MOMUS, à demi-voix.

Pauvre sot !

Quoi ! vous prétendez qu’on y rie ?

APOLLON.

Eh ! mais...

MOMUS.

Autre antiquaille ; on n’y rit plus.

APOLLON.

Bon ! bon !

MOMUS.

On y pleure.

APOLLON.

Grands Dieux !

MOMUS.

Et voilà le vrai ton...

APOLLON.

Oui, Monsieur, de la Tragédie.

MOMUS.

Non, Monsieur, de la Comédie.

L’une et l’autre, après tout, et de cette façon,

Ne diffèrent plus que de nom.

APOLLON.

Quel égarement !

MOMUS.

C’est vous-même

S’il vous plaît, qui vous égarez ;

Et je vous ferai voir, si tôt que vous voudrez,

Des pièces dans ce goût d’une beauté suprême.

APOLLON.

Mon étonnement est extrême.

MOMUS.

Cependant, pour complaire encore aux préjugés,

On a l’adresse d’introduire,

Avec les Acteurs affligés,

Quelque Acteur bouffon qui fait rire,

Tandis que ceux-là font pleurer ;

Ce qui produit un effet admirable,

Et qu’on ne peut jamais se lasser d’admirer.

APOLLON.

Quel assemblage déplorable !

MOMUS.

Ah ! quand je réfléchis sur cette invention,

Je suis saisi de joie et d’admiration.

Puissent de ce bel art les superbes ouvrages

Aller avec sécurité,

Des Censeurs et du temps affrontant les outrages,

Étonner la postérité,

Et mériter, s’il se peut, ses suffrages.

Quel panégyrique, quel prix,

Peuvent jamais payer les charmes

De ces dramatiques Écrits,

Où d’un comique coloris

Un Auteur vernissant de tragiques alarmes,

Excite tour-à-tour les rires après les larmes,

Et les larmes après les ris ;

Où souvent dans la même Scène,

Et pour faire encore mieux, dans le même moment

L’auditeur éperdu flotte violemment

Entre l’espoir, la crainte, et l’amour et la haine ?

Alors, si dans le cours de son saisissement,

Le Public se refuse à l’applaudissement,

Quelle ressource, Auteurs, quelle gloire est la vôtre,

Lorsque vous le voyez, qui, clandestinement,

Pour vous louer plus dignement,

Pleure d’un œil et rit de l’autre !

APOLLON.

Voilà, je vous l’avoue, un art bien singulier !

MOMUS.

Tout le monde en est idolâtre,

Et c’est le seul moyen et l’unique sentier

Pour réussir sur le Théâtre...

Mais ma verve, comme un volcan,

Dans mon sein tout à coup s’allume.

Adieu, Monsieur, je pars, et vais prendre la plume,

Pour mettre en Comédie un merveilleux Roman,

Que j’ai tiré de l’Alcoran.

 

 

Scène XI

 

APOLLON

 

Ciel ! parmi tant d’écueils quel chemin dois-je suivre ?

Si de ce mauvais goût le pitoyable excès

Seul sur la Scène a du succès,

Le moyen qu’Apollon s’y livre ?

 

 

Scène XII

 

APOLLON, COMUS, en homme du monde, un miroir de poche à la main

 

COMUS.

Peste soit du Baigneur. Voyez cet animal

Peut me poudrer à blanc, me boucler en béquille.

Quel marron ! Allons donc, allons, que l’on frétille,

Que l’on joue... À présent, cela ne va pas mal...

Que vois-je ? c’est un phénomène.

Comment ! dans Paris un Berger

Sous un habit galant !... Trop aimable Étranger,

Parlez, quel sujet vous amène ?

APOLLON.

La curiosité.

COMUS.

Bon ; que vous tombez bien !

C’est, avec le plaisir, mon éternel mobile.

APOLLON.

Puis-je vous demander ?...

COMUS.

Quoi ?

APOLLON.

Qui vous êtes ?

COMUS.

Rien,

Et tout en même temps ; du moins, à tout habile.

À la campagne, à la ville, à la Cour,

Les sciences, les arts, les jeux et les nouvelles,

Et les spectacles, et les Belles,

S’ils m’asservir m’occupent tour-à-tour.

Pour voir et savoir tout, il semble que l’Amour,

Ou le Temps m’ait prêté ses ailes.

Enfin je suis l’homme du jour ;

Ou, pour user d’un mot qui mieux vous accommode,

L’homme du monde, ou bien l’homme à la mode.

APOLLON.

L’homme du jour !

COMUS.

Vous sentez qu’il s’enfuit

Que cet homme du jour l’est aussi de la nuit.

APOLLO.

À mes désirs, Monsieur, la rencontre est propice ;

Et dans le parti que j’ai pris

De chercher à me faire un état dans Paris,

Vous pouvez me rendre service.

Comment, pour réussir, faudra-t-il que j’agisse ?

COMUS.

D’abord, voici d’un art, où je suis un héros,

Tous les préceptes généraux.

Le mérite tout seul ne fait jamais fortune,

Il faut que du manège il emprunte l’appui :

Avec un tel secours l’âme la plus commune

L’emportera toujours sur lui.

Or le manège, c’est l’adresse

D’acquérir par des soins flatteurs,

Par discours doucereux, par moelleuse caresse,

Des amis et des protecteurs,

Qui, pour vos grands talents, extasiés d’ivresse,

Et de leurs dignes fruits assidus colporteurs,

Fassent, à votre nom, tressaillir de tendresse

Une foule d’admirateurs.

APOLLON.

Que cette gloire est passagère !

Souvent la mort l’éteint ; et je suis peu tenté

D’un honneur qu’aurait enfanté

La réputation qui n’est que viagère.

COMUS.

Vous prétendez aller à la postérité ?

APOLLON.

Son estime, au moins, est sincère.

COMUS.

À propos de sincérité,

Ne vous avisez pas, pour vous tirer d’affaire,

De vous piquer jamais de cette qualité.

On a, pour réussir, besoin de politique :

C’est un terme de bon aloi,

Pour dire un composé théorique et pratique

De fourberie et de mauvaise foi.

La vie est comme un labyrinthe

Dont un nombre infini de tours,

De longs circuits, d’obscurs détours,

Embarrassent la vaste enceinte.

Quelque dessein qu’on ait, on ne doit point tenir

Le chemin qui va droit, mais celui qui tortille.

En un mot, à son but si l’on veut parvenir,

Il faut cheminer en faucille.

APOLLON.

Un Berger n’est pas fait, Monsieur, pour pénétrer

Cette énigmatique sentence.

COMUS.

Les détails où je vais entrer

Vous en déchiffreront le sens et l’importance.

Vous voulez, par exemple, arracher d’un Seigneur

Quelque poste, quelque service :

Vous croyez qu’il suffit d’aller avec candeur

De votre vain mérite éblouir sa justice,

Ou par un placet enchanteur,

Qui d’un Huron toucherait l’âme,

Intéresser la pitié de sa femme.

Abus. Vous n’obtiendrez jamais cette faveur,

Si vous ne trouvez pas l’appui de quelque trame,

Ou dans les plaisirs de Monsieur,

Ou dans les charmes de Madame.

APOLLON.

Et quelle trame, en pareil cas,

Faut-il donc, Monsieur, que j’emploie ?

COMUS.

Eh ! mais, lorsque l’on veut s’épargner bien des pas,

L’argent peut, au succès, vous ouvrir une voie.

APOLLON.

L’argent ! Et si je n’en ai pas ?

COMUS.

Votre ressource alors est de vous rendre aimable :

Et voilà le grand point ; pesez-le mûrement :

On n’achète présentement

L’utile qu’avec l’agréable.

Glissez-vous chez eux à l’abri

De quelque moderne ariette,

Parodiée en pot-pourri,

Ou de quelque galante et fine historiette,

Qu’émaillera mainte bluette

Du persifflage et de l’amphigouri :

Vous apprendrez cet art du plus mince Poète.

En tout ce qui leur plaît soyez exact et prompt ;

Pliez-vous à leurs goûts ; pensez, dites et faites

Ce qu’ils pensent, disent et font :

Que la forme pour eux étouffe en vous le fond ;

Cessez d’être ce que vous êtes,

Et devenez tout ce qu’ils sont.

Mais louez-les, surtout : prodiguez d’hyperboles,

Louez-les, dis-je ; et qu’en un mot,

La feinte en actions, le mensonge en paroles

Vous rende, en vous tournant comme sur un pivot,

L’automate de ces idoles.

APOLLON.

Quoi ! l’on se fait aimer par le don de mentir,

De feindre et de se travestir ?

COMUS.

De plus, c’est ainsi qu’on prospère ;

Mais comme dans ce monde on ne vit que pour soi,

Et que se chérir seul est la suprême loi,

Voici comme, en partant de ce point salutaire,

Pour ses intérêts, pour son bien,

On agit, sans cesser de plaire :

Car le but est le même, ainsi que le moyen.

Lorsque sollicité pour grâce, ou pour affaire

Qui, de quelque façon, peut nous être contraire,

On veut esquiver le bienfait,

Sans déplaire à l’adversaire ;

Il faut toujours paraître faire

Ce qu’on ne fait pas en effet,

Étaler à ses yeux tous les transports qu’inspire

Le zèle dont pour lui l’on semble pétille,

Se remuer sans travailler,

Et beaucoup parler sans rien dire.

Alors avec plaisir déçu

Par votre admirable artifice,

Cet homme, dans l’amour qu’il a pour vous conçu,

Vous adore, confus et charmé du service

Que de vous il n’a pas reçu.

APOLLON.

Mais par ce procédé la droiture est blessée.

COMUS.

D’accord, intérieurement.

Mais qu’importe ? Publiquement

Cette droiture est enceinte :

Et c’est l’essentiel. À ce point parvenu,

Tout le monde veut vous connaître :

On est fêté partout, et partout bien venu,

Parce qu’on n’est, au fond, que ce qu’on fait paraître ;

Et l’on a, jouissant du plus parfait bonheur,

La gloire de passer pour un homme d’honneur,

Et le profit qu’on trouve à ne point l’être.

APOLLON.

Dans ce monde-ci, selon vous,

On doit jouer la comédie.

COMUS.

Eh ! oui... Mais, à propos, (l’entreprise est hardie !)

Vous m’ouvrez une idée admirable, entre nous,

Et je ne sais à quoi je pense.

Vous cherchez les moyens de subsister en France ;

Le Théâtre Français en Acteurs n’est pas bien :

Eh ! faites-vous Comédien.

APOLLON.

Pourquoi non ?

COMUS.

Par ma foi, vous y feriez merveille,

Dans la disette où l’on se voit d’Auteurs ;

Car, las de voir sans cesse Racine et Corneille,

Le Public, qu’en tout temps la nouveauté réveille,

N’y va plus que pour les Acteurs.

APOLLON.

Je le fais bien, et je vous certifie

Que pour le Théâtre porté,

Sa pressante nécessité

Ne peut qu’accroître mon envie.

COMUS .

Vous me charmez, embrassez-moi :

Vous y monterez, je le vois.

Je me sens tout à coup une envie incroyable

De voir applaudir vos essais,

Et je vais, pour votre succès,

Faire une cabale du diable.

APOLLON.

À quoi bon cabaler ? Quand on a du talent,

Il se montre sans ce manège :

Et lorsque l’on n’en a pas, à quoi sert qu’on nous protège ?

On n’en est pas plus excellent.

COMUS.

Oh ! le plus grand mérite a besoin qu’on l’épaule.

Aussi, je veux vous épauler ;

Tout de ce pas je cours y travailler.

Quant à vous, seulement sachez bien votre rôle.

Au revoir.

APOLLON.

Serviteur.

COMUS, à part.

Je prétends cabaler,

Si dans le Théâtre il s’enrôle ;

Mais ce sera pour le faire siffler.

 

 

Scène XIII

 

APOLLON

 

Pour me mettre à l’abri du Sort opiniâtre,

Au fond, ce parti-là n’est point à rebuter.

Du faux goût des Auteurs, en montant au Théâtre,

Sans crainte et sans péril, je pourrai m’écarter.

C’est le vrai moyen de me faire

Double gloire et double profit ;

Et les Comédiens, qu’unit

L’inviolable nœud d’une amitié sincère,

Accepteront, sans contredit,

Les ouvrages de leur confrère.

 

 

Scène XIV

 

APOLLON, FLORE, avec l’habit le plus galant

 

FLORE, à part.

C’est lui. Je vais tâcher, moi, Déesse des fleurs,

D’en semer à ses yeux qui puissent le séduire.

Il faut à ses dépens lui montrer quel empire

Les Dames de Paris exercent sur les cœurs.

APOLLON, à part.

Dieux ! quelle immortelle Puissance

Sut allier, dans cet objet charmant,

Le plus coquet ajustement

À tant de dignité, de grâce et de décence ?

FLORE.

Mon aspect vous surprend, beau Berger, et les champs

N’ont jamais à vos yeux offert cette parure.

APOLLON.

Ah ! votre adorable figure

Est tout ce qui frappe mes sens.

Oui, quelque art qui vous pare, il n’est, (et je le sens,)

Que l’art d’embellir la Nature.

FLORE.

Dans un Berger, en vérité,

Pareille intelligence a lieu de me surprendre ;

Et de tous les Mortels nul n’a mieux mérité

Les soins que de vous je veux prendre.

APOLLON.

Vous ? Voilà la faveur que j’attendais le moins.

Je serais digne de vos soins !

Moi ! Comment ? Et d’ailleurs à quoi peuvent-ils tendre ?

FLORE.

À faire honneur aux dons à qui vous les devez.

Car mon intelligence est égale à la vôtre ;

Et sur votre air aussi je conçois mieux qu’un autre

Tous les talents que vous avez.

Or apprenez, Monsieur, que, telles que nous sommes,

Nous faisons dans les arts, par d’éclatants arrêts,

Que rend le sentiment, aidé de nos attraits,

La réputation des hommes ;

Comme au sein des travaux qui leur sont affectés,

Nous formons, en prenant une route diverse,

Leurs charmes par notre commerce,

Et leur bonheur par nos bontés.

APOLLON.

Quoi ! si la Puissance divine

Daigna de quelque don m’accorder l’agrément,

Vous en jugez, Madame, à me voir seulement ?

FLORE.

Sans doute, et d’abord je devine

Que vous chantez très joliment ;

Et c’est ce qu’il faut voir, Monsieur, dans le moment.

Nous prendrons ce Duo, dont la vogue subite

Doit me persuader que Monsieur le saura ;

Et de Musiciens, amenés à ma suite,

Ce nombre suffisant nous accompagnera,

Sans étouffer nos voix de la façon maudite

Qui se pratique à l’Opéra.

APOLLON.

Madame...

FLORE.

Point de résistance.

Pour quiconque fait vivre, et connaît tout le prix

Des ordres émanés des femmes de Paris,

La réponse est l’obéissance.

APOLLON.

Je me tais donc, et j’obéis.

Ils chantent tous deux.

Air noté n° 1.

APOLLON.

C’est dans { la paix des campagnes tranquilles,
                   { Paris, cette Reine des villes,

FLORE.

   Que règne la félicité,
   Et qu’au sein de la liberté
   Naissent tous les plaisirs à notre voix dociles.
   Il ne nous faut, pour combler tous nos vœux,

APOLLON.

Qu’un peu d’amour { mais constat, pur et sage.
                                 { mais folâtre et volage.

FLORE.

   De l’amant le plus précieux
   La Tourterelle } est l’image.
   Le Papillon,    }
   Est-il aussi rien de plus précieux
   Qu’un peu d’amour,
etc.

APOLLON.

Que du ciel ces lieux sont chéris,

Madame, s’ils vous ont vu naître !

FLORE.

Si vous n’êtes point de Paris,

Monsieur, vous méritez d’en être.

Cet honneur, dans le fond, dépend plutôt de vous

Que du flatteur effort de notre courtoisie ;

Et naturellement vos talents parmi nous

Vous donnent droit de Bourgeoisie.

Comptez donc désormais que vous êtes par eux

De famille Parisienne ;

Et, pour en témoigner votre joie et la mienne,

Venez, et qu’avec vous je danse un pas de deux.

APOLLON.

Mais, Madame...

FLORE.

Encore ? Je le veux.

APOLLON.

Il n’est rien que de moi votre pouvoir n’obtienne.

Ils dansent.

Ah ! que j’aurais eu tort d’avoir, à vos désirs,

Refusé de rendre les armes !

Je ne peux découvrir en vous de nouveaux charmes,

Sans goûter de nouveaux plaisirs.

FLORE.

Il fallait cet essai pour mettre en évidence

Un titre avec raison par moi réalisé.

Le voilà maintenant dûment légalisé.

Tout Étranger qui chante et danse,

Est François naturalisé...

Mais qu’est-ce que je dis ? Il vous manque une chose.

Sachez que me louer comme vous l’avez fait,

C’est proprement, Monsieur, ne me louer qu’en prose ;

Et de bons vers font seuls un éloge parfait.

De votre complaisance, allons, voyons l’effet ;

Mais songez bien qu’en moi tout un Sexe estimable

Ici se représente à vos regards surpris ;

Et que des Dames de Paris

Peut-être, à parler vrai, je suis la moins aimable.

Je vous ai mis au fait ; réglez-vous sur cela.

Allons, un impromptu, dépêchez.

APOLLON.

Le voilà.

En captivant nos cœurs, qu’en tout pays les femmes

Assujettissent seuls au pouvoir de leurs yeux,

Vous subjuguez encore nos esprits et nos âmes :

L’Amour vous destinait à régner sur les Dieux.

FLORE.

Je vois, pour manier ces louanges prescrites,

Que vous n’avez pas fait des efforts superflus :

Et, pour notre triomphe, il ne vous reste plus

Que de sentir ce que vous dites.

APOLLON, à part.

Je ne le sens que trop.

FLORE, à part.

Fort bien ; j’ai réussi.

Il m’adore quelle victoire !

Où je le bannirai d’ici,

Ou de tous ses projets j’y détruirai la gloire.

Haut.

Quoi ! Monsieur, vous rêvez ? Que veut dire ceci ?

APOLLON.

Rien, si ce n’est que, de ma vie,

Le ciel, pour moi souvent trop rigoureux,

N’offrit à mes regards d’objet plus dangereux,

Et, pour vous résister, il faut que je vous fuie.

Adieu.

FLORE.

Non, demeurez ; et trêve de courroux.

C’est moi qui vais vous fuir ; et j’y suis condamnée

Par certain point d’honneur dont mon cœur est jaloux :

Mais telle est votre destinée,

Que bientôt vous courrez au-devant de mes coups ;

Et que, si dans Paris vous passez la journée,

Demain je vous attends, Monsieur, à mes genoux :

Oui, demain, dans la matinée,

À mes genoux, entendez-vous ?

Pour y languir toute l’année.

 

 

Scène XV

 

APOLLON

 

Je brave la menace, et je garantirai

Mon esprit et mon cœur d’une fatale ivresse,

Par le soin dont j’éviterai

D'un sexe trop charmant l’approche enchanteresse.

 

 

Scène XVI

 

APOLLON, MINERVE, DIANE, TROUPE DE BERGERS

 

MINERVE.

Allons, mon frère, suivez-nous ;

À la Cour Diane vous place :

Ses soins vous ont acquis, dans les jeux de la chasse,

Un office créé pour vous.

DIANE.

Oui, mon cher Apollon ; et pour montrer la joie

Dont me comble votre bonheur,

Voici, pour d’autres jeux formés en votre honneur,

Des Bergers que Pan vous envoie.

 

 

Scène XVII

 

APOLLON, MINERVE, DIANE, MERCURE, avec ses attributs, BERGERS.

 

MERCURE.

Halte-là, s’il vous plaît ; tous vos projets sont vains.

Déesses, Jupiter approuve votre zèle.

Quant à vous, Apollon, vous gâtez les Humains ;

Et son ordre aux cieux vous rappelle.

APOLLON.

J’apprends avec transport cette grande nouvelle,

MINERVE.

Agréable surprise !

DIANE.

Heureux événement !

APOLLON.

Allons, partons dans ce moment.

DIANE.

Un délai d’un quart-d’heure est une bagatelle.

Vous verrez, s’il vous plaît, le Divertissement.

 

 

Divertissement

 

Air noté n° 2.

Quand le cœur à l’esprit se lie,
Ils peuvent combler nos désirs.
On doit au sentiment le bonheur de la vie ;
Les talents en font les plaisirs :
Mais il faut que du cœur la Raison soit maîtresse :
La Nature à l’esprit doit imposer des lois.
Ah ! quelle sage et douce ivresse,
Lorsque, pour l’inspirer, elles n’ont qu’une voix !

 

 

Vaudeville

 

Air noté n° 3.

On semble heureux aux yeux de tous ;
On fait grand nombre de jaloux
D’un bien qui sur rien ne se fonde :
Mais on se sent ronger le cœur
Par les remords, ou par la peur :
Voilà le monde.

On a des habits fastueux,
Un équipage fastueux,
Une Maison où tout abonde ;
Mais tel n’est, sous ce riche éclat,
Qu’un petit sot, ou qu’un grand fat :
Voilà le monde.

On voit un objet plein d’attraits,
Les yeux baissés, faire l’Agnès
Devant sa mère qui la gronde ;
Mais bientôt quelque heureux mignon
La console de la leçon :
Voilà le monde.

Aux pieds de sa Belle un amant,
Au milieu d’un transport charmant,
Ose exiger qu’elle y réponde :
Elle n’y répond pas trop mal ;
Mais c’est au profit d’un rival :
Voilà le monde.

Pour posséder une Beauté
Dont on a le cœur enchanté,
On courrait jusqu’à Trébizonde :
Dès qu’on l’a, pour la fuir aussi,
On irait au Mississippi :
Voilà le monde.

L’amant est comme un Oiseleur,
Qui veut, dans un filet trompeur,
Attirer la Brune et la Blonde ;
Mais souvent, confus et surpris,
En voulant prendre, il se voit pris :
Voilà le monde.

En secret un époux malin,
Près de la femme d’un voisin,
Se rit du mari qu’il féconde.
Il ne fait pas que son ami
En secret le féconde aussi :
Voilà le monde.

Au Parterre.

C’est sans doute un chagrin pour vous,
Comme c’est un malheur pour nous,
Lorsque votre bon goût nous gronde.
Vos faveurs nous font réussir,
Nos succès font votre plaisir :
Voilà le monde.


[1] On était en Guerre, quand cette Pièce fut jouée.

[2] Le Comique Épigrammatique.

[3] Le Tragique Épique.

[4] Le Comique Métaphysique.

[5] On a dit que toutes les Comédies de M. de M ** étaient la Surprise de l'Amour.

[6] Le Comique Larmoyant.

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