Les Deux cousins (Ferdinand LALOUE - Nicolas-Paul DUPORT - Amable de SAINT-HILAIRE)

Comédie-vaudeville en trois actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 12 janvier 1825.

 

Personnages

 

CHARLES

HONORÉ

MONSIEUR FRÉMONT, oncle de Charles et Honoré

MONSIEUR DENNEVILLE, avoué

MADAME DENNEVILLE

FINET, second clerc

MADAME MIGNONET, femme de ménage

LOUIS, domestique d’Honoré

SOCIÉTÉ de Madame Denneville

CLERCS

AMIS de Charles

 

La scène se passe à Paris, en 1824.

 

 

ACTE I

 

Le Théâtre représente sur le devant un riche cabinet d’avoué ; à gauche, le bureau de monsieur Denneville et des cartonniers ; à droite et à gauche, des portes ; à droite le bureau d’Honoré, au fond, une cloison vitrée qui sépare le cabinet de l’étude ; dans l’étude, des tables et des quinquets suspendus ; au fond de l’étude, la porte donnant à l’extérieur.

 

 

Scène première

 

FINET, seul à la porte du fond

 

Ça suffit, monsieur, vos dossiers seront en règle. Vous dites ?... que je ne quitté pas l’étude... soyez tranquille, vous me trouverez le nez sur ma grosse.

Descendant la scène.

avec ça que c’est amusant... copier des déclinatoires et transcrire des licitations ; comme ça instruit la jeunesse !

 

 

Scène II

 

FINET, CHARLES

 

CHARLES, entrant par la porte de gauche du cabinet.

Bonjour, mon petit Finet ; comment, tu es seul à l’étude ! où est donc mon respectable cousin ?

FINET.

Monsieur Honoré ?... si vous étiez venu deux minutes plus tôt, vous le trouviez là, me donnant des instructions sur la manière de devenir un jour un célèbre avoué.

CHARLES.

Ah ! et t’a-t-il donné les instructions sur la manière de se procurer de l’argent, quand on n’en a pas ?

FINET.

Oh ! non, ce n’est pas sa partie... il est toujours en fonds, lui...

CHARLES.

Oui, il a gardé son héritage, et moi j’ai mené le mien grand train ; dis-moi, crois-tu qu’il soit d’humeur à me prêter quelques billets de mille francs ?

FINET.

Des billets de mille francs ? non, non.

CHARLES.

Parole d’honneur ?

FINET.

Parole d’honneur... Ah ! mais s’il vous refuse, ce ne sera pas par défaut d’obligeance, ce sera par intérêt pour vous... il est si fort sur les principes... il ne voudrait pas encourager la dissipation, les folies d’un parent qui lui est si cher !

CHARLES.

En vérité, tu me dis cela d’un air sérieux, doctoral ; tu es presque solennel : je ne te reconnais plus.

FINET.

Ah ! dame, voilà comme nous sommes tous maintenant à l’étude... depuis que vous n’êtes plus ici, nous avons de la gravité, nous connaissons l’importance de nos fonctions, et nous nous ennuyons toute la journée.

CHARLES.

Pauvre garçon ! écoute, je t’offre une consolation dans le malheur, viens déjeuner avec moi demain.

FINET.

Comment ?vous donnez à déjeuner, je croyais que vous manquiez d’argent.

CHARLES.

Eh bien ! c’est justement pour ça... je t’invite ; tu me déterres un de ces usuriers avec lesquels tu m’as mis tant de fois en relations ; le capitaliste est gastronome ; il déjeune et il prête.

FINET.

Heu ! ce n’est pas sûr... c’est que votre papier a joliment perdu sur la place. Quand vous étiez propriétaire, parbleu, ça allait tout seul ; mais à présent...

CHARLES.

C’est égal, tâche toujours de m’en amener un, j’en ai attendri de bien durs, va... je ferai tant de frais d’éloquence...

FINET.

De l’éloquence, jolie ressource !

Air : Adieu, je vous fuis, bois charmant !...

Les prêteurs, toujours assez juifs,
Sont peu touchés d’un beau langage ;
Ils tiennent aux mots positifs,
Tels que nantissement et gage.
L’éloquence est nulle à leurs yeux,
Aux discours en vain on s’applique ;
Une hypothèque vaut pour eux,
Toutes les fleurs de rhétorique.

CHARLES.

Bah ! bah ! laisse donc, mets-moi seulement en présence, et tu verras ?

FINET.

À la bonne heure, monsieur, je chercherai toujours.

CHARLES.

Oui, c’est ça, cherche, et surtout n’oublie pas que c’est pressé... je peux te dire ça à toi : d’abord, il s’agit de donner quelques secours à un monsieur Melcourt, un vieux parent de ma mère, que je ne connais pas... Mais c’est égal, il m’a écrit, il s’est adressé à moi avec confiance... d’un autre côté, il y a trois ou quatre gaillards qui se sont invités chez moi sans façon... tu sens bien que je ne dois pas manquer ces deux affaires-là ?

Air : Au temps heureux de la chevalerie.

Si mon emprunt se faisait, au plus vite,
J’irais tirer mon parent d’embarras ;
À nos amis je songerais ensuite,
Et Corcelet fournirait le repas :
Ainsi, mon cher, nous pourrions, je le pense,
Si l’usurier se laisse endoctriner
Mener de front en cette circonstance
La bienfaisance et notre déjeuner !...

FINET.

Voilà ce qui s’appelle entendre la morale et les plaisirs ! Eh bien ! tenez, moi, j’aime mieux un mauvais sujet comme vous, qu’un vertueux personnage comme monsieur votre cousin.

CHARLES.

Chut ! tais-toi donc, c’est... c’est un des sept sages de la Grèce.

FINET.

Vraiment !... ah çà ! dites-moi un peu, y avait-il un de ces messieurs-là qui fût premier clerc et amoureux de la femme de son avoué ?

CHARLES.

Hein ? es-tu fou ? comment, Honoré...

FINET.

Oui, oui, tout en ayant l’air de ne pas y prendre garde, j’observe ; et monsieur Honoré une manière de regarder madame Denneville... enfin, je ne dis rien, moi ; niais quand la sagesse regarde dans ce genre-là, on ne sait plus trop à quoi s’en tenir.

CHARLES.

Voyez-vous, le cher cousin !

FINET.

Et puis, j’ai remarqué aussi qu’il se mêle toujours dans les querelles de ménage ; et toutes les fois qu’il se charge d’arranger un raccommodement, on est sûr que ça finit par une brouille bien conditionnée.

CHARLES.

Eh bien ! mais, au fait, pour un sage ce n’est pas trop maladroit, ça... au surplus, ce n’est pas mon affaire ; qu’il me prête de l’argent, voilà tout ce que je lui demande... et je reviendrai dans la soirée pour lui pousser une dernière botte. Si je ne te revois pas, je compte toujours sur toi pour déjeuner, hein ?

FINET.

C’est entendu ; je passerai chez vous entre le référé et l’enregistrement.

CHARLES.

Ah ! çà, nous disons : toi, le capitaliste et l’étude entière, jusqu’aux saute-ruisseaux, je griserai tout le monde !

Air : Amis, voici la riante semaine.

Il faut, mon cher, bannir l’inquiétude,
Et vous moquer des cris du vieux patron.
J’entends, demain, que toute son étude,
En me quittant, ait perdu la raison.
Ah ! je voudrais, aux flacons faisant tête,
Dût en gémir le corps des procureurs.
Voir tous les jours la basoche en goguette                    }
bis.
Pour le repos des malheureux plaideurs.                     }

Finet répète le refrain avec Charles qui lui serre la main. Charles sort.

 

 

Scène III

 

FINET, seul

 

À la bonne heure, au moins, voilà un bon enfant, il sait vivre, lui !... Mais voyons, songeons un peu aux affaires, et d’abord, relisons mon rôle de l’École des Vieillards... c’est que je ne le sais pas encore trop... Où diable aussi a-t-on eu l’idée de me faire jouer le rôle du vieux domestique, à moi ? ah ! bah ! c’est égal, en me grimant bien avec un peu de noir, là et là, une grande perruque grise et une grosse voix... je serai gentil comme tout... essayons.

Lisant son rôle.

« À quinze ans, j’étais des plus ingambes ;
« Mais devenir coureur quand on a plus de jambes !...
« Ce Paris ! on s’y perd : le Havre tout entier,
« En se pressant un peu tiendrait dans un quartier ;
« Et je cours !... mais je cours !... »

 

 

Scène IV

 

FINET, FRÉMONT

 

FRÉMONT, entrant par le fond.

Il n’y a donc personne, ici ?

FINET, serrant vivement son rôle.

Hein ?

À part.

Tiens, moi qui croyais que c’était le patron !

Haut.

Que demandez-vous, monsieur ?

FRÉMONT.

Je viens voir Denneville ; est-il chez lui ?

FINET.

Oui, monsieur, il dîne ; mais si c’est pour affaires, monsieur Honoré, le premier clerc, ne tardera pas à rentrer, et vous pourrez...

FRÉMONT.

Ah ! c’est M. Honoré qui est premier clerc ? et son cousin Charles n’est-il plus attaché à l’étude ?

FINET.

Hélas ! non, monsieur, et nous le regrettons tous. Avec lui, au moins, nous avions un peu de bon temps... le soir, il nous permettait de sortir... nous allions ensemble siffler ou applaudir les pièces nouvelles... nous faisions de petits soupers à l’instar de ceux de Momus... oh ! nous nous en donnions ! À présent, ce n’est plus ça du tout. Depuis que M. Honoré est monté en grade, il faut être exact... nous sommes dans les dossiers toute la semaine, et pour nous refaire, il nous envoie en course le dimanche, parce qu’il dit que c’est le jour du repos... aussi, c’est étonnant comme on l’aime !

FRÉMONT.

Eh bien ! vous avez tort de vous plaindre ; vous devriez vous féliciter, au contraire, d’avoir un pareil chef.

Air : Du vaudeville des Scythes.

Pour lui, pour vous, il fait ce qu’il doit faire,
En réglant bien l’emploi de votre temps,
Souvenez-vous que dans votre carrière,
Au travail seul, on doit tous ses instants ;
Au but ainsi, bientôt votre mérite,
Peut vous conduire...

FINET.

Oui, le fait est certain ;
Mais j’aime mieux n’y pas aller si vite,
Et m’amuser un peu sur mon chemin.

FRÉMONT.

À merveille ! vous changerez d’avis, jeune homme ; vous ne serez pas toujours aussi frivole.

FINET.

Frivole ! frivole ! écoutez donc, il me semble qu’il n’y a pas besoin d’être positivement un Caton pour être clerc d’avoué.

À part.

Au fait, qu’est-ce qu’il vient donc me conter, ce client-là ?

Haut.

Monsieur, je vous demande bien pardon ; mais j’ai ici une affaire très pressée... donnez-vous la peine de vous asseoir.

Il reprend son rôle et répète bas en faisant des gestes.

FRÉMONT.

C’est bien, c’est bien, mon ami.

À part.

Allons, d’après mes premières informations, il paraît qu’Honoré est un garçon sage, rangé, studieux, et qui peut faire honneur à sa famille. Quant à M. Charles, nous verrons.

Se retournant vers Finet.

Dites-moi, mon ami, je suis fâché de vous déranger encore...

FINET, montrant son rôle.

Ah ! monsieur, je vous en prie... je vous l’ai déjà dit... ce que je tiens là est très pressé : voyez-vous... l’affaire a lieu demain... çà ne peut pas se remettre.

FRÉMONT.

Une dernière question, seulement... Croyez-vous que je ferai bien d’attendre ici M. Denneville ? viendra-t-il bien tôt à son étude ?

FINET.

Je ne peux pas vous dire... ah ! cependant si... oui... il descendra peut-être... comme sa femme a dîné en ville...

FRÉMONT, se levant.

Comment, sa femme ? Denneville.est marié ?

FINET.

Vous ne saviez pas cela ? vous venez donc de bien loin ? ça a fait assez de bruit dans le palais, allez ! et c’est qu’elle est jolie, Mme Denneville... Ah ! si j’avais seulement deux ou trois ans de plus...

FRÉMONT.

Eh quoi ? à son âge, Denneville a fait la sottise...

FINET.

Oui, monsieur... il a fait la sottise... Mais tenez, je crois que je l’entends.

 

 

Scène V

 

FINET, FRÉMONT, DENNEVILLE, TOUS LES CLERCS

 

Les clercs se placent à leurs tables dans l’étude, où Denneville leur distribue de la besogne.

LES CLERCS.

Air : De Fernand Cortès.

Chacun à son dossier,
Vite, mettons-nous à l’ouvrage ;
Ah ! de bon cœur, j’enrage !
Quel ennuyeux métier !...

DENNEVILLE, donnant à chacun son travail.

Prenez cet inventaire,
Et vous, monsieur, copiez ce contrat ;
Vous, pour le notaire,
Des frais transcrivez l’état.

On reprend en chœur.

Chacun à son dossier, etc.

FINET, à part.

Quel bonheur ! tout est distribué ! je l’échappe pour aujourd’hui !

DENNEVILLE, rentrant dans le cabinet.

Ah ! vous voilà, M. Finet, eh bien ! qu’est-ce que vous faisiez donc ici, paresseux que vous êtes ?

FINET.

Paresseux, moi ? D’abord, monsieur, je travaillais, et puis, je tenais compagnie à un client qui vous attend depuis une heure.

DENNEVILLE.

C’est bon, c’est bon ! laissez-nous... j’ai mis de la besogne à votre place.

Finet s’éloigne en faisant la moue à son patron.

FINET, à part.

J’ai mis de la besogne à votre place... il n’a que çà à vous dire lui ?...

 

 

Scène VI

 

FRÉMONT, DENNEVILLE

 

DENNEVILLE.

Monsieur... que vois-je ? eh quoi ! c’est toi, mon vieil ami ? Comment, tu reviens à Paris après quinze ans d’absence, et tu ne me préviens pas ?

FRÉMONT.

J’a ais mes raisons : tu le vois, j’arrive comme un dénouement, ex abrupto, sans qu’on sache trop ni comment, ni pourquoi.

DENNEVILLE, lui serrant la main.

Ce cher Frémont !

FRÉMONT.

Chut !... ne me donne pas ici ce nom-là.

DENNEVILLE.

Qu’est-ce à dire ? ah ! j’entends... oui... comme on est millionnaire, on a changé son extrait de naissance, on est, pour le moins, comte ou baron !

FRÉMONT.

Quelle idée !

Air : Sans entreprendre un semblable voyage. (L’Insouciant.) 

Oui, j’en conviens, pour un millionnaire,
Frémont tout court est un peu trop bourgeois ;
Mais, mon ami, c’est le nom de mon père ;
Il n’en est pas de meilleur, je le crois...
Ici, pourtant, c’est chose assez commune,
Les enrichis prennent goût au blason ;
Et lorsqu’on voit agrandir sa fortune,
On veut aussi voir allonger son nom.

Quant à moi, je n’ai pas ce ridicule, et puis qu’il faut te le dire, je suis tout bonnement une espèce d’oncle de comédie décidé à tenter une épreuve sur ses deux neveux. Ils ne me connaissent ni l’un ni l’autre, ainsi...

DENNEVILLE.

Une épreuve ? mais je puis t’en épargner les frais ; je dois bien savoir à quoi m’en tenir sur tes neveux, moi, puisque j’ai été leur tuteur... d’ailleurs, ne suis-je pas aussi de la famille ? En deux mots, voici leurs caractères : Honoré est un modèle de raison et de conduite, Charles un mauvais sujet sans ressources.

FRÉMONT.

Au fait, on m’a déjà dit que tu avais été forcé de le renvoyer de ton étude.

DENNEVILLE.

Oui, depuis longtemps il lassait ma patience par sa dissipation et son inexactitude. D’ailleurs, je m’étais aperçu... et puis, Honoré m’avait fait remarquer aussi...

FRÉMONT.

Quoi ?

DENNEVILLE.

D’abord, Charles est un joli garçon, vois-tu... il est aimable, entreprenant, et il était d’une familiarité auprès de ma femme !

FRÉMONT.

De ta femme ? ah ! oui, je sais, tu es marié, mon pauvre garçon, et... es-tu heureux, au moins, dans ton ménage ?

DENNEVILLE.

Heureux ! sans doute... je pense bien que Mme Denneville est incapable de rien faire qui puisse positivement troubler mon repos... mais...

FRÉMONT.

Mais ?

DENNEVILLE.

La dépense, mon cher, la dépense ! ah !

Air : Il povero Calpigi.

Ma femme est jeune, assez coquette,
Et chaque jour, pour sa toilette...
Chez nous s’élèvent des débats,
Tels qu’au palais on n’en voit pas.
Au bout du compte, je finance ;
C’est la première fois, je pense,
Qu’on voit, pour finir les procès,
Un avoué payer les frais.

FRÉMONT.

Mon ami, je te félicite :
Il est beaucoup de gens qu’on cite,
Qui voudraient donner leurs écus,
Et ne redouter rien de plus.
Lorsqu’une femme jeune et belle,
Pour sa parure nous querelle,
L’important est, dans ce procès,
D’en être quitte pour les frais.

DENNEVILLE.

Oh ! à cet égard-là, je suis sûr... Cependant, st j’en avais cru dans les temps les conseils d’Honoré...

FRÉMONT.

Honoré ? et que te disait-il donc ?

DENNEVILLE.

Des choses d’une sagesse ! comme tout ce qu’il dit, au reste... Monsieur, vous n’êtes plus de la première jeunesse, et une femme de vingt ans, légère, inconsidérée... vous aurez des clercs... Enfin, il me prédisait l’avenir, et ce n’é tait pas par intérêt, parce qu’il était mon héritier, et que mon mariage pouvait détruire ses espérances... oh non, il est incapable... c’était par pure amitié pour moi... la preuve, c’est qu’aussitôt que j’ai eu fait la folie, eh bien ! il a changé du tout au tout ! plus d’avis contraires, de l’amabilité, de la complaisance pour ma femme... excusant son étourderie, sa légèreté... et s’il ne pouvait me cacher entièrement les torts de son cousin, au moins cherchait-il à le justifier à mes yeux, tout en convenant que je devais l’éloigner de mon étude par prudence... Enfin, je te dis qu’Honoré est un ange.

FRÉMONT.

Oui, oui, je vois que jusqu’à présent, il a l’avantage sur Charles ; cependant, je ne veux pas me hâter de prononcer.

DENNEVILLE.

Mon témoignage ne te suffit donc pas ?

FRÉMONT.

Chacun a sa manière de juger ; j’ai déjà essayé un premier moyen, qui me servira du moins à apprécier le cœur de l’un et de l’autre ; car, l’ordre, l’économie, l’application au travail, fout cela est très bien... mais je tiens encore à d’autres qualités. J’ai adressé aux deux cousins une lettre au nom d’un M. Melcourt, allié de sa famille, qui se dit dans la détresse, et fait un appel à leur bienfaisance...

DENNEVILLE.

Oui-dà ?... eh bien ! je te promets que tu n’attendras pas longtemps la réponse d’Honoré !... Eh ! mon cher, il est d’un bureau de charité... Quant à Charles, supposons que la bonne volonté ne lui manque pas, l’état de ses affaires...

FRÉMONT.

Enfin, nous verrons... Je te quitte... il ne me reste qu’à te recommander le silence le plus absolu sur mon arrivée.

Air : de la Maison de plaisance.

Mon ami, le secret
Ici m’est nécessaire ;
Tu seras, je l’espère,
Utile à mon projet.
Si j’ai recours à ce mystère,
C’est pour mieux placer mes bienfaits ;
Je veux qu’une amitié sincère
M’en paie un jour les intérêts.
J’éprouve encore quelque doute...
C’est que, mon cher, assez souvent,
Dans un semblable placement,
Le débiteur fait banqueroute.

Ensemble.

DENNEVILLE.

Je promets le secret,
Puisqu’il est nécessaire
Je serai, je l’espère,
Utile à ton projet...

FRÉMONT.

Mon ami, le secret, etc.

Il sort par le fond.

 

 

Scène VII

 

DENNEVILLE, seul

 

Mon dieu qu’on est malheureux d’être défiant !... c’est le défaut de la vieillesse... mais ma femme tarde bien à rentrer ! depuis quelques temps, toujours des invitations chez ses amies... c’est désagréable ça ! nous ne pouvons plus même dîner ensemble... je suis si peu marié maintenant, qu’en vérité, ça n’en vaut pas la peine.

Il se place à son bureau.

Finet ! monsieur Finet !

 

 

Scène VIII

 

DENNEVILLE, FINET

 

FINET.

Voilà, monsieur.

À part.

Ah ! à présent je sais mon rôle par cœur ; je n’ai plus qu’à m’occuper de l’étude !...

DENNEVILLE.

Où est Honoré ?

FINET.

Monsieur Honoré, il vient de sortir.

DENNEVILLE.

Pour mes affaires, j’en suis sûr !

FINET, à part.

Il a raison, le patron !... c’est pour ses affaires... il sera allé au-devant de madame.

DENNEVILLE.

Tenez, voilà une note de courses à faire...

FINET, à part.

Encore !... « Les jambes me font mal, en entendant cela. » Oh ! c’est là, que sera le coup de fouet, et la partie des applaudissements ira son train... c’est une jolie invention, que la comédie bourgeoise. À bien prendre, c’est même mieux qu’un grand théâtre !... D’abord, il y a du zèle et de l’activité ; on ne voit pas là des sociétaires qui aient toujours des rhumes, et des pensionnaires qui n’aient pas le droit d’en avoir.

Il continue à s’occuper de son rôle.

DENNEVILLE, feuilletant des papiers.

« Le sieur Herbaut, plaidant en séparation contre sa femme. » Ah ! par exemple, celui-là, s’il y a un peu de justice, il doit gagner. 

FINET, à part.

Tiens... un vieux de cinquante ans... sa femme y gagnera encore plus que lui.

DENNEVILLE, se retournant.

Eh bien ! monsieur... et vos courses ?

FINET.

J’y vais, j’y vais, monsieur.

À part.

Ah ! le patron, d’abord, dès qu’il s’agit de femme, il est tout de suite de mauvaise humeur.

Il sort.

DENNEVILLE, continuant à lire.

« Représente au tribunal, que depuis deux ans, sa femme a fait trente-sept mille francs de dettes. » Ah ! mon Dieu... voilà où conduisent les parties de plaisir, les bals, les spectacles... et je souffrirais que madame Denneville !

MADAME DENNEVILLE, dans la coulisse.

Portez cela dans mon boudoir...

DENNEVILLE.

La voilà !

 

 

Scène IX

 

DENNEVILLE, MADAME DENNEVILLE

 

MADAME DENNEVILLE, à la porte.

J’irai tout essayer dans un instant... Êtes-vous là, mon ami ?

DENNEVILIE, se levant.

Oui, madame... oui... je puis donc vous voir enfin... vous revenez bien tard ?

MADAME DENNEVILLE.

C’est qu’après dîner, je suis sortie avec Mme d’Hermance pour faire quelques emplettes... elles sont d’un goût... oh ! vous serez content...

DENNEVILLE.

Des emplettes... des emplettes... toujours des emplettes ! et à quoi bon, madame, s’il vous plaît.

MADAME DENNEVILLE.

C’est que, vous ne savez pas... nous donnons demain une comédie chez madame de Sainville ; j’ai un rôle charmant !... Ah ! mon ami, quel rôle et comme je le jouerai !...

DENNEVILLE.

Un rôle, à présent !... il ne manquait plus que cela... Eh ! madame, c’est bien dans notre état qu’on doit jouer la comédie.

MADAME DENNEVILLE.

Pourquoi non ? on la joue dans tous les états ; il n’y a pas pour cela de classe privilégiée ; d’ailleurs, c’est une pièce très morale... l’École des vieillards.

DENNEVILLE.

Oui, très morale, en effet... Je ne lui connais qu’un défaut, à cette comédie-là ; c’est d’être venue un an trop tard...

MADAME DENNEVILLE.

Qu’est-ce que vous dites donc ? ah ! ah !... je comprends !

Souriant.

Vous n’avez pas le sens commun... Le fait est que j’ai voulu vous faire honneur dans notre cercle ; et pour la scène du bal, j’ai commandé la plus belle robe...

Air de Paris et le Village.

Chacun, mon cher, appréciera
Le goût, l’éclat de ma parure,
Et ma toilette déplaira
Aux femmes seules, j’en suis sûre.
Dans notre spectacle bourgeois,
Du succès, j’aurai donc la gloire :
Je serai charmante, je crois,
Jugez-en, voici le mémoire !

DENNEVILLE.

C’est ça, à merveille ! je m’y attendais... Morbleu ! ma dame, je ne me prêterai pas davantage à ce que mon argent soit dissipé pour de pareilles fantaisies !...

MADAME DENNEVILLE.

Comment, vous vous fâchez de la sorte, pour quelques petits frais...

DENNEVILLE.

J’enrage... est-ce comme cela que vous avez été élevée... vous fallait-il tant de recherche, tant d’élégance, quand je vous épousai.

MADAME DENNEVILLE.

Eh bien n’êtes-vous pas satisfait de voir que dans votre société, je suis devenue si vite une femme de goût...

DENNEVILLE.

Eh ! mon dieu !... madame, je vous le répète ; je vous aimais mieux telle que vous étiez la première fois que je vous vis chez votre tante. Vous ne connaissiez alors, ni le monde, ni ses plaisirs... je vous trouvai assise devant un métier à broder... vêtue d’une robe de toile, avec un tablier noir, les cheveux enterrés sous le bonnet le plus modeste... il ne vous fallait pas dans ce temps-là, des ma rabouts, des diamants, des coiffures à la neige... Cependant, j’ai fait de vous la maîtresse d’une maison opulente, une femme à équipage... une femme riche et considérée...

MADAME DENNEVILLE.

Eh bien mon ami, il ne vous reste plus qu’une seule chose à faire.

DENNEVILLE.

Dame ! à moins de vous rendre veuve, je ne vois pas...

MADAME DENNEVILLE, émue.

Ah ! monsieur, ce que vous me dites est affreux !

DENNEVILLE.

Pardon, ma bonne amie, mais c’est qu’aussi vous m’abordez toujours un mémoire à la main !

MADAME DENNEVILLE.

Vous devriez m’en savoir gré... c’est que je n’aime pas à avoir des dettes... mais vous ne faites pas attention à des motifs aussi sages, aussi raisonnables ; dès qu’une chose vous contrarie, vous vous emportez de suite... Allons, allons, c’est une bagatelle ; voyons, payez ; soyez aimable !

DENNEVILLE.

Que diable ! ne pouvez-vous donc pas me trouver aimable sans que je paye pour cela ?

MADAME DENNEVILLE, le regardant tendrement, et lui donnant la main.

Mon ami !

DENNEVILLE.

C’est ça, mon ami ! vous abusez de ma faiblesse. Vous savez trop bien que, quand vous me regardez de la sorte, il faut que j’en passe par où vous voulez... donnez-moi ce mémoire, je paierai !...

MADAME DENNEVILLE.

Ah ! à la bonne heure ! voilà parler... Tenez, mon ami, vous n’imaginez pas à quel point la bonne humeur vous va bien !

DENNEVILLE.

Mais il ne tiendrait qu’à vous de me voir toujours ainsi.

MADAME DENNEVILLE.

Vrai ? eh bien ! essayons... un peu de complaisance de part et d’autre.

DENNEVILLE.

Je ne demande pas mieux... ne disputons à l’avenir que d’amitié et de prévenance.

MADAME DENNEVILLE.

Air du Vaudeville de Passe-Partout.

Entre nous jamais de nuage,
Nous n’aurons plus que d’heureux jours.

DENNEVILLE.

Qu’un baiser soit ici le gage
D’un traité conclu pour toujours...
Eh ! quoi, vous refusez, madame ?

MADAME DENNEVILLE.

Si l’on nous voit, que dira-ton ?
Vous savez qu’embrasser sa femme,
Monsieur, c’est du plus mauvais ton !

Denneville l’embrasse.

 

 

Scène X

 

DENNEVILLE, MADAME DENNEVILLE, HONORÉ

 

HONORÉ, s’arrêtant au fond.

Ah ! pardon... je me retire.

DENNEVILLE.

Du tout, du tout, Honoré, mon ami ; approchez, au contraire... vous ne pouviez pas arriver plus à propos...

MADAME DENNEVILLE.

Oui, félicitez-nous, monsieur... mon mari et moi, nous venons de former le projet du plus heureux ménage !...

HONORÉ.

Croyez que je vois cet accord avec le plus grand plaisir.

DENNEVILLE.

Ma femme a promis d’être raisonnable.

MADAME DENNEVILLE.

Et M. Denneville d’être charmant !

HONORÉ.

Ah ! vous avez bien raison tous deux... c’est un trésor si précieux que la bonne intelligence ! faut-il s’en priver sans des motifs sérieux ? et si, d’une part, on a par fois quelques légers soupçons...

DENNEVILLE.

Ah ! quant aux soupçons, j’espère que je les ai assez longtemps dissimulés !

MADAME DENNEVILLE.

En vérité, c’est très honnête, c’est plutôt moi qui ai souffert en silence des contrariétés inouïes.

DENNEVILLE.

Vous conviendrez pourtant, madame, que votre légèreté !

MADAME DENNEVILLE.

Et vous, monsieur, que votre désobligeance...

HONORÉ.

Eh bien ! eh bien ! que devient votre projet de tout à l’heure, vous n’y songez donc déjà plus ? je suis bien jeune pour me mêler de donner des conseils, mais ce pendant si j’osais...

MADAME DENNEVILLE.

Parlez, parlez, monsieur, et prouvez à mon mari qu’il a tort.

DENNEVILLE.

Oui, oui, expliquez-vous, Honoré, et démontrez à ma femme qu’elle n’a pas raison.

HONORÉ.

Ah ! vous concevez que je ne voudrais pas faire d’applications directes ; mais en général, si une personne dans la position de madame, me demandait des avis, je lui dirais.

Air : Une femme jeune et jolie.

Doit fuir les cercles trop brillants
Souvent la moindre étourderie
La livre aux propos médisants !
Pour elle un bonheur sans nuage
Peut se trouver dans la maison !

DENNEVILLE, à sa femme.

Voilà, je crois, parler en sage.       } bis.
Profitez bien de la leçon !              }

HONORÉ.

Je dirais au mari, qui ne serait plus de la première jeunesse.

Même air.

N’écoutez pas la jalousie,
L’apparence nous trompe tous.
Votre femme est jeune et jolie,
Sur ses désirs réglez vos goûts.
Qu’elle puisse, dans son ménage,
Jouir de sa belle saison.

MADAME DENNEVILLE, à son mari.

Voilà, je crois, parler en sage.       } bis.
Profitez bien de la leçon.               }

 

 

Scène XI

 

DENNEVILLE, MADAME DENNEVILLE, HONORÉ, CHARLES

 

CHARLES, dans l’étude.

Eh bien est-il rentré enfin, Honoré ? peut-on le voir ?

DENNEVILLE.

Bon ! voilà l’autre à présent... il choisit bien son temps pour venir ici.

CHARLES, entrant.

Honoré eh ! bonjour, madame, le sort me favorise : je venais pour parler à mon cousin, et j’ai le bonheur de vous rencontrer, toujours plus fraîche, plus jolie.

DENNEVILLE.

C’est bon, c’est bon, monsieur, ma femme n’a pas besoin de vos compliments.

CHARLES.

Eh ! mon ex-tuteur... ah ! ah ! ah ! vous voilà bien, je vous reconnais là... toujours grondant ; ah çà ! mais, vous avez aujourd’hui l’air encore un peu plus sinistre que de coutume

Plus bas.

Ah ! j’y suis, quelque querelle, quelque bouderie... dame, quand on est marié, que voulez-vous ? ce sont les profits de l’état.

DENNEVILLE.

Laissez-moi donc tranquille.

HONORÉ.

Voyons, tu viens me parler ; eh bien ! de quoi s’agit-il ?

CHARLES.

Comment ? et toi aussi, mon Dieu, comme vous me traitez durement aujourd’hui.

MADAME DENNEVILLE.

C’est vrai, messieurs, vous n’êtes pas très aimables ; et M. Charles ne mérite pas...

DENNEVILLE.

Parbleu, madame, je sais bien que vous...

HONORÉ, bas à Denneville.

Soyez prudent.

CHARLES.

Allez, vous êtes des ingrats, car moi, je n’ai pas de plus grand plaisir que lorsque je puis causer quelques instants avec vous ; à la vérité, ce n’est pas précisément pour cela que je venais ce soir, c’est un service que je voulais demander à Honoré.

DENNEVILLE.

De l’argent, sans doute ?

CHARLES.

Juste ! il a deviné l’ex-tuteur.

DENNEVILLE.

Il aura peut-être la faiblesse de vous en prêter encore.

CHARLES.

Encore ! c’est la première fois que je lui en demande ; ce n’est pas comme à vous, je dois convenir que je vous ai adressé souvent des pétitions de ce genre-là... ah ! à propos de ça, dites-moi donc, est-ce que je n’ai plus rien du tout à recevoir sur les biens que vous avez administrés pour moi ?

DENNEVILLE.

Non, monsieur, non, je vous ai remis mon compte de tutelle ; vous avez tout reçu, et tout dépensé...

CHARLES.

Ah ! quand à la dépense, je sais bien, mais je croyais que la recette... enfin, puisque vous le dites, ça suffit... je n’ai jamais bien examiné tout cela ; quoiqu’il en soit, ramenons la question à son point de départ, j’ai besoin d’argent ; Honoré veut-il m’en prêter, oui, ou non.

DENNEVILLE.

Ma foi, moi, si j’étais à sa place...

MADAME DENNEVILLE.

Eh pourquoi ! monsieur, n’obligerait-il pas son cousin ?

CHARLES.

C’est clair, pourquoi ne m’obligerait-il pas ?

HONORÉ.

Ce serait de bien bon cœur ; mais c’est que, vois-tu ?... j’ai trouvé aujourd’hui même un emploi peut-être plus raisonnable de mes économies ; il s’agit de secourir un vieux parent de la famille.

DENNEVILLE, à part.

J’étais bien sûr de son cœur !

CHARLES.

Ah ! il t’a écrit aussi, ce pauvre monsieur Melcourt ?... Eh bien ! c’est singulier, c’était en grande partie à cause de lui, que je m’adressais à toi ?

DENNEVILLE.

Comment ?

CHARLES.

Vous ne concevez pas ça, vous ? vous me jugez si sévèrement !

Air d’Aristipe.

Sans doute, je fais des folies,
J’aime beaucoup à dépenser ;
Mais au travers de mes étourderies,
Un peu de bien vient parfois se glisser.
De temps en temps suis-je en fonds, par miracle,
Pour le malheur, un lot est réservé,
Et quand arrive la débâcle,
C’est toujours cela de sauvé.

MADAME DENNEVILLE, à son mari.

Vous voyez bien, monsieur, qu’il a du bon !

CHARLES.

Certainement que j’ai du bon... Mais il paraît qu’Honoré n’a pas d’argent, lui, pour moi... Il faudra donc chercher ailleurs, avoir recours aux grands moyens... Ce n’est pas l’embarras, excepté l’héritage de notre oncle, je ne sais plus trop quelle espèce de garantie offrir à mes capita listes : j’ai fait dans ma tête l’inventaire de tout ce que je possède encore, et il se trouve que je n’ai plus rien. Par don, madame, ce sont de ces petits détails d’un ménage de garçon...

MADAME DENNEVILLE, riant.

Vous êtes fou !

CHARLES.

C’est possible, mais je n’ai pas de rancune, au moins... Ainsi, Honoré, écoute... Je donne à déjeuner demain à mes amis ; il ne tient qu’à toi d’en être... et pardieu ! vous aussi, mon joyeux tuteur... pour peu que le vin de Chablis et les huîtres d’Ostende vous soient agréables, vous serez le bienvenu, je vous en réponds.

DENNEVILLE.

Je vous remercie, monsieur, je vous remercie... Eh ! quoi, vous empruntez et vous faites de folles dépenses ?

CHARLES.

Précisément : sans cela, je n’aurais pas besoin de faire d’emprunt. Voilà de la logique, ou je ne m’y connais pas !...

 

 

Scène XII

 

DENNEVILLE, MADAME DENNEVILLE, HONORÉ, CHARLES, FINET

 

FINET, accourant.

Madame, madame ?

DENNEVILLE.

Qu’est-ce que c’est encore ?

FINET.

Ça ne regarde pas l’étude, monsieur ; c’est à madame seule que j’ai à parler.

DENNEVILLE.

Comment, à ma femme ?

FINET.

Oui, monsieur ; ce sont des affaires de théâtre.

DENNEVILLE.

De théâtre ? Ah ! çà, madame, vous avez donc mis aussi mes clercs dans votre troupe ?

MADAME DENNEVILLE.

C’est bien, c’est bien ; mon ami, on vous expliquera cela plus tard. Voyons, monsieur le premier comique, que venez-vous nous annoncer ?

FINET.

Un grand malheur : le chasseur de madame de Sainville a été chargé de vous prévenir qu’une indisposition de son mari, qui devait jouer le rôle du duc, empêche qu’on fasse ce soir la répétition chez elle...

MADAME DENNEVILLE.

Est-il possible ?

DENNEVILLE.

Ma foi, tant mieux ! la folie est retardée, au moins...

FINET, à Mme Denneville.

Oh ! tout n’est pas désespéré... moi, j’ai répondu qu’on pourrait très bien répéter chez vous... et madame de Sainville va venir avec la société.

DENNEVILLE.

Hein ?...

MADAME DENNEVILLE.

À la bonne heure. Mais où trouver un duc à présent ?

CHARLES.

Un duc ?... et moi donc, ne suis-je pas là ?

« Vos bons mots vont courir, et répétés cent fois, 
« Feront vivre les sots défrayés pour un mois ; 
« Et la ville et la cour diront que tant de charmes,
« Bien qu’ils soient tout puissants sont vos plus faibles armes.

MADAME DENNEVILLE.

Quoi, vraiment, monsieur, vous savez le rôle ? quel bonheur !

DENNEVILLE.

Oui, oui, c’est très heureux... il ferait bien mieux de savoir son code !

CHARLES.

Que voulez-vous ? je n’ai jamais pu apprendre que le chapitre successions... mais des vers, c’est différent, j’en ai plein la tête.

« Ah ! recevez ici mon juste compliment ; 
« Madame... Denneville est un objet charmant : 
« Aussi j’avais trouvé certain air de famille... 
« Vous avez là, monsieur, une adorable fille !... »

DENNEVILLE.

Qu’est-ce que c’est que cette mauvaise plaisanterie-là, s’il vous plaît ?

CHARLES.

Toujours l’École des Vieillards ! Vous voyez, madame, que je suis à la réplique.

MADAME DENNEVILLE.

Vous jouerez très bien, j’en suis persuadée... mais où répéterons-nous, enfin ? car, je ne vois pas trop... mon salon est si petit !

CHARLES.

Eh bien ! pourquoi pas ici ? on sera à merveille.

DENNEVILLE.

Allons donc ! vous voulez rire, sans doute ?

CHARLES.

Non, ma parole ! ça jettera un peu de gaîté dans le local... ça changera l’air. Nous disons donc, le théâtre dans le cabinet, et le public dans l’étude ; c’est convenu.

DENNEVILLE.

Pour le coup, c’est trop fort ! je ne souffrirai pas...

MADAME DENNEVILLE.

Ah ! mon ami, il n’y aurait que les cartons à mettre dehors, et les bureaux à porter sur l’escalier... vous ne voudriez pas me contrarier pour si peu de chose... Vous savez ce dont nous sommes convenus tantôt... Parlez-lui donc, M. Honoré ?

HONORÉ.

Mais, je crois qu’en effet ?...

DENNEVILLE.

Perdez-vous la tête ?... et que dirait-on au Palais, si on apprenait une pareille extravagance ?

MADAME DENNEVILLE.

On dirait que vous aimez votre femme... voilà tout !...

FINET.

J’entends les voitures... notre monde arrive !...

DENNEVILLE.

C’est pousser ma patience à bout ! je vous répète que je ne consens à rien, que je ne veux recevoir personne !... nous verrons enfin si je suis maître chez moi ?...

MADAME DENNEVILLE.

Vous voulez donc vous donner un ridicule public !...

HONORÉ, bas à Denneville.

Cédez, monsieur... cédez !... c’est encore le plus sage !...

 

 

Scène XIII

 

DENNEVILLE, MADAME DENNEVILLE, HONORÉ, CHARLES, FINET, LA SOCIÉTÉ, TOUS LES CLERCS

 

Finale chœur.

Musique de M. Biancourt.

MADAME DENNEVILLE, CHARLES, FINET et LA SOCIÉTÉ

Ah ! quel plaisir pour nous s’apprête !
Chacun montrera du talent,
Je m’en fais d’avance une fête.
Le spectacle sera charmant :
Oui, vraiment, ce sera charmant !...

CHARLES, enlevant les cartons.

Allons, Finet, vite à l’ouvrage.

FINET.

Le patron pour sûr en mourra.

CHARLES.

Prends ce carton... Que vois-je là ?
Il faut, mon cher, respecter celui-là,
Car il contient les dossiers d’héritage.

MADAME DENNEVILLE, dérangeant aussi les meubles.

Aidez-nous donc, monsieur Bonnard !
Imitez madame Sainville !

DENNEVILLE.

Je vais, morbleu.

HONORÉ, bas.

Restez tranquille !
Pour vous fâcher il est trop tard.

TOUT LE MONDE.

Oh ! la bonne folie
Jouer ici la comédie !
Ah ! vraiment
C’est charmant !

MADAME DENNEVILLE,
montrant Charles, qui continue le déménagement.

En théâtre il change une étude ;
Ce monsieur Charles est un homme accompli !

CHARLES.

Oh ! jette celui-ci sans nulle inquiétude ;
De contraintes par corps il est ma foi rempli !

DENNEVILLE...

Ô ciel ! que diront mes confrères ?
Ils vont en véritables fous
Embrouiller toutes mes affaires !

MADAME DENNEVILLE, riant.

Mais c’est autant de fait pour vous !

CHARLES.

Place au théâtre... allons, en scène !

FINET.

Mais nous n’avons pas de souffleur ?

CHARLES, offrant la brochure à Denneville.

Eh ! parbleu, mon cher tuteur,
Si vous vouliez prendre la peine...

DENNEVILLE, jetant la brochure.

Au diable !... c’est une horreur !...

Ensemble général.

DENNEVILLE.

De me narguer ils se font fête :
Quel pillage !... décidément
Je crois que j’en perdrai la tête.
J’aurai mon tour, heureusement !
Un instant !... Ah ! j’enrage vraiment !

MADAME DENNEVILLE, CHARLES, FINET et LA SOCIÉTÉ

Ah ! quel plaisir pour nous s’apprête !
Chacun montrera du talent,
etc.

HONORÉ, à Denneville.

Il faut, monsieur, faire retraite ;
Contraignez-vous, soyez prudent.

À part.

Je crois qu’il en perdra la tête ;
Charles me sert en ce moment !
Oui, vraiment,
C’est charmant !

À la fin du morceau, toutes les dames sont assises en cercle dans le fond ; Honoré a pris la brochure et est dans un fauteuil à droite, au premier plan. Les Clercs et d’autres messieurs sont dans l’étude montés sur les tabourets et les tables. Danville et Bonnard entrent en scène le rôle à la main. On commande le silence, et la toile tombe.

 

 

ACTE II

 

Le Théâtre représente un salon à peu près dégarni ; à droite et à gauche, des portes donnant à l’intérieur et à l’extérieur ; au fond un porte à deux battants, une cheminée au premier plan à droite. Les murs sont couverts de quatorze tableaux de différentes dimensions.

 

 

Scène première

 

MADAME MIGNONET, seule

 

Elle ouvre avec précaution la porte d’entrée, et la referme derrière elle ; elle a un mantelet d’indienne ; elle porte une chaufferette et un panier, où sont ses provisions.

Chut !... n’ faisons pas d’ bruit... m’sieur Charles doit encore dormir...

Posant ses ustensiles auprès de la cheminée.

Oh ! là, là !... j’ crois qu’j’ai l’onglée... l’ froid pique à c’ matin... heureus’ment qu’il y a encore un brin d’ brais’ dans ma chauffrette.

Elle souffle.

Oui, j’aurai d’ quoi allumer l’ fourneau pour faire l’ chocolat d’ monsieur ; j’ suis sûr’ qu’il en a bon besoin... c’te jeunesse, ça fait tant d’imprudences ! et, comme on dit, l’chocolat est l’ami d’ l’estomac !

Elle écoute à la porte de Charles.

Il dort tout d’ même joliment... on n’entend rien du tout... il s’ra rentré à des heures indues... J’lui dis queuqu’fois : monsieur, allons doucement... ah ! dieu de dieu... la santé est un’ chose si précieuse, si... Oui, je m’ permets de lui dire ça, et ben d’autres choses encore ; mais, par exemple, je n’ peux pas souffrir qu’ les étrangers en parlent mal devant moi... car il est si bon, si bon !... allons vite à son déjeuner !...Ah ! dam’, c’est qu’il faut qu’ j’en aie ben soin... car enfin, de tout c’ train d’ maison qu’il y avait ici autrefois, il ne lui reste plus qu’ moi à c’t’ heure !... c’est pour tant vrai... c’ pauvre jeune homme !...

Air : Vaudeville du Château perdu.

Le v’là réduit à la femme d’ménage,
Et malgré ça, j’crois qui n’manque de rien ;
Cochers, piqueurs, valets d’chambre, équipage,
N’servaient dans l’temps qu’à mieux gruger son bien.
Le manqu’ d’argent chassa ces bons apôtres ;
Je reste donc seul’ pour l’servir aujourd’hui :
Ce qui, chaqu’ jour, en éloignait les autres,
Chaqu’ jour aussi me rapprochait de lui.

Elle sort ses provisions de son panier.

 

 

Scène II

 

MADAME MIGNONET, FRÉMONT

 

FRÉMONT.

Dites-moi, ma bonne, n’est-ce pas ici que demeure M. Charles ?

MADAME MIGNONET.

Oui, monsieur.

À part.

Qu’est-ce que c’est encore que celui-là ?... queuqu’ prêteur d’argent, je parie...

Haut.

Mon maître n’est pas visible, monsieur ; il dort...

FRÉMONT.

À l’heure qu’il est ?

MADAME MIGNONET.

Eh dame, comme il dort chez lui, j’ pense qu’il peut dormir à l’heure qui lui convient.

FRÉMONT.

Là, là !... brave femme, ne nous fâchons pas ; c’est que le jeune homme a une réputation...

MADAME MIGNONET.

C’est possible, monsieur, mais il vaut mieux que sa réputation ; c’est moi qui vous l’ dis...

FRÉMONT.

Diable ! comme vous l’ défendez vivement !...

MADAME MIGNONET.

Oui, monsieur, oui... je le défends... parce que j’ l’aime et que j’ vois tant d’ gens qui se mêlent des affaires des autres, qu’ ça m’ fait sortir d’ mon caractère... c’est vrai, toutes les mauvais’s langues du quartier sont là, à Vous corner aux oreilles : M. Charles fait ci, M. Charles fait ça ; M. Charles passe les nuits au bal ; M. Charles déjeune toute la journée ; M. Charles doit d’un côté, M. Charles doit de l’autre... Eh ben ! si il va au bal, c’est qu’il est joli garçon, qu’il danse bien et qu’on le recherche... s’il déjeune toute la journée... c’est qu’ probablement il a bon appétit... et si il doit, il paiera... personne ne paiera pour lui !...

FRÉMONT.

Allons, allons... je vois qu’il a en vous un très bon avocat... vous plaidez sa cause avec une chaleur...

MADAME MIGNONET.

Tiens, c’est ben l’ moins !... ce pauvre chéri... j’ l’ai vu naître !...

FRÉMONT.

Eh bien ! je ne vous le cache pas, l’amitié que vous lui portez me fait plaisir... car, moi aussi, je m’intéresse à lui !...

MADAME MIGNONET.

Vrai, monsieur !... ben vrai ?... Alors j’suis fâchée d’ vous avoir reçu d’abord un peu rudement... c’est qu’ voyez-vous, il vient ici un tas de gens... enfin, vous comprenez ?...

FRÉMONT.

Sans doute, sans doute !... mais moi...

MADAME MIGNONET.

Oh ! du moment qu’ vous dites qu’ vous vous intéressez à M. Charles, c’est bien différent... et vous avez raison au moins, il le mérite... car, malgré quelques petites fredaines, c’est le meilleur cœur... Si vous saviez... moi, par exemple, j’ suis vieille, j’ n’ suis plus agissante, j’ ne l’ sers peut-être pas comme j’ voudrais... c’est égal, il n’ m’a pas renvoyée... ben du contraire ; si j’ l’en avais cru, j’ serais venue loger ici, et, il y a six mois, quand j’ai été malade, il n’ s’est pas contenté de m’ donner un’ garde, vous n’ voudrez pas l’ croire, monsieur, ce jeune homme si répandu, si brillant, accoutumé aux fêtes, aux spectacles, aux comédies... eh ben ! il v’nait m’ soigner lui même, causer avec moi, passer des deux heures près d’ mon lit...

Air : Connaissez mieux le grand Eugène.

J’voulais en vain l’éloigner d’ma présence,
Le bon jeune homme, il m’disait chaque jour :
N’avez-vous pas pris soin de mon enfance ?
Ma vieille, il faut que chacun ait son tour.
Qui, pour m’soigner pendant ma maladie,
Le pauvre garçon, il r’nonçait au plaisir...
Ah ! n’doit-on pas oublier sa folie
En faveur d’un tel souvenir ?

 

 

Scène III

 

MADAME MIGNONET, FRÉMONT, FINET

 

FINET, avant d’entrer.

Madame Mignonet ? madame Mignonet ?

MADAME MIGNONET, allant à la porte.

Miséricorde ! c’est ce méchant garnement de Finet !... Taisez-vous donc, monsieur, ne faites pas tant de bruit... mon maître dort !

FINET.

Plaît-il ?... il dort !... vous venez me dire ça, à moi, qui ai passé la nuit avec lui au café anglais !... Ah ! il dort !... et qui est-ce donc qui commande en ce moment-ci un déjeuner de vingt personnes pour l’amitié, hein ?... Allons, allons, ne faites pas l’étonnée comme ça, et dépêchez-vous de mettre la table et la nappe, on apportera le reste.

FRÉMONT, à Mme Mignonet.

Voilà qui est clair ! cependant vous m’assuriez tout à l’heure que M. Charles...

MADAME MIGNONET.

Dam’ ! moi, je n’ peux pas savoir !... ce sont ces petits libertins-là qui l’entraînent aussi !

FINET.

Eh ! mais je ne me trompe pas !... c’est mon questionneur d’hier ; que venez-vous donc faire ici, monsieur ?... Est-ce que vous seriez du déjeuner, par hasard ?

FRÉMONT.

Un motif plus sérieux m’amène.

FINET.

Eh bien ! moi, c’est positivement pour les huîtres et le chablis que j’arrive. Charles a invité tous ses amis d’abord ; vous n’en êtes donc pas, vous ?

FRÉMONT.

Non ; je suis capitaliste.

FINET.

Capitaliste !... donnez-vous la peine de vous asseoir, je vous en prie... Comment, madame Mignonet, vous n’aviez pas offert un siège à monsieur ? Vous n’avez pas la moindre attention.

MADAME MIGNONET.

Ce n’est pas vous qui m’apprendrez la politesse, dieu merci ! Je causais avec monsieur, et je suis sûre...

FRÉMONT, l’interrompant avec bonté.

C’est bien, c’est bien !

FINET.

Mon dieu ! monsieur, je suis désespéré de vous recevoir dans une pièce où il y a si peu de meubles... c’est que c’est mal rangé ; voyez-vous, l’appartement n’est pas encore fait...

FRÉMONT.

N’importe... pour causer d’affaires !...

FINET.

Cette femme-là est d’une négligence !...

MADAME MIGNONET.

Et vous n’êtes pas négligeant, vous, quand il s’agit de déjeuner chez les autres, de les ruiner, de...

FINET.

C’est bon !... mêlez-vous de ce qui vous regarde ; allez mettre le couvert, et que ça finisse.

Mme Mignonet sort parle fond, en murmurant contre Finet qui se permet de lui donner des ordres. À Frémont.

C’est l’ami Alexandre qui vous envoie, n’est-il pas vrai ?

FRÉMONT.

Précisément.

FINET.

C’est ça... oui... c’est de vous qu’il nous parlait hier au soir... Voilà qui m’explique toutes les questions que vous m’avez faites dans l’étude. C’est tout simple, dans votre partie, on est bien aise de savoir au juste chez qui on place ses fonds... Apportez-vous de l’argent ?

FRÉMONT.

De l’argent ?...

À part.

N’oublions pas mon rôle.

Haut.

Non, je n’apporte pas d’argent... il faut que je sache avant tout quelles seront mes garanties, mes sûretés.

FINET.

Vos sûretés ?... oh ! soyez tranquille... d’abord, Charles a de l’honneur...

FRÉMONT.

De l’honneur ! c’est quelque chose ; mais en affaires, ce n’est plus assez...

Air : L’amour qu’Edmond a su me taire.

De loyauté comme chacun se pique,
Toujours l’honneur est offert pour garant ;
Mais les voyages en Belgique
L’ont fait tomber de cent pour cent.
C’est un gage qu’on ne peut prendre :
Dans le commerce on n’en veut plus ;
L’honneur est si facile à vendre
Qu’on ne prête plus rien dessus !

Voyons... M. Charles n’a-t-il pas quelques autres propriétés ? des maisons, par exemple...

FINET.

Fi donc !... des maisons !... ça ne vaut plus rien ; il y en a trop à présent !...

FRÉMONT.

Il a donc des terres ?

FINET.

Des terres ?... il a mieux que ça, monsieur... il a un oncle... un oncle de première qualité !

FRÉMONT.

Qu’est-ce à dire, de première qualité ?

FINET.

De première qualité, c’est-à-dire riche, vieux et avare.

FRÉMONT.

Ah ! il est avare !...

FINET.

Certainement, puisqu’il a une grande fortune, et que son neveu est forcé d’emprunter.

FRÉMONT.

Eh bien ! avare, soit... mais alors il ne paiera pas les dettes de son neveu... comment vous tirerez-vous de là ?

FINET.

Laissez donc, ce n’est pas du tout embarrassant ; il n’est pas éternel cet homme... et supposons qu’aujourd’hui pour demain...

FRÉMONT.

Oh ! oh ! vous allez bien vite...

FINET.

Ce n’est qu’une supposition... mais enfin c’est possible... c’est même très naturel... et dans ce cas-là, vous voyez que votre spéculation est sûre !...

FRÉMONT.

Oui, oui, je crois que dans ce cas-là mon affaire serait arrangée... Mais au fait, l’oncle en question n’a peut-être pas envie de rendre sitôt à son neveu le petit service de passer dans l’autre monde... Et s’il me faisait attendre longtemps ?...

FINET.

Soyez donc tranquille, encore une fois... Je vous dis que ça ne peut pas tarder...

FRÉMONT.

Comment, ça ne peut pas tarder ?

FINET.

Eh ! non, nous le savons de bonne part... il baisse... il baisse beaucoup !...

FRÉMONT.

Il baisse ?

FINET.

Prodigieusement ! c’est au point que quelqu’un qui l’a vu là-bas nous a assuré que s’il revenait à présent à Paris, personne ne pourrait le reconnaître... il est même si changé, si changé... qu’on prétend que le vieux portrait que nous avons ici de lui... tenez, celui que vous voyez-là, au milieu de toutes les autres bonnes têtes de la famille, eh bien ! ça ne lui ressemble plus du tout, du tout... Est-ce positif, ça ?

FRÉMONT.

Sans doute, sans doute... Tout ce que vous m’avez dit mérite considération, je ne puis pourtant rien terminer sans avoir vu M. Charles, pour savoir de lui s’il a les mêmes espérances que vous sur la mort prochaine de son oncle.

MADAME MIGNONET, qui est revenue, et a entendu les derniers mots de Frémont.

De quoi ? de quoi ?... la mort de son oncle ?... ne croyez pas un mot de cela, au moins. M. Charles ne parie jamais de ce bon parent qu’avec respect et reconnaissance, vrai, comme je m’appelle Catherine Mignonet de mon nom.

FINET.

Silence !

MADAME MIGNONET.

Le fait est que le brave homme lui a souvent envoyé de quoi réparer ses folies... M. Charles ne s’en cache pas, lui, et il faut qu’un petit vaurien comme ça vienne ici le faire passer pour un ingrat, qui désire la mort de son bienfaiteur !... Allez, monsieur, c’est affreux d’ votr’ part !... Dieu de Dieu ! je ne voudrais pas avoir ça à me reprocher pour tout au monde !...

FINET, bas à Mme Mignonet.

Silence, vous dis-je !

MADAME MIGNONET.

Du tout, j’ veux parler, moi... c’ qu’il y a de certain, c’est qu’ nous avons r’çu un’ lettre qui nous apprend qu’ monsieur Frémont s’ porte bien, et très bien même, quoiqu’ vous en disiez !

FINET, bas à Mme Mignonet.

Taisez-vous, encore une fois, ou vous allez compromettre no’re opération... Que diable ! vous ne savez donc pas que lorsqu’on emprunte, il faut toujours que les oncles soient malades !

MADAME MIGNONET.

J’ n’entends rien à c’ mic-mac-là... Monsieur, j’ suis d’ la vieille roche, moi... j’y vais toujours à la bonne franquette... et j’ répète que c’est affreux d’ vot’ part...

FRÉMONT, bas à Mme Mignonet.

Calmez-vous, je sais ce que je dois penser de tout cela.

Haut.

Je vous quitte, monsieur ; vous direz à votre ami que n’ayant pas de fonds sur moi, je suis allé en chercher, et que je reviendrai bientôt lui apprendre à quelles conditions je puis conclure...

FINET.

C’est ça, et vous déjeunerez avec nous.

À part.

Tiens, mais j’y pense ; pendant qu’il est en bonnes dispositions, si je lui parlais pour moi ?

Haut.

Dites donc, monsieur, un mot avant de vous en aller ?

FRÉMONT.

De quoi s’agit-il ?

FINET.

Je puis vous faire faire encore une bonne affaire, si vous voulez.

FRÉMONT.

Laquelle ?

FINET.

Voici... Il existe un jeune homme très intéressant, d’un physique agréable, de bonne famille autrefois... mais il y a eu des malheurs... vous concevez... et il se trouve qu’il n’a le sou... En sorte que si vous consentiez à lui prêter de l’argent, je crois pouvoir vous assurer qu’il le prendrait...

FRÉMONT.

Vraiment ? et a-t-il aussi un oncle de première qualité, ce jeune homme intéressant ?

FINET.

Lui ? non, il n’a pas d’oncle.

FRÉMONT.

En ce cas, qu’il en cherche un... quant à moi, je n’ai pas d’argent à lui donner.

Air : Mon cœur à l’espoir s’abandonne.

Adieu donc, prenez patience ;
Je vous promets de revenir
Avec monsieur Charles, je pense,
Je pourrai bientôt en finir !

FINET.

Ainsi, pour moi, vous ne voulez rien faire ?

FRÉMONT.

Cherchez un oncle, il en faut au moins un...

FINET.

Les neveux seuls, la chose est donc bien claire,
Sont les favoris de l’emprunt.
(bis.)

Ensemble.

MADAME MIGNONET, à part.

Ah ! qu’il me faut de patience !
Je sens que j’n’y peux plus tenir.
Encor des emprunts, d’la dépense ;
Quand tout ça doit-il donc finir ?

FINET, à part.

Allons donc, prenons patience,
Puisqu’il promet de revenir ;
Il est encore heureux, je pense,
Qu’avec Charles il veuille en finir.

FRÉMONT.

Adieu donc, prenez patience ;
Je vous promets,
etc.

 

 

Scène IV

 

MADAME MIGNONET, FINET

 

MADAME MIGNONET.

Tout ça m’ fait-il assez d’ mal ? Allons, nous aurons bientôt un autre créancier de plus... ah !...

FINET.

Ah ! mon Dieu, quel soupir !... est-ce qu’il vous est arrivé quelque malheur, madame Mignonet ?

MADAME MIGNONET.

Oui, monsieur, c’est un malheur pour moi, quand vois qu’on entraîne mon maître dans des mauvaises affaires.

FINET.

Des mauvaises affaires ? vous êtes charmante, vous... c’est de l’argent !

MADAME MIGNONET.

Et qui n’ lui coûtera pas cher, n’est-ce pas ?... Ah ! pauvre innocent, comme les mauvaises compagnies l’ perdent !

FINET.

Eh ! eh ! madame Mignonet, ça a l’air d’une personnalité... Est-ce pour moi qu’ vous dites ça ?

MADAME MIGNONET.

J’n’ sais pas pour qui qu’ je l’dis ; mais vous connaissez le proverbe, Qui se sent...

FINET.

Ah ! c’est trop fort !... Charles serait content s’il apprenait que ses amis sont insultés par ses domestiques.

MADAME MIGNONET.

Comment, domestique ? j’suis femme de ménage, s’il vous plaît. J’ suis indépendante, j’ai mon chez moi, Dieu merci... Qu’est-ce que c’est donc qu’un petit bambin comm’ ça, qui vient ici pour vexer l’ monde !...

FINET.

Bambin ? ah çà ! mais un instant, la vieille...

MADAME MIGNONET.

La vieille, la vieille !... ne m’ dites pas d’ sottises d’abord...car j’ n’ suis pas endurante, voyez-vous ?

Air : Contredanse de la Légère.

Quoique vieille, (bis.)
Ne m’échauffez pas l’oreille !
Quoique vieille.
(bis.)
Bambin, Redoutez ma main.

FINET.

Ah ! madame Mignonet,
Faites-nous meilleure mine.

MADAME MIGNONET.

Je n’aime pas qu’on m’obstine,
J’ai la têt’ près du bonnet.

FINET.

Mais, je vous demande grâce ;
Calmez donc votre courroux.

MADAME MIGNONET.

Vous resteriez sur la place,
Si j’voulais tomber sur vous.
Quoique vieille,
etc.

 

 

Scène V

 

MADAME MIGNONET, FINET, CHARLES

 

CHARLES.

Eh bien ! eh bien ! qu’est-ce que vous faites donc là, mes enfants ? vous vous querellez... on entend un tapage dans les escaliers...

MADAME MIGNONET.

C’est monsieur qui me traite comme la dernière des dernières !...

FINET.

Du tout ! c’est madame Mignonet qui attaque ma délicatesse.

CHARLES.

Chut ?... assez, assez... pas de dispute ici... chez un célibataire !...

MADAME MIGNONET.

Je vous assure, monsieur...

CHARLES.

Tenez, ma pauvre madame Mignonet, je suis persuadé que vous n’avez pas tort, mais c’est que vous avez une manière d’avoir raison... et quand on n’y est pas habitué...

FINET.

À ce compte-là, c’est donc moi qui ai tort ?

CHARLES.

Non, mais il ne faut pas la fâcher ; vois-tu, elle est ici plus maîtresse que moi... et si elle se mettait en colère contre nous... Regarde-moi un peu cette femme-là ; nous ne serions pas de force !...

MADAME MIGNONET.

C’ qui m’ fait endêver, monsieur, c’est d’ voir que malgré mes conseils... j’ vous d’mande pardon si j’ vous dis ça...

CHARLES.

Dites, dites, madame Mignonet, tout le monde me moralise... moi, j’y suis fait à présent, et quand je n’ai pas entendu de sermons de la journée, il me semble qu’il me manque quelque chose.

MADAME MIGNONET.

Eh bien ! monsieur, puisque vous me le permettez...

CHARLES, se croisant les bras.

Oui, allez... j’y suis... ne vous gênez pas.

On entend la ritournelle du chœur suivant.

Ah ! mais non. un instant, j’entends monter...

Il va à la porte.

Eh ! c’est le déjeuner et tous mes convives...Avec la meilleure volonté, je ne peux pas vous écouter maintenant... ce sera pour demain... gardez-moi ça, madame Mignonet.

 

 

Scène VI

 

MADAME MIGNONET, FINET, CHARLES, AMIS de Charles, GARÇONS TRAITEURS

 

Ils portent leurs paniers dans la pièce du fond ; ils sont chargés de tout ce qu’il faut pour un service complet.

Air : de la Valse du Barbier.

CHŒUR.

Allons à table !
Que chacun sable
À l’envi des vins excellents ;
Que la folie
De notre vie
Embellisse tous les instants.

CHARLES.

Oui, mes amis, celui qui se dit sage
Pour l’avenir forme de vains projets ;
Le présent seul doit occuper notre âge,
Amusons-nous et nous verrons après.

CHŒUR.

Allons à table, etc.

CHARLES.

Une minute !... une minute !... il nous manque encore quelqu’un... Honoré, que j’ai invité hier.

FINET.

Vous l’attendez ?... vous êtes bon enfant, par exemple, il ne viendra pas.

CHARLES.

Pourquoi ça ?

FINET, mystérieusement.

Pourquoi ?... écoutez-donc, toute l’étude est ici n’est-ce pas ? monsieur Denneville est au palais, lui, à cette heure-ci... par conséquent, madame est seule à la maison, et... il ne viendra pas...

CHARLES.

Allons, toujours de la médisance...

FINET.

Ah !... vous ne croyez jamais rien, vous ; il n’y a pas de plaisir à vous dire quelque chose... Le fait est cependant, qu’il y a encore eu deux bonnes querelles après la répétition. Madame a pleuré... Monsieur Honoré lui a parlé bas... je ne sais pas trop ce que tout cela signifie... mais vous verrez que ça finira mal.

CHARLES.

À la bonne heure, mais ça ne nous empêchera pas de déjeuner toujours... Il n’arrive pas, nous lui avons accordé termes et délais, l’heure est passée... tant pis pour lui... À propos, et le capitaliste, donc... est-il venu ?

FINET.

Oui, oui : il ne tardera même pas à revenir avec les fonds.

CHARLES.

En vérité ? diable !... il faut lui garder une place alors... la place d’honneur... à côté de moi... Eh ! mais, on monte... serait-ce déjà lui, par hasard !...

FINET, allant à la porte.

Justement !... arrivez, monsieur... arrivez... on vous attend !...

CHARLES.

Mes amis, je vous en prie ; les plus grands égards... il apporte de l’argent.

Allant au-devant de Frémont.

donnez-vous la peine d’entrer, monsieur.

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, FRÉMONT

 

FRÉMONT, en entrant.

Vous voyez que je suis de parole.

CHARLES.

Oui, oh ! je vois bien qu’on ne nous avait pas trompés sur votre compte !... Messieurs, j’ai l’honneur de vous présenter monsieur, monsieur...

FRÉMONT.

Minard.

CHARLES.

Monsieur Minard, un ami d’Alexandre, que vous connaissez tous... homme très accommodant, très rond en affaires !...

FRÉMONT.

Vous êtes trop bon.

CHARLES.

Du tout... je suis bien aise de dire cela à ces messieurs ; parce que d’un instant à l’autre, vous pouvez avoir des relations ensemble...

FRÉMONT, à part.

Jolie société qu’a là mon cher neveu !...

CHARLES, bas à Finet.

Sais-tu que le capitaliste a bonne tenue, bonne façon... le taux de l’intérêt s’en ressentira peut-être un peu, mais c’est égal.

Haut, à Frémont.

Monsieur, nous allions nous mettre à table, quand vous êtes arrivé ; faites comme nous... sans cérémonie, nous causerons d’affaires le verre à la main... On s’entend aussi bien comme ça, et c’est plus gai... qu’en pensez-vous ?...

FRÉMONT.

Mais, ce n’est pas ainsi que j’ai l’habitude de traiter... nous terminerons ici si vous le voulez bien... car je n’aime pas le bruit, moi...

CHARLES.

Eh bien ! nous en ferons le moins possible, je vous le promets... nous chanterons tout bas... venez donc.

FRÉMONT.

Non, je vous le répète... j’ai besoin de vous parler seul.

CHARLES.

C’est différent, alors je suis à vous... allez toujours, vous autres... je vous rejoins tout à l’heure... soyez tranquilles, je vous rattraperai bien... Madame Mignonet ! madame Mignonet !...

MADAME MIGNONET.

Monsieur...

CHARLES.

Veillez à ce que messieurs ne manquent de rien... ayez bien soin d’eux, entendez-vous ?

MADAME MIGNONET, soupirant et le tirant à l’écart.

Oui, monsieur, mais...

FRÉMONT, à part.

Quelle étourderie, quelle légèreté !...

MADAME MIGNONET.

Monsieur... je vous en supplie... prenez bien garde à vous ; n’ faites pas d’ lettres-de-change surtout ; car vous savez !...

CHARLES.

N’ayez donc pas peur... allons, plus de retard !...

CHŒUR.

Allons à table,
Que chacun sable
À l’envi des vins excellents ;
Que la folie
De notre vie
Embellisse tous les instants.

Charles fait entrer tous les convives et madame Mignonet, qui marmotte toujours entre ses dents.

 

 

Scène VIII

 

CHARLES, FRÉMONT

 

FRÉMONT, à part.

Tenons-nous bien, le moment est venu de m’assurer si Charles est en effet perdu sans ressources, comme le prétend d’Henneville.

CHARLES, redescendant la scène.

Ah çà, monsieur, nous voilà seuls, ainsi que vous l’avez désiré... Je ne vous ferai pas de phrases, pour abor der la question ; en deux mots, voici, je crois, notre situation respective. Moi, je suis un dissipateur, qui ai besoin d’argent. Vous, un homme sans préjugés, qui veut faire valoir le sien... Je suis assez fou, pour perdre cinquante pour cent, plutôt que de m’en passer ; vous, assez philosophe pour gagner le double, si c’est possible... À présent, nous nous connaissons comme deux amis de vingt ans ; et nous pouvons entamer la négociation, sans autres préliminaires.

FRÉMONT.

Soit votre ami, ce petit monsieur Finet, m’a déjà donné un aperçu de l’état de votre fortune... Cependant, comme il ne sait peut-être pas bien précisément où vous en êtes... je ne suis pas fâché de vous en parler moi-même... Vous aviez une maison, je crois ?... celle-ci ?...

CHARLES.

Oui, celle-ci... une grande maison... vieille... il fallait toujours y faire des réparations, c’était ruineux... et puis, des locataires qui n’étaient pas exacts... vous sentez qu’a voir recours aux huissiers... faire vendre les meubles d’un pauvre diable, qui souvent n’en a pas... c’est désagréable... moi, je n’ai pas le cœur assez dur pour être propriétaire... j’ai vendu la maison.

FRÉMONT.

Ah !... mais, si je ne me trompe, vous deviez avoir un service d’argenterie magnifique.

CHARLES.

Sans doute... mais c’était trop fastueux... et puis, quand on a un service, on est tenté de donner à dîner... ça entraîne des dépenses... Je l’ai vendu.

FRÉMONT.

Vendu aussi ?

CHARLES.

Oui, par économie.

FRÉMONT.

J’entends bien... on m’a parlé dans le temps d’une riche bibliothèque...

CHARLES.

Oh ! beaucoup trop considérable pour un simple particulier... j’ai le caractère libéral, tel que vous me voyez... Je me serais fait un scrupule de garder tant de sciences pour moi seul... Je l’ai vendue...

FRÉMONT.

Encore... mais alors, monsieur, que vous reste-t-il, pour me donner des sûretés ?

CHARLES.

Mais dame, rien... Finet ne vous a donc pas prévenu ? Ah ! cependant, écoutez... êtes-vous un peu artiste ?

FRÉMONT.

Si je suis artiste ?

CHARLES.

Oui, aimez-vous les tableaux ?

FRÉMONT.

C’est selon ?

CHARLES.

Tenez, regardez... en voilà qui ne sont pas trop mal...

FRÉMONT, à part.

Eh quoi ! voudrait-il se défaire des portraits de...

CHARLES.

Hein ! qu’en dites-vous ? c’est de la bonne école.

FRÉMONT.

Je veux voir jusqu’au bout.

Haut.

Mais, monsieur, ce sont des portraits de famille.

CHARLES.

Qu’est-ce que ça fait ?

FRÉMONT.

Comment ? vous vendriez vos grands pères et vos grands oncles ?

CHARLES.

Ma foi, oui.

FRÉMONT, à part.

Je ne lui pardonnerai jamais celui-là.

Haut.

Eh bien ! monsieur, puisque vous êtes décidé, voyons...

CHARLES.

Sérieusement, vous prendrez tout ma galerie ?

FRÉMONT.

Oui, je crois que je pourrai en trouver le placement.

Air : Ce boudoir est mon Parnasse.

Je sais un sot par le monde,
Qui, modeste fournisseur,
Depuis que sa bourse est ronde,
Veut trancher du grand seigneur.
Je connais son humeur fière ;
Et cet homme, si je veux,
Prendra la famille entière
Pour s’en faire des aïeux...

CHARLES.

Oui-dà, eh bien ! ça peut s’arranger.

Même air.

Nous ne nous ressemblons guère,
Les titres flattent son cœur ;
Moi, c’est l’or que je préfère,
Car sans or, point de bonheur.
Si le passé l’importune,
Je puis donc combler ses vœux :
Qu’il me cède sa fortune,
Je lui cède mes aïeux.

C’est bien entendu... nous allons procéder à la vente, mais il faut qu’elle soit faite dans les formes et par-devant témoins.

Allant à la porte du fond.

Messieurs, venez tous, j’ai besoin de votre ministère !

Il ouvre les deux battants ; on voit tous les jeunes gens à table.

TOUS, le verre à la main.

À la santé de Charles !

CHARLES.

Merci... je boirai à la vôtre tout à l’heure ; mais, venez encore une fois, je ne puis pas me passer de vous pour mon opération, ce sera l’affaire d’un instant.

 

 

Scène IX

 

CHARLES, FRÉMONT, FINET, TOUS LES AMIS

 

Ils déposent leurs serviettes et leurs verres.

FRÉMONT, à part.

Je n’en saurais douter maintenant ; Denneville avait raison, il n’y a plus de ressources.

FINET.

Qu’est-ce que c’est donc ? qu’y a-t-il de nouveau ?

CHARLES.

Apprenez, mes amis, que je vends toute ma collection de tableaux ; voilà l’acquéreur... ah ! le digne homme, c’est un trésor pour la jeunesse ; s’il continue à exercer de même, il ne manquera pas de pratiques, c’est moi qui lui en réponds... attention ! Finet, tu seras le crieur.

FINET.

Je ne demande pas mieux, moi... comme au Châtelet... une fois, deux fois... personne ne dit mot... adjugé.

MADAME MIGNONET.

C’est-il dieu possible, monsieur ! vous allez faire crier vos ancêtres.

CHARLES.

Eh bien dans les situations malheureuses, n’est-ce pas le cas de s’adresser à ses parents ?...

MADAME MIGNONET.

Ah ! monsieur Charles, monsieur Charles !

FINET, bas.

Taisez-vous, mère Mignonet... il ne s’agit pas de gémir, il faut pousser à la vente.

FRÉMONT, à part.

Décidément, Honoré est seul digne de mes bienfaits...

CHARLES.

D’abord, monsieur, pour entrer en matière, remarquez s’il vous plaît que ces tableaux-là sont exécutés selon le véritable esprit de la peinture en portraits ; et non pas dans le genre de vos Raphaël modernes, qui vous placent dans des compositions si magnifiques, et au milieu de si beaux détails, qu’on ne fait pas seulement attention à votre figure... non, le grand mérite de ceux-ci, c’est d’être la représentation fidèle des originaux... assez ridicules et mal tournés comme ils étaient... la nature et rien de plus...

FINET.

Il est certain qu’on ne rencontre plus beaucoup de physionomies dans ce genre-là ?

CHARLES, bas à Madame Mignonet.

De la résignation, madame Mignonet, et soutenez-nous un peu ; puisqu’enfin je suis obligé de les vendre, il faut au moins que je les vende bien.

Haut.

Monsieur, je vous présente d’abord une demoiselle Élisabeth Vertbois ; on pense qu’elle est dans son beau, et d’une ressemblance épouvantable, elle est là en bergère, gardant son troupeau ; voyons, monsieur, si on vous en demandait deux cents francs.

FRÉMONT.

Deux cents francs !

CHARLES.

Allons, je vous la passe pour cinquante écus, les moutons seuls valent l’argent.

FINET.

Oh ! à ce prix-là, c’est donné.

FRÉMONT.

Ça suffit, je la prends.

FINET.

Adjugé, la demoiselle Élisabeth Vertbois, pour cinquante écus.

MADAME MIGNONET, à part.

Ah ! mon Dieu, mon Dieu !... qui est-ce qui aurait dit ça ?... des si jolis moutons blancs !...

CHARLES.

Voici dans le coin... là bas, un fameux militaire... le César de son temps... Estime, Finet.

FINET.

Moi, il me semble que pour un guerrier et ses lauriers, vingt-cinq louis, ce n’est pas trop cher.

FRÉMONT.

Il est à moi !

CHARLES.

Passons maintenant à cette grave tête à perruque... Prenez-moi ça, madame Mignonet... là, dans son jour.

Bas à madame Mignonet.

et je vous le répète, aidez nous...

Haut.

C’était un bailli de Porentruy ; c’est une dignité ça, un bailli... et une perruque... huit cents francs.

FRÉMONT.

Oh ! oh ! moitié, monsieur, c’est bien assez.

CHARLES.

Comment, moitié !... et la perruque donc !... Allez !... allez !... mettez les huit cents francs, et je vous donne deux échevins par dessus le marché...

MADAME MIGNONET.

Oui, monsieur, prenez ça... voyez comme c’est conditionné... l’ cadre en bois d’ chêne... et un’ toile... comme si qu’elle était neuve ! quand on a un objet comme ça, c’est pour la vie... on n’en voit pas la fin... en vérité du bon dieu ! vous n’ vous faites pas d’idée de l’usage que ça vous fera !...

CHARLES.

Elle a raison, c’est un marché d’or... le bailli, la perruque et les deux échevins, huit cents francs, c’est convenu.

FRÉMONT.

Allons, je le veux bien encore.

À part.

je n’y tiens plus, c’est une horreur...

FINET.

Ça, c’est vrai, à présent que vous les avez pris, j’en conviens, ils ne sont pas beaux !...

CHARLES.

Tenez, monsieur ; vous y allez, au fait, trop généreusement, pour que je veuille marchander avec vous pièce à pièce... croyez-moi, achetez la collection en bloc... un marché à forfait... Que me donnez-vous du reste ?... un deux, trois, quatre, cinq, six, sept,

Il passe celui de son oncle.

et le dernier, huit en tout...

FRÉMONT.

Comment comptez-vous donc, j’en vois neuf.

CHARLES.

Huit.

FRÉMONT.

Neuf... et celui-là ?

CHARLES.

Oh !... celui-là, je le garde !...

FRÉMONT, à part.

Comment ? mon portrait serait excepté !... cependant, poussons-le un peu.

Haut.

C’est que j’y tiens, moi, à ce portrait, et j’offre six mille francs du tout.

CHARLES.

Six mille francs, c’est rond !... mais comment diable pouvez-vous tenir ?...

FINET.

C’est vrai ! regardez donc cette figure...

FRÉMONT.

Mais, je ne la trouve pas trop mal, moi... 

FINET.

Oh ! par exemple, vous n’êtes pas difficile ; je vous demande un peu, s’il est permis d’être plus laid que ça ?

FRÉMONT.

Chacun a son goût... enfin... n’importe ; je veux tout ou rien...

FINET, à Charles.

Diable !... il n’y a plus à balancer, contente-le, va...

CHARLES.

Non, je ne peux pas... parole d’honneur...

À ses amis.

 Je vais vous dire... c’est que... ça a l’air... oui... mais, c’est le portrait de mon oncle, de mon parrain... le seul parent qui me reste... et je ne le donnerais pas pour tout au monde !...

FRÉMONT, à part.

M’aimerait-il réellement ?

Haut.

Monsieur, je suis fâché de ne pouvoir céder à votre scrupule... mais je suis entier dans mes fantaisies... rien ne me coûte pour les satisfaire... dix mille francs, si j’emporte le tableau...

CHARLES.

Non, vous dis-je ?

FRÉMONT.

Quinze mille francs !...

CHARLES.

Non, cent fois non. Voilà tout ce que je veux garder de l’héritage de ma mère ! le reste, ça m’est égal ; mais mon bon oncle... si vous saviez tout ce qu’il a fait pour moi... Depuis quinze ans, il n’a pas cessé, quoiqu’éloigné, de me donner des marques d’attachement... il a payé mes dettes deux fois !... c’est joli, ça, pour un oncle !... et s’il savait que je me trouve dans un moment de gêne, qui me force à avoir recours à ces braves gens encadrés, je n’attendrais pas longtemps les effets de sa généreuse amitié, j’en suis sûr... et, si par malheur, je venais à perdre cet excellent parent, avant de l’avoir revu... il ne me resterait donc rien de lui ?... Non, je ne me séparerai jamais de ce portrait. Ainsi, monsieur, cessez d’y mettre un prix... rien ne pourrait le payer !...

FRÉMONT, à part.

Il m’enchante...

Haut.

Cependant, monsieur, vingt mille francs...

CHARLES.

Monsieur, je vous en prie, parlons d’autre chose... car ma patience...

FRÉMONT.

Je vois que je l’aurai !...

CHARLES.

Vous voyez mal, monsieur... et vous me lassez, à la fin...

FRÉMONT.

Air : Depuis longtemps j’aimais Adèle.

Par quel aveuglement bizarre
Tenez-vous tant à ce méchant portrait ?
C’est, m’a-t-on dit, celui d’un vieil avare,
Qui, pour vous...

CHARLES.

Cessons, s’il vous plaît !
C’en est assez !

FRÉMONT.

Mais je devrais peut-être...

CHARLES.

Vous taire, où sans nulle pitié,
Je vous ferai sauter par la fenêtre.

FRÉMONT, à part.

Ah ! pour le coup, voilà de l’amitié !

Il m’a ému à un point !...

Haut.

Je n’insiste plus, monsieur... j’approuve même le sentiment qui vous a fait rejeter mes offres... Je vous avais proposé six mille francs... tenez, en voilà dix, et vous garderez votre oncle.

Il donne des billets à Charles.

CHARLES.

Est-il possible ?

FRÉMONT.

Oui, je vous les donne.

CHARLES.

Qu’est-ce à dire ?... vous me les donnez !

FRÉMONT.

Eh bien ! non, je vous les prête... vous me les rendrez quand vous pourrez... nous nous arrangerons toujours bien.

À part.

Allons, allons, c’est un écervelé, un liber tin ; mais il n’a pas voulu vendre mon portrait !

Finale.

CHŒUR.

Air : Fragment du quatuor de ma tante Aurore.

Ah ! quel bonheur ! dix mille francs !
Vit-on jamais une chose semblable ?
Vraiment cet homme a de très bons moments !
On ne peut être plus aimable !

CHARLES.

Tout sourit à mes vœux ;
Ce prêteur généreux
Fait ici deux heureux !
Écoutez, s’il vous plaît,
Madame Mignonet :
Maintenant que ma caisse est pleine,
Enfin, ce bon monsieur Melcourt
Pourra voir en ce jour
Finir aussi sa peine.
Allez le trouver sans retard ;
Tenez, tenez, voilà sa part.

FRÉMONT, qui a écouté son neveu avec intérêt.

Ah ! c’est ma part.

CHARLES.

Ah ! je jouis de son bonheur !

CHŒUR.

Peut-on avoir un meilleur cœur ?

CHARLES.

Depuis longtemps le sort l’accable !

CHŒUR.

Ah ! qu’il est bon, qu’il est aimable !
De son parent dans le malheur
Il veut soulager la douleur...

CHARLES.

De mon parent dans le malheur
Je puis soulager la douleur ;
Monsieur, je vous dois ce bonheur !
Jusqu’au bout, montrez-vous aimable,
Avec nous, mettez-vous à table,
Et ne songeons plus qu’au bonheur !

TOUS.

À table ! à table !
Ne songeons qu’au bonheur !

Ils entrent en criant dans la salle à manger.

 

 

ACTE III

 

Le Théâtre représente l’appartement d’Honoré, au fond une porte ; à droite de l’acteur, au premier plan, une autre porte ; à gauche de l’acteur, un grand paravent devant une cheminée ; il y a un fauteuil devant le paravent, placé de manière à ce qu’en développant les premiers feuillets, on peut le cacher ; du même côté, un petit bureau sur lequel sont des papiers et des livres. Il faut que la décoration soit disposée de manière à ce qu’on ne puisse pas supposer d’autre issue que les deux portes indiquées.

 

 

Scène première

 

FINET, DUPRÉ

 

Au lever du rideau, la porte du fond est ouverte, et Finet et Dupré sont sur le carré.

DUPRÉ.

Que voulez-vous, monsieur ?

FINET.

Parbleu ! je veux entrer. Je te dis encore une fois que c’est monsieur Honoré qui m’envoie... je ne viens pas chez lui pour mon plaisir, à coup sûr.

DUPRÉ.

Mais c’est que les ordres de monsieur...

FINET.

Les ordres de monsieur sont que je prenne sur son bureau des papiers dont on a besoin en bas.

DUPRÉ.

C’est différent, alors... allez et dépêchez-vous !

FINET, descendant la scène.

Ah ! c’est bien heureux... j’ai vu le moment où il m’au rait fallu un laissez-passer.

Dupré reste dans le fond occupé à ranger les meubles.

Oui, reste pour m’observer, sournois ! Il ressemble à son maître, celui-là, et il est gentil, son maître... Comme il a encore embrouillé les affaires depuis tantôt ! a-t-il arrangé une bonne scène entre monsieur et madame !... oh ! par exemple, celle-là doit être la dernière... elle a été assez forte pour cela... Où diable sont ils donc ces papiers ?... Monsieur criait presque autant qu’à l’audience... Et madame, donc !... oh ! ma foi, je suis content d’elle... c’est vrai, elle aurait payé l’étude avec sa dot, qu’elle n’aurait pas mieux tenu tête... Et le vertueux maître clerc, qui animait tout cela avec son ton doucereux !... il n’a pas beaucoup d’ordre, toujours... Enfin, madame est restée seule avec lui, et j’ai entendu un mot... c’est lui qui l’a dit... oui, il a parlé de séparation, j’en suis sûr... Le méchant homme !... Et puis cette clé que j’ai vu glisser... serait-ce par hasard celle de l’escalier dérobé... qui communique là ?

Il montre la porte à droite.

est-ce que madame ?... oh ! le patron, le patron !

Pendant tout ce monologue, Finet cherche dans les papiers ; il trouve son dossier à la fin.

DUPRÉ.

Avez-vous fini, monsieur ?

FINET.

Oui, j’ai mon affaire.

À part.

Si je pouvais m’assurer...

 

 

Scène II

 

FINET, DUPRÉ, FRÉMONT

 

Frémont entre brusquement et va s’asseoir sur le fauteuil près du paravent, pendant les deux dernières phrases de Dupré et Finet.

DUPRÉ.

Eh bien ! il est sans façon... Qu’y a-t-il pour votre service, monsieur ? mon maître n’y est pas.

FRÉMONT.

Je le sais ; je l’ai fait prévenir que je montais chez lui... il va venir m’y rejoindre.

Dupré se retire.

FINET, le reconnaissant.

Dieu me pardonne, c’est l’homme aux tableaux ! on le voit partout. Est-ce qu’il ferait aussi des affaires avec monsieur Honoré ? ça serait plaisant.

Haut.

Bonjour, monsieur ; comment va la santé depuis ce matin ? nous nous sommes bien amusés, j’espère ?

FRÉMONT.

Ah ! ah ! c’est vous, monsieur le crieur ?

FINET.

Oui. Dites-moi donc qu’est-ce qui vous attire chez monsieur le maître clerc ? un sage !... il n’a pas besoin d’argent, lui...

FRÉMONT.

Aussi n’est-ce pas pour lui en donner que je viens.

FINET.

Bon, bon ! je vois ce que c’est... vous faites valoir ses fonds, n’est-ce pas ? Il n’est sans doute pas fâché d’en retirer le plus possible ; mais le décorum ? C’est clair ; vous êtes, comme on dit, un homme de paille, et lui an usurier anonyme... Oh ! je le reconnais bien là !

FRÉMONT.

Vous vous trompez.

FINET.

Laissez donc, laissez donc ! Dans tous les cas, vous n’en conviendriez pas ! Mais il vous fait bien attendre... soyez tranquille, je vais vous l’envoyer, moi.

Air : À chaque pas dans ce charmant voyage.

Dans un instant vous le verrez paraître ;
À se hâter je descends l’engager.

FRÉMONT.

Non, à l’étude on le retient peut-être ;
Il ne faut pas, mon cher, le déranger.
Seul il soutient ici la clientèle,
Il est chargé de tout dans la maison.

FINET.

Oh ! oui, sans doute, et s’il pouvait, son zèle
Ne laisserait rien à faire au patron !

Ensemble.

FINET.

Dans un instant vous le verrez paraître ;
À se hâter, je descends l’engager.

À part.

Avec madame, il est encor, peut être,
Et j’aime assez à le faire enrager.

FRÉMONT.

Si Denneville a bien su le connaître,
Pour Honoré, l’épreuve est sans danger ;
Ainsi que Charles, il agira peut-être ;
Entre eux mon cœur pourra se partager.

 

 

Scène III

 

FRÉMONT, seul

 

Tenez-vous bien, monsieur le premier clerc, vous aurez de la peine à l’emporter sur votre cousin : c’est un fou, un débauché, un dissipateur ; mais, au milieu de toutes ses extravagances, il reste homme de bien. Il est humain, généreux... et puis il a tous les traits de sa mère, ma bonne sœur !... certes il a eu tort de vendre sa famille, mais enfin, moi, il a voulu me garder. D’ailleurs, son motif... n’était-ce pas pour secourir un infortuné ? Les voilà, ces deux mille francs envoyés au pauvre Melcourt, les voilà ! Ah ! jamais argent ne me fit autant de plaisir ! Allons, tout bien considéré, Charles est un très estimable mauvais sujet.

 

 

Scène IV

 

FRÉMONT, HONORÉ, DUPRÉ

 

DUPRÉ.

On vous attend, monsieur.

HONORÉ.

C’est bon, laisse-nous.

Dupré sort.

C’est vous qui m’avez fait demander, monsieur ; puis-je savoir le motif ?

FRÉMONT.

J’ai eu l’honneur de vous le faire connaître par ma lettre.

HONORÉ.

Votre lettre ? seriez-vous M. Melcourt ?

FRÉMONT.

Oui, monsieur.

HONORÉ, à part.

Quel ennui !

Haut.

Donnez-vous la peine de vous asseoir.

FRÉMONT.

Oh ! c’est inutile... j’ai bien peu de choses à vous dire ; je venais seulement solliciter votre bonté, monsieur, et...

HONORÉ, l’interrompant.

Comment, monsieur ? mais il me semble que nous sommes cousins... d’un peu loin, il est vrai... N’importe, appelez-moi votre cousin... je suis si content de faire connaissance avec vous ! Tenez, je devais sortir tout à l’heure pour aller vous voir.

FRÉMONT.

Quoi ! monsieur, vous-même ?

HONORÉ.

Lorsqu’on a des parents dans l’infortune, ne doit-on pas s’empresser de leur porter quelques consolations ?

FRÉMONT.

Ce que je voulais vous demander, monsieur...

HONORÉ.

Encore monsieur ? Eh bien ! voyons : est-ce que vous ne voulez pas me nommer votre cousin ? pensez-vous que je rougisse d’avoir un parent qui n’est pas riche ? je vous assure que je n’y fais pas attention...

FRÉMONT, à part.

Je commence à le croire.

HONORÉ.

Vous en serez bien convaincu quand vous me connaîtrez mieux.

FRÉMONT.

Les secours que je sollicite, monsieur...

HONORÉ.

Ah ! je sens parfaitement votre position, mon pauvre cousin, et j’en suis d’autant plus désespéré que, dans ce moment, il m’est impossible de rien faire pour vous... je suis tout-à-fait à court d’argent. Si vous étiez venu il y a huit jours... j’ai disposé de tous mes fonds pour acheter une charge... mais plus tard...

FRÉMONT.

Je vois, monsieur, que j’ai mal pris mon temps ; croyais pourtant que la libéralité de votre oncle Frémont vous avait mis en état d’être l’agent de sa bienfaisance.

HONORÉ.

Ah ! mon cher cousin, vous êtes dans l’erreur ; la générosité n’est pas la vertu de la vieillesse. On a prétendu, il est vrai, qu’il avait eu beaucoup de bontés pour moi... vous pensez bien que je n’ai jamais voulu démentir ce qu’on disait...

Tirant sa montre, bas.

Trois heures, elle va venir !

FRÉMONT, à part.

Il est hypocrite et menteur.

Haut.

L’assurance que vous venez de me donner, monsieur, me prouve qu’il ne faut pas toujours croire le bien qu’on dit des gens dans monde ; cependant on avait parlé de sommes considérables envoyées des Indes ?...

HONORÉ.

Pure invention que tout cela ! Et puis, j’ai mon jeune cousin, cet étourdi de Charles... j’ai été si souvent obligé de réparer ses folies !

FRÉMONT.

M. Charles ? ah ! j’ai eu de ses nouvelles ce matin... Il vous a été à charge, dites-vous ? mais alors il n’est pas très reconnaissant, car il se loue peu de votre obligeance. M. Denneville, que j’ai vu avant de monter chez vous m’a de son côté appris une chose qui pourtant semble justifier votre cousin. Il paraîtrait que vous ayant, pour la première fois, demandé hier quelque argent, vous lui auriez répondu que vos économies étaient destinées à un meilleur usage, que vous en aviez disposé en ma faveur... et c’est même là, je vous l’avoue, ce qui m’encourageait à me présenter aujourd’hui...

HONORÉ.

Eh ! bon Dieu ! sans doute ; c’était bien mon intention ; mais on est venu me harceler du bureau de charité dont je suis secrétaire, et j’ai été forcé...

FRÉMONT.

Je conçois, monsieur, que la charité administrative sera plus profitable à votre réputation qu’un bienfait accordé en secret à un pauvre parent.

Air : Venez, venez, troupe jolie.

Votre cousin, que chacun blâme,
Fut plus généreux aujourd’hui ;
Mon malheur a touché son âme,
Voilà ce que je tiens de lui.
Ainsi, malgré ses goûts frivoles,
Il fait en un pareil moment
Moins de frais en belles paroles,
Mais il oblige argent comptant.

HONORÉ.

Vous ne me rendez pas justice, monsieur, sans doute ; j’envie le sort de Charles... Plus heureux que moi, il a pu pourvoir à vos premiers besoins... j’aurai mon tour, je l’espère.

À part.

On monte... c’est elle !

Haut.

Je ne vous retiens pas plus longtemps, mon cher cousin... vous avez peut-être affaire...

FRÉMONT.

Je me retire, monsieur.

Air : de Michel et Christine.

Ensemble.

À part.

C’en est fait, le mépris,
De moi, voilà ce qu’il doit attendre.
Charles seul sut m’entendre,
Du bienfait il recevra le prix.

HONORÉ, à part.

Elle est là, je frémis !
Je ne sais quel parti je dois prendre.
Quel supplice d’attendre.
Ah ! grand dieu ! si nous étions surpris !

Haut, seul.

Excusez mon impolitesse.
Je suis obligé de sortir ;
Mais plus tard, dans votre détresse,
Je promets de vous secourir.
Croyez, monsieur...

FRÉMONT.

N’essayez plus de feindre !

HONORÉ.

Vous reviendrez bientôt de votre erreur,
Car je vous plains vraiment de tout mon cœur.

FRÉMONT.

Moi, c’est vous que je trouve à plaindre.

Ensemble.

À part.

C’en est fait, le mépris, etc.

HONORÉ, à part.

Elle est là, je frémis, etc.

Le reconduisant.

Je vous le répète, monsieur, revenez un autre jour, vous me trouverez prêt à vous obliger.

À Dupré qui est dans l’antichambre, aussitôt que Frémont a disparu.

Dupré, quand cet homme viendra, vous direz que je n’y suis pas.

Il ferme lui-même la porte du fond, et vient de suite ouvrir celle de côté.

 

 

Scène V

 

HONORÉ, MADAME DENNEVILLE

 

HONORÉ.

Venez, venez, madame.

Madame Denneville entre, il referme la porte derrière elle.

MADAME DENNEVILLE.

Vous aviez du monde, je n’osais entrer, la démarche que je fais... HONORÉ.

Est très naturelle, très innocente ; vous avez âme consulter, à prendre mes conseils sur la rédaction d’un acte que vous croyez nécessaire à votre repos ; ma discrétion justifie votre confiance ; ne suis-je pas votre ami le plus sincère, le plus dévoué ?

MADAME DENNEVILLE.

Mais ne pouvions-nous parler de tout cela chez moi ?

HONORÉ.

C’eut été fort imprudent ; on peut être surpris, épié, entendu ; au lieu qu’ici... soit que vous donniez suite à votre projet, ou que vous y renonciez, le secret est nécessaire.

MADAME DENNEVILLE.

N’est-il pas vrai que M. Denneville est avec moi d’une tyrannie révoltante ?

HONORÉ.

Il ne m’appartient pas de me prononcer contre lui, cependant je suis forcé de convenir...

MADAME DENNEVILLE.

Ainsi, vous pensez que personne ne me blâmera de chercher à me séparer d’un homme qui, par son humeur jalouse, ses querelles sans cesse renouvelées, rend mon existence insupportable.

HONORÉ.

Non, sans doute... mais, remettez-vous, vous paraissez agitée, tremblante.

MADAME DENNEVILLE.

Je ne sais ce qui se passe en moi, mais je suis inquiète en effet... il me semble que je ne suis pas ici à ma place.

HONORÉ.

Avec moi, qu’avez-vous à redouter ?

MADAME DENNEVILLE.

Oh ! rien... mais l’idée de quitter monsieur Denneville quoiqu’assurément j’ai de fortes raisons de me plaindre de lui ; car au fait, de quoi peut-il m’accuser ? Je vais souvent au bal, c’est vrai... chez mes amies ; parce que mon mari, n’aime pas la danse, faut-il que je me prive de ce plaisir ? J’ai une loge aux Bouffes, mais enfin, ça ne le dérange pas de ses occupations : jamais je ne lui ai demandé d’y venir. Est-ce mon luxe, ma parure qu’il me reproche ? mais cela sert à montrer la prospérité de son étude, à lui donner de l’importance... je vous le demande, ma conduite n’est-elle pas celle que tiendrait toute autre femme dans ma position ?

HONORÉ.

Certainement, à cet égard-là, monsieur Denneville est d’une grande injustice... cela tient à son caractère...

MADAME DENNEVILLE.

À coup sûr, il est fort maussade... mais ce qu’on ne peut lui refuser par exemple, c’est une extrême bonté.

HONORÉ.

Oh ! personne ne lui conteste.

MADAME DENNEVILLE.

Aussi, voilà ce qui m’arrête pour cette séparation que vous m’aviez d’abord conseillée.

HONORÉ.

Ce serait en effet un parti désespéré, et je pense...

MADAME DENNEVILLE.

Qu’il vaut mieux un raccommodement, n’est-ce pas ?

HONORÉ, s’animant peu à peu.

Oui, c’est mon avis ; car enfin, avec un peu de patience, et d’adresse, on obtiendrait peut-être que votre mari vous laissât jouir de plus de liberté ; et si son esprit ombrageux amenait encore des discussions fâcheuses, n’auriez-vous pas sans cesse auprès de vous, un homme prudent, discret, prêt à recevoir vos confidences, à adoucir vos chagrins, un homme qui mettrait tout son bonheur à assurer le vôtre, dont la seule ambition serait de voir un jour ses soins constants, son zèle, ses sentiments longtemps cachés, recevoir enfin de vous la plus douce récompense !

MADAME DENNEVILLE.

Que dites-vous, monsieur ? ce langage nouveau pour moi...

HONORÉ.

Pardonnez un aveu...

MADAME DENNEVILLE.

C’en est assez ; je vous comprends enfin... voilà donc pourquoi vous cherchiez à m’égarer par de perfides conseils je me rappelle tout maintenant ; vous, l’ami de monsieur Denneville, vous vous appliquiez à entretenir nos divisions ; vous m’encouragiez dans une résistance, qu’à présent je reconnais coupable ! Vous avez abusé de ma confiance, vous m’avez trompée indignement... ouvrez cette porte, monsieur, je veux sortir !

HONORÉ.

Ah ! madame, daignez m’écouter.

MADAME DENNEVILLE.

Je vous ai trop entendu.

HONORÉ.

Quel est votre dessein ? je suis assez malheureux et si monsieur Denneville...

MADAME DENNEVILLE.

Il ne saura rien, je vous le promets ! je ne veux pas me venger ; cependant, vous vous éloignerez aujourd’hui même de cette maison... il le faut ; c’est à cette seule condition que je puis oublier votre outrage... mais encore une fois, ouvrez à l’instant, je l’exige.

Elle s’avance vers la porte.

DENNEVILLE, en dehors et frappant à la petite porte.

Honoré êtes-vous là ?

Air nouveau de M. Biancourt.

Ensemble (Mme Denneville et Honoré).

MADAME DENNEVILLE.

Ah ! qu’entends-je ? grands dieux !
C’est mon mari, contre moi tout conspire...
Qui l’amène en ces lieux ?
À peine je respire !

HONORÉ, à part.

Ah ! qu’entends-je ? grands dieux !
C’est son mari, contre moi tout conspire.
Qui l’amène en ces lieux ?

Denneville frappe encore.

À peine je respire !

DENNEVILLE.

Honoré ! venez donc m’ouvrir ?

MADAME DENNEVILLE.

Comment échapper à sa vue ?

HONORÉ, parlant.

Arrêtez, madame !... les domestiques !... là...

MADAME DENNEVILLE.

Hélas ! que vais-je devenir ?

Elle va vers la porte du fond. Honoré lui montre le paravent, elle tombe sur le fauteuil.

Ah ! monsieur, vous m’avez perdue !

Honoré ferme le paravent.

HONORÉ et MADAME DENNEVILLE.

C’est fait de moi !
Je meurs d’effroi !

Honoré va ouvrir à Denneville.

 

 

Scène VI

 

HONORÉ, MADAME DENNEVILLE, DENNEVILLE

 

HONORÉ, troublé.

Ah ! c’est vous, monsieur.

DENNEVILLE.

Eh oui, sans doute, c’est moi ; comme vous m’avez fait attendre... vous ne m’entendiez donc pas frapper ? quand vous êtes une fois enfoncé dans vos livres... que lisiez-vous donc là ?... Traité des droits matrimoniaux.

HONORÉ, cherchant à se remettre.

Oui, je cherchais...

DENNEVILLE.

Ah ! mon ami, restez-en à la théorie ; si vous saviez combien, dans le fait, ces droits-là sont difficiles à faire valoir.

HONORÉ.

Il me semble pourtant...

DENNEVILLE.

Quoi ! n’avez-vous pas été témoin de ce qui s’est passé ce matin ?

HONORÉ.

Le calme se rétablira, je l’espère.

DENNEVILLE.

C’est possible, mais ce sera à recommencer demain ; ma femme est incorrigible !

Air : Vaudeville de la Somnambule.

Je pardonnais à sa jeunesse
Des torts qu’il fallait pressentir...
Elle abuse ma faiblesse,
Je sens qu’il est temps d’en finir.
C’est un sort trop dur à mon âge
Que d’acheter, malgré mes soins constants,
Tous les jours, au prix d’un orage,
Un calme de quelques instants.

D’ailleurs, je ne peux plus en douter ; ce que vous m’avez dit n’est que trop vrai, c’est Charles qui est la seule cause.

HONORÉ.

Charles, monsieur ! vous vous trompez... jamais...

DENNEVILLE.

N’allez-vous pas l’excuser à présent ? je vous reconnais bien là ; cependant je m’en tiens à vos premières idées... oui, ma femme l’aime ; ce prétexte d’une répétition, les querelles qui en ont été la suite, tout cela prouve claire ment leur intelligence... oh ! vous avez deviné juste.

HONORÉ.

Moi ! vous m’aurez mal compris, je vous assure, il est impossible...

DENNEVILLE.

Ah ! ça, vous oubliez donc ce que vous m’avez répété tantôt ; mais je conçois votre motif, il est honorable... vous voudriez amener encore une réconciliation désormais impossible... Écoutez-moi, Honoré, j’ai bien réfléchi sur ma position : elle n’est plus tenable, il faut que j’en sorte, et je suis venu pour vous communiquer mes projets à cet égard. Après avoir fait la folie de prendre une femme dont j’aurais pu être le père, je comprends enfin qu’il y aurait encore une plus grande sottise de ma part, à exiger d’elle un amour égal au mien... Cependant, malgré toutes les apparences qui l’accusent, je me persuade qu’elle n’est qu’égarée, qu’elle a respecté mon honneur... je l’aime enfin, je l’aime toujours en dépit de moi-même, et je n’en sens que mieux la nécessité de m’en séparer.

HONORÉ.

Y songez-vous, monsieur ?

DENNEVILLE.

Oui, la jalousie me tue... je fais de vains efforts pour la cacher... Madame Denneville en souffre autant que moi... je la rends malheureuse, quand je voudrais ne travailler qu’à son bonheur... Une séparation peut donc seule nous rendre au repos !... Mais, tout en l’éloignant de moi, je n’entends pas que ma femme ait jamais à s’imposer des privations ; je lui assurerai un sort indépendant... dès ce moment, elle aura la moitié de mes biens... et le reste, ma mort... peut-être un jour rendra-t-elle justice à mes sentiments, et regrettera-t-elle son vieux procureur.

Air : Ce que j’éprouve en vous voyant.

Un cruel devoir m’est dicté,
C’est mon aspect qui l’importune.
Eh bien ! elle aura ma fortune,
En reprenant sa liberté...
Puisque mes soins, l’amour le plus fidèle,
En ma faveur n’ont pu rien obtenir,
C’est moi seul que j’en veux punir.
Oui, je prétends, en me séparant d’elle,
Qu’elle n’ait pas le droit de me haïr !

CHARLES, à Dupré en dehors.

Il faut que je le voie à l’instant... j’ai quelque chose de très important à lui annoncer.

HONORÉ, à part.

Charles !... surcroit d’embarras !...

CHARLES.

Je te dis qu’il n’y pas de consigne pour moi !

DENNEVILLE.

C’est votre cousin.

HONORÉ.

Soyez tranquille, monsieur ; je ne le recevrai pas.

DENNEVILLE.

Au contraire, c’est le moyen de m’assurer si mes soupçons sont fondés... c’est une faiblesse, sans doute, mais enfin j’espère encore... Vous le questionnerez : moi, je me placerai de manière à tout entendre ; il ne me croira pas là, et il s’expliquera peut-être avec vous sans détour... mais où me cacher ?... ah ! derrière ce paravent...

Il l’entr’ouvre.

HONORÉ, le retenant.

Arrêtez, monsieur !...

DENNEVILLE.

Il y a quelqu’un là... j’ai aperçu le bas d’une robe.

HONORÉ, cherchant à cacher son trouble.

Oui, monsieur, c’est une jeune dame... une étrangère... qui... qui voulait aussi plaider en séparation... elle a le plus grand intérêt à n’être pas connue... elle venait me consulter... elle daigne avoir confiance en moi...

DENNEVILLE.

C’est bon, c’est bon, mon ami... ne vous donnez pas tant de peine pour mentir... c’est inutile... vous savez bien que je n’ai pas un rigorisme ridicule...

HONORÉ.

Eh, quoi !... monsieur, vous penseriez ?

DENNEVILLE, bas.

Que c’est une de ces clientes, qu’on ne fait pas voir à son avoué, oui... mais encore une fois, ça ne me regarde pas !

CHARLES, en dehors.

Ah çà ! faudra-t-il enfoncer la porté, voyons !

DENNEVILLE, bas à Honoré.

Mais, où irai-je ? ah ! j’y songe... sur le petit escalier ; de là j’entendrai très bien.

 

 

Scène VII

 

HONORÉ, MADAME DENNEVILLE, DENNEVILLE, CHARLES

 

CHARLES.

Ah ! c’est bien heureux enfin !... dis-moi un peu pour quoi diable on défend l’entrée de ton appartement, comme celle d’une citadelle... Vraiment, cet imbécile de Dupré est presque aussi rude à son poste, qu’un Suisse de ministère, qui repousse des solliciteurs. J’ai beau crier, c’est une nouvelle importante, il faut qu’il la sache au plutôt... rien ne l’émeut.

HONORÉ.

Qu’est-ce donc, enfin ?

CHARLES.

Ce que c’est ? je te le laisserais bien chercher ; mais tu ne le devinerais pas... j’aime mieux te le dire de suite... Eh bien ! mon ami, c’est notre oncle Frémont, qui est de retour des Indes.

HONORÉ.

Comment ?

CHARLES.

Tu sais, ce vieux monsieur Melcourt, dont je t’ai parlé ?

HONORÉ.

Monsieur Melcourt ?

CHARLES.

Oui, celui à qui tu as donné l’argent que tu m’as refusé... eh bien ! il vient de m’écrire, qu’il avait vu lui-même notre oncle. Mon premier mouvement était de courir de suite à l’adresse qu’il m’indiquait ; mais je n’ai pas voulu y aller sans toi... parce que j’ai pensé que je serais mieux reçu avec un sage. J’ai besoin d’être soutenu un peu... vois-tu... allons, partons !...

HONORÉ, à part.

Que résoudre ?

CHARLES.

Qu’est-ce que tu as donc ? est-ce que ça ne te fait pas plaisir de revoir notre oncle ?... tu as l’air tout consterné.

HONORÉ.

Oui, tu me vois dans un très grand embarras, et c’est en partie toi qui en es cause.

CHARLES.

Bah ! comment donc ça ?

HONORÉ, le conduisant du côté de la petite porte.

Monsieur Denneville me quitte, il se plaint plus que jamais de toi... il t’accuse de vouloir plaire à sa femme.

CHARLES.

Moi ? eh bien ! il a tort... parole d’honneur... ce n’est pas que madame Denneville, certainement... mais il a été notre tuteur, lui... il me traite quelquefois assez mal... il m’a souvent grondé, c’est vrai, mais il m’a donné aussi beaucoup de marques d’amitié ; et sa femme, fût-t-elle cent fois plus jolie, je n’oserais pas en être amoureux... ça me ferait l’effet d’une mauvaise action... d’ailleurs, nous autres étourdis... une femme mariée... il y a d’abord les principes qui s’y opposent ; et puis, ça donne trop de peine... il faut tromper, se cacher, mentir... nous n’avons pas le temps... toi, à la bonne heure, tu es rangé, tu as du temps de reste... on prétend même !...

HONORÉ.

Plus bas !

CHARLES.

Pourquoi donc ? personne ne peut nous entendre ici... le fait est qu’on assure...

HONORÉ.

Que peut-on me reprocher ?

CHARLES.

Oh ! mon Dieu ! rien positivement... mais dans tous les cas, ce ne sont pas les occasions qui te manquent... un premier clerc... dans la même maison... un escalier dé robé... un paravent en cas de surprise... c’est commode...

HONORÉ.

Quelle idée... Charles !...

CHARLES.

Là, je te vois venir... tu vas encore me débiter tes grands mots... et à quoi bon... je te le demande ? Quand tu me parles de ta sagesse, devant témoins, je veux bien y mettre de la complaisance... je fais semblant d’y croire ; mais en tête-à-tête, il me semble que c’est inutile...

HONORÉ, à part.

Quel supplice !...

CHARLES.

Air : L’amour qu’Edmond a su me taire.

J’estime, mon cher, ta morale,
Mais je connais beaucoup de gens de bien
Qui, craignant très fort le scandale,
Pourtant ne se refusent rien.
Comme très purs on les cite sans cesse,
Quand leur vertu vingt fois a succombé ;
Et le secret de leur sagesse
Est dans l’escalier dérobé.

HONORÉ.

À merveille, monsieur... poursuivez ces odieuses imputations...

CHARLES.

Encore... ah çà ! tu ne veux donc pas te rappeler que nous sommes seuls... Allons, allons... sois bon enfant... avoue-moi tout... je te promets le secret... n’est-il pas vrai que ?...

HONORÉ, bas.

Silence ! donc... malheureux !... monsieur Denneville est là...

CHARLES.

Comment, il est là !... mais c’est une surprise, une trahison... Eh ! quoi !... on en vient avec moi aux mesures de haute surveillance... Entrez, entrez, monsieur, l’écouteur aux portes... vous vouliez apprendre ce que je pensais de votre femme... c’est une attention conjugale dont elle vous saura gré...

DENNEVILLE.

Ah ! Charles !... embrassez-moi !... vous ne pouvez vous douter du plaisir que vous m’avez fait... je n’ai pas compris toute votre conversation ; mais ; j’en ai assez entendu, pour me convaincre que je vous soupçonnais injustement, et que vous n’avez jamais cessé d’être digne de mon estime et de mon amitié.

CHARLES.

Ainsi, vous êtes content ?... eh bien ! alors comme mon oncle est arrivé... vous me délivrerez un certificat de bonne vie et mœurs ; ça ne pourra pas me nuire...

DENNEVILLE.

Très certainement !... oh ! maintenant, je lui répondrai de vous corps pour corps.

HONORÉ, à part.

Chaque instant accroît mon embarras... si ce monsieur Melcourt allait me desservir auprès de mon oncle... écrivons-lui...

Il se met à la table.

Pardon !...

DENNEVILLE.

Allez, allez, ne vous gênez pas...

Tirant Charles à l’écart.

Ah ! çà, que parliez-vous donc d’escalier dérobé, de paravent ? est-ce que vous aviez deviné qu’il y avait là quelqu’un de caché ?...

CHARLES.

Là ? il y a quelqu’un ?... et vous le savez ?...

DENNEVILLE, bas.

Oui, chût !...Honoré m’a dit que c’était une jeune dame, qui plaidait en séparation... Vous entendez bien que je n’ai pas voulu le contredire... car, au bout du compte, rien n’est plus naturel !... on peut être un parfait honnête homme !... et !...

CHARLES.

C’est clair !... c’est clair !... ah ! monsieur le sage !... je voudrais bien la voir, moi, cette jeune plaideuse.

DENNEVILLE, le retenant.

Oh ! non !...

CHARLES.

Si fait !... je la connais peut-être... d’ailleurs, il a fait le mystérieux avec moi, et c’est mal.

Il s’avance avec précaution, entrouvre le paravent et le referme aussitôt. À part.

grand Dieu !...

HONORÉ, se levant vivement.

Charles !...

CHARLES, bas à Honoré et lui serrant la main.

Sois tranquille !...

Charles regarde en l’air comme pour se donner une contenance. Honoré le rassure.

DENNEVILLE, bas à Charles, à qui il fait signe de venir.

Eh bien ! la connaissez-vous ?

CHARLES, troublé.

Non !... je ne la connais pas !... du tout !... et puis, elle a un grand voile, ce qui fait que...

À part.

je ne sais plus que dire !...

DENNEVILLE.

C’est égal, c’est égal !... l’aventure est bizarre, n’est-ce pas ?...

CHARLES.

Oui... oh !... oui, très bizarre en effet !...

MADAME MIGNONET, dans la coulisse.

Par ici, monsieur, par ici... j’ vous dis qu’ils y sont tous deux !...

DENNEVILLE.

Qui est-ce donc qui nous arrive ?...

 

 

Scène VIII

 

HONORÉ, MADAME DENNEVILLE, DENNEVILLE, CHARLES, FRÉMONT, MADAME MIGNONET, FINET

 

HONORÉ.

Que vois-je... monsieur Melcourt !...

CHARLES.

Eh ! non, c’est monsieur Minard !... je le connais bien peut-être... il m’a escompté des tableaux ce matin !...

FRÉMONT.

Vous vous trompez tous les deux, messieurs ; je me suis, il est vrai, présenté à vous sous des titres différents ; mais à présent que je vous connais l’un et l’autre, rien ne m’empêche plus de reprendre mon véritable nom. Je suis Frémont, votre oncle !...

Ensemble (Charles et Honoré).

CHARLES.

Ah ! par exemple !...

HONORÉ.

Est-il possible !...

DENNEVILLE.

Je le savais ; mais je ne pouvais vous prévenir, j’avais promis le secret...

FRÉMONT, à Honoré.

Vous vous rappelez sans doute, monsieur, ce qui s’est passé ici même entre nous, et vous devez juger qu’un neveu aussi humain que vous, et un oncle aussi peu généreux que moi, ne peuvent désormais avoir rien de commun ensemble.

CHARLES, à part.

Ah ! bien, s’il le traite comme ça, ça va bien aller pour moi...

HONORÉ, à Frémont.

Croyez, monsieur, que ma position seule... un embarras bien réel...

CHARLES, à part.

S’il pouvait prononcer un de ses grands discours, j’aurais le temps de me préparer. !...

FRÉMONT, à Charles.

Quant à vous, mauvais sujet...

CHARLES, à part.

Aye !... aye !... les portraits... il n’y a pas moyen de l’échapper...

FRÉMONT.

Pour subvenir à de folles dépenses, vous faites argent de tout !...

CHARLES, à part.

Nous y voilà !...

FINET, bas à Charles.

Oui... une fois... deux fois... adjugé !...

CHARLES.

Vous allez me parler des portraits, n’est-ce pas, mon oncle ?... Je conviens que j’ai peut-être agi un peu familièrement avec les ancêtres... mais ne vous fâchez pas... je les rachèterai... car au fait, j’y tenais, et il a fallu une occasion comme celle-là !...

FRÉMONT.

Je le sais bien, oui... mais tu m’as excepté de la proscription générale, voilà l’essentiel... et puis le vieux Melcourt a bonne mémoire... tu as bien placé ton argent.

Il lui serre la main.

MADAME MIGNONET.

Ah ! v’là donc qu’on lui rend justice enfin !...

DENNEVILLE, à Frémont.

Je t’approuve, mon ami ; mais sera-t-il seul heureux ?... non, tu ne tiendras pas rigueur... Honoré réparera sa faute, j’en suis sûr... d’ailleurs, nous avons tous eu des torts aujourd’hui... moi le premier, j’en ai eu de très graves envers ma femme que j’ai soupçonnée et accusée aussi injustement... suivez-moi... vous m’aiderez à la calmer... j’ai besoin qu’elle me pardonne ; allons, plus de retard... rendons-nous au salon.

CHARLES.

Oui, c’est ça ; descendons vîte... elle est sauvée !...

Tout le monde fait un mouvement pour sortir... à ce moment, madame Denneville se montre.

MADAME DENNEVILLE.

Arrêtez, messieurs...

Étonnement général.

DENNEVILLE.

Qu’ai-je vu ?... grand Dieu !...

HONORÉ.

Je suis perdu !...

Il sort en passant derrière le paravent.

FRÉMONT.

Quel est ce nouveau mystère !...

DENNEVILLE.

C’était ma femme !...

À ce moment Finet va regarder avec malice derrière le paravent, et prend sa place en scène, à gauche de Denneville.

MADAME DENNEVILLE.

Veuillez m’écouter un instant !... vous alliez vous excuser près de moi ; c’est moi, qui dois me justifier devant vous !... je pouvais éviter cette pénible explication... vous sortiez... j’étais donc certaine d’échapper à vos regards... la générosité de la seule personne qui pût ici me trahir, me fournissait de nouveaux moyens de tout vous cacher... je me découvre moi-même cependant, et cela seul suffirait sans doute, pour vous prouver que, si je fus imprudente en venant en ces lieux, du moins, je ne suis pas coupable... Je le répète... j’étais maîtresse de mon secret... mais quelqu’un aurait eu le droit de douter de mon innocence ; je ne l’ai pas voulu... il faut donc tout vous dire... Dans un premier mouvement de dépit, j’avais projeté ce matin, je l’avoue, une séparation que vous-même aviez jugée nécessaire ; et trompée par un homme, dont rien ne devait me faire · soupçonner la perfidie, je me rendis chez lui, pour prendre, à votre insu, ses conseils... je ne tardai pas à me repentir de cette démarche... celui que je croyais digne de toute ma confiance, osa me parler d’un sentiment, dont l’aveu seul était pour moi un outrage !...

DENNEVILLE.

Il est donc bien vrai !... Honoré !...

MADAME DENNEVILLE.

Écoutez-moi jusqu’au bout... Justement indignée, j’allais fuir... lorsque votre arrivée imprévue me jeta dans un trouble bien naturel... car rien alors ne pouvait me justifier... agitée... hors de moi... je me décidai donc à éviter votre vue... cachée là... j’ai entendu votre entretien avec l’homme que vous appeliez encore votre ami... Bientôt j’ai été à même d’apprécier la bonté de votre cœur !... oui, monsieur, je sais que, dans le moment où vous croyiez avoir le plus à vous plaindre de moi... vous vous occupiez de mon bonheur !... vous vouliez me combler de vos bienfaits... Ah !... ce souvenir ne s’effacera jamais de ma mémoire... Cependant, si ma justification laisse encore des doutes dans votre esprit, suivez votre premier projet ; j’y consens... mais gardez votre fortune... elle me serait odieuse puisque je ne pourrais l’acquérir, qu’en perdant votre estime et votre tendresse !...

DENNEVILLE, ému et prenant la main de sa femme.

Émilie !...

MADAME DENNEVILLE.

Air : Ce que j’éprouve en vous voyant.

J’ai mérité votre rigueur ;
Oui, j’en conviens ma conduite légère
Trop souvent a pu vous déplaire ;
Mais du moins, croyez que mon cœur
Ne se reproche aucune erreur !...
J’ai méconnu votre âme généreuse
Voilà mon tort, vous pouvez m’en punir,
Mais vos soupçons doivent s’évanouir.
Ah ! je serais trop malheureuse
Si vous aviez le droit de me haïr.

DENNEVILLE.

Qui moi !... eh !... le pourrais-je ? allons, allons, que tout soit oublié...

MADAME MIGNONET.

C’te pauvr’ chèr’ femme... ell’ m’a fait un’ peine...

DENNEVILLE.

Mais Honoré !...

FRÉMONT.

Et tu me parlais en sa faveur !... ah !... mon parti est bien pris... il n’a rien à espérer de moi !... Charles seul sera mon héritier !...

CHARLES.

Pourquoi donc, mon oncle ?... il se corrigera peut-être... qu’il renonce seulement à la sagesse, et je réponds de lui...

FINET.

Le fait est, qu’il n’y a rien de tel que les étourdis pour avoir des principes !...

CHARLES.

C’est très vrai !... au moins !...

FRÉMONT.

À la bonne heure !... mais toi, tu as assez de principes comme ça... et je te conseille de t’arrêter au point où tu en es !...

CHARLES.

Vous me trouvez donc bien... décidément ?... alors c’est convenu, je m’en tiendrai là.

CHŒUR FINAL.

Air de M. Biancourt.

Ah ! qu’une douce ivresse
Nous anime en ce jour ;
Plus de soupçons, plus de tristesse
Ils ont fui sans retour !...

MADAME DENNEVILLE, au public.

Air de Julien.

Au gré du plus cher de mes vœux
J’ai ramené la paix dans mon ménage ;
Mais, il faut ce soir en ces lieux...
Que je conjure encore un autre orage.
Vous le savez, pour troubler mon bonheur
Il suffirait d’une seule personne...
Ah ! lorsqu’enfin mon mari me pardonne,
Messieurs, me tiendrez-vous rigueur ?...

On reprend le chœur final.

Ah ! qu’une douce, etc.

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