Les Brebis de Panurge (Henri MEILHAC - Ludovic HALÉVY)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre du Vaudeville, le 24 novembre 1862.

 

Personnages

 

JACQUES DURAND

ANTOINE

MARTHE NERVIL

GABRIELLE DARCEY

 

À dix lieues de Paris, de nos jours, chez madame Nervil.

 

Un salon richement meublé. Portes au fond, à gauche et à droite. Au premier plan à gauche, une petite porte ; une table, canapé, fauteuils. Au fond, une cheminée, au-dessus une glace sans tain par laquelle on aperçoit le jardin. À droite sur le devant de la scène, un métier à tapisserie.

 

 

Scène première

 

MARTHE, GABRIELLE

 

GABRIELLE, assise à droite devant le métier et travaillant.

Dites-vous ce que vous pensez, Marthe, ou parlez-vous ainsi seulement pour vous moquer de moi ?

MARTHE, assise à gauche sur le canapé et coupant les feuilles d’une brochure.

Je parle très sérieusement et je ne dis rien que je ne pense. Je soutiens qu’il n’est pas nécessaire pour être un bon mari d’avoir passé par les trois mille aventures de don Juan.

GABRIELLE.

Eh ! laissons don Juan !...

MARTHE.

Le jour où je me suis mariée avec M. Nervil... aucune victime ne s’est jetée les cheveux épars entre lui et moi... Je n’ai pas entendu de sanglots étouffés derrière les piliers de l’église... j’ai cependant épousé M. Nervil avec beaucoup de plaisir, et je suis maintenant fort heureuse d’être sa femme.

GABRIELLE.

D’abord, je suis bien sûre qu’avant son mariage, M. Nervil avait fait parler de lui.

MARTHE.

Mais non, cela n’est pas !

GABRIELLE.

Il est impossible qu’un homme comme lui n’ait pas eu une jeunesse...

MARTHE.

Mais du tout ! du tout !...

GABRIELLE.

Vous ne me persuaderez pas.

MARTHE.

M. Nervil, a-t-on jamais vu ?... je vous défends de dire des choses pareilles... M. Nervil a eu une jeunesse très ordinaire... très prosaïque... sans cela, je ne l’aurais pas épousé.

GABRIELLE.

Comment ! si vous aviez su qu’il avait été aimé, adoré, qu’une femme était morte pour lui ?

MARTHE.

Je ne me serais pas sentie de force lutter contre de tels souvenirs, et j’aurais craint que cette femme ne s’avisât tout d’un coup de renaître pour m’enlever mon mari. On n’est jamais sûre de rien avec les femmes que la passion a tuées.

GABRIELLE.

Que cela m’étonne que vous vous obstiniez !

MARTHE, se lève et va près de Gabrielle.

Il y a un petit grain de folie dans cette tête-là, mignonne, je m’en suis toujours doutée...

GABRIELLE.

Écoutez-moi encore un peu... Car enfin, ce que je dis, moi, me paraît si évident que je ne comprends pas...

MARTHE.

Je vous écoute.

GABRIELLE.

Un homme, quand il se marie, n’a généralement pas moins de vingt-cinq à trente ans, est-ce vrai ?

MARTHE.

Je vous accorde cela.

GABRIELLE.

Et vous osez soutenir que s’il mérite de fixer l’attention, il a pu arriver jusqu’à vingt-cinq, jusqu’à trente ans sans être remarqué ?... Vous admettez donc que toutes les femmes qui ont été à même d’avoir une opinion sur cet homme ont été sottes ou aveugles ?

MARTHE.

J’admets qu’elles ne sont pas infaillibles et que cet homme a peut-être bien dédaigné de leur laisser voir, à elles, les qualités qu’il me montre à moi. Il ne me suffit pas que d’autres femmes aient remarqué un homme, pour que je le trouve remarquable. Il ne me suffit pas non plus qu’elles aient passé près de lui sans l’apercevoir pour qu’il me paraisse indigne d’attention. J’ai l’orgueil de compter pour quelque chose mon jugement particulier.

GABRIELLE.

C’est un orgueil qui me manque, je l’avoue... Là où les autres n’ont rien vu, je n’ai pas la prétention de distinguer quelque chose, et pour juger du mérite des hommes, je pense que le mieux est d’imiter les médecins de Molière, et de nous en rapporter, les yeux fermés, à l’avis de nos... anciennes.

MARTHE.

Ce sont vos anciennes, apparemment, qui vous avaient renseignée sur le mérite du mari que vous avez perdu.

GABRIELLE.

D’abord M. Darcey avait eu des aventures très...

MARTHE.

Sous le premier Empire, mignonne, sous le premier Empire !

GABRIELLE.

Et puis, qu’est-ce que cela prouve ? je ne me suis pas mariée, on m’a mariée avec M. Darcey. Maintenant je suis libre, ma main est à moi, j’ai le droit de choisir, et je choisirai selon mon goût.

MARTHE.

Ah ! voilà une phrase qui me fâche plus que toutes les autres... je vous crois malheureusement fort capable de faire ce que vous dites... de choisir, et de choisir très mal... vous ne manquerez pas de tourner le dos à un honnête homme qui vous aimera... pour aller vous jeter...

GABRIELLE.

N’ayez aucune inquiétude à ce sujet.

Entre Antoine.

 

 

Scène II

 

MARTHE, GABRIELLE, ANTOINE

 

MARTHE.

Qu’est-ce que c’est, Antoine ?

ANTOINE, lui présentant une carte.

Il y a là quelqu’un qui désire parler à madame.

MARTHE, lisant.

Jacques Durand...

GABRIELLE, se levant et rangeant son métier à droite.

M. Durand, vous connaissez ?...

MARTHE.

Qu’est-ce qui ne connaît pas... un ou plusieurs Durand ?... Pour tant, je ne me rappelle pas bien... Comment est-il, ce M. Durand ?

ANTOINE.

Dame ! il est comme tout le monde, madame.

MARTHE.

Ah !

ANTOINE.

Il vient de Paris pour parler à madame.

GABRIELLE.

Vous allez le recevoir, Marthe ?

MARTHE.

On ne peut vraiment pas fermer sa porte à quelqu’un qui a fait dix lieues...

GABRIELLE.

Je vous laisse... alors...

MARTHE.

Eh ! pourquoi ?

GABRIELLE.

Si ce quelqu’un a fait dix lieues, c’est pour vous parler de choses importantes sans doute.

MARTHE.

Eh ! il sera bien temps de vous retirer quand il m’aura dit...

GABRIELLE.

Non ; je ne veux pas être là !...

MARTHE.

Mais, Gabrielle ?...

GABRIELLE.

Je vous en prie.

Elle sort à droite.

MARTHE.

Faites entrer cette personne, Antoine.

Antoine sort.

Qu’est-ce que cela veut dire ? Est-ce que je l’aurais fâchée ? Elle avait en me parlant un air impatienté.

Durand entre vivement ; son premier regard se porte avec émotion sur le fauteuil laissé vide par Gabrielle.

 

 

Scène III

 

MARTHE, DURAND

 

DURAND, saluant.

Madame...

MARTHE.

Monsieur...

DURAND.

Je vous remercie, madame...

MARTHE, s’asseyant sur le canapé et invitant Durand à s’asseoir.

Donnez-vous la peine de vous asseoir... monsieur.

DURAND, s’asseyant.

On vous a remis ma carte, madame ?

MARTHE.

Monsieur Durand ?

DURAND.

Oui, madame, Jacques Durand !

MARTHE.

Jacques Durand... C’est bien cela...

DURAND.

Vous me connaissez... ?

MARTHE.

Oui, je me souviens... mon mari m’a parlé de vous...

DURAND.

Souvent, madame ?...

MARTHE.

Une fois ou deux, je crois.

DURAND.

Une ou deux fois ?...

MARTHE.

En termes très flatteurs du reste...

DURAND.

Une fois ou deux seulement ?...

MARTHE.

Du moins je ne me rappelle pas...

DURAND.

J’ai le plaisir de connaitre très particulièrement M. Nervil...

MARTHE.

Ah ! et c’est pour le voir !...

DURAND.

Justement, madame...

MARTHE.

Il est au Mexique, monsieur.

DURAND.

Au Mexique !

MARTHE.

Vous savez qu’il est capitaine de frégate.

DURAND.

Belle position, madame, bien due à son mérite... Et il est au Mexique... c’est fâcheux... très fâcheux, mais il reviendra...

MARTHE.

Dans trois mois, monsieur...

DURAND.

Dans trois mois !...

MARTHE.

Ou dans six.

DURAND.

Ou dans neuf... je ne puis vraiment pas attendre... il y aurait de l’indiscrétion, peut-être...

MARTHE.

Vous dites, monsieur ?

DURAND.

Mais vous aussi, madame, je vous connais.

MARTHE...

Moi !

DURAND.

J’ai eu l’honneur de danser avec vous.

MARTHE.

Quand cela ?

DURAND.

Il y a deux ans !

MARTHE.

Vous avez une excellente mémoire.

DURAND.

Excellente, madame... Vous aviez une robe bleue.

MARTHE.

Vous en êtes sûr ?

DURAND.

Bleue ou verte... je ne sais pas, car le soir on ne distingue pas !...

MARTHE.

Vous arrivez de Paris, monsieur ?

DURAND.

Oui, madame.

MARTHE.

Mon Dieu ! je ne pense pas que vous ayez fait dix lieues pour le seul plaisir de me rappeler... Si ce que vous aviez à dire à mon mari est important... vous ferez bien...

DURAND.

Important... pas précisément !... Il y a six mois j’ai eu avec M. Nervil une conversation... très intéressante... sur l’art d’en graisser les bestiaux... Votre mari eut la bonté de me dire qu’il avait ici des moutons superbes ; il m’invita à les venir voir un jour... si je n’avais rien de mieux à faire... et aujourd’hui...

MARTHE.

Comme vous n’aviez rien de mieux...

DURAND.

Comme je n’avais... c’est-à-dire non...

Marthe remonte et va à la cheminée pendant que Durand parle et la suit des yeux.

Enfin j’ai pris le chemin de fer pour venir voir les moutons de monsieur votre mari.

Marthe sonne.

Eh ! que faites vous, madame ?

MARTHE.

Je sonne un domestique pour qu’il vous conduise... Mon mari est au Mexique... mais les moutons sont ici...

DURAND.

Madame, je vous en prie...

MARTHE.

Comment ?

DURAND.

Vous me prenez pour un fou et vous n’avez pas tout à fait tort. Mais ne craignez rien... ma folie n’est pas dangereuse.

Antoine paraît à droite.

Renvoyez ce domestique, madame, je vous en prie... je vous en supplie...

MARTHE, après un moment d’hésitation.

Ce n’est rien, Antoine... Laissez-nous !

Antoine se retire.

DURAND.

Ayez pitié de moi, madame, je vous jure que, pour expliquer ma visite, j’avais mille prétextes... très ingénieux... et voilà qu’en entrant dans ce salon... je n’en ai plus trouvé un seul.

MARTHE.

Pourquoi ?

DURAND.

Ah ! c’est qu’en entrant dans ce salon... j’ai vu...

MARTHE.

Vous avez vu ?

DURAND.

Ou plutôt je n’ai pas vu... enfin, pardonnez-moi, madame, ce fauteuil vide me met dans un état inexprimable...

MARTHE.

Ce fauteuil vide !

DURAND.

Oui, madame... et cette tapisserie...

MARTHE.

Le fauteuil de madame Darcey...

DURAND.

Elle était ici... on a dit mon nom devant elle...

MARTHE.

Oui !

DURAND.

Et elle est partie... partie tout de suite... n’est-ce pas ?... partie en laissant voir son impatience.

MARTHE.

Oh !... mais cela devient beaucoup plus intéressant que je ne croyais... asseyez-vous donc, monsieur ! asseyez-vous !...

DURAND, s’asseyant sur le canapé ; Marthe s’assied sur la chaise.

Ah ! madame !... je vous dis cela... croyez bien... c’est que... si vous ne me connaissez pas... je vous connais, moi, et je sais que vous êtes une femme d’esprit.

MARTHE.

Bien, monsieur... bien !...

DURAND.

Une femme de cœur !...

MARTHE.

Bien, vous dis-je !...

DURAND.

Et puis vraiment, je suis dans une situation telle que ce secret m’étouffe et qu’il faut que je le crie à n’importe qui !

MARTHE.

Il fallait commencer par cette raison-là... Elle suffisait sans les autres !

DURAND.

Les autres ont aussi leur valeur.

MARTHE.

Parlez, maintenant, monsieur !...

DURAND.

Madame... je vous prie de me regarder avec soin... Voyez-vous en moi quelque chose de particulier.

MARTHE.

Rien du tout, monsieur !

DURAND, se levant.

Regardez bien, madame, regardez bien !

MARTHE.

J’ai beau regarder...

DURAND, se rasseyant et d’un air découragé.

Vous ne voyez rien, n’est-ce pas, madame, rien du tout ? je ressemble à tout le monde... vous n’osez pas dire non. Voilà mon malheur, madame, je suis banal, déplorablement banal... ni grand, ni petit, ni gras, ni maigre, ni beau, ni laid, ni riche, ni pauvre, ni bête, ni spirituel !... banal ! Et je m’appelle Durand... Tout ce qu’il y a au monde de plus banal... Dans la comédie de la vie, j’étais né pour remplir le rôle d’un de ceux qui, au quatrième acte de la pièce, jouent au whist... dans le fond, en attendant la grande scène, et qui, lorsque cette scène est arrivée, viennent se ranger respectueusement en rond... autour des personnages principaux... j’étais comparse, un caprice de la destinée a fait de moi un premier sujet.

MARTHE.

Je vous plains, monsieur !

DURAND.

Et vous avez raison, madame. Bon gré mal gré, il m’a fallu jouer un rôle pour lequel je n’étais pas fait... je l’ai joué, j’ai été mauvais... madame Darcey m’a sifflé !

MARTHE.

Amoureux... de madame Darcey ?...

DURAND.

Comme un fou ! depuis deux ans ; je l’ai vue pour la première fois à ce bal où j’ai eu le plaisir de danser avec vous... Et après l’avoir vue... je rentrai chez moi éperdu... bouleversé... Depuis j’ai mis à la poursuivre autant de soin qu’elle en a mis à m’éviter... Ne pouvant me lasser de la voir cependant, je la cherchais toujours et l’irritais de plus en plus... Il y a deux jours j’appris qu’elle avait quitté Paris. Ah ! madame, pendant ces deux jours-là !... j’ai su qu’elle était ici chez vous. Je suis parti me disant que je faisais une chose énorme, absurde... mais je voulais la voir... pardonnez-moi... J’arrive... j’entends sa voix... J’entre... je trouve ce fauteuil vide... et dit en phrases plaisantes ou autrement, cela est vrai, je suis malheureux, madame, excessivement malheureux !

MARTHE, se levant.

Je vous crois, monsieur !

DURAND, se levant.

Et vous faites bien, madame. D’abord, j’espérais que cela se passerait... mais pas du tout, au contraire...

MARTHE.

Je me rappelle maintenant les paroles de mon mari. Il m’a dit qu’il était difficile de trouver un plus honnête homme que vous. Cela n’est pas tellement banal...

DURAND.

Ah ! s’il suffisait d’être honnête homme !...

MARTHE.

Je puis, pour vous consoler un peu... vous affirmer que madame Darcey n’aime personne... j’ajouterai que je voudrais qu’elle vous aimât !

DURAND, tristement.

Vous êtes bien bonne, madame, mais je ne vois pas trop... quel moyen ?

MARTHE.

Ne désespérez pas, il y en a un peut-être...

DURAND.

Pour me faire aimer ?

MARTHE.

Pour vous faire adorer !

DURAND.

Quel moyen, madame ?

MARTHE.

Si je vous le dis, vous voudrez y mettre du vôtre, et comme vous êtes amoureux, vous ne manquerez pas de commettre quelque grosse maladresse.

DURAND.

Le fait est que je suis très maladroit !

MARTHE.

Vous en convenez... laissez-moi agir. Ayez seulement soin de ne pas vous étonner... si étonnantes que puissent vous paraître les choses que vous verrez et que vous entendrez... Maintenant vous allez partir.

DURAND.

Pour Paris ?

MARTHE.

Non ; vous êtes venu pour voir les moutons de mon mari... Allez les voir... et revenez ici... il est quatre heures à la pendule... et à votre montre ?

DURAND.

Quatre heures dix.

MARTHE.

Revenez ici dans vingt minutes... exactement. Ne soyez ni en avance ni en retard d’une seconde... C’est important...

DURAND.

Important ! une seconde ?

MARTHE.

Je vous ai dit de ne pas vous étonner...

DURAND.

Je vous demande pardon, madame ; ce qui prouve que j’aime, c’est que je crois malheureusement que vous ne réussirez pas !...

MARTHE.

Grand merci !...

DURAND.

Et que, cependant, ça me fait grand plaisir que vous essayiez ?

MARTHE.

Cette phrase vaut mieux ! partez et soyez ici dans dix-neuf minutes.

DURAND.

Oui, madame... Ah ! ce fauteuil vide..., ce fauteuil vide !

MARTHE.

Il sera occupé quand vous reviendrez...

Durand sort.

 

 

Scène IV

 

MARTHE, puis GABRIELLE

 

MARTHE, seule.

Le pauvre garçon... Je puis dire à Gabrielle ce que je viens de voir et d’entendre ; je puis lui affirmer qu’elle est aimée par un honnête homme... aimée sincèrement... À ces sages paroles Gabrielle hochera dédaigneusement la tête... et la cause de mon protégé sera tout à fait perdue... Ce moyen ne vaudrait rien... Celui auquel j’ai songé est scabreux sans doute ; mais il présente au moins quelque chance de succès... L’important est de jouer mon personnage avec le sérieux nécessaire et de ne pas me mettre à rire au milieu de la comédie...

Allant à la glace et se regardant.

Voyons un peu : l’air ému !... embarrassé... et le regard... c’est cela ; je suis assez contente du regard.

Entre Gabrielle.

GABRIELLE.

Enfin, ce monsieur est parti ?...

MARTHE, allant à elle, avec agitation.

Gabrielle !...

GABRIELLE.

Eh ! mon Dieu !

MARTHE, amenant Gabrielle vers le canapé et la faisant asseoir.

Venez près de moi, Gabrielle.

GABRIELLE.

Qu’y a-t-il ?

MARTHE.

Et laissez-moi vous regarder dans les yeux !

GABRIELLE.

Quel air vous avez !

MARTHE.

Quand on m’a remis la carte de M. Durand... pourquoi êtes-vous sortie ?...

GABRIELLE.

Mais, je vous l’ai dit, parce que j’ai supposé que M. Durand avait à vous parler de choses importantes...

MARTHE.

N’est-ce que cela ?...

GABRIELLE.

Sans doute...

MARTHE.

Je vous en prie, ne me cachez rien !...

GABRIELLE.

Mon Dieu ! il y a bien aussi un autre motif.

MARTHE.

Ah !...

GABRIELLE.

Je le connais un peu, ce M. Durand, il ne m’est pas fort agréable... et je ne tenais pas beaucoup à rester ici pendant qu’il y était.

MARTHE.

Béni soit Dieu si ce que vous dites est vrai !... Est-ce vrai ?

GABRIELLE.

Mais qu’avez-vous donc pensé ?...

MARTHE.

En vous voyant sortir, j’avais supposé, moi !...

GABRIELLE.

Vous aviez supposé ?...

MARTHE.

Que, malgré mes efforts, en lisant son nom, je n’avais pas été maîtresse de mon trouble...

GABRIELLE.

De votre trouble ?...

MARTHE.

Que vous vous en étiez aperçue et qu’alors, avec cette délicatesse qui vous caractérise, vous vous étiez retirée.

GABRIELLE.

Troublée, vous... à cause de M. Durand ?...

MARTHE.

Vous ne l’aviez pas vu... ?

GABRIELLE.

Non !

MARTHE.

Ah ! ça ne fait rien... je ne regrette pas d’avoir parlé ! j’ai confiance en vous !

GABRIELLE.

Vous avez raison !... Mais je ne comprends pas un mot à ce que vous me dites...

MARTHE.

Ah ! Gabrielle ! Gabrielle !

GABRIELLE.

Eh ! bien, Marthe ?

MARTHE.

Comme vous aviez raison tout à l’heure quand vous parliez de l’attrait qu’aura toujours pour nous un homme remarqué par d’autres femmes, j’essayais vainement de vous contredire... On parle mal quand on parle contre sa pensée...

GABRIELLE.

Comment ! ce que vous me disiez ?...

MARTHE.

Au moment même où je vous le disais, je me rappelais que si j’ai fait attention à lui...

GABRIELLE.

À lui... qui ?

MARTHE.

À M. Durand !

GABRIELLE.

Vous avez fait attention à M. Durand, vous ?

MARTHE.

Moi...

GABRIELLE.

Par exemple !...

MARTHE.

Certes, M. Nervil est l’homme le plus loyal...

GABRIELLE.

Marthe !...

MARTHE.

Voyons, Gabrielle, voyons !... nous sommes seules, et, puisqu’il n’y a pas d’hommes ici – non, il n’y en a pas – nous pouvons bien un peu nous dire de ces choses qu’on se dit entre femmes...

GABRIELLE.

Je veux bien... mais vous me renversez...

MARTHE.

Je vous parle ainsi parce que je vous connais. Je sais que vous êtes une femme d’esprit...

GABRIELLE.

Voyons ! Marthe !

MARTHE.

Une femme de cœur...

GABRIELLE.

Voyons !... voyons !...

MARTHE.

Et puis ce secret m’étouffe... et il faut absolument que je le crie à n’importe qui...

À part, en se levant.

C’est comme cela que parle la passion.

GABRIELLE, se levant.

M. Durand ! je n’en reviens pas !...

MARTHE.

Je sais bien que je ne devrais pas songer à un autre homme que M. Nervil, qui est bien le plus loyal...

GABRIELLE.

Ce n’est pas cela que je veux dire, il arrive que malgré soi... l’on songe... il n’y a pas grand mal à ça, je veux dire que M. Durand n’est pas un homme à inspirer...

MARTHE.

Pas homme à inspirer, M. Durand ?...

GABRIELLE.

Dame ! il me semble !

MARTHE.

Il y a nombre de femmes qui n’ont pas été de votre avis.

GABRIELLE.

Comment ?

MARTHE.

Je ne parlerai pas des femmes de notre monde, il ne me le pardonnerait pas. Il est d’une discrétion...

GABRIELLE.

Ah !

MARTHE.

Et vous-même, vous ne seriez pas bien aise que l’on vous nommât, s’il vous arrivait de...

GABRIELLE.

Qu’est-ce que vous dites donc ?

MARTHE.

Bon ! il n’y a pas d’hommes ici !...

GABRIELLE.

À la bonne heure... mais ce n’est pas une raison...

MARTHE.

Sans nommer les femmes que nous connaissons... je puis au moins rappeler certaines aventures qui ont occupé tout Paris. Vous avez entendu parler de cette cantatrice italienne qui s’est évanouie en scène et qu’on a été obligé d’emporter...

GABRIELLE.

La Brambilla...

MARTHE.

Savez-vous pourquoi elle s’est évanouie ?...

GABRIELLE.

Parce qu’elle chantait faux et qu’elle a eu peur !

MARTHE.

Pas du tout... Elle s’est évanouie en voyant M. Durand entrer dans la salle... Depuis, elle n’a cessé de le poursuivre... Il ne peut faire un pas sans l’avoir sur les talons...

GABRIELLE.

Que me dites-vous là ?

MARTHE.

Ce que tout le monde vous dira comme moi.

GABRIELLE.

M. Durand... je ne pourrai jamais croire, vous aurez beau dire... D’abord un homme qui s’appelle Durand...

MARTHE, avec sentiment.

Jacques Durand ! c’est joli, Jacques !

GABRIELLE.

C’est joli, si l’on veut !

Dédaigneusement.

Jacques... Jacques...

MARTHE.

Il ne faut pas dire Jacques... Il faut dire

Avec exaltation.

Jacques !

GABRIELLE.

Enfin ! il n’est pas beau !

MARTHE.

J’en conviens... Les gens à qui il a été donné d’inspirer ces passions extraordinaires ne sont généralement ni plus beaux, ni plus spirituels, ni mieux tournés que les autres... seulement ils ont...

GABRIELLE.

Ils ont... ?

MARTHE.

Un certain je ne sais quoi...

GABRIELLE.

Et M. Durand... ?

MARTHE, avec intention.

Jacques Durand.

GABRIELLE.

M. Jacques Durand a ce je ne sais quoi... ?

MARTHE.

Évidemment.

GABRIELLE.

Je ne m’en étais pas aperçue...

MARTHE.

Cela m’étonne !

Un temps ; Marthe observe Gabrielle qui, préoccupée, se dirige vers son métier.

GABRIELLE.

Est-ce qu’il est parti, M. Jacques Durand ?

MARTHE.

Non ! il est allé faire un tour dans le parc, il dinera probable ment avec nous, hélas...

GABRIELLE.

Pourquoi... hélas ?

MARTHE.

J’espérais jusqu’à présent avoir passé inaperçue à ses yeux ; mais aujourd’hui puisqu’il vient...

GABRIELLE.

Puisqu’il vient ?

MARTHE.

Il m’aime !

GABRIELLE.

Oh !

MARTHE.

Pour justifier sa visite il m’a donné je ne sais quel prétexte... mais je n’ai pas été sa dupe... l’amour éclatait dans ses regards... dans ses paroles... il m’aime...

GABRIELLE.

Croyez-vous ?

MARTHE.

Vous n’avez pas l’air d’en être persuadée...

GABRIELLE.

Si fait ! si fait... qu’il vous aimât... cela n’aurait rien d’extraordinaire... Ce que je m’obstine à ne pas admettre par exemple... c’est que vous...

MARTHE, regardant la pendule, à part.

Quatre heures vingt.

Haut.

Je puis vous donner une preuve.

GABRIELLE.

Laquelle ?

MARTHE, avec émotion.

Tenez, je ne me retourne pas. Eh ! bien, il n’est pas loin de nous... il doit être dans l’allée qui conduit à la porte de cette maison... C’est mon cœur qui me le dit. Regardez !

GABRIELLE, regardant.

Mais non, il n’y est pas !

MARTHE, à part.

Le niais ! Je lui avais dit d’être exact.

Haut.

Il n’y est pas !

GABRIELLE.

Non !

MARTHE.

Regardez bien...

GABRIELLE.

Ah ! si fait ! le voici !...

MARTHE, à part.

Allons donc !

GABRIELLE.

Il court !

MARTHE, à part.

C’est pour arriver à temps !

GABRIELLE.

Ah ! mais il court très fort !

MARTHE, à part.

À la bonne heure ! une minute de plus et il était prouvé que mon cœur ne sait ce qu’il dit !

Entre Durand.

 

 

Scène V

 

MARTHE, GABRIELLE, DURAND

 

DURAND, à part.

Ouf !

MARTHE, bas, à Gabrielle.

Ne me quittez pas !

GABRIELLE, de même.

Soyez tranquille !

MARTHE, bas, à Durand.

Eh ! bien, elle est là, vous voyez...

DURAND, bas.

Je vous remercie.

MARTHE, avec trouble.

Gabrielle, je vous présente M. Jacques Durand... un des meilleurs amis de mon mari...

GABRIELLE, bas.

Faites attention, Marthe !

MARTHE, bas à Gabrielle.

Je serai forte !

GABRIELLE.

J’ai le plaisir de connaître un peu monsieur.

MARTHE.

Ah !

DURAND, saluant Gabrielle.

Madame...

GABRIELLE.

Monsieur...

MARTHE, bas à Gabrielle.

Vous le gênez, mais ne vous en allez pas !...

GABRIELLE, bas.

Comment ! je le gène...

MARTHE, bas.

Évidemment ! vous le gênez beaucoup !...

GABRIELLE, bas.

Par exemple !

MARTHE, bas.

Ça ne fait rien... restez !

Gabrielle se remet à travailler à son métier.

GABRIELLE, à part.

Je reste...

Elle s’assied ; Marthe fait remarquer à Durand que le fauteuil de Gabrielle n’est plus vide ; Durand la remercie du regard et s’assied sur le canapé, Marthe est sur une chaise au milieu.

MARTHE, d’une voix émue.

Vous vous êtes promené dans le parc... monsieur...

DURAND, d’une voix tremblante.

Oui, madame, jusqu’à l’heure à laquelle vous m’aviez recommandé...

MARTHE, vivement, à part.

Hum ! hum !

Haut.

Êtes-vous content des travaux que mon mari a fait exécuter ?

DURAND, regardant Gabrielle.

Si je suis content... madame, je suis ravi, transporté !...

MARTHE.

L’agriculture est une belle chose !

Gabrielle, tout en travaillant, jette à la dérobée des regards étonnés sur Durand.

DURAND.

Une chose adorable !

MARTHE.

Quant aux moutons...

DURAND.

Les moutons aussi...

MARTHE.

M. Nervil a quelquefois des congés qui durent assez longtemps... il pense qu’il n’y a pas pour un marin de meilleure manière d’employer ses loisirs...

DURAND, très troublé.

Il a raison ! Moi aussi, madame... si j’avais l’honneur d’être marin... j’élèverais des moutons... dans mes moments perdus...

MARTHE, bas à Gabrielle, rapidement.

Il perd la tête !...

GABRIELLE, de même.

Je m’en aperçois...

MARTHE.

C’est l’amour !

GABRIELLE.

Cela est possible !

MARTHE.

J’ai peut-être eu tort de l’inviter à dîner... c’est une imprudence...

GABRIELLE.

Ah ! il n’a pas l’air bien dangereux !

MARTHE.

Il n’en est que plus à craindre... Enfin, puisque je l’ai invité...

GABRIELLE.

On ne peut pas le renvoyer.

MARTHE.

C’est évident ! Alors, je vais donner les ordres...

Elle se lève.

DURAND, à part.

Qu’est-ce qu’elles disent ?...

Il se lève ; Marthe lui fait signe de rester.

GABRIELLE, bas à Marthe.

Comment ! vous me laissez !...

MARTHE, de même.

Oui, je vous laisse avec lui !

GABRIELLE.

Moi !...

MARTHE.

Ne voyez-vous pas que si je reste... mon trouble...

GABRIELLE.

Mais...

MARTHE, à Durand avec agitation.

Monsieur...

DURAND.

Madame...

MARTHE.

Rien, monsieur, rien !...

Elle se dirige très vite vers la porte, et sort å gauche, Gabrielle regarde Durand avec stupeur.

 

 

Scène VI

 

GABRIELLE, DURAND

 

Durand fait un ou deux pas vers Gabrielle, celle-ci le considère attentivement.

GABRIELLE, à part.

Qu’est-ce que ça peut bien être que ce certain... je ne sais quoi ?...

Elle travaille tout en regardant Durand qui ne peut parler ; haut.

Vous connaissez madame Nervil... il paraît...

DURAND.

Oui, madame... J’ai eu le plaisir de danser avec elle... le jour où...

GABRIELLE.

Vous ne me l’aviez pas dit !...

DURAND.

Je vous l’aurais dit sans doute, si vous m’aviez permis plus souvent...

Il s’arrête en rencontrant le regard de Gabrielle.

GABRIELLF, à part.

J’ai beau regarder... je ne vois rien...

Nouveau moment de silence, Durand, très troublé, ne trouve rien à dire ; haut.

C’est pour madame Nervil que vous êtes venu ?

Elle le regarde de nouveau.

DURAND.

Ah ! madame... pouvez-vous penser...

À part.

Qu’est-ce qu’elle a donc à me dévisager comme ça ?

GABRIELLE, à part.

Je ne vois rien... Décidément, je ne vois rien.

Entrent Marthe et Antoine.

 

 

Scène VII

 

GABRIELLE, DURAND, MARTHE, ANTOINE, une lettre à la main

 

MARTHE.

Parlez, Antoine ! qu’est-ce que cela veut dire ?...

ANTOINE.

C’est un paysan qui m’a donné cette lettre. Il m’a dit de la remettre tout de suite à M. Durand, que cela était fort pressé...

DURAND.

Une lettre pour moi, ici !

MARTHE.

Donnez donc cette lettre à M. Durand, puisqu’elle est pour lui et que c’est très pressé !...

ANTOINE.

Voici, monsieur !

Il donne la lettre.

DURAND, lisant l’adresse.

« Al il signor Giacomo Durand. » Qu’est-ce que cela veut dire ? Je ne m’appelle pas Giacomo...

MARTHE.

Vous ne lisez pas, monsieur ?

DURAND.

Madame... je ne me permettrais pas...

MARTHE.

Oh ! lisez, lisez, je vous en prie...

GABRIELLE, bas.

Contenez-vous !

MARTHE, de même.

Si vous croyez que c’est facile... cette lettre...

GABRIELLE.

Songez donc... ce domestique...

MARTHE.

Vous avez raison... c’est bien, Antoine, laissez-nous.

Antoine sort.

 

 

Scène VIII

 

GABRIELLE, MARTHE, DURAND

 

MARTHE.

Ah ! maintenant !...

GABRIELLE, bas.

Marthe !

MARTHE.

Lisez cette lettre, monsieur, lisez-la !

DURAND.

Puisque vous le permettez.

Il lit

« Al l’idol del mio cor. »

MARTHE.

À l’idole de mon cœur !

DURAND.

Ce n’est pas du français cela !...

MARTHE.

Cette lettre n’est pas écrite en français ?...

DURAND.

Non, madame... et c’est signé : Brambilla.

MARTHE, avec éclat.

Brambilla !... C’est signé : Brambilla ?...

DURAND.

Oui, Brambilla !...

MARTHE.

Mais puisque c’est signé Brambilla... vous savez bien que c’est de l’italien...

DURAND, ne comprenant pas et très embarrassé.

Ah ! puisque c’est signé... c’est...

MARTHE.

Vous devez savoir l’italien...

DURAND.

Non, madame.

MARTHE.

En vérité ?

DURAND.

En vérité ! Mais ça ne fait rien... avec le latin, il est très facile !...

MARTHE.

Ah !...

DURAND.

Malheureusement, je n’en ai jamais su beaucoup de latin... et le peu que j’ai su, je l’ai oublié !

MARTHE.

Et vous, Gabrielle, savez-vous l’italien ?...

GABRIELLE.

Moi, pas du tout !...

MARTHE.

Ni le latin ?...

GABRIELLE.

Ni le latin !

MARTHE.

Il se croit sauvé !

Prenant la lettre.

Mais je le sais l’italien, moi ?

DURAND.

Madame... vous attachez vraiment trop d’importance... ce ne peut être qu’une plaisanterie. Je ne connais pas ce monsieur Brambilla...

MARTHE.

Vous ne connaissez pas cette demoiselle ?...

DURAND.

C’est une demoiselle !...

MARTHE.

Vous ne la connaissez pas ?...

DURAND.

Mais non !

Se reprenant sur un regard de Marthe.

C’est-à-dire...

MARTHE.

Ah ! vous vous troublez !... il se trouble !...

DURAND.

Mon Dieu ! madame...

MARTHE.

Puisque cette lettre n’est qu’une plaisanterie, vous ne vous opposez pas à ce que je la traduise avec vous...

DURAND.

Moi... du tout... du tout... au contraire, ça m’aidera.

À part.

C’est pour me faire aimer ; singulier moyen !

MARTHE, lisant.

« Io sono una donna innamorata... » Je suis une femme amoureuse !

GABRIELLE, à Durand, avec un regard irrité.

On vous écrit de ces choses-là, monsieur ?

DURAND.

Madame...

À part.

Ce regard... le moyen est mauvais !

MARTHE, lisant.

« Appassionnata... Infiammata...

Avec explosion.

Brucciata !

DURAND et GABRIELLE.

Brucciata !

MARTHE, continuant.

« Io t’aspetto... all’ osteria du Lion d’Argent... » Je t’attends à l’hôtel du Lion d’Argent. Vous ferez bien d’y aller, monsieur !

GABRIELLE.

Je vous fais mon compliment, monsieur.

DURAND, à part.

Elle me perd décidément.

MARTHE.

« Se tu non vieni... io moro... Brambilla... » Si tu ne viens pas, je meurs.

Elle donne la lettre à Gabrielle ; à Durand.

Il serait fâcheux de terminer une plaisanterie d’une manière aussi tragique... Allez trouver cette dame et priez-la de ne pas mourir.

DURAND, bas.

Mais vous savez bien qu’il n’y a pas de Brambilla...

MARTHE, de même.

Certes ! je le sais...

DURAND.

Alors, où voulez-vous que j’aille ?

MARTHE.

Allez revoir les moutons... et revenez...

DURAND.

À quelle heure ?...

MARTHE.

Allez donc ! je vous ai dit de ne vous étonner de rien !

GABRIELLE, après avoir lu la lettre, et la rendant à Durand.

Allez consoler cette femme, monsieur !

DURAND, il regarde les deux femmes.

Ah ! vous aussi... vous voulez... j’y vais, madame !

Il sort.

 

 

Scène IX

 

MARTHE, GABRIELLE

 

MARTHE.

Innamorata !

GABRIELLE.

Appassionnata !

MARTHE.

Infiammata !

GABRIELLE.

Brucciata !

MARTHE.

Ces Italiennes sont bien heureuses d’avoir à leur service de pareilles expressions... Brucciata ! Nous, une fois que nous avons dit à un homme : je suis folle de vous...

GABRIELLE.

Une fois que nous avons dit...

MARTHE.

Pardonnez-moi ! J’ai la tête perdue !

GABRIELLE.

Avez-vous remarqué ?... Lorsque nous avons parlé à M. Durand de cette Brambilla... il n’a pas paru comprendre.

MARTHE.

Discrétion ! admirable discrétion !

GABRIELLE.

Mais non ! Mais non ! Il n’avait pas du tout l’air d’un homme qui se tait par discrétion, il avait l’air d’un homme fort surpris et qui, très sincèrement, ne sait pas de quoi on veut lui parler.

MARTHE.

Jacques n’est pas discret à la façon des gens qui, en disant non, trouvent moyen de faire entendre un peu plus que oui !... Quand il dit d’une femme qu’il ne la connaît pas !... lui... on jurerait qu’il est de la meilleure foi du monde et qu’en effet il n’a jamais entendu parler d’elle... il faut être au courant des choses aussi bien que nous y sommes toutes les deux...

GABRIELLE.

Aussi bien que vous y êtes, voulez-vous dire ? car pour moi...

MARTHE.

C’est vrai ! vous, vous ne le connaissez pas ?...

GABRIELLE, avec une certaine satisfaction.

C’est ce qui vous trompe... je connais M. Durand... un peu plus que vous ne pensez !...

MARTHE, avec force.

Vous connaissez Jacques ?

GABRIELLE.

Oui ! je connais Jacques.

MARTHE.

Est-ce qu’il se serait occupé de vous ?...

GABRIELLE, riant.

Mon Dieu ! ne me dévorez pas... il ne s’est pas occupé de moi... mais je l’ai rencontré... plusieurs fois...

MARTHE.

Alors, vous l’aimez !

GABRIELLE.

Pas du tout !

MARTHE.

Vous l’aimez peut-être sans le savoir... mais vous l’aimez.

GABRIELLE.

Je vous jure que non... Je vous avouerai même...

MARTHE.

Quoi donc ?...

GABRIELLE.

Je ne sais trop comment vous dire... je vous avouerai même que M. Durand ne me plaisait pas beaucoup !

MARTHE.

Justement ! l’amour ! C’est comme cela qu’il commence !

GABRIELLE.

Je le trouvais très ordinaire.

MARTHE.

L’amour !

GABRIELLE.

Pas désagréable !...

MARTHE.

L’amour...

GABRIELLE.

Mais tout à fait insignifiant !

MARTHE.

L’amour ! l’amour !

GABRIELLE.

Je vous avouerai encore que, tout à l’heure, quand vous m’avez laissée seule avec lui, j’ai fait ce que j’ai pu pour découvrir ce certain... je ne sais quoi... dont vous veniez de me parler.

MARTHE.

Et vous avez vu ?

GABRIELLE.

Je n’ai rien vu !

MARTHE.

Rien !

GABRIELLE.

Rien absolument !

MARTHE.

Embrassez-moi, Gabrielle. Nous pouvons nous comprendre... nous l’aimons toutes les deux !

GABRIELLE.

Mais quelle obstination ?

MARTHE.

Il n’y a pas là d’obstination !

GABRIELLE.

Le voici qui revient !

MARTHE.

C’est votre cœur qui vous l’a dit ?...

GABRIELLE.

Eh ! non... je l’aperçois ; là-bas, au bout de l’avenue.

MARTHE, très agitée.

Il revient !

GABRIELLE.

Vous ne le voyez pas ?

MARTHE.

Décidément, j’ai eu tort de l’inviter à dîner... ce jeu est trop dangereux... je vais lui dire qu’il faut qu’il parle !

GABRIELLE.

Quelle raison lui donnerez-vous ?

MARTHE.

Ah ! vous voyez bien que vous l’aimez... puisque vous ne voulez pas que je le renvoie...

GABRIELLE.

Qui vous dit cela ? vous avez une façon d’interpréter les choses.

MARTHE.

Allez-vous-en ! je vous en prie !...

GABRIELLE.

Comment ! que je m’en aille ?...

MARTHE.

Oui, je veux être seule avec lui...

GABRIELLE.

Seule !

MARTHE.

Si vous ne l’aimez pas... qu’est-ce que cela vous fait de me laisser ?...

GABRIELLE.

Vous le renverrez mieux, si je suis là ; vous serez plus forte !

MARTHE.

Je vais lui parler pour la dernière fois, Gabrielle !

GABRIELLE.

Eh bien ?

MARTHE.

Eh bien... quand on parle pour la dernière fois à un homme que l’on... il me semble que l’on a bien le droit... M. Nervil qui est l’homme le plus loyal...

GABRIELLE.

Marthe !...

MARTHE.

M. Nervil lui-même n’aurait pas le courage de me refuser cela !...

Entre Durand.

 

 

Scène X

 

MARTHE, GABRIELLE, DURAND

 

Durand s’arrête au fond. Marthe pousse Gabrielle vers la porte ; celle-ci tout en reculant résiste.

MARTHE.

Allez, Gabrielle, allez donc !

GABRIELLE.

C’est que je voudrais bien avoir des nouvelles du Lion d’Argent.

MARTHE.

Je vous en donnerai... tout à l’heure...

Elle se décide à sortir en jetant un dernier regard sur Durand.

 

 

Scène XI

 

MARTHE, DURAND

 

MARTHE.

Eh bien ! vous devez être content ?

DURAND.

Content, madame...

MARTHE.

Eh ! n’avez-vous pas vu quelle peine j’ai eue à la faire sortir... Vos affaires vont à merveille.

DURAND.

Vraiment ?

MARTHE.

Un dernier effort ! et c’est partie gagnée !

DURAND.

Ah ! madame, que j’ai d’excuses à vous faire... moi qui m’étais permis de juger le moyen que vous avez employé, et de le trouver mauvais...

MARTHE.

Mauvais !... vous n’êtes donc pas allé voir les moutons ?

DURAND.

Si fait ! j’y suis allé deux fois...

MARTHE.

Et vous n’avez pas remarqué...

DURAND.

J’ai remarqué qu’ils étaient énormes...

MARTHE.

Ce n’est pas de cela que je parle... mais de l’habitude qu’ils ont... et qui est fort connue...

DURAND.

Quelle habitude, madame ?

MARTHE.

Hé ! celle de sauter tous... là où l’un d’eux a sauté !

DURAND.

Oh ! les moutons de monsieur votre mari sont tellement gras que je les défierais bien... Mais ça ne fait rien... je connais cette particularité... j’ai lu dans Rabelais...

MARTHE.

Vous avez lu Rabelais ?...

DURAND.

Comme tous ceux qui en parlent... je l’ai lu... très peu. Enfin, je connais l’épisode des Moutons de Panurge.

MARTHE.

Eh bien, monsieur, ce qui est vrai pour les moutons est bien plus vrai encore pour les brebis... Là où une d’elles a sauté, toutes les autres sauteront. Vous rappelez-vous le major de la Fin du roman ?... Il avait trois décorations... on lui avait donné la troisième parce qu’il en avait déjà deux... la seconde, parce qu’il en avait déjà une, et la première...

DURAND.

Parce qu’il n’en avait pas...

MARTHE.

Parce qu’il n’en avait pas... Avec une légère variante, la phrase est vraie pour les bonnes fortunes. Vous aurez la troisième, si vous avez eu la seconde... la seconde, si vous avez eu la première... et la première, si vous avez le talent de faire croire que vous en avez déjà eu beaucoup d’autres... En amour il n’y a pas, pour faire sauter les brebis, de mérite qui vaille deux ou trois aventures plus ou moins retentissantes, ces aventures vous manquaient... je les ai inventées... me comprenez-vous ? Pour décider Gabrielle à sauter... j’ai fait sauter Brambilla d’abord, et...

DURAND.

Et... ?

MARTHE.

J’ai sauté moi-même !...

DURAND.

Vous dites... ?

MARTHE.

Oui, j’ai proclamé que je vous adorais... je me suis compromise de la façon la plus complète.

DURAND.

Ah ! madame !... que de reconnaissance !...

MARTHE.

Vous trop bon !... Maintenant Gabrielle est sur bord, la tête tendue, et, pour qu’elle saute... il suffira que vous la poussiez un peu...

DURAND.

Je la pousserai, madame... je la pousserai ! Mais d’abord laissez-moi vous remercier.

Il lui prend la main.

MARTHE.

Eh ! monsieur.

DURAND.

C’est la joie, madame, c’est la joie !

Marthe lève la tête et s’arrête.

MARTHE.

Hein ?

DURAND.

Quoi ?

MARTHE.

Je croyais avoir entendu... Venez ici ; nous serons mieux pour finir l’explication...

Elle entr’ouvre la porte de gauche et place Durand derrière cette porte, de manière à n’avoir qu’à la pousser pour le faire disparaître.

Mettez-vous là !

DURAND.

Vous trouvez que nous serons mieux ?

MARTHE.

Oui... vous allez tout à l’heure vous trouver seul avec Gabrielle. Ce sera l’instant décisif... Vous serez tout d’abord tenté de tomber à ses pieds, d’avouer la supercherie et de vouloir triompher par votre seul amour... Au théâtre, cette scène serait fort jolie peut être, ici elle serait absurde... Si vous ne résistez pas à la tentation de la jouer... vous êtes perdu !...

DURAND.

Je résisterai, madame.

Il sort, puis rentre aussitôt.

Mais pourquoi m’avez-vous placé derrière cette porte ?

MARTHE.

Vous verrez tout à l’heure... Vous êtes adoré par la Brambilla... adoré par moi, adoré par bien d’autres... voilà ce dont il ne faut pas sortir. Vous nous sacrifierez... cela va sans dire. De quelle façon ? je n’en sais rien ! ce sera votre affaire. Tout ce que je vous demande, c’est que le sacrifice soit accompli avant l’heure du diner, et nous dinons à six heures.

DURAND.

Précises ?

MARTHE.

Précises ! vous dînez avec nous... vous l’ai-je dit ?

DURAND.

Non, madame !

MARTHE.

Je vous le dis... vous avez bien compris...

DURAND.

Oui, madame...

Il disparaît, puis rentre.

C’est-à-dire, je n’ai pas compris du tout pourquoi vous m’avez mis derrière cette porte ?...

MARTHE.

Vous allez comprendre... prenez garde à vous !

DURAND.

Hein ?

MARTHE.

Prenez garde !...

La porte de droite s’ouvre doucement ; Marthe ferme violemment la porte de gauche de manière à être bien vue par Gabrielle qui entre au même instant.

 

 

Scène XII

 

MARTHE, GABRIELLE

 

MARTHE, résolument.

Il est parti !...

GABRIELLE, stupéfaite.

Oh !

MARTHE.

Il est parti, je l’ai renvoyé !...

GABRIELLE, sèchement.

C’est fort bien !...

MARTHE.

Qu’avez-vous, Gabrielle ?...

GABRIELLE.

Moi, rien !...

Moment de silence ; Gabrielle à chaque instant regarde la porte de droite.

Eh bien ! M. Durand est-il allé au Lion d’Argent ?

MARTHE.

Oui.

GABRIELLE.

Et il a trouvé ?...

MARTHE.

Elle l’attendait dans une chambre... une chambre d’auberge. Vous savez ! C’est toujours la même chose... une table, quatre chaises, une pendule d’albâtre.

GABRIELLE.

Eh ! ce n’est pas cela que je vous demande... Que lui a-t-il dit ?

MARTHE.

Mais ce qu’on dit en pareille circonstance !...

GABRIELLE.

En pareille circonstance... ne dirait-on pas que cela lui arrive tous les jours ?...

MARTHE.

Pourquoi regardez-vous cette porte, Gabrielle ?

GABRIELLE.

Moi... vous vous trompez. Ainsi, M. Durand est parti... il est retourné à Paris...

MARTHE.

Sans doute !

GABRIELLE.

Avec cette femme peut-être...

MARTHE.

Oh ! pour cela, non, je vous jure...

GABRIELLE, ironiquement.

Ne jurez pas, je vous crois... il ne vous a rien dit pour moi... en partant ?...

MARTHE.

Pour vous... non, rien !

GABRIELLE.

Cela est étonnant ! bien étonnant !...

MARTHE.

Gabrielle, pourquoi regardez-vous cette porte ?

GABRIELLE, avec compassion.

Oh ! Marthe ! Marthe !

MARTHE, avec éclat.

Eh ! bien, oui, c’est vrai ! il n’est pas parti... il est là !...

GABRIELLE.

Vous deviez le renvoyer !...

MARTHE.

Je n’en ai pas eu la force !...

GABRIELLE.

Mais cependant... il ne peut pas !...

MARTHE.

C’est vrai ! c’est vrai !... Il ne peut pas rester... Ce que je n’ai pu faire... il faut que vous le fassiez, vous... vous lui ordonnerez de partir...

GABRIELLE.

Moi !

MARTHE.

Vous refusez...

GABRIELLE, vivement.

Non ! non ! je veux bien essayer...

MARTHE.

C’est un grand sacrifice que je vous demande là, ma pauvre Gabrielle, car enfin, puisque vous l’aimez...

GABRIELLE.

Mais quand je vous dis...

MARTHE.

Bien, bien... C’est comme vous voudrez, mais si vous l’aimez... vous voyez, je ne fais qu’une supposition... Si vous l’aimez, que cet amour ne vous empêche pas de lui ordonner d’aller loin, très loin ! Dussiez-vous ne plus le revoir vous-même, faites que je ne le revoie plus.

GABRIELLE.

Je vais lui parler...

MARTHE.

Dites-lui de venir... il est là !...

GABRIELLE.

Mais...

MARTHE.

Qu’attendez-vous ?

GABRIELLE.

Je ne puis pas lui parler... devant vous !

MARTHE.

Ah ! il faut que je...

GABRIELLE.

Sans doute !...

MARTHE.

Cela est nécessaire ?

GABRIELLE.

Absolument nécessaire...

MARTHE, avec douleur.

Ah !

GABRIELLE.

Allez, Marthe ; voyons, allez !...

Elle pousse Marthe par la droite ; celle-ci recule lentement tout en regardant la porte de gauche.

MARTHE, à part, au moment de sortir.

Elle sautera !

 

 

Scène XIII

 

GABRIELLE, puis DURAND

 

Gabrielle traverse vivement la scène et va ouvrir la porte.

GABRIELLE.

Venez, monsieur, venez !...

DURAND.

Vous, madame !...

GABRIELLE.

Ce n’est pas moi que vous vous attendiez à voir...

DURAND, d’un ton dégagé.

Non, madame, ce n’est pas vous !

GABRIELLE.

Et vous êtes fâché, sans doute...

DURAND, avec émotion.

Fâché, moi ?...

Légèrement.

Pourquoi dites-vous une chose que vous savez ne pas être ?

GABRIELLE, après un moment de surprise causé par ce brusque changement dans le ton et dans les manières de Durand.

Je tiendrais aujourd’hui à ne pas douter de ce pouvoir... que vous prétendez que j’exerce sur vous...

DURAND.

N’en doutez pas, madame... ce pouvoir est absolu...

GABRIELLE.

Si je vous donnais un ordre... si je vous adressais une prière...

DURAND.

Ordre ou prière, j’obéirais...

GABRIELLE.

Je suis tranquille, alors... Les choses vont aller le mieux du monde...

DURAND.

Je l’espère, madame.

GABRIELLE.

Vous n’ignorez pas que madame Nervil vous... Son embarras, son trouble l’ont trahie sans doute...

DURAND, sans aucun embarras.

Vous me faites là une question à laquelle il est difficile de répondre sans avoir l’air quelque peu niais. Enfin, je n’ignore rien !

GABRIELLE, nouveau mouvement de surprise.

Il est nécessaire pour le repos, pour le bonheur de mon amie qu’elle cesse de vous voir...

DURAND.

Ah ! je comprends cet ordre, cette prière...

GABRIELLE.

Il faut vous éloigner, monsieur !...

DURAND.

C’est une affaire entendue, madame.

GABRIELLE.

Vous consentez ?

DURAND.

Parfaitement.

GABRIELLE.

Ah ! peut-être n’avez-vous pas bien compris le sens du mot... vous éloigner... Il ne s’agit pas seulement de partir d’ici...

DURAND.

Où faut-il donc aller ?

GABRIELLE.

Il faut aller... loin !

DURAND.

Loin ?

GABRIELLE.

Très loin ?

DURAND.

Aussi loin qu’il vous plaira.

GABRIELLE.

Vous consentez encore ?

DURAND.

Toujours, madame, toujours !... J’irai où vous voudrez, vous n’avez qu’à me montrer le chemin...

GABRIELLE.

Comment ?...

DURAND.

Sans doute !... Je dis que vous n’avez qu’à partir, je vous suivrai...

GABRIELLE.

Mais, ce n’est pas comme cela que je l’entends...

DURAND.

Moi, je ne saurais l’entendre autrement : vous êtes l’amie de madame Nervil, vous trouvez que ma présence est un danger pour elle... Si vous tenez à la soustraire à ce danger, le moyen est très simple... Emmenez-moi... aussi loin que vous le jugerez convenable ; partez, je pars à l’instant...

GABRIELLE.

Vous moquez-vous ?... Je ne pars pas, moi !

DURAND.

Alors, je reste.

GABRIELLE.

Ah !

DURAND, très nettement.

Vous voyez ! C’est très simple !

GABRIELLE, regardant Durand ; à part.

Il y a quelque chose de décidé dans toute sa personne...

DURAND.

Très simple ! comme vous voyez !... très simple !

GABRIELLE.

Restez, monsieur, restez ! Après tout, le danger n’est pas si grand...

DURAND, avec suffisance.

Je vous demande pardon, madame... Le danger est très grand... Vous savez aussi bien que moi que si je reste, madame Nervil est perdue...

GABRIELLE.

Vous dites ?...

DURAND.

Je dis qu’elle est perdue !... eh ! mon Dieu ! ne faites pas attention à ce que peut avoir de légèrement ridicule un homme qui parle des passions qu’il a inspirées... nous examinons une situation ; il faut bien la prendre telle qu’elle est. Je présume que l’amour est chez les autres ce qu’il est chez moi.

Avec émotion.

Eh ! bien, l’amour chez moi ne s’arrête devant rien...

Changeant de ton sur un regard de Gabrielle.

Que m’importent les couronnes ? me disait tout à l’heure la Brambilla.

GABRIELLE.

La Brambilla !...

DURAND.

Oui. À l’osteria du Lion d’Argent !... Que m’importent les couronnes jetées sur la scène, et les applaudissements d’un public en délire... et je l’ai comprise

Avec tendresse.

parce que je sais bien, moi, que je donnerais pour un regard de vous, toutes les couronnes et tous les applaudissements.

Nouveau regard de Gabrielle, nouveau changement de ton.

Que m’importent mes devoirs, dira madame Nervil.

GABRIELLE.

Monsieur !

DURAND.

Elle le dira... et je la comprendrai... parce que je sais bien qu’il n’y a pas de devoirs que je ne me fisse un véritable plaisir de fouler aux pieds pour arriver à vous... Elle verra son avenir brisé, son existence perdue, son mari, un brave marin promenant sur les mers un incurable désespoir... Et elle viendra cependant... tout comme moi j’irais à vous, pour vous dire que je vous adore... lors même que l’on me montrerait mon avenir brisé... mon existence perdue... et mon mari, un brave marin. Qu’est-ce que je dis, moi, qu’est-ce que je dis ?

GABRIELLE, à part.

Il ne parle pas comme tout le monde !...

DURAND.

Voilà ce qui arrivera, madame. Vous avez donc raison quand vous demandez que je m’éloigne !...

GABRIELLE.

Eh ! bien ?...

DURAND.

Je vous ai dit à quelles conditions...

GABRIELLE.

Mais, monsieur... je ne puis pourtant pas...

DURAND.

Je n’ai rien à ajouter.

Entre Marthe.

Voici madame Nervil. Vous vous déciderez devant elle ! Son sort est dans vos mains !...

 

 

Scène XIV

 

GABRIELLE, DURAND, MARTHE

 

MARTHE, bas à Gabrielle.

Eh bien ! vous n’avez donc pas pu le renvoyer, vous non plus ?

GABRIELLE, de même.

Si fait ! Il consent à partir...

MARTHE.

Ah !...

GABRIELLE.

Mais à une condition...

MARTHE.

Laquelle ?...

GABRIELLE, bas à Durand.

Vous le voulez, monsieur ?...

DURAND, de même.

Oui.

GABRIELLE.

Vous êtes cruel... Je vais alors lui avouer que c’est pour moi, je vais lui dire...

DURAND, d’une voix émue.

Ne la tuez pas.

GABRIELLE, allant à Marthe.

Marthe !

MARTHE.

Gabrielle !...

GABRIELLE.

Vous avez cru que M. Jacques Durand était venu ici...

MARTHE.

Pour voir les moutons de mon mari...

GABRIELLE.

Vous vous êtes trompée... il est venu pour moi...

MARTHE.

Pour vous...

GABRIELLE.

Pour moi... qu’il aime depuis longtemps... qu’il veut épouser...

MARTHE.

Ah !

Elle tombe sur une chaise, musique à l’orchestre jusqu’au baisser du rideau.

GABRIELLE.

Marthe !...

DURAND.

Madame !...

MARTHE, à Gabrielle.

Il vous aime...

Signe de Gabrielle.

Et vous ?

GABRIELLE.

Moi ?

MARTHE.

Vous l’aimez aussi...

GABRIELLE.

Je consens à m’éloigner avec lui...

MARTHE.

Vous l’aimez ?...

GABRIELLE, bas.

Je vous sauve...

MARTHE, de même.

Eh ! ne me trompez donc pas et ne cherchez pas à vous tromper vous-même... Je vous dis que vous l’aimez... je ne vous en veux pas... On ne peut pas ne pas l’aimer !...

GABRIELLE.

Le fait est qu’il a quelque chose...

MARTHE.

Le certain... je ne sais quoi... dont je vous ai parlé.

GABRIELLE.

Oui, c’est vrai !...

Entre Antoine.

ANTOINE.

Madame est servie...

GABRIELLE, bas à Marthe.

Comment ! nous allons dîner ensemble... Est-ce que vous ne craignez pas... ?

MARTHE, de même.

J’aurai du courage !...

Haut.

Donnez le bras à votre femme, monsieur...

Bas à Durand qui passe près d’elle pour aller à Gabrielle.

Eh bien ! elle a sauté !

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