Les Amis du jour (DE BEAUNOIR)

LES AMIS DU JOUR

DE BEAUNOIR

 

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois sur le Théâtre Italiens, le 1er septembre 1786.

 

Personnages

 

MONSIEUR DUPONT

MADAME DUPONT

LE COMMANDEUR

LE MARQUIS

MONSIEUR MONTDOR, financier

MONSIEUR DUPRÉ, marchand

LA PIERRE, domestique de Monsieur Dupont

 

La Scène est à Paris, dans la Maison de Monsieur Dupont.

 

 

Scène première

 

LA PIERRE, seul

 

Le Théâtre représente un salon de Compagnie, dont les portes du fond, restant toujours ouvertes, laissent voir la salle à manger dans laquelle La Pierre dresse la table sur laquelle il met cinq couverts.

Cette Scène est muette.

 

 

Scène II

 

MONSIEUR DUPONT, LA PIERRE

 

MONSIEUR DUPONT.

Oh ! ! oh ! voilà bien des apprêts, La Pierre...

LA PIERRE.

Monsieur...

MONSIEUR DUPONT.

Est-ce que nous avons du monde à dîner ?

LA PIERRE.

Non, Monsieur.

MONSIEUR DUPONT.

Pour qui donc tous ces couverts ?

LA PIERRE.

C’est pour les amis de Madame.

MONSIEUR DUPONT.

Les amis de Madame...

LA PIERRE.

Oui, Monsieur, vous savez bien ; le Marquis, oncle le Commandeur, et Monsieur Montdor.

MONSIEUR DUPONT.

Ces Messieurs dînent ici ?

LA PIERRE.

Madame m’a dit de mettre leur couvert.

MONSIEUR DUPONT.

Hé bien, mets-en un de plus.

LA PIERRE.

Pour qui donc ?

MONSIEUR DUPONT.

Pour Dupré.

LA PIERRE.

Y pensez-vous, Monsieur ? cela n’est pas possible.

MONSIEUR DUPONT.

Pourquoi donc ?

PIERRE.

Voulez-vous donner de l’humeur à Madame ?

MONSIEUR DUPONT.

Non.

LA PIERRE.

Hé bien, vous sentez qu’elle ne fera pas dîner un simple Marchand avec un Marquis, un Commandeur et un millionnaire.

MONSIEUR DUPONT.

Mais c’est mon ami.

LA PIERRE.

Ce n’est pas une raison.

MONSIEUR DUPONT.

Mais je l’ai engagé à venir dîner aujourd’hui avec moi, il est bientôt deux heures, il devrait déjà être ici.

LA PIERRE.

Faites mieux ; allez dîner ensemble chez le Restaurateur.

MONSIEUR DUPONT.

Non, ma foi ; mon dîner doit être bon, et j’aime autant le manger que celui du Restaurateur.

LA PIERRE.

Mais Madame grondera.

MONSIEUR DUPONT.

C’est mon affaire ; mets toujours le couvert de Dupré.

LA PIERRE, à part en s’en allant.

Au diable, si j’en fais rien sans en avoir prévenu d’abord Madame, et sans avoir ses ordres.

 

 

Scène III

 

MONSIEUR DUPONT, seul

 

Monsieur le Financier ! Monsieur le Marquis ! Monsieur le Commandeur ! quelle manie a donc ma femme de s’entourer toujours de ces Messieurs-là ? Sont-ils chez moi, ils me serrent la main, m’accablent de caresses, de compliments, m’appellent leur cher ami. Sont-ils dehors ? à peine daignent-ils me reconnaître. S’ils me rencontrent ils détournent la tête pour ne me pas voir ; ou si mon salue les force à me le rendre, ils le font d’une manière si froide ou si insolente, qu’ils m’en font rougir. À quoi donc peuvent-ils m’être bons ? à rien, absolument à rien. Tous les jours je le répète à ma femme, et tous les jours je le lui répète inutilement. Parbleu, il me vient une idée... Oui, ma foi... puisque mes raisonnements sont perdus, essayons le pouvoir des faits, et montrons-lui bien clairement ce que font tous nos bons amis du jour : cette épreuve en l’instruisant, m’amusera. Bon, la voici : composons notre visage, et prenons le masque du rôle que je vais jouer.

 

 

Scène IV

 

MONSIEUR DUPONT, MADAME DUPONT

 

MADAME DUPONT.

Que vient de me dire La Pierre, mon ami ?

MONSIEUR DUPONT.

Que t’a-t-il dit ?

MADAME DUPONT.

Que tu lui avais ordonné de mettre le couvert de Monsieur Dupré.

MONSIEUR DUPONT.

Oui.

MADAME DUPONT.

Est-ce que cet homme dîne ici ?

MONSIEUR DUPONT.

Je l’ai engagé.

MADAME DUPONT.

Il faut le contremander.

MONSIEUR DUPONT.

Il est trop tard.

MADAME DUPONT.

Mais comment veux-tu que je le fasse dîner avec Monsieur Montdor, avec le Commandeur, avec le Marquis ?

MONSIEUR DUPONT.

Écoute donc : ces Messieurs sont tes amis, Dupré est le mien : je veux bien les recevoir, par complaisance pour toi ; veux-tu bien souffrir Dupré pour l’amour de moi ?

MADAME DUPONT.

Mais, mon bon ami, songe donc à la tournure de Monsieur Dupré.

MONSIEUR DUPONT.

 Mais la tournure est fort bonne, selon moi : d’ailleurs c’est un brave homme, très jovial, ayant toujours le petit mot pour rire.

MADAME DUPONT.

Mais si donc, mon ami si donc : il est d’un bourgeois... d’un commun... d’une gaieté...

MONSIEUR DUPONT.

Ne veux-tu pas qu’un Marchand prenne les airs et les tons d’un Seigneur ?

MADAME DUPONT.

On voit ces gens-là dans leurs Boutiques, on ne les reçoit pas à la table.

MONSIEUR DUPONT.

Ma table est faite pour mes amis, et pour mes égaux.

MADAME DUPONT.

Vos égaux ! n’avez-vous pas été Échevin, Monsieur ? N’êtes-vous pas Écuyer ?

MONSIEUR DUPONT.

N’ai-je pas été Marchand de Draps, Madame, comme Dupré ? J’ai quitté le commerce ayant lui, parce que mon père m’avoir laissé sa Boutique toute faite, et Dupré fait la sienne. J’ai profité du travail et du bonheur de mon père ; Dupré répare les fautes et les revers du sien : voilà toute la différence qui est entre nous.

MADAME DUPONT.

À la bonne heure ; mais au moins faut-il savoir assortir son monde, et ne pas mettre à table un Marchand à côté d’un Marquis.

MONSIEUR DUPONT.

Si Monsieur le Marquis se trouve déshonoré d’être à côté de mon ami, il peut rester dans son hôtel, et soit dit entre nous, je suis las de recevoir chez moi des gens qui me méprisent en mangeant mon bien, et qui se moquent de moi en le digérant.

MADAME DUPONT.

Voilà de vos idées ; avez-vous de meilleur ami que le Commandeur, que le Marquis ? d’homme qui puisse vous être plus utile que Monsieur Montdor ; ne vous font-ils pas tous les jours mille offres de services.

MONSIEUR DUPONT.

Parce qu’ils savent bien que jusqu’à ce jour je n’en ai pas eu besoin.

MADAME DUPONT.

Pourquoi ce soupçon ? vous êtes toujours méfiant.

MONSIEUR DUPONT.

Et vous, Madame, vous êtes par trop confiante ; vous vous livrez à tous les plaisirs de la Société, sans inquiétude, sans soupçons : vous regardez comme de véritables amis tous ceux qui vous jurent qu’ils vous sont réellement attachés ; et comme vous êtes aimable, tout le monde vous le jure : mais moi, qui suis un peu plus âgé que vous, je connais un peu mieux les hommes ; un peu mieux que vous je sais apprécier toutes leurs belles protestations.

MADAME DUPONT.

Dites plutôt que vous êtes farouche, misanthrope.

MONSIEUR DUPONT.

Écoutes-moi : tu es certaine que le Commandeur, le Marquis, Monsieur Montdor sont nos amis.

MADAME DUPONT.

Très certaine.

MONSIEUR DUPONT.

Que si je me trouvais dans l’embarras : ils se feraient un plaisir de venir à mon secours.

MADAME DUPONT.

Assurément.

MONSIEUR DUPONT.

Hé bien, je suis justement dans cette position.

MADAME DUPONT.

Est-il possible ?

MONSIEUR DUPONT.

Très possible ; il vient de m’arriver un événement cruel ; j’ai eu la faiblesse de me rendre caution pour un homme dont j’aurais répondu comme de moi ; sa facilité à recevoir chez sa femme trop bonne et trop brillante compagnie, l’a perdu, il vient de manquer ; et moi-même je me vois très embarrassé, si dans la journée je ne trouve pas les mille louis dont je l’ai cautionné.

MADAME DUPONT.

Est-ce que tu ne les as pas dans ton portefeuille ?

MONSIEUR DUPONT.

J’ai tout placé il y a quatre jours : je suis sans fonds et cela me désespère.

MADAME DUPONT.

Et tu prends du chagrin pour cela ?

MONSIEUR DUPONT.

C’est bien suffisant, Madame.

MADAME DUPONT.

Mais ce n’est rien, ce n’est rien : n’as tu pas des amis ?

MONSIEUR DUPONT.

Des amis, Madame, des amis, et qui est-ce qui en a ?

MADAME DUPONT.

Moi, Monsieur ?

MONSIEUR DUPONT.

Tu t’en flattes.

MADAME DUPONT.

J’en suis sûre.

MONSIEUR DUPONT.

Tu crois donc que le Commandeur, le Marquis, ou Mondor seront gens à m’obliger ?

MADAME DUPONT.

Ils s’en feront un plaisir, un devoir ; je connais leur façon de penser à ton égard, et dans ce moment je ne suis embarrassée que d’une chose.

MONSIEUR DUPONT.

Qu’est-ce que c’est ?

MADAME DUPONT.

C’est de savoir auquel des trois je dois donner la préférence ?

MONSIEUR DUPONT.

Il me semble que Monsieur Montdor est le plus en état...

MADAME DUPONT.

Tu ne Sais donc pas que le Marquis a gagné hier trois mille louis au quinze, et que le Commandeur a reçu cinquante mille francs de les bois ?

MONSIEUR DUPONT.

Tu as raison : on ne peut les prendre dans un plus heureux moment : je ne vois qu’un moyen de fixer ton incertitude, c’est de t’adresser au premier qui arrivera.

LA PIERRE, annonçant de l’Antichambre où il reste pendant toute la pièce.

Monsieur le Commandeur.

 

 

Scène V

 

MADAME DUPONT, MONSIEUR DUPONT, LE COMMANDEUR

 

MADAME DUPONT.

Soyez le bienvenu, Monsieur le Commandeur, je vous attendais avec impatience.

LE COMMANDEUR.

Vous êtes bien bonne Madame : bonjour ; Monsieur Dupont.

MONSIEUR DUPONT.

Votre très humble serviteur, Monsieur le Commandeur.

LE COMMANDEUR.

N’attendez-vous pas à dîner Montdor et mon neveu le Marquis ?

MADAME DUPONT.

Tous deux m’ont fait demander ce matin si je dinais chez moi.

LE COMMANDEUR.

Tant mieux nous rirons un peu, car vous nous ferez faire bonne chère.

MADAME DUPONT.

Je l’espère.

LE COMMANDEUR.

Savez-vous bien, Monsieur Dupont, que votre Cuisinier est excellent ?

MONSIEUR DUPONT.

Il n’est pas mauvais.

LE COMMANDEUR.

Mauvais c’est un homme divin, et si je ne vous aimais pas autant, je vous l’aurais déjà débauché ; mais vous en faites si bien les honneurs que ce serait une atrocité de vous l’enlever.

MADAME DUPONT.

Commandeur, vous êtes un peu gourmand.

LE COMMANDEUR.

Un peu... dites beaucoup, vous ne direz pas trop ! Il faut bien avoir un défaut pour être de mise dans la bonne compagnie ; et puis, que voulez-vous que je faffe de mon argent, si je ne l’emploie pas à régaler mes amis ? il vient encore de me tomber une pluie d’or ; j’ai obtenu la permission de couper les bois de ma Commanderie des Ormes, et mon adjudicataire est venu m’apporter cinquante mille francs en beaux louis d’or, que j’ai eu la complaisance de garder.

MADAME DUPONT.

Ils ne feront pas de peine à votre Neveu.

LE COMMANDEUR.

Mon neveu n’en aura jamais un fou.

MADAME DUPONT.

Comment ?

LE COMMANDEUR.

Je ne tiens à rien dans la nature.

MADAME DUPONT.

Mais vos parents.

LE COMMANDEUR.

Mes vrais parents sont mes amis et les malheureux.

MADAME DUPONT.

Vous avez raison, mais qu’allez-vous faire de tout cet argent ?

LE COMMANDEUR.

Le garder, Madame, le garder ; cela ne gêne jamais.

MONSIEUR DUPONT.

Vous ne le placez pas ?

LE COMMANDEUR.

Où voulez-vous qu’il le soit mieux et plus sûrement que dans mon coffre-fort ?

MONSIEUR DUPONT.

Mais vous perdez des intérêts.

LE COMMANDEUR.

Mais je ne risque pas le capital : et puis qui peur répondre des événements, le feu, une maladie... avec de l’argent on pare à tout.

MADAME DUPONT.

Je veux cependant vous placer mille louis.

LE COMMANDEUR.

Vous Madame.

MADAME DUPONT.

Moi-même.

LE COMMANDEUR.

Dans quelle affaire donc ?

MONSIEUR DUPONT.

Dans une affaire qui vous sera grand plaisir.

LE COMMANDEUR.

Peut-être.

MADAME DUPONT.

Vous aimez mon mari ?

LE COMMANDEUR.

Beaucoup.

MADAME DUPONT.

Hé bien, il a besoin de mille louis, et je l’ai assuré que vous vous feriez un plaisir de les lui prêter.

LE COMMANDEUR.

Vous avez eu tort.

MADAME DUPONT.

Comment ?

LE COMMANDEUR.

Je ne prête jamais à mes amis, je m’en suis fait une loi inviolable, que jamais je ne trahirai.

MADAME DUPONT.

Mais c’est une loi barbare ; à qui prêtez-vous donc ?

LE COMMANDEUR.

À personne, Madame.

MADAME DUPONT.

Mais quand vous voyez un ami dans le besoin ?

LE COMMANDEUR.

Voulez vous que je m’y mette pour lui, que je hasarde ma fortune pour sauver celle d’un autre.

MADAME DUPONT.

Allez, Monsieur le Commandeur, vous n’êtes pas un homme.

LE COMMANDEUR.

Madame, j’aime mieux recevoir ces compliments-là en refusant mon argent, qu’en le redemandant.

MADAME DUPONT.

Mais ce n’est vivre que pour foi.

LE COMMANDEUR.

Et pour qui voulez-vous donc que je vive ? tant que Monsieur Dupont aura besoin de mon crédit, de mes démarches, de ma table, il peut en user sans crainte, il me fera même plaisir ; mais pour ma bourse je ne l’ouvre à personne.

MONSIEUR DUPONT.

Je vous plains Monsieur le Commandeur ; vous vous privez du plaisir le plus pur.

LE COMMANDEUR.

On m’en a bien corrigé de ce plaisir : j’ai eu jadis, comme tous ceux qui entrent dans le monde, la manie d’obliger ; qu’ai je fait en prêtant mon argent ? dix ingrats, pas un ami. Je suis fâché de vous refuser, mais j’aime encore mieux votre indifférence que votre inimitié ; et tôt ou tard nous finirions par-là. Tout le monde, heureusement, n’a pas les mêmes principes que moi ; le Marquis est en argent pour le moment, Montdor en regorge, adressez-vous à eux, pour moi je suis bien votre serviteur.

MONSIEUR DUPONT.

Vous ne dînez pas avec nous, Monsieur le Commandeur ?

LE COMMANDEUR.

Je ne puis avoir cet honneur aujourd’hui, je me rappelle que j’ai pris un engagement sacré.

MONSIEUR DUPONT.

Entre amis, l’on ne se gêne pas.

 

 

Scène VI

 

MADAME DUPONT, MONSIEUR DUPONT, LA PIERRE dans la salle à manger

 

MONSIEUR DUPONT.

La Pierre.

LA PIERRE.

Monsieur...

MONSIEUR DUPONT.

Ôtez le couvert de Monsieur le Commandeur.

LA PIERRE.

Oui, Monsieur.

MADAME DUPONT.

Et dites au portier qu’on ne le laisse jamais monter.

LA PIERRE.

Oui, Madame.

 

 

Scène VII

 

MADAME DUPONT MONSIEUR DUPONT

 

MONSIEUR DUPONT.

Hé bien.

MADAME DUPONT.

C’est un monstre que cet homme.

MONSIEUR DUPONT.

Pas plus monstre que tous les autres.

MADAME DUPONT.

J’ai eu tort de m’adresser à lui ; que peut-on attendre d’un homme qui fait le vœu cruel de ne vivre que pour lui, à qui tous les autres hommes sont étrangers, qui renie même ses parents ?

MONSIEUR DUPONT.

Ses parents, sont ses amis et les infortunés.

MADAME DUPONT.

Il est singulier que ce soient toujours les gens les moins sensibles, qui parlent le plus de bienfaisance.

MONSIEUR DUPONT.

C’est qu’il ne coûte rien d’en parler : il en est de même de la bravoure et des mœurs.

MADAME DUPONT.

Il peut s’attendre que je le démasquerai.

MONSIEUR DUPONT.

Ne te donne pas cette peine, toi seule étais assez bonne pour croire à ce masque.

MADAME DUPONT.

Non, je veux dire à tout le monde le trait odieux.

MONSIEUR DUPONT.

Et tout le monde se moquera de toi : sois bien certaine ma bonne amie, que tous les heureux du siècle sont positivement dans les mêmes principes du Commandeur ; que leur maxime favorite est qu’il faut être amis jusqu’à la bourse, et leur cri de guerre, chacun pour soi.

MADAME DUPONT.

Un homme de condition !

MONSIEUR DUPONT.

Sois juste : Pourquoi veux-tu que cet homme de condition se gêne pour nous ? Sommes-nous ses amis ? Sommes-nous faits pour l’être : je te l’ai dit cent fois, un simple particulier n’a ni honneur, ni profit à recevoir chez lui tous ces Messieurs-là : loin de l’honorer, leurs visites ne font que le rendre ridicule, pour ne rien dire de plus. Mais vous autres, petites femmes, vous êtes enchantées quand vous vous montrez en public avec un homme décoré, ou qu’il vous traîne dans son char brillant, et vous ne voyez pas que la critique et le mépris suivent leurs courses rapides, et vous attendent à vos portes, pour vous poursuivre jusques dans vos boudoirs.

MADAME DUPONT.

Il ne faut donc voir personne ?

MONSIEUR DUPONT.

Voyons nos égaux : ce n’est que parmi eux qu’on peut trouver encore quelques vieux principes, quelques restes précieux de cette ancienne franchise, de cette bonhommie qui font les seuls fondements de l’amitié.

MADAME DUPONT.

Monsieur Dupré, par exemple.

MONSIEUR DUPONT.

Tu l’as dit : je compterais plus sur lui que sur tous tes Marquis.

MADAME DUPONT.

Hé bien, le voilà tout justement, si tu es si sûr de lui, qui t’empêche de lui faire confidence de l’embarras où tu te trouves.

MONSIEUR DUPONT.

Oui, je la lui ferai, et tu verras la différence...

 

 

Scène VIII

 

MADAME DUPONT, MONSIEUR DUPONT, MONSIEUR DUPRÉ

 

MONSIEUR DUPRÉ.

Bonjour, Dupont : votre serviteur, Madame, je viens manger votre soupe, si vous le permettez.

MADAME DUPONT.

Vous me faites beaucoup d’honneur.

MONSIEUR DUPRÉ.

À vous, je ne veux que faire plaisir : pour votre dîner c’est à lui que je compte bien faire honneur car j’ai un appétit de fer ; j’ai couru toute la matinée pour ramasser un peu d’argent, j’ai fait, je crois, les quatre coins de Paris, pas un fou, mon ami, pas un sou, je ne fais où est l’argent.

MONSIEUR DUPONT.

À qui le dis-tu ?

MONSIEUR DUPRÉ.

Personne ne paie : je suis d’une colère, mais je la passerai sur ton vin.

MONSIEUR DUPONT.

Tu as raison.

MONSIEUR DUPRÉ.

Sais-tu qu’il est deux heures ?

MONSIEUR DUPONT.

Oui.

MONSIEUR DUPRÉ.

Est-ce que nous ne dînons pas ?

MONSIEUR DUPONT.

Ma femme attend Monsieur Montdor et le Marquis.

MONSIEUR DUPRÉ.

C’est-à-dire que nous ne nous mettrons pas à table avant quatre heures.

MONSIEUR DUPONT.

Cela se pourra bien.

MONSIEUR DUPRÉ.

En ce cas, avec la permission de Madame, je vais boire un coup, car je n’en puis plus.

MADAME DUPONT.

Faites comme chez vous.

MONSIEUR DUPRÉ.

C’est bien dit. La Pierre.

LA PIERRE.

Monsieur.

MONSIEUR DUPRÉ.

Donne-moi une croute de pain, et un verre de vin : et du bon, entends-tu ?

MADAME DUPONT, bas à son mari.

Quel ton !

MONSIEUR DUPONT, bas à sa femme,

Pourquoi veux-tu qu’il se gêne chez son ami ?

MONSIEUR DUPRÉ.

Dupont ?

MONSIEUR DUPONT.

Hé bien.

MONSIEUR DUPRÉ.

Je ne suis pas content de toi. 

MONSIEUR DUPONT.

Pourquoi donc ?

MONSIEUR DUPRÉ.

Tu n’as pas l’air gai.

MONSIEUR DUPONT.

Si fait.

MONSIEUR DUPRÉ.

Tu mens.

MONSIEUR DUPONT.

Jamais.

MONSIEUR DUPRÉ.

Écoute donc : ta femme attend de beaux Messieurs si par hasard je te gêne, dis-le moi : j’ai mon dîner chez moi.

MONSIEUR DUPONT.

Quelle idée !

MONSIEUR DUPRÉ.

Non tu n’es pas comme à ton ordinaire, je te trouve l’air gêné, embarrassé...

MONSIEUR DUPONT.

Veux-tu que je t’en dise la raison ?

MONSIEUR DUPRÉ.

Oui. 

MONSIEUR DUPONT.

J’ai eu la faiblesse de me rendre caution pour un homme dont j’aurais répondu comme de toi, il vient de manquer, et il faut que je trouve dans la journée mille louis !

MONSIEUR DUPRÉ.

Mille louis !

MONSIEUR DUPONT.

Tout autant.

MONSIEUR DUPRÉ.

Et tu ne les as pas ?

MONSIEUR DUPONT.

Je n’en ai pas le premier.

MONSIEUR DUPRÉ.

Ni moi.

LA PIERRE, apportant à Monsieur Dupré du pain et du vin.

Monsieur, voilà le vin et le pain...

MONSIEUR DUPRÉ prend sa canne et son chapeau, et sort brusquement.

Au diable.

 

 

Scène IX

 

MADAME DUPONT, MONSIEUR DUPONT, LA PIERRE

 

MADAME DUPONT.

La Pierre ?

LA PIERRE.

Madame.

MADAME DUPONT.

Ôtez le couvert de Monsieur Dupré, et ne le laissez jamais rentrer.

LA PIERRE.

Oui, Madame.

MADAME DUPONT, avec ironie.

Voyons nos égaux : ce n’est que parmi eux qu’on peut encore trouver quelques restes précieux de cette ancienne franchise, de cette bonhommie qui font les seuls fondements de l’amitié ; Monsieur Dupré, par exemple.

MONSIEUR DUPONT.

Son procédé m’étonne plus encore qu’il ne m’afflige, je ne lui demandais rien.

MADAME DUPONT.

Prudemment il ne l’a pas attendu.

LA PIERRE.

Monsieur le Marquis.

 

 

Scène X

 

MADAME DUPONT, MONSIEUR DUPONT, LE MARQUIS

 

LE MARQUIS.

Serviteur, belle dame, vous êtes bien aimable de me donner à dîner aujourd’hui, car d’honneur je ne savais que faire et je vous consacre, toute ma journée : n’attendez-vous pas le Commandeur ?

MADAME DUPONT.

J’espère qu’il me fera l’honneur de ne plus remettre les pieds chez moi.

LE MARQUIS.

Comment ? est-ce que vous êtes brouillés ? je vous en fais mon compliment, car c’est bien le plus ennuyeux mortel que je connaisse, et je vous réponds que s’il n’avait pas l’honneur d’être mon oncle ; et quelques vieux louis d’or qui m’arrangeront, nous ne nous verrions guères : mais contez-moi donc le sujet de votre brouillerie ?

MADAME DUPONT.

Vous savez qu’il vient de toucher cinquante mille francs de ses bois ?

LE MARQUIS.

Ne m’en parlez pas : c’est moi qui ai sollicité cette coupe, qui la lui ai fait obtenir, que lui ai procuré son adjudicataire ; hé bien ! croiriez-vous qu’il a été assez ingrat pour ne me pas faire le moindre cadeau ? mais, morbleu, il me le paiera.

MADAME DUPONT.

Je lui ai dit que mon mari avait besoin de mille louis.

LE MARQUIS, embrassant Dupont.

Hé ! c’est ce cher époux : que je suis étourdi ! je ne vous avais pas vu ; dînez-vous avec nous ?

MONSIEUR DUPONT.

Je compte avoir cet honneur.

LE MARQUIS, déboutonnant et reboutonnant la veste de Dupont.

Ah ! tant mieux, tant mieux : Il faut que je vous gronde, Monsieur Dupont, jamais chez vous, vous êtes un coureur ;

À demi-voix.

je gagerais que vous avez quel que petite poulette, je veux voir ça, et il faut me donner à souper avec elle, sans cela guerre ouverte, et malheur à vous si je la découvre.

Haut.

Savez-vous qu’il y a un siècle que nous ne nous sommes vus les armes à la main.

MADAME DUPONT.

Pour en revenir au Commandeur...

LE MARQUIS.

Oui, nous en étions, je crois, sur son éternel chapitre.

MADAME DUPONT.

Je lui ai donc dit que mon mari avait besoin de mille louis, et je les lui ai demandés.

LE MARQUIS.

Et il vous a refusé ?

MADAME DUPONT.

Net.

LE MARQUIS.

Je le reconnais bien là. Mais aussi pourquoi vous adresser à lui ? est-ce que je ne suis pas votre ami ?

MADAME DUPONT.

Si fait, mais j’aurais craint... Les jeunes gens ne sont pas toujours en argent... On se trouve quelquefois gêné, embarrassé...

LE MARQUIS.

Embarrassé, moi... jamais je ne le suis... mais aussi votre mari n’a pas de confiance en moi, il ne fait pas combien je l’aime : voyons, voyons un peu, de quoi s’agit-il ?

MONSIEUR DUPONT.

J’ai répondu pour un homme qui vient de manquer.

LE MARQUIS.

Ce n’est rien.

MONSIEUR DUPONT.

Et si, avant la fin de la journée, je ne trouve pas mille louis, je suis un homme perdu.

LE MARQUIS.

Que cela ?

MONSIEUR DUPONT.

C’est bien assez.

LE MARQUIS.

Et vous êtes embarrassé pour une pareille misère ? ne perdons pas un instant, je ne dînerais pas content si cette affaire n’était pas terminée.

MADAME DUPONT, bas à son mari.

Hé bien.

MONSIEUR DUPONT, bas à sa femme.

Je ne l’aurais pas cru.

LE MARQUIS.

Prenez votre chapeau et venez avec moi.

MONSIEUR DUPONT.

Où donc, Monsieur le Marquis ?

LE MARQUIS.

Chez mon Procureur.

MONSIEUR DUPONT.

Comment chez votre Procureur ?

LE MARQUIS.

C’est bien le coquin le plus adroit, le fripon le plus honnête... Il n’y a point d’acte dans lequel il ne soit capable de trouver dix nullités, votre maison serait pleine d’huissiers qu’il vous la balaierait. Ah ! parbleu, parbleu, il fera voir beau jeu à tous vos coquins de créanciers ; c’est lui qui paie les miens, il faut voir comme il vous les mène : Ils sont trop heureux de m’accorder tout le temps que je veux.

MONSIEUR DUPONT.

Monsieur le Marquis, ce n’est pas du temps que je demande, c’est mille louis, et il n’est point de sacrifice que je ne fasse pour me les procurer.

LE MARQUIS.

Mais, mon cher, vous n’êtes que caution.

MONSIEUR DUPONT.

C’est sur ma parole qu’on a prêté.

LE MARQUIS.

Hé bien, vous donnerez votre parole de rendre quand vous pourrez.

MONSIEUR DUPONT.

Ce n’est pas là l’engagement que j’ai pris.

LE MARQUIS.

Mais tous les jours, mon cher, on prend des engagements qu’on est bien certain de ne pouvoir tenir ; s’il fallait faire honneur à toutes les paroles qu’on donne, on n’en finirait pas.

MONSIEUR DUPONT.

Quand je prends un engagement, il est sacré pour moi.

LE MARQUIS.

Vous voyez cependant que vous en avez pris un que vous ne pouvez pas remplir.

MONSIEUR DUPONT.

C’est ce qui me désespère.

LE MARQUIS.

Parce que vous êtes un enfant : devez-vous être plus scrupuleux que les plus honnêtes-gens de la Ville et de la Cour ? qui est-ce qui n’a pas de dettes ? mais je me charge de tout arranger.

MADAME DUPONT.

Faites-mieux, Monsieur le Marquis ; vous avez gagné hier trois mille louis ?

LE MARQUIS.

Oui.

MADAME DUPONT.

Hé bien, prêtez-en mille à mon mari.

LE MARQUIS.

Je ne puis, Madame.

MADAME DUPONT.

Est-ce que vous ne les avez plus ?

LE MARQUIS.

Si fait, mais c’est un argent sacré, et auquel je ne puis toucher.

MADAME DUPONT.

Pourquoi donc ?

LE MARQUIS.

J’ai promis revanche ce soir je puis les perdre aujourd’hui comme je les ai gagné hier.

MADAME DUPONT.

Mais, dans ce cas, les mille que vous prêterez à mon mari seront autant de sauvés.

LE MARQUIS.

Ce serait me déshonorer.

MADAME DUPONT.

Ainsi, vous aimez mieux perdre votre argent au jeu, que d’obliger un ami ?

LE MARQUIS.

Nous nous sommes faits dans la Société des lois d’honneur que vous ne connaissez pas.

MADAME DUPONT.

Ni que je ne veux connaître.

LE MARQUIS.

Si Dupont veut que je le mène chez mon procureur, il le servira comme moi-même ; sinon je vous baise bien les mains à tous deux.

MONSIEUR DUPONT.

Je suis bien votre serviteur, Monsieur le Marquis.

LE MARQUIS.

Vous pouvez toujours compter sur moi, mon cher, je suis tout à vous.

À La Pierre.

Ôte mon couvert, La Pierre, je ne puis dîner aujourd’hui chez toi.

MONSIEUR DUPONT.

Il s’en va.

MADAME DUPONT.

Il fait bien.

 

 

Scène XI

 

MONSIEUR DUPONT, MADAME DUPONT

 

MONSIEUR DUPONT.

Voilà donc déjà deux amis disgraciés, et peut-être bientôt trois.

MADAME DUPONT.

Tu pourrais penser que Montdor...

MONSIEUR DUPONT.

Il est Financier ; il connaît le prix de l’argent.

MADAME DUPONT.

Mais il en a tant.

MONSIEUR DUPONT.

Il n’en a pas, selon lui, encore assez, puisque tous les jours il enfante de nouveaux projets pour en avoir davantage.

MADAME DUPONT.

La somme dont tu as besoin est pour lui de si petite conséquence !

MONSIEUR DUPONT.

Quel avantage retirera-t-il de me la prêter ?

MADAME DUPONT.

Le plaisir d’obliger un ami.

MONSIEUR DUPONT.

C’est un taux qui est peu connu à la bourse.

MADAME DUPONT.

Tant pis.

MONSIEUR DUPONT.

Tu vois le fonds qu’on peut faire sur les amis, je vais voir si hors de chez moi je ferai plus heureux, je te laisse réclamer sur Montdor tous les droits de l’amitié.

MADAME DUPONT.

Tu vas revenir ?

MONSIEUR DUPONT.

Dans dix minutes, je suis ici.

 

 

Scène XII

 

MADAME DUPONT, seule

 

Dois-je espérer de trouver plus de sensibilité chez un Financier, que chez deux hommes qui par leur naissance et leur éducation, devraient connaître tous les charmes de la bienfaisance ; mais l’un, par son état même, n’est attaché à rien ; l’autre brave tour : l’un est sans humanité, l’autre sans principes. Ah ! quels amis, quels amis j’avais choisis ! mais c’était le choix de l’orgueil, et non celui du cœur et de la raison.

 

 

Scène ΧΙΙΙ

 

MADAME DUPONT, MONTDOR, LA PIERRE

 

LA PIERRE.

Monsieur Montdor ?

MADAME DUPONT, à la Pierre.

Restez-là...

MONTDOR.

Vous allez me gronder, peut-être, belle Dame.

MADAME DUPONT.

De quoi, Monsieur.

MONIDO R.

De ce que j’arrive un peu tard, mais ce n’est pas ma faute, nous avons eu ce matin chez notre Caissier une assemblée d’actionnaires pour une petite répartition de quelques millions que nous avions à partager, et l’on a beau être tous d’accord, je ne fais comment cela se fait, personne n’est jamais content, et tout le monde se plaint.

MADAME DUPONT.

Ce n’est pas vous, sans doute ?

MONTDOR.

Non, ma foi, et j’aurais grand tort de le faire car on ne peut jouer d’un bonheur plus constant imaginez-vous, Madame, qu’on s’arrache mon papier ; qu’il gagne sur la place ; et que dans beaucoup d’affaires, j’ai vu préférer ma signature aux fonds même que j’offrais.

MADAME DUPONT.

Tout vous réussit.

MONTDOR.

Tout, absolument tout.

MADAME DUPONT.

Vous êtes bienheureux.

MONTDOR.

Cent fois plus que je ne mérite : mais où sont donc nos messieurs ?

MADAME DUPONT.

Quels Messieurs ?

MONTDOR.

Le Marquis et son oncle : j’ai vu un instant le Commandeur à la bourse ; il m’avait dit qu’il dînait chez vous, et nous, nous y étions donné rendez-vous.

MADAME DUPONT.

Vous ne les y retrouverez plus.

MONTDOR.

Pourquoi donc ?

MADAME DUPONT.

Ce sont deux monstres.

MONTDOR.

Que vous ont-ils donc fait ?

MADAME DUPONT.

Vous savez qu’ils sont tous les deux en argent ?

MONTDOR.

Le Commandeur, oui : mais le Marquis...

MADAME DUPONT.

Le Marquis a gagné hier trois mille louis au quinze.

MONTDOR.

Trois mille louis... s’il savait placer cela comme il faut, le faire un peu travailler... il pourrait... J’ai commencé avec moins, mais beaucoup moins... je parie que demain il n’aura pas un fou... Hé bien !

MADAME DUPONT.

Hé bien ! mon mari a besoin de mille louis, il les leur a demandés, et tous deux l’ont refusé.

MONTDOR.

Ah ! tant mieux, tant mieux : de quoi diable aussi s’avise votre mari de s’adresser à eux ?

MADAME DUPONT.

À qui vouliez-vous donc, qu’il s’adressât ?

MONTDOR.

À moi : il fait bien que je ne manque jamais de fonds, et que dans une heure je puis faire deux millions s’il le faut... contez-moi donc un peu cela : votre mari besoin de.

MADAME DUPONT.

De mille louis...

MONTDOR.

Vingt-quatre mille livres... c’est une misère dont je ne me mêlerais pas, si ce n’était vous.

MADAME DUPONT.

Croyez qu’en mon particulier je vous en aurai la plus grande obligation.

MONTDOR.

Vous ayez un petit intérêt dans cette affaire ?

MADAME DUPONT.

Le plus grand.

MONTDOR.

Tant mieux, tant mieux : contez-moi un peu cela, je vous dirai tout de suite si c’est bon ou mauvais. De quoi s’agit-il ?

MADAME DUPONT.

Mon mari s’est rendu caution pour un de ses amis.

MONTDOR.

Il veut réaliser le cautionnement pour lui souffler la place, hem !

MADAME DUPONT.

Ce n’est pas cela.

MONTDOR.

Tant pis, hé bien.

MADAME DUPONT.

Son ami a manqué.

MONTDOR.

J’entends : de concert avec lui, Dupont achète toutes les créances.

MADAME DUPONT.

Non, Monsieur, non : mon mari n’est pas capable de procédés aussi malhonnêtes.

MONTDOR.

Expliquez-vous donc ?

MADAME DUPONT.

Mon mari a répondu pour un homme qu’il croyait honnête, il a manqué, et il faut que mon mari trouve dans la journée vingt-quatre mille livres pour effectuer le cautionnement.

MONTDOR.

Mais aussi de quoi s’avise votre mari de cautionner un homme ? 

MADAME DUPONT.

C’était son ami.

MONTDOR.

Son ami ! on ne cautionne personne, Madame, à moins d’avoir les fonds du cautionnement bien fournis : tel que vous me voyez, je n’ai jamais voulu répondre pour mon propre frère : qui répond, paie.

MADAME DUPONT.

C’est ce que veut faire mon mari.

MONTDOR.

On l’y forcera bien.

MADAME DUPONT.

Je m’étais adressé au Commandeur et au Marquis : tous deux m’ont refusé.

MONTDOR.

Mais, écoutez-donc, Madame ils n’ont pas tant de tort. C’est fort bien d’aider les amis quand ils font de bonnes affaires ; mais quand ils en font de mauvaises, quand ils n’ont pas de tête, quand ils répondent, comme votre mari, sans avoir de bonnes sûretés, on fait très bien de ne s’en pas mêler.

MADAME DUPONT.

Ainsi, mon mari ne doit pas compter sur vous ?

MONTDOR.

Non, ma foi : Si cependant il pouvait donner des sûretés bien sûres... Écoutez, il n’a qu’à passer tantôt chez moi, je le recommanderai à mon Caissier, car c’est lui qui se charge de ses sortes d’affaires, je ne m’en mêle pas. Au reste, c’est un homme très obligeant, et s’il voit jour à ne rien perdre, il se fera un plaisir, à ma recommandation, d’être utile à votre mari. [1]Vous avez des diamants, par exemple, vous pouvez bien vous en passer quelque temps, que votre mari les lui porte, cela me fera pas mal.

MADAME DUPONT.

Il prête donc sur gages, Monsieur, votre obligeant Caissier ?

MONTDOR.

Ce n’est pas prêter sur gages, Madame, c’est prendre un nantissement.

MADAME DUPONT.

Mon mari va revenir, vous vous expliquerez ensemble.

MONTDOR.

Je suis au désespoir, mais il m’est impossible de l’attendre ; qu’il voie mon Caissier ; entendez-vous ? je le préviendrai. Serviteur.

LA PIERRE, montrant le couvert de Montdor qu’il enlève.

Madame...

MADAME DUPONT.

Oui, La Pierre, oui, et pour toujours.

 

 

Scène XIV

 

MADAME DUPONT, seule.

 

 

Les voilà donc, ces amis que j’avais choisis ! c’était sur eux que je comptais ; je leur sacrifiais mon bien ; et sitôt que j’ai besoin d’eux, ils m’abandonnent, ils me refusent le plus léger secours...

 

 

Scène XV

 

MONSIEUR DUPONT, MADAME DUPONT

 

MONSIEUR DUPONT.

Hé bien, ma bonne amie, Monsieur Montdor ?

MADAME DUPONT.

Comme les autres : ah ! mon ami, tu connais mieux les hommes que moi.

MONSIEUR DUPONT.

Il est vrai.

MADAME DUPONT.

Ce sont tous des ingrats, des monstres.

MONSIEUR DUPONT.

Des ingrats, oui, pour la plupart : pour des monstres, le terme est un peu fort : ce sont des égoïstes, et c’est tout.

MADAME DUPONT.

À présent je hais, je déteste tour l’univers.

MONSIEUR DUPONT.

Voilà une haine bien subite et bien étendue.

MADAME DUPONT.

Je ne veux plus voir personne, je ne veux plus vivre que pour nous.

MONSIEUR DUPONT.

Vivre pour nous, c’est fort bien fait ; mais ne plus voir personne, le parti est un peu trop violent.

MADAME DUPONT.

Ah ! c’est un parti pris : dès aujourd’hui je réforme ma table.

MONSIEUR DUPONT.

Écoute-moi : les passions outrent tout : il y a une heure que trop de confiance te faisait regarder tous les hommes comme tes amis ; trois viennent de te tromper, et tu vas donner dans l’excès contraire. En tout, ma femme, il est up juste milieu, qu’il faut garder ; c’est dans ce milieu seul qu’on trouve la vérité la sagesse et le bonheur. N’estimons pas trop les hommes, ne leur accordons pas une confiance aveugle, et ils ne nous tromperont plus. On n’a pas à se plaindre de celui dont on n’a jamais rien exigé : respectons : assez le nom d’ami pour ne le jamais soumettre au creuset.

MADAME DUPONT.

Des amis ! des amis ! il n’y en a pas.

MONSIEUR DUPONT.

Il y en a peu : pour te guérir de ta petite manie de t’entourer de nos gens de condition, j’ai voulu dessiller tes yeux, mais non pas déchirer ton cœur : ne changeons donc rien, crois-moi, à notre façon de vivre ; mettons seulement un peu plus de choix dans ce qu’à l’avenir nous nommerons tous uniment nos connaissances.

MADAME DUPONT.

Mais mon ami, qui te tirera de l’embarras dans le quel tu te trouves ?

MONSIEUR DUPONT.

Sois sans inquiétudes, cet embarras... 

 

 

Scène XVI

 

MADAME DUPONT, MONSIEUR DUPONT, MONSIEUR DUPRÉ, LA PIERRE

 

LA PIERRE.

J’ai ordre Monsieur, de vous dire qu’il n’y a personne.

MONSIEUR DUPRÉ.

Et moi je me moque de ton ordre, et j’entre...

MONSIEUR DUPONT.

C’est vous, Monsieur Dupré ?

MONSIEUR DUPRÉ.

Moi-même, qui viens de te donner au moins deux cent fois au diable : tiens, voilà tes maudits vingt-quatre mille francs ; à l’avenir fois un peu plus prudent, et pour Dieu, fais-moi servir à dîner, car je me meurs de faim et de fatigue.

MADAME DUPONT.

Quoi, Monsieur : vous avez la bonté ?...

MONSIEUR DUPRÉ.

De quoi, Madame ? de rendre un service à mon ami ? n’en aurait-il pas fait autant pour moi, si je me fusse trouvé dans l’embarras comme lui ? Vous m’estimez-donc bien peu, si vous croyez me devoir quelque reconnaissance ?

MONSIEUR DUPONT.

Oh ! mon ami mon vieux camarade, si tu savais combien je t’en dois, moi.

MONSIEUR DUPRÉ.

Vous, Dupont ?

MONSIEUR DUPONT.

Écoute-moi, sans te fâcher : Tu fais combien de fois j’ai gémi avec toi de la Société trop brillante que ma femme s’était formée ; j’ai fait longtemps l’impossible pour qu’elle en sentît le ridicule ; jamais je n’ai pu l’en convaincre : enfin je n’ai pas trouvé de meilleur moyen que de feindre un revers de fortune, un besoin pressant d’argent ; ma feinte a réussi au-delà de mes espérances, puisqu’en dé masquant les faux amis, elle m’a fait connaître le seul, bon et loyal, que j’ai le bonheur d’embrasser.

MONSIEUR DUPRÉ.

Tu n’as donc pas besoin de mon argent ?

MONSIEUR DUPONT.

Non, mon ami, non.

MONSIEUR DUPRÉ.

Il n’était donc pas nécessaire de me faire courir tout Paris et à jeun.

MONSIEUR DUPONT.

Je t’en demande mille pardons.

MONSIEUR DUPRÉ.

Soit : nous le reporterons...après dîner.

MADAME DUPONT.

Vous l’aviez emprunté ?

MONSIEUR DUPRÉ.

Sans doute.

MADAME DUPONT.

Digne ami !

MONSIEUR DUPONT.

Hé bien !

MADAME DUPONT.

Voyons nos égaux.

MONSIEUR DUPRÉ.

Voilà qui est fort bon ; mais pour un homme qui meurt de faim, il y a quelque chose de meilleur encore, c’est votre dîner.

LA PIERRE.

Il est servi.

MONSIEUR DUPRÉ.

Et nous allons le manger gaiement.


[1] Nota. J’ai été forcé de retrancher ce trait à la sixième représentation, le Public l’ayant trouvé trop fort ; ce qui m’a rappelé le précepte de Boileau.

Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.

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