Les Courtisans (Thomas SAUVAGE - Jean-Henri DUPIN)

Vaudeville anecdote en un acte.

Représenté pour la première fis, à Paris, sur le Théâtre de la Porte Saint-Martin, le 28 novembre 1821.

 

Personnages

 

FRANÇOIS Ier, Roi de France

JEAN BOUCHET, homme de Lettres

CHARLES, son fils

DE RICHESOURCE, intendant des bâtiments du Roi

VALENTINE, sa fille 

SAINT GELAIS, poète gascon

LE CAPITAINE POLIN

LE MARQUIS

LE PRÉSIDENT

UN SOLDAT SUISSE

UN HUISSIER

UN INSPECTEUR des bâtiments du Roi

COURTISANS

PAGES

SOLDATS, etc.

 

La Scène est à Fontainebleau.

 

Le Théâtre représente une galerie du château de Fontainebleau ; de chaque côté du Théâtre une table et des sièges.

 

 

NOTICE SUR QUELQUES PERSONNAGES

 

Quelques-uns des personnages, que nous avons fait figurer dans cette petite Pièce, étant, quoique historiques, très peu connus, nous avons cru devoir faire précéder notre Ouvrage d’une courte Notice sur chacun d’eux.

JEAN BOUCHET naquit à Poitiers en 1476. Quoique passionné pour les Lettres, il prit, dans sa ville natale, l’état de procureur, qu’avait exercé son père. Chargé des affaires du seigneur de la Trémouille, ses talents aimables et ses qualités solides le firent bientôt regarder, dans cette illustre famille, comme l’ami de la maison. Enfin, la confiance qu’il inspira fut telle, qu’on le chargea de l’éducation du Prince de Talmont. Ce jeune homme partagea les sentiments de ses parents pour Bouchet. Il l’aurait comblé de bienfaits, si, à peine âgé de trente ans, il n’eût pas trouvé la mort dans les combats. Le seigneur de la Trémouille remplit généreuse ment les intentions de son fils, et bientôt Bouchet put se livrer entièrement à son goût pour les Lettres. Il publia plusieurs ouvrages en prose ou en vers, qui eurent beaucoup de succès. Dans quelques-uns, il s’éleva avec force contre les deux principales opérations politiques du règne de François Ier, le concordat et la vénalité des charges. Bouchet eut huit enfants, dont quelques uns furent placés par François Ier. L’époque de sa mort n’est pas bien déterminée : on la place généralement en 1550.

ANTOINE ISCALIN DES AYMARES, Baron de la Garde, et Marquis de Brigançon, connu d’abord sous le nom de Capitaine Polin, naquit au village de la Garde, en Dauphiné, d’une famille pauvre et obscure. D’abord valet de soldat, puis soldat, enseigne, lieutenant et capitaine, toujours supérieur par son activité et son intelligence aux emplois qu’on lui confiait, il ne dut son élévation qu’à son courage et à son esprit. François Ier l’envoya, en 1541, en ambassade à Constantinople, vers Soliman II ; mais il abandonna bientôt la carrière diplomatique pour s’attacher au service de mer. Il devint, sous le nom de Baron de la Garde, général des galères de France, et se fit, comme marin, une grande réputation. Il mourut d’hydropisie, à quatre-vingts ans, en 1578, laissant plus de gloire que de richesses.

MELIN DE SAINT GELAIS, fils naturel, à ce que prétendent presque tous les biographes, d’Octavien de Saint Gelais, naquit l’an 1490. Ses poésies le firent surnommer l’Ovide français. Ses talents lui procurèrent accès à la cour ; des places et des honneurs récompensèrent ses travaux. On croit que c’est lui qui fit passer le Sonnet d’Italie en France. Son caractère railleur, le succès de ses épigrammes, genre de poésie dans lequel on le met au-dessus de Marot et Du Bellay, lui firent beaucoup d’ennemis, et donnèrent lieu à l’ancien proverbe : « Gare à la tenaille de Saint Gelais. » Il mourut à Paris en 1559, à 69 ans.

 

 

Scène première

 

BOUCHET, CHARLES

 

Ils entrent ensemble par le fond.

CHARLES.

Ma surprise égale mon bonheur ! quoi ! vous, mon père ! vous, à Fontainebleau !

BOUCHET.

Oui, mon ami ; je sois parti il y a trois jours de Poitiers, et j’arrive à l’instant : je compte passer deux jours en ces lieux.

Air : Dans un castel dame de haut lignage. (De M. Blanchard.)

De peur d’accident à mon âge,
Rarement on se met en chemin ;
Mais j’ai dû faire ce voyage,
Pour protéger la veuve et l’orphelin.
Mon fils, dans cette conjoncture,
Mon cœur ne t’a point oublié :
Le premier jour doit être à la nature,
Mais le second sera pour l’amitié.

Il s’agit de la veuve et du fils de Bernard, mon ancien ami. Je viens solliciter : tu pourras m’être utile dans cette affaire ; car, moi, je suis un véritable provincial ; je n’entends rien aux usages, aux cérémonies, à l’étiquette de ce pays-ci... Je n’y connais personne.

CHARLES.

Je puis vous présenter à M. de Richesource ; il est Intendant des bâtiments du Roi, et ne laisse pas que d’avoir quelque crédit à la cour : il est logé dans ce palais avec sa fille.

BOUCHET.

Alors, c’est ici que l’on te trouve.

CHARLES.

Ah ! mon père, si vous connaissiez Valentine ! si vous pouviez vous douter...

BOUCHET.

Je me doute bien de quelques petites choses... dans toutes tes lettres tu m’en parles, tu m’en fais un portrait...

CHARLES.

Il est encore bien au-dessous de la vérité.

BOUCHET.

Voilà comme vous êtes tous.

Air : Vaudeville de M. Guillaume.

Un amant, dans une maîtresse,
On le sait bien, voit toujours tout en beau.
Hélas ! bientôt le charme cesse,
L’Hymen enlève à l’Amour son bandeau,
Voici, je crois, le moyen le plus sage
Pour éviter d’inutiles regrets :
Ouvrons les yeux avant le mariage
Et fermons-les après.

Allons, allons, il est temps de mettre un terme à cet amour là... car, il doit te faire un peu négliger la sculpture : les Pallas et les Vénus antiques sont, je le gage, souvent abandonnées... pour mademoiselle Valentine.

CHARLES.

La voici, mon père.

 

 

Scène II

 

BOUCHET, CHARLES, VALENTINE

 

BOUCHET.

Mademoiselle, je me suis toujours défié des descriptions que nous font les amants et les poètes de leurs héros, de leurs maîtresses ; mais, ici, j’avoue que l’enthousiasme de mon fils ne l’a pas emporté trop loin ; et quelque bien que tu m’aies dit de mademoiselle, je n’y trouve rien d’exagéré.

VALENTINE.

Monsieur...

BOUCHET.

Ah ça, comment es tu avec le papa ?

CHARLES.

Il n’est sortes d’égards qu’il n’ait pour moi depuis le jour où l’un de mes ouvrages, exposé dans l’atelier de Jean Cousin, mon maître, eut le bonheur d’attirer les regards de Sa Majesté François Ier.

VALENTINE.

Oui, depuis que le Roi a distingué votre fils, il se fait un devoir de l’accueillir, de le protéger. C’est à lui que M. Charles doit d’être employé dans ce château. Cependant, la place que mon père occupe, ses rapports fréquents avec le Monarque...

Air : Vent brûlant d’Arabie.

De la cour les suffrages,
Des monuments nombreux,
Qu’il prétend ses ouvrages
Te rendent orgueilleux.

BOUCHET.

Dès qu’on vous voit paraitre,
On conçoit en effet,
Que le papa doit être
Fier de ce qu’il a fait.

VALENTINE.

Je vous avouerai, monsieur, que j’éprouve quelque crainte.

BOUCHET.

Pourquoi donc ça ? Vous vous aimez. Il est bon père, sans doute ; il veut le bonheur de sa fille... Allons, je ter minerai cette affaire-ci avant l’autre... Ainsi, mes enfants...

Air : Vaudeville de la Bella au bois dormant.

Plus de défiance ;
Et pourquoi d’avance
Vous alarmez-vous ?
Prévoyons des destins plus doux,
Tant que nous pouvons livrons-nous
À l’espérance !

VALENTINE.

Toute ma crainte, dans ce jour,
Ne provient que de mon amour...

BOUCHET.

L’amant, l’artiste dans la vie
Doivent toujours voir tout en beau ;
Les pleurs éteignent le flambeau
De l’Amour et du Génie.

Ensemble.

Plus de défiance, etc.

CHARLES, VALENTINE.

Plus de défiance, etc.

 

 

Scène III

 

BOUCHET, CHARLES, VALENTINE, RICHESOURCE

 

RICHESOURCE, à la cantonade.

Si l’on me demandait, je suis au parc, au grand bassin, où le Roi m’a donné rendez-vous. Il s’agit d’un modèle pour la tête de son Neptune... Il lui faut une tête excessivement noble... Il a déjà passé en revue toute la cour : je ne vois plus maintenant que Monseigneur le Chancelier Duprat... Ma foi, s’il refuse, celui-là...

BOUCHET, à Charles.

Quel est cet original ?

CHARLER.

Le père de Valentine.

RICHESOURCE.

Ah ! c’est vous, Charles... Bonjour, mon ami.

CHARLES.

J’ai l’honneur de vous présenter mon père.

RICHESOURCE.

Ah ! monsieur est votre père... Eh bien, monsieur, je vous fais compliment de votre fils... C’est un charmant sujet, un jeune homme plein de talent.

CHARLES.

Monsieur, je vous prie, épargnez...

RICHESOURCE.

C’est la vérité, mon cher ami : le Roi vous a distingué, et je ne saurais dire trop de bien de vous.

BOUCHET.

Eh bien, monsieur, mon fils vous rend la pareille : il m’a fait de vous un éloge si complet, que je n’hésite pas à vous demander pour lui la main de mademoiselle votre fille.

RICHESOURCE.

La main de ma fille !

BOUCHET.

Oui, monsieur ; ces jeunes gens s’aiment, ils s’adorent, marions-les, et tout de suite ; parce qu’il est toujours prudent de terminer ces sortes d’affaires le plus promptement possible.

RICHESOURCE.

Mais, monsieur...

BOUCHET.

Après cela je réclamerai votre obligeance, votre protection pour quelques affaires qui m’amènent à la cour.

RICHESOURCE, à part.

Cet homme a une assurance qui m’impose. À coup sûr il faut qu’il soit bien riche ou bien en faveur.

Haut.

Monsieur, ne pourriez-vous m’apprendre à qui j’ai l’honneur de parler ?

BOUCHET.

Le chapitre des renseignements... c’est trop juste.iee Monsieur, on me nomme Jean Bouchet.

Air : Des deux Sœurs.

Je fus toujours cité pour ma franchise,
Je vais ici vous parler sans détour ;
Si quelquefois le vice se déguise,
La bonne qui ne craint pas le grand jour.

Dès mon printemps, le cœur rempli d’audace,
Mais des vertus constant admirateur,
J’osai gravir le sentier du Parnasse,
Sans m’écarter du chemin de l’honneur.

Dans mon pays que la haine s’allume,
Que la discorde y souffle ses erreurs,
Noble écrivain, monsieur, jamais ma plume
D’aucun parti ne flatte les fureurs.

Mais approuvant mainte illustre conquête,
J’ai de François célébré les guerriers ;
Puissé-je avoir détourné sur ma tête
Quelques rameaux de leurs brillants lauriers !

Je voulus faire à mon tour un voyage
Chez cet Hymen hélas trop décrié ;
Et par bonheur, dans mon pèlerinage,
Je rencontrai l’Amour et l’Amitié.

Que manque-t-il enfin à ma tendresse ?
Je suis chéri de mes nombreux enfants ;
Charles, jadis je guidai ta jeunesse,
Tu soutiendras bientôt mes pas tremblants.

Contre mon sort Plutus en vain conspire,
Je n’ai jamais su m’attrister de rien ;
Monsieur, le bien ne nous fait jamais rire,
Et de tout temps le rire a fait du bien.

Pour achever en deux mots mon histoire,
De mon destin j’ai su me contenter,
Sans le chercher j’eus parfois quelque gloire,
Et j’ai gaiment vieilli sans m’en douter.

RICHESOURCE.

Je vois, monsieur, que, vous êtes poète, historien, et même philosophe. Mais quels sont vos honoraires pour toutes ces charges-là ?

BOUCHET.

Je vous l’ai dit, un peu de gloire.

RICHESOURCE.

La gloire ! Vous y joignez probablement un revenu considérable, des pensions, des bienfaits du Roi ?

BOUCHET.

Du Roi !... Non, car je n’ai jamais vu Sa Majesté.

RICHESOURCE, à part.

Ô ciel ! un homme qui n’a pas vu le Roi, demander ma fille !

BOUCHET.

Je vis, à Poitiers, du modique revenu d’un patrimoine que je n’ai ni diminué ni augmenté, et que je compte laisser à mes enfants tel que je l’ai reçu de mes ancêtres.

RICHESOURCE, froidement.

Je suis désespéré, monsieur, de ne pouvoir m’allier avec un homme d’un aussi grand mérite ; mais des engagements antérieurs... Croyez que, sans cela, j’aurais tenu à grand honneur...

À part.

Un homme qui n’est pas connu du Roi ! Suivez-moi, Valentine.

Il salue et sort.

 

 

Scène IV

 

BOUCHET, CHARLES

 

BOUCHET, stupéfait.

Ah !... Au fait, tu ne m’avais pas dit qu’il avait des engagements antérieurs...

CHARLES.

Pouvez-vous vous laisser abuser ainsi, mon père ?

BOUCHET.

Tiens, c’est un ambitieux que ton M. de Richesource : il n’est point honnête, et je commence à croire qu’il s’est moqué de moi... Après tout, ce n’est pas la première fois que ça m’arrive. Je ne m’en fâche pas... je suis un bon homme.

CHARLES.

Faire le malheur de sa fille et le mien !

Air : Ami jamais le chagrin ne m’approche.

Quoi ! rejeter notre alliance,
Après avoir encouragé mes feux !
Si je pouvais tirer vengeance
D’un refus aussi dédaigneux (Bis.)

BOUCHET.

En écoutant le courroux qui t’anime,
S’il a des torts, tu les partageras ;
Que l’honneur seul nous dirige ici bas :
Tâchons mon fils de mériter l’estime,
Même de ceux que nous n’estimons pas.

Patience, mon ami, patience. J’ai dans ce moment-ci un ouvrage en tête qui fera ma fortune ; et alors nous verrons... Mais pourquoi tout ce monde que je vois là-bas ?

CHARLES.

Ce sont les personnes qui se rendent au lever du Roi.

BOUCHET.

À propos, tu as vu tout à l’heure combien j’ai paru ridicule lorsque j’ai dit que je ne l’avais jamais vu : il faut que je me procure cette satisfaction aujourd’hui même.

CHARLES.

Sa Majesté traverse tous les jours cette salle en se rendant au conseil.

BOUCHET.

Vrai Dieu ! j’en profiterai... Allons, console-toi, mon pauvre Charles, tout n’est peut être pas encore désespéré. Le temps adoucira ce terrible M. de Richesource. Viens avec moi, je vais à mon auberge donner quelques ordres, el je reviendrai en ces lieux satisfaire mon cour et ma curiosité.

Ils sortent.

 

 

Scène V

 

LE CAPITAINE POLIN, LE PRÉSIDENT, SAINT GELAIS, LE MARQUIS, COURTISANS

 

CHŒUR.

Air : de Joconde. (Final du 2e acte.)

Accourons, mes amis, l’heure s’avance
Où bientôt nous contemplerons ses traits ;
Jamais on est las en France
De jouir de la présence
D’un grand Roi chéri de tous ses sujets.

LE MARQUIS.

Ah ! vous voilà, Saint Gelais ! il y a des siècles que vous n’avez paru ici.

SAINT GELAIS.

Vous savez, moussu le Marquis que les Muses aiment la solitude... J’ai un grand ouvrage qui m’occupe dans ce moment.

LE PRÉSIDENT.

Ah ! ah ! quelque poème épique ?

SAINT GELAIS.

Non, moussu le Président, un rondeau.

LE MARQUIS.

C’est un homme charmant, que Saint Gelais, messieurs ; c’est un petit Homère que nous avons élevé pour chanter nos exploits.

SAINT GELAIS.

À propos, Marquis, savez-vous la nouvelle ?

LE MARQUIS.

Oui, la disgrâce du Chancelier Duprat.

POLIN.

Du Chancelier Duprat ! Je ne le crois pas.

LE PRÉSIDENT.

Mais, c’est officiel... Au surplus, il mérite bien son sort... Un homme dont on ne pouvait rien obtenir.

LE MARQUIS.

Sans égard pour la naissance !... J’espère bien que celui qui va le remplacer... Et, qui désigne-t-on ?

SAINT GELAIS.

Personne encore : le Roi ne s’est pas prononcé ; mais, je sais de bonne part que son choix est fait, et qu’il est des plus bizarres. De plus, on ajoute que le nouveau Chancelier, qui est totalement étranger à la cour, est en ce moment en route pour s’y rendre.

LE MARQUIS.

Vous devez savoir ça, vous, Capitaine Polin.

POLIN.

Non, monsieur le Marquis.

LE MARQUIS.

Ah ça, Capitaine, dites-moi alors un peu ‘ ce que vous venez faire à la cour ?

POLIN.

Je suis de service, monsieur le Marquis.

LE MARQUIS.

À la bonne heure, car vous n’avez rien à solliciter, vous ; le Roi vous poursuit de ses bienfaits.

POLIN.

C’est qu’il croit que je les mérite.

LE MARQUIS.

Et moi qui suis l’âme de ses fêtes, de ses bals ; dont on distingue toujours la mise élégante et riche, qui me ruine à son service... qui suis colonel de naissance, je ne puis rien obtenir ? Il devrait pourtant avoir égard à mon rang...

POLIN.

Il veut bien faire attention à mes services.

LE MARQUIS.

Songer à ma naissance.

Air : Je suis colère et boudeuse.

À la première croisade,
L’on vit marcher mes aïeux.

POLIN.

En Navarre, sans bravade,
Je me comportai des mieux.

LE MARQUIS.

De je ne sais quelle ville,
Mon grand père prit le fort.

POLIN.

Je pris d’assaut Thionville,
En bravant vingt fois la mort.

LE MARQUIS.

Mon grand oncle à deux batailles !
Perdit, je crois, trois chevaux.

POLIN.

À Hesdin, sur les murailles,
Moi, je plantai nos drapeaux.

LE MARQUIS.

Un grand cousin de mon père,
Au défunt Roi Jean Le Ron,
Dans certain temps de misère,
De cent écus fit le don.

POLIN.

À la voix de la patrie,
On me vit toujours soumis,
J’ai fait le don de ma vie
À mon prince, à mon pays.

LE MARQUIS.

D’aïeux connus dans l’histoire,
Je tiens un nom peu commun.

POLIN.

À moi seul je dois ma gloire,
Et j’espère m’en faire un.

SAINT GELAIS.

Ah ça, je vous fais compliment, Capitaine, le Roi vous a fait gentilhomme.

LE PRÉSIDENT.

Il faut vous marier maintenant.

POLIN.

Sans doute, mais j’ai fait une réflexion...

LE MARQUIS.

Ne pouvez-vous nous en faire part ?

POLIN.

Air : Quand l’Amour naquit à Cythère.

Oui, je vais vous faire connaître,
Ce qui m’arrête en ce moment.
De moi je craindrais de voir naître
Un sot comme l’on en voit tant,
Qui de s’acquérir de la gloire,
Se croit exempt par cela seul,
Qu’il porte un nom qu’au temple de mémoire,
Jadis inscrivit son aïeul.

 

 

Scène VI

 

LE BARON, LE MARQUIS, POLIN, SAINT GELAIS, BOUCHET, COURTISANS, GARDES

 

Bouchet entre doucement par le fond.

BOUCHET, à part.

Sa Majesté va sans doute bientôt passer, car voici beaucoup de monde... Je verrai parfaitement, ici.

UN SUISSE.

Monsir, le Roi aller passir...

BOUCHET.

Je le sais, et je l’attends.

LE SUISSE.

Qui êtes fous, avec fotre rope noire, pour fouloir restir ?

BOUCHET.

Je suis Jean Bouchet, homme de lettres, qui viens solliciter...

LE MARQUIS.

Jean Bouchet ! Qu’est-ce que c’est que ça, Saint Gelais ?

SAINT GELAIS.

Quelque savant de provincé. Je n’ai aucun rapport avec ces gens-là.

TOUS.

Air : Pas des trois cousines (Dansomanie).

Ah ! la singulière figure !
Que nous veut cet original ?
Je gagerais à sa tournure,
Que c’est quelque provincial.

BOUCHET.

Un vieillard aurait dû, je pense,
À vos traits mordants échapper ;
Songez, messieurs, que l’apparence
Peut bien quelquefois nous tromper.

TOUS.

Ah ! la singulière figure ! etc.

LE SUISSE.

Sortir fous, pour mon consigne.

BOUCHET.

M. le Suisse, je suis Français ; j’aime le Roi : je veux le voir. Je n’aurai pas fait soixante-dix lieues sans m’être procuré ce bonheur.

POLIN.

Laissez, sentinelle.

À Bouchet.

Restez, monsieur ; vous n’aurez pas perdu vos pas. Votre curiosité est trop légitime pour qu’on ne s’empresse pas de la satisfaire.

BOUCHET.

Grand merci, monsieur.

LE PRÉSIDENT.

Je ne sais pas pourquoi l’on a la faiblesse de laisser entrer ces petits importants lettrés qui viennent solliciter des pensions.

SAINT GELAIS.

Jé mé flatté qué vous faites quelques exceptions. Moi, par exemple, qui fais vos chansons de table, des épigrammes contre vos ennemis, des madrigaux pour vos maîtresses, et des couplets pour toutes les circonstances.

LE PRÉSIDENT.

Ah ! je me rappellerai toujours celui que lu fis pour la naissance de mon fils.

SAINT GELAIS.

Sandieu ! il était joli, que je crois !

Air : Contentons-nous d’une simple bouteille.

Moi qui ne fais, dit-on, que l’épigramme,
Dans ce couplet j’avais changé de ton ;
Je comparais à Vénus votre femme,
Et son petit devenait Cupidon :
Enfin, par une adroite flatterie,
Je vous faisais un dieu Mars du parrain.

BOUCHET, sur le côté, de manière à être entendu.

Pour compléter l’aimable allégorie,
Vous devinez quel était le Vulcain.

LE PRÉSIDENT.

Hein ! je crois qu’il se permet... 

UN NUISSIER.

Le Roi !

LE PRÉSIDENT.

A-t-on prévenu Sa Majesté que M. Bouchet venait la visiter ?

LE MARQUIS.

Oh ! sans doute, et vous verrez que le Roi ne s’occupera que de lui.

 

 

Scène VII

 

LES PRÉCÉDENTS, LE ROI, UN INSPECTEUR DES BÂTIMENTS, SUITE

 

CHŒUR.

Air : De maître Jean (de Jean de Paris).

Oui, c’est le Roi !
Oui, mes amis, oui c’est le roi lui-même :
C’est ce héros (bis), l’émule de Bayard !
Heureux celui (bis) qui d’un prince qu’on aime
Peut en passant (bis) obtenir un regard.

LE ROI, à l’inspecteur qui le suit un plan à la main.

Non, non, monsieur, je ne puis adopter ce plan... Je sais que quelques personnes n’approuvent pas le luxe de ma cour : laissons-les dire. Tout doit respirer la grandeur chez un Roi de France.

Air : À soixante ans il faut plier bagage.

Si jusqu’aux rives du Bosphore,
Tu vis jadis flotter tes étendards,
Ô mon pays ! tu peux régner encore
Par le génie et par les arts. (Bis.)
Noble France ! toi dont l’histoire
Conserve un si beau souvenir :
Honneur à ceux qui relèvent ta gloire,
Malheur à ceux qui voudraient l’avilir !

Quant à Duprat, je ne veux plus en entendre parler... Ce n’est pas la tête qu’il me faut.

SAINT GELAIS, bas aux autres.

Quand je vous le disais.

LE ROI, passant successivement devant les personnages auxquels il adresse la parole.

Bonjour, Président... Saint Gelais, votre derrière épigramme est assez bien ; mais vous êtes trop méchant ; cela vous jouera quelque mauvais tour... Ah ! Marquis, vous avez aujourd’hui un habit charmant. Et... vous voilà, Polin ; j’ai à vous parler : je vous envoie en ambassade.

LE PRÉSIDENT, LE MARQUIS.

Est-il possible ?

LE ROI.

Messieurs !

Air : De votre bonté généreuse. (de Fanchon.)

S’il obtient une récompense,
Elle est bien due à ses travaux ;
Savoir honorer la vaillance,
C’est faire naître les héros.
D’un prince qui lui doit sa gloire
À juste titre il est chéri ;
Et je fais comme la Victoire
En le prenant pour favori.

POLIN.

Quoi ! Sire... vous voulez...

LE ROI.

Vive Dieu ! je me rappellerai toujours combien vous vous êtes exposé à Marignan.

POLIN.

Sire, j’étais à vos côtés.

LE ROI.

Air : De M. Piccini.

Oui, je dois enchainer ce bras
Qui servit si bien sa patrie ;
Mon cher Polin, dans les combats
Vous exposez trop votre vie.
Un double motif aujourd’hui
Te vaut l’emploi que je te donne.
François veut garder un ami,
Ton Roi, l’appui de sa couronne.

Suivez-moi.

Le Roi fait quelques pas pour sortir ; il aperçoit Bouchet, s’arrête devant lui, le regarde avec attention, mais avec bonté.

Vive Dieu ! voilà l’homme que je cherchais ! C’est là ce qu’il me faut ! je m’en tiendrai à celui-là.

TOUS.

Que veut-il dire ?

LE MARQUIS.

Serait-ce celui que l’on attendait ?

LE ROI.

Il y a bien des choses dans cette tête-là ! Cet homme vaut beaucoup mieux que Duprat, beaucoup mieux, On ne peut pas les comparer.

SAINT GELAIS, bas aux autres.

C’est lui qui remplace...

LE ROI.

Cette main-là tiendra bien le gouvernail !

LE PRÉSIDENT, bas.

Le gouvernail de l’état.

LE ROI.

Je vais au conseil ; mais rendez-vous dans une heure à mon cabinet, on vous y introduira, et là je vous expliquerai mes intentions.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

BOUCHET, LE PRÉSIDENT, LE MARQUIS, SAINT GELAIS

 

BOUCHET, à part.

Que signifie ce discours ?

LES COURTISANS, à part.

Air : Vaudeville de Folie et Raison.

Ciel ! quel coup de fortune !
Le voilà Chancelier ;
S’il a de la rancune,
Où nous réfugier ?

LE PRÉSIDENT.

Polin était au fait.

SAINT GELAIS.

C’est une mystification.

LE MARQUIS.

Où diable le Roi va-t-il choisir... ?

SAINT GELAIS.

Je vous l’avais bien dit.

LE PRÉSIDENT.

Il n’a plus en tête que ses gens de lettres.

SAINT GELAIS.

Nous sommes perdus !

LE MARQUIS.

Non, non ; prenons les devants : commençons les compliments ; la flatterie est un moyen qui réussit toujours.

Ils s’approchent tous de Bouchet, en lui faisant de grandes salutations.

LE MARQUIS.

Air : J’ons un curé patriote.

Ah ! combien je suis coupable !

SAINT GELAIS.

Vous mé voyez tout confus.

LE PRÉSIDENT.

Ma conduite est condamnable.

BOUCHET.

Je n’y songe déjà plus.
Messieurs, sachez que des sots
Je m’éprise les propos.

TOUS.

Quel honneur !
Quel bonheur !
C’est trop flatteur,
Monseigneur,
Je suis votre humble serviteur.

BOUCHET, à part.

Monseigneur... à moi !

Air : Vaudeville des Limites.

Me voilà donc dans les grandeurs !
Mais à qui dois-je en rendre grâce !
Ah ! combien de solliciteurs
Voudraient se trouver à ma place !
On me donne du Monseigneur !
À m’exercer il faut que je commence ;
Et puisque je suis en faveur,
Imitons leur impertinence.

LE MARQUIS.

Convenez que le piège était perfide.

SAINT GELAIS.

Ou plutôt la plaisanterie était charmante.

LE MARQUIS.

Vous présenter humblement comme un obscur solliciteur !...

BOUCHET.

Parbleu ! vous me faites songer, messieurs, que j’ai en effet à solliciter.

LE PRÉSIDENT.

Vous, Monseigneur ! solliciter !

BOUCHET.

Quand je dis solliciter... ce n’est pas le mot, à présent que je suis...

À part.

Je ne sais pas trop ce que je suis.

LE MARQUIS.

Vous n’avez plus qu’à donner des ordres, Monseigneur, et si par bonheur ils nous concernaient...

BOUCHET.

Eh ! mais... j’aurai peut-être besoin de vous.

LE PRÉSIDENT.

Comptez sur notre zèle, notre empressement.

BOUCHET.

Tenez, voici ce dont il s’agit, messieurs. J’ai eu le malheur de perdre, il y a deux ans, mon dernier ami de collège : en mourant il a laissé une femme et un fils, que je regarde comme ma famille. Eh bien, jugez de mon chagrin, tous les deux sont sur le point d’être ruinés.

LE MARQUIS.

Comment cela, Monseigneur ?

BOUCHET.

Un maudit chicaneur, assez puissant à Poitiers, notre ville, intente un procès à la mère : il est probable qu’elle le perdra.

LE MARQUIS.

Et le jeune homme ?

BOUCHET.

Il est au service ; ça a vingt ans : c’est brave, impétueux... Il a eu querelle avec un autre officier ; il s’est battu : bref, il a été obligé de quitter son corps.

LE MARQUIS.

La discipline est sévère : il ne peut y rentrer ; mais vous pouvez, Monseigneur, le faire passer dans un autre.

BOUCHET.

Vous croyez ?

LE MARQUIS.

Attendez ; mais moi-même... Vous dites qu’il est brave ? ça suffit.

Il s’éloigne, et va vers la table.

LE PRÉSIDENT.

D’un mot, Monseigneur pourrait décider le procès en faveur de la personne qu’il protège.

BOUCHET.

Je le sais bien ; mais...

LE PRÉSIDENT.

Peut-être Monseigneur ne veut-il pas influencer les juges. En ce cas, je vais écrire une lettre pour l’avocat général de Poitiers : c’est moi qui l’ai fait nommer ; et que la cause de votre amie soit juste ou non, elle aura la justice pour elle.

Il se met à la table, et écrit.

LE MARQUIS, un parchemin à la main.

Monseigneur, voici une commission dans ma compagnie ; le nom est en blanc : M. le vicomte des Tournelles me l’avait demandée ; mais il sera infiniment flatté de la préférence que j’accorde à Monseigneur.

LE PRÉSIDENT.

Monseigneur, voici la lettre.

BOUCHET.

Quelque chose qu’il arrive, j’accepte. M. le Président n’aura jamais à se repentir d’avoir fait une bonne action ; et vous, monsieur le Marquis, vous me remercierez de l’officier que je vous donne.

SAINT GELAIS.

Monseigneur veut-il me permettre de lui lire quelques vers que je viens de composer à l’instant ?

BOUCHET.

Je ne puis pas vous en empêcher.

LE MARQUIS, LE PRÉSIDENT.

Écoutons.

SAINT GELAIS, lisant sur ses tablettes.

Vers à M. Jean Bouchet, sur sa nomination.

Air : Du vaudeville de la Petite sœur.

Bouchet nommé ! d’un choix si beau
Chacun ici se félicite ;
C’est une dette qu’on acquitte ;
Et Plutus ôtant son bandeau,
S’adresse enfin au vrai mérite.
En apprenant ce fait un jour
Que dira la future race ?
Il fut le second à la cour,
Et le premier sur le Parnasse.

BOUCHET.

Charmant, charmant, monsieur !

LE PRÉSIDENT.

Saint Gelais, voilà ce que vous avez fait de mieux,

SAINT GELAIS.

L’impromptu du cœur !... Si vous vouliez le permettre, je vous dédierais ma tragédie en prose de Sophonisbe, moussu le Chancelier.

BOUCHET, à part.

Ah ! je suis Chancelier.

SAINT GELAIS.

Même Air.

Comme un simple et modeste auteur,
À la cour je passe ma vie,
Et, grâce à la philosophie,
Des autres je vois le bonheur
Sans y porter la moindre envie ;
Et quand Monseigneur, aujourd’hui,
Dans les emplois s’élève avec audace,
Comme confrère, auprès de lui,
Je ne demande qu’une place.

LE MARQUIS.

J’ose espérer que Monseigneur aura plus d’égards pour moi que Duprat... Je sollicite un gouvernement.

LE PRÉSIDENT.

Croiriez-vous, Monseigneur, que mon fils n’est pas encore Maître des requêtes ?

SAINT GELAIS.

Que dites-vous de ce faquin de Duprat, qui me promet depuis deux ans la place de Surintendant des fêtes de Sa Majesté ?

BOUCHET.

Ah ça, toutes ces places que vous demandez sont vacantes, sans doute ?

LE MARQUIS.

Non, Monseigneur ; mais, vous le savez...

Air : Du Vaudeville de la Robe et les Bottes.

À la faveur, guerrier, amant, poète,
Veulent courir, car tous en ont le droit ;
Mais cette route où la foule se jette,
N’est par malheur qu’un sentier bien étroit.
L’homme hardi qui de s’avancer brûle,
Poursuivant toujours son dessein,
Doit renverser, sans le moindre scrupule ;
Ceux qu’il trouve sur son chemin.

SAINT GELAIS.

Avec votre protection, Monseigneur, il n’est point d’individu que je ne sois en état de culbuter.

 

 

Scène IX

 

BOUCHET, LE PRÉSIDENT, LE MARQUIS, SAINT GELAIS, RICHESOURCE

 

RICHESOURCE, à la cantonade.

Oui, monsieur, faites-lui vos adieux, si vous voulez ; mais que ce soit la dernière fois que je vous retrouve auprès de ma fille.

BOUCHET, à part.

Il arrive vraiment à propos.

RICHESOURCE.

Ah ! messieurs, j’ai bien l’honneur de vous saluer... Eh bien, le Roi vient de me dire qu’il avait enfin trouvé son Neptune. Ce n’est vraiment pas malheureux...

À Bouchet.

Ah ! vous êtes encore ici, monsieur ?

BOUCHET.

Oui, oui, oui.

LE MARQUIS.

Quoi ! vous avez le bonheur de connaître Monseigneur ?

RICHESOURCE.

Monseigneur ! Y pensez-vous ? C’est M. Jean Bouchet, homme de lettres de Poitiers.

LE PRÉSIDENT.

Oui, mais il paraît que c’est un homme d’un grand talent, car le Roi vient de le nommer Chancelier à la place de Duprat.

RICHESOURCE.

M. Duprat, disgracié !... Est-ce bien possible !

SAINT GELAIS.

Rien de plus vrai.

RICHESOURCE.

Laissez donc, monsieur Saint Gelais, c’est une gasconnade.

LE MARQUIS.

Nous étions présents.

SAINT GELAIS.

Oui, le Roi l’a nommé. Je vous raconterai tantôt les motifs de cette élévation subite qui va étonner bien du monde.

RICHESOURCE, à part.

Réparons ma sottise.

Haut.

Monsieur Bouchet, votre fils et ma fille sont là, dans cette galerie : en les voyant, j’ai réfléchi à l’amour de ces jeunes gens, à la douleur d’une séparation... Mon cœur s’est attendri ; et je viens vous annoncer que je consens à leur union.

BOUCHET.

J’apprécie, monsieur, comme je le dois, une si noble résolution ; mais la position dans laquelle je me trouve m’oblige à vous refuser.

RICHESOURCE.

Quoi ! vous me refusez !

LE MARQUIS.

Monseigneur a raison, mon cher Richesource : songez donc à la distance...

RICHESOURCE, à part.

Les maudits courtisans !

SAINT GELAIS.

Le fils de Monseigneur... il peut prétendre à tout, maintenant ; à tout.

LE MARQUIS.

Je connais nombre de familles de la première noblesse qui se tiendront très honorées...

RICHESOURCE.

J’avoue, Monseigneur, que j’ai pu avoir des torts envers vous, ce matin ; mais devez-vous en punir ces jeunes gens ? Ah ! les voilà... Venez, mes enfants...

 

 

Scène X

 

BOUCHET, LE PRÉSIDENT, LE MARQUIS, SAINT GELAIS, RICHESOURCE, CHARLES, VALENTINE

 

RICHESOURCE.

Venez, tâchez de fléchir un homme sans pitié.

VALENTINE.

Que voulez-vous dire, mon père ?

RICHESOURCE.

Il ne veut pas consentir à votre bonheur.

CHARLES.

Vous savez bien, monsieur, que mon père n’y met point d’obstacle, et que c’est vous seul...

RICHESOURCE.

Eh ! non, vraiment, puisque je suis prêt à signer, moi.

CHARLES.

Se pourrait-il !... Alors notre union est certaine.

BOUCHET.

Non, mon fils, je vous détenus de songer à mademoiselle.

RICHESOURCE.

Vous persistez encore, père cruel ! Eh bien, voici une personne que vous ne refuserez peut-être pas.

 

 

Scène XI

 

BOUCHET, LE PRÉSIDENT, LE MARQUIS, SAINT GELAIS, RICHESOURCE, CHARLES, VALENTINE, LE ROI, POLIN, SUITE

 

RICHESOURCE.

Sire, j’implore Votre Majesté.

LE ROI.

Comment, Richesource ? Vous voilà bien ému.

RICHESOURCE.

Ah ! Sire, le sentiment... l’amour paternel.

LE ROI.

Voyons ; de quoi s’agit-il ?

RICHESOURCE.

Sire, ma fille et ce jeune homme s’aiment éperdument.

LE ROI.

C’est l’artiste que vous m’avez présenté dernièrement : cette union est bien assortie.

RICHESOURCE.

Oui, Sire ; mais le père de Charles, Monseigneur, refuse d’y consentir.

LE ROI.

Qui ? Monseigneur...

RICHESOURCE.

Monseigneur le Chancelier que voilà.

LE ROI.

Eh ! c’est mon Neptune !

TOUS.

Son Neptune !

RICHESOURCE.

Quoi ! Sire, monsieur est...

LE ROI.

Le modèle dont je vous ai parlé, qui doit servir pour la statue du Dieu des eaux... Voyez cette barbe... elle vaut dix fois mieux que celle de Duprat... Qu’en dites-vous ?

RICHESOURCE.

Ah ! ciel !

BOUCHET, aux courtisans.

Air : Ce mouchoir belle Raimonde.

Acceptez, je vous en prie,
Mes humbles remerciements :
Je ne reçus de ma vie,
Tant d’encens, de compliments.
Mais d’après votre délire,
Quand je n’étais que si peu,
Messieurs, qu’allez-vous me dire,
Maintenant que je suis Dieu ?

LE ROI.

Au moins, messieurs vous voudrez bien me mettre au fait.

BOUCHET.

C’est moi, Sire, qui vais tout vous expliquer. Trompés, je ne sais comment, sur le sens des paroles que votre Majesté a daigné m’adresser ce matin, ces messieurs m’ont cru Chancelier.

LE ROI.

Chancelier ! Et ce pauvre. Duprat ?

BOUCHET.

Monsieur de Richesource, j’ai bien pu faire le Chancelier pour prendre ma revanche avec ces messieurs, mais non pour surprendre votre consentement ; je l’ai refusé tant que j’ai cru que vous ne l’accordiez qu’à un titre qui ne m’appartenait pas. Maintenant, si vous persistez, je suis prêt...

RICHESOURCE.

Ah ! mon dieu, si ça vous contrarie, monsieur Bouchet.

LE ROI.

Bouchet ! Seriez-vous l’historien, le poète dont les ouvrages ont si agréablement occupé mes loisirs ?

CHARLES.

Oui, Sire.

LE ROI.

Je suis charmé de vous avoir vu ; mais surtout de la noble délicatesse avec laquelle vous en avez agi envers Richesource.

RICHESOURCE.

Je l’apprécie aussi, certainement... Mais...

LE ROI.

La fortune de M. Bouchet ne répond peut-être pas à son mérite : je m’en charge, et je prétends le fixer à ma cour.

BOUCHET.

Ah ! Sire, que de bontés ! Mais permettez-moi de refuser cette dernière faveur.

Air : Le choix que fait tout le village.

Le souvenir de cet heureux voyage
Va de mes jours embellir le déclin ;
Mais dès demain, de mon humble hermitage,
Ah ! laissez-moi reprendre le chemin :
Car les rois, quand ils nous estiment,
Doivent, je crois, au soleil ressembler ;
De loin, ses rayons nous raniment,
De près, ils pourraient nous brûler.

LE ROI.

Oui, retournez dans votre retraite ; ne restez pas plus longtemps à la cour, vous y perdriez cette candeur qui m’enchante : mes bienfaits retomberont sur votre fils... Continuez, Charles, à vous distinguer dans la carrière des beaux-arts, et vous me trouverez dans l’occasion.

RICHESOURCE.

Le Roi le protège...

À Charles.

Mon ami, ma fille est à vous.

LE ROI.

Quant à vous, messieurs, traitez Bouchet avec les égards dus à son mérite, et n’oubliez pas que le titre dont François Ier s’honore le plus est celui de PÈRE DES LETTRES.

CHŒUR.

Air : De M. Piccini.

Vive le Roi de France !
Dont la munificence
Honore également
La valeur, le talent.

Le roi sort.

 

 

Scène XII

 

BOUCHET, CHARLES, VALENTINE, RICHESOURCE, POLIN, SAINT-GELAIS, LE MARQUIS, LE PRÉSIDENT

 

Vaudeville.

BOUCHET.

Air : Vaudeville de l’Homme Vert.

J’allais, hélas !mon pauvre Charles,
Être éconduit de ce château ;
Mais par hasard, le Roi me parle,
Et chacun m’ôte son chapeau.
Vivant toujours dans la retraite,
J’ignorais que d’un grand seigneur
L’estime est une girouette,
Qui suit le vent de la faveur.

POLIN.

Un vrai guerrier, dès son aurore,
Fixant dans les camps son séjour,
Dans sa brusque franchise ignore
Comment on s’avance à la cour ;
Obtient-il une récompense,
Le brave fidèle à l’honneur,
Veut tout devoir à sa vaillance,
Et jamais rien à la faveur.

SAINT GELAIS.

Dans maint quatrain, mainte épigrammé
À Thémise, Iris ou Cloris,
J’ai chanté d’un ton plein de flammé
Millé baisers reçus ou pris ;
Hélas ! s’il faut être sincéré,
Souvent au lieu d’un tel bonheur,
J’obtenais de ma chambrière
Un soufflet pour toute faveur.

CHARLES.

Un guerrier défend sa patrie,
Un artiste sait l’honorer ;
Prix de la valeur, du génie,
Un ruban vient les décorer ;
Mais du talent la récompense
Va parfois s’attacher ailleurs...
Et l’on voit bien des gens, en France,
Dont les rubans sont des faveurs

LE PRÉSIDENT.

À la cour il faut que je brille,
J’ai trois fils que je veux lancer ;
Et pour avancer ma famille,
À Comus je vais m’adresser.
Qui, dès demain, chez moi je traite
Le ministre et l’ambassadeur,
Puisqu’on dit qu’avec la fourchette.
On peut aller à la faveur.

VALENTINE, au public.

Ce soir cette esquisse légère,
Vous est présentée en tremblant ;
Messieurs, a-t-elle su vous plaire ?
Laissez-nous le croire un moment.
L’auteur pour qui je sollicite,
Ne pouvant, malgré son ardeur,
Obtenir le prix du mérite,
Brigue celui de la faveur.

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