Les Caractères de Thalie (Christophe-Barthélémy FAGAN DE LUGNY)

Comédie en trois actes, avec un prologue et un divertissement.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 18 juillet 1737.

 

Personnage de l’Acte I : L’Inquiet

 

LUCILE, jeune veuve

TIMANTE, Amoureux de Lucile

DAMIS, Ami de Timante

MARTON, Suivante de Lucile

CHAMPAGNE, Valet de Timante

UN AUTRE DOMESTIQUE de Timante

 

La Scène est à Paris dans une chambre de l’appartement de Lucile.

 

Personnages de l’Acte II : L’Étourderie

 

MONSIEUR CLÉONTE

MADAME CLÉONTE

MADEMOISELLE CLÉONTE, sœur de Monsieur Cléonte

MONDOR

L’ASSESSEUR, Amoureux de Mademoiselle Cléonte

PYRANTE, Oncle de Mondor

CRISPIN, Valet de Mondor

DEUX LAQUAIS

 

La Scène est à Paris, chez M. Cléonte.

 

Personnages de l’Acte III : Les Originaux

 

LA MARQUISE

HORTENSE

LE MARQUIS, fils de la Marquise

LE CHEVALIER

LE SÉNÉCHAL, ignorant

LE BARON, ivre

FROSINE, médisante

MONSIEUR DE BRETTENVILLE, faux brave

GÉLASTE, homme de plaisir

UN LAQUAIS

 

La Scène est dans le Château de la Marquise.

 

 

PROLOGUE

 

UN ACTEUR paraît seul assis dans sa chambre, le coude appuyé sur une petite table

 

Me voilà sur les rangs ; et c’est aujourd’hui le jour de ma première Représentation ! Ma foi, il en sera ce qu’il pourra. Je ne serai point assez sot pour m’inquiéter du succès, jusqu’à un certain point : il faut, dans ces occasions, rappeler son courage ; il faut... il faut être bien téméraire, pour se vouloir mêler de divertir le Public.
Je m’avise de faire trois Actes : l’un d’Intrigue ; l’autre de Caractère ; et le troisième à Scènes Épisodiques : et attendu que ce sont-là, à peu près, les genres qui différencient nos Comédies, je rassemble ces Actes sous le titre pompeux, de Caractères de Thalie.
Cela annonce du parfait, du merveilleux ; il semble que je prétende avoir fait trois Chefs-d’œuvre, et que je les propose pour modèles : il fallait donc du moins mettre un Prologue, pour excuser l’orgueil de ce titre, et où j’eusse demandé grâce... Un Prologue ! Il n’y a peut-être au monde rien de plus nuisible, de plus traître, de plus détestable qu’un Prologue. Si l’Auteur veut faire pressentir les beautés de son Ouvrage, on le traite de fat ; s’il annonce que ce qu’il a fait est médiocre, on est porté à l’en croire sur sa parole ; et puis quel est le but que nous nous proposons dans la Comédie, à quoi l’art de l’Auteur s’applique-t-il ? C’est, je crois, à si bien peindre une action, que le Spectateur séduit s’imagine la voir d’après nature. Or, les précautions que l’on prend dans un Prologue, ne semblent-elles pas avertir, que ce que l’on va représenter n’est qu’une fable, un conte forgé à plaisir ; et n’affaiblissent-elles pas d’avance cette douce illusion que l’on prend tant de peine à faire naître par la suite ?
Non, non, point de Prologue, s’il vous plaît ; j’ai fort bien fait de n’en point faire. Encore si l’on n’était pas plus difficile aujourd’hui que ne l’étaient les Anciens, et qu’un seul Personnage, comme l’Arcture, Mercure ou un autre Dieu, vînt exposer uniment de quoi il s’agit ; si un Acteur Français en était quitte pour venir dire simplement...

Il se lève et fait la révérence.

Messieurs, dans le premier Acte que nous allons avoir l’honneur de vous donner, vous verrez une ébauche du caractère de l’Inquiet : dans le second, vous verrez qu’il est dangereux de s’attacher trop légèrement, et que quand on dit qu’il faut connaître avant que d’aimer, cela est vrai en plusieurs sens : l’objet du troisième est de prouver que jamais nous ne sentons mieux le ridicule de nos propres défauts, que quand nous les considérons dans les autres.
Si l’on en était quitte pour cela !... mais non ; il faut de l’esprit partout, et l’esprit n’est pas si commun que l’on pense.
Nos Spectateurs, qui, d’ailleurs, par le goût, l’emportent en beaucoup de choses sur les Anciens, ne pardonnent pas certaines simplicités. Le brillant, le composé leur plaisent si fort, que souvent l’affectation a trouvé grâce devant eux, et... Je parle bien effrontément des Juges qui vont peut-être me... Le mot est joli. Ah ! tout mon corps frissonne. Je ne me connais plus... Malheureux instrument ! dis-moi donc, pourquoi t’acharnes-tu contre les Auteurs ? Où pris-tu naissance ? Quelle main infernale te forma la première ? Plus à craindre que la lame tranchante, et que le plomb meurtrier, quel génie ennemi du repos des humains t’inventa ? Je sais que sans toi bien des Ouvrages insipides, mais protégés, inonderaient le Public ; je sais que par ton silence tu fais l’éloge de la vertu, comme tu fais la satyre du vice quand tu lances tes cris perçants. Cependant si tu as égard à ma prière, laisse-moi en repos, je te prie ; ne pars qu’après avoir mûrement pesé toutes choses.
Mais à quoi diable m’amusé-je ? Voici l’heure qui s’approche : oui, je vois au Soleil que l’on ne doit pas tarder à commencer. Eh ! vraiment, je n’y pense pas. Je me souviens que j’ai quatre ou cinq mots Impropres à corriger.

Allant d’un côté au Théâtre à l’autre.

Il y a plusieurs changements à faire. Outre la haine, qu’il est naturel que les Confrères aient les uns pour les autres, j’ai en particulier un nombreux parti contre moi ; il faut que je voie si l’on sera habillé convenablement aux rôles que l’on doit représenter : c’est en vain que j’ai déjà dit que l’on y prît garde, je suis sûr que je n’aurai rien gagné : et c’est une mer à boire, quand il faut engager une Actrice à changer quelque chose dans sa parure, ma présence est là indispensable. Il faut que je sois fou pour n’y avoir pas songé plutôt : malheureux que je suis ! il ne sera peut-être plus temps. Partons ; est-il possible que l’on s’en dorme, comme je fais, sur ses intérêts ? Eh ! vite, courons ; il n’y a pas une minute à perdre.

Il prend, en disant ces dernières paroles, son chapeau, sa canne et son manteau qu’il met tout de travers ; et en courant d’une façon comique, il renverse une table auprès de laquelle il était assis.

 

 

L’INQUIET

 

 

Scène première

 

DAMIS, MARTON

 

MARTON.

Qui peut donc si matin vous conduire ici, Monsieur ? Vous devez bien vous douter qu’il n’est pas encore jour chez ma Maîtresse ?

DAMIS.

Si j’en avais cru Timante, il y a une heure que je serais ici : à peine faisait-il jour, qu’il m’a envoyé prier de me rendre chez lui ; j’y ai couru, et il est vrai que je l’ai trouvé dans une agitation qui aurait touché tout autre que son ami.

MARTON.

Et puis-je vous demander le sujet de cette agitation ?

DAMIS.

Un malheureux discours qui lui échappa hier au soir étant à table chez ta Maîtresse. Il ne doute point qu’elle ne l’ait interprété de façon à s’en offenser. Il n’a point fermé l’œil de la nuit ; et n’osant venir apprendre lui-même ce que Lucile en pense, je me suis chargé de le justifier en cas qu’elle ait pu douter un moment de son respect.

MARTON.

Mais ne serait-ce point-là une de ces craintes mal-fondées qui lui sont si ordinaires ?

DAMIS.

À l’égard de celle-ci, elle me semble excusable ; et sur le point d’obtenir Lucile, je ne le blâme pas de chercher à détruire tout ce qui pourrait l’indisposer contre lui.

MARTON.

Je ne sais quel a été ce discours ; mais si elle s’en fût tenue offensée, assurément je m’en serais aperçue. C’est une vision, vous dis-je.

DAMIS.

Cela pourrait être, et je conviens avec toi qu’il est d’un caractère propre à se rendre bien malheureux ; je ne sais si cela vient en lui d’un excès de délicatesse, de trop d’envie de plaire, ou peut-être d’un peu trop d’amour propre : mais rien n’est égal aux agitations, aux soupçons, aux faiblesses qu’il fait paraître, surtout depuis quelque temps.

MARTON.

Mais comment ne le guérissez-vous pas de cette maladie-là ?

DAMIS.

Je lui en ai quelquefois dit mon sentiment ; mais vouloir corriger un ami, c’est souvent risquer de le perdre.

MARTON.

Pour moi, je ne vous le dissimule point, je tremble pour ma Maîtresse en la voyant prête à former un pareil engagement. Je conviens que Timante a toutes les qualités qui font une homme d’honneur, que sa figure est encore agréable ; qu’il est puissamment riche. Mais n’est-ce pas trop risquer que d’épouser un homme, qui, dans une inquiétude perpétuelle, va, vient et revient cent fois en une heure pour les sujets les plus frivoles ; timide jusqu’au raffinement, maladroit par excès de précaution, troublé par des délicatesses chimériques, jamais sûr de lui, oubliant l’objet présent qui le satisfait, pour s’occuper de l’objet éloigné qui le tourmente, et qui enfin ne jouissant jamais d’un instant de tranquillité, avec la femme la plus chérie, portera les alarmes jusques dans le sein des plaisirs ? Ce ne sera point un jaloux qu’un mari comme celui-là ; mais je crains bien que ce ne soit quelque chose de plus insupportable.

DAMIS.

Il faut lui rendre justice : la jalousie a une bassesse dont il est incapable ; et...

 

 

Scène II

 

DAMIS, CHAMPAGNE, MARTON

 

CHAMPAGNE, tout essoufflé.

Ah ! Monsieur, serais-je arrivé assez à temps ?

DAMIS.

De quoi donc s’agit-il ?

CHAMPAGNE.

Ma foi, il m’a dit tant de choses à la fois, que je ne sais plus par où commencer... Ah ! m’y voici.

Tirant Damis à part.

Écoutez, s’il vous plaît.

DAMIS.

Eh ! bien, qu’est-ce ?

MARTON.

Quelque nouvelle imagination, sans doute...

CHAMPAGNE, à Damis, en lui parlant bas.

Comme cette heure-ci est une heure indue pour les Dames, Timante craint que vous n’alliez imprudemment vous présenter ; et attendu que la civilité...

DAMIS, repoussant Champagne.

Eh ! morbleu... Voyez la belle réflexion ! Croit-il que j’ignore ?...

MARTON, qui a prêté l’oreille.

Un autre que toi ne se serait pas si fort pressé, mon pauvre Champagne ; mais en récompense, tu as une façon naïve de t’expliquer, qui donne beaucoup de grâce aux commissions que tu fais.

CHAMPAGNE.

Vous êtes railleuse, Mademoiselle Marton.

MARTON.

Moi ? point du tout.

DAMIS, à Marton.

Vois, si je puis paraître.

MARTON.

J’y vais, Monsieur ; et puisque vous voulez absolument lui parler, j’aurai soin de vous avertir dès qu’elle sera visible.

Elle rentre.

CHAMPAGNE.

Cette Marton-là a toujours quelque mauvais compliment à me faire.

 

 

Scène III

 

DAMIS, CHAMPAGNE

 

DAMIS.

Eh bien ! ce qu’il attendait de Province avec tant d’impatience est-il arrivé ? Et tout est-il préparé pour le repas qu’il doit donner ce soir ?

CHAMPAGNE.

Quel repas, Monsieur ?

DAMIS.

Celui qu’il préparait à Lucile.

CHAMPAGNE.

Il ne faut pas beaucoup se presser pour ce repas-là, Monsieur ; et les noces dont on parlait avec Lucile, ne se feront pas sitôt...

DAMIS.

Comment donc ?

CHAMPAGNE.

Il faut se bien porter pour penser à de pareilles choses, et mon Maître est actuellement très mal.

DAMIS.

Que veux-tu dire ?

CHAMPAGNE.

Aussitôt que vous l’avez quitté, il a prétendu que l’agitation dans laquelle il avait passé la nuit, lui avait donné la fièvre : il a fallu savoir ce qui en était ; et il a si bien fait, que le Médecin, qui est arrivé sur le champ, lui en a trouvé.

DAMIS.

On lui en a trouvé ?

CHAMPAGNE.

Oui, Monsieur, une considérable. Ordre à lui de se mettre au lit promptement ; je l’ai quitté dans le temps que l’on le condamnait à une saignée, qui, selon les apparences, sera suivie de plusieurs autres : on songera ensuite aux purgations que l’on ne manquera pas de réitérer, de façon que de saignées en purgations, et de purgations en saignées, vous voyez bien qu’il y a là de quoi retarder un mariage pendant six mois.

DAMIS.

Voilà un contretemps assez fâcheux ; mais que vois-je ?

CHAMPAGNE.

Comment diable ! est-ce bien lui ?

 

 

Scène IV

 

TIMANTE, DAMIS, CHAMPAGNE

 

TIMANTE.

J’ai pensé, mon cher ami, qu’il était plus convenable que je m’expliquasse moi-même avec Lucile ; je veux risquer cet éclaircissement.

DAMIS, à Champagne.

Quel conte me faisais-tu donc ?

CHAMPAGNE.

Monsieur, je suis surpris...

TIMANTE.

Oui, oui, je serai plus à portée de me justifier, s’il est vrai que ma misérable plaisanterie l’ait offensée.

DAMIS.

Eh ! quoi donc ! êtes-vous malade, Timante, ou ne l’êtes-vous pas ?

TIMANTE.

Je le suis, et très sérieusement ; mais que veux-tu ? Le soin qui m’occupe ne m’est-il pas cent fois plus cher que ma santé et que ma vie ?

Apercevant Champagne.

Ah ! te voilà fort à propos. Cours vite au logis : j’ai laissé sur mon bureau un papier que je serais fâché qui fût vu.

À Damis.

C’est vraiment une espèce de satyre très mordante sur une aventure du temps : et je n’aime point que l’on trouve chez moi de ces sortes de libelles.

À Champagne.

Eh bien ! tu devrais déjà être parti.

CHAMPAGNE.

Vous l’apporterai-je ici ?

TIMANTE.

L’apporter ? Non. Tu pourrais le perdre en chemin, et la personne qui l’a adressé, a mis, je pense, mon nom en tête. Le plus court est que tu le jettes au feu. Va donc. Je crains que quelqu’un n’ait déjà mis la main dessus.

Champagne rentre.

 

 

Scène V

 

TIMANTE, DAMIS

 

TIMANTE.

Eh bien ! Damis, je vois bien que Lucile refuse de t’entendre : elle n’ignore pas sans doute que tu viens ici de ma part ; elle est piquée. C’en est bien-là une preuve certaine.

DAMIS.

Elle n’a point encore su que je fusse ici, et je comptais la voir dans un moment ; mais tranquillise-toi. Marton m’a assuré qu’elle n’avait remarqué en sa Maîtresse aucun signe de colère, ainsi ta crainte... Mais à quoi penses-tu donc ?

TIMANTE.

Je suis perdu. Pardonne-moi, Damis, si... courrai-je après lui ? il ne sera plus temps.

DAMIS.

Après qui courir ?

TIMANTE.

Après ce malheureux à qui j’ai donné ordre de jeter au feu ce papier : j’en ai sur le même bureau qui sont de la dernière conséquence : il ne manquera pas, poussé par son mauvais génie, de faire là quelque étourderie.

DAMIS.

Quoi ! ne serez-vous jamais tranquille ? Je n’ai rien voulu vous dire tout à l’heure ; mais quand votre valet ferait un coup de sa tête, vous le mériteriez bien : quel est ce Libelle dont vous parlez ? Pourquoi craindre que quelqu’un chez vous ne s’en empare ? Pourquoi vous imaginer que votre nom étant inscrit dessus, cela peut vous faire des affaires ? D’où diable êtes-vous si ingénieux à vous tourmenter ? Et quelqu’autre s’avise-t-il d’avoir les soupçons, les troubles éternels dont vous êtes déchiré ? En vérité, Timante, il est temps que je vous le dise. Le mérite du cœur et de l’esprit est chez vous acheté par trop de faiblesse ; et, entre nous, vous n’êtes pas trop sage.

TIMANTE.

Que voulez-vous donc dire ?

DAMIS.

Je veux dire qu’une des vues des plus raisonnables doit être de travailler à se rendre heureux, et que personne ne s’est jamais si fort écarté de cette vue-là que vous. Ne jouirez-vous jamais de la vie ? Je ne puis me rappeler à présent tous les traits qui m’ont frappé en vous depuis peu ; mais dans l’agitation continuelle où vous êtes, il semble que vous ayez résolu de vous faire mourir vous-même à petit feu ; et en effet, vous dépérissez à vue d’œil.

TIMANTE, troublé.

Je dépéris !

DAMIS.

Assurément.

TIMANTE.

Et crois-tu que mon tempérament soit altéré, de façon qu’il n’y ait point de ressource ?

DAMIS.

Bon ! en voici bien d’une autre.

TIMANTE.

Non, parle-moi sans me flatter.

DAMIS.

Eh ! que sais-je moi ! et que vous importe de le savoir, la crainte nous garantit-elle des maux ?

TIMANTE.

Je me tue moi-même, j’en conviens, et le Médecin me l’a bien fait entendre.

DAMIS.

Ne voilà-t-il pas encore une de vos inquiétudes dominantes ? Vous avez par devers vous des actions de courage ; mais je vous ai vu trente fois avoir sur votre santé des terreurs qu’on ne pardonnerait pas au dernier des hommes : savez-vous ce qui peut arriver de-là : C’est que souvent le monde en est instruit, et qu’un fort brave homme est décrié par de semblables petitesses qui lui échappent dans son domestique ; décrié, moqué, méprisé même.

TIMANTE.

Il est vrai que je suis d’un caractère bien insupportable ; mais ce que tu observes-là est sérieux : quoi ! tu crois que je passe dans le monde pour un homme si fort amoureux de la vie, pour un homme faible et lâche ?

DAMIS.

Eh ! qui vous dit cela ?

TIMANTE.

Ah ! Damis, je suis désolé. Cela n’est que trop certain. Je le vois aux discours que vous me tenez.

DAMIS, avec chaleur.

Moi ! je vous dis que si cela se savait, cela pourrait vous faire tort ; mais...

TIMANTE.

Cela se sait. J’ai déjà remarqué dans quatre ou cinq personnes qui m’estimaient autrefois, un changement à mon égard. Elles me regardent d’un œil bien différent depuis quelque temps.

DAMIS.

Allons, continuez donc toujours.

TIMANTE.

L’estime des hommes est bien difficile à se conserver, Damis.

DAMIS.

Eh ! bien, il faut faire tout ce que l’on peut pour se la concilier ; mais être préparé à ne la point obtenir, ou à la perdre au premier caprice du sort : eh ! que vous êtes sensible ! Il n’y a pas moyen de hasarder la moindre réflexion avec vous. Vous guérit-on d’une crainte, vous tombez dans une autre. Timante, croyez-moi : faites bien, et ne désirez rien au-delà. Il en est de l’estime des hommes comme de la fortune : travaillons à les acquérir l’une et l’autre : ce qui est indolence est blâmable ; mais ne soyons point étonnés que de longs travaux soient infructueux, ni qu’après quelques faits éclatants nous soyons ignorés ou haïs : il faut d’un autre côté, n’être point surpris de trouver son Valet voleur, sa Maîtresse infidèle, son ami perfide ; et pour moi, qui ne suis assurément qu’un très médiocre Philosophe, je vous jure que rien ne me touche sensiblement dans la vie, que les fautes de conduite que j’ai à me reprocher à moi-même.

TIMANTE.

Si vous n’êtes que médiocrement Philosophe, que suis-je donc moi ? Pourquoi la nature m’a-t-elle refusé cette force d’âme qui est si admirable : je rougis quand je m’examine, et je ne sais si je ne serais pas bien de me séquestrer du commerce du monde ; car je ne puis y avoir que des désagréments.

 

 

Scène VI

 

LUCILE, MARTON, DAMIS, TIMANTE

 

LUCILE, dans le fond du Théâtre.

Sachons, Marton, de quoi il s’agit.

TIMANTE.

Lucile ne paraîtra pas d’aujourd’hui.

DAMIS,

Pourquoi donc ?

Lucile s’approche de Timante sans en être aperçue.

TIMANTE.

Il ne faut pas l’espérer : ai-je dû jamais me flatter de captiver une personne si accomplie : elle, qui par son mérite, a droit de prétendre aux plus flatteuses conquêtes, qui réunit tout-à-la fois les grâces, la beauté, l’esprit, les sentiments...

Voyant Lucile.

Ah ! Madame...

À Damis.

N’ai-je rien dit de mal-à-propos ?

DAMIS.

Je ne m’en suis point aperçu.

LUCILE.

Je savais bien que Damis était ici, et qu’il voulait me parler de la part de son ami ; mais je ne croyais pas, Timante, que vous y fussiez.

TIMANTE, pénétré.

Je conviens, Madame, qu’après avoir eu le malheur de vous offenser et de vous déplaire, je ne devrais pas hasarder de paraître devant vous.

LUCILE, souriant.

Je ne sais ce que c’est. Quoi ! moi ! vous m’avez offensée ?

TIMANTE.

Oubliez-le de grâce : je viens vous assurer du plus sincère repentir, et que mon cœur n’était point d’accord avec ma bouche, quand hier je parlai de la sorte.

LUCILE.

Le hasard a donc voulu que je ne fisse pas attention à ce qui vous est échappé : car j’ignore absolument...

TIMANTE.

Ah ! que cette froide dissimulation me reproche amèrement ma faute ! Éclatez plutôt contre moi.

LUCILE.

Mais que m’avez-vous donc dit ?

TIMANTE.

Madame...

MARTON.

Je fus présente au souper, et je n’entendis rien...

TIMANTE.

Ne vous donnez point le cruel déplaisir de me faire répéter...

LUCILE, en riant.

Je ne m’en souviens point, vous dis-je.

MARTON.

Ni moi, j’ai beau chercher.

TIMANTE.

C’est une pure inattention de ma part ; car je pense que jusques aux derniers moments, les grâces sont inséparables du sexe, et que...

MARTON.

Ah ! je m’en souviens à présent : oui, le trouble où vous fûtes dans le moment me frappa : vous dîtes, si je ne me trompe, que la beauté... n’avait qu’un terme bien court ; et que, dès un certain âge, les femmes... devaient se retrancher sur l’esprit.

DAMIS, à Lucile.

Oui, Madame, voilà le crime dont les remords nous déchirent.

TIMANTE.

Je l’ai dit, je le confesse.

LUCILE, d’un air plus sérieux.

Je m’en souviens aussi ; mais aurais-je dû penser que ce discours me regardait ? Et pourquoi m’en offenserais-je ?

TIMANTE.

J’ai cru...

LUCILE.

Je vous avoue qu’à m’on égard j’ai quelque peine à en faire l’application.

TIMANTE, très inquiet.

Je ne prétends point...

MARTON.

Il est vrai qu’à vingt-deux ans on ne prend guères ces sortes de maximes-là pour soi.

TIMANTE, très inquiet.

Je sais bien...

LUCILE.

Si ces temps d’ailleurs étaient arrivés, je me flatte que ma raison me donnerait tous les avis nécessaires ; et qui me soupçonnerait de ne pouvoir entendre sans chagrin une vérité constante, ne me rendrait pas tout-à-fait justice.

DAMIS, à Timante.

Cela tourne bien.

TIMANTE.

Songez...

MARTON.

Timante craint, Madame, que dans trente ans vous ne vous offensiez du discours qu’il vous tint hier.

TIMANTE, à Damis.

Je suis au désespoir...

DAMIS.

Je le crois, et voilà comme vous m’associez à vos folles démarches.

LUCILE, à Timante.

Sont-ce-là les opinions que vous avez conçues de moi ?

TIMANTE.

Ah ! n’irritez point ma peine, et pardonnez-moi des écarts où me jettent les craintes continuelles que j’ai de vous déplaire :

Reprenant son caractère.

ajoutez-y encore le peu de certitude où je suis de vos sentiments : car depuis le temps que j’eus le bonheur de vous voir pour la première fois, et que je vous offris, et mon cœur et ce que j’ai de fortune, je puis dire que mon sort est encore incertain.

LUCILE.

Cette plainte est elle juste ? ne vous ai-je pas promis de vous engager ma foi ? Et ne savez-vous pas que, pour conclure, j’attends qu’une de mes parentes soit ici ?

TIMANTE.

Je le sais : oui, Madame, et j’ai déjà pensé plusieurs fois qu’il fallait que ce fût une bien proche parente, et que vous eussiez de fortes raisons de la ménager.

LUCILE.

Nous sommes parentes à un degré assez éloigné, et le seul intérêt qui nous lie, est l’obligation que je lui ai de m’avoir élevée ; mais elle m’a priée instamment de ne rien terminer sans elle.

TIMANTE.

Quel peut être son dessein, en exigeant de vous ce délai avec tant d’instance ?

LUCILE.

Elle n’en a point d’autre que d’être témoin de mon mariage, et elle arrive ces jours ci avec son fils pour m’en témoigner sa joie.

TIMANTE.

Avec son fils !

LUCILE.

Oui : d’où vous vient cette surprise ?

TIMANTE.

Avez-vous souvent vu ce parent-là, Madame ?

LUCILE.

Non, je ne l’ai point vu depuis l’enfance.

MARTON.

On assure qu’il a beaucoup d’esprit.

TIMANTE, à part.

À un degré éloigné.

LUCILE.

Quel est donc le trouble où je vous vois ?

TIMANTE.

Que faut-il que j’en pense ? Et qui sait si l’on n’a pas dessein de vous proposer ?...

LUCILE.

Quoi ?

MARTON.

En effet... Eh ! ne concevez-vous pas, Madame ? Vous n’avez point vu depuis longtemps ce parent-là ; peut-être vous paraîtra-t-il aimable, et le degré étant éloigné... Que sait-on effectivement ?

DAMIS, ironiquement.

Il est arrivé des choses plus extraordinaires.

LUCILE.

L’idée ne se présentait pas d’abord à mon esprit.

DAMIS.

Elle est pourtant, Madame, fort naturelle.

MARTON.

L’inclination peut survenir.

DAMIS.

Et le mariage se conclure.

MARTON.

Je m’imagine qu’il y a même quelque chose de particulièrement plaisant à épouser un arrière-cousin.

LUCILE.

Ne pourrez-vous jamais, Timante ?...

TIMANTE, à Lucile.

Arrêtez. Je sens à quel point je dois vous déplaire. Le soupçon que j’ai fait paraître est d’un jaloux insupportable. Vous êtes prête à me donner un congé éternel, et à me déclarer que vous rompez entièrement avec moi. C’est un arrêt dont je vais du moins suspendre le coup en sortant de votre présence.

LUCILE.

Où courez-vous ?

TIMANTE, à Damis.

Ami ! secourez-moi.

DAMIS.

Demeurez.

TIMANTE.

Eh ! non. Tâchez de l’apaiser, et de me justifier, s’il est possible.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

LUCILE, MARTON, DAMIS

 

MARTON, riant.

La retraite est un peu précipitée.

LUCILE.

Vous êtes témoin, Damis, si j’ai rien dit qui fit entendre que je pense à rompre et à lui défendre de me voir.

DAMIS.

Je vais le suivre, Madame, et le rassurer sur cette rupture imaginaire. Mais qu’il me soit permis de vous demander grâce pour un homme dont il vous est aisé de démêler la passion extrême, et à qui l’impression que lui ont fait vos charmes, ne permet pas d’être tranquille.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

LUCILE, MARTON

 

LUCILE.

Que dis-tu, Marton, de ces vivacités et de ces soupçons continuels ?

MARTON.

Je dis, Madame, que Timante est d’un caractère sujet à de terribles inconvénients.

LUCILE.

Mais crois-tu, comme le prétend Damis, crois tu qu’il aime, et que ce qui lui échappe puisse se concilier avec une estime parfaite ?

MARTON.

Pour aimer... Je ne saurais parler contre ce que je pense. Oui, plus j’y fais réflexion, et plus je crois qu’il aime, et même qu’il aime mieux qu’un autre.

LUCILE.

Après tout, Marton, à bien examiner ce caractère que nous lui reprochons, il vient d’une grande défiance de soi-même, et d’un désir scrupuleux de se rendre agréable aux autres.

MARTON.

Eh ! mais...

LUCILE.

Ce qui fait dans le fond un sentiment estimable.

MARTON.

Oui-dà. À le prendre dans un certain sens, le mauvais de son caractère est effacé par le bon. Écoutez donc ; un homme tel que lui, est peut-être moins à craindre que ces gens qui, remplis de sécurité, vous importunent avec tout le sang froid et toute la confiance imaginable. Vous avez beau leur faire sentir qu’ils vous sont à charge, leur crier aux oreilles que vous n’y pouvez plus tenir, ils ne vous entendent point. Ils agiront à contretemps, parleront sans précaution, offenseront à droite, à gauche, et se croiront encore les plus agréables gens du monde.

LUCILE.

L’autre extrémité est sans doute plus supportable.

MARTON.

Je ne suis pas fâchée de vous en voir prendre la défense. Mais cela va vous attirer un reproche de ma part. Tout autre que Timante, en vous aimant, pourrait être inquiet ; et franchement, à juger sur les apparences, on ne sait pas trop quels sont vos sentiments pour lui.

LUCILE.

Que dis-tu ? Ah ! je connais ses défauts ; mais il n’est que trop certain qu’il a su me toucher.

MARTON.

Je lui parlerais donc un peu plus ouvertement ; vous avez l’air plus réservé que ne l’aurait une fille : il est vrai que vous avez été si peu femme, qu’un excès de timidité vous est encore pardonnable.

LUCILE.

Tu crois donc qu’à son égard, j’ai quelque chose à me reprocher ?

MARTON.

Je le crois assurément ; et si mon Amant me semblait incommode, j’aimerais mieux tout-à-fait le haïr.

Il paraît une espèce de Valet de Chambre.

Mais que veut ce garçon : il appartient, je crois, à Timante.

LUCILE.

Il s’est retiré dès qu’il m’a aperçue.

MARTON.

Il semble qu’il ait voulu me parler.

LUCILE, souriant.

Il a ordre apparemment de ne s’adresser qu’à toi ; sache, Marton, ce que c’est, et viens au plutôt m’en avertir dans mon appartement.

Lucile rentre.

 

 

Scène IX

 

LE VALET DE CHAMBRE, MARTON

 

LE VALET DE CHAMBRE, à Marton.

Quelqu’un qui est ici près voudrait, Mademoiselle, vous dire un mot.

MARTON.

Il peut paraître.

Le Valet rentre.

C’est lui, sans doute. Voyons de quoi il s’agit : il est à plaindre ; j’excuse sa faiblesse : mais je ne l’excuse point assez pour ne m’en pas divertir tant soit peu, si l’occasion s’en présente. Tout juste, voilà mon homme.

 

 

Scène X

 

TIMANTE, MARTON

 

TIMANTE, regardant de côté et d’autre, à part.

Voilà cette Suivante. Je ne lui ai jamais fait aucun présent, il faut que je la gagne adroitement, si cela est possible :

Haut.

j’ai recours à toi, Marton.

MARTON.

Monsieur, vous me faites honneur.

TIMANTE.

Il y va de ma vie que tu sois dans mes intérêts ; mais je doute bien que tu m’accordes la grâce que j’ai à te demander.

MARTON.

De quoi est-il question, s’il vous plaît ?

TIMANTE.

Le voici... ne nous entend-on point ici ?

MARTON.

Cela pourrait bien être ; éloignons-nous un peu. Eh bien !

TIMANTE.

Damis veut en vain me rassurer, Marton. Peut-on se croire heureux quand on ne voit son bonheur établi que sur des rapports et des conjectures ? Ma résolution est prise, et je viens t’en faire part : il est temps que Lucile s’explique ; je renonce à tout engagement, si elle ne l’accepte que comme vaincue par les sollicitations, et si son penchant ne l’y porte. Je n’aurai point à me reprocher de l’avoir entraînée dans des liens qui bientôt lui deviendraient insupportables : il faut enfin, il faut que je sache d’elle si je suis aimé ou haï.

MARTON.

Il n’est pas bien aisé de savoir là-dessus la vérité de ce qu’une femme pense.

TIMANTE.

Tu conviens donc que je suis à plaindre ?

MARTON.

Assurément, c’est être à plaindre en amour, que de ne se pas contenter des conjectures.

TIMANTE.

Quoi ! aux termes où nous en sommes, je ne pourrai obtenir une conversation de Lucile qui éclaire les doutes que j’ai conçus, et qui dissipe l’affreuse incertitude où je suis ?

MARTON.

Malgré les circonstances, je ne vous réponds pas que Lucile se détermine à une déclaration bien positive.

TIMANTE.

Tu peux compter sur ma reconnaissance, si tu veux me servir dans cette occasion. Il t’est facile de la déterminer, et de lui faire entendre, qu’il ne me sied pas d’instruire et de tranquilliser un homme dont on doit faire son époux : mes jours sont en tes mains, Marton, tu décideras de mon sort ; c’est à toi de voir quel parti tu veux prendre, et si j’ai mérité quelque considération...

MARTON, s’apercevant qu’il glisse une tabatière d’or dans la poche de son tablier.

Que faites-vous donc là, Monsieur ?

TIMANTE, d’un ton mal assuré.

C’est un léger témoignage que je hasarde...

MARTON, tire la boîte, la regarde, fait un soupir, et la laisse retomber dans sa poche.

Ah !

TIMANTE.

Qu’as-tu donc ?

MARTON, soupirant.

Je suis fille de famille, et je ne devrais pas être réduite...

TIMANTE.

T’offenserais-tu ?...

MARTON.

Faut-il que je me voie traitée de la sorte ?

TIMANTE, à part.

Qu’ai-je fait ? Je m’étais presque douté qu’elle prendrait mal la chose.

MARTON.

Des présents à moi ; ah !

TIMANTE.

Serait-il possible que tu regardasses comme une marque de mépris ?...

MARTON.

Non, vous avez raison ; et après tout je ne suis qu’une Soubrette.

TIMANTE.

Ah ! je suis au désespoir...Voilà mes affaires bien accommodées ; de quoi me suis-je avisé ?

MARTON.

Vous n’êtes pas obligé de me connaître.

TIMANTE.

Marton, pardonne-moi : imagine-toi que cela ne soit pas arrivé : rends-moi cette maudite boîte.

MARTON.

Comment ?

TIMANTE.

Je dis...

MARTON.

Oh ! pour le coup, Monsieur, il semble que vous vous fassiez un plaisir de m’injurier : traitez-moi donc encore plus mal qu’en Soubrette, et reprenez-moi ce que vous m’avez forcée de prendre.

TIMANTE.

Je n’y comprends plus rien : comment sortir de ceci ? Je ne pourrai donc jamais rien faire, ni rien dire qui ne soit mal interprété ?

MARTON.

Allons, n’en parlons plus, Monsieur, une fille qui s’est mise en service ne doit pas être si sensible à l’injure.

TIMANTE.

Ah ! je respire.

MARTON.

Vous voulez un éclaircissement de la part de Lucile ?

TIMANTE.

Je ne puis vivre, si elle ne daigne me l’accorder.

MARTON.

Je vais l’y engager de mon mieux.

TIMANTE.

Parles-tu sérieusement ?

MARTON.

Comptez sur ma parole ; je lui reprocherai une froideur apparente, dont je l’ai déjà blâmée plusieurs fois sans que vous m’en-eussiez priée : et après tout, si elle prend le parti de vous parler obligeamment, je vous jure qu’elle ne vous dira que ce qu’elle pense.

TIMANTE.

Puis je le croire ? Tu me promets donc ?

MARTON.

Laissez-moi faire : vous la verrez dans un instant.

Elle rentre.

TIMANTE, seul.

Cette fille est déliée, je ne sais si je dois trop compter sur elle : avec son air de bonne foi et de candeur, elle pourrait bien me tromper : n’y aurait-il pas moyen d’entendre la conversation ? Écoutons.

Il va à la porte du Cabinet.

 

 

Scène XI

 

TIMANTE, CHAMPAGNE entre, sans voir Timante, en lisant un papier

 

TIMANTE, écoutant à la porte du cabinet.

Il n’est pas possible de rien distinguer.

CHAMPAGNE, rit en lisant.

Ha, ha, ha...

TIMANTE.

Qui est-ce donc que j’entends rire de la sorte ?

CHAMPAGNE.

Ha, ha, ha, cela est fort bon, ma foi.

TIMANTE.

Ah ! c’est toi, coquin, que fais-tu là ?

CHAMPAGNE.

Moi ? rien, Monsieur.

TIMANTE.

Quel est donc ce papier que tu serres si promptement ? Voyons. Eh ! quoi ! c’est celui que tantôt je t’avais ordonné...

CHAMPAGNE, riant d’un air niais.

Oui, Monsieur, je n’ai pu exécuter votre ordre.

TIMANTE.

Pourquoi donc ?

CHAMPAGNE.

Je n’en ai pas eu le cœur ; je me suis mis à le lire, cela m’a paru trop drôle.

TIMANTE.

Plaît-il ?

CHAMPAGNE.

Il y a des endroits tout-à-fait facétieux ; tenez, en voilà un surtout.

TIMANTE, arrachant le papier, et lui en donnant par le visage.

Donnez, Maraud, et apprenez faire ce que l’on vous ordonne ; et sortez tout à l’heure de devant moi.

CHAMPAGNE.

Je sors aussi : diable ! c’est avoir la main légère.

Il sort.

 

 

Scène XII

 

TIMANTE, seul

 

Il est vrai que je n’aurais pas dû le frapper ; il faut éviter de se faire les plus petits ennemis : ces gens-là sortent de chez vous, ils connaissent vos faibles, et vous nuisent plus dans le monde par leurs discours, que feraient des ennemis de conséquence : mais Damis qui s’est chargé de me rendre un service important, devait me rejoindre ici...

 

 

Scène XIII

 

TIMANTE, DAMIS

 

TIMANTE.

Eh ! quoi ! sitôt de retour ? L’affaire est donc manquée ?-

DAMIS, comme un homme pressé et occupé d’une affaire.

Non. J’ai déjà trouvé une de tes adverses parties.

TIMANTE.

Elle a refusé ma proposition, sans doute ?

DAMIS.

Point du tout : elle consent à un accommodement. Je n’ai plus que la vieille Comtesse à voir, et je vais chez elle de ce pas.

TIMANTE.

Oh ! pour cette maudite plaideuse-là, tu n’en viendras jamais à bout.

DAMIS.

Je compte la mettre à la raison et te délivrer, à quelque prix que ce soit, d’un procès qui t’importune.

TIMANTE.

Je l’aurais peut être gagné. Mais que je te fasse part...

DAMIS.

Laisse-moi, je cours.

TIMANTE.

Un mot.

DAMIS.

Je n’ai pas un instant à perdre.

TIMANTE, le retenant.

Je touche, ami, au moment qui doit décider du bonheur de ma vie : j’ai si bien fait que, par l’entremise de Marton, je vais avoir une explication avec Lucile, et savoir enfin à quoi m’en tenir sur les sentiments qu’elle a pour moi.

DAMIS.

Que voulez-vous dire avec votre explication ?

TIMANTE.

C’est-à-dire...

DAMIS.

Eh ! morbleu, ne sauriez-vous demeurer comme vous êtes ?

TIMANTE.

Comment ?

DAMIS.

N’exigez-vous pas que Lucile vous dise en face, je vous aime : voilà une belle imagination !

TIMANTE.

Et quel inconvénient trouvez-vous à cela ?

DAMIS.

L’inconvénient est que ces sortes d’aveux ne s’exigent point. Je ne sais quelle est votre délicatesse : mais je ne m’aviserais jamais de réduire une femme à de pareilles extrémités ; et je croirais, si elle était assez maîtresse d’elle même pour me parler bien ouvertement, qu’elle n’aurait pour moi qu’un sentiment dont je ne serais pas beaucoup flatté : au surplus, chacun a sa façon de penser. Adieu, je vais vite où je vous ai dit.

TIMANTE, faisant réflexion sur ce que lui dit Damis.

Le principe est certain, Damis ; une femme qui aime véritablement, ne l’avoue point.

DAMIS, s’arrêtant.

Il y a des exceptions ; mais laissez cela, vous dis-je, et ne croyez pas que Lucile ait le cœur assez libre pour se déclarer jusqu’à un certain point.

Il sort.

TIMANTE, à Damis, qui s’en va.

Et si elle s’y déterminait, ce serait donc une preuve que je ne serais point aimé ?

Seul après un peu de temps.

À quoi ai-je songé de demander un pareil aveu ? Comment ne m’est-il pas venu dans l’esprit, qu’une femme sincèrement éprise est embarrassée, timide, et voudrait se dissimuler à elle-même ce qu’elle sent ; par conséquent elle est bien éloignée de le déclarer hautement. Oui, vous avez bien raison, Damis ; une femme qui laisse trop entrevoir ses sentiments, n’a qu’un attachement bien suspect. À quelle extrémité me suis-je réduit ? Courons, empêchons Marton... Mais quand elle aurait parlé, j’ose espérer que Lucile ne s’y déterminera pas, assurément. Il faut cependant prévenir...

 

 

Scène XIV

 

LUCILE, TIMANTE

 

LUCILE.

Qu’exigez-vous de moi, Timante ? J’ai lieu d’être surprise de la demande que vous me faites.

TIMANTE.

J’aurais tort d’exiger de vous, Madame, quelque chose qui vous déplût.

LUCILE.

Un autre se contenterait de la parole que je vous ai donnée de vous engager ma foi

TIMANTE, se jetant à genoux.

Ah ! c’est m’en dire cent fois plus que je ne mérite, et c’est combler un malheureux qui vous adore.

LUCILE.

À quoi sert de dissimuler devant moi ? Je sais quelle est votre inquiétude.

TIMANTE.

Moi, inquiet ?

LUCILE.

Vos démarches confirment assez les soupçons dont on vient de m’informer ; mais croyez mon cœur plus généreux, et rendez-vous plus de justice à vous-même. Votre mérite ne m’a pas échappé.

TIMANTE.

Madame...

À part.

Quelle épreuve !

LUCILE.

On voit en vous un défaut assez rare, c’est d’avoir trop peu de bonne opinion, et je ne puis m’empêcher d’avouer que ce défaut ne vous rend que plus estimable aux yeux de ceux qui vous connaissent.

TIMANTE.

Madame...

LUCILE.

En vous promettant de vous donner la main, soyez sûr qu’il y a eu de ma part quelque chose de plus qu’un simple consentement ; et s’il m’était permis, ne doutez point que je n’employasse les expressions les plus fortes et les termes les plus décisifs, pour vous ôter l’injuste crainte que vous avez conçue.

TIMANTE.

Madame... en faut-il d’avantage ?

À part.

Ah ! Damis.

LUCILE.

Que dites-vous donc, et quelle est cette dissimulation obstinée ?

TIMANTE.

Je suis confus de vos bontés... et c’est, je vous l’avoue, être bien maîtresse de soi-même, que daigner me flatter jusqu’à cet excès.

LUCILE.

Quoi ! vous me soupçonneriez d’emprunter des sentiments qui ne seraient pas à moi ?

TIMANTE, à part.

Toujours de la présence d’esprit, du sang froid, que tout ceci est composé !

LUCILE.

Je commence, à mon tour, à être alarmée. Ah ! Timante, est-ce ainsi que vous recevez les justifications dans lesquelles je veux bien entrer ? Et osez-vous douter des assurances que je vous donne ?

TIMANTE.

C’est trop m’honorer...

À part.

Curiosité fatale !

LUCILE.

Je ne suis point telle que vous l’imaginez : que ne pouvez-vous lire au fond de mon âme ?...

TIMANTE, tremblant.

Eh bien ! Madame ?

LUCILE.

Vous y verriez...

TIMANTE.

Quoi ?

LUCILE.

À quel aveu me réduisez-vous ?

TIMANTE, à part.

Ciel !

LUCILE.

Vous y verriez que je vous aime. Oui, Timante, je vous aime.

TIMANTE, tombant dans un fauteuil.

Ah ! je suis perdu.

LUCILE, après un temps.

Que viens-je de dire ! Et de quelle façon étrange reçoit-il mon aveu !

TIMANTE, à part.

Tout est évanoui.

LUCILE.

C’est pour moi une énigme que je ne puis comprendre, mais le trouble où je suis ne me permet pas de m’en éclaircir.

Elle rentre.

 

 

Scène XV

 

TIMANTE, seul, après avoir rêvé quelque temps

 

Je croyais être aimé ; pourquoi ai-je cherché à m’instruire du contraire ? Ce sentiment timide et mystérieux, qui caractérise une vraie passion, est donc inconnu à Lucile ? Qu’il est douloureux, quand on ressent toutes les délicatesses de l’amour, de ne les pouvoir inspirer ! Cependant j’ai été le premier à demander cet aveu. Devrait-il être affligeant de s’entendre dire, je vous aime ?

 

 

Scène XVI

 

TIMANTE, MARTON

 

MARTON.

Cela est il croyable : Que viens-je d’apprendre ? À quoi pensez-vous donc, Monsieur ?

TIMANTE.

Ah ! Marton, que la conversation que j’ai obtenue de Lucile a eu un effet cruel pour moi ; et qu’il s’en faut que j’aie recouvré la confiance et le repos que je cherchais !

MARTON.

Je ne sais si ce que je viens vous dire de sa part, vous plaira davantage.

TIMANTE.

Qu’est ce donc ?

MARTON.

Je suis bien mortifiée d’être chargée d’une pareille commission ; mais je suis forcée d’obéir.

TIMANTE.

Explique-toi.

MARTON.

Voici deux Lettres que l’on a reçues de vous, que l’on vous prie instamment de reprendre.

TIMANTE.

Juste Ciel !

MARTON.

Ce n’est pas tout, Monsieur, excusez-moi, s’il vous plaît. Lucile vous demande en grâce de supprimer vos visites, elle dit même que partout ailleurs qu’ici, elle vous aura une obligation infinie, si vous évitez de paraître devant elle. Vous ne devez pas douter que je ne sois au désespoir.

Elle se retire, et revient.

Il serait de l’exacte bienséance que je vous rendisse la boîte que vous avez bien voulu me donner tantôt ; mais je ne sais ce que c’est d’accabler les gens dans le malheur.

Elle rentre.

TIMANTE, seul.

Quel coup de foudre me fait sortir de l’ivresse où j’étais ! Pernicieuse réflexion de Damis, voilà ce que vous me causez ! Est-ce agir en ami que de donner un pareil avis ? Je ne reconnais point Damis en cette occasion. Damis aurait-il des vues qui jusqu’à présent m’auraient été cachées ?

 

 

Scène XVII

 

DAMIS, TIMANTE

 

DAMIS.

Je reviens de chez la Comtesse, et je vous avoue que je suis enchanté de votre procédé.

TIMANTE.

Laissez-moi, je vous prie.

DAMIS.

Qu’est-ce donc ? Vous avez encore bonne grâce à me montrer de la mauvaise humeur, après le trait que je viens d’essuyer ; vous semblez vous en rapporter à moi, pour l’accommodement d’un procès, et secrètement vous en commettez un autre, comme si je n’étais pas suffisant pour une semblable négociation ; cet autre est justement un homme violent et maladroit ; et le temps de l’entrevue qu’il a eue avec la Comtesse, s’est passé en invectives et en injures ; de façon, mon cher Monsieur, que vous n’ayez qu’à vous préparer à bien plaider.

TIMANTE, d’un ton d’un homme abattu.

À plaider ?

DAMIS.

La Comtesse à présent ne se relâcherait pas sur le plus petit chef de son procès, quand vous lui donneriez dix mille pistoles.

TIMANTE, très posément.

Damis, j’ai vu Lucile ; elle m’a fait l’aveu le plus tendre, et votre réflexion m’a perdu.

DAMIS, après un petit silence.

Que dites-vous ?

TIMANTE.

Voici mes Lettres qui me sont rendues, avec défense d’oser paraître jamais devant elle.

DAMIS.

Quoi ! Votre inquiétude vous fera toujours faire un pareil usage des avis qu’on vous donne ? Vous ai-je conseillé ?... Il n’est pas temps de vous quereller. Vous m’accusez donc d’être auteur du malheur qui vous arrive ? Je n’examine point si ce reproche est fondé. Je me fais un devoir de vous justifier ? et je vais sur le champ...

TIMANTE.

Ah ! que prétendez-vous ?

DAMIS.

Je vais la voir, et lui expliquer...

TIMANTE.

Eh ! comment réparer cette faute épouvantable ?

DAMIS.

En la suppliant, en lui représentant que c’est un malentendu, que c’est même un excès d’amour de votre part qui vous a rendu coupable à ses yeux. Mais au moins... promettez-moi de ne point paraître indiscrètement. Tenez-vous un instant à l’écart ; vous vous présenterez quand je croirai le moment favorable.

TIMANTE.

Allez, ami, j’obéis aveuglément.

Damis entre dans le cabinet de Lucile.

 

 

Scène XVIII

 

TIMANTE, CHAMPAGNE, qui est arrivé un instant auparavant

 

CHAMPAGNE.

Voilà, Monsieur, cette montre dont vous étiez si fort en peine, elle est enfin raccommodée.

TIMANTE.

Cela suffit, retire-toi.

CHAMPAGNE.

Il y a un homme, que je ne connais point, qui, après vous avoir attendu deux heures au logis, m’a suivi, en disant qu’il voulait absolument vous parler.

TIMANTE, reprenant un air inquiet.

Quelle espèce d’homme est-ce ?

CHAMPAGNE.

Grand, sec, un habit noir tirant sur le vert, une perruque citron, et une épée de deuil extrêmement longue.

TIMANTE.

Quel diable d’homme est-ce là ! Il n’a point dit ce qu’il me voulait ?

CHAMPAGNE.

Non, il s’est même obstiné à me cacher son nom.

TIMANTE.

Que puis-je avoir à démêler avec un pareil original ? Est-il ici ?

CHAMPAGNE.

Non, Monsieur, il est entré dans ce grand Café qui est à trois portes de ce logis, et il attend-là que vous sortiez.

TIMANTE.

Qu’est-ce que cela signifie ?

À part.

Aurais-je le temps ?...

À Champagne.

Mon carrosse est là bas ?

CHAMPAGNE.

Oui, Monsieur.

TIMANTE.

C’est assurément quelque chose de pressant. J’ai différentes affaires... Il semble que tout m’accable à la fois.

À Champagne.

Demeure. Si par hasard Damis sortait du cabinet de Lucile, dis-lui que je rentre à l’instant.

Revenant.

Tu m’entends ?

CHAMPAGNE.

À merveille.

Seul.

Ce qu’il ya de sûr, c’est que cet homme à grande épée ne m’a pas l’air d’apporter de l’argent à mon Maître. Quelqu’un qui l’a déjà vu ma dit qu’il se mêlait d’enjoliver les Jardins, et qu’il donnait des plans pour les Maisons de campagne. Mais il n’y a aucune apparence que ce soit pour cela qu’il attende si obstinément. On sort, je crois. Oui vraiment.

Il se retire derrière Damis à qui il veut parler.

 

 

Scène XIX

 

LUCILE, DAMIS, MARTON, CHAMPAGNE

 

LUCILE.

Non, Damis, je ne serai point la première, qui après avoir déclaré son penchant, aura rompu avec un homme qui s’en est rendu indigne.

DAMIS.

Quittez cette résolution : je vous suis garant qu’il vous adore.

MARTON.

Faites-y bien réflexion, Madame. Où trouverez-vous un Amant parfait ?

LUCILE, à Damis.

Vous m’assurez qu’il m’aime ? Que vous le connaissez mal ! Mille objets différents l’occupent, et je suis ce qui le touche le moins.

DAMIS.

Il n’est occupé que de vous. Permettez-lui de paraître, et de se jeter à vos pieds.

MARTON, à Lucile.

Allons, ne le condamnez pas sans l’entendre.

DAMIS.

Ah ! Lucile, ne me refusez pas cette grâce. Venez, venez, Timante.

CHAMPAGNE, à Damis.

Monsieur...

DAMIS, appelant à demi-voix.

Timante ! Timante !... paraissez donc. Où donc peut-il être ?

CHAMPAGNE.

Je vais, si vous voulez, l’avertir.

DAMIS.

Où l’avertir ?

CHAMPAGNE.

Ici près, où je lui ai dit qu’un homme l’attendait.

DAMIS.

Un homme ?

CHAMPAGNE.

Oui, qui vient, je crois, pour lui donner des avis sur le bâtiment neuf de sa Maison de campagne.

LUCILE, à Damis qui reste interdit.

D’où vous vient cet étonnement ?

MARTON.

Le bâtiment neuf de la Maison de campagne est franchement une chose fort intéressante.

LUCILE, à Damis.

Me direz-vous encore qu’il n’est occupé que de moi ? Cessez, Damis, de me vanter l’empire que j’ai sur son cœur. Je sais quel parti je dois prendre. Toutes les raisons, que vous pourriez désormais apporter pour sa défense, sont inutiles.

DAMIS.

Pour ce dernier trait, il est vrai que je ne le puis comprendre ; et je n’ai pas assez de courage pour vous parler plus longtemps d’un homme d’une semblable espèce.

MARTON.

Le voici cependant qui paraît.

 

 

Scène XX

 

LUCILE, MARTON, TIMANTE, DAMIS, CHAMPAGNE

 

TIMANTE, à Lucile.

N’est-ce point indiscrètement que je me présente devant vous, après l’ordre cruel ?...

LUCILE.

Timante, il se peut que vous ayez pour moi de véritables sentiments de tendresse : je veux même le croire. Cependant l’hymen que nous avions projeté ne se peut conclure à présent. Mon dessein est de me retirer pour quelque temps à ma Terre. Tâchez, s’il est possible, de me mieux prouver votre amour par la suite.

Elle sort.

TIMANTE.

Dieux !

MARTON, à Timante.

Ceux qui laissent échapper l’occasion, méritent de la perdre pour toujours.

Elle suit Lucile.

DAMIS, à Timante.

Nous sommes amis depuis longtemps, et je ne veux point cesser de l’être. Mais, fatigué des différents traits que vous me faites essuyer en un seul jour, ne trouvez pas mauvais que, loin de vous, j’aille quelque temps reprendre haleine.

Il sort.

CHAMPAGNE, à Timante.

Il n’y a guères de Maître que j’aimasse mieux servir que vous ; mais...

TIMANTE.

Plaît-il ?

CHAMPAGNE, à part.

Ma foi, je vais songer à me faire payer de mes gages, et à le quitter aussi, si je puis.

Il s’éloigne.

TIMANTE.

Je perds Maîtresse, ami ; jusqu’aux valets, tout m’abandonne. Le seul espoir qui puisse me soutenir, c’est que d’aussi grands coups me corrigeront d’un caractère que j’avoue moi même ne pouvoir être supporté.

 

 

L’ÉTOURDERIE

 

Le Théâtre représente un Jardin et un Salon dans l’éloignement.

 

 

Scène première

 

MONDOR, CRISPIN

 

CRISPIN.

Entrez, vous dis-je ; j’ai si bien concerté toutes choses, qu’avant qu’il soit un quart-d’heure, vous verrez ici l’objet dont votre âme est éprise.

MONDOR.

Es-tu bien sûr que mon billet lui ait été rendu, et que je puisse paraître sans nul inconvénient ?

CRISPIN.

Oui, Monsieur. Un domestique que j’ai mis dans vos intérêts, m’a assuré que le billet serait rendu à Mademoiselle Cléonte elle-même ; et qu’en entrant par cette porte de derrière, dans ce Jardin où elle a coutume de venir se promener à une certaine heure, accompagnée d’une simple Suivante, vous pourriez lui parler en toute sûreté ; mais permettez-moi de vous demander la raison d’une telle conduite ; vous envoyez un billet ; vous cherchez à vous introduire secrètement ; entre nous, cela sent terriblement le novice. Avec du bien et une figure passable, qui vous empêche de vous présenter dans la maison, et de faire les démarches qui conviennent quand on veut épouser une fille : Il y a tant de gens qui, sans aucun titre, s’annoncent avec éclat.

MONDOR.

Que veux-tu que je te dise ? J’aime pour la première fois de ma vie. Il ne m’est pas possible d’agir avec cette noble liberté qui est si fort d’usage dans le monde. J’aime, Crispin ; et dans cette passion, dont le pouvoir jusqu’ici m’était inconnu, je crois ne jamais prendre assez de mesures.

CRISPIN.

J’aime, Crispin ! et cela, pour avoir vu une fois une personne dans une maison où vous vous trouvez par hasard.

MONDOR.

Il est vrai, je la vis avec sa mère : j’eus occasion de leur faire politesse à l’une et à l’autre : elles me connaissaient de nom : je m’informai du leur : je les accompagnai jusques chez elles...

CRISPIN.

Attendez : je savais bien que j’avais quelque chose à vous dire : qu’appelez-vous sa mère ?

MONDOR.

Eh ! mais je crois...

CRISPIN.

Vous vous êtes trompé. Mademoiselle Cléonte, pour qui vous soupirez, est sœur de Monsieur Cléonte, maître de ce logis ; et l’autre Dame que vous avez vue avec elle, est sa belle-sœur, femme de ce Monsieur Cléonte.

MONDOR.

Je les entendis nommer, Madame et Mademoiselle Cléonte. Comme la Demoiselle est très jeune, et que l’autre affectait un certain air d’autorité, je t’avoue que je la crus sa mère, et non sa belle-sœur.

CRISPIN.

Cela ne fait que bien pour vous : une sœur est moins dépendante que ne l’est une fille. Tout semble favoriser votre amour.

MONDOR.

Oui, et à présent que le moment de l’entrevue s’approche, je crains mille choses différentes. Il se peut qu’elle désapprouve l’aveu de ma passion, et la démarche que j’ai faite de lui écrire : il pourrait encore arriver, quand je la verrai, que mon air, mes façons de m’exprimer lui déplussent : car je ne sais pas trop quel ton il faut prendre pour se rendre agréable à une femme.

CRISPIN.

Bon ! il ne faut qu’avoir votre âge, et se taire.

MONDOR.

Non je sais qu’à mon âge on est souvent fort sot, et surtout quand on aime.

CRISPIN.

Cette sottise est éloquente.

MONDOR.

Toi, par exemple, qui jouis de ta raison, et qui sans doute, ne t’avises pas d’aimer.

CRISPIN, prenant un air sérieux.

Pourquoi donc, s’il vous plaît, Monsieur ?

MONDOR.

Quel moyen crois-tu le plus prompt pour gagner le cœur d’une personne que l’on aime ?

CRISPIN.

Mais il y en a plusieurs. Le plus usité et celui qui réussit le mieux, est, ce me semble, de faire adroitement des présents. Rien ne prouve mieux notre sincérité : car l’on peut bien jurer, protester que l’on est amoureux sans qu’il en soit rien, mais rarement on donne sans être véritablement épris.

MONDOR.

Cette façon-là ne réussirait pas ici.

CRISPIN.

Une autre, à ce que j’imagine, est le langage muet des yeux. La Dame est là : je suis ici : je lui fais un regard, et puis un autre : voyez-vous.

MONDOR.

Celui-là ne doit être bon que quand il est impossible de s’exprimer autrement.

CRISPIN.

Il vous reste enfin les petits soins, l’hommage assidu, les tendres propos : il faut alors se faire entendre avec délicatesse : car on ne se déclare pas d’abord en termes formels, mais en se servant de termes indirects : par exemple... Si la charmante Daphné n’était pas aussi insensible qu’elle est belle... elle ne manque pas de vous interrompre... Moi ! belle ! Damon ? Faites-vous attention à de si faibles appas ?... Plût aux Dieux, dites-vous, qu’ils fussent moins redoutables !... et puis, tous deux en chœur : Hélas !... On en vient avec le temps à dire de quoi il est question, et on se le dit tant par la suite, que souvent on s’en ennuie.

MONDOR.

Je n’ignore pas qu’il faut du ménagement en découvrant sa flamme... Mais qu’est-ce que je vois ?

 

 

Scène II

 

MONSIEUR CLÉONTE, MONDOR, CRISPIN

 

MONSIEUR CLÉONTE, sans voir Mondor, ni Crispin.

J’entends que l’on dispute encore. Est-il possible que deux femmes ne puissent pas vivre ensemble ?

CRISPIN.

Ce n’est pas là ce que nous cherchons.

MONDOR.

Voilà comme tu avais si bien pris tes mesures !

CRISPIN.

Il nous coupe le chemin.

MONSIEUR CLÉONTE, sans voir.

Il faut nécessairement que j’éloigne ma sœur. De quoi diable aussi s’avise ce benêt d’Assesseur de se refroidir ? mais qui sont ces gens-là ?

CRISPIN.

Hai !...

MONDOR.

C’est le frère ; quel parti prendre ?

CRISPIN.

Il parle de quelqu’un qui s’est refroidi pour sa sœur. Ma foi, je saisirais ce moment ; et à votre place, je dirais les choses comme elles sont.

MONDOR.

Je ne puis m’y résoudre.

CRISPIN.

Vous gagnerez, vous dis-je, à parler franchement.

MONDOR.

Et si je le trouve contraire, il ne me restera plus d’espoir de voir celle que j’aime.

CRISPIN.

Eh ! que vous servirait de la voir, si vous ne l’obtenez de ceux de qui elle dépend ?

MONDOR.

Crispin, c’est trop risquer.

CRISPIN.

Non. Croyez-moi, j’ai de la judiciaire, et...

MONSIEUR CLÉONTE, s’approchant, à Mondor.

Puis-je savoir, Monsieur, ce que vous cherchez ici ?

Mondor embarrassé lui fait la révérence, et Crispin en fait plusieurs.

CRISPIN, à Monsieur Cléonte.

Monsieur... vous ne m’avez l’air d’être un homme qu’il faille payer de mauvaises raisons... et je parie que vous avez déjà deviné...

MONSIEUR CLÉONTE.

Quoi ?

CRISPIN.

Qu’il y a de notre part un peu... là...

MONSIEUR CLÉONTE.

Moi ? je ne devine rien.

MONDOR, bas à Crispin.

Où m’engages- tu ?

MONSIEUR CLÉONTE, à part.

Il y a du mystère là-dessous.

À Mondor.

Quoi ! je ne pourrai savoir ?...

MONDOR.

Je n’ai point à rougir, Monsieur, du motif qui m’a fait m’introduire ici ; et forcé de vous répondre, je ne vous déguiserai point la vérité.

CRISPIN.

Fort bien.

MONSIEUR CLÉONTE.

Qu’est-ce donc ?

MONDOR.

J’espérais entrevoir une personne qui dépend de vous, et qui, à la première vue, m’a charmé : incertain si mon hommage lui sera agréable, je n’osais encore chercher l’occasion de vous déclarer mes desseins ; mais puisque le hasard semble m’y contraindre, je vous avoue que je suis pénétré des sentiments les plus vifs et les plus respectueux pour Mademoiselle votre sœur.

MONSIEUR CLÉONTE.

Quoi ! Monsieur, vous êtes amoureux de ma sœur ?

CRISPIN, à part.

Voici le moment critique.

MONDOR.

Cet aveu peut vous paraître téméraire. Mais que me servirait, après tout, de laisser croître dans mon cœur le feu le plus violent, si je ne m’assure qu’il ne sera pas désapprouvé ? Oui, j’adore votre sœur : je la vis il y a quelques jours accompagnée de Madame votre femme, chez une Dame de ce voisinage ; je fus frappé de sa beauté : j’ai perdu le repos de ce fatal moment, et je ne puis le recouvrer qu’en obtenant sa main. Ma famille ne vous est peut-être pas inconnue : je m’appelle Mondor. Si dans le désir que j’ai de m’allier à vous, vous me flattiez de quelque espoir, je m’estimerais le plus heureux des hommes.

MONSIEUR CLÉONTE.

Mondor ? Seriez-vous neveu du bonhomme Pyrante ?

MONDOR.

Quoi ! vous connaîtriez mon oncle ?

CRISPIN.

Assurément.

MONSIEUR CLÉONTE.

Je le connais fort. J’eus même l’an passé quelque petite affaire à démêler avec luis

MONDOR.

Se peut-il ?...

MONSIEUR CLÉONTE.

Je fus très content de sa politesse.

MONDOR.

Pouvait-il m’arriver rien de plus heureux.

CRISPIN, à Monsieur Cléonte, en voulant l’embrasser.

Permettez que je vous témoigne...

MONSIEUR CLÉONTE.

Et le bonhomme sait-il votre passion ?

MONDOR.

Pas encore ; mais...

MONSIEUR CLÉONTE.

Vraiment, il serait à propos de l’en instruire.

MONDOR.

Il le sera bientôt ; et si vous me donniez quelque espoir...

MONSIEUR CLÉONTE.

Je me sens moi tout porté pour vous ; mais je ne sais si son intention est que vous vous mariez si jeune ?

MONDOR.

Il y consentira, n’en doutez pas.

MONSIEUR CLÉONTE.

Je suis bien aise, avant de vous rien promettre, de savoir ses volontés là-dessus.

MONDOR.

Je vais le trouver, et lui dire...

MONSIEUR CLÉONTE.

Mais ne voulez-vous pas vous reposer un instant ?

MONDOR.

Non, non. J’exécuterai, sans différer, ce que vous exigez de moi.

MONSIEUR CLÉONTE.

Cependant...

MONDOR.

Je ne serai point tranquille que je n’aie vu mon oncle. Ô ciel ! quel heureux événement ! Oui, Monsieur, je vais le trouver : il saura ma passion, et l’espoir que vous me donnez. Je vais lui faire une peinture si vive de l’état de mon cœur, qu’assurément il y sera sensible : il viendra vous implorer avec moi, et vous supplier de hâter un hymen, sans lequel je ne saurais vivre.

CRISPIN.

Nos affaires vont plus vite que je n’aurais pensé.

Ils sortent.

 

 

Scène III

 

MONSIEUR CLÉONTE, seul

 

Voilà, parbleu, une aventure à laquelle je ne m’attendais guères, et qui est bien favorable. Il ne pouvait pas se présenter une meilleure occasion pour mettre la paix chez moi, et pour éloigner ma sœur. Ce que c’est que l’amour ! il la trouve charmante : il se meurt, s’il ne l’obtient pour femme... Elle a pourtant un peu plus de quarante-cinq ans : mais cela ne me surprend point ; et j’ai ouï dire que les jeunes gens, dans leurs premières inclinations, s’attachaient volontiers à des personnes plus âgées qu’eux. Ah ! ah ! ah ! Monsieur l’Assesseur, cela vous apprendra à vous déterminer. Ce benêt qui me disait encore ce matin : Tien, j’épouserais bien ta sœur ; mais je la trouve trop ridicule. Ah ! mon petit Monsieur, d’autres ne sont pas si dégoûtés que vous. Allons la trouver ; mais la voilà avec ma femme.

 

 

Scène IV

 

MONSIEUR, MADAME et MADEMOISELLE CLÉONTE

 

MADEMOISELLE CLÉONTE.

Allez, Madame ma belle-sœur, vos réflexions sont très désobligeantes, et vous n’en faites jamais d’autres pour qui que ce soit.

MONSIEUR CLÉONTE.

Eh ! quoi, toujours des démêlés ?

MADAME CLÉONTE.

Je n’ai point voulu vous offenser, et je suis au désespoir...

MADEMOISELLE CLÉONTE.

Oui, vous êtes au désespoir.

MONSIEUR CLÉONTE.

Laissez cela, je vous prie ; j’ai quelque chose à vous dire.

MADEMOISELLE CLÉONTE.

Au désespoir ? il est vrai, mais c’est de voir que l’on fasse un peu de bruit dans le monde.

MONSIEUR CLÉONTE.

Vous ne voulez donc pas m’écouter ?

MADAME CLÉONTE.

Vous me donnez des sentiments bien bas. Quoi qu’il en soit, j’ai cru devoir vous représenter de ne point ajouter trop de foi aux galanteries d’un jeune homme, à qui il prend fantaisie de vous écrire, qui ne vous a vue qu’une seule fois, et qui, par un retour chagrinant, peut vous faire payer cher une incrédulité trop aveugle.

MADEMOISELLE CLÉONTE.

Il ne m’a vue qu’une seule fois, j’en conviens : mais je sais ce qu’il me dit quand il me donna la main préférablement à vous ; et je m’aperçus assez de l’impression que cette vûe fit sur lui. Il faut bien ignorer le cœur, pour ne pas savoir que jamais un amour violent ne fut enfant de la réflexion. Mais laissons cela, je vous prie. Mon frère, je viens vous trouver pour vous dire qu’un jeune homme appelé Mondor m’a fait rendre un billet, où il paraît qu’il a des vues très sérieuses à mon égard. Vous en doutez peut-être... Le voici.

Elle lit.

Je n’osai dernièrement demander la permission de vous aller rendre mes devoirs ; je hasarde de vous la demander aujourd’hui à vous-même.

MONSIEUR CLÉONTE.

Je n’en suis point surpris.

MADEMOISELLE CLÉONTE.

Écoutez, écoutez...

Elle lit.

Aujourd’hui à vous-même ; mais je ne puis paraître devant vous que comme un homme sur qui vous avez fait l’impression la plus vive : c’est à vous, Mademoiselle, à décider ce que je dois faire. MONDOR.

MONSIEUR CLÉONTE.

Je n’en suis point surpris, ma sœur. Je vous dirai bien plus ; ce jeune homme vient dans le moment de m’avouer sa passion pour vous.

MADEMOISELLE CLÉONTE.

Dans le moment il vous a parlé ? Eh ! bien, Madame ?

MADAME CLÉONTE.

Je n’ai plus rien à dire.

MONSIEUR CLÉONTE.

Il s’était introduit ici dans le dessein de vous y voir ; je l’y ai surpris ; je l’ai forcé de parler, et son amour m’a paru aussi violent que sincère.

MADEMOISELLE CLÉONTE.

Il est extrême, mon frère, il est extrême. Il faut, mon frère, que vous m’aidiez un peu de votre style ; je suis bien aise de lui faire savoir au plutôt que mon cœur n’est point inaccessible ; et que, ses desseins étant légitimes, il peut prendre quelque espoir, et se présenter devant moi.

MADAME CLÉONTE.

Quoi ! ma sœur, vous allez lui répondre ?

MADEMOISELLE CLÉONTE.

Oui, ma sœur, quoi que vous en puissiez dire, je vais lui écrire, aidée des conseils de mon frère : car pour moi, il est vrai que je crains d’en trop faire entendre, et je veux éviter tout ce qui sentirait le transport ; je ne veux point paraître étonnée d’une conquête aussi flatteuse, et je saurai me composer dans mes démarches, pour ne point donner prise à votre esprit jaloux. Allons, mon frère, ne perdons point de temps.

À M. Cléonte.

J’espère que l’Assesseur et vous, vous en crèverez de dépit.

MONSIEUR CLÉONTE.

Allez, allez, je vous suis.

Elle rentre.

 

 

Scène V

 

MONSIEUR et MADAME CLÉONTE

 

MONSIEUR CLÉONTE.

Il ne faut point, ma femme, que vous trouviez mauvais qu’elle songe à se pourvoir ; vous savez que je serais fort aise d’en être débarrassé, et que son humeur...

MADAME CLÉONTE.

Croyez, Monsieur, que ce que j’en dis est par pure amitié pour elle ; mais quand vous devriez vous-même vous fâcher, je ne puis m’empêcher de vous représenter que votre sœur n’est guères d’âge, ni de caractère à faire tout-à-coup une passion aussi violente. Je vis l’autre jour ce jeune homme avec elle, je ne fis pas autrement attention à ses discours ; mais je n’aperçus rien en lui qui promît ce qui arrive aujourd’hui. Et en vérité, si cela pouvait se supposer, je serais tentée de croire que c’est une ironie à laquelle votre sœur aura donné occasion par quelque trait ridicule.

MONSIEUR CLÉONTE.

Oh ! parbleu, c’en est trop aussi. Je vous dis qu’il m’a parlé, et que...

MADAME CLÉONTE.

Je le souhaite, Monsieur.

MONSIEUR CLÉONTE.

Je ne veux rien faire en cela contre votre avis ; je vous promets même, en cas que vous n’approuviez pas la chose, de ne pas donner mon consentement. Mais il faut se rendre à la raison. Jamais Amant ne parut de meilleure foi, et plus... Tenez, le voilà qui revient de chez un de ses parents, où il a couru, vous pouvez l’entendre.

 

 

Scène VI

 

MONSIEUR et MADAME CLÉONTE, MONDOR

 

MONDOR, à part.

La voilà ! Dieux ! quel trouble sa vue me cause !

MONSIEUR CLÉONTE.

Vous êtes donc déjà de retour ? Eh ! bien, quelle nouvelle ?

MONDOR, à part.

Je ne puis plus parler.

MONSIEUR CLÉONTE.

Avez-vous vu le bonhomme ? Et croyez-vous qu’il consente ?...

MONDOR.

Le jour ne se passera pas, qu’il n’ait l’honneur de vous voir.

MONSIEUR CLÉONTE.

Vous croyez donc qu’il approuvera vos desseins ? Tant mieux ; pour moi, je vous ai déjà dit quels étaient mes sentiments là-dessus. Mais mon consentement ne suffit pas.

À sa femme.

...Recevez-le bien, je vous prie.

À Mondor.

Les femmes ont souvent des volontés opposées aux nôtres ; et elles sont si peu persuadées de la sincérité des jeunes gens, que je crains que vous ne trouviez en votre chemin quelques difficultés.

En montrant Mademoiselle Cléonte.

Tâchez de vous faire agréer.

Il rentre.

 

 

Scène VII

 

MADAME CLÉONTE, MONDOR

 

MONDOR, à part.

Hélas ! voilà le coup que je craignais.

MADAME CLÉONTE, à part, en souriant.

Il paraît assez embarrassé.

MONDOR.

Quoi ! La première chose que j’apprends est, que vous me soupçonnez de n’être pas sincère ? Eh ! qui peut faire naître en vous des sentiments aussi injustes ?

MADAME CLÉONTE.

Je ne sais ce que c’est que de déguiser ma pensée : oui, j’ai douté, Monsieur, que votre passion fût aussi vraie que vous le voulez faire entendre.

MONDOR.

Vous en avez douté ? Ah ! dites plutôt que vous la désapprouvez : car il n’est pas possible que vous ne soyez convaincue de sa violence, par mon trouble et par toutes les démarches précipitées qu’elle me fait faire. Qui pourrait donc me porter à agir comme je fais ? Pourquoi, depuis le jour où je me trouvai chez la Marquise, ai-je perdu le repos ? Pourquoi, malgré les craintes que mon respect m’inspirait, ai-je hasardé d’écrire ? Me suis-je introduit ici ? Ai-je enfin découvert, en tremblant, cette malheureuse flamme, qui, puisqu’elle vous déplaît, doit sans doute me coûter la vie ?

MADAME CLÉONTE.

Mes doutes ne peuvent jamais vous coûter aussi cher ; ces grandes expressions sont ordinaires aux Amants, elles ne me surprennent point, et souvent on se croit touché bien plus qu’on ne l’est en effet.

MONDOR

De quelles cruelles réflexions vous m’accablez.

MADAME CLÉONTE.

Peut-être me préviens-je injustement : mais si votre flamme est sincère, vous conviendrez du moins que le peu de temps qui l’a fait naître, peut d’abord faire craindre qu’elle ne soit pas constante.

MONDOR.

Vous voulez, trop aimable personne, vous voulez m’éprouver, je le vois : ce ne peut être qu’un semblable motif qui vous fasse tenir ce langage. Le ciel vous a-t-il donc faite pour tant de défiance ?... Si je pouvais par moi-même être soupçonné de légèreté, les charmes qui m’ont séduit ne détruiraient-ils pas ce soupçon ? Et ne sont-ils pas garants qu’on ne saurait guérir de la blessure qu’ils ont faite ?

MADAME CLÉONTE.

Eh bien ! par exemple, je ne puis m’empêcher...

MONDOR.

Eh ! quoi donc, encore ?

MADAME CLÉONTE.

Oui encore : je vous avoue que ces exagérations me sont suspectes, et le paraîtraient à toute autre. Les charmes que vous vantez ont pu vous toucher jusqu’à un certain point. Mais j’aurais cru qu’une autre espèce de mérite, comme la conduite, la sagesse, l’esprit même, était ce qui devait faire le plus d’effet sur vous.

MONDOR.

Mais pourquoi, parmi tant d’autres perfections, ne vanterais je pas des charmes qui m’ont si vivement frappé : Je vous jure du moins que je ne crois point exagérer. S’il ne m’est pas permis de vous dire ce que je pense, sans passer dans votre esprit pour être faux, croyez donc plutôt que ce sont mes expressions qui me trahissent, et n’attaquez pas la pureté de mon cœur.

MADAME CLÉONTE.

Vous avez pensé, Mondor, que je voulais vous éprouver, et vous avez pensé juste.

MONDOR.

Que dites-vous ?

MADAME CLÉONTE.

Il faut se rendre à vos raisons. Vous vous justifiez avec tant de force, qu’il est difficile de ne vous pas ajouter foi.

MONDOR.

Ah ! vous me rendez la vie.

MADAME CLÉONTE.

Je vois que vous aimez, et je le vois avec plaisir.

MONDOR.

Vous en voyez encore bien moins que je n’en ressens. Que ces soupçons cruels soient donc pour jamais écartés. Croyez que je suis né pour être l’Époux le plus constant, le plus passionné, le plus sincère, et que mon amour ne finira qu’avec ma vie. Mais si mes serments sont crus, si Mondor est assez heureux pour persuader qu’il aime, ce bonheur est encore imparfait. La belle Cléonte ne se laissera-t-elle point toucher ! Hélas ! puis-je jamais espérer d’en être aimé ?

MADAME CLÉONTE.

Soyez sûr qu’elle n’est point insensible.

MONDOR.

Dois-je m’en flatter ? ô Dieux !

MADAME CLÉONTE.

Oui. À présent, je puis vous dire que vos propositions ne peuvent être reçues que favorablement.

MONDOR.

Ah ! quel comble de joie !

MADAME CLÉONTE.

Votre condition, votre mérite personnel vous donnent tout lieu d’attendre du retour.

MONDOR.

Non, je me rends justice, et je sais combien peu je suis digne de l’extrême bonheur où j’aspire.

MADAME CLÉONTE.

Tant de modestie ne sert qu’à vous rendre plus recommandable. Mais je vois venir ma belle-sœur, parlez-lui ; cette conversation ne sera pas assurément la moins nécessaire ; assurez-vous de son consentement. Vous voulez bien que je vous laisse ensemble ?

MONDOR.

Dès que vous m’accordez le vôtre, j’espère être assez heureux pour obtenir le sien.

 

 

Scène VIII

 

MONDOR, MADEMOISELLE CLÉONTE

 

MONDOR, à part.

Qu’elle m’avait alarmé ! Mais enfin je respire cependant. Il se peut que cette belle-sœur soit d’un esprit difficile : je tremble qu’elle ne traverse mon amour.

MADEMOISELLE CLÉONTE.

Est-ce vous que je vois, Monsieur ? Je ne vous aurais pas cru sitôt de retour. On disait que vous étiez allé chez votre oncle pour l’instruire du dessein où vous êtes. Il semble que l’Amour vous ait prêté ses ailes. Votre empressement est louable, et vous justifie bien des mauvais soupçons que l’on voulait insinuer à votre égard. Ma belle-sœur vient de vous quitter, elle vous aura dit sans doute des choses sans aucun fondement : il ne faut point que cela vous surprenne, tel est son caractère : elle a très mauvaise opinion des hommes ; mais pour moi, du premier coup d’œil, je connais le vrai mérite.

MONDOR.

Que ces paroles me rassurent ! Je puis donc espérer ?

MADEMOISELLE CLÉONTE.

Espérez : oui, Monsieur, espérez tout ce qui peut s’espérer au monde. Vous avez écrit, on a reçu votre Lettre.

MONDOR.

J’avoue que c’est une liberté que je ne devais peut-être pas prendre.

MADEMOISELLE CLÉONTE.

Pourquoi donc ?

MONDOR.

Je crains d’avoir trop promptement découvert mes sentiments.

MADEMOISELLE CLÉONTE.

Cette découverte est agréable. Dans le dessein où vous êtes, cela est permis ; et il est tout naturel de commencer par quelque chose. Mais on a pour vous de la reconnaissance : comme on ne croyait pas vous revoir aujourd’hui, on vous a fait réponse. Ma belle-sœur semblait n’être pas de cet avis, et croyait qu’il était trop libre de vous écrire ; mais je lui ai prouvé, par bonnes raisons, que cela était à sa place.

MONDOR.

Ah ! pouvais-je m’attendre à cet excès de bonté de votre part !

MADEMOISELLE CLÉONTE.

Puisque le billet est écrit, il ne faut pas vous priver du plaisir qu’il doit vous causer. Le voilà : vous y verrez clairement et à loisir les véritables sentiments que l’on a pour vous.

MONDOR.

Que j’ai de grâces à vous rendre ! Que je baise cent fois la main de qui je reçois un présent aussi flatteur.

MADEMOISELLE CLÉONTE.

Ces petites familiarités ne vous sont pourtant pas encore trop permises.

MONDOR.

Il est vrai qu’elles me seront plus permises, quand je vous serai allié par cet heureux hymen dont on flatte mon amour.

MADEMOISELLE CLÉONTE.

Oui, pour lors... tout alors vous sera permis.

MONDOR.

Je vous appartiendrai pour lors de trop près, pour que ces caresses ne soient pas autorisées.

MADEMOISELLE CLÉONTE.

Il faudrait avoir l’esprit bien mal-fait pour s’en fâcher assurément, et vous serez un autre moi-même.

MONDOR.

On ne saurait pousser plus loin les manières obligeantes que vous me témoignez, et par mille endroits cette alliance doit faire la félicité de ma vie.

MADEMOISELLE CLÉONTE

J’aurai soin que vous n’ayez aucun sujet de vous plaindre : et, sans vanité, je puis dire que vous trouvez une fille bien élevée, et qui sait ce qu’on doit à un mari.

MONDOR.

Ah ! dites une fille parfaite, et qui n’a rien de comparable sous les cieux.

MADEMOISELLE CLÉONTE.

Une fille qui a refusé cent partis avantageux, et qui, de tout temps, vous était réservée.

MONDOR.

N’entreprenez point d’exposer ce qui la rend adorable, vous n’y pourriez pas suffire. Hélas ! je redoutais la conversation que je devais avoir avec vous, et je ne croyais pas vous trouver si favorable.

MADEMOISELLE CLÉONTE.

Je ne suis pas surprise que vous l’ayez redoutée cette conversation ; la méfiance accompagne toujours une grande passion.

 

 

Scène IX

 

MADEMOISELLE CLÉONTE, MONDOR, UN LAQUAIS

 

LE LAQUAIS.

Monsieur l’Assesseur demande à vous parler.

MADEMOISELLE CLÉONTE.

L’Assesseur ? Ah ! j’en suis charmée. Dites-lui que je veux bien qu’il me parle pour la dernière fois...

Le Laquais rentre.

 

 

Scène X

 

MADEMOISELLE CLÉONTE, MONDOR

 

MADEMOISELLE CLÉONTE.

Cet Assesseur avait des vues : c’est un homme qui vous est sacrifié : il faut que je lui donne son congé. Mais le congédier devant son rival, serait une chose trop dure. Retirez-vous, Mondor, un moment dans cette allée.

MONDOR, tenant le Billet à la main.

Avec ce bienfait que je viens de recevoir de vous, j’ai de quoi m’occuper bien agréablement.

 

 

Scène XI

 

MADEMOISELLE CLÉONTE, seule

 

Je voudrais que ma belle-sœur pût voir comme il m’aime. Il est assez glorieux pour moi d’avoir su fixer un aussi joli petit homme. L’ardeur que je lui inspire lui ferait tourner l’esprit, si on ne terminait promptement.

 

 

Scène XII

 

MADEMOISELLE CLÉONTE, L’ASSESSEUR

 

L’ASSESSEUR.

Ce que je viens d’apprendre, est-il possible, Mademoiselle ? On dit qu’un autre vous aime, et est sur le point de vous épouser ?

MADEMOISELLE CLÉONTE.

Il n’y a qu’un esprit aussi borné que le vôtre qui puisse trouver de l’impossibilité à cela.

L’ASSESSEUR.

Mais vraiment, Mademoiselle, je ne prétends pas vous offenser : et ce n’est pas comme cela que je l’entends ; c’est que je suis au désespoir. Comment donc ! n’y a-t-il pas cinq ans que je suis, de jour en jour, dans le dessein de vous épouser, moi ?

MADEMOISELLE CLÉONTE.

Il ne fallait pas être si lent à vous déterminer ; et je vous avais bien prédit que vos incertitudes vous coûteraient cher.

L’ASSESSEUR, à part.

Effectivement, je ne sais pas où j’ai eu l’esprit ; car elle est aimable assurément.

MADEMOISELLE CLÉONTE.

Ne dites vous pas que je suis aimable ?

L’ASSESSEUR.

Plus j’y fais réflexion, et plus je vois la faute que j’ai faite.

MADEMOISELLE CLÉONTE.

Ce n’est pas une faute, vous n’y pensez pas.

L’ASSESSEUR.

Jamais elle ne m’a paru si accomplie.

MADEMOISELLE CLÉONTE.

Vous vous moquez.

L’ASSESSEUR.

Si charmante, si adorable qu’elle me le paraît aujourd’hui.

MADEMOISELLE CLÉONTE.

Moi ! point du tout.

L’ASSESSEUR.

Je ne m’étonne plus qu’on me l’enlève si brusquement. Parbleu je suis un grand sot. Ah ! ma belle Cléonte, songez que je suis votre ancien amant ; ne me faites pas un passe-droit aussi cruel.

MADEMOISELLE CLÉONTE.

Je suis impitoyable. Vous l’avez voulu, mon pauvre garçon. Je vous abandonne à votre mauvais destin.

L’ASSESSEUR.

Quoi ! votre cher Assesseur qui semblait...

MADEMOISELLE CLÉONTE.

Ne m’approchez pas ; et respectez, je vous prie, un bien qui appartient déjà tout entier à un autre. Vous devez même renoncer à me voir.

L’ASSESSEUR.

Renoncer à vous voir !

MADEMOISELLE CLÉONTE.

Oui, comme l’on sait qu’il y a eu entre nous quelque intelligence, je ne doute pas que mon époux ne vous défende à jamais l’entrée de sa maison.

L’ASSESSEUR.

Ciel ! quel Arrêt !

MADEMOISELLE CLÉONTE.

Je n’ai rien à regretter dans le parti que je prends. J’épouse un homme bien fait, riche, de qualité, qui n’a que dix-huit ans, et qui entend que tout soit fini dans deux jours...

L’ASSESSEUR.

Qui diantre se serait douté qu’un étourdi comme cela, viendrait tout d’un coup songer à vous ? Je vous prie encore une fois...

MADEMOISELLE CLÉONTE.

Il n’y a rien à faire ; pleurez, gémissez, mon pauvre Assesseur ; que votre exemple effraye ceux qui négligent l’occasion...

À part.

Il n’est rien tel que de se faire valoir avec ces petits Messieurs-là. Je vais me retirer dans mon appartement ; et je veux même que Mondor me demande plus d’une fois avant qu’il obtienne de me voir.

 

 

Scène XIII

 

L’ASSESSEUR, seul

 

Il faut bien qu’elle ait un vrai mérite pour avoir fait une passion aussi prompte. J’ai donné là dans un terrible travers ; mais il n’est pas encore temps de se désespérer. Le voilà sans doute ce rival. Si je pouvais par accommodement l’engager à me la céder.

 

 

Scène XIV

 

MONDOR, L’ASSESSEUR

 

MONDOR, tenant le billet sans voir l’Assesseur.

De quels traits ce billet enflamme mon cœur !

L’ASSESSEUR.

Elle lui a écrit : oui, je reconnais son écriture.

MONDOR, lit.

Ma tendresse vous paye bien de votre amour.

L’ASSESSEUR.

L’ingrate !

MONDOR, lit.

Tâchez de m’obtenir au plutôt.

L’ASSESSEUR.

L’infidèle !

MONDOR, lit.

Il y a dans le monde un certain Assesseur...

L’ASSESSEUR.

Elle se souvient pourtant de moi.

MONDOR, lit.

Personnage que je déteste à présent.

L’ASSESSEUR, haut.

Elle n’a pas toujours parlé de la sorte.

MONDOR.

Plaît-il ?

L’ASSESSEUR.

Je suis cet Assesseur en question ; et vous ne devez pas douter que depuis longtemps j’avais résolu d’épouser Mademoiselle Cléonte.

MONDOR.

Je l’ai entendu dire.

L’ASSESSEUR.

Oui ; et entre nous, cette résolution-là ne lui déplaisait pas.

MONDOR.

On ne m’a point dit cette circonstance.

L’ASSESSEUR.

Le fait est pourtant bien certain, et il serait facile de vous en convaincre, si je vous expliquais... Mais non, sur les affaires de cœur, il faut ménager le sexe.

MONDOR.

Songez toujours à ne pas parler imprudemment.

L’ASSESSEUR.

Bon ! ne m’a-t-elle pas écrit trente Lettres à moi ?

MONDOR.

À vous ?

L’ASSESSEUR.

Oui. D’ailleurs à travers la sévérité dont les filles font parade, l’amour s’échappe quelquefois, et certainement... j’ai lieu de croire... du moins...

MONDOR.

Vous m’avez tout l’air d’un homme qui veut m’inquiéter ; mais il faudrait s’y prendre moins maladroitement. Car enfin, si vous eussiez été aussi-bien auprès d’elle, ayant l’agrément de ses parents, pourquoi n’auriez-vous pas terminé ?

L’ASSESSEUR.

Il est vrai que ma conduite est incompréhensible.

MONDOR,

Elle l’est en effet.

L’ASSESSEUR.

Et puis : c’est que malgré tout son mérite, il faut convenir qu’elle a des moments bien extraordinaires.

MONDOR.

Elle ?

L’ASSESSEUR.

Oui ; des caprices qui m’ont quelquefois paru bien insupportables.

MONDOR, à part.

Je crois que cet homme-là extravague.

L’ASSESSEUR.

Son caractère est singulier ; mais cela n’empêche pas que je ne l’aime comme un fou ; et je crois que je perdrai la raison de cette aventure-ci.

MONDOR.

Je crains bien, pour vous, que ce ne soit déjà une affaire faite, et vos discours sont si peu équitables...

 

 

Scène XV

 

MONDOR, L’ASSESSEUR, UN LAQUAIS

 

UN LAQUAIS, à Mondor.

Monsieur, Madame vous prie de venir dans l’appartement.

MONDOR.

J’attendais ses ordres ; je vais m’y rendre à l’instant.

L’ASSESSEUR.

Jusqu’à Madame Cléonte, tout me trahit !

UN AUTRE LAQUAIS, à Mondor.

Monsieur, Mademoiselle vous prie de rester ici ; elle est bien aise de vous parler en particulier.

MONDOR, au Laquais, d’un ton plus bas et plus tendre.

Ah ! dites-lui qu’elle me fait trop de faveur, et que je l’attends avec impatience.

 

 

Scène XVI

 

MONDOR, L’ASSESSEUR

 

L’ASSESSEUR.

Je ne saurais voir tout cela : il faut absolument que je lui parle encore. Je l’empêcherai bien moi de se rendre ici. Je vais me jeter à ses genoux, pleurer, soupirer, gémir, lui représenter les droits que j’ai sur son cœur ; et si je n’obtiens rien, ce ne sera pas assurément faute d’éloquence.

Il rentre.

 

 

Scène XVII

 

MONDOR, seul

 

Se peut-il qu’une fille adorable ait pensé être sacrifiée à un homme de cette espèce ! Hélas ! peut-être déplaît-il moins que je ne me l’imagine. L’amour a souvent eu ses bizarreries. Il dit qu’il a été aimé ; et quand je me rappelle ce qui s’est passé tantôt, il semble qu’elle n’ait été touchée que par la violence de ma passion, et qu’elle ait naturellement de l’éloignement pour moi. Cependant la voilà qui paraît.

 

 

Scène XVIII

 

MADAME CLÉONTE, MONDOR

 

MADAME CLÉONTE.

Il faut donc, Monsieur, que je vienne moi-même vous chercher ici, et vous engager à venir vous reposer. Vous semblez, par cette froideur, renouveler les soupçons que tantôt vous avez tâché de détruire.

MONDOR.

Ne doutez point que je ne me fusse rendu auprès de vous avec empressement, si dans le moment je n’avais reçu de votre part des ordres contraires.

MADAME CLÉONTE.

De ma part des ordres contraires ?

MONDOR.

Ne m’avez-vous pas fait dire que vous vouliez me parler en particulier ?

MADAME CLÉONTE.

Moi ? je vous ai fait dire que nous vous attendions.

MONDOR.

Vos gens se sont donc trompés. Mais permettez-moi de vous faire, à mon tour, part de quelques soupçons : l’Assesseur vient de se jeter à vos pieds ; que j’ai sujet de craindre que cet ancien Amant ne vous ait touchée par ses regrets !

MADAME CLÉONTE.

Il est vrai qu’il est dans un état pitoyable ; je ne l’ai qu’aperçu, mais il m’a fait compassion.

MONDOR.

Et vous n’hésitez point à me le dire ?

MADAME CLÉONTE.

Cela ne doit pas vous inquiéter, votre bonheur n’est-il pas certain ?

MONDOR.

Il est certain ; quoi ! quand un autre a le secret de vous toucher ?

MADAME CLÉONTE.

Cette compassion n’empêche pas qu’on ne le congédie.

MONDOR.

N’est-ce pas l’aimer que de le plaindre ? Et puis-je compter vous obtenir, quand je n’obtiens pas votre cœur ?

MADAME CLÉONTE.

M’obtenir ?

MONDOR.

Oui, si votre cœur est partagé, et plaint si tendrement un rival, pouvez-vous dire que mon bonheur soit certain ?

MADAME CLÉONTE.

Je vous avoue que je ne vous entends point.

MONDOR.

Ah ! je vois bien que rien n’est plus incertain que ce bonheur. Dès la première conversation que vous m’avez accordée, je n’ai que trop aperçu que votre cœur était naturellement éloigné de moi. En vain un billet, billet encore écrit malgré vous ; en vain ce billet me donne-t-il quelque espoir ; je n’ai que trop vu dans vos yeux, que le seul bien qui me flatte n’y était point écrit.

MADAME CLÉONTE.

Tâchons de nous entendre. On a bien voulu me consulter et me demander mon aveu ; je l’ai donné après m’être assurée de la sincérité de vos sentiments. Je ne m’en repens point : mais quelle étrange délicatesse ! Dites-moi donc, encore une fois, pourvu que votre mariage s’accomplisse, que vous importe ce que vous avez cru voir dans mes yeux ?

MONDOR.

Achevez, cruelle, achevez ; joignez la raillerie à l’outrage. Dites-moi donc, à votre tour, peut-on marquer de la froideur et aimer en même temps ?

MADAME CLÉONTE, avec un peu d’ironie.

Comment, vous exigez que je vous aime ?

MONDOR.

Non, je ne l’exige point. C’est, à vous entendre, une injustice à moi de l’exiger. Eh ! quoi, tout ceci est il un songe ?... Je n’aurai point recours à l’autorité de ceux qui semblent me favoriser. Non, cruelle, puisque c’est une témérité à moi, de demander du retour, je vous aurai vue, je vous aurai aimée...

MADAME CLÉONTE.

Vous m’auriez aimée ?

MONDOR.

Que dis-je ? je vous adore encore : mais vous ne me reprocherez point d’avoir contraint votre inclination.

MADAME CLÉONTE.

Y pensez-vous ? quel délire !

MONDOR.

Cessez de pousser plus loin ce coupable stratagème que vous employez pour m’écarter.

MADAME CLÉONTE.

Quelle erreur vous a donc séduit ?

MONDOR.

Cessez, vous dis-je, ces répliques offensantes qui me mettent dans un trouble à ne me plus connaître. Il n’est pas besoin de m’outrager pour me faire entendre que je vous déplais. Caprice incompréhensible ! jour fatal ! instant malheureux ! pour quoi vous ai-je connus ?

MADAME CLÉONTE.

En effet vos sens sont troublés. Ignorez-vous ?...

MONDOR.

Eh ! qui ne le serait pas, troublé, en éprouvant des cruautés aussi inouïes ? Je vois bien que je vous fatigue en vain par mes reproches, et qu’il n’est point d’espoir pour moi.

MADAME CLÉONTE.

Il n’en est point, je vous l’avoue.

MONDOR.

Perfide !... Mais peut-être me plaindra-t-on dans mon malheur ; et je vais demander à tout le monde justice d’une semblable inconstance.

MADAME CLÉONTE.

Si vous vouliez m’entendre...

 

 

Scène XIX

 

MONSIEUR, MADAME et MADEMOISELLE CLÉONTE, MONDOR, L’ASSESSEUR, CRISPIN

 

MONSIEUR CLÉONTE, à Mondor.

Qu’est-ce donc ? Quel sujet vous agite si fort ?

MADEMOISELLE CLÉONTE.

Qu’avez-vous donc, mon cher Mondor ?

MONDOR, hors de lui-même, à M. Cléonte.

Ah ! Monsieur...

MONSIEUR CLÉONTE, à l’Assesseur.

De grâce, l’Assesseur, laissez-nous, retirez-vous, croyez-moi.

L’ASSESSEUR.

Quoi ! je ne pourrai rien gagner ?

MADEMOISELLE CLÉONTE.

Songez que par vos plaintes, d’indifférent, que vous m’étiez, vous me devenez odieux.

MONDOR, à M. Cléonte.

Ah ! Monsieur ; croiriez-vous qu’une personne, qui d’abord semblait approuver ma flamme, fait paraître tout-à-coup la haine la plus invincible ?

MONSIEUR CLÉONTE, à sa femme.

Qu’est-ce à dire ? je ne prétends point cela.

MADEMOISELLE CLÉONTE.

Oh ! pour le coup, ce procédé n’a point d’exemples. Mais, après tout, que nous importe sa haine ?

MADAME CLÉONTE, à son mari.

Si vous saviez, Monsieur...

L’ASSESSEUR, bas à Madame Cléonte.

Vous n’avez point de compte à rendre, tenez bon, je vous prie ; vous savez que la préférence m’est due.

MONSIEUR CLÉONTE, à sa femme.

Mais j’entends que, quand une fois on est convenu d’une chose, on n’aille point chercher de détours.

MADAME CLÉONTE, à son mari.

Si vous saviez de quelle façon Monsieur pense, et s’il me convenait de vous l’expliquer...

MONDOR.

Rien ne peut la fléchir.

MONSIEUR CLÉONTE.

Si je savais si je savais Parbleu, me croyez-vous imbécile ? Apprenez que Monsieur me fait honneur en voulant s’allier à moi.

MADAME CLÉONTE.

Je vous dis que c’est m’offenser...

MONSIEUR CLÉONTE.

Par où donc vous offense-t-il ? Voilà de plaisantes raisons.

MONDOR.

Non, Monsieur, non, c’est perdre votre temps ; rien ne peut la toucher.

MONSIEUR CLÉONTE.

Faut-il que je vous en prie, moi, et que je me mette à genoux ? Il me semble que quand un mari veut quelque chose, ce n’est point à sa femme à le contredire.

MONDOR, à part.

Sa femme ! Crispin, je suis mort.

CRISPIN.

Voilà une belle étourderie !

MONSIEUR CLÉONTE.

Que diable ! quand je parle...

MADAME CLÉONTE.

Ne vous emportez pas, je ne dirai plus rien ; je vais m’armer de patience.

MADEMOISELLE CLÉONTE.

Il faut que nous en ayons terriblement, de patience, nous, pour voir de sang froid vos façons d’agir : en tout cas, ne vous alarmez point, Mondor. Le consentement de mon frère nous suffit.

L’ASSESSEUR.

Celui de Madame est indispensable.

MADEMOISELLE CLÉONTE.

Nous nous en passerons fort bien.

L’ASSESSEUR.

Elle veut bien prendre mon parti ; elle protège l’innocent ; elle a raison.

MADEMOISELLE CLÉONTE.

Vaines prétentions, mon pauvre ami. Quand tout l’univers se déclarerait pour vous, j’épouse Mondor aujourd’hui.

L’ASSESSEUR.

Nous verrons qui l’emportera.

MONSIEUR CLÉONTE.

Allons, l’Assesseur, on vous a déjà dit cent fois, que vous vous flattiez en vain.

MONDOR.

Non, Monsieur, je vois bien que j’ai fait une fausse démarche ; c’est à moi ou de mourir, ou d’éteindre dans sa naissance une flamme indiscrète. Quoi qu’il en soit, vous n’entendrez jamais parler de moi, et je ne troublerai point...

MONSIEUR CLÉONTE.

En voilà bien d’une autre ; où voulez-vous donc aller ?

MADEMOISELLE CLÉONTE, courant à Mondor.

Arrêtez, cher Mondor.

MONSIEUR CLÉONTE.

Demeurez, s’il vous plaît. Ah ! malheureux caprice ! Mais voilà heureusement votre oncle ; j’espère que sa présence va concilier toutes choses.

CRISPIN, à part.

Il ne sera pas si habile.

 

 

Scène XX

 

MONSIEUR, MADAME et MADEMOISELLE CLÉONTE, MONDOR, L’ASSESSEUR, PYRANTE, CRISPIN

 

PYRANTE.

Bonjour, Cléonte, bonjour.

MONSIEUR CLÉONTE.

Vous venez fort à propos, notre cher oncle, et l’on vous attend ici avec impatience.

PYRANTE.

Parlez-moi un peu haut, je vous prie ; car depuis un an que je ne vous ai vu, l’ouïe m’est devenu un peu dure. Bonjour ;

Allant à Madame Cléonte.

hé ! qu’est-ce que j’aperçois ? Suivant le portrait que mon neveu m’a fait : voilà l’aimable enfant que nous allons marier ; je ne saurais la méconnaître. Oui, c’est elle, sans doute ; permettez...

MONSIEUR CLÉONTE.

Qu’est-ce que vous dites donc ? ce n’est pas là...

PYRANTE.

Elle est vraiment bien brillante, bien parfaite.

MONSIEUR CLÉONTE.

Oui ; mais c’est ma femme.

PYRANTE.

Il faut songer à terminer. Serez-vous bien aise d’être mariée, Mademoiselle ?

MONSIEUR CLÉONTE.

Je vous dis, encore une fois...

PYRANTE.

Je ne demande pas mieux. Terminons : il n’y a qu’à faire venir le Notaire.

MONSIEUR CLÉONTE.

C’est ma sœur que voilà, dont il s’agit.

MADEMOISELLE CLÉONTE.

Monsieur me paraît aussi mal partagé du côté de la vue, que du côté de l’entendement. Le portrait que vous a fait Mondor devait vous donner d’autres lumières ; et c’est moi que vous devriez y reconnaître.

PYRANTE.

Je n’entends pas.

MONSIEUR CLÉONTE, parlant très haut.

C’est celle ci qui est à marier. Celle là que vous voyez, est ma femme.

PYRANTE.

Elle est votre femme ! Eh ! mais en ce cas-là, mon neveu n’a rien à y prétendre.

MONSIEUR CLÉONTE.

Je le compte bien comme cela.

PYRANTE.

Quel galimatias me faites-vous donc ?

MONSIEUR CLÉONTE.

Eh ! morbleu, c’est vous qui le faites le galimatias.

PYRANTE.

Bon ! bon ! bon ! fort bien ;

À Mondor, en montrant Mademoiselle Cléonte.

c’est donc Mademoiselle ?

MADEMOISELLE CLÉONTE.

Vous voilà au fait.

MONDOR.

Oui, mon oncle, c’est de Mademoiselle dont j’ai entendu vous parler.

MONSIEUR CLÉONTE.

Oui.

MONDOR.

Mais autant la vivacité de ma passion me faisait désirer d’obtenir ce que j’aime, autant mon respect m’en éloigne à présent. Elle a des engagements que je ne puis rompre. Monsieur l’Assesseur, que vous voyez, l’aime depuis longtemps, et elle ne doit point lui être insensible. Je ne troublerai point de si parfaites amours ; je lui cède à jamais la place : mon partage est un exil éternel.

Il sort.

 

 

Scène XXI

 

MONSIEUR, MADAME et MADEMOISELLE CLÉONTE, L’ASSESSEUR, PYRANTE, CRISPIN

 

PYRANTE.

Comment !

MADEMOISELLE CLÉONTE.

Quel travers ! Eh ! quoi ! il me fuit !

L’ASSESSEUR.

Ah ! ah ! le voilà parti.

MONSIEUR CLÉONTE.

Eh ! bien, vous êtes contente, ma femme. Voilà, sans doute, de quoi vous êtes cause.

MADAME CLÉONTE, en souriant.

Vous êtes le maître, Monsieur, de le faire revenir.

PYRANTE.

Je ne sais pas d’où la rupture peut provenir ; mais ce mariage-là ne m’a pas l’air de se faire. Tout ce que je puis vous dire à cela, c’est que, premièrement, il faut prendre les jeunes gens comme ils sont, et leur passer un peu quelque chose ; et d’ailleurs, c’est que... Ah ! çà, puisqu’il est ainsi votre serviteur, je vous laisse.

L’ASSESSEUR.

Votre serviteur.

 

 

Scène XXII

 

MONSIEUR, MADAME et MADEMOISELLE CLÉONTE, L’ASSESSEUR

 

MONSIEUR CLÉONTE.

Je n’ai jamais entendu parler de chose pareille.

L’ASSESSEUR, paraissant un peu rêver.

Cela est singulier, en effet.

MONSIEUR CLÉONTE.

Un homme fait des démarches avec une activité étonnante ; il presse, il supplie, il fait venir ses parents ; et quand tout semble décidé, il se retire, et dit qu’on n’entendra jamais parler de lui.

L’ASSESSEUR.

Écoutez donc : quelque passion que l’on ait, quand il s’agit de terminer, il n’y a personne qui ne tremble ; et à présent que je reste seul, je vous avoue, moi, que je ne sais plus qu’en dire.

MADEMOISELLE CLÉONTE.

Après vos plaintes et vos tracasseries, quel est donc ce discours ?

MONSIEUR CLÉONTE.

Je vous conseillerais encore de vous faire prier : voilà peut-être ce qui pouvait vous arriver de plus heureux.

MADEMOISELLE CLÉONTE.

Vous pouvez dire que vous l’échappez belle.

L’ASSESSEUR.

Il semble effectivement que la destinée ait travaillé pour moi en cette occasion. Allons, ma chère Cléonte, unissons-nous.

MADEMOISELLE CLÉONTE.

Unissons-nous.

MADAME CLÉONTE.

À présent que le mariage de ma belle sœur est conclu, je pourrais vous faire une confidence ; mais ma fidélité n’en serait pas plus sûre, et cela ne servirait qu’à troubler votre repos.

MONSIEUR CLÉONTE.

Qu’est-ce à dire ?

MADAME CLÉONTE.

Venez, venez, je prendrai mieux mon temps pour vous en informer.

 

 

LES ORIGINAUX

 

Le Théâtre représente une espèce de Vestibule, ou Salle basse du Château.

 

 

Scène première

 

LA MARQUISE, LE CHEVALIER

 

LE CHEVALIER.

Les mesures que j’ai prises, Madame, ont si bien tourné, et le hasard m’a si bien servi, qu’assurément le Marquis verra ici des ORIGINAUX de toutes les espèces : et s’il est vrai que, pour bien sentir le ridicule de nos défauts, il soit nécessaire de les considérer dans les autres, je vous réponds qu’il pourra prendre aujourd’hui une leçon des plus complètes.

LA MARQUISE.

Il faut, Chevalier, être aussi complaisant que vous l’êtes, pour vous donner tant de soins, et pour venir écouter sans cesse, de la part d’une mère, des plaintes qui devraient vous être indifférentes.

LE CHEVALIER.

Vos conversations ont un charme, qu’en vérité, Madame, je préfère sans peine à toute autre sorte de plaisir ; cependant il me semble que vous prenez la chose un peu trop à cœur. On ne peut, après tout, reprocher au jeune Marquis votre fils que quelques traits de jeunesse, qui ne devraient point détruire l’espérance que vous en aviez conçue.

LA MARQUISE.

Si vous aviez autant d’intérêt que moi à désirer qu’il fût parfait, vous verriez en lui tout ce que je crois y voir. Je vous l’ai déjà dit, Chevalier. Esclave des faux airs, adorateur des travers les plus outrés, il adopte si avidement les ridicules que nos jeunes gens mettent à la mode, qu’il semble que lui seul les aurait tous créés, si, pour le malheur de la société, on ne l’eût dès longtemps prévenu. Du ridicule au vice la pente est bien facile ; et ce que vous appelez traits de jeunesse, n’est que trop souvent un mauvais présage pour les mœurs. Enfin, vous savez quel parti je lui destinais : vous savez avec quelle ardeur je désirais de le voir uni à Hortense. Il a d’abord paru sensible à ses charmes ; il a senti quel était le prix d’une union aussi avantageuse. Mais aux approches d’un engagement, l’esprit de dissipation, un faux amour de la liberté, et, pour ainsi dire, la honte de bien faire, l’ont fait frémir. La froideur, les mauvais procédés même ont succédé à l’hommage qu’il lui rendait ; et il faut qu’auprès d’Hortense j’excuse sans cesse sa conduite, et que je donne des couleurs à des mépris qu’elle ne sait comment interpréter.

LE CHEVALIER.

Les exemples seront plus forts que toutes les leçons que l’on pourrait lui donner. La légère indisposition qui le retient ici, est une occasion favorable. Il verra, de sang froid, des ridicules que tous les jours l’ivresse où le jettent les plaisirs, l’empêche d’apercevoir, et il sera tranquille spectateur de Scènes, qui souvent ne lui ont paru aimables, que parce qu’il en était le principal Acteur.

LA MARQUISE.

Enfin, vous espérez donc ?...

LE CHEVALIER.

Je crois avoir pris toutes les précautions nécessaires, et je vais songer à l’exécution. Le hasard a conduit ici l’ignorant Sénéchal. Frosine et Gélaste doivent s’y rendre, et je ferai en sorte que le Baron qui a passé la nuit dans le Château voisin... Mais j’aperçois votre fils, ayez seulement soin, Madame, de le déterminer à recevoir quelques visites, que vous lui direz être occasionnées par la nouvelle de son prochain mariage.

LA MARQUISE.

Il suffit.

 

 

Scène II

 

LA MARQUISE, le jeune MARQUIS

 

LE MARQUIS, sans voir sa mère.

Il faut se sauver malgré qu’on en ait. Hortense me deviendra insupportable, si son séjour ici dure encore quelque temps. Quoi ! toujours des reproches, et exiger de ma part de la raison ? Oh ! parbleu, c’en est trop.

LA MARQUISE.

Vous faites, en peu de mots, votre éloge, mon fils.

LE MARQUIS.

Ah ! Madame, il n’est pas bien de me surprendre de la sorte. Ne croyez point, je vous prie, que ce que vous avez pu m’entendre dire, soit sérieux. Vos ordres me sont trop chers, pour que je n’aie pas pour Hortense et pour le mariage même, un respect et un amour infinis.

LA MARQUISE.

Du ton dont vous faites cet aveu, je ne le crois pas bien sincère.

LE MARQUIS.

Mais, à parler franchement, pourquoi vous plaisez-vous à avilir vous-même votre ouvrage ? Que vaudrai-je de plus, quand je serai au nombre des maris ? Le lien conjugal me rendra le plus lugubre personnage du monde ; et j’ai l’honneur de vous assurer d’ailleurs, que de bon compte, je sais trente personnes qui se tiendront fort offensées de me voir prendre un engagement.

LA MARQUISE.

Je crois ces personnes-là fort-délicates en sentiments.

LE MARQUIS.

Assurément.

LA MARQUISE.

Oui, mon fils, je le crois. Le mauvais choix de ces personnes si délicates, est cependant au rang des défauts que j’ai à vous reprocher.

LE MARQUIS.

À moi des défauts ?

LA MARQUISE.

Croyez-vous donc n’en point avoir ?

LE MARQUIS.

Non pas, Madame, je sais que communément chacun a les siens.

LA MARQUISE.

Ce serait grand hasard que les vôtres vous eussent échappé : car, à vous parler aussi avec franchise, vous êtes, mon fils, emporté, intempérant, peu instruit, indiscret, orgueilleux, volage, moqueur cet médisant.

LE MARQUIS.

La peinture est un peu chargée, ce me semble ; il y a plusieurs de ces défauts-là que je serais fâché de ne point avoir ; par exemple, médisant ?

LA MARQUISE.

Eh ! bien ?

LE MARQUIS.

Il faut l’être, Madame.

LA MARQUISE.

Il faut l’être ?

LE MARQUIS.

N’en doutez point. Comment être reçu dans le monde, si vous ne savez pas médire agréablement ? Quelle ressource aurez-vous pour plaire ? Comment faire sa cour à quelqu’un ? Est-il possible d’élever les uns sans rabaisser un peu les autres ? La médisance est une ombre au tableau, et c’est elle qui fait valoir presque toutes les louanges que nous donnons.

LA MARQUISE.

Cette nécessité d’être médisant ne peut être donnée que comme une plaisanterie de votre part. Mais comment justifierez vous ces emportements, cette hauteur, qui fait qu’un mot dit sans dessein, une raillerie innocente vous révolte contre vos meilleurs amis ; ce feu qui vous entraîne, et qui, dans les querelles comme dans les plaisirs, vous porte aux dernières extrémités ? La modération, mon fils, est une vertu si heureuse, qu’elle nous fait paraître avoir même les vertus que nous n’ayons pas.

LE MARQUIS.

Oui. Et avec ces belles maximes-là, il arrive qu’on se déshonore. Il faut être homme pour en savoir les conséquences. Tant de prudence dans les querelles et dans les plaisirs est ordinairement mal interprétée.

LA MARQUISE.

Enfin ces nuits où triomphe l’ivresse ?...

LE MARQUIS.

Ne parlez point d’ivresse, Madame. Si elle m’avait jamais surpris, je vous jure que ce n’aurait point été mon dessein. J’étudie avec trop de soin tout ce qui peut me former. Je bois beaucoup, mais je bois bien : et l’on m’a assuré qu’incessamment je pourrais tenir tête au buveur le plus aguerri.

LA MARQUISE.

La belle étude !

LE MARQUIS.

Cette étude-là ? Elle est peut-être plus utile que celle que l’on fait de tant de vieilles morales et de tant de préceptes rebattus. Il faut connaître le monde, Madame et...

LA MARQUISE.

La connaissance du monde vous est sans doute nécessaire. Mais, Monsieur, quand vous venez dans ce monde, dépourvu de principe et de lecture, l’apprentissage que vous faites est bien dur, et ce monde vous connaît et vous juge souvent bien plutôt que vous ne le connaissez.

LE MARQUIS.

Vous ayez juré, Madame, de m’humilier étrangement ; j’ose pourtant vous dire que ce monde pense plus favorablement à mon égard, et que j’y suis assez aimé, que j’y suis applaudi même.

LA MARQUISE.

Je le souhaite : mais je crains bien que vous ne vous en rapportiez trop à quelques personnes qui vous flattent.

LE MARQUIS.

Oh ! s’il y avait de la flatterie, je apercevrais.

LA MARQUISE.

La conséquence n’est pas sûre.

LE MARQUIS.

Elle l’est assurément. Un flatteur se sent d’une lieue, et ce qu’il dit ne fait aucun effet sur un homme sensé.

LA MARQUISE

Et c’est ce dont je ne conviens pas ; il en est de la flatterie comme de ces machines que vous voyez dans les spectacles. Quoique vous vous doutiez bien des ressorts qui les font mouvoir, elles ne laissent pas que de séduire. Mon fils, quelque chose que vous disiez, j’ose me flatter que votre mariage avec Hortense se terminera incessamment ; je vous prie même de ne pas refuser les visites que la nouvelle de ce mariage ne manquera pas de vous attirer aujourd’hui. Je vous laisse. Voici des livres avec lesquels je voudrais bien que vous puissiez vous entretenir.

LE MARQUIS, lui baisant la main.

On ferait assurément pour vous plaire, des choses plus difficiles.

Il la reconduit.

 

 

Scène III

 

LE MARQUIS, seul, s’asseyant

 

Mon mariage avec Hortense ! Je fais vœu, morbleu, de n’en rien faire. Vous n’avez qu’à écouter une mère, vous deviendrez un joli garçon ! Ces Dames-là peuvent faire une visite de quartier, et apprendre à une fille à se tenir droite ; mais sur tout le reste, elles n’en savent pas le mot. Entretenons-nous donc avec des livres, en attendant les compliments qu’on doit me faire. Des livres ! De quel fatras de lectures on nous assomme aujourd’hui ! Eh ! nos premiers pères, qui valaient mieux que nous, lisaient-ils ? À quoi servent ces volumes ? À appesantir, à retarder le génie et à nous rendre copies, d’originaux que nous serions. Ce que je dis-là est vrai, exactement vrai.

Il prend plusieurs livres les uns après les autres, et en lit quelques lignes.

 

 

Scène IV

 

LE MARQUIS, LE SÉNÉCHAL

 

LE SÉNÉCHAL.

Monsieur, votre très humble serviteur. Vous ne me remettez peut-être pas ? Je viens pourtant très souvent rendre mes devoirs à Madame la Marquise votre mère.

LE MARQUIS.

Je me souviens parfaitement d’avoir eu l’honneur de voir Monsieur le Sénéchal.

LE SÉNÉCHAL.

Pour vous, on vous trouve rarement. Soit ici, soit à la ville, vous êtes un coureur... qui courez toujours.

LE MARQUIS.

Hélas ! C’est souvent malgré moi.

LE SÉNÉCHAL.

Quoi qu’il en soit, je viens vous faire compliment sur votre mariage, si tant est qu’on en doive faire sur une pareille matière.

LE MARQUIS.

Cela est fort équivoque, entre nous.

Il fait signe au Sénéchal de s’asseoir.

LE SÉNÉCHAL.

Après vous, s’il vous plaît. Qu’est-ce donc que vous faisiez-là ? Vous étiez dans la lecture ?

LE MARQUIS.

Ah ! je n’y étais pas bien profondément, je vous jure.

LE SÉNÉCHAL.

Je le crois bien. Quels bouquins sont-ce-là ?

LE MARQUIS, d’un air moqueur.

L’Histoire de France, Télémaque...

LE SÉNÉCHAL.

Té-lé-maque, maque. Qu’est-ce que ce Télémaque ?

LE MARQUIS.

Eh ! que voulez-vous que je vous dise ? C’est un malheureux qui cherche son père par terre et par mer. Je me souviens d’en avoir lu le premier livre il y a trois ans. Est-ce que vous n’avez pas entendu parler de Télémaque dans vos études ?

LE SÉNÉCHAL.

Mes études ? Oh ! ma foi je n’ai jamais voulu me fatiguer l’imagination de tout cela. Je n’aime point ce qui me gêne. L’an passé, quand je fus reçu dans ma Charge, il me fallait réciter un discours qui avait de grands mots qui m’embarrassaient : ma foi, je dis tout haut, que celui qui l’a fait le récite lui-même, s’il veut ; pour moi, je n’en ferai rien.

LE MARQUIS.

Il faut dans de semblables occasions parler de tête, Monsieur. Rien n’est si plat qu’un discours préparé.

LE SÉNÉCHAL.

Oui ; mais il faut fourrer-là du Latin à tort et à travers ; et vous entendez bien que... est-ce que vous parlez Latin, vous ?

LE MARQUIS.

Que le Ciel m’en préserve !

LE SÉNÉCHAL.

Ma foi, c’est bien assez de parler correctement sa langue, et je connais mille gens, quine se soucissent pas d’en savoir davantage.

LE MARQUIS, à part.

Soucissent !... Vous êtes marié depuis peu, je pense ? Avez-vous trouvé un parti riche ?

LE SÉNÉCHAL.

Pas extraordinairement. C’est une famille qui s’est réfugiée en France, et qui est originairement de Province.

LE MARQUIS.

De Province ?

LE SÉNÉCHAL.

Oui. C’est un Roman que tout cela, et le grand-père de ma femme était je crois... Bourguemestre en Espagne.

LE MARQUIS.

Que dites-vous ?

LE SÉNÉCHAL.

En Espagne, ou dans un autre endroit, je ne vous l’assurerai pas. Elle a aussi des parents en Angleterre, qu’elle me presse beaucoup d’aller voir. Elle prétend qu’en s’embarquant à une certaine ville, c’est un fort petit voyage ; mais ma foi, si j’y vais, j’aime mieux être plus longtemps en chemin et aller par terre ; car je crains les rivières comme le diable.

LE MARQUIS.

Vous ne pouvez, ce me semble, jamais arriver en Angleterre que par mer ?

LE SÉNÉCHAL.

Tout comme il vous plaira. Mais après tout, je ne crois pas qu’on m’y voie. Il y a des dangers par terre comme par mer ; et il faut, je pense, de ces côtés-là passer par de certains endroits où les hommes sont tout-à-fait sauvages.

LE MARQUIS.

Où avez-vous trouvé cela ?

LE SÉNÉCHAL, prenant un air suffisant.

Comment donc ? Ne savez-vous pas qu’il y a des gens, comme les Turcs, par exemple, qui égorgent les hommes, et qui les mangent ?

LE MARQUIS.

Il y a de ces gens-là ; mais ce n’est assurément ni dans l’Europe ni dans l’Asie.

LE SÉNÉCHAL.

Peut-être est-ce dans la Bohème, il se peut bien que je me trompe. Mais laissons-là les choses savantes, et changeons de conversation. Êtes-vous content d’épouser celle qu’on vous destine ?

LE MARQUIS.

Je l’aimerais volontiers, Monsieur le Sénéchal, mais je vous avoue que de s’engager pour toute sa vie à une seule personne qui vous désespère, et qui se croit en droit de se venger, si vous rendez quelque hommage ailleurs, c’est porter un joug bien rigoureux, et se mettre dans des entraves bien étroites.

LE SÉNÉCHAL.

Eh ! morbleu, pourquoi ne nous est-il plus permis d’épouser plusieurs femmes ? Que ne sommes-nous nés il y a... deux ou trois cens ans ? Nous en aurions eu tant que nous en aurions voulu.

LE MARQUIS.

Deux ou trois cens ans ? Vous vous moquez.

LE SÉNÉCHAL.

Comment ?

LE MARQUIS.

Votre Chronologie n’est pas plus exacte que votre Géographie.

LE SÉNÉCHAL.

Quoi donc ? N’y a-t-il pas eu un temps où il était permis d’avoir plusieurs femmes ?

LE MARQUIS.

Je ne me rappelle pas positivement par quelle loi ni dans quel temps cela était permis ; mais sur mon honneur, je n’ai de ma vie entendu choses pareilles à toutes celles que vous me dites.

LE SÉNÉCHAL.

Ma foi, je ne m’en souviens pas non plus ; mais c’est le bon sens qui dicte toutes ces choses-là. Adieu : je vais retrouver Madame votre mère ; nous allons voir à quoi nous nous amuserons. Elle m’a déjà proposé plusieurs sortes de jeux ; mais je n’en sais aucun : heureusement que j’ai la conversation assez amusante. Au revoir, Monsieur le Marquis.

 

 

Scène V

 

LE MARQUIS, seul

 

Et homme-là est cruellement ignorant ! Disons plutôt qu’il est sot. Quand un homme de cette espèce aurait lu tous les livres du monde, il n’en parlerait pas mieux.

Après avoir un peu rêvé.

Il est certain que l’ignorance poussée à cet excès a quelque chose de honteux.

 

 

Scène VI

 

LE MARQUIS, LE BARON, ivre

 

LE MARQUIS, se levant avec joie.

Ais que vois-je ? C’est le Baron, je pense ?

LE BARON.

Oui, mon ami, c’est moi-même.

LE MARQUIS, le regardant.

Comment, je crois qu’il est ivre ! Ah ! il est adorable, il est charmant.

LE BARON.

Il y a huit jours que c’était ton tour ; c’est aujourd’hui le mien... Mais, il ne faut pas mentir... j’ai passé une des plus jolies nuits... Eh ! bien ! Rien n’est plus commode ; vous vous trouvez le matin tout habillé ; et vous êtes tout porté pour faire vos affaires.

LE MARQUIS.

Quoi ! Depuis vingt-quatre heures tu ne t’es pas couché ?

LE BARON.

Me coucher ? non, je sais trop ce que je te dois. Embrasse-moi, mon ami. Comme j’allais me mettre au lit chez le Président où la scène s’est passée, il m’est revenu... par ma foi je ne sais pas par qui ni comment... bref j’ai su que tu étais indisposé : j’ai dit... il faut absolument que je le voie, car j’ai pour toi une estime tout-à-fait cordiale.

LE MARQUIS.

Je te suis obligé. Mon indisposition est peu de chose.

LE BARON.

Dans ces changements de saison-ci, c’est le diable ; vous ne pouvez pas avoir un moment de santé.

LE MARQUIS.

Il n’y a que lui pour ces choses-là ; pour pousser une partie de plaisir jusqu’à l’extrémité ; il ne faut pas demander si vous étiez bonne compagnie, si les propos ont été délicieux, et s’il y a eu bien des rasades versées ?

LE BARON.

Cela est innombrable. Mais laisse-moi, je te prie, un moment. Ne me parle pas.

LE MARQUIS.

Que je ne te parle pas ?

LE BARON, d’un air riant.

Non, tel que tu me vois, j’ai du chagrin.

LE MARQUIS.

Toi, du chagrin ?

LE BARON.

Oui, mon ami ; j’en ai tant... que j’en crève.

LE MARQUIS.

Où diable le chagrin va-t-il se loger avec toi ? Il a sûrement à faire à forte partie.

LE BARON.

Je voudrais te pouvoir conter la chose par ordre, mais il y a un peu de confusion, il faut que je te quitte.

LE MARQUIS, le retenant.

Qu’est-ce que c’est ?

LE BARON.

Tu sais bien l’homme avec qui j’étais tous les jours ?

LE MARQUIS.

Qui ! Léandre ?

LE BARON.

Léandre.

LE MARQUIS.

Il devait, ce me semble, te faire avoir l’agrément...

LE BARON.

Lui-même, il était du souper.

LE MARQUIS.

Te serais-tu brouillé avec lui ?

LE BARON.

Pas autrement. Il s’est mis en tête de nous éclaircir une certaine anecdote, que tout le monde ne sait pas, je puis dire cela. Je lui ai représenté fort poliment que je ne croyais pas que la chose fût tout-à-fait comme il nous la donnait ; il m’a répliqué aussi fort poliment qu’il en était très bien instruit ; j’ai insisté avec la même politesse : de façon que de politesse en politesse, je lui ai fait voler mon assiette à la tête.

LE MARQUIS.

Ciel !

LE BARON.

Oui, heureusement que la Colonne d’air... la Colonne, tu entends bien ?

LE MARQUIS.

Et quelle a été la suite ?

LE BARON

La suite ? Il y a eu un grand bruit, on a couru aux armes.

En riant.

Nous devions nous égorger cent fois pour une ; mais je ne sais par quel enchantement tout a été pacifié ; et nous nous sommes retrouvés tous le verre à la main. Voilà qui est admirable, cela, par exemple ?

LE MARQUIS.

Et tu penses qu’il n’aura point de ressentiment de ce procédé ?

LE BARON.

J’ai quelque soupçon que cela le refroidira à mon sujet.

LE MARQUIS.

Pour moi, je le crois très fort.

LE BARON.

Que veux-tu ? Tous les moments ne peuvent pas se ressembler... Le plaisir a ses révolutions... et les choses d’ici bas...

LE MARQUIS.

Voilà une affaire fâcheuse.

LE BARON.

Point du tout. Verba volant, mon ami.

LE MARQUIS.

Il est à souhaiter...

LE BARON, chantant.

Que servent les faveurs que nous fait la fortune ?
Tu es mon Roi ; tu me tiens lieu de tout. Que je t’embrasse mille fois...

LE MARQUIS.

Cela est fort-bien. Mais, en vérité, Baron, je crois que tu devrais éviter de boire.

LE BARON.

Éviter de boire ?... Ah ! Ne hasarde plus de ces discours-là, Marquis ; car tu te ferais siffler de tout le monde. Adieu. Je vais me jeter dans ma chaise. Ah ! la belle nuit ! Ah ! l’aimable nuit ! Ah ! la charmante nuit !

Il sort.

 

 

Scène VII

 

LE MARQUIS, seul

 

Voilà qui est affreux ! Il est épouvantable qu’un garçon, naturellement si sociable et si doux, se soit emporté jusqu’à cet excès.

 

 

Scène VIII

 

LE MARQUIS, FROSINE

 

FROSINE.

J’ai attendu que Monsieur le Marquis fût seul pour lui venir faire la révérence, et lui demander sa protection.

LE MARQUIS.

Eh ! c’est toi, ma pauvre Frosine ! Vraiment, tu abandonnes bien tes amis ; quatre ans entiers sans me venir voir ?

FROSINE.

Je suis venue, je vous assure, plus de trente fois. Je sors de l’appartement de Madame votre mère. Ce bon Chevalier est donc toujours auprès d’elle ? En vérité, mon cher Marquis, je ne sais pas trop ce que vous devez en penser.

LE MARQUIS.

La folle !

FROSINE.

La folle ? Ah ! j’ai ouï dire, dans plus d’un endroit, qu’elle allait se remarier, je suis bien aise de vous en avertir.

LE MARQUIS.

Cela me surprendrait fort.

FROSINE.

Enfin, Monsieur, elle m’a renvoyée à vous, et m’a fait espérer que, comme vous aviez beaucoup de connaissances, vous pourriez aisément me procurer une place.

LE MARQUIS.

Quoi ! tu n’es plus chez cette Comtesse où tu entras ?...

FROSINE.

Bon ! m’a-t-il été possible d’y rester ? Un lutin qui fait un enfer de sa maison, qui crie, qui tempête du matin jusqu’au soir, et qui, sans être prude, fait coucher son mari au troisième étage, égratigne ses femmes de chambre, et donne des coups de bâton à ses Laquais !

LE MARQUIS.

Quoi ! Madame de...

FROSINE.

Madame de... qui dans le monde paraît la douceur même, est telle que je vous la dépeins dans son domestique. Au bout de six mois, je fus obligée de la quitter.

LE MARQUIS.

De façon que tu passas de-là dans une autre maison, dont tu es pareillement sortie.

FROSINE.

Oh ! pour celle-là, c’est à mon grand regret. Elle était agréable et sans reproche : et j’y serais encore, si on ne m’avait point avertie que les affaires y étaient en si mauvais ordre, que je courais risque de n’être point payée de mes gages.

LE MARQUIS.

Enfin depuis ce temps-là tu n’as rien trouvé ?...

FROSINE.

Pardonnez-moi. J’étais en dernier lieu chez la veuve d’un vieux Seigneur étranger, aimable de caractère et d’esprit, et qui aurait dû ne chercher à plaire que par ces endroits-là.

LE MARQUIS.

Eh ! pourquoi l’as-tu quittée cette veuve, par exemple ?

FROSINE.

Le service y était dur, j’y avais trop de fatigue.

LE MARQUIS.

Trop de fatigue ?

FROSINE.

Oui, Monsieur. Vous avez quelquefois entendu parler de ces personnes, qui, pour réparer l’outrage de la nature et des ans, ont recours à un peu d’artifice. Voilà justement en quoi consistait la difficulté de mes fonctions. Une Suivante n’est pas tous les jours également adroite... Si vous saviez combien il est difficile de donner à une femme l’air d’un visage qu’elle n’a pas, cela vous surprendrait.

LE MARQUIS.

Je ne vois point trop, Frosine, quelle maison pourrait te convenir.

FROSINE.

On m’avait proposé d’entrer chez la jeune Éliante ; mais il lui est arrivé depuis peu une aventure qui a fait trop de bruit ; et j’ai là dessus des délicatesses de conscience que je ne puis surmonter ; je suis si sotte !

LE MARQUIS.

Éliante ! Quelle aventure !...

FROSINE.

L’ignorez-vous ? Son équipage se rompt. Un jeune homme qui passe lui offre le sien. Elle l’accepte. Il n’est que huit heures du soir ; et quoiqu’elle soit dans un quartier fort peu éloigné du sien, elle ne reparaît que le lendemain.

LE MARQUIS.

Hé bien ! quelle conséquence tirer de-là ?

FROSINE.

Ah ! Monsieur, je vous le demande ?

LE MARQUIS.

Mais je te surprendrais bien, si je te disais que ce jeune homme, c’est moi même ; qu’Éliante ne pouvant profiter de l’offre que je lui fis de la ramener chez elle ; et l’effroi qu’elle avait eu la faisant se trouver mal, elle m’ordonna de la descendre chez sa sœur, qui demeure à quelques rues près de l’endroit où l’accident arriva.

FROSINE.

Ah ! Monsieur, excusez mon imprudence. J’ignorais que vous y prissiez intérêt, et je ne dirai plus rien, dès qu’il y a de vous à elle quelque particularité...

LE MARQUIS.

Va, ma pauvre Frosine, si tous tes portraits ne sont pas plus fidèles que ce dernier, on ne doit pas beaucoup y ajouter foi ; ne peux tu pas te dispenser de servir ?

FROSINE.

Oh ! non, Monsieur. Je ne veux point changer d’état, et je me fais un petit plaisir misanthrope de servir tous les jours des gens dont l’origine ne vaut pas, à beaucoup près, la mienne. Par exemple, je serais dans le cas, si j’entrais au service de Cidalise, elle qui se donne des airs de Duchesse.

LE MARQUIS.

Tu lui fais assurément beaucoup d’honneur !

FROSINE.

Vous voyez que je vous découvre mes petits sentiments.

 

 

Scène IX

 

LE MARQUIS, FROSINE, UN LAQUAIS

 

LE LAQUAIS,

Monsieur le Chevalier, et Monsieur de Bretenville.

LE MARQUIS.

Monsieur de ?...

LE LAQUAIS.

Bretenville.

LE MARQUIS.

Ils peuvent venir, quand ils voudront.

 

 

Scène X

 

LE MARQUIS, FROSINE

 

FROSINE.

Voici compagnie qui vous vient. Je vous laisse. Prenez garde toujours aux gens que vous voyez. Il y a tant de méchants esprits, tant de mauvaises langues, qu’il est bon de choisir un peu son monde.

 

 

Scène XI

 

LE MARQUIS, seul

 

Le sort m’adresse aujourd’hui des personnages bien singuliers ! Cette Frosine a un babil pernicieux. Il semble effectivement que la médisance soit le vice affecté aux valets.

 

 

Scène XII

 

LE CHEVALIER, MONSIEUR DE BRETENVILLE, LE MARQUIS

 

LE CHEVALIER.

Monsieur le Marquis, voici Monsieur de Bretenville que je vous présente, dont j’ai fort connu et fort estimé le père ; c était assurément un excellent Juge.

On se salue.

Monsieur n’a pas embrassé la même profession, comme vous voyez, et il est venu me consulter ici sur une affaire qui lui est survenue : mais quoique j’aie servi pendant quinze ans, j’avoue que sur le point d’honneur il y a certain cérémonial, certaines pratiques dont je n’ai pas fait une bien profonde étude ; j’ai cru que vous pourriez en être mieux instruit que moi, et que vous voudriez bien aider Monsieur de vos conseils.

LE MARQUIS.

C’est m’obliger assurément. Je dirai naturellement à Monsieur ce que je pense sur son affaire.

MONSIEUR DE BRETENVILLE, assis.

Avant tout, Messieurs, il faut convenir que la bravoure est une belle chose.

LE MARQUIS.

C’est assurément la vertu des grandes âmes ; et on peut dire qu’il se trouve des occasions où elle est aussi utile que glorieuse.

MONSIEUR DE BRETENVILLE.

Oh ! belle, Monsieur, belle ! Est-il rien de comparable à la fermeté d’un homme que jamais les dangers les plus pressants n’ont pu épouvanter ; qui, toujours prêt à parer ou à porter des coups mortels, ose se vanter de n’avoir jamais plié devant personne ?

LE CHEVALIER.

Je fais aussi grand cas de la bravoure ; mais quand elle est réglée, et suivant l’objet qu’elle se propose. Par exemple, je souhaiterais, qu’avec la fermeté que fait paraître Monsieur de Bretenville, il se fût mis dans le Service.

MONSIEUR DE BRETENVILLE.

Tout beau, Monsieur ; le combat singulier fut de tout temps la pierre de touche du vrai brave.

LE MARQUIS.

Il est certain que le combat d’homme à homme est de tous le plus périlleux.

MONSIEUR DE BRETENVILLE.

Le plus périlleux, sans doute, et le plus excellent. C’est-là que l’adresse, l’agilité du corps, la présence d’esprit, le coup d’œil sont mis en usage. Que peuvent, dites-moi, les plus beaux faits d’armes contre un coup de canon ?

LE CHEVALIER.

Je vous entends ; mais vous conviendrez que d’un côté l’objet est bien plus grand que de l’autre, et qu’il y a quelque chose de plus généreux à venger sa patrie par devoir, qu’à venger une injure personnelle par ressentiment.

MONSIEUR DE BRETENVILLE, faisant comme s’il poussait une botte.

Rien n’est au-dessus de cela : ah !

LE MARQUIS.

Ma foi, Monsieur le Chevalier, qui est lent à venger une injure personnelle, est quelqu’un de bien équivoque, quand il s’agit des intérêts de sa patrie.

LE CHEVALIER.

La faiblesse et l’extrême vertu peuvent quelquefois avoir la même apparence. Mais ne pourrait-on pas trouver des hommes aussi redoutables aux ennemis de la patrie, que faciles à pardonner aux ennemis particuliers et ne serait-ce pas-là le comble et de l’honneur et de la raison ?

MONSIEUR DE BRETENVILLE, poussant une autre botte.

On ne peut rien comparer à ceci : ah !

LE CHEVALIER.

Pour moi, si Monsieur de Bretenville s’en tenait à mon avis, il chercherait à accommoder l’affaire qu’il vient consulter aujourd’hui. Je ne conseillerai jamais à personne de risquer sa vie et sa fortune pour une gloire fort douteuse, et qui n’existe que dans notre imagination.

MONSIEUR DE BRETENVILLE, faisant une feinte.

Vous avez encore ceci : Ah ! ah !

LE MARQUIS.

Votre sang froid, Monsieur le Chevalier, me désespérerait, en vérité.

Haussant la voix, et frappant du pied.

Eh ! morbleu, pourquoi donc ?...

MONSIEUR DE BRETENVILLE, mettant la main sur son épée.

Qu’est-ce ?

LE MARQUIS, à M. de Bretenville.

Ce n’est rien.

Au Chevalier.

Pourquoi donc attaque-t-on votre réputation, quand vous n’acceptez pas ?...

LE CHEVALIER.

Hé ! Monsieur, point de colère, et croyez que par mon sentiment je ne prétends point réformer celui des autres.

LE MARQUIS.

Respectons, croyez-moi, des usages que la nécessité a établis ; et venons, s’il vous plaît, à l’affaire de Monsieur.

MONSIEUR DE BRETENVILLE.

Messieurs, quel parti pensez-vous que doit prendre un homme, qui, amoureux d’une Demoiselle, a longtemps fréquenté dans une maison, et qui trouve en son chemin quelqu’un qui se licencie jusqu’à lui défendre de continuer ses visites ?

LE MARQUIS.

Le procédé est vif.

LE CHEVALIER.

Quand on est bien amoureux, cela n’est pas facile à digérer.

MONSIEUR DE BRETENVILLE.

Aussi n’est-il pas douteux que j’en tirerai raison.

LE MARQUIS.

Je le ferais comme vous.

LE CHEVALIER.

Je ne sais pas trop quel parti je prendrais.

MONSIEUR DE BRETENVILLE.

Mais ce n’est pas là la grande question. Comme celui de qui j’ai reçu l’insulte, est extrêmement vieux et cassé, et qu’à peine il peut se tenir sur ses jambes, avant de lui demander qu’il me satisfasse, je veux savoir si je suis absolument obligé de lui faire quelque avantage, comme, par exemple, de lui accorder une épée de quelques pouces plus longue que la mienne.

LE CHEVALIER.

S’il est effectivement si vieux, je crois que cela rendrait la partie plus égale.

LE MARQUIS.

Mais, il faut qu’un homme, aussi infirme que vous le dépeignez, soit bien téméraire pour oser entrer en rivalité avec vous, et pour vous défendre de fréquenter dans cette maison ?

MONSIEUR DE BRETENVILLE.

Il n’y a point de rivalité.

LE MARQUIS.

Quoi ! il ne compte pas épouser ?

MONSIEUR DE BRETENVILLE.

Point du tout.

LE MARQUIS.

Dans quelle vue vous insulte-t-il donc, s’il n’a pas sur celle que vous aimez quelque dessein ?

MONSIEUR DE BRETENVILLE.

Il ne peut pas en avoir.

LE MARQUIS.

Il ne peut pas en avoir ?

MONSIEUR DE BRETENVILLE.

Hé ! non. Il est le père de celle que j’aime.

LE MARQUIS.

Le père ?

MONSIEUR DE BRETENVILLE.

Oui. Imaginez-vous un homme qui, un beau matin, me vient bercer de mauvaises raisons, et qui me fait entendre qu’il faut rompre tout commerce.

LE CHEVALIER.

Je réfléchis sur votre question ; et à votre place, je ne sais si je lui ferais la grâce de lui accorder une épée de quelques pouces plus longue que la mienne.

MONSIEUR DE BRETENVILLE.

Je ne crois pas y être absolument obligé. Mais cela se peut faire par déférence pour le père d’une personne que l’on estime.

LE CHEVALIER.

Je ne sais que vous dire...

LE MARQUIS.

Le père ! Mais, Monsieur de Bretenville, les statuts de la bravoure engagent-ils à une pareille querelle ? un père n’est-il pas le maître de sa fille ? et sans vous insulter, ne peut-il pas vous empêcher de la voir ?

MONSIEUR DE BRETENVILLE, au Marquis.

Examinez bien la chose, vous conviendrez qu’il y a insulte, et que la querelle est bien faite.

LE CHEVALIER, paraissant rêver.

Les avis pourraient être partagés.

MONSIEUR DE BRETENVILLE, au Chevalier.

Ils ne peuvent point l’être, je vous assure.

LE CHEVALIER.

Il me semble avoir entendu décider...

MONSIEUR DE BRETENVILLE.

Non. Tous les avis se réunissent là-dessus ; et j’ai l’honneur de vous assurer... Ah ! je suis au désespoir.

LE CHEVALIER.

De quoi ?

MONSIEUR DE BRETENVILLE.

Je crois que ce qui vient de m’échapper, est une espèce de démenti que je vous ai donné.

LE CHEVALIER.

À moi ?

LE MARQUIS.

Comment ?

MONSIEUR DE BRETENVILLE, se levant.

Oui, Monsieur, je vois bien que j’ai eu le malheur de vous donner un démenti.

LE MARQUIS.

Vous vous moquez, Monsieur de Bretenville.

MONSIEUR DE BRETENVILLE.

Pardonnez-moi, le démenti y est ; toutes les excuses que je pourrais faire à Monsieur, ne seraient pas suffisantes. Je suis dans le cas de lui en faire une réparation dans les formes.

LE CHEVALIER, à part.

Je n’avais pas compté sur celui-là.

LE MARQUIS, à Monsieur de Bretenville.

Je vous dis, parbleu, que vous rêvez. Et...

MONSIEUR DE BRETENVILLE.

Non. Ne me flattez point, de grâce. Monsieur était ami de feu mon père, et est d’ailleurs trop estimable pour que je manque à ce que je lui dois, et pour que je balance à lui en donner satisfaction. Il n’a qu’à avoir la bonté d’indiquer le lieu et le temps.

LE CHEVALIER.

Puisque je suis offensé, je compte que Monsieur le Marquis voudra bien me laisser faire, et voici le lieu et le temps que je choisis...

Il met l’épée à la main, et tombe sur Monsieur de Bretenville, qui met aussi l’épée à la main.

LE MARQUIS.

Je ne souffrirai jamais une pareille incartade. Arrêtez donc, il y a de l’extravagance.

Ils se battent pendant quelque temps, jusqu’à ce que le Marquis vient à bout de les séparer.

MONSIEUR DE BRETENVILLE, ayant remis son épée.

Tout aurait pu se passer un peu plus dans les règles ; mais je crois que je viens de réparer suffisamment ma faute. Adieu, Messieurs ; votre décision est donc, qu’à la rigueur je ne suis point obligé de lui faire aucun avantage ?

Il sort.

 

 

Scène XIII

 

LE CHEVALIER, LE MARQUIS

 

LE MARQUIS.

Quel Original m’avez-vous donc amené ?

LE CHEVALIER.

Je ne m’imaginais pas, je vous l’avoue, qu’il porterait la folie jusqu’à ce point. Mais je le connaissais pour un faux brave ; et je ne me repentirais point de l’avoir fait paraître devant vous, si vous sentiez quel est le ridicule d’une certaine espèce de bravoure, dont je vous ai oui souvent faire l’apologie.

Il rentre.

 

 

Scène XIV

 

LE MARQUIS, seul

 

Moi, faire l’apologie d’un travers aussi impertinent ? Serait-il possible que j’eusse quelque ressemblance à ce que je viens de voir, et à tout ce que j’ai vu aujourd’hui ? Si cela était, en vérité, je serais bien haïssable.

Des Instruments préludent.

Qu’entends-je ?

On entend frapper.

Eh quoi ! l’on vient encore ? Ne puis-je me livrer un moment à mes réflexions ?

 

 

Scène XV

 

GÉLASTE, LE MARQUIS

 

GÉLASTE, derrière le Théâtre.

Holà, quelqu’un. Annoncez Gélaste, je vous prie.

LE MARQUIS.

Gélaste ! par quel hasard ? C’est l’homme du monde le plus agréable, et qui, dans un âge avancé, sait faire le meilleur usage de la vie. Courons au-devant de lui.

GÉLASTE.

De la joie, cher Marquis, de la joie. Des gens de votre connaissance m’ont appris que vous étiez ici indisposé. Je viens faire la guerre à votre mélancolie, et je vous amène grand nombre de Musiciens et de Danseurs.

LE MARQUIS.

Je vous suis vraiment bien obligé de vous souvenir ainsi de moi.

GÉLASTE.

Vous pouvez m’en avoir quelque obligation ; savez-vous bien que la petite visite que je vous rends, me reviendra à plus de deux cents pistoles : il faut se rafraîchir sur la route, et mes Musiciens ne sont pas gens à laisser tomber le reproche que l’on fait ordinairement à ces Messieurs-là.

LE MARQUIS.

Je crois que cela vous importe peu, et vous êtes l’homme de France qui faite la meilleure figure.

GÉLASTE.

Ma foi, sans être d’une haute condition, je puis dire que je m’égale à tout ce qu’il y a de mieux. Bien des gens me traitent de vieux fou et de prodigue ; mais j’ai vécu, et je vivrai toujours de même. J’ai naturellement les inclinations nobles. Ennemi des discussions, abandonnant tout plutôt que de contester, me plaisant dans ces dépenses sourdes qui font que l’argent s’en va sans que l’on sache par où, ni comment, et dans la disposition d’acheter un moment de plaisir de la moitié de mon bien, si l’occasion s’en trouve. C’est ainsi que je me fais des jours brillants ; et si ma carrière est bornée, je tâche, comme on dit, de la parsemer de fleurs.

LE MARQUIS.

Eh ! bien, Messieurs les Critiques, Messieurs les Philosophes austères qui nous prêchez l’économie, venez voir un homme qui sait jouir, et qu’un aimable désordre rend véritablement heureux.

GÉLASTE.

Pour heureux, je le suis. Rien ne m’afflige, et je me réjouis de tout. Vous ne croiriez pas qu’actuellement je m’exerce tous les jours à la danse ; et quoiqu’un peu pesant, tenez, je fais presque la gargouillade.

Il veut sauter.

LE MARQUIS.

Arrêtez donc, vous allez vous tuer.

GÉLASTE.

Il y a encore certain violoncelle de par le monde sur lequel je m’escrime assez bien. Je me fourrerai parmi mes Musiciens, et je veux que vous m’entendiez par-dessus tous les autres.

LE MARQUIS.

Avec grand plaisir, assurément.

GÉLASTE.

Pour la voix, on dit que je ne l’ai pas belle. Jugez-en...

Il chante.

Clair flambeau du Monde.

LE MARQUIS.

Il y a quelque chose à redire effectivement.

GÉLASTE.

Mais je suis amateur passionné dans la voix. Vous savez bien ce diamant dont vous trouviez l’éclat si parfait ?

LE MARQUIS.

Oui. Est-ce que vous ne l’avez plus ?

GÉLASTE.

Non. C’est une Ariette qui me l’a fait perdre.

LE MARQUIS.

Elle fut donc bien chantée ?

GÉLASTE.

Divinement, et par une Sirène d’une beauté...

LE MARQUIS.

Qu’il est doux d’être à portée de récompenser les talents comme ils le méritent !

GÉLASTE.

Mais rien n’est égal à mon Cuisinier. Oh ! l’excellent garçon. Qu’il met d’élégance dans tout ce qu’il fait ! J’ai toujours été fort recherché ; mais depuis qu’il est à mon service, il est étonnant combien le nombre de mes amis augmente. Et l’on entend dire par tout : allons voir le Cuisinier de Gélaste.

LE MARQUIS.

Quand pourrai-je mener une vie aussi agréable, et me faire, comme vous, des amis par ma magnificence ! Mais plus je contemple votre sort, et plus je vois qu’il est parfait en tout point. Car vous avez des enfants qui ont les meilleures dispositions du monde, et une femme !... Ah ! je n’en puis parler qu’avec admiration. C’est un esprit, une douceur, et tous les charmes imaginables ensemble.

GÉLASTE.

Oui, ma femme a beaucoup de vertu ; mais il est arrivé du changement, et mes enfants ont tant fait les raisonneurs, qu’ils ne vivent plus avec moi.

LE MARQUIS.

Comment ? Et où est donc Mademoiselle votre fille ?

GÉLASTE.

Chez une parente.

LE MARQUIS.

Et votre fils aîné ?

GÉLASTE.

Il est parti pour les Indes.

LE MARQUIS.

Le Cadet ?

GÉLASTE.

Il s’est, je crois, enrôlé comme un sot.

LE MARQUIS.

Et Madame votre femme, où est-elle, s’il vous plaît ?

GÉLASTE.

Dans un Couvent.

LE MARQUIS.

Mais si quelque différend domestique vous forçait à vous séparer, pourquoi ne s’est-elle pas plutôt retirée à votre belle Terre ?

GÉLASTE.

Elle est en décret.

LE MARQUIS.

En décret ?

GÉLASTE.

Oui. Cela vous surprend ? Oh ! j’ai su faire tête à l’orage, ayant mis ce qu’il me restait de bien à fond perdu. Mon revenu se trouve le même qu’auparavant ! Que faire ? Je conviens que ma femme était fort-aimable, que mes enfants avaient de bonnes dispositions, que ma Terre était très belle ; mais mon Cuisinier me reste. Allons, songeons à notre fête. Je vais retrouver mes chers Musiciens, et disposer le Divertissement. De la joie, Monsieur le Marquis, de la joie.

Il chante en sortant.

Clair flambeau du Monde.

 

 

Scène XVI

 

LE MARQUIS, seul

 

On bien à fond perdu ? Sa femme dans un Couvent ? Quel sort pour une Dame si charmante ! Ah ! si nous nous plaignons quelquefois de la légèreté des femmes, combien plus souvent ce sexe aimable a-t-il d’inhumanités et de mépris à essuyer de notre part ? C’est cependant sur les exemples et sur les discours de gens de cette espèce que je combats tous les jours l’amour qu’Hortense m’inspire.

Il rêve un instant.

Je ne sais : mais je me sens attendrir.

 

 

Scène XVII

 

LA MARQUISE, LE MARQUIS, HORTENSE, LE CHEVALIER

 

LE CHEVALIER, à la Marquise.

Peut-être notre stratagème aura-t-il fait quelqu’effet sur lui.

LA MARQUISE, au Marquis.

Un de vos amis vous amène ici, mon fils, de quoi former une fête des plus agréables. J’y prendrais part volontiers, si le départ d’Hortense ne semblait nous ôter tout espoir de plaisir.

LE MARQUIS, en regardant Hortense.

Quoi ! Madame vous quitte ?

LA MARQUISE.

Une affaire indispensable la rappelle à Paris. Eh bien, mon fils, vous avez reçu plusieurs visites de la part de gens qui sans doute n’ont pas dû vous déplaire. Eh quoi ? Vous paraissez rêveur ?

LE MARQUIS.

Il me paraît difficile, je vous l’avoue, de justifier certains ridicules ; et je ne saurais disconvenir que dans la conversation que nous avons eue tantôt ensemble, toute la raison n’ait été de votre côté. Mais dites-moi, quelle affaire si pressée rappelle donc Hortense à Paris ?

HORTENSE, au Marquis.

Soyez sûr, Monsieur, qu’ayant résisté aux instances que Madame m’a faites de passer ici encore quelque temps, il faut que j’aie des raisons essentielles qui me déterminent à quitter ce séjour.

LE MARQUIS.

Ne puis-je les savoir ?

HORTENSE, un peu attendrie.

Que voulez-vous que je vous dise ?

LA MARQUISE.

Quel si grand intérêt prenez-vous au départ d’Hortense ? Surmonteriez-vous une fausse honte, et voudriez-vous me croire, puisque vous reconnaissez que j’ai pour moi la raison ?

LE MARQUIS, se jetant aux pieds d’Hortense.

Ah ! Que la raison a de force ! quand elle est aidée de l’amour ?

LA MARQUISE.

Que faites-vous ?

LE CHEVALIER.

Quel changement !

HORTENSE.

Quel est donc votre dessein, Marquis ?

LE MARQUIS.

D’obtenir, par mes regrets, le pardon des travers qui ont pu justement vous irriter contre moi, de n’être plus opposé à moi-même, de me dégager de tout ce qui m’éloignait de vous, et de vous rendre enfin un cœur qui, quoique longtemps victime des faux airs, n’a jamais cessé un instant de vous adorer.

HORTENSE, regardant la Marquise.

Madame...

LA MARQUISE.

Soyez généreuse, Hortense, oubliez le passé ?

LE CHEVALIER.

Allons. Et que la fête amenée par Gélaste, soit le commencement de celles qu’une union si heureuse fera naître.

 

 

DIVERTISSEMENT

 

Air.

Que nous voyons dans la vie
De ridicules différends !
Chaque siècle a sa manie,
Ses usages extravagants.
Mais l’amoureuse folie
Est de tous les temps.

Menuet.

Les paroles faites sur le Menuet sont de plusieurs personnes d’esprit, qui ont bien voulu enrichir le Divertissement.

Tel Amant croyait tout facile,
Qui ne reçoit que des mépris,
Et dont l’espoir est inutile.
Quel chagrin de s’être mépris !
Tel autre qui n’osait s’attendre
À la plus légère faveur,
Est mis au comble du bonheur ;
Qu’il est heureux de se méprendre !

Les Filles, quand on les marie,
Ne rêvent que jeux et que ris ;
On les tire de rêverie ;
Quel chagrin de s’être mépris !
La victime plaintive et tendre
Croit que c’est un malheur sans fin.
Mais elle est veuve un beau matin ;
Ah ! quel bonheur de se méprendre !

Sur les bons tours de sa voisine,
Sur la sottise des Maris,
Chacun a la vue assez fine ;
Bien peu de gens s’y sont mépris.
Mais ce que j’ai peine à comprendre,
C’est qu’on voit ces avantageux,
Sur ce qui se passe chez eux,
Être les seuls à se méprendre.

Colin choisit pour être père,
Colette dont il est épris ;
Au bout de six mois elle est mère ;
Quel chagrin de s’être mépris !
Au benêt l’on sait faire entendre
Que six mois c’est terme complet ;
Colin se croit père en effet :
Qu’il est heureux de se méprendre !

Croyant voir l’objet de sa flamme,
Au Bal, sous un Domino gris,
Un époux aborde sa femme ;
Quel chagrin de s’être mépris !
Elle, après, le croyant surprendre,
Sous un masque au sien ressemblant,
Trouve, au lieu de lui, son Galant ;
Ah ! quel plaisir de se méprendre !

Un Auteur nous lit une pièce,
Nous la jugeons pièce de prix ;
Vous la jugez d’une autre espèce :
Quel chagrin de s’être mépris !
Une autre que nous n’osions prendre
Et que nous donnons en tremblant,
Peut avoir un succès brillant ;
Qu’il est heureux de se méprendre !

Dans les bras de sa jeune femme,
Le plus fat de tous les maris,
Croit que c’est lui seul qui l’enflamme
Et qu’il ne s’est jamais mépris.
Le sommeil qui vient la surprendre
Par malheur trahit son secret ;
Son rêve fut tant indiscret,
Que l’époux ne put s’y méprendre.

Un jeune fat dont la chimère
Est d’être plus beau qu’Adonis,
Croit que c’est le seul art de plaire ;
Quel bonheur de s’être mépris !
Mais un refus lui vient apprendre
Que l’on ne plaît point sans esprit ;
Tout son bonheur s’évanouit :
Qu’il est fâcheux de se méprendre !

Pour se venger d’une coquette,
Un jour on instruit son époux,
Qu’avec le beau Damon seulette
Souvent elle est en rendez-vous ;
Le mari qui veut les surprendre
Suit de sa femme tous les pas,
Il la surprit avec Licas,
Et se méprit sans se méprendre.

Vaudeville.

Est-on ridicule, est-on sage
De vouloir se mettre en ménage ?
Je vais vous décider le cas,
Pour goûter des douceurs parfaites,
Mariez-vous, jeunes fillettes.
Garçons ne vous mariez pas.

L’un sans l’autre ne se peut faire,
J’en conviens ; mais c’est votre affaire,
De tendre et d’éviter les lacs.
Pour goûter, etc.

Cloé, cette beauté charmante,
A pour époux le riche Argante,
Pour voisin l’amoureux Hylas.
Pour goûter, etc.

Damon qui plaisait tant aux belles,
Marié, ne prend plus chez elles ;
Sa bonne fortune est à bas.
Pour goûter, etc.

Qu’un pauvre homme ait une amourette,
On le persécute, on le guette.
Que de plaintes ! que de fracas !
Pour goûter, etc.

L’époux n’ose gronder sa femme,
Dût-il enrager dans son âme.
Il craint trop de fâcheux éclats.
Pour goûter, etc.

Depuis que la noce est finie,
Colette est cent fois plus jolie ;
L’hymen embellit ses appas.
Pour goûter, etc.

Colin, depuis son mariage,
Est devenu sombre, sauvage,
Et ne marche qu’à petit pas.
Pour goûter, etc.

Agnès redoutait l’hyménée ;
Mais à la fin déterminée,
Agnès y trouve mille appas.
Pour goûter, etc.

L’Auteur, au Parterre.
Si l’on voit qu’une Comédie
Soit par le beau sexe applaudie,
Le Critique parle plus bas.
Pour rendre nos douceurs parfaites,
Applaudissez, jeunes fillettes.
Messieurs, ne nous critiquez pas.

Vaudeville.

Papillon coquet et volage,
À qui le mariage
Paraît un esclavage
Difficile à souffrir.
Vous, que l’on voit de bergère en bergère,
De fleurs en fleurs toujours courir,
Changez, changez de caractère.

En amour il faut se contraindre ;
À force de se plaindre,
On court risque d’éteindre
Les plus vives ardeurs.
Pour trop aimer, vous cesserez de plaire,
Amants importuns et grondeurs,
Changez, changez de caractère.

Une Agnès doit être timide,
Un vieux Tuteur avide,
Un bas Normand perfide,
Un Gascon babillard.
Pour nous masquer, l’artifice a beau faire,
La Nature surmonte l’Art ;
Restons dans notre caractère.

J’aimerais assez la finance ;
Mais souvent l’opulence
Nous donne l’indigence
De l’esprit et des mœurs.
On en a vu méconnaître leur père.
Si Plutus vous fait des faveurs,
Ne changez point de caractère.

Comment ferait-on bon ménage,
Quand la femme est volage,
Quand l’époux est sauvage,
Économe et jaloux ?
Couple ennemi, voici ce qu’il faut faire
Pour que la paix règne entre vous,
Changez tous deux de caractère.

Voici la saison qui se passe,
Il faut céder la place,
L’automne arrive et chasse
Les ouvrages d’été.
Jusqu’à ce temps, nos desseins sont prospères,
Si vous dites avec bonté,
Ne changez point de caractères.

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