Les Deux Nièces (Louis DE BOISSY)

Comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 24 janvier 1737.

 

Personnages

 

LE COMMANDEUR, Oncle de la Marquise et de Lucile

LA MARQUISE, Veuve, Amante du Chevalier

LUCILE, Amante du Baron

LE BARON, Amant de Lucile

LE CHEVALIER

FINETTE, suivante de la Marquise

LA FLEUR, Valet du Chevalier

 

La Scène est à Paris dans un Salon de les Maison du Commandeur.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

LA FLEUR, FINETTE

 

LA FLEUR.

Qui, charmante Finette, après trois ans d’absence,

Pour revoir tes appas, la Fleur revient en France.

Le Chevalier, qui fait la cour ici souvent,

M’a pour son Écuyer repris en arrivant.

Ma foi, vive Paris, il n’est rien qui l’égale,

Je suis né pour servir dans cette capitale.

Le mérite y paraît avantageusement,

Et des valets heureux c’est le séjour charmant.

FINETTE.

Ah ! Depuis ton départ tout a changé de face.

LA FLEUR.

Comment donc ?

FINETTE.

Nos pareils y sont dans la disgrâce.

Un instant a détruit ton pouvoir et le mien ;

Notre règne est passé, nous ne sommes plus rien.

Le grand monde est pour nous plein d’un mépris extrême,

Et chacun y conduit ton intrigue soi-même.

Notre esprit n’a plus lieu d’exercer son talent ;

Et l’amour aujourd’hui se fait sans confident.

Paris voit dans ton sein régner des mœurs nouvelles.

LA FLEUR.

Ah ! Les Dames sans doute y deviennent cruelles.

FINETTE.

Non, mon sexe toujours est rempli de douceur ;  

Mais il a plus d’adresse avec le même cœur.

Dès l’âge de quinze ans une fille est savante,

Et, par raffinement, la mère est indulgente.

Les époux sont d’accord de vivre en liberté ;

Notre crédit par-là tombe de tout côté.

Nos Maîtres avec nous craignent de se commettre,

Et notre emploi se borne à porter une lettre.

On abrège d’ailleurs le cérémonial,

Et filer une intrigue a l’air provincial.

On court au dénouement avec impatience.

On n’est plus attentif qu’à sauver l’apparence.

Comme on craint l’es yeux seuls du public délicat ;

On forme un nœud sans peine, on le rompt sans éclat ; 

Et sache qu’on n’a vu jamais régner en France, 

Moins de fidélité, ni plus de bienséance.

LA FLEUR.

Tu me parles, Finette, un jargon inconnu,

Par cette bienséance, entre-nous, qu’entends-tu ?

FINETTE.

C’est un marque trompeur, dont, au siècle où nous sommes,

Se parent avec art les femmes et les hommes ;

Qui, fascinant les yeux de l’Univers déçu,

Donne au vice les droits et l’air de la vertu ;

Fait respecter partout l’imposture parée,

Et fuir la probité qui n’est point décorée.

LA FLEUR.

Le siècle est hypocrite ! Ah ! Nous sommes perdus ; 

Et pour le corriger, les soins sont superflus.

FINETTE.

Oui, la corruption au comble est arrivée.

La coquette en public, modeste et réservée,

De la pudeur exacte arbore le drapeau,

Et nos jeunes Seigneurs ne boivent que de l’eau.

LA FLEUR.

Ah ! Fi donc, quelle horreur ! Vraiment, quand le vin tombe,

Je ne m’étonne plus que ta vertu succombe.

Père de la franchise et de la vérité,

Le moyen que sans toi l’on ait de l’équité.

Ton pouvoir rend lui seul les cœurs droits et sincères,

Et je suis sûr que l’eau fit les premiers faussaires.

FINETTE.

L’apostrophe est vraiment d’un buveur déclaré.

LA FLEUR.

Que Paris à mes yeux paraît défiguré !

FINETTE.

Aujourd’hui la décence en est la souveraine,

Et dans cette Maison elle commande en Reine.

LA FLEUR.

Quoi ! Chez le Commandeur ! Au jour des vains dehors

Se peut-il que son âme ait pu plier son corps ?

FINETTE.

Non, pour l’extérieur il est toujours le même.

Mais son cœur est conduit par sa Nièce qu’il aime.

LA FLEUR.

J’entends. Lucile a l’art de tourner son esprit.

FINETTE.

Tu te trompes, la Fleur, elle n’a nul crédit ;

Et, s’il est gouverné, c’est par son autre Nièce.

LA FLEUR,

La Marquise ?

FINETTE.

Elle seule est ici la maîtresse.

LA FLEUR.

Dis-moi, par son veuvage, étant libre aujourd’hui,

Qui peut l’avoir portée à revenir chez lui ?

FINETTE.

Faut-il le demander ? La décence maudite,

Qui contraint sa jeunesse, et force sa conduite.

C’est peu que tous ses goûts lui soient sacrifiés,

Nous-mêmes à son joug elle nous tient liés.

C’est des égards gênants le pouvoir tyrannique,

Qui de sa confiance exclut son domestique

Les dehors sur son âme ont un droit si puissant,

Que pour entrer chez elle il faut un air décent.

C’est le mot favori que toujours elle emploie,

Et, sans ce passeport, Madame vous renvoie,

Le pis est à ses yeux d’agir ignoblement,

Et l’on doit s’observer très scrupuleusement.  

Il faut être toujours dans une gêne horrible.

Et garder, qui plus est, un silence pénible.

LA FLEUR.

Je te plains.

FINETTE.

Je m’en prends à l’usage cruel ;

Car elle tient des Cieux le plus beau naturel :

Son cœur est généreux, et sa main libérale,

Son caractère est doux, et ton humeur égale.

Mais le monde, et ses lois qui maîtrisent son cœur,

À s’aimer de fierté contraignent sa douceur.

L’exemple la gouverne, et ton pouvoir nous prive

Des fruits de sa bonté, qu’il tient toujours captive,

C’est ainsi qu’altérant ses bonnes qualités,

Il change les vertus en défauts empruntés ;

Et qu’un abus fatal, dont la raison murmure,

Défigure à nos yeux les dons de la nature.

LA FLEUR.

Mais étant tous les deux si différents d’humeur,

Comment peut-elle vivre avec le Commandeur ?

FINETTE.

Quoique leur caractère en rien ne se ressemble,

Il n’est pas étonnant qu’ils s’accordent ensemble.

Avec un ton frondeur, sous un brusque maintien ;

Il est la bonté même, et ne refuse rien.

La Marquise, sous l’air d’une humble déférence,

Le plie, avec respect, à tout ce qu’elle pense.

D’autant plus sûrement on la voit gouverner,

Que c’est par la douceur qu’elle a l’art de régner.

En se disant le maître, il obéit sans cesse,

Et, paraissant soumise, elle est toujours maîtresse.

LA FLEUR.

Moi, j’adore cet oncle avec son air bourru.

FINETTE.

Son empire est sur lui tellement absolu,

Qu’elle a vaincu l’effort de son antipathie, 

Jusqu’à lui faire voir la bonne compagnie,

Et goûter, qui plus est, l’esprit du Chevalier,

Qui toujours avait eu le don de l’ennuyer.

LA FLEUR.

Mon maître l’ennuyer ! Lui, qui plaît à la ville ?

Lui qui charme la Cour ? Son goût est difficile.

Quand j’ai quitté Paris il était bien tourné,

Mais depuis ce temps-là son esprit s’est orné.

FINETTE.

Un beau dehors en lui cache bien des folies ;

Il a même, entre nous, deux grandes maladies.

LA FLEUR.

Tu m’étonnes. Quel est le double mal qu’il a ?

FINETTE.

L’un prend sa source ici, l’autre réside là.

Le premier est transport, le second, frénésie.

En un mot, c’est l’amour avec la poésie.

LA FLEUR, à part.

Le Chevalier déjà m’a découvert ses feux,

Mais faisons l’ignorant pour mieux servir ses vœux.

Haut.

Cette sévérité me paraît surprenante.

Quoi ! Madame Finette est-elle aussi décente ?

Rimer, être amoureux, sont-ce là des travers ?

Mon maître a de l’esprit, il peut faire des vers.

S’il aime, sa maîtresse est sans doute parfaite.

Mais j’ignorais ce point, je l’apprends de Finette.

Il ne m’a pas encore confié son secret,

Et je suis étonné de le voir si discret.

Son choix ne peut tomber que sur l’une des Nièces ;

Et mon esprit balance entre tes deux Maîtresses.

FINETTE.

Je n’en reconnais qu’une à qui tout obéit,

C’est la seule Marquise ; et l’on t’a mal instruit.

Tout lui rend en ces lieux un hommage sincère :

Et si le Chevalier s’empresse et cherche à plaire.

C’est elle à qui ses vœux doivent tous s’adresser.

Peut-il un seul moment entre elles balancer ?

La Marquise peut tout, elle est riche, elle est belle

Lucile est sans fortune, et fléchit devant elle

Auprès du Commandeur qui l’a prise chez lui,

Sa cousine elle même est son premier appui.

L’une est-une orpheline, et qui vit isolée ;

Toute L’autorité dans l’autre est rassemblée ;

Le pouvoir de son oncle est dépendant du sien,

Elle est tout en un mot, et Lucile n’est rien.

LA FLEUR.

Je plains cette dernière. Es-tu-sa confidente ?

FINETTE.

Non. Pour m’ouvrir son cœur elle est trop défiante.

Par égard, la Marquise est réservée en tout ;

Mais l’autre est politique et se cache par goût.

LA FLEUR.

Elle est cachée ?

FINETTE.

Au point qu’elle est inconcevable ;

Son cœur est une énigme il est inexplicable.

Elle a du goût pour tout, et ne s’attache à rien.

Son esprit fait d’abord aimer son entretien ;

Mais quelqu’art qu’on emploie, et quoiqu’on puisse dire,

Au fond de sa pensée on ne peut jamais lire.

Nul mouvement marqué ne montre son humeur.

C’est un caméléon qui prend votre couleur.

Sans se développer son âme se replie,

Et dérobe sa marche à l’œil qui l’étudie.

Son esprit se déploie, et brille en ses discours ;

Mais son cœur ne dit mot, et se voile toujours.

L’un, est un jour serein, sans nuage et sans ombre,

L’autre, est l’image, au vrai, de la nuit la plus sombre.

C’est le chef-d’œuvre enfin de la réflexion,

Tout est lumière en elle, et rien n’est passion.

LA FLEUR.

C’est elle qui devrait, avec tant de finesse,

Mener le Commandeur plutôt que ta Maîtresse.

FINETTE.

On se laisse conduire à l’air de bonne-foi ;

Mais on craint l’ascendant d’un plus adroit que soi.

Avec le Commandeur la Marquise s’avance.

Retires-toi, la Fleur, va, sors en diligence.

LA FLEUR.

Pourquoi donc me chasser ?

FINETTE.

Par un motif pressant.

Fuis au plus vite, fuis, ta n’as pas l’air décent.

LA FLEUR

Un compliment pareil me sait quitter la place.

La pudeur souffre trop quand il est dit en face.

 

 

Scène II

 

LE COMMANDEUR, LA MARQUISE, FINETTE

 

LE COMMANDEUR.

Je suis, je suis saisi d’un violent courroux.

LA MARQUISE.

Mais contre qui, Monsieur, répondez ?

LE COMMANDEUR.

Contre vous.

LA MARQUISE.

Contre moi ! Ce discours a lieu de me surprendre.

LE COMMANDEUR.

Je sors d’une maison, où l’on vient de m’apprendre.

LA MARQUISE.

Mon oncle, expliquez-vous. Que vous a-t’on appris ?

LE COMMANDEUR.

Des choses dont pour vous moi-même je rougis.

LA MARQUISE.

La chose est donc bien grave ?

LE COMMANDEUR.

Oh ! Tout des plus, Madame.

LA MARQUISE.

Mais daignez employer, pour convaincre mon âme,

La force des raisons plutôt que de la voix.

LE COMMANDEUR.

Je ne puis trop crier, quand j’apens, quand je vois

Qu’avec le Chevalier vous prenez dans le monde

Un travers qui m’étonne, et que le bon sens fronde.

Il faut, pour mettre fin à tous les sots discours,

Il faut que vous rompiez avec lui pour toujours.

LA MARQUISE.

En quoi le Chevalier est-il donc condamnable ?

Et moi-même, Monsieur, de quoi suis-je coupable ?

LE COMMANDEUR.

Vous avez tort tous deux, lui, de faire courir

Une ode a votre gloire, et vous, de le souffrir.

LA MARQUISE.

Pourquoi donc le blâmer, quand il fait mon éloge :

LE COMMANDEUR.

Parce qu’un Chevalier qui fait des vers, déroge.

LA MARQUISE.

Ah ! Mon oncle, jamais le talent n’avilit,

Il n’appartient qu’aux sots de rougir de l’esprit,

Et cette qualité, loin d’être humiliante,

Ajoute à la noblesse, et la rend plus brillante.

LE COMMANDEUR.

C’est l’affaire après tout de ce beau Chevalier.

Il peut impunément barbouiller du papier,

Je m’en lave les mains, mais ce qui me chagrine,

Des écrits qu’il répand, il vous fait l’héroïne.

Il vous adresse encore un poème galant ;

C’est faire contre vous un libelle sanglant.

Et vous, de l’approuver vous avez l’imprudence.

Mais dans quel temps encore, dans quelle circonstance ?

Au moment que je veux vous unir au Baron,

Et rehausser par-là l’éclat de ma maison.

Le bruit que fait partout ce ridicule ouvrage,

Suffit pour faire rompre un si grand mariage.

Vous jouez à vous perdre, et pour de méchants vers

Pouvez-vous bien donner dans un pareil travers ?

Vous, qui dans vos façons toujours symétrisées,

Soumettez aux égards vos actions toisées.

LA MARQUISE.

Les vers du Chevalier ne les blessent en rien ;

S’ils font interprétés, ils doivent l’être en bien.

LE COMMANDEUR.

C’est-là ce qui vous trompé, et ses rimes mal prises,

De vous, ouvertement, font dire cent sottises.

LA MARQUISE

Cent sottises de moi ! Quel horrible propos ! 

Pouvez-vous seulement proférer de tels mots ?

LE COMMANDEUR.

Hé bien, on fait de vous d’effroyables critiques.

LA MARQUISE.

Mais parlez donc moins haut devant des domestiques.

LE COMMANDEUR.

II est bien question de faire le discret,

Et de dire tout bas ce que tout Paris sait.

LA MARQUISE.

Tout Paris !

LE COMMANDEUR.

À ce mot, vous êtes alarmée ;

Car vous craignez surtout d’être par lui blâmée.

LA MARQUISE.

Que je suis malheureuse ! On a beau s’observer,

Des traits de la critique, on ne peut se sauver.

Mais que dit-il ?

LE COMMANDEUR.

Il dit que dans cette occurrence,

Vous observez fort mal l’exacte bienséance

Que vous citez sans cesse, et dont vous vous parez.

LA MARQUISE.

D’une vive douleur mes sens sont pénétrés.

LE COMMANDEUR.

Du jour enfin, du jour vous devenez l’histoire.

LA MARQUISE.

Moi, l’histoire du jour ! Non, je ne le puis croire

Ce sont-là des discours que vous vous figurez.

Paris ne les tient point, ou bien vous les outrez.

LE COMMANDEUR.

Je les outre si peu qu’hier chez la Comtesse

On riait de vous voir érigée en Déesse.

LA MARQUISE.

C’est ma grande ennemie.

LE COMMANDEUR.

À la sœur d’Apollon,

Ce Poète nouveau vous compare, dit-on.

Vous en avez le port, la taille et la décence.

Il fait, entre elle et vous, voir tant de ressemblance,

Que partent, de Diane, on vous donne le nom,

Et qu’on l’appelle, lui, le bel Endimion.

LA MARQUISE.

Quelle horreur !

LE COMMANDEUR.

La Comtesse, en maligne interprète,

Fait entendre tout bas qu’une intrigue secrète,

Qu’un amour clandestin, pour ce Berger aimé,

Sous cette allégorie, est peut-être exprimé.

LA MARQUISE.

Comment ! Mis ennemis ont eu le front de faire

Hautement devant vous cet affreux commentaire ! 

Et vous, qui de mon cœur, devez être certain,

Vous n’avez pas, Monsieur, pris ma détense en main ?

Connaissant leur noirceur, fût de mon innocence,

Quoi ! Ne deviez.-vous pas leur imposer silence ?

LE COMMANDEUR.

Je l’ai voulu d’abord, mais ils m’en ont tant dit,

Qu’ils ont, malgré moi-même, entraîné mon esprit.

LA MARQUISE.

Mon oncle, un seul moment, devait il les en croire ?

Mais c’est peu de souffrir qu’ils attaquent ma gloire,

Qu’ils osent déchirer ma réputation ;

Lui-même avec chaleur il fuit leur passion,

Son injuste courroux met le comble à l’injure,

Et par l’éclat qu’il fait, il sert leur imposture ;

Dans le fond de mon cœur il porte un coup mortel,

Et, de tous mes censeurs, il est le plus cruel.

LE COMMANDEUR.

Sa douleur m’attendrit.

LA MARQUISE.

Ce dernier trait m’accable.

LE COMMANDEUR.

Ma nièce...

LA MARQUISE.

Laissez-moi. Je suis inconsolable ;

Et vos discours ne font qu’accraître mon chagrin.

LE COMMANDEUR.

Je ne vous ai parlé que dans un bon dessein.

Finette, son état me touche au fond de l’âme.

FINETTE.

Monsieur, retirez-vous, j’aurai soin de Madame.

LE COMMANDEUR.

Oui. Je sors, et je vais chapitrer les censeurs,

Du repos des maisons, malins perturbateurs,

Médisants, dont les traits causent tant de ravages,

Je m’en prends à vous seuls, et voilà votre ouvrage.

Pour maintenir la paix et l’ordre dans Paris,

Morbleu, vous devriez en être tous bannis !

Le monde gagnerait à cette heureuse perte.

Il sort.

FINETTE.

La ville risquerait de demeurer déserte.

 

 

Scène III

 

LA MARQUISE, FINETTE

 

FINETTE.

Madame, revenez de votre abattement.

LA MARQUISE.

Je ne puis respirer dans mon saisissement.

Avec l’intention la meilleure du monde,

Il vous porte dans l’âme une attaque profonde ;

Et, faute des égards que l’on doit observer,

Sa main vous assassine en voulant vous sauver.

Voilà ce qu’e produit le mépris des usages.

On perd le fruit sans eux, des conseils les plus sages.

À part.

Finette, éloignez-vous. Mais je ne ronge pas

Haut.

Qu’elle a tout entendu. Revenez sur vos pas.

À part.

Pour la mieux engager à garder le silence,

Faisons-lui de mon cœur l’entière confidence.

La prudence le veut.

FINETTE.

Madame, me voilà.

LA MARQUISE, à part.

Quel effort ! Je ne puis m’abaisser jusques-là.

FINETTE.

Que souhaitez-vous ?

LA MARQUISE.

Rien. J’ai changé de pensée.

À part.

Non, demeurez plutôt. Parlons, j’y suis forcée

Par l’éclat indiscret qu’a fait le Commandeur,

Et beaucoup plus encore par l’éclat de mon cœur.

Haut.

Approchez. Dans le trouble où mon âme est plongée, 

D’épancher mes secrets, je me vois obligée.

Votre zèle éprouvé, votre air modeste et doux

Déterminent mon cœur à faire choix de vous.

Mon sort paraît flatteur, et l’on me croit heureuse,

Mais, Finette, souvent l’apparence est trompeuse.

Dans la paix du veuvage, et sous un front serein,

Je nourris en secret le trouble dans mon sein.

Deux tyrans à la fois persécutent ma vie.

À leur joug opposé le me vois asservie.

FINETTE.

Vous, Madame !

LA MARQUISE.

Oui, moi-même, et je sens tour à tour

Les tourments de l’envie, et les feux de l’amour.

FINETTE.

D’un juste étonnement vous me voyez saisie.

Vous devez exciter, non ressentir l’envie

Le Ciel en vous formant vous combla de ses biens ;

Votre époux, par sa mort, vous laisse-tous les siens.

Que peut donc envier mon heureuse maîtresse ?

LA MARQUISE.

L’esprit de ma cousine ; et son air de finesse.

FINETTE.

Votre cœur ne doit pas en paraître jaloux.

Vos appas sont cent fois plus brillants et plus doux.

Il n’est point de beauté que la vôtre n’efface ;

Et vos yeux seuls...

LA MARQUISE.

Par-là Lucile me surpasse ;

Car elle a les regards les plus ingénieux,

Et l’esprit, selon moi, fait lui seul les beaux yeux.

Pour moi, je ne vois rien qui soit plus insipide,

Que les grands yeux mourants d’une belle stupide,

Qui regardent sans voir, et qui n’expriment rien.

FINETTE.

Ah ! Les vôtres au cœur ne parlent que trop bien.

Demandez, leur pouvoir fait tourner la cervelle.

LA MARQUISE.

Je ne me flatte point. Je suis sotte auprès d’elle.

Si mon cœur est jaloux, ce n’est point bassement,

Et l’amour le rend tel, non le tempérament.

Je ne voudrais avoir son génie en partage,

Que pour mieux asservir l’objet seul qui m’engage,

Ou plutôt, ce qui doit redoubler mon tourment,

Ne crains que son esprit n’ait charmé mon amant.

FINETTE.

Cet amant est bien fait, sans doute sa personne.

LA MARQUISE.

Oui, c’est le Chevalier, que mon Oncle soupçonne.

Quoiqu’il ait en partage un dehors séducteur,

C’est plutôt par l’esprit qu’il a soumis mon cœur.

Des dons extérieurs l’uniformité lasse.

Mais l’esprit a toujours une-nouvelle grâce.

Il a l’heureux talent de varier les traits,

Et ses dons enchanteurs ne s’épuisent jamais.

En attraits différents il se montre fertile,

Et dans un seul objet il en présente mille.

Par l’inconstance même, il sait nous engager,

Et sans être infidèle, on croit toujours changer.

FINETTE.

Madame, votre choix me paraît très louable,

Et votre amant vous plaît par l’endroit estimable.

La figure est souvent mère de la fadeur,

Et cette qualité vaut pour moi la laideur.

Du sot le mieux tourné la présence m’assomme,

Et l’esprit, à mon gré, fait la beauté de l’homme.

LA MARQUISE.

Ton goût flatte le mien.

FINETTE.

C’est le meilleur de tous.

LA MARQUISE.

Lucile, par malheur, peut penser comme nous.

J’ai tout lieu de le croire, et ma crainte est fondée :

Pour éclaircir la peur dont je suis possédée,

Du soin de lui parler mon cœur charge le tien.

Qu’il tâche adroitement de lire dans le sien.

FINETTE.

Madame, à dire vrai, la chose est difficile

Et rien n’est plus obscur que le cœur de Lucile.

Mais pour y réussir j’emploierai tous mes soins.

Après tant de bontés, je ne puis faire moins.

Votre amant cependant se connaît en mérite.

Et si de son bonheur son âme était instruite,

À vous plaire, sans doute, il bornerait ses vœux.

LA MARQUISE.

Apprends que son amour a seul produit mes feux.

Ma fierté, contre lui s’était trop bien armée,

Je ne l’aimerais pas, s’il ne m’avait aimée.

Je sais qu’il a pour moi brûlé sincèrement,

Si je crains aujourd’hui, c’est pour son changement.

FINETTE.

Qui fait dans votre esprit naître cette pensée ?

LA MARQUISE.

Sa froideur qui accède à sa, flamme empressée.

Mais ce qui doit le plus augmenter mon soupçon,

C’est qu’il entend parler de l’hymen du Baron,

À qui le Commandeur veut que je sois unie,

D’un œil indifférent, et d’une âme assoupie.

Il le voit près de moi, sans montrer de courroux,

Et mon accueil flatteur ne le rend point jaloux.

FINETTE.

Cette façon d’agir est des plus étonnantes.

Il possède, il est vrai, des qualités brillantes ;

Mais, Madame, excusez si je dis mon avis,

Son trop de confiance en rabaisse le prix.

Le Baron est moins vain ; et s’il est petit-maître,

Il l’est, vraiment, en beau, comme ils devraient tous l’être.

Sans en avoir le faux, il en a le brillant,

Et serait accompli, s’il était moins bouillant.

C’est l’unique défaut qu’il tienne de son âge.

Ses airs sont étourdis, et sa conduite est sage.

Si vos sens n’étoilent pas prévenus aujourd’hui,

Votre choix, j’en suis sûre, inclinerait vers lui.

Par le rang, par les biens, c’est peu d’effacer l’autre ;

Sa personne est en tout plus digne de la vôtre.

LA MARQUISE.

Quelque soit son mérite, il ne peut rien sur moi.

Il faut avoir mon cœur pour obtenir ma foi.

Le Chevalier, Finette, a seul ce droit suprême,

Et le don de ma main n’est dû qu’à ce que j’aime. 

Mais avant que mon âme ose se déclarer,

De la sienne en secret, elle veut s’assurer.

Il sera sans défaut pourvu qu’il soit fidèle.

Il entretient Lucile, il s’empresse auprès d’elle,

Sur ses regards toujours ses yeux sont attachés,

Pour apprendre quels sont ses sentiments cachés,

Vois, parles à son valet, mais sans me compromettre.

FINETTE.

Sur mon zèle, de tout, vous pouvez vous remettre.

LA MARQUISE.

De l’aveu de mon cœur tu dois sentir le prix ;

Il attend son repos du soin qu’il t’a commis.

Songe que ma conduite, et peut-être ma vie,

À ce que tu feras va se voir asservie.

Crains surtout d’exposer mon secret au grand jour,

Tu ne peux apporter trop d’art et de détour.

L’amour impérieux, l’affreuse jalousie,

Ont beau tyranniser mon âme assujettie ;

Un maître encore par moi beaucoup plus redouté,

Me soumet toute entière à son autorité.

C’est le monde éclairé, dont je crains la censure.

Sa règle, de mes pas fut toujours la mesure.

L’effroi du ridicule, et la peur d’un éclat,

Triomphent dans mon cœur de tout autre combat :

Ma réputation plus que l’amour m’est chère,

Et tout autre intérêt près d’elle doit se taire.

Adieu. De ton art seul dépendent mes destins.

Je laisse mon bonheur et ma gloire en tes mains.

 

 

Scène IV

 

FINETTE, seule

 

Pour le coup je triomphe, et ma gloire est entière

Me voilà confidente, et j’en suis toute fière.

Madame me remet le soin de son bonheur,

Et rend à mon emploi sa première splendeur.

J’aurai, dans son conseil voix délibérative,

Et je ne serai plus une suivante oisive.

Bientôt dans la maison tout se fera par moi ;

La Marquise elle-même y recevra ma loi.

Son secret confié me rendra tout facile.

On est maître des grands dès qu’on leur est utile.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LA FLEUR

 

Finette me demande, et veut m’entretenir.

Je dois de mon côté... Mais je la vois venir...

 

 

Scène II

 

LA FLEUR, FINETTE

 

LA FLEUR.

J’ai volé pour me rendre à vos ordres, Madame,

Disposez de mon bras, disposez de mon âme.

FINETTE,

Sur ta sincérité puis-je compter, la Fleur ?

LA FLEUR.

Regardes-moi, ce front répond de ma candeur.

FINETTE.

Mais la discrétion est sur tout nécessaire :

Je dois te confier un important mystère.

LA FLEUR.

Tu le peux hardiment, le silence est mon sort.

FINETTE.

Apprends donc qu’un moment vient de changer mon sort.

Madame, de ses feux, m’a fait l’aveu sincère ;

Et de tous ses secrets je suis dépositaire.

LA FLEUR.

Je te fais compliment sur un si grand honneur.

FINETTE.

Je ne le cache pas, il est pour moi flatteur,

Le Chevalier, ton maître, est l’objet qui la charme.

L’esprit de sa cousine à son su et l’alarme.

Son appréhension n’est pas sans fondement.

Tâche de découvrir la chose adroitement ;

Je te charge du soin d’étudier ton maître,

Et de le démêler sans rien faire connaître.

LA FLEUR.

C’est un soin superflu, puisqu’il faut parler net :

Je suis du Chevalier le confident discret.

FINETTE.

D’où vient donc que tantôt tu m’en as fait mystère ?

LA FLEUR.

Par prudence, avec toi, j’ai crû devoir me taire.

Tes discours m’ont paru d’abord un piège adroit ;

Mais je me suis trompé ; je vois que tu vas droit,

Et je dois, sans détour, répondre à ta franchise.

Mon maître ne fait rien que par mon entremise ;

Il me consulte en tout depuis que je le sers ;

Et même quelquefois je corrige ses vers.

FINETTE.

Je ne m’étonne plus si Paris les admire.

De l’état de son cœur hâtes-toi de m’instruire.

Aimes-t-il la Marquise avec fidélité ?

LA FLEUR.

Puisqu’il faut avec toi, dire la vérité,

Chaque instant affaiblit l’amour qu’il a pour elle, 

Ce feu cède aux efforts d’une flamme nouvelle.

Lucile en est l’objet ; l’esprit, l’esprit vainqueur

Arrache à la beauté l’empire de son cœur.

FINETTE.

Crois-tu qu’il soit aimé ?

LA FLEUR.

Je n’en sais rien encore.

Ses feux sont tout nouveaux, Lucile les ignore.

Pour en faire l’aveu, nous guettons le moment ;

Et je viens, de sa part, te prier poliment

De lui faciliter cet instant qu’il désire.

FINETTE.

Pour qui me prend-il donc ? Mais vraiment je l’admire !

Finette a trop d’honneur et trop de probité, 

Pour prêter son secours à l’infidélité ;

À son nouvel amour son bien même s’oppose.

S’il trahit la Marquise, à tout perdre il s’expose.

LA FLEUR.

Constant en apparence, et volage en effet,

Il peut les ménager toutes deux en secret.

Car l’infidélité donc tu lui fais un crime,

Est sagesse, entre nous, quand elle est anonyme.

FINETTE.

Cette morale-là chez qui la puises-tu ?

LA FLEUR.

Chez ta maîtresse même. Elle met la vertu

À sauver les dehors. C’est suivre son système,

Et la servir enfin selon le goût qu’elle aime.

FINETTE.

Le dangereux esprit ! sous un air simple et bon

Il cache les détours du plus rusé fripon.

Écoutes, pour ton bien, et celui de ton maître ;

D ‘un amour inutile, et funeste, peut-être,

Tandis qu’il en est temps, détourne ses esprits.

Tu ne saurais d’abord me plaire qu’à ce prix,

Et l’intérêt, de plus, a qui tout rend les armes...

LA FLEUR.

Pour me déterminer, il suffit de vos charmes.

FINETTE.

Monsieur est bien galant. Quelqu’un vient en ce lieu

C’est Lucile. Je dois l’entretenir. Adieu.

Auprès du Chevalier cours agir au plus vite.

LA FLEUR.

Je réponds de mes soins, non de la réussite.

 

 

Scène III

 

LUCILE, FINETTE

 

FINETTE, à part.

Elle est seule et paraît rêver profondément.

Pour lire dans son cœur, saisissons ce moment.

Haut.

Mademoiselle est bien solitaire et rêveuse.

Si j’en crois de ses yeux l’expression flatteuse,

Sa rêverie est douce, et quelque aimable objet,

Sans doute en ces instants en fait seul le sujet.

LUCILE.

Non. Vous voulez, Finette, être trop pénétrante ;

Et cette rêverie est très indifférente.

Le seul hasard la cause, et l’esprit entraîné

Rêve alors sans avoir d’objet déterminé.

On cherche, mais en vain, quel en est le principe.

Et le caprice seul l’enfante et la dissipe.

FINETTE.

On démêle aisément celle qui part d’humeur,

D’avec celle qui prend sa source dans le cœur.

On peut sur un regard asseoir ses conjectures,

Et pour les distinguer il est des marques sûres.

Si j’osais m’expliquer, je dirais que vos yeux...

LUCILE.

J’admire, à mon égard, votre soin curieux.

Mes yeux n’expriment rien que mon devoir n’avoue.

FINETTE.

Un certain coloris, est peint sur votre joue,

Qui, des troubles de l’âme est un avant-coureur.

LUCILE.

Votre liberté seule excite ma rougeur.

FINETTE.

Pardon, si je me suis un peu trop avancée.

Par son mauvais cote vous prenez ma pensée.

Je sais que la venu conduit seule vos pas ;

Mais l’amour est un nœud qu’elle ne défend pas ;

Quand l’estime le forme, et la raison l’éclairé.

N’êtes-vous pas dans l’âge, et d’aimer, et de plaire ?

Si pour un cavalier aimable comme vous,

Vous sentiez en secret quelque chose de doux,

Mon secours, en ce cas, pourrait vous être utile ;

Il vous soulagerait. Un confident habile

Est auprès d’un amant tremblant, faible, incertain,

Ce qu’auprès d’un malade est un bon Médecin.

Il ne le guérit pas, mais son art le console,

Et par-là ce même art n’est pas un art frivole.

LUCILE.

Finette, encore un coup, vous prenez trop de soin ; 

D’un semblable recours mon cœur n’a pas besoin ;

Il est libre, et j’en suis heureusement maîtresse.

Mais quand même il serait soumis à la tendresse,

Je vous le cacherais ; et sachez que je crains

Les confidents encore plus que les Médecins.

Si l’art de ces derniers, incertain dans sa source,

De nos jours attaqués précipite la course,

Des autres, l’imprudence et l’indiscrétion,

Nous enlèvent souvent la réputation.

Par un mot échappé notre gloire est flétrie ;

Et ce bien qu’il nous ôte, est plus cher que la vie.

FINETTE.

En vous ouvrant à moi vous ne risquerez rien.

LUCILE.

Dites-moi, pour finir un pareil entretien,

D’où naît l’empressement où votre âme s’obstine ? 

FINETTE.

C’est de mon zèle seul.

LUCILE.

Mon oncle, et ma cousine.

FINETTE.

Croyez qu’auprès de vous j’agis à leur insu.

LUCILE.

Allez, quoi qu’il en soie, l’effort est superflu.

Si c’est l’effet en vous d’un zèle que je blâme,

Je vous défens d’oser pénétrer dans mon âme,

Plus que vous ne devez, et plus que je ne veux.

Qui passe son emploi se rend toujours fâcheux.

Par un pouvoir secret, si d’autres vous l’ordonnent,

Dites-leur, de ma part, qu’à tort ils me soupçonnent ;

Qu’ils peuvent être sûrs que mon cœur n’aime rien,

Et que s’il vient jamais à former un lien,

Son choix sera si juste, et si digne d’estime,

Que loin de leur cacher un penchant légitime,

Il sera le premier à déclarer ses feux ;

Et que pour confidents il ne choisira qu’eux.

Sortez.

FINETTE.

En termes clairs votre bouche s’expliquer

Je n’ai plus rien à dire, et je sors sans réplique.

 

 

Scène IV

 

LUCILE, seule

 

Je dois, plus que jamais, leur cacher mon ardeur

Tout conspire en ces lieux pour pénétrer mon cœur.

Je vois qu’à mon sujet, ma Cousine inquiète,

D’accord avec mon Oncle, a fait agir Finette.

Que le sort d’une fille est trisse et malheureux !

Si son cœur au dehors laisse exhaler ses feux,

Le rigide Censeur blâme son imprudence.

Si sa bouche est soigneuse à garder le silence,

Elle voit son secret des siens même envié,

Et tour, pour l’arracher, est par eux employé.

Défions-nous de tout, de peur d’une surprise ;

À prendre ce parti mon amour m’autorise.

Mon Oncle, j’en frémis, travaille fortement

Pour unir la Marquise au Baron mon Amant.

Pourra-t-il résister au bien qu’on lui destine ?

Ah ! Mon malheur est sûr, s’il plaît à ma Cousine.

Tout parle en sa faveur, et tout est contre moi.

Elle asservit mon Oncle, et je suis sous sa loi,

D’un regard attentif je vois qu’elle m’observe,

Je dois, à son exemple, être sur la réserve,

Et de ma passion n’avoir, malgré ses soins,

Que moi, pour confidente, et mes yeux pour témoins

À me lire ses vers le Chevalier s’empresse ;

Et, quoi qu’à tout moment sa vanité me blesse,

Faisons-lui, devant elle, un accueil gracieux,

Pour découvrir son âme, et pour la tromper mieux.

Son cœur se trahira, s’il est vrai qu’elle l’aime,

Et de sa jalousie, en dépit d’elle-même,

Quelques traits perceront que je reconnaîtrai ;

Et sur ses mouvements, je me déciderai.

Je saurai par cet art surmonter son adresse ;

Et des événements me rendre la maîtresse.

De garder son secret qui peut venir à bout,

Ne risque jamais rien, et profite de tout.

Mais j’entends parler haut. C’est mon Oncle, je pense.

 

 

Scène V

 

LE COMMANDEUR, LUCILE

 

LE COMMANDEUR, sans voir Lucile.

Oh ! J’ai tancé, parbleu, nos Censeurs d’importance,

Et lorsqu’à la Marquise ils feront le Procès

Ils ne me prendront plus pour juge de leurs traits.

Mais elle est, après tout, d’une délicatesse

Qui me paraît outrée... Ah ! Te voilà, ma Nièce !

Tu parais à propos, et j’ai dans ce moment

À te parler ici très sérieusement.

Ne t’en alarme pas, c’est pour ton avantage.

Apprends donc qu’il s’agit d’un très bon mariage.

LUCILE, à part.

Dissimulons, peut-être est-ce un piège couvert.

LE COMMANDEUR.

Un parti peu commun aujourd’hui s’est offert.

C’est un Marquis gascon ; mais, comme on n’en voit guère.

Il est riche, modeste, et jamais n’exagère ;

Il craint d’être obligé, même à tes bons amis,

Et n’accepte un dîner que pour en rendre six.

Il est, sans en parler, libéral, noble et brave,

Surtout de sa parole il le montre l’esclave.

On n’aperçoit en lui, ni détours, ni délais ;

Il prête fort souvent, et n’emprunte jamais.

LUCILE.

C’est un homme vraiment d’un caractère rare.

LE COMMANDEUR.

Oui, rare, mais en beau ; neuf, sans être bizarre.

À ces traits singuliers tu reconnais Damon,

Et faire son portrait, c’est déclarer son nom.

Tu vois que l’alliance est très avantageuse ;

Avec un tel époux, tu ne peux qu’être heureuse.

Quelque riche pourtant que soit cette union,

Je ne veux point gêner ton inclination.

Déclares-moi ton goût, car je veux le connaître.

LUCILE.

Je n’en ai point, mon Oncle, et vous êtes le maître.

LE COMMANDEUR.

Voilà comme elles sont, ces filles, la plupart :

On ne peut les porter à s’expliquer sans fard.

Dès qu’on parle d’hymen, elles font les soumises ;

Et cachent le penchant dont elles sont éprises.

Elles forment des nœuds en dépit de leur cœur,

Et d’un long repentir se préparent l’horreur.

Si ce sort t’arrivait, j’en serais le complice,

Et je veux, malgré toi, t’épargner ce supplice.

LUCILE.

De mon sexe en ce point je n’ai pas le défaut.

LE COMMANDEUR.

Tu l’as par préférence, et tu l’outres plutôt.

Ton cœur est si caché qu’il me met en colère.

Je n’ai pu démêler encore ton caractère,

Il ne paraît jamais sous aucune couleur.

Tu n’aimes, ni ne hais, et tu n’as point d’humeur.

Songe que la réserve, à cet excès portée,

Des imperfections est la plus détestée ;

Elle rompt le lien de la société,

Bannit la confiance et la sincérité,

Brise de l’amitié tous les nœuds respectables ;

Nous fait perdre le fruit des qualités aimables,

Nous isole de tout, nous ferme tous les cœurs ;

Et ses soins défiants nous privent des douceurs

De nous communiquer sans cesse avec les autres ;

D’apprendre leurs secrets, et d’épancher les nôtres.

Pour moi, qui suis né franc, c’est le souverain bien :

Crois-en mon sentiment, et réforme le tien ;

Il te nuit près de moi. Si en veux que je t’aime,

Pour modèle, aujourd’hui, prends ton Oncle lui-même.

Surtout, parles avec moi, car j’aime à converser ;

Le plaisir de sentir, le plaisir de penser,

Est moins vif, mille fois, que celui de le dire.

LUCILE.

À marcher sur vos pas, mon Oncle, en tout j’aspire.

Mais plus je m’examine, et moins je vois en quoi,

De la sincérité j’ai pu blesser la loi.

Mon âme à tous vos traits ne s’est point reconnue.

LE COMMANDEUR.

Tu n’es rien moins que franche, en faisant l’ingénue.

LUCILE.

Je la suis.

LE COMMANDEUR.

En discours.

LUCILE.

Non, en effet, Monsieur.

LE COMMANDEUR.

Là, l’es-tu comme moi ?

LUCILE.

Le puis-je, à la rigueur ! 

Mon sexe, mon état, notre façon de vivre,

Tout, à certains égards, me défend de vous suivre.

Mon cœur doit, redouter les jugements d’autrui ;

Et le siècle à tel point est critique aujourd’hui,

Qu’une simple parole à ses traits donne prise.

Bien loin qu’auprès de lui l’innocence suffise,

Avec plus de rigueur il la juge toujours ;

Et donne un tour malin à ses moindres discours.

Sur un mot qu’elle dit, il bâtit une histoire,

Et prend soin de l’orner aux dépens de sa gloire.

Le public prévenu, qui ne revient jamais,

Contre elle, sans retour, prononce ses arrêts.

Elle a beau hautement crier à l’injustice,

La vertu soupçonnée a le destin du vice.

LE COMMANDEUR.

Oui, souvent.

LUCILE.

Ainsi, grâce au monde rigoureux,

La franchise est pour nous un défaut dangereux ;

Comme souvent en mal elle est interprétée,

Notre conduite en tout doit être concertée.

Le monde nous y force, et sa malignité

Nous fait de la réserve une nécessité.

LE COMMANDEUR.

Soit. J’approuve en public ta conduite cachée,

Puisque cet art, enfin, ta gloire est attachée ;

Mais tu dois à mes yeux dévoiler tout ton cœur,

Quand je veux prononcer sur ton propre bonheur ?

LUCILE.

De tous mes sentiments il a dû vous instruire.

Et dans ce même cœur vos regards ont dû lire

L’attachement pour vous le plus respectueux,

Et tel que je le dois à vos soins généreux.

Je me trompe, ou je crois qu’une fille à mon âge, 

Ne doit ni s’expliquer, ni sentir davantage.

LE COMMANDEUR.

Vain détour ! À ton âge on fait voir les penchants.

Mais je crois entrevoir les tiens en ces instants.

Damon, quoique bien fait, n’est plus dans sa jeunesse,

Il passe, quarante ans. C’est-là, c’est-là, ma Nièce,

Ce qui te fait garder le silence aujourd’hui,

Et t’inspire en secret de la froideur pour lui.

LUCILE.

Non, mon Oncle, croyez.

LE COMMANDEUR.

Cesse, cesse de feindre.

Ma main, je te l’ai dit, ne veut pas te contraindre.

Je n’abuserai point des droits que j’ai sur toi,

Je dois te marier, pour toi, non pas pour moi.

Comme, par, ce lien, ma bonté peu commune,

Veut faire ton bonheur, ainsi que ta fortune,

Apprends-moi franchement quel est ton goût chéri ?

Je veux d’après lui seul te donner un mari.

LUCILE.

Cet excès de bonté ne sert qu’à me confondre.

Par un sincère aveu je voudrais y répondre ;

Mais là-dessus encore mon cœur ne m’a rien dit,

Guidé par le devoir, et par l’exemple instruit,

De ce qu’il peut sentir, lui-même il se défie ;

Il n’ose décider du repos de ma vie ;

Et comme la jeunesse aveugle en son désir,

Forme souvent un choix que fuit le repentir ;

Et qu’au même malheur la promptitude expose ;

De sa félicité, mon Oncle, il se repose

Entièrement sur vous, de peur de s’égarer.

Vous savez, mieux que lui, ce qui peut l’assurer.

Daignez, pour rendre encore mon bonheur plus durable.

Prendre conseil du temps sur un projet semblable ;

Et songés qu’un lien qu’on forme sans retour,

Ne doit pas être, enfin, l’ouvrage d’un seul jour. 

Vous devez approuver cette juste demande.

LE COMMANDEUR.

Je n’en suis pas content, la réponse est Normande.

Je ne veux qu’un seul mot, mais qui soit positif.

Prononce nettement sur ce point décisif.

Le mariage est-il à tes yeux agréable ?

Ou lien ne l’est-il pas ? Un époux jeune, aimable,

D’un rang égal au tien, te convient-il, ou non ?

Réponds droit à la chose, et sans plus de façon.

LUCIE.

J’ai déjà répondu, mon Oncle, avec franchise,

Ainsi que le devait une Nièce soumise.

LE COMMANDEUR.

Dis-moi ? Veux-tu Dorante ? Il est joli garçon.

Aimes-tu mieux Valère ? Il a plus de raison.

Veux-tu le Président ? Parles, je te le donne.

Tu n’aimes pas la robe, et je te le pardonne.

Le Comte, le Vicomte, ou bien le Chevalier ?

LUCILE.

Mais, mon Oncle...

LE COMMANDEUR.

Hem, ton cœur penche vers ce dernier ?

LUCILE.

Non, Monsieur.

LE COMMANDEUR.

Quel est donc celui que tu préfères ?

LUCILE.

Je dois m’en rapporter à vos seules lumières.

LE COMMANDEUR.

Non, non, tu choisiras, et je te le prescris.

LUCILE.

C’est à vous...

LE COMMANDEUR.

C’est à toi. Je le veux.

LUCILE.

Je ne puis.

LE COMMANDEUR.

Oh ! Je me fâcherai.

LUCILE.

Que mon Oncle prononce, 

J’obéirai. Voilà ma dernière réponse.

LE COMMANDEUR.

C’en est trop, à la fin tu me pousses à bout,

Et saches que ton Oncle est capable de tout.

Je vais dans mon courroux, par un acte authentique,

Je vais... te déclarer mon héritière unique,

Te marier ensuite, et pour mieux te punir,

Choisir un beau jeune homme à qui je veux t’unir.

Je ne badine pas, je tiendrai ma promesse,

Et dès ce même soir. Penses-y, je te laisse.

 

 

Scène VI

 

LUCILE, seule

 

La menace est nouvelle et j’en ris malgré moi.

De concert, sans le croire, il ait, je le vois.

Voilà qui justifie, et confirme ma crainte.

Cet hymen proposé n’est qu’une adroite feinte.

Mais si je me trompais dans un pareil soupçon,

Qu’il voulut pour jamais m’arracher au Baron ; 

Que deviendrais-je ? Ô Ciel ! Moi dont l’impatience 

Ne souffre qu’à regret sa plus légère absence,

Dans le temps que l’amour m’en fait même un devoir, 

Malgré le vif désir que j’ai de le revoir, 

Je dois plus que jamais l’éloigner de ma vue.

Mais que vois-je ? Il paraît. Ma prudence est déçue.

 

 

Scène VII

 

LE BARON, LUCILE

 

LUCILE.

Quoi ! Vous osez ici vous montrer devant moi,

Après que mon amour vous a fait une loi

De ne plus me parier, d’éviter ma présence ?

LE BARON.

Lucile, vainement je me fais violence ;

L’ordre est trop rigoureux, je ne puis le remplir,

Ni vivre plus longtemps sans vous entretenir.

LUCILE.

Si vous brûlez pour moi d’une ardeur véritable,

Fuyez, tout m’est suspect, et tout m’est redoutable.

Un geste, un seul regard peut trahir nos secrets,

Et je crains que ces murs ne soient même indiscrets.

Éloignez-vous, vous dis-je, en ce moment je tremble

Que la Marquise ici ne nous surprenne ensemble.

LE BARON.

Pourquoi ?

LUCILE.

Le pouvez-vous demander, dans le temps

Que l’on parle d’unir vos jours à ses instants.

LE BARON.

Ma tendresse suffit pour rassurer votre âme.

LUCILE.

Non, partez, dans ce jour tout alarme ma flamme.

LE BARON.

Vous l’ordonnez en vain, je n’y puis consentir,

Je veux savoir, Lucile, avant que de partir,

Quel prix vous destinez à mon ardeur sincère,

C’est garder trop longtemps un silence sévère,

Je traîne dans le doute un destin languissant ;

À peine obtiens-je un mot pour faveur en passant.

De parler, de voir même, on me fait la défense,

Et je souffre, présent, les tourments de l’absence.

Je n’ai pu parvenir depuis six mois, enfin,

Au bonheur seulement de baiser votre main,

Il lui baise la main.

LUCILE.

Oui, mais vous la baisez en parlant de la sorte.

LE BARON.

Pardonnez ce transport à l’ardeur la plus forte.

LUCILE.

Je l’excuse, pour vaincre un doute injurieux.

Baron, quand mon amour vous bannit de mes yeux ;

Croyez que ce n’est pas sans une peine extrême,

Et vous verrez bientôt à quel point je vous aime.

LE BARON.

Tandis que vous aurez pour moi cette rigueur,

Vous ne me convaincrez jamais de mon bonheur.

Toujours à mes regards vous paraissez voilée.

Pour tous les autres yeux soyez dissimulée ;

Mais quittez la réserve auprès de votre amant.

Que je puisse voir clair dans votre âme un moment.

LUCILE.

Hé ! N’y voyez-vous pas la flamme la plus vive ?

À déguiser mes feux si je suis attentive,

C’est par excès d’amour que je les tiens cachés,

Et pour vous seul, ingrat, qui me le reprochés.

La crainte de vous perdre, ou d’être traversée,

M’oblige, malgré moi, de cacher ma pensée ;

Et la peur que me fait votre vivacité,

De vous ouvrir mon cœur m’ôte la liberté.

Mon art, ma politique, avec ma défiance,

Sont un fruit de mes feux, et de votre imprudence,

Votre bouillante ardeur y force mon amour ;

Et si je n’aimais pas, je serais sans détour.

Mon cœur se livrerait, il serait véritable,

Et de tous mes défauts vous êtes seul coupable.

LE BARON.

Ah ! D’un excès d’ardeur, puisqu’ils sont provenus,

De tels défauts pour moi deviennent des vertus.

Mais, rassurez vos sens sur mon humeur bouillante,

Songez, quand il le faut, que ma flamme est prudente.

Vous-même épargnez-vous l’art de vous tant cacher.

LUCILE.

Dans mon sort malheureux puis-je m’en empêcher ?

Soumise, dépendante, et tans ressource aucune,

Ma réserve est mon bien, mon secret, ma fortune.

Il peut seul aujourd’hui m’assurer votre cœur.

Tout, pour me l’enlever, se ligue avec chaleur.

La beauté les honneurs, le crédit l’opulence :

Je n’ai que mon amour aidé de mon silence.

LE BARON.

Hé quoi ! N’avez-vous pas, malgré le sort jaloux,

Ce cœur qui vous adore, et qui vaincra ses coups ?

Une pareille crainte outrage ma tendresse.

Vous êtes le seul bien qui manque à ma richesse.

Je vous vois tous les jours parler au Chevalier ;

Si j’étais comme vous prompt à me défier,

Ces entretiens fréquents causeraient mes alarmes. 

Je craindrais, que pour vous ils n’eussent trop de charmes.

LUCILE.

Quoiqu’il ait de l’esprit, il m’a déplu toujours.

Mon oreille, à regret, écoute tes discours.

Vous le savez trop bien, j’ai cette complaisance

Pour ôter les soupçons de notre intelligence.

LE BARON.

J’aime trop à vous croire, et n’en suis point jaloux,

Malgré son air content quand il sort près de vous.

Par le ton réservé qu’il affecte de prendre,

C’est en vain qu’il voudrait souvent me faire entendre,

Que son mérite en tout vous touche au dernier point,

Je ris de son orgueil, et je ne le crois point.

LUCILE.

Avant la fin du jour, je me flatte, j’espère

De lui prouver combien mon cœur le considère.

Mais quelqu’un peut venir, Baron, retirez vous.

Malgré moi je m’oublie en des instants si doux.

LE BARON.

Mais quel arrangement, Lucile, allons-nous prendre ?

LUCILE.

Je n’en sais rien encore, sortez sans plus attendre.

LE BARON.

Conversons en deux mots, après je partirai.

LUCILE.

Je ne puis vous parler, mais je vous écrirai.

LE BARON.

Cette faveur me flatte et prouve votre estime.

Mais quelque tendrement qu’une lettre s exprime, 

Elle ne dit jamais autant que le discours ;

Et quand on peut se voir c’est un faible secours.

Nous le pouvons tous deux par l’aide de Finette.

Elle a beaucoup d’adresse, et paraît fort secrète.

C’est le plus sur moyen...

LUCILE.

Ah ! Que me dites-vous ?

C’est le plus dangereux et le pire de tous.

Songez, Baron, songez que de tout domestique

On doit fuir l’entretien, et craindre la critique ;

Que nous recevons d’eux les coups les plus mortels.

Et que nous n’avons point d’ennemis plus cruels.

Censeurs de tous nos pas et de notre conduite,

Notre grandeur les blesse, et leur joug les irrite 

Dévoiler notre cœur à leur regard malin,

C’est leur donner sur nous un pouvoir souverain.

D’un pareil avantage ils profitent en traîtres ;

D’esclaves qu’ils étaient ils deviennent nos maîtres !

Et dans la peur de voir éclater nos secrets,

Nous prenons leur état et sommes leurs sujets.

J’aimerais mieux cent fois renoncer à la vie,

Que de me voir réduite à cette ignominie.

De cacher mon amour je me fais une loi ;

Et c’est trop d’en avoir à rougir devant moi.

LE BARON.

On ne peut mieux parler, mon et prit vous admire,

Mais s’aimer sans se voir est un affreux martyre,

Et pour moi dans l’excès...

LUCILE.

Sortez sans répliquer.

LE BARON.

J’obéis... Attendez, je dois vous expliquer...

Il me vient une idée. Ismène est votre amie,

Et nous pourrions chez elle...

LUCILE.

Ah ! C’est une étourdie,

Et vous lui ressemblez.

LE BARON rêve en s’en allant.

Il est tant de moyens.

Si j’en puis trouver un... Pour le coup je le tiens.

Nous pourrons en secret nous voir aux Tuilleries.

LUCILE.

En secret, en public ! Vous avez des saillies...

LE BARON.

Mais si... pourtant... enfin... nous tentions... écoutez.

LUCILE, le contrefaisant.

Mais si... pourtant... enfin... vous m’impatientez.

Retirez-vous, Monsieur, ou bien je me retire.

LE BARON.

Je pars, n’oubliez pas au plutôt de m’écrier ;

Vous me l’avez promis, et le billet sera

Tendre.

LUCILE.

Oui, je le ferai, Monsieur, tel qu’il faudra.

LE BARON.

Détaillé ? Les détails sont surtout nécessaires,

Et l’amour veut de l’ordre ainsi que les affaires.

LUCILE.

Partez, encore un coup, comme votre entretien,

Les billets les plus longs souvent ne disent rien.

LE BARON.

Cependant...

LUCILE.

À la fin il faut que je le chasse,

Et le force avec moi d’abandonner la place.

Il ne finirait pas sans cela d’aujourd’hui.

Il faut en même temps que je fasse avec lui

La charge de tutrice, et l’office d’amante,

Le rôle de maîtresse, et l’emploi de suivante.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

LE BARON

 

Mon esprit à la fin, à force d’y songer,

A trouvé le moyen de nous voir sans danger,

L’exécution même en est simple et facile.

Je reviens sur mes pas pour l’apprendre à Lucile.

De paraître en ces lieux elle m’a défendu,

Mais mon plan est si juste et si bien entendu,

Que pour être approuvé je n’ai qu’à le lui dire.

Il est très important, d’ailleurs, de l’en instruire.

 

 

Scène II

 

LE CHEVALIER, LE BARON

 

LE CHEVALIER.

Je te trouve à propos.

LE BARON.

Je ne puis m’arrêter.

LE CHEVALIER.

Baron, un seul moment, je veux te consulter.

LE BARON.

Me consulter, moi, moi ? Mais suis-je consultable ?

LE CHEVALIER.

Sous un air étourdi je te sais raisonnable.

C’est d’ailleurs sur des vers, tu t’y connais, tu dois...

LE BARON.

Adresses-toi plutôt à des auteurs de poids.

LE CHEVALIER.

Je préfère le goût d’un homme du grand monde.

LE BARON.

Oh ! Sur cette matière il faut que je te fronde.

Un homme comme toi, peut-il bien, Chevalier,

Faire de bel esprit ouvertement métier ?

Rimer sans nul remords, réciterons scrupule,

Et d’ardeur déclaré courir le ridicule.

LE CHEVALIER.

Toi-même, peux-ru bien me tenir ce propos ?

Et suivie aveuglément le préjugé des sots ?

C’est à l’éclat du jour préférer la nuit sombre.

LE BARON.

Il vaut mieux être sot avec le plus grand nombre,

Que d’avoir de l’esprit tout seul.

LE CHEVALIER.

Comment !

LE BARON.

Adieu.

Je ne puis m’arrêter plus longtemps en ce lieu.

LE CHEVALIER.

Oh ! Tu m’écouteras.

LE BARON, à part.

Ciel ! Je crains que Lucile...

LE CHEVALIER, l’arrêtant.

Tu fais pour m’échapper un effort inutile.

Pour la gloire des vers, pour l’honneur de l’esprit,

Je prétends dissiper l’erreur qui te séduit ;

Et je ne saurais mieux te prouver mon estime.

Je veux par la raison justifier la rime ;

Et tu ne sortiras, Baron, absolument,

Qu’après que je t’aurai convaincu pleinement.

LE BARON, à part.

J’enrage.

LE CHEVALIER.

Tu confonds avec la poésie,

L’abus que l’on en fait, et qui seul la décrie.

C’est de tous les présents que l’homme tient des Cieux,

Le plus noble en lui-même, et le plus précieux.

Rien ne peut approcher de ses beautés divines.

Il donne une âme à tour.

LE BARON.

Je suis sur les épines.

LE CHEVALIER.

Il enchante les sens, en corrigeant les mœurs,

Et sait cacher le fruit sous le brillant des fleurs.

Ce don bien employé rend la vertu piquante,

Le bon sens agréable, et la raison saillante. 

LE BARON.

Oh ! Finis à la fin ce discours ennuyeux.

LE CHEVALIER.

La poésie alors est la langue des Dieux.

Je crois qu’un Gentilhomme, en dépit de l’usage.

Peut bien la professer et parler leur langage.

Ne témoigne donc plus de mépris pour les vers,

Et de nos jeunes gens fuis plutôt le travers.

En est-il dans le fond qui soit plus condamnable !

Par un aveuglement qui n’est pas concevable,

Les noms de libertin, d’étourdi, de buveur,

De menteur, d’ignorant, d’indiscret, de joueur ;

D’inconstant, d’infidèle, et d’homme sans parole ;

Semblent flatter l’excès de leur vanité folle,

Quand les noms de savant, d’auteur, d’homme d’esprit,

De philosophe enfin, qui pense et réfléchit,

Offensent leur oreille, et révoltent leur âme.

On les voit suivre en tout ce que la raison blâme,

Éviter le chemin frayé par le bon sens,

S’applaudir des défauts, et rougir des talents.

LE BARON.

Ta déclamation est des plus imposantes.

Et tu fais voir l’esprit par ses faces brillantes ;

Mais si j’avais le temps je te le montrerais

Par ses mauvais côtés, et je te forcerais...

LE CHEVALIER.

Voyons un peu, voyons, ce que tu pourras dire.

LE BARON.

Je n’ai pas le loisir. Adieu, je me retire.

LE CHEVALIER.

Non, non, tu parleras, et tes efforts sont vains.

LE BARON.

Hé bien, je te dirai, puisque tu m’y contrains, 

Que le talent des vers, s’il n’est dans l’excellence,

Couvre de ridicule un homme de naissance.

LE CHEVALIER.

On sait trop que des miens le coloris est beau.

LE BARON.

Je le crois bien, parbleu, tu les prends dans Boileau.

Qui veut le faire un nom, et mériter sa gloire,

Doit rimer de génie et non pas de mémoire.

Ma franchise t’offense. Adieu. Tu l’as voulu ;

Et c’est pour te punir de m’avoir retenu.

 

 

Scène III

 

LE CHEVALIER, seule

 

Nous vivons dans des temps si durs et si caustiques,

Que nos meilleurs amis sont nos plus grands critiques,

Et les talents déchus de leurs honneurs passés,

Sont juges aussi mal qu’ils sont récompensés.

 

 

Scène IV

 

LE CHEVALIER, LA FLEUR

 

LE CHEVALIER, à la Fleur.

Arles, as-tu vu Finette ?

LA FLEUR.

Oui, mais près de Luette,

Sa bonne volonté vous devient inutile.

C’est esprit, Monsieur, difficile à tel point,

Que ceux qui l’ont formé ne le connaissent point.

D’en percer les replis nul ne peut se promettre,

Car il démêle tout, et rien ne le pénètre.

Le vôtre y sera pris, ne vous y jouez pas.

Croyez-moi, sa Cousine a cent fois plus d’appas.

LE CHEVALIER.

J’en conviens avec toi, je vois tout son mérite, 

Je sens qu’à l’adorer tout en elle m’invite ; 

Mais te dévoilerai-je un défaut de mon cœur ?

L’inconstance l’entraîne et change son ardeur.

J’en rougis, mais en vain ; ma raison est moins forte,

Et sur tous ses conseils cette pente l’emporte.

Ce vice à la rigueur, est presque général,

Et de l’humanité, c’est le penchant fatal.

Tout homme est inconstant, toute femme est coquette.

Chacun se fait de plaire une étude parfaite.

Dès qu’on a réussi, sitôt qu’on se l’est dit,

Le désir perd sa force, et l’amour son crédit.

On ne sent plus le prix d’un cœur dont on est maître ;

Et l’on cesse d’aimer dès qu’on est sûr de l’être.

Notre âme s’assoupit dans la sécurité.

Il faut du changement et de la nouveauté,

Pour tirer nos esprits de cette léthargie :

Il faut qu’un autre objet leur redonne la vie.

Le cœur, comme les yeux, fuit l’uniformité,

Et le plaisir est le fils de la variété.

LA FLEUR.

À table bon.

LE CHEVALIER.

J’y suis porté par la nature.

La Marquise long-temps m’a plu par la figure,

Sa Cousine aujourd’hui me charme par l’esprit.

Oui, plus que la beauté je sens qu’il l’embellit.

Cet esprit est si fin, qu’il passe le mien même,

Et l’amour qu’il allume est d’autant plus extrême,

Qu’il attache les sens par d’invisibles nœuds,

Et fait sentir sa flamme indépendamment d’eux.

LA FLEUR.

Sa vue est pénétrante, et votre caractère...

LE CHEVALIER.

Pour surprendre les cœurs, je sais me contrefaire.

Sous un maintien modeste, et sous un air discret, 

J’ai l’art de déguiser un naturel coquet.

Ce talent séducteur trompe la plus habile,

Je crois n’être pas mal déjà près de Lucile,

Si mon âme soupire après son entretien,

Je m’aperçois aussi qu’elle goûte le mien ;

Elle quitte avec moi cet air caché qu’on blâme,

Et je lis couramment dans le fond de son âme.

Mais je la vois qui vient, la Fleur, retires-toi.

 

 

Scène V

 

LUCILE, LE CHEVALIER

 

LUCILE, à part.

Voilà le Chevalier. Qu’il paraît plein de foi ! 

Pour rire à ses dépens, faisons lui politesse,

Haut.

Monsieur, toute la France à vous louer s’empresse.

LE CHEVALIER.

Moi, Madame ?

LUCILE.

Oui, de vous, Paris est enchanté.

À la Ville, à la Cour, votre nom est fêté ;

Et l’on trouve vos vers d’une beauté charmante.

LE CHEVALIER.

Vous vous moquez de moi.

LUCILE.

Non, partout on les vante.

LE CHEVALIER.

C’est une bagatelle. On en fait trop de cas.

Ce n’est pas mon métier, il ne me convient pas.

LUCILE.

Chevalier, point de fausse et vaine modestie.

C’est la chose du monde en soi la plus jolie.

LE CHEVALIER.

Jolie, et rien de plus. Je sais l’apprécier,

Et ce sont de ces vers qu’on fait pour s’égayer :

À propos de saillie et de vers de rencontre,

En voici de nouveaux qu’il faut que je vous montre.

LUCILE.

Voyons, sincèrement j’en dirai mon avis.

LE CHEVALIER.

Personne, mieux que vous n’en peut sentir le prix.

Il lit.

Une linotte enchanteresse

Embrasait un serin de l’amour le plus vif.

Elle ignorait l’excès de sa tendresse ;

Et notre oiseau n’était qu’amant contemplatif.

Loin de montrer l’orgueil de ceux de son espèce,

Et d’être fier de son talent

Il n’osait faire entendre auprès de sa maîtresse

Les éclats redoublés de son gosier brillant.

LUCILE.

Ah ! L’aimable serin ! J’aime son caractère ;

Il est sage, modeste, et mérite de plaire.

LE CHEVALIER.

Vous me faites pour lui naître un espoir flatteur.

LUCILE.

Lisez, je m’intéresse à sa secrète ardeur.

LE CHEVALIER reprend avec enthousiasme.

Une linotte enchanteresse

Embrassait un serin de l’amour le plus vif ;

Elle ignorait l’excès de sa tendresse,

Et notre oiseau n’était qu’amant contemplatif.

Loin de montrer l’orgueil de ceux de son espèce,

Et d’être fier de son talent,

Il n’osait faire entendre auprès de sa maîtresse

Les éclats redoublés de son gosier brillant.

Enchanté de ses sons, charmé de sa finesse,

Il se bornait à l’écouter.

Son trop d’amour le rendait bête : 

Mais il vint un moment dont il sut profiter.

Ils se trouvèrent tête à tête,

L’occasion l’enhardit a chanter.

Linotte, de mon cœur recevez, mon hommage,

Lui dit-il, sur un ton pressant.

Je n’ose vanter mon plumage,

On en voit de plus éclatant ;

Mais, dans ce favorable instant,

Prêtez l’oreille à mon ramage,

Il n’en est point de plus touchant. 

Tous les feux de l’amour ont passé dans mon chant.

Pour rendre mon bonheur extrême,

Et l’accord plus intéressant,

Ramagez avec moi, ramagez, je vous aime.

LUCILE.

Que le chant du serin me paraît expressif !

Que répond la linotte ? 

LE CHEVALIER.

Hé ! Rien de positif.

Le timide serin attend qu’elle s’explique.

LUCILE.

Elle lui doit, sans doute, une tendre réplique.

Le sort d’un tel oiseau me touche tout à fait.

LE CHEVALIER.

Hé ! Faites-la pour elle, il sera satisfait.

LUCILE.

Comment ?

LE CHEVALIER.

De vous dépend sa fortune qui flotte. 

Vous voyez le serin au pied de la linotte.

Il se jette à ses pieds.

LUCILE, à part.

Mon cœur est révolté ; mais feignons aujourd’hui,

Et servons ma tendresse en nous moquant de lui.

Haut.

Levez-vous, Chevalier, l’attitude est gênante.

LE CHEVALIER, se levant.

De grâce, en ma faveur, que la linotte chante.

LUCILE.

Elle n’ose risquer de chanter après vous.

Elle craint que ses sons ne soient pas assez doux.

LE CHEVALIER.

À les rendre touchants je l’instruirai moi-même.

LUCILE, à part.

Ah ! Vous m’attendrirez pour le moineau que j’aime.

LE CHEVALIER.

Mais, qui vient en ces lieux déranger nos accords ?

Ô ciel ! C’est la Marquise.

LUCILE.

Adieu, Monsieur, je sors.

LE CHEVALIER.

Avant que de partir, daignez d’un mot...

LUCILE.

Je n’ose

Faire à de jolis vers une réponse en prose.

 

 

Scène VI

 

LE CHEVALIER, LA MARQUISE

 

LA MARQUISE.

À Lucile, Monsieur, vous parliez vivement,

Et dans l’instant que j’entre, elle fort brusquement,

Vous paraissez vous-même interdit à ma vue.

LE CHEVALIER.

Madame, pardonnez si mon âme est émue.

L’amour en moi... l’amour produit seul cet effet.

On n’aborde jamais, sans un trouble secret,

L’objet qui nous inspire une flamme parfaite.

LA MARQUISE.

Un discours si flatteur paraît une défaite.

Mais quel est ce papier qu’avec soin vous cachez ?

LE CHEVALIER.

Ce sont des vers.

LA MARQUISE.

Voyons.

LE CHEVALIER, embarrassé.

Ils ne sont qu’ébauchés.

LA MARQUISE.

N’importe, voyons-les.

LE CHEVALIER.

J’ai pour vous trop d’estime :

Et je veux leur donner le dernier coup de lime,

Avant que d’exposer...

LA MARQUISE.

Ah ! Vous faites l’Auteur.

LE CHVALIER.

Non, point du tout, Madame ; et ma juste frayeur...

LA MARQUISE.

De grâce, finissez.

LE CHEVALIER, à part.

L’embarras est extrême.

LA MARQUISE.

Lisez-les dolic, Monsieur, ou je les lis moi-même.

LE CHEVALIER.

Puisque vous le voulez, je vais... vous ennuyer.

Il fait semblant de lire.

Un rossignol...

LA MARQUISE.

Hé bien ! Poursuivez, Chevalier.

LE CHEVALIER poursuit.

Un rossignol amoureux et fidèle...

Avec une jeune hirondelle...

Innocemment s’entretenait...

Pour...

LA MARQUISE.

Pour.

LE CHEVALIER.

Pour adoucir sa vive impatience...

Attendant la douce présence...

De la fauvette qu’il aimait...

Elle paraît enfin... l’hirondelle... s’envole...

S’envole...

LA MARQUISE.

Après.

LE CHEVALIER, s’interrompant.

L’endroit est raturé.

J’y suis.

Il continue.

Le rossignol, à l’aspect désiré...

De la fauvette son idole...

Se tait... paraît mal assuré...

Elle interprète mal son trouble... et son silence.

C’est ainsi que trompé... trompé par l’apparence,

On forme un injuste soupçon.

Le hasard... fait souvent porter à l’innocence

Les couleurs de la trahison.

LA MARQUISE.

Pour l’apprendre par cœur, donnés-moi cette Fable ;

Par sa moralité je la trouve admirable ;

Je sens qu’elle renferme une utile leçon.

LE CHEVALIER.

Je vais la mettre au net, ce n’est-là qu’un brouillon.

LA MARQUISE.

Vous ne détruisez pas le soupçon de mon âme.

 

 

Scène VII

 

LA MARQUISE, LE CHEVALIER, FINETTE

 

LA MARQUISE, à Finette.

Que voulez-vous ?

FINETTE.

Pardon ; mais votre Oncle, Madame,

Veut vous entretenir.

LE CHEVALIER.

Je crains son brusque aspect.

Je vais vous laisser libre, et je sors par respect.

 

 

Scène VIII

 

LA MARQUISE, FINETTE

 

LA MARQUISE.

Quel sera le sujet d’une telle entrevue ? 

L’entretien de tantôt me fait craindre sa vue.

FINETTE.

Pour moi, je crois plutôt qu’il veut le réparer.

Il vient ; son air serein doit seul vous rassurer.

 

 

Scène IX

 

LE COMMANDEUR, LA MARQUISE, FINETTE

 

LE COMMANDEUR, à Finette.

Retirez-vous, je veux parler seul à ma Nièce.

 

 

Scène X

 

LE COMMANDEUR, LA MARQUISE

 

LE COMMANDEUR.

Vers vous, en ce moment, conduit par ma tendresse,

Je viens vous faire arbitre, et remettre en vos mains

Le sort de ma Maison, et vos propres destins.

LE MARQUISE.

En vérité, Monsieur, vous me tendez confuse.

Vous seul vous suffisez, soufrés que je refuse.

LE COMMANDEUR.

Trêve de modestie ; employons mieux le temps.

Je me suis bien trouvé de vos conseils prudents.

Pour commencer par vous, qui m’êtes la plus chère,

J’ai fait choix d’un parti, qui, je crois, doit vous plaire.

Le Baron, par son rang, ses qualités, son bien,

Paraît digne, avec vous, de former ce lien ;

Et je viens de quitter la Comtesse sa Tante,

Qui désire ardemment cette union charmante.

Votre beauté répond du cœur de son Neveu ;

Ma main, pour vous unir, n’attend que votre aveu.

LA MARQUISE.

Monsieur, et ma Cousine ?

LE COMMANDEUR.

À l’égard de Lucile,

J’avais pour elle en main un Mariage utile,

Avec elle tantôt je m’en suis expliqué ;

Mais mon œil attentif croit avoir remarqué

Que l’époux proposé ne plaît pas à sa vue.

Son inclination...

LA MARQUISE.

Vous est-elle connue ?

LE COMMANDEUR.

Non. Comme je prétend sur elle me régler,

J’ai voulu, mais en vain, l’obliger de parler.

Les filles qui toujours outrent leur caractère,

Pèchent par trop causer, ou bien par trop se taire.

Lucile, sous l’air feint de la soumission,

À ce dernier défaut dans la perfection.

Combattant mes bontés par des respects frivoles,

Son cœur ne m’a rien dit en plus de cent paroles.

Il prétend que mon choix décide seul du sien,

Et n’avait, malgré moi, d’autre goût que le mien.

Je lui donne à choisir, il ne veut point élire.

LA MARQUISE.

Mais vous me permettrez, mon Oncle, de vous dire,

Puisque vous voulez bien prendre de mes conseils,

Qu’en elle j’applaudis des sentiments pareils.

Vous savez, mieux que moi, qu’une fille bien née

Doit laisser par les siens régler sa destinée.

LE COMMANDEUR.

Elle doit commencer par leur ouvrir son cœur,

Et les laisser après maîtres de son bonheur.

Lucile veut tromper ma bonté naturelle,

Et moi, je veux la rendre heureuse en dépit d’elle.

Son âme est prévenue, elle a beau le nier ;

Et je crois, entre-nous, que pour le Chevalier,

D’un feu vif et secret son âme est possédée.

LA MARQUISE, avec trouble.

Vous le croyez, Monsieur. D’où vous naît cette idée ?

LE COMMANDEUR.

Tantôt, en le nommant, j’ai vu rougir son front :

Et j’en juge, d’ailleurs, par l’accueil qu’ils se font.

LA MARQUISE.

Mais n’en jugez-vous pas sur des preuves plus sûres ?

LE COMMANDEUR.

Non. Je forme, au hasard, de simples conjectures.

Pour éclaircir la chose, il faut que vous m’aidiez,

Ses secrets bien plutôt vous seront confiés.

Voyez votre Cousine, entre vous autres femmes,

Vous avez moins de peine à dévoiler vos âmes ;

Une fausse pudeur vous retient devant nous :

Dites-lui bien qu’il faut qu’elle nomme un époux,

Et que...

LA MARQUISE.

Je la verrai.

LE COMMANDEUR.

Qu’elle y prenne bien garde.

Parlons présentement de ce qui vous regarde ;

Il doit mettre le comble aux plus vifs de mes vœux.

Vous ne répondez rien, et vous baissez les yeux.

LA MARQUISE.

Pour vous ma déférence en tout doit être entière ;

Mais j’ose, sur ce point, vous faire une prière :

C’est de ne pas sitôt me priver du bonheur

De vivre auprès de vous, ma plus grande douceur.

LE COMMANDEUR.

Vous n’y vivrez pas moins, quoique je vous marie.

Mon dessein, avec vous, est de finir ma vie.

LA MARQUISE.

Ce discours me console, et rassure mes sens.

Monsieur, je dois encore vous demander du temps.

LE COMMANDEUR.

Du temps ! Vous m’étonnez avec un tel langage.

LA MARQUISE.

Vous savez les devoirs attachés au veuvage.

Depuis huit mois au plus j’ai perdu mon mari ;

Vous voyez que mon deuil n’est pas encore fini.

Je blesserais les lois que le monde révère,

Et foulerais aux pieds la bienséance austère...

LE COMMANDEUR.

Fort bien. Nous y voilà. J’ai deux Nièces, je veux

Par des nœuds assortis rendre leur sort heureux ;

L’une me fait tourner l’esprit par son silence,

Et l’autre m’assassine avec sa bienséance.

Je suis bien malheureux d’avoir un cœur si bon.

LA MARQUISE.

Mais, Monsieur...

LE COMMANDEUR.

Mais, Monsieur, contre toute raison ;

Vous venez me donner de ce terme perfide,

Dans le temps que pour, vous mon amour seul me guide.

J’enrage.

LA MARQUISE.

Mais, comment faut-il donc vous nommer ?

LE COMMANDEUR.

Mon Oncle : c’est le nom qui peut seul me charmer.

Entre parents, surtout, je hais la politesse,

Elle accroît les égards pour chasser la tendresse :

Sous le nom de Madame, et celui de Monsieur,

Elle établit la gêne, elle endurcit le cœur

Des pères, des époux, des mères et des filles,

Et les rend étrangers au sein de leurs Familles.

Sur ce chapitre-là, je veux qu’on soit Bourgeois ;

Qu’en tout, de la nature on respecte les droits,

Et qu’à ses mouvements, sans crainte, on s’abandonne.

Qui rougit d’employer les titres qu’elle donne,

Joint bientôt, en secret, à ce mépris honteux,

L’oubli des sentiments qu’elle attache avec eux.

LA MARQUISE.

Dans mon âme jamais rien ne pourra détruire

Ceux que vous méritez, et que le sang m’inspire :

Ils sont indépendant de toute expression ;

Leur force est dans le cœur, et non pas dans le nom.

Monsieur, je vous appelle ainsi par déférence

À l’usage qu’on suit, et qu’on nomme décence.

LE COMMANDEUR.

C’est la fausse décence, et qui n’est qu’un jargon ;

La solide, la vraie est la droite raison ;

L’autre doit son pouvoir à l’effet du caprice :

Et je ne vois rien, moi, d’indécent que le vice ;

Ou plutôt, les dehors que je ne puis souffrir,

Sont un voile trompeur qui sert à le couvrir.

La probité, l’honneur, la vertu, la droiture,

N’ont pas besoin de fard, de mouche et de parure.

Je n’abhorre rien tant que les airs circonspects ;

Et ces gens si polis me sont toujours suspects :

Dans leur âme, en secret, la fausseté réside :

Pour tromper les regards, la décence perfide

Décore leurs façons d’un vernis séducteur ;

C’est de l’hypocrisie une trompeuse sœur ;

Et ce monstre formé par une longue étude,

Naquit d’un courtisan, et d’une fausse prude.

LA MARQUISE.

Ah ! Vous défigurez la décence à mes yeux,

Et je la méconnais à ces traits odieux.

Celle que je pratique, et dont je suis amie,

Est fille du devoir et de la modestie ;

De la sagesse même elle guide les pas,

Et la pudeur reçoit d’elle tous ses appas.

Ce n’est pas sans raison qu’en France on la révéré :

Elle est si respectable, elle est si nécessaire,

Que le vice a besoin, dans sa difformité,

D’emprunter ses couleurs pour être supporté ;

Et qu’enfin la vertu qui n’en est pas aidée,

Perd son plus grand éclat, et paraît dégradée.

C’est peu, Monsieur, c’est peu d’en être l’ornement ;

Elle en est le soutien, ainsi que l’agrément ;

J’ose même avancer qu’elle en forme l’essence :

Son pouvoir met lui seul un frein à la licence.

Dans toutes les Maisons, et dans tous les Etats ;

Elle fait régner l’ordre, et craindre les éclats.

Elle régie les rangs et la prééminence,

Fait le respect humain, dont tout sent la puissance,

Soumet les passions, et son joug respecté

Est le plus ferme appui de la société.

Bannissez les dehors et les égards du monde,

Vous le verrez rentrer dans une horreur profonde,

Et les hommes rendus à leur férocité...

Étoufferont bientôt jusqu’à l’humanité.

L’Europe, à nos regards, perdra son avantage,

Et, plus que l’Amérique, elle sera sauvage.

LE COMMANDEUR.

Ces discours sur mon âme ont un attrait puissant,

Et je sens, malgré moi, que je deviens décent.

Comme un législateur vous raisonnez, ma Nièce ;

Lorsqu’on parle si bien, on doit être maîtresse.

Du pouvoir en vos mains, allons, je me démets,

Et de tout, sans appel, décidés désormais.

Quand elles pensent bien, rien n’égale les Dames :

Et pour bien gouverner, ma foi, vive les femmes.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

LE CHEVALIER, LUCILE

 

LE CHEVALIER.

Je reviens près de vous, incertain, inquiet,

Vous demander réponse à l’aveu que j’ai fait ;

Ne la différez plus, songez que le temps presse ;

Peut-être n’avons-nous que l’instant qu’on nous laisse.

LUCILE.

Je voudrais, pour la faire, avoir votre talent,

Vous seriez, Chevalier, satisfait sur le champ. 

LE CHEVALIER.

Consultés votre cœur, que lui seul vous inspire.

LUCILE.

Depuis tantôt, Monsieur, puisqu’il faut vous le dite,

Pour répondre à vos Vers, je creuse mon esprit,

Mais inutilement, et j’en ai du dépit.

Le Ciel m’a refusé l’art de la Poésie ;

Je n’ai pu seulement, malgré ma forte envie,

Assembler au hasard des rimes sans raison,

Ni payer votre Fable au moins d’une Chanson.

Et je suis...

LE CHEVALIER.

Ce n’est pas une Chanson, Madame

Que je veux aujourd’hui pour réponse à ma flamme.

Quelques lignes de Prose, ou bien un mot flatteur

Rendront...

LUCILE.

Ah ! Chevalier, pour moi, quel déshonneur !

Par un méchant billet vouloir que je réponde

À des vers, selon moi, les plus charmants du monde ?

Non, non, j’ai trop de gloire ; et je veux, par raison,

Me taire, ou m’acquitter de la même façon.

LE CHEVALIER.

Mais on peut vous aider, et vous tirer de peine.

Pour me répondre...

LUCILE.

Hé bien ?

LE CHEVALIER.

Je vous offre ma veine ;

C’est un soin, volontiers, que je prendrai pour vous.

À ce qu’en votre nom je m’écrirai de doux,

Vous aurez seulement la bonté de souscrire :

Je vous soulagerai du travail de le dire.

LUCILE.

La proposition est neuve, assurément.

LE CHEVALIER.

J’attends, pour la remplir, votre consentement.

LUCILE.

Non, non, de votre feu vous ne seriez pas maître,

Et sur un tel sujet vous porteriez peut-être

Trop loin l’enthousiasme.

LE CHEVALIER.

Oh ! N’appréhendez rien.

Je vous proteste ici d’assujettir le mien

Aux règles du devoir et de la bienséance,

Et de n’avancer rien dont la vertu s’offense.

Je vous estime trop pour vous faire tenir

Un discours hasardé, dont vous puissiez rougir.

LUCILE.

Monsieur ; la Poésie est une libertine ;

Je n’ose me fier à ceux qu’elle dominer

Sans choquer la vertu, d’ailleurs la passion

Peut sur les sentiments outrer la fiction.

Un rimeur, qui pour lui fait parler une belle,

N’a garde, en ses discours, de la faire cruelle ;

Il ne peint pas son cœur tel qu’il est en effet, 

Mais tel que pour sa flamme il le désirerait.

LE CHEVALIER.

Madame, à mon ardeur vous n’avez qu’à prescrire

Ce que vous souhaitez qu’elle vous fasse dire,

Elle suivra le plan que vous lui tracerez ;

Ce qui sera de trop, vous le supprimerez :

Mon esprit ne fera que rimer votre prose.

LUCILE.

À ces conditions, je vous permets la chose.

La réponse...

LE CHEVALIER.

Parlez. Dites-moi la façon

Dont je dois me l’écrire, et j’en prendrai le ton.

LUCILE.

Vous me ferez répondre en termes convenables,

Mais tendres...

LE CHEVALIER, avec transport.

Tendres !

LUCILE.

Oui, tendres et favorables

Aux doutes d’un amant qui veut être éclairci,

S’il plaît à ce qu’il aime, et qui n’est point haï.

Je sens même un désir qui n’est pas ordinaire,

D’avoir des vers, Monsieur, d’un pareil caractère.

LE CHEVALIER.

Vous serez satisfaite. En cet instant flatteur,

Je ne puis exprimer l’excès de mon bonheur.

Votre bonté prescrit à mon amour extrême,

D’en dire beaucoup plus qu’il n’eût osé lui-même :

Le plaisir que j’en ai m’échauffe, m’enhardit,

Et les feux de mon cœur enflamment mon esprit.

L’amour, le tendre amour, maître seul de ma veine,

M’inspire ses transports, et loin de moi m’entraîne ;

Sur ses ailes déjà je me sens emporter.

LUCILE.

Je vais d’un si beau feu vous laisser profiter.

LE CHEVALIER

Mon cœur va mettre au jour des vers dignes du vôtre,

Et veut, par ses efforts, l’emporter sur tout autre.

 

 

Scène II

 

LE CHEVALIER, seul

 

Tu vois, selon tes vœux, réussir tes ardeurs.

Courage, Chevalier, écris-toi des douceurs ;

Use, pour ton bonheur, du pouvoir qu’on te donne.

Marquise, pardonnez, si je vous abandonne.

Mais, malgré moi, je cède à des charmes plus forts,

Et je suis trop heureux pour avoir des remords.

Rimons. Voici de l’encre. Allons, sans plus attendre,

Faisons-nous un aveu du style le plus tendre.

Il s’assied près d’une table, rêve quelque temps, puis écrit, en récitant tout haut.

Je ne veux qu’à vous seul révéler mon secret.

Secret... Je m’y résous, quelque effort qu’il m’en coûte.

Puisqu’il peut seul... dissiper votre doute.

Il s’interrompt.

Mon esprit, à présent, cherche une rime en et.

Il écrit.

Un Cavalier... charmant... spirituel... bienfait.

Il s’interrompt.

Ce Cavalier, c’est moi... Mais que lui fais-je dire ?

Quand je serais charmant, moi, dois-je me l’écrire ?

Cette fatuité révolte la raison.

L’amour propre est toujours un mauvais Apollon ; 

Il efface.

Ce qu’il dicte d’abord, le bon sens le rature.

La rime qui me fuit, me met à la torture ;

Tantôt pour la Marquise elle m’a mieux servi ;

Je voulais la tromper, j’ai d’abord réussi.

Quand on dit vrai, la rime est lente dans sa course ;

Mais, lorsqu’il faut mentir, les vers coulent de source.

Il se levé.

On est contraint assis, et, par d’étroits rapports,

L’esprit se sent toujours de la gêne du corps.

Promenons-nous. Déjà, plus libre, et moins timide,

Mon génie, en marchant, prend un essor rapide :

Le tout est de saisir l’heureuse expression ;

La plus simple, souvent, rend mieux la passion :

Je la cherche à grands pas, et de tout mon génie...

 

 

Scène III

 

LE CHEVALIER, FINETTE

 

LE CHEVALIER, saisissant le bras de Finette.

Pour le coup, je la tiens.

FINETTE.

Doucement, je vous prie.

LE CHEVALIER, dans l’enthousiasme.

Vous êtes constamment l’objet de mes désirs ;

Et votre rencontre imprévue,

Me donne de certains plaisirs

Que je ne sens qu’à votre vue.

FINETTE.

Monsieur me fait à moi des déclarations ?

LE CHEVALIER.

Fort bien. Je suis en verve. Allons, versifions.

FINETTE.

Il conte des douceurs, tour-à-tour, aux deux Nièces

Et la Suivante encore, a part à ses tendresses.

C’est, vraiment, un délire, et chacune a son tour.

LE CHEVALIER continue.

Je crois vous voir la nuit, je vous cherche le jour. 

De tous ceux que je vois, vous êtes le seul homme

Dont les yeux et l’esprit me touchent tour-à-tour.

FINETTE.

Moi, suis le seul homme ! Il perd l’esprit, je pense.

LE CHEVALIER.

Je suis fille, et je dois craindre la médisance.

FINETTE.

Mais, vous extravaguez, Monsieur, en vérité.

LE CHEVALIER.

Je m’écris tout au mieux, et je suis enchanté.

FINETTE.

Parlez, Monsieur ; l’amour, avec la Poésie,

Vous ont-ils aujourd’hui brouillé la fantaisie ?

LE CHEVALIER avec surprise.

C’est Finette !

FINETTE.

Elle-même.

LE CHEVALIER.

Ah ! J’enrage. Morbleu,

Elle vient m’interrompre au plus beau de mon feu.

Allons, vite, chez moi, mettre fin à l’ouvrage ;

Pour mon bonheur, après, j’en sauras faire usage.

 

 

Scène IV

 

FINETTE, seule

 

Je vois présentement qu’il était dans l’accès.

À de pareils oublis ces Messieurs sont sujets.

Dans l’instant qu’un Poète a son feu s’abandonne,

Il se perd dans la nue, et ne connaît personne.

Aux écarts de l’esprit je pardonne aisément,

Mais, quant à ceux du cœur, oh ! j’en pense autrement.

L’inconstance est, surtout, ce que je désapprouve ;

Et, dans ce dernier cas, le Chevalier se trouve.

Je viens de dévoiler son infidélité

Aux yeux de là Marquise ; et sa juste fierté

Doit, pout venger l’honneur de sa flamme trahie,

Le punir par mépris, et non par jalousie.

Pour elle, vivement, je ressens cet affront.

Je la vois. La tristesse est peinte sur son front.

 

 

Scène V

 

LA MARQUISE, FINETTE

 

LA MARQUISE.

Dans le trouble où je suis, que faut-il que je fasse ?

FINETTE.

Ce que ferait Finette étant à votre place :

Je le sacrifierais à mon juste dépit

Dès qu’il est infidèle, il doit être proscrit.

LA MARQUISE

Je crains l’éclat, Finette ; et mon âme incertaine...

FINETTE.

Ah ! Vous craignez plutôt de briser votre chaîne,

Et de ne plus revoir un ingrat trop chéri,

Qui règne encore sur vous malgré l’amour trahi.

Voilà, voilà l’éclat que votre cœur redoute.

Mais, Madame, il faut vaincre, et, quoiqu’il vous en coûte,

L’effacer, à jamais, de votre souvenir ;

Et je veux vous aider, moi-même, à l’en bannir ;

Son crime est avéré, votre gloire est commise,

Prononcez son arrêt, sans pitié, ni remise.

Il brûle pour Lucile, et, par ressentiment,

De l’infidélité comblez le châtiment.

Pour mieux punir sa flamme, et pour venger la vôtre

Faites que dès ce soir elle en épouse un autre.

LA MARQUISE.

L’aime-t-il en effet ?

FINETTE.

Tout vous l’a confirmé ;

Son valet me l’a dit.

LA MARQUISE.

Mais en est-il aimé ?

Dis, ne me cache rien ; sans cette certitude,

Je ne puis rien résoudre en mon inquiétude.

FINETTE.

Pour le savoir, tantôt j’ai fait ce que j’ai pu ;

Mais j’ai tenté, près d’elle, un effort superflu.

LA MARQUISE.

Il faut, moi-même, il faut que je parle à Lucile ;

Je connais les décours de son âme subtile.

Mais mon amour m’éclaire, et m’inspire un moyen

Qui, peut-être, vaincra l’artifice du sien.

Cours, vole, de ma part la prier de descendre :

C’est de cet entretien que mon sort doit dépendre.

 

 

Scène VI

 

LA MARQUISE, seule

 

Amour, jusqu’à quel point avilis-tu mon cœur ?

Je ne puis plus cacher mon trouble intérieur ;

Et je crains que le loin dont je suis dévorée,

Ne me trahisse aux yeux de Lucile éclairée,

Mais, quel que soit mon feu, mon front doit se voiler.

Prenons un air ouvert pour mieux dissimuler ;

Et tâchons d’opposer la ruse à la finesse,

L’art au déguisement, et la feinte à l’adresse.

Je la vois qui paraît ; je tremble à son aspect.

On dirait que c’est moi qui lui dois du respect.

 

 

Scène VII

 

LA MARQUISE, LUCILE

 

LUCILE, à part.

Rendons-nous, de mes sens, maîtresse en sa présence. 

Et craignons de parler même par mon silence.

Haut.

Ma Cousine, on m’a dit que vous me demandiez.

LA MARQUISE.

Oui. Comme par le sang nos deux cœurs sont liés,

Et qu’ils le sont encore beaucoup plus par l’estime,

Le mien s’adresse à vous dans le soin qui l’anime.

Attentif à sa gloire, il craint trop le danger

De verser son secret dans un sein étranger :

Vous seule méritez d’avoir sa confidence ;

Le vôtre, par retour, me doit sa confiance.

L’une et l’autre, par-là, nous nous entr’aiderons,

Et mutuellement nous nous éclairerons.

LUCILE.

J’accepte, avec transport, l’offre que vous me faites ;

Vous avez prévenu mes volontés secrètes.

J’ai peu d’expérience, et manque de clarté,

Mais vous pouvez compter sur ma sincérité.

LA MARQUISE.

Hé bien, Lucile, hé bien, puisqu’ il faut vous l’apprendre,

J’aime secrètement de l’amour le plus tendre.

LUCILE.

Et vous-êtes aimée ?

LA MARQUISE.

Oui, ce bonheur si doux

Est à présent parfait, puisqu’il est su de vous.

LUCILE.

Ah ! Croyez que j’y prends plus de part que tout autre.

LA MARQUISE.

J’en suis sûre, et je veux tout faire pour le vôtre.

LUCILE.

Marquise, apprenez-moi le nom de votre amant,

Je sentirai pour vous ce bien plus vivement.

LA MARQUISE.

Volontiers ; mais, Lucile, avant de vous le dire,

Je veux vous témoigner le zèle qui m’inspire,

Et remplir, envers vous, un devoir important.

Mon Oncle, par ma voix, vous presse, en cet instant

De ne point retarder le bien qu’il veut vous faire :

Son amitié parfaite, et sa bonté sincère,

Loin de gêner vos vœux pour choisir un époux,

Du soin d’en décider se reposent sur vous.

LUCILE.

Vous-même, guidez-moi dans cette grande affaire.

LA MARQUISE.

J’y consens ; mais il faut que votre cœur m’éclaire :

Songez que-son repos s’y trouve intéressé.

Je vois plus d’un amant à vous plaire empressé ;

N’en est-il pas quelqu’un qu’il trouve préférable ?

C’est de-là que dépend votre bien véritable.

Sur ce point capital, interrogez-le bien.

LUCILE.

J’ai beau l’interroger il ne me répond rien :

LA MARQUISE.

Vous payez mal l’aveu que je viens de vous faire ;

De vos vrais sentiments vous me faites mystère ;

Et vous mériteriez que, pour vous en punir,

Je trompasse vos vœux, au lieu de les servir ;

Mais je vous aime trop pour user de surprise,

Et je vous dois plutôt des leçons de franchise :

Pour vous en donner une en ce même moment,

Apprenez qu’avec moi vous feignez vainement

À travers vos détours, que mon amitié blâme,

J’ai su développer les replis de votre âme.

LUCILE, à part.

Elle observe mes yeux ; ferme dans cet instant,

Ce n’est qu’un piège adroit que son esprit me tend.

LA MARQUISE.

En vain, sous un air gai, votre âme se déguise ;

D’une secrète ardeur je vois qu’elle est éprise ;

Et, malgré vous, ce feu plus fort que tout votre art,

Se peint sur votre front et dans votre regard :

Je connais, qui plus est, celui qui l’a fait naître.

Vous rougissez toujours en le voyant paraître ;

Chaque mot qu’il vous dit accroît votre rougeur

Et son éloignement vous donne un air rêveur.

LUCILE, à part.

Ses regards, en effet, m’auraient-ils démêlée ?

LA MARQUISE.

Vous regardez le Silence, et paraissez troublée.

LUCILE.

La fiction sur moi n’eut jamais de pouvoir,

Et la vérité seule a droit de m’émouvoir.

LA MARQUISE.

Votre âme, je le vois, est dans la défiance ;

Et vous croyez ici que tout ce que j’avance

N’est rien qu’un discours vague, et qu’un piège inventé

Pour surprendre, avec art, votre sincérité ?

Mais, pour vous détromper d’un soupçon qui m’outrage,

Je vais peindre à vos yeux l’amant qui vous engage ;

Et vous allez juger si je suis bien au fait.

Il a l’air noble et fin, il est grand et bien fait ;

Un charme répandu sur toute sa personne,

Prévient pour lui d’abord.

LUCILE, à part.

Elle se passionne :

On dirait qu’elle peint son amant dans le mien.

LA MARQUISE.

Il n’est point de regard plus tendre que le sien : 

De l’esprit ; il en a plus qu’on ne saurait dire :

Nul autre, comme lui, n’a le talent d’écrire ;

Sa proie est séduisante, et ses vers sont heureux.

Il excelle, sur tout, dans le genre amoureux ; 

Son ton insinuant, sa voix enchanteresse,

Jusques au fond des cœurs va porter la tendresse.

Hem ! Prenez-vous ces traits pour une fission

Et le portrait est-il d’imagination ?

LUCILE, à part.

Ce n’est pas le Baron que son esprit soupçonne,

Mais elle peut l’aimer.

LA MARQUISE.

Ce discours vous étonne ?

LUCILE, à part.

Feignons, pour achever de démêler son cœur,

Et, par un faux aveu confirmons son erreur.

LA MARQUISE.

Rassurez vos esprits. Parlez. Cette peinture, 

Comment la trouvez-vous ?

LUCILE.

Elle est d’après nature.

LA MARQUISE.

Et d’après votre cœur. Vous y reconnaissez...

LUCILE.

Qui donc ?

LA MARQUISE.

Le Chevalier. C’est lui... Vous rougissez ;

Vous êtes, à ce nom, et tremblante, et surprise.

LUCILE, à part.

Vous l’êtes plus que moi.

Haut.

Ménagez-moi, Marquise ; 

On rougirait à moins.

LA MARQUISE.

Calmez votre frayeur ;

Le Chevalier, au fond, mérite votre ardeur.

J’applaudis votre choix, et je sais qu’il vous aime.

Il brûle d’être à vous... il me l’a dit lui-même.

Vous n’avez qu’à parler pour être unie à lui.

L’aimez-vous en effet ? Répondez, Lucile.

LUCILE.

Oui.

LA MARQUISE, à part.

Qu’entends-je ?

LUCILE, à part.

Elle n’est pas, à coup sûr, ma rivale.

Sa douleur me l’apprend. Ma joie est sans égale.

LA MARQUISE, à part.

Cachons à ses regards mon juste désespoir.

LUCILE.

Mon cœur a pénétré ce qu’il voulait savoir.

Cessons, présentement de feindre l’une et l’autre,

Et que ma confiance attiré enfin la vôtre.

Votre bouche voudrait déguiser vainement,

Par son trouble marqué votre front la dément,

Et déclare tout haut que vous aimez vous-même

L’amant trop fortuné que vous croyez que j’aime.

LA MARQUISE.

Non, non, ce n’est pas lui.

LUCILE.

Marquise, imitez-moi ;

Je suis vraie à présent, soyez de bonne foi.

LA MARQUISE.

Vous formez, ma Cousine, un soupçon qui me blesse.

À part.

Gardons-nous d’avouer qu’il obtient ma tendresse,

Elle en serait trop vaine ; et mon orgueil jaloux

Veut dérober au lien un triomphe si doux.

LUCILE.

Je ne dois plus laisser votre cœur dans-la gêne ;

J’ai déjà trop longtemps joui de votre peine.

Apprenez...

LA MARQUISE.

Vos discours ne m’éblouiront pas.

LUCILE.

Je veux plutôt, je veux finir votre embarras.

Loin d’avoir de l’amour...

LA MARQUISE.

Que votre esprit, Lucile

S’épargne l’art grossier d’un détour inutile.

LUCILE.

Non, je veux vous parler avec sincérité.

LA MARQUISE.

Pour servir de trophée à votre vanité,

Vous souhaiteriez fort aujourd’hui que j’aimasse

L’amant qui vous adore, et que je l’avouasse ;

Mais, non, vous n’aurez pas un plaisir si flatteur,

Et votre Chevalier ne peut rien sur mon cœur.

LUCILE.

Je sais que vous l’aimez, vous l’avez dit vous-même.

LA MARQUISE.

Je ne puis le nier, il est trop vrai que j’aime,

Mais un plus digne objet a soumis ma raison ;

Et sachez que mon cœur brûle pour le Baron,

Son nom me justifie. Adieu, je me retire.

Je vous ai satisfaite, et n’ai plus rien à dire.

 

 

Scène VIII

 

LUCILE, seule

 

Elle aime le Baron ! Croirai-je cet aveu ?

Ah ! S’il est vrai, j’ai tout à craindre de son feu.

Mais, non elle a voulu, par un motif gloire,

Dérober à mes yeux sa honte et ma victoire.

Tout doit me rassurer sur sa rivalité.

Et son trouble lui seul fait ma tranquillité.

Ne doit-il pas plutôt inquiéter mon âme ;

Et crois-je ma conduite exempte de tout blâme ?

Je viens de lui porter les plus sensibles coups ;

Et par-là je m’expose à ses transports jaloux.

Mais la sincérité pouvait m’être fatale ; 

J’avais lieu de penser qu’elle était ma rivale,

Il m’était important de la bien démêler,

Et, pour y réussir, j’ai dû dissimuler.

Non, j’ai beau me flatter, on n’est point excusable

D’avouer une ardeur qui n’est point véritable.

J’ai poussé l’art trop loin ; et vois, dans ce moment, 

Qu’à force de finesse, on gâte tout, souvent ;

Qu’à se cacher en vain mon esprit se fatigue,

Et qu’il pourra se voir la dupe de l’intrigue.

La Marquise, après tout, peut s’unir au Baron ;

Ils sont faits l’un pour l’autre... Arrêtez, ma raison ;

Éloignez de mes yeux cette image cruelle,

Elle remplit mes sens d’une frayeur mortelle.

Rentrons pour terminer d’inutiles débats ;

Le doute est le seul fruit de tous ces durs combats :

Et je sens vivement, par leur rigueur extrême,

Qu’on n’a point de censeur plus cruel que soi-même.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

LUCILE

 

Mon trouble aux mêmes lieux m’oblige à revenir ;

Et, quelque part qu’on aille on ne saurait se fuir.

Écrivons au Baron, la chose est nécessaire ;

L’aveu de la Marquise est peut-être sincère.

S’il est vrai, je crains tout, ma flamme est en danger ;

S’il est faux, je la plains, et je veux la venger.

Le cœur du Chevalier est trop indigne d’elle ;

Et je dois à ses yeux démasquer l’infidèle

Mais que veut ce valet ?

 

 

Scène II

 

LUCILE, LA FLEUR

 

LA FLEUR.

Monsieur le Chevalier

M’a chargé de vous rendre en secret ce papier,

Madame.

LUCILE.

Il est exact à tenir sa promesse.

LA FLEUR.

Que dirai-je à mon Maître ?

LUCILE.

Un moment. Qu’on me laisse.

La Fleur s’éloigne. Elle lit.

Voilà, charmante Lucile, la réponse ou mon sort est attaché ; si vous l’adoptez, daignez, au plutôt m’en envoyer une copie de votre main, mettre par-là le comble à mon bonheur.

Je ne veux qu’à vous seul révéler mon secret.

J’aime ; ce mot vous dit d’être discret,

Et vous prouve ma confiance.

Ne vous alarmez pas de cette confidence ;

Vous auriez tort d’en paraître jaloux.

L’amour que je ressens, je le ressens pour vous.

Je vous nomme sans que j’y pense ;

Je souffre à regret votre absence,

Et sens, à votre aspect, les transports les plus doux :

J’ai du plaisir à vous l’écrire,

Et j’en aurai, si vous venez ce soir,

J’en aurai cent fois plus encore à vous le dire,

Puisque je jouirai de celui de vous voir.

Après avoir lu.

Oui, voilà justement les vers que je désire.

À la Fleur qui s’approche.

Le Chevalier m’oblige, et vous pouvez lui dire

Que j’approuve ses vers, que je les copierai,

Et qu’il peut, être sûr que je les enverrai.

 

 

Scène III

 

LA FLEUR, seul

 

Elle va les écrire, et, par une autre voie,

Mon maître les aura. Quelle sera sa joie !

Mais j’aperçois Finette ; elle a l’air agité.

 

 

Scène IV

 

LA FLEUR, FINETTE

 

LA FLEUR.

Ma Reine, où courez-vous d’un pas précipité ?

FINETTE.

Je vais chez le Notaire. Adieu, le temps me presse.

LA FLEUR.

Qui t’a donné cet ordre ? Instruis-moi.

FINETTE.

Ma maîtresse.

LA FLEUR.

Pour elle ?

FINETTE.

Pour Lucile ? on va la marier.

LA FLEUR.

À qui donc ?

FINETTE.

Je ne sais. Peut-être au Chevalier.

LA FLEUR.

On fera plutôt choix d’un autre, par vengeance.

La Marquise est trahie ; et, selon l’apparence...

FINETTE.

Son esprit, est capable, en dépit de ses feux,

De se vaincre par gloire, et de le rendre heureux.

LA FLEUR.

Ce trait est au-dessus des forces d’une femme.

FINETTE.

Tu connais mal, la Fleur, la trempe de notre âme :

Pour les plus grands efforts elle est formée exprès ;

Et nous vous surpassons toujours dans les excès.

LA FLEUR.

Dans le mal, j’en conviens ; dans le bien, je le nie.

FINETTE.

Maraud !

LA FLEUR.

On sent son tort sitôt qu’on injurie. 

Mais je m’amuse trop, le Chevalier m’attend.

FINETTE.

Va, va, tu me payeras ce discours insultant.

LA FLEUR.

Mon maître me prévient ; je le vois qui s’avance :

Dans ses yeux inquiets on lit l’impatience. 

FINETTE.

L’aspect de l’infidèle offense mes regards.

Adieu.

LA FLEUR.

Finette aussi donne dans les égards.

 

 

Scène V

 

LE CHEVALIER, LA FLEUR

 

LE CHEVALIER.

Ta lenteur en ces lieux m’oblige de me rendre.

Quel accueil a-t-on fait à mes Vers ?

LA FLEUR.

Le plus tendre.

Lucile est enchantée.

LE CHEVALIER.

Et sont-ils copiés ?

LA FLEUR.

Non ; mais ils vous seront au plutôt envoyés.

Au moment où je parle elle doit les écrire.

LE CHEVALIER.

Dis-tu vrai ?

LA FLEUR.

Monsieur, oui.

LE CHEVALIER.

Comme je le désire,

Je vais, je vais donc voir ce caractère aimé,

Adorer chaque trait que ses doigts ont formé :

Je vais baiser enfin, d’une lèvre pressante,

L’heureux papier qu’aura touché sa main charmante.

LA FLEUR.

Quel transport !

LE CHEVALIER.

Mes talents m’en deviennent plus chers.

Qu’on dise après cela, qu’on dise que les Vers

Sont d’un faible secours dans l’amoureux mystère,

Et que l’art de rimer nuit à celui de plaire ;

Qu’enflammer le beau sexe est aujourd’hui le lot

Qu’obtient l’étourderie, ou qui tombe au plus sot ;

Et que le titre seul d’Auteur et de Poète,

Suffit pour échouer près de la plus coquette. 

C’est une erreur grossière. À ce sexe enchanteur

Rendons plus de justice, et faisons plus d’honneur,

On sait que de l’esprit il est juge suprême ;

Et, pour ne pas l’aimer, il en a trop lui-même,

Le goût est son partage, avec le sentiment ;

Et, pour lui plaire, il faut s’exprimer finement.

LA FLEUR.

Il faut d’autres vertus ; et la femme est formée...

LE CHEVALIER.

Ce n’est que par degré qu’une belle est charmée.

LA FLEUR.

Par le premier coup d’œil son cœur est entraîné.

LE CHEVALIER.

Oui ; mais, par l’entretien, il est déterminé.

Si les sens ont le droit d’allumer la tendresse,

Le discours la nourrit et l’augmente sans cesse.

Quand ils soutiennent seuls un commerce amoureux, 

Un jour le voit former et s’éteindre avec eux.

L’esprit établit seul les partions durables,

Il rend seul les Amants solidement aimables :

Et quiconque d’Ovide a le talent flatteur,

S’il le sait employer, est sur d’être vainqueur.

LA FLEUR.

Si tous les beaux esprits avoient votre figure,

La victoire, Monsieur, me paraîtrait plus sûre.

LE CHEVALIER.

Un art si séducteur suffit pour l’assurer ;

Et, qui chante l’amour, a droit de l’inspirer.

 

 

Scène VI

 

LE CHEVALIER, LE BARON

 

LE BARON.

Chevalier, je te cherche, et mon âme est ravie ; 

Écoutes.

LE CHEVALIER.

Je ne puis.

LE BARON.

Il le faut, je t’en prie ;

Et je viens exiger un service de toi :

Ce sont des Vers qu’il faut que tu fasses pour moi.

LE CHEVALIER.

Des Vers pour toi ! La chose est assez singulière.

LE BARON.

Oui, pour moi. Tu ne peux refuser ma prière.

LE CHEVALIER.

Une affaire me presse, et je n’ai pas le temps.

LE BARON.

Oh ! Tu dois tout quitter pour moi dans ces instants.

LE CHEVALIER.

Rimer est au-dessous d’un homme de naissance.

LE BARON.

Sans rancune ; ces Vers sont pour moi d’importance ;

L’amour et l’amitié t’en pressent vivement.

LE CHEVALIER.

L’amour !

LE BARON.

Oui. C’est, ami, pour un objet charmant,

On m’ordonne surtout de garder le silence,

Et ce n’est qu’a toi seul que j’en fais confidence.

Comme, pour des raisons que tu ne peux savoir,

Elle m’a défendu depuis peu de la voir,

J’ai près d’elle, tantôt, porté mes vives plaintes, 

Et témoigné tout haut les doutes et les craintes

Que faisait naître en moi cet excès de rigueur.

Pour rassurer mon âme, et calmer ma frayeur

Mon aimable maîtresse...

LE CHEVALIER. :

Hé bien !

LE BARON.

Vient de m’écrire

Dans ce même moment les Vers que je vais lire.

Qu’ils sont tendres ! Mon cher, l’amour les a dictés, 

Et toi-même, tu vas admirer leurs beautés.

On n’a jamais du cœur parlé mieux le langage ;

Et du pur sentiment on voit qu’ils sont l’ouvrage.

Je brûle de répondre à cet Écrit galant ;

C’est ce qui cause, ami, mon embarras présent :

Car je suis, pour te faire un aveu véritable,

Je suis Amant parfait, mais Poète exécrable.

J’ai recours à ta verve en cette extrémité ;

Écoutes, cependant, tu vas être enchanté.

Il lit.

Je ne veux qu’à vous seul révéler mon secret.

J’aime ; ce mot vous dit d’être discret,

Et vous prouve ma confiance.

Ne vous alarmez pas de cette confidence,

Vous auriez, tort d’en paraître jaloux ;

L’amour que je ressens, je le ressens pour vous.

LE CHEVALIER.

Est-ce une illusion ? Je doute si je veille.

LE BARON.

Ce début te surprend, il charme l’oreille.

Il reprend.

L’amour que je ressens, je le ressens pour vous.

Je vous nomme sans que j’y pense ; 

Je souffre à regret votre absence,

Et sens à votre aspect les transports les plus doux.

J’ai du plaisir à vous l’écrire,

En en aurai, si vous venez ce soir,

J’en aurai cent fois plus encore à vous te dire,

Puisque je jouirai de celui de vous voir.

LE CHEVALIER.

Juste Ciel ! Qui croirait qu’une fille est capable.

LE BARON.

Ami, n’est-il pas vrai qu’il paraît incroyable

Qu’une jeune personne ait ce talent parfait ?

LE CHEVALIER.

Oui, la chose paraît incroyable, en effet.

Il prend le papier des mains du Baron.

Mais, par mes propres yeux, il faut que je m’assure.

LE BARON.

T’assurer ! Et de quoi !

LE CHEVALIER.

C’est là son écriture.

Je n’en puis plus douter, je reconnais sa main.

LE BARON.

Rends-moi donc ce Billet.

LE CHEVALIER.

L’outrage est trop certain.

LE BARON.

Quel outrage ? Réponds.

LE CHEVALIER

Ah ! Ce coup-là m’assomme.

Aussi cruellement peut-on jouer un homme ?

LE BARON.

D’un transport poétique est-ce l’effet subit ?

LE CHEVALIER.

C’est moi qui suis l’Auteur des douceurs qu’on lui dit :

J’étouffe.

LE BARON.

Comment donc l’Auteur ? Que veux-tu dire ?

LE CHEVALIER.

Perfide !

LE BARON.

Expliques-toi, quel est donc ce délire ? 

LE CHEVALIER.

Consentir, m’ordonner de m’écrire en son nom,

Pour envoyer mes Vers, en secret, au Baron ?

LE BARON.

Tu t’es donné, pour moi, la peine de produire

Ces Vers que j’ai reçus, et que je viens de lire.

En vérité, mon cher, rien n’est plus obligeant.

Mais débrouille à mes yeux un fait si surprenant.

LE CHEVALIER.

Ah ! Morbleu ! Laisses-moi. Je suis d’une colère

Qui me...

LE BARON.

Qu’en ce moment ton courroux se modère,

Quelqu’un vient. C’est Lucile. Ô Ciel ! Je suis perdu.

Rends-moi ce papier.

LE CHEVALIER.

Non.

LE BARON.

Mon cœur est éperdu.

LE CHEVALIER.

J’ai peine, en la voyant, à contenir ma rage.

 

 

Scène VII

 

LE CHEVALIER, LE BARON, LUCILE

 

LE CHEVALIER, à Lucile.

Vous avez, de mes Vers, fait un fort noble usage,

Et je dois, hautement, vous en remercier ;

Vous avez bien choisi pour me les envoyer.

LUCILE.

Quel est ce compliment ?

LE CHEVALIER.

Celui que je dois faire.

Le Baron peut, Madame, expliquer ce mystère.

LUCILE, au Baron.

Qui m’attire de lui l’accueil que je reçois ?

LE BARON.

Lucile, pardonnés... Mais j’ai perdu la voix.

LUCILE.

Je suis, de votre trouble encore plus surprise.

LE CHEVALIER.

Votre cœur, à mes yeux, vainement se déguise ;

Le Baron m’a remis un garant trop certain...

LUCILE.

Quel garant ?

LE CHEVALIER.

Cet Écrit tracé de votre main,

Qui m’a de vos deux cœurs appris l’intelligence.

LUCILE.

Baron, parlés.

LE CHEVALIER.

Il parle assez par son silence ;

Et, si je suis joué, j’ai du moins la douceur

D’être le Confident de son heureuse ardeur.

LUCILE.

Qu’apprends-je ! Juste Ciel !

LE CHEVALIER :

Vous voilà confondue,

Votre secret est su.

LUCILE.

Cette peine m’est due,

Non pour avoir payé vos feux de mon mépris ;

À toute âme infidèle on doit un pareil prix ;

Mais pour avoir compté sur son âme imprudente,

Plus que sur mes parents dont j’ai trompé l’attente,

Et pour m’être oubliée, exposant mon secret,

Jusqu’à livrer ma gloire au danger d’un Billet.

LE BARON.

Ces mots me font sentir combien je suis coupable.

Mon amour, cependant, doit me rendre excusable.

Je voulais vous répondre, et mon destin fatal

M’a fait avoir recours à mon propre rival.

J’étais...

LUCILE.

Épargnez-vous une inutile excuse ;

Je suis seule coupable, et seule je m’accuse.

Je sais qu’en rien, jamais, vous ne vous observez.

Mes feux devaient, pour vous, être plus réservés.

LE BARON.

Lucile, accablez moi de toute votre haine ;

Je la mérite trop.

LE CHEVALIER.

Rien n’égale ma peine.

C’est peu d’avoir reçu l’affront le plus cruel,

Je me vois, spectateur de leur feu mutuel.

LUCILE.

Je ne puis concevoir en moi cette imprudence.

Je suis inconsolable, et frémis, quand je pense

Qu’un billet échappé par indiscrétion,

Suffit seul pour ternir la réputation ;

Qu’il est, en un instant, répandu par l’envie,

Expliqué par la haine ou par la calomnie,

Et qu’il devient souvent, noirci de leur venin,

L’arrêt de notre honte écrit de notre main.

LE BARON.

Ah ! Vous portez trop loin les terreurs de votre âme.

LUCILE.

Non. Mais si votre amour est égal à ma flamme,

Autant que moi, Baron, vous en serez puni ; 

Votre destin au mien ne sera pas uni.

LE BARON.

Lucile, y songez-vous ? Quel discours est le vôtre ?

LUCILE.

Mon Oncle veut, ce soit, que j’en épouse un autre.

Mais, ce qui doit encore beaucoup plus m’effrayer,

Il veut unir mes jours à ceux du Chevalier.

LE BARON.

Ah, Ciel !

LE CHEVALIER.

Ce que j’entends est-il bien véritable ?

LUCILE, au Baron.

La Marquise a dicté cet arrêt qui m’accable.

LE CHEVALIER, d’un ton ironique.

Vous voulez bien, Madame, en cet heureux moment

Que je fasse éclater tout mon ravissement.

LUCILE.

Allez, n’insultez point à ma douleur mortelle.

LE CHEVALIER.

Pour cacher mes transports, ma fortune est trop belle.

LE BARON.

Quoi ! N’étant point aimé, tu formerais des nœuds.

LE CHEVALIER.

Le parti que l’on m’offre est trop avantageux ;

Si je n’en profitais, je serais condamnable,

Et pour la refuser, Madame est trop aimable.

LE BARON.

De son trouble et du mien, c’est trop longtemps jouir.

Finis ta raillerie.

LE CHEVALIER.

Oui, je vais la finir.

Ce moment fortuné qui venge mon outrage,

Sur mon rival aimé me donne l’avantage.

Maître de votre sort, je fais trembler vos cœurs ;

Je n’ai qu’à dire un mot pour combler vos douleurs.

Mais, que vois-je ! Vers nous la Marquise s’avance,

Je frémis à mon tour, et garde le silence.

Voici l’instant fatal et critique pour moi.

 

 

Scène VIII

 

LE COMMANDEUR, LA MARQUISE, LUCILE, LE CHEVALIER, LE BARON, FINETTE

 

LE COMMANDEUR.

Oui, de vous croire, en tout je me fais une loi.

LA MARQUISE, au Chevalier.

Monsieur, présentement, il n’est plus temps de feindre ;

Quand j’ai tout découvert, cessez de vous contraindre.

Je devrais vous punir de votre changement ;

Mais mon cœur, au-dessus d’un vain ressentiment,

Monsieur, veut sur lui-même obtenir la victoire ;

Il veut, dans ce qu’il fait, envisager sa gloire,

Et consulter, en tout, l’honneur qui le conduit,

Le monde qu’il respecte, et les égards qu’il suit.

Unissez-les, mon Oncle, et comblez voue ouvrage,

Le Chevalier n’a pas la richesse en partage ;

Elle attend tout de vous ; donnez-lui tous vos biens ;

Et songez qu’un époux m’a laissé tous les siens.

Pour rendre sa fortune égale à sa naissance,

J’implore vos bontés, et c’est-là la vengeance

Que je veux aujourd’hui, dans mon noble dépit,

Prendre d’une rivale à qui le sang m’unit.

LE COMMANDEUR.

J’applaudis cet effort.

Au Chevalier.

Avancez. Il recule.

Mais, je n’y conçois rien, cet homme est ridicule,

Et je ne vis jamais un amant plus glacé.

LE CHEVALIER.

J’aurais tort, devant vous, de paraître empressé.

Vous me croyez, Monsieur aimé de votre Nièce,

Vous êtes dans l’erreur, un autre a sa tendresse.

LE COMMANDEUR.

Qui donc en est aimé ? Répondez, Chevalier.

Quoi ! Vous ne dites mot ? Le cas est singulier.

Quel est donc cet amant que je voudrais connaître ?

Mais il n’a qu’à parler, mais il n’a qu’à paraître.

Serait-ce vous, Baron ? Vous vous tairez aussi.

À qui donc m’adresser pour en être éclairci ?

Montrant la Marquise.

Ma Nièce s’est trompée, et ne peut m’en instruire.

Lucile qui le sait, n’a garde d’en rien dire.

LUCILE.

Mon Oncle, excusez-moi, je vais parler sans fard.

LE COMMANDEUR.

Un discours si nouveau me surprend de sa part.

LUCILE.

Puisqu’il faut, sans détour, vous découvrir mon âme,

Le Baron en l’objet de ma secrète flamme ;

Mon malheur est certain, si l’hymen aujourd’hui

Unit ma destinée à tout autre qu’à lui.

LE COMMANDEUR.

Hé ! Que ne parlais-tu plutôt ? Quelle manie ! 

LUCILE.

Regardez ma Cousine, elle me justifie.

Je craignais, pardonnez à ma jalouse erreur ;

Que le Baron ne fût le maître de son cœur.

Dans ce cruel soupçon, jugez de mes alarmes,

Que ne devais-je pas redouter de ses charmes ?

Leur pouvoir m’effrayait ; et mon cœur n’a pas dû

Se flatter que le sien, porterait la vertu

Jusques au point, Monsieur, de céder ce qu’il aime.

Hé ! Qui pouvait s’attendre à cet effort extrême ?

Si votre âme irritée après un tel aveu,

Ne peut me pardonner d’avoir caché mon feu,

Suivez votre colore, et punissez mon crime,

En ne m’unissant pas à l’objet que j’estime.

Mais n’allez pas porter votre sévérité,

Jusques à lier mes jours contre ma volonté.

LE COMMANDEUR, à la Marquise.

L’en croirons-nous, ma Nièce ? Hem, rirez-moi de peine.

LA MARQUISE.

Oui, ma sincérité vous répond de la sienne.

LE COMMANDEUR.

Suivrai-je ma pitié ? Suivrai-je mon courroux ?

À la Marquise.

Je suis embarrassé. Que me conseillez-vous ?

LA MARQUISE.

D’écouter la tendresse, et de la rendre heureuse.

LE COMMANDEUR.

Il suffit ; j’en croirai votre âme généreuse.

Lucile, ma bonté t’accorde un plein pardon,

Et j’unis ton destin à celui du Baron.

LE BARON.

Quel bonheur !

LUCILE.

Je ne puis cacher ma joie extrême,

Mon oncle.

LE COMMANDEUR.

Oh ! Pour le coup, ce trait part du cœur même,

Elle est vraie à présent, et je n’en doute plus.

Montrant le Chevalier.

Ma Nièce, embrasses-moi. Le voilà bien confus.

LE CHEVALIER.

Je ne puis l’être assez. Ce n’est pas que je voie

Avec un œil jaloux leur hymen et leur joie.

Tout ce qui fait ma peine et mes justes regrets,

À la Marquise.

Madame, c’est d’avoir offensé vos attraits.

Permettez qu’à vos pieds...

LA MARQUISE.

Non, je vous en dispense.

Mes yeux se sont ouverts, grâce à votre inconstance.

Lucile a démasqué votre cœur aujourd’hui ;

Le mien, s’il oubliait que vous l’avez trahi,

Une seconde sois mériterait de l’être ;

Et, pour vous pardonner, il doit trop vous connaître.

D’abord, des sens trompeurs on suit l’impression,

Mais la raison bientôt chasse l’illusion.

D’avoir souffert vos soins, le monde m’a blâmée ;

Je dois rompre avec vous pour en être estimée.

J’ai, par égard pour elle, immolé mon amour,

Et, par respect pour moi, je vous fuis sans retour.

LE CHEVALIER.

Voilà l’arrêt fatal que j’ai du le plus craindre ;

Mais je l’ai mérité, j’aurais tort de me plaindre.

Il sort.

FINETTE, seule.

Pour moi, je l’applaudis, Monsieur, sur ce revers,

Peut faire une élégie, et gémir en grands vers.

 

 

Scène IX

 

LE COMMANDEUR, LA MARQUISE, LUCILE, LE BARON, FINETTE

 

LE COMMANDEUR, à la Marquise.

Tout ce que fait ma Nièce aujourd’hui m’édifie,

Même avec les égards il me réconcilie.

Leur pouvoir, dans le fond, est pour nous un soutien ;

Il sert de frein au mal, et d’aiguillon au bien.

Le trop de défiance est ton défaut, Lucile ;

Que pour toi sa bonté soit un modèle utile :

Sa générosité doit guérir ton erreur ;

Elle montre le prix des sentîmes du cœur :

Et, par l’événement, tu vois que leur noblesse

Fait plus que tout l’esprit, et confond la finesse.

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