Les Amazones modernes (Marc-Antoine LEGRAND)

Comédie en trois actes, en prose.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 29 octobre 1727.

 

Personnages

 

ANGÉLIQUE, Générale des Amazones

JULIE, Amante de Valère

FINETTE, Sœur de Julie

BELLONNETTE, jeune Amazone

CLORINDE, jeune Amazone

LA MAJOR des Amazones

SÉVERIDE, Amazone

NÉRINE, Suivante de Julie

MARTON, Trompette de la Générale

VALÈRE, Amant de Julie

LÉANDRE, Amant d’Angélique

MAÎTRE ROBERT

CRISPIN, Valet de Valère

LORGNENVILLE, Petit Maître

CORNARDET, Procureur

PESTENVILLE, Poète

POUPIN, inutile

CANON, Apothicaire

AMAZONES, dansantes et chantantes

TROUPE D’AMANTS

TROUPE D’ESCLAVES

ACTEURS et ACTRICES d’un Opéra de Campagne

GARDES de la Générale

 

La Scène est dans l’Île des Amazones modernes.

 

 

ACTE I

 

Le Théâtre représente une Île : on y voit d’un côté des rochers affreux, et de l’autre des tentes entourées de la Mer que l’on voit en perspective.

 

 

Scène première

 

VALÈRE, seul

 

Où suis-je ! quel Pays est-ce ceci ? Après avoir marché longtemps à travers les Rochers les plus affreux, je me trouve enfin dans une plaine plus agréables. Mais que vois-je ? des tentes de l’autre côté du rivage ! Il n’en faut point douter, ce Pays est habité, et même par un peuple belliqueux... Si c’était ici cette Île des Amazones, qui referme ma chère Julie, que je serais heureux !

 

 

Scène II

 

VALÈRE, MAÎTRE ROBERT

 

VALÈRE, à part.

Mais j’aperçois un homme qui pourra m’en instruire. Il est seul et sans armes, et sa physionomie ne me fait pas craindre qu’il vienne à moi dans un mauvais dessein.

MAÎTRE ROBERT.

Morgué, v’là un drôle qui m’a tout l’air d’au nouveau débarqué, il paraît encore tout étourdi du batiau.

Haut.

Que fais-tu là tout seul, mon ami ?

VALÈRE.

Qu’entends-je, il parle Français ! et son visage même ne m’est pas tout-à-fait inconnu.

MAÎTRE ROBERT.

Tout un chacun parle ici Français. C’est à présent le Jargon du Pays ; ceux qui ne le savent pas, sont obligez de l’apprendre. Et tel que vous me voyez, je suis un des Maîtres de Langue. Mais morgué, plus j’examine et plus je crois... serait-ce vous, Seigneur Valère ?

VALÈRE.

Valère ! il me connait, quel bonheur ! Pardonnez si votre habit extraordinaire vous déguise encore à mes yeux, et si...

MAÎTRE ROBERT.

Quoi ! vous ne reconnaissez pas Maître Robert, autrefois le jardinier de votre père ?

VALÈRE.

Quoi ! c’est toi, mon pauvre Robert, toi qui nous quittas il y a cinq ou six ans, pour aller voyager sur mer dans le dessein d’y faire une fortune considérable.

MAÎTRE ROBERT.

Je ne l’ai pas faite mauvaise, puisque je suis ici le Gouverneur et le Précepteur des Esclaves de la Générale des Amazones, son unique confident, son Factotum ; en un mot, l’enfant gâté de sa maison, et morgué peut-être que biantót je deviendrai autre chose, mais il faut être discret.

VALÈRE.

Quoi ! serait-ce ici l’Île des Amazones, que je cherche avec tant d’ardeur et d’impatience ?

MAÎTRE ROBERT.

C’est-elle-même. Mais avant que je vous en dise davantage, apprenez-moi un peu d’où diantre vous venez ?

VALÈRE.

Des côtes d’Italie où j’étais allé de Marseille, pour épouser l’aimable Julie. Je ne l’ai jamais vue ; mais charmé de son portrait, je faisais mon bonheur de suivre la volonté de mes parents ; lorsqu’arrivé à Gênes, j’appris qu’une Corsaire Amazone l’avait enlevée, avec sa petite sœur et une suivante, au retour d’un Bal qui s’était donné à un quart de lieue de la Ville, et qu’alors même cette aimable personne était déguisée en homme.

MAÎTRE ROBERT.

Ces chiennes d’Amazones ont le diable au corps, pour aller comme cela dénicher des filles de tous côtés.

VALÈRE.

Sur cette nouvelle je me rembarque quelque temps après, je pars avec une flotte armée par nombre de jeunes gens de toutes Nations, à qui les Amazones, en divers temps, avaient aussi enlevés leurs Maîtresses. Nous voguons perdant un mois avec un temps favorable, lorsqu’arrivez près de ces lieux un coup de vent a séparé notre flotte ; et le vaisseau sur lequel j’étais est venu se briser contre ces rochers ; tout l’équipage a péri, et je suis seul échappé sur des débris que mon bonheur m’a fait rencontrer.

MAÎTRE ROBERT.

Eh ! morgué, c’est pis qu’un Roman, que tout ce que vous me contez-là.

VALÈRE.

Ce que je regrette le plus, c’est mon valet Crispin, qui s’était embarqué avec moi, pour vents chercher ici sa femme.

MAÎTRE ROBERT.

S’aller noyer pour retrouver sa femme, morgué, v’là un grand fou ! pour une Maîtresse encore passe, et vous êtes plus pardonnable que lui.

VALÈRE.

Dis-moi, n’as-tu point entendu parler ici de Julie ?

MAÎTRE ROBERT.

Bon ! le moyen ? Sitôt que lés femmes étrangères arrivent ici, on leur fait changer de nom, en les faisant Amazones.

VALÈRE.

Je t’avouerai que j’avais crû presque les Amazones une chose fabuleuse, et je n’aurais jamais pu me persuader...

MAÎTRE ROBERT.

C’est que vous n’aviez peut-être entendu parler que des Amazones du vieux temps ; mais celles-ci s’appellont les Amazones modernes, et je vas vous en conter l’histoire tout de bout en bout. Il n’y a pas dix ans que cette Île servait de retraite à des écumeux de Mer, qui enlevions de tous côtés ce qu’ils pouvions rencontrer de femmes et filles, qu’ils épousions pêle-mêle à leur mode, et sans çarémonie ; ils les preniont, ils les laissiont, il les caressiont, ils les battions, enfin c’était pis qu’un Sabat. Mais à la parfin, un biau jour que nos Drôles s’en étiont revenus, l’oreille déchirée et en très petit nombre, d’un combat où ils aviont été étrillés, nos drôlesses prirent la résolution de lever la crête, et les ayant enivrés, elles se saisirent de leurs armes, et les mirent tretous en capilotade ; il n’en demeura pas un seul sur pied.

VALÈRE.

Ces barbares ne méritaient pas moins.

MAÎTRE ROBERT.

Drès le lendemain elles s’assemblèrent, et elles résolurent d’établir une République Féminine ; et pis elles firent une d’elles Générale d’Armée, et Présidente du Conseil, à condition que ça changerait tous les ans, parce qu’elles vouliont être tretoutes Maîtresse à leur tour.

VALÈRE.

Et quelles sont leurs Lois ?

MAÎTRE ROBERT.

Oh ! morguienne, elles sont bien rigoureuses pour des femmes ?

VALÈRE.

Mais encore.

MAÎTRE ROBERT.

D’abord, qu’elles ne parleront que l’une après l’autre.

VALÈRE.

Cela est dans l’ordre.

MAÎTRE ROBERT.

Oui, mais v’là bien le diable, qu’elles n’auront point d’habitude avec les hommes, et qu’elles fuiront l’Amour comme la peste.

VALÈRE.

Elles n’y songent pas ; et voilà le moyen de rendre dans peu de temps leur Île déserte.

MAÎTRE ROBERT.

Oh, elles ont remédié à cela. Elles vont de temps en temps faire des levées de semelles, de côtés et d’autres ; et de tous les Vaissiaux qu’elles prenont, ou qui viennent échouer sur leurs Rochers, elles en enrôlent les femmes dans leurs troupes ; et font les hommes esclaves qu’elles obligent à travailler, pour se gausser d’eux, à tous les métiers à quoi on emploie les femmes dans les autres pays, tandis qu’elles sont la guerre, et rendent la justice.

VALÈRE.

Ah ! que me dis-tu là ? Me voilà bien tombé ! Hé ! ne pourrais-tu pas me garantir d’un indigne esclavage, toi qui est si bien auprès de la Générale.

MAÎTRE ROBERT.

Morgué, j’aurai bian de la peine, tout ce que je puis faire pour vous, à présent, c’est de vous déguiser promptement en femme ; comme vous êtes jeune, beau et bian fait, vous pouvez aisément passer pour Amazone ; il y en a ici tant qu’elles ne se connaissont pas les unes et les autres. Mais morgué, gardez-vous bian de vous découvrir, il irait de la vie.

VALÈRE.

Ne te mets point en peine : je suis charmé de l’invention que tu viens de me donner. Je soutiendrai mon rôle à merveille ; et ce déguisement me facilitera les moyens d’avoir des nouvelles de Julie.

MAÎTRE ROBERT.

Allez vous cacher à l’entrée de ce bois ; dans un moment j’irai vous porter des habits.

VALÈRE.

J’y cours, et je t’attends avec impatience.

 

 

Scène III

 

MAÎTRE ROBERT, seul

 

Le pauvre garçon était perdu sans moi. Mais, morgué je risque diablement si la mèche vient à être découverte ; et il faut tenir ça bian secret, aussi bian que la pensée qui m’est venue dans l’imagination que mon encolure avait baillé dans l’œil de notre Générale. Depuis un mois elle soupire, elle veut toujours me parler, et s’arrête tout court ; je devine que ça veut dire queuque chose, je ne sis pas si niais que j’en ai la meine.

 

 

Scène IV

 

FINETTE, NÉRINE, MAÎTRE ROBERT

 

MAÎTRE ROBERT.

Mais voici deux nouvelles Amazones de la prise que nos Guerrières ont faite il y a queuque temps ; laissons les caqueter tout à leur aise, et allons songer à notre affaire.

NÉRINE.

Holà ! Maître Robert, ne sauriez-vous me dire  si le Triomphe commencera bientôt ?

MAÎTRE ROBERT.

Je vais prendre les ordres de la Générale pour ça, et je les communiquerai à la République.

 

 

Scène V

 

FINETTE, NÉRINE

 

NÉRINE.

Ouais ! ce Manant-là devient bien fier depuis quelques jours.

FINETTE.

C’est notre Générale qui le gâte ; et d’ailleurs que peut-on attendre d’un rustre comme lui ? Mais que dis-tu, Nérine, de notre triste situation ?

NÉRINE.

Je vous prie, Mademoiselle Finette, de ne me plus appeler Nérine, vous savez qu’il nous est ici ordonné d’oublier tout-à-fait nos anciens noms : accoutumez-vous donc, s’il vous plaît, à m’appeler toujours Martésie, comme je vous appellerai Victorine, qui sont nos noms d’Amazones.

FINETTE.

J’ai toutes les peines du monde à me fourrer dans la tête ces chiens de noms-là ; mais ce n’est pas la le plus grand de mes chagrins, c’est la rigoureuse défense qui nous est faite de parler aux hommes. Oh ! pour celui-là, il est inhumain...

NÉRINE.

Moi, je m’en moque, et toutes les fois que j’en trouverai l’occasion sans qu’on s’en aperçoive, je ne la manquerai pas : (en tout bien en tout honneur s’entend.) D’ailleurs les hommes en ce Pays-ci ne sont pas indiscrets comme en France, ils ont plus d’intérêt que nous de garder le secret. Mais ma plus grande inquiétude est de savoir que va devenir votre Sœur Julie, passant ici pour homme, on l’a fait Esclave ; et nous, qui n’avons point changé de Sexe on nous laisse la liberté, en nous traitant avec toutes sortes d’égards et de politesse.

FINETTE.

L’esclavage de ma Sœur n’est pas bien rude, puisqu’elle est Esclave de la Générale, et d’ailleurs elle n’aura qu’à se découvrir pour être libre.

NÉRINE.

Je m’étonne qu’elle s’obstine à vouloir déguiser si longtemps son sexe, dans un Pays où les hommes sont si malheureux. C’est ce que je veux absolument savoir d’elle ; elle m’a donné ici rendez-vous, et je l’y attends.

FINETTE.

Tâche donc de découvrir son secret. Moi, je vais trouver mes deux jeunes Compagnes, Clorinde et Bellonette, elles sont toutes innocentes ayant été élevées dans cette Île dès leur enfance ; mais elles sont curieuses, et me font sans cesse mille petites questions naïves ; et je t’avoue que j’ai autant de plaisir de les instruire, qu’elles en ont d’apprendre. Adieu ma chère Martésie.

NÉRINE.

Adieu ma belle Victorine.

 

 

Scène VI

 

NÉRINE, seule

 

C’est dommage qu’une si jolie enfant soit condamnée à rester fille toute sa vie, avec de si belles dispositions : quel meurtre !

 

 

Scène VII

 

NÉRINE, CRISPIN

 

NÉRINE.

Mais d’où sort ce drôle-ci ?

CRISPIN.

Bonjour, Monsieur ou Madame ; car votre habit tient de l’un et de l’autre De quel genre êtes vous ? du masculin, du féminin ou du neutre ?

NÉRINE.

Je suis fille, et j’en fais gloire... Mais vous, qui êtes vous, vous même ? car je n’ai point encore vu d’animal de votre espèce.

CRISPIN.

Je suis un malheureux Valet d’un Maître extravagant qui vient de périr dans le temps que j’ai trouvé, moi les moyens de me sauver da naufrage.

NÉRINE.

Ah ! mon pauvre garçon, vous avez évité un péril pour tomber dans un autre. Apprenez que vous êtes dans le pays des Amazones, où tous les hommes sont esclaves.

CRISPIN.

Ah ! morbleu, que me dites-vous là ?

NÉRINE.

Je vous dis la vérité, si vous aviez, au lieu de moi ; rencontré quelqu’une de nos Amazones rigides, elle vous aurait mis sur le champ à la chaîne : mais, comme je suis une nouvelle débarquée, je n’ai pas encore contracté la dureté de cœur dont les autres se font un mérite. Votre sort me fait pitié. Croyez-moi, retournez d’où vous venez.

CRISPIN.

Hé ! Madame, où voulez-vous que j’aille ? Me plonger dans la mer ? je n’ai point d’autre chemin à prendre. J’aime encore mieux être esclave, si vous n’avez point d’autre conseil à me donner. Mais il me vient une idée.

NÉRINE.

Et quelle idée ?

CRISPIN.

De me déguiser en femme.

NÉRINE.

Oui-dà, c’est bien dit. Mais comment trouver des habits sur le champ ?

CRISPIN, mettant son Manteau en jupe.

Comment ? Oh ! cela sera bientôt fait. Tenez voilà déjà une jupe.

NÉRINE.

L’invention n’est pas mauvaise.

CRISPIN, mettant son mouchoir sur sa tête.

Et ce mouchoir pourra fort bien me servir de coiffure.

NÉRINE.

Comment donc ? vous êtes tout charmant en femme ; et si vous aviez l’habit d’Amazone, vous pourriez tantôt briller dans le Triomphe.

CRISPIN.

Qu’appelez-vous le Triomphe ?

NÉRINE.

C’est que nos Guerrières revinrent hier victorieuses de leurs ennemis, et on célèbre aujourd’hui le Triomphe par des chants et des danses ; on y verra l’élite de nos Amazones, en former la marche, suivies des Captifs qu’elles ont fait dans le combat.

CRISPIN.

Je voudrais bien voir cette fête-là.

NÉRINE.

Vous y pourriez assister si vous aviez un habit d’Amazone ; mais je me charge de vous en faire trouver un.

CRISPIN.

Comment ! un habit comme le vôtre ?

NÉRINE.

Sans doute.

CRISPIN.

Ah ! que j’aurais bon air dans cet équipage, et que je vous serais obligé.

NÉRINE.

Ne vous éloignez pas de ces lieux ; vous aurez bientôt de mes nouvelles.

CRISPIN.

Je vais roder autour de ces rochers, de peur de quelque mauvaise rencontre. Vous n’aurez qu’a me faire signe, je serai bientôt à vous.

 

 

Scène VIII

 

NÉRINE, seule

 

Voilà une plaisante recrue que je viens de faire là pour la République ! Il faut que je sois folle ; et je ne crois pas qu’il y ait dans tout le monde une femme faite comme cela.

 

 

Scène IX

 

JULIE, en homme, NÉRINE

 

NÉRINE.

Mais voici Julie, ma Maîtresse.

JULIE.

Ah ! ma chère Narine, j’ai bien des nouvelles à t’apprendre. Je ne m’étonne plus des bons traitements que j’ai reçus jusqu’ici de la Générale de cette Île, malgré les rigueurs qu’on y exerce contre les hommes.

NÉRINE.

Que serait-ce ?

JULIE.

Elle est amoureuse de moi.

NÉRINE.

Quoi ! cette Amazone si austère, qui a soutenu jusqu’ici avec tant de vigueur les Lois de la République ?...

JULIE.

Elle m’aime à la fureur, sous le nom de Valère, que je me suis donné en arrivant ici. Ah ! mon cher Valère, m’a-t-elle dit ce matin en me voyant plongée dans la tristesse, rassurez-vous, vous êtes moins à plaindre que vous ne pensez, si vous êtes discret et fidèle.

NÉRINE.

Pourquoi, diantre, aussi vous donner le nom de Valère ? c’est un nom qui inspire la tendresse, et j’ai toujours vu, dans les Comédies, les Dames amoureuses de ceux qui portaient ce nom-là.

JULIE.

C’est le nom de l’Époux qui m’était destiné, et il m’est plutôt venu dans la pensée qu’un autre.

NÉRINE.

Ma foi, si j’étais en votre place, je déclarerais mon sexe à la Générale, pour éviter toutes les suites fâcheuses qui pourraient arriver de votre déguisement : vous ne l’aviez pris que pour éviter le Sérail, cette raison ne subsiste plus dans ce Pays ; croyez-moi, quittez cet habit au plutôt.

JULIE.

J’ai plus de raisons que jamais de le conserver. Si je me déclare fille, on me fera aussitôt Amazone, et je ne pourrai plus sortir de cette Île ; je perdrai pour jamais l’espoir d’être unie à Valère : au lieu que, sous cet habit ayant trouvé grâce auprès de la Générale, elle pourra me renvoyer un jour, comme elle a fait beaucoup d’autres. Tu sais qu’elle a, seule, le pouvoir de donner la liberté aux esclaves.

NÉRINE.

Mais elle ne vous la donnera pas gratis cette liberté. Comment croyez-vous pouvoir répondre à sa tendresse ?

JULIE.

Ah ! je t’avouerai que je n’ai point de secret pour cela.

 

 

Scène X

 

LA GÉNÉRALE, JULIE, en homme, NÉRINE

 

NÉRINE.

Mais, taisons-nous, la voici cette Générale.

JULIE.

Vois-tu comme elle m’examine ?

LA GÉNÉRALE, à part.

Plus je le vois, et plus je me représente les traits de Léandre, dont un sort fatal me sépara pour jamais, lorsque j’étais encore en France.

À Nérine.

Martésie, laissez-nous.

 

 

Scène XI

 

LA GÉNÉRALE, JULIE, en homme

 

LA GÉNÉRALE.

Valère, je ne puis plus longtemps vous retenir dans cette Île, dans l’état où vous êtes ; il faut que je vous renvoyé, ou que je vous fasse esclave. Mais je vous aime trop pour faire ni l’un ni l’autre ; ainsi, avant que vous soyez plus connu, j’ai résolu de vous déguiser en fille, pour vous garder toujours auprès de moi.

JULIE.

Ah ! Madame, que me dites-vous là ? Me déguiser en fille ! Et comment pourrai-je jouer un pareil rôle ?

LA GÉNÉRALE.

Je conçois que vous aurez d’abord de la peine ; mais enfin il le faut.

JULIE.

Ah ! Madame, songez à quoi vous vous exposez.

LA GÉNÉRALE.

Est-ce à vous, cruel, à trouver des difficultés dans mon projet ? Ah ! je ne rougis déjà que trop de ma faiblesse. Mais après l’aveu que je vous ai fait, redoutez ma vengeance, si vous ne répondez à mes bontés. Vous ne dites mot ?

JULIE.

N’attribuez mon silence, Madame, qu’à l’excès d’un bonheur auquel je n’aurais jamais osé m’attendre ; mais enfin, me voilà prêt à vous obéir. Parlez, que faut-il faire ?

LA GÉNÉRALE.

Retournez dans mon Palais, où je vais vous joindre dans le moment, et vous faire donner les habits nécessaires pour assister au Triomphe qui va commencer incessamment.

JULIE, à part, en s’en allant.

Ô Ciel ! Comment pourrai-je me tirer de ce mauvais pas ?

 

 

Scène XII

 

LA GÉNÉRALE, seule

 

À quoi t’exposes-tu, malheureuse Angélique ? Au milieu des honneurs que tu reçois ici, tu t’abaisses à l’amour d’un Étranger à qui tu n’es pas sûre de plaire. Bien plus, tu trahis Léandre, que ta nouvelle dignité ne t’avait pu faire oublier. Tu le trahis, sous le prétexte frivole que cet Étranger lui ressemble. Ah ! je voudrais...

 

 

Scène XIII

 

LA GÉNÉRALE, MAÎTRE ROBERT

 

LA GÉNÉRALE.

Mais voici Maître Robert ; il faut qu’il me serve dans tout ceci.

MAÎTRE ROBERT.

Qu’avez-vous donc, Madame ? Je vous trouve tout je ne sais comment, dans le temps que je viens vous avertir que tout est prêt pour le Triomphe que vous avez ordonné.

LA GÉNÉRALE.

Ah ! mon cher Maître Robert, car tu es mon unique Confident et mon véritable ami, n’osant découvrir mes secrets à aucune de nos femmes, dont la vertu austère me ferait des reproches sanglants, et me dégraderait peut-être de la dignité où elles m’ont élevée. Apprends que j’aime.

MAÎTRE ROBERT.

Quoi ? ce n’est que cela ? Eh ! morgué, si vous me l’aviez dit plutôt, je n’aurais pas tant perdu de temps, je vous en aurais bian parlé le premier ; mais morgué je craignais trop d’avoir compté sans mon hôte.

LA GÉNÉRALE.

Comment ! Tu t’es aperçu que j’aimais ?

MAÎTRE ROBERT.

Oh ! que oui, je m’en suis douté tout du premier coup ; et drès que j’ai vu que vous soupiriez, et que de temps en temps vous me regardiez tendrement sans rien dire, je me suis dit à part moi : notre Générale en tient.

LA GÉNÉRALE.

Il est vrai que j’hésitais toujours à t’en parler.

MAÎTRE ROBERT.

Et pourquoi cela ? Est-ce que vous me preniez pour un petit cruel ? Morgué, il faudrait que j’eusse un cœur de roche, pour n’avoir pas de la sensibilité pour des appas, dont les attraits avont tant de charmes.

LA GÉNÉRALE.

Quoi ! tu crois que je pourrai être aimée ?

MAÎTRE ROBERT.

Hé ! pargué, vous l’êtes déjà.

LA GÉNÉRALE.

Et qui te l’a dit ?

MAÎTRE ROBERT.

Hé ! parguenne, je me le suis dit à moi-même.

LA GÉNÉRALE.

Oh, si tu n’as que ces assurances-là, tu pourrais te tromper.

MAÎTRE ROBERT.

Me tromper : hé parsangnienne, je sais bian si j’ai le cœur tendre ou non.

LA GÉNÉRALE.

Et qu’a de commun ton cœur avec celui de Valère ?

MAÎTRE ROBERT.

Comment de Valère !

LA GÉNÉRALE.

Oui, de Valère. C’est lui que j’aime.

MAÎTRE ROBERT, à part.

Ouf ! Rengainons notre amour.

LA GÉNÉRALE.

Qu’as-tu donc ? Tu viens de soupirer, je pense.

MAÎTRE ROBERT.

Pardonnez-moi, Madame, c’est que je m’imaginais dans le moment être Valère.

LA GÉNÉRALE.

Tu crois donc qu’il répondra à mon amour, malgré toute la froideur qu’il m’a fait paraître ?

MAÎTRE ROBERT.

Il faudrait, morgué, qu’il fût bien dégoûté. Mais où l’avez-vous donc pu voir ce Valère ?

LA GÉNÉRALE.

Il y a un mois que je le tiens caché dans mon Palais, dont il n’est sorti que d’aujourd’hui ; et je lui ai ordonné de se déguiser en fille pour le garder sans cesse auprès de moi.

MAÎTRE ROBERT.

Diable emporte si j’y comprends rien ! Morgué, que m’apprenez-vous là ?

LA GÉNÉRALE.

Ce que je voudrais me cachera moi-même. Mais enfin, puisque tu sais mon secret, c’est toi désormais que je charge d’avoir les yeux sur la conduite de Valère. Je veux que tu observes sans cesse ses démarches. Comme je doute encore de son cœur, je crains qu’au milieu de tant de beautés que l’on voit briller ici, quelqu’une, tôt ou tard ne l’enlevé à mon amour. Adieu, je vais me préparer pour le triomphe, à mon retour, je t’en dirai davantage.

 

 

Scène XIV

 

MAÎTRE ROBERT, seul

 

Morgué ! me v’là aussi étonné que s’il m’était venu des cornes à la tête. Comment diable, Monsieur Valère ! À moi qui suis votre ancien ami vous m’en baillez à garder ! Vous me faites accroire que vous arrivez dans le moment, et il y a un mois que vous êtes caché dans cette Île ? Eh ! pargué, je n’avais que faire de me donner tant de peine pour lui trouver des habits de femme ; notre Générale y avait déjà songé...

 

 

Scène XV

 

CRISPIN, son manteau toujours en jupe, MAÎTRE ROBERT

 

MAÎTRE ROBERT.

Mais d’où, diable, sort cette nouvelle espèce d’Amazone ? V’là une plaisante figure. Holà, Madame, Madame.

CRISPIN, à part.

Ah ! je tremble.

MAÎTRE ROBERT.

Hé ! morgué, vous v’là bien ahurie ? Et que faites vous ici toute seule ? Apparemment que vous avez été prise sur le Vaisseau qu’on amena hier dans le Port ? Pourquoi ne vous a-t-on pas encore fait changer d’habit ? vous avez là un équipage bian lugubre.

CRISPIN.

Hélas ! Monsieur, comme mon Mari fut tué hier dans le combat, j’ai prié qu’il me fût permis d’en porter le deuil au moins tout aujourd’hui, et je m’amusais en badinant à conter et à faire répéter mes doléances aux Échos de ces Rochers.

MAÎTRE ROBERT.

Morgué ! jeune et gentille comme vous êtes, je crois que votre mari vous aimait bian.

CRISPIN.

Oh ! terriblement, et il avait bien raison ; il ne retrouvera jamais une femme comme moi.

MAÎTRE ROBERT.

Morgué ! je le crois bian, pisqu’il est mort. Et vous a-t-il laissé beaucoup d’enfants ?

CRISPIN.

Vingt, mon cher Monsieur. Seize déjà tout drus, et quatre à la mamelle.

MAÎTRE ROBERT.

Tatigué ! cela est bouffon. Mais, dites-moi, Madame, puisque vous vous trouvâtes au combat d’hier, ne pourriez-vous pas m’en faire le récit ? Morgué, je suis curieux de mon naturel.

CRISPIN, à part.

Que diable lui dirai-je ?...

Haut.

Excusez-moi, Monsieur, ma douleur est si grande, qu’elle m’a fait perdre la mémoire.

MAÎTRE ROBERT.

Eh ! morgué, je vous en prie.

CRISPIN.

Tout ce que je vous puis dire, mon cher ami, c’est qu’il y faisait diablement chaud. Au commencement du combat, mon pauvre mari eut son Cheval tué sous lui.

MAÎTRE ROBERT.

Eh ! pargué, Madame, vous vous fagotez de moi. Est-ce qu’on combat à cheval sur la mer ? C’était donc queuque Cheval marin.

CRISPIN.

Pardon, mon cher Monsieur, je suis encore si troublée, que je ne sais ce que je dis.

MAÎTRE ROBERT.

Hé ! là, là, remettez-vous, et me contez tous ça de bout en bout.

CRISPIN.

Vous saurez donc, pour achever mon discours, que notre Vaisseau ayant aperçu ceux des Amazones, commença à changer de visage ; il tint ferme cependant, mais voyant qu’on avançait sur lui, il se mit à se sauver à toutes jambes. On court sur nous, nous nous retournons ; on nous attaque, nous nous défendons, et nos gens disputent longtemps le terrain. Tantôt les Amazones avaient le dessus, tantôt elles avaient le dessous. Bref enfin, la victoire se déclare pour elles, elles nous taillent en pièce, et le combat finit faute de Combattants.

MAÎTRE ROBERT.

Tatigué ! comme vous contez ça, il n’y a pas de votre faute. Mais ce bruit de Trompettes nous avertit que le Triomphe est en marche, et je vous quitte pour m’y rendre au plutôt. Tatigué ! ce sera là un drôle de corps d’Amazone, si elle est jamais enrôlée parmi nos troupes.

 

 

Divertissement

 

On entend un bruit de Trompettes et de Timbales, après lequel commence la marche.

Maître Robert en espèce de Suisse à la tête. Deux Amazones portant des trophées d’Armes, d’autres conduisant les Prisonniers enchaînés. Une Amazone porte l’étendard de la République. Plusieurs Amazones, l’épée à la main sont autour du Char de Triomphe sur lequel est la Générale. Troupe d’Esclaves enchaînés ; les uns traînent le Char, les autres le suivent.

La Marche est fermée par les Amazones. Après que la Marche s’est rangée, on chante l’air suivant.

Air.

UNE AMAZONE.

À vos vainqueurs rendez hommage,

Amants trompeurs, Maris jaloux,

Reconnaissez dans l’esclavage,

Tout l’avantage

Que notre Sexe a sur vous.

Entrée d’Esclaves.

UNE AMAZONE.

Nous dédaignons de vaincre par nos charmes,

Et nous désavouons le pouvoir de nos yeux.

Notre Triomphe est bien plus glorieux,

Quand nous ne le devons qu’à l’effort de nos armes.

Entrée d’Amazones.

Vaudeville.

PREMIÈRE AMAZONE.

Par des raisons, prouvons aux hommes

Combien au dessus d’eux nous sommes,

Et quel est leur triste destin :

Nargue du genre masculin.

Faisons voir quel est leur caprice,

Leur folie et leur injustice.

Chantons et répétons sans fin :

Honneur au Sexe féminin.

DEUXIÈME AMAZONE.

D’amour propre l’âme remplie,

Un fanfaron souvent publié

              Des saveurs qu’il poursuit en vain :

Nargue du Genre masculin.

Mais la femme la plus coquette,

Sur ses plaisirs toujours discrète,

Cache sa faiblesse en son sein ;

Honneur aux Sexe féminin.

TROISIÈME AMAZONE.

L’homme ayant bu n’a plus de tête ;

Moins raisonnable qu’une bête,

Il ne peut trouver son chemin :

Nargue du Genre masculin.

Mais la femme en est plus aimable,

Plus riante, plus agréable,

Quand elle est en pointe de vin :

Honneur au Sexe féminin.

QUATRIÈME AMAZONE.

L’homme corrigeant la nature,

Pour faire passer sa figure,

Se fait tondre soir et matin ;

Nargue du Genre masculin.

La femme belle aux yeux expose

L’éclat du lys et de la rose,

Que l’on voie briller sur son teint :

Honneur au Sexe féminin.

CINQUIÈME AMAZONE.

Pendant dix ans l’homme étudie,

Et quelquefois toute sa vie ;

Qu’en a-t-il de reste à la fin ?

Nargue du Genre masculin.

Une Agnès sans expérience

Le confond avec sa science ;

Souvent il y perd son latin :

Honneur au Sexe féminin.

SIXIÈME AMAZONE.

Qu’à Cythère on fasse un voyage,

Au retour du pèlerinage

L’homme paraît toujours chagrin :

Nargue du Genre masculin.

La femme en revient au contraire

Plus éveillée et plus légère ;

Elle y retournerait soudain :

Honneur au Sexe féminin.

Le Triomphe finit en dansant au son des Trompettes.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

FINETTE, BELLONNETTE, CLORINDE

 

FINETTE.

Oh çà, mes chères Compagnes, maintenant que nous voilà seules, et en lieu de discourir ensemble, contez-moi un peu vos petites affaires.

CLORINDE.

Nous voudrions avoir de vos lumières sur des idées qui nous embarrassent.

FINETTE.

Comment, ma petite Clorinde, des idées qui vous embarrassent ? vous n’êtes pourtant pas dans l’âge d’avoir des idées embarrassantes ; pour Bellonnette, passe.

BELLONNETTE.

Voici le fait. Comme vous n’avez pas été élevée dans l’Île ainsi que nous, vous voulons vous demander la Carte des Pays que nous ne connaissons pas.

FINETTE.

Parlez, sans préambule.

CLORINDE.

Volontiers. Nous entendons quelquefois soupirer des Amazones nouvelles. En soupirant elles prononcent les noms de certains, hommes qu’elles appellent leurs amants.

FINETTE.

Oui-dà.

CLORINDE.

Et nous sommes toutes deux fort curieuses de savoir ce que c’est que des amants. Il faut que ce soit des hommes bien méchants, puisqu’ils font ainsi pleurer de jolies personnes ?

FINETTE.

Oh ! ils ne les font pleurer que quand ils sont éloignés d’elles ; car quand ils sont ensemble ils les font rire.

CLORINDE.

Ils les sont rire ? Cela doit être fort réjouissant.

FINETTE.

Cela ne l’est pas toujours... Il y a des amantes qui ne sont pas contentes de leurs amants...

BELLONNETTE.

Qu’appelez-vous les amantes ?

FINETTE.

Les amantes sont ces jolies personnes que font pleurer ou rire leurs amants.

BELLONNETTE.

Je voudrais bien être amante.

CLORINDE.

Et moi aussi ; mais je voudrais avoir un amant qui me fît rire.

FINETTE.

Cela est naturel.

BELLONNETTE.

Et dites-nous un peu ; quand il y a des amantes qui ne sont pas satisfaites de leurs amants, de quelle manière cela arrive-t-il ?

FINETTE.

En cent façons. Premièrement, il y a des amantes qui voudraient s’approprier des amants qui appartiennent à d’autres.

CLORINDE.

Quelle friponnerie ! Ces amantes-là n’ont guère de conscience.

FINETTE.

Dites-moi un peu, ma petite consciencieuse, ne vous est-il jamais arrivé d’avoir envie de goûter d’une tartelette, que vous lorgniez entre les mains de quelqu’une de vos Compagnes ?

CLORINDE.

Oh ! j’ai eu cent fois de ces tentations-là, et j’y ai toujours succombé.

FINETTE.

Hé bien ! les amants sont les tartelettes des  amantes... Je vois à votre mine que vous croqueriez bien une douzaine de ces tartelettes-là.

CLORINDE.

Et même la treizième.

FINETTE.

Ô la goulue !

BELLONNETTE.

Mais que font les amants auprès de leurs amantes ?

FINETTE.

Oh ! pour répondre à ce que vous me demandez, je vous dirai, comme je l’ai ouï dire, qu’autant de Pays, autant d’usages. Les amants, en Italie, emprisonnent leurs amantes ; en France, ils les laissent courir ; en Espagne, ils les ennuient ; et en Allemagne, ils les enivrent.

BELLONNETTE.

Je suis pour la France.

CLORINDE.

Et moi pour l’Allemagne.

FINETTE.

Je me doutais bien que l’Espagne et l’Italie n’étrenneraient pas.

BELLONNETTE.

Et les amants sont-ils longtemps assidus auprès des amantes ?

FINETTE.

C’est encore suivant le Pays. L’Espagnol voit son amante jusqu’à ce qu’elle meure, l’Italien jusqu’à ce qu’il l’ait fait mourir ; l’Allemand voie la sienne tant qu’il a soif, le Suisse après qu’elle est mère, et le Français jusqu’à ce qu’elle le soit.

BELLONNETTE.

Hom ! je crois que vos amants Français sont de véritables papillons.

FINETTE.

Il n’y a rien de gâté, leurs amantes ne papillonnent pas moins.

CLORINDE.

Mais, dites-moi... car il me reste encore bien des difficultés...

FINETTE.

Oh ! réservez-les pour une seconde audience. Si vous plaidiez, et que l’on fût d’humeur à vous écouter, vous ne donneriez pas le temps aux Juges d’aller à la buvette.

 

 

Scène II

 

FINETTE, CLORINDE, BELLONNETTE, CRISPIN, en femme

 

CRISPIN.

Que parlez-vous de buvette, mes Enfants ? Pourrait-on être de votre écot ?

BELLONETTE.

Madame, nous n’avons pas l’honneur de vous connaître.

CRISPIN.

Et qu’importe ? Nous aurons bientôt fait connaissance. Je n’aime point la conversation de toutes ces anciennes Amazones ; j’aime à me réjouir avec la jeunesse.

FINETTE.

Vous êtes assez bien tombée, car de notre côté nous ne haïssons pas la joie.

CRISPIN.

Hé bien, qu’est-ce ? Comment vous trouvez-vous dans cette Île ? Depuis quel temps y êtes-vous ?

FINETTE.

Je n’y suis que depuis un mois ; et je commence à m’y accoutumer.

BELLONNETTE.

Pour nous depuis que nous y sommes, nous ne laissons pas quelquefois de nous ennuyer ; et nous voudrions être en âge de combattre.

CRISPIN.

Comment, vous ne combattez pas encore ?

BELLONNETTE.

Non, Madame, nous sommes encore dans la Compagnie des Cadettes ; et vous savez bien qu’on ne les occupe qu’à faire l’exercice, et à garder la Citadelle.

CRISPIN.

Cela est assez ennuyeux. Je parlerai à la Générale, pour vous faire marcher à la première action.

BELLONNETTE.

Nous vous serons bien obligées, Madame.

CRISPIN.

Bon ! cela ne me coûte rien. Mais, dites-moi, les Belles, comment vous appelez-vous ?

CLORINDE.

Mon nom de guerre est Clorinde.

BELLONNETTE.

Et moi, Bellonnette.

FINETTE.

Et moi, Victorine. Et vous, Madame ?

CRISPIN.

Crispinette.

FINETTE, riant.

Crispinette ! Ah ! ma Sœur, le drôle de nom de guerre !

CRISPIN.

Comment, qu’avez-vous donc à rire, petite fille ? Est-ce que vous prétendez vous moquer de moi ?

FINETTE, riant.

Pardonnez-moi, Madame ; mais c’est que nous trouvons votre nom aussi plaisant que votre figure. Adieu, Madame Crispinette.

 

 

Scène III

 

CRISPIN, seul

 

Maugrebleu des petites Masques ! Je croyais avoir rencontré là une espèce de bonne fortune, et profitant de leur innocence...

 

 

Scène IV

 

VALÈRE, en Amazone, CRISPIN

 

CRISPIN.

Mais j’aperçois ici une Amazone qui me caracole. Hom, c’est apparemment une connaisseuse qui n’est pas la dupe de mon déguisement.

VALÈRE, examinant Crispin.

Si je ne l’avais vu périr, je croirais que ce serait lui.

CRISPIN.

Oh ! parbleu, c’est mon Maître, ou son ombre.

VALÈRE.

Crispin ?

CRISPIN.

Valère.

VALÈRE.

Quoi ! c’est toi, mon pauvre Crispin ?

CRISPIN.

Quoi ! c’est vous, mon cher Maître ?

VALÈRE.

Je te croyais péri avec le reste de l’équipage.

CRISPIN.

L’équipage n’est point péri : les autres vaisseaux de la flotte ont envoyé leurs chaloupes pour le secourir. Pour moi, dès que j’ai senti la terre sous mes pieds, je n’ai pas voulu tâter davantage de la mer. Mais à propos, Monsieur, vous êtes à charmer dans cet ajustement. Parlez-moi sans détour. Quelle Amazone compatissante s’est chargée de vous mettre ainsi dans vos meubles ?

VALÈRE.

Il est inutile que je te fasse un détail de tout cela, de même que je ne m’informe pas d’où tu tiens ton déguisement. Tout ce que je puis te dire, c’est que je n’ai pu encore avoir des nouvelles de Julie, et que mille Beautés, plus charmantes les unes que les autres, (mais qui ne sont point elle,) viennent m’accueillir tour à tour. Je les vois désarmées de cette fierté, et même de cette pudeur que le Sexe n’emploie qu’auprès des hommes. Elles me font mile caresses innocentes, auxquelles je ne réponds qu’avec une retenue, que je tremble à tout moment de laisser échapper.

CRISPIN.

Je suis à peu près dans le même cas. Mais enfin que leur dites-vous ?

VALÈRE.

Que veux-tu que je leur dise ! Hélas ! le plus souvent rien. Je les écoute.

CRISPIN.

Tant pis, morbleu ! tant pis ! Si vous gardez longtemps le silence, on s’apercevra bientôt que vous n’êtes pas femme. Pour moi, je ne manque pas par le bec ; et, quand je devrais mentir, ou ne dire que des fadaises, j’empêcherai qu’on me reconnaisse pour homme. Tel que vous me voyez, je suis un peu commère.

VALÈRE.

Sers-toi donc de ces talents pour tâcher de découvrir ici Julie. Je t’ai fait voir assez souvent son portrait, pour que tu la puisse reconnaître.

CRISPIN.

Oh ! que oui. Il ne s’agit plus que de savoir si le portrait lui ressemble.

VALÈRE.

C’est de quoi beaucoup de gens m’ont assuré.

CRISPIN.

Tant mieux. Je vais donc battre l’estrade, et passer toutes les Amazones en revue ; heureux si, en cherchant votre belle Julie, je puis rencontrer ma chère Marton !

 

 

Scène V

 

VALÈRE, seul

 

Tachons de notre côté de rejoindre Maître Robert ; je lui ai fait voir le portrait de Julie, et il m’a promis de faire une exacte recherche...

 

 

Scène VI

 

VALÈRE, MAÎTRE ROBERT

 

VALÈRE.

Mais le voici ; il aura peut-être découvert quelque chose.

MAÎTRE ROBERT.

Oh ! oui, morgué ! j’ai découvert, et plus que je ne voulais.

VALÈRE.

Mais, quoi encore ?

MAÎTRE ROBERT.

Que vous étiez un imposteux, ou un fourbe, ou un menteux. Choisissez sti-là des trois qui vous plaît le mieux.

VALÈRE.

Comment ?

MAÎTRE ROBERT.

Vous me faites accroire que vous arrivez tout chaudement ici, et il y a un mois que vous êtes à vous morfondre dans le Palais de la Générale, qui se plaint de votre froideur.

VALÈRE.

Qui t’a dit cela ?

MAÎTRE ROBERT.

Et parguenne, elle-même. Et qui m’a baillé un coup de poignard en m’avouant qu’elle vous aimait.

VALÈRE.

Comment la Générale m’aime ? es-tu fou ?

MAÎTRE ROBERT.

Non morgué, je ne le sis pas ; mais j’ai pensé devenir en apprenant cette nouvelle-là.

VALÈRE.

Va, mon pauvre Robert, on s’est moqué de toi. Je ne suis que d’aujourd’hui dans cette Île, je n’ai vu la Générale qu’à la cérémonie du Triomphe, qui n’a pas seulement tourné ses regards sur moi.

MAÎTRE ROBERT.

Morgué ! je m’y pars ; et si vous me dites vrai, il faut que j’aie rêvé tout ce que je croyais que la Générale m’avait dit tantôt. Morgué ! l’amour m’aurait-il fait tourner la cervelle d’une pareille manière ?

VALÈRE.

Cela se pourrait bien, et je t’avouerai moi-même, que dans l’impatience où je suis de trouver Julie, il me passe par la tête mille choses plus extravagantes les unes que les autres, et que j’ai toutes les peines du monde à ne m’y pas abandonner.

MAÎTRE ROBERT.

Sur ce pied-là, croyons donc que c’est un songe, ou bien qu’en me parlant de Valère, la Générale a voulu me parler de moi-même. Je me souviens qu’autrefois dans mon Village, quand je parlais de Margot, c’était souvent à Jacqueline que j’en voulais. L’Amour est comme ça inventif en inventions pour déguiser les déguisements.

VALÈRE.

Que Diable veux-tu dire ?

MAÎTRE ROBERT.

Il suffit, je m’entends bien. Adieu, je saurai bientôt à quoi m’en tenir. Si vous m’ayez trompé, je vous la garde bonne.

 

 

Scène VII

 

VALÈRE, seul

 

Ce pauvre Maître Robert est fou, assurément. Mais après tout, le suis-je moins que lui ? Il se flatte, il est heureux. Il a du moins le plaisir de connaître l’objet qu’il aime, de le voir sans cesse : moi...

 

 

Scène VIII

 

LA GÉNÉRALE, JULIE, en Amazone, VALÈRE

 

VALÈRE.

Mais quelqu’un s’approche d’ici ; c’est la Générale, suivie d’une Amazone de sa Cour... Que vois-je ! Cette Amazone ressemble bien au portrait que j’ai de Julie ; et je sens dans mon cœur des transports qui me donnent la curiosité d’entendre leur conversation. J’espère en tirer quelque éclaircissement sur ma destinée.

Il se tire à l’écart.

LA GÉNÉRALE, à Julie.

Approchez-vous, Valère, que je vous examine.

VALÈRE, à part.

Maître Robert avait raison. Ô Ciel ! je suis découvert... Mais non, elle ne me regarde pas... C’est à cette Amazone qu’elle adresse la parole.

LA GÉNÉRALE, à Julie.

Oui, mon cher Valère, tout le monde vous prendrait à présent pour la plus aimable de nos Amazones, je sens qu’il m’aurait été impossible de vivre sans vous.

JULIE.

Je ne suis pas digne des tendres sentiments que vous avez pour moi.

LA GÉNÉRALE.

Pourquoi ne cherchez-vous pas à les mériter ? Parlez-moi franchement ; ai-je une rivale heureuse ?

JULIE.

Je vous jure que vous n’avez pas une seule rivale ; et cependant...

LA GÉNÉRALE.

Et cependant vous ne pouvez reconnaître mon amour.

JULIE.

Ce n’est pas la reconnaissance qui me manque.

LA GÉNÉRALE.

Que vous manque-t-il donc, ingrat, pour payer mes tendres sentiments ?

JULIE.

Ah, Madame, bien des choses.

LA GÉNÉRALE.

Ô Ciel ! que d’indolence ! que de froideur !... Mais, que me veut cette trompette !

 

 

Scène IX

 

LA GÉNÉRALE, JULIE, SÉVÉRIDE, VALÈRE caché

 

LA GÉNÉRALE.

Qu’est-ce qu’il y a de nouveau ?

SÉVÉRIDE.

Ah, Madame ! il vient d’arriver un grand malheur.

LA GÉNÉRALE.

Quoi donc ! Que serait-il arrivé ?

SÉVÉRIDE.

Deux brigadières de vos Troupes, Florinde et Célonide...

LA GÉNÉRALE.

Vous m’intriguez... Que leur est-il arrivé ?

SÉVÉRIDE.

Elles viennent de se battre en duel.

LA GÉNÉRALE.

Et pour quel sujet ?

SÉVÉRIDE.

Pour le droit d’ancienneté, qu’elles se disputaient l’une et l’autre.

LA GÉNÉRALE.

Deux femmes se disputer le droit d’ancienneté ! cela me surprend. Quoiqu’il en soit, y a-t-il bien eu du sang de répandu ?

SÉVÉRIDE.

On les dit toutes deux blessées, mais légèrement.

LA GÉNÉRALE.

Et les a-t-on arrêtées ?

SÉVÉRIDE.

Oui, Madame, elles sont actuellement dans notre Salle des Gardes.

LA GÉNÉRALE.

Tant mieux, je vais sur le champ m’informer à fond de leur querelle, et donner mes ordres pour que cette affaire n’ait point de suite. Attendez-moi ici, mon cher Valère... Voici Martésie qui vous tiendra compagnie.

 

 

Scène X

 

JULIE, NÉRINE, VALÈRE

 

VALÈRE, à part.

Que viens-je d’entendre ? pourquoi appelle-t-on Valère cette jeune et charmante Amazone ? Que je suis ravi de ce qu’elle porte mon nom ! Tâchons de découvrir si c’est l’aimable Marseillaise que je dois épouser... Elle est encore plus belle que le portrait, et cependant il m’avait inspiré la passion la plus vive... Quel bonheur, si c’était elle ! Mais contraignons-nous ; et pénétrons, s’il se peut, les sentiments de son cœur, elle ne me connait pas, et ce que je sais de son aventure me donnera les moyens d’en apprendre le reste.

NÉRINE, bas à Julie.

Madame, il me semble qu’on vous examine bien attentivement. L’erreur de la Générale se serait-elle communiquée ? et cette lorgneuse-ci ne vous prendrait-elle point aussi pour un homme ?

VALÈRE, à Julie.

Permettez, charmante Julie...

JULIE, embarrassée.

Julie !...

À part.

Ah Ciel ! je suis trahie !

Haut.

Madame, vous vous méprenez...

VALÈRE.

Non, Madame. Votre surprise ne m’en dit que trop ; et je ne saurais, d’ailleurs, me méprendre sur votre compte. Vous êtes trop aimable pour n’être pas reconnue aisément.

JULIE.

Hé ! mais... Madame, d’où me connaissez-vous, s’il vous plaît ?

NÉRINE, à part.

Je me défie furieusement de cette connaissance-ci.

VALÈRE, à Julie.

Belle Julie, j’ai resté longtemps à Marseille ; je sais que vous êtes de Gênes ; je sais encore que vous deviez épouser un certain Valère...

JULIE.

Hélas ! depuis mon malheur, je n’ai point entendu parler de lui... Mais, comment en aurais-je entendu parler ? Depuis que j’ai été prise par les Amazones, elles m’ont traînées de mers en mers ; et ce n’est que depuis un mois que je suis ici. Encore, si j’étais sûre que Valère m’aimât, comme ses lettres me l’ont voulu persuader...

VALÈRE.

Valère vous adore, il a votre portrait ; ce portrait a frappé ses regards et son cœur, il n’aime que Julie.

JULIE.

Il n’aime que Julie ! Ah, s’il n’aimait que Julie, il l’aurait cherchée par toute la terre ! notre prise devait avoir fait assez de bruit pour l’animer à courir de rivage en rivage, pour avoir de mes nouvelles ; et peut-être, à la fin, serait-il parvenu jusqu’ici.

NÉRINE.

Que je lui veux de mal, à ce Monsieur Valère ! Son père a, dit-on, assez de bien pour armer toute une flotte ; et il nous laisse sécher dans une Île, où une jolie fille est aimable en pure perte ! Que nous sert d’avoir des charmes, si nous n’avons pas ici de quoi les mettre en usage.

VALÈRE, à Julie.

Oserai-je, Madame, vous demander ce que vous pensez de Valère ?

JULIE.

Qu’exigez-vous de moi, Madame ?

VALÈRE.

Parlez, je vous en conjure.

JULIE.

Hé ! mais, Madame, je crois que je ne pense pas de Valère, ce que devrait m’en faire penser son indifférence.

VALÈRE.

Expliquez-vous de grâce ; achevez un discours qui enchanterait Valère, s’il l’entendait.

JULIE.

Puisque vous savez nos affaires, je me flatte, Madame, que vous ne condamnerez pas le penchant que je sentais pour un homme destiné à être mon époux. Je ne l’ai jamais vu, mais j’en ai entendu parler ; j’ai lu les lettres qu’il m’écrivait ; la beauté de son caractère y est peinte ; et je suis plus sensible à la délicatesse des sentiments qu’à tout autre mérite.

VALÈRE, se jetant aux genoux de Julie.

Je ne saurais plus dissimuler... Mon bonheur est trop grand, pour le cacher davantage... Belle Julie, c’est Valère, fidèle, confiant et charmé, qui a le plaisir d’embrasser vos genoux.

JULIE.

Vous, Valère ! Ah ! quel surprenant bonheur pour moi !

NÉRINE.

Ma foi, j’avais quelque soupçon que cette Amazone était de contrebande.

VALÈRE.

Mais de grâce, dites-moi, Madame, pourquoi je vous ai entendu nommer Valère ?

NÉRINE.

Chut, c’est un mystère galant que ceci.

JULIE.

J’étais travestie en homme pour des raisons que je vous dirai dans la suite, quand j’ai été prise par les Amazones.

NÉRINE.

Et Madame, quand on l’a présentée à la Générale, s’est donnée votre nom, parce que par hasard il lui est venu le premier dans l’esprit ; vous devinez sans doute comment ce hasard-là est arrivé.

JULIE.

Vous jugez, Valère, si l’on pensait à vous.

NÉRINE.

La Générale prend Madame pour un joli homme ; vous devinez bien encore la conséquence de cette méprise.

JULIE.

Vous avez bien fait de vous déguiser en femme, cet habit vous sauvera de l’esclavage, et nous procurera la facilité de nous voir.

VALÈRE.

Quels doux moments suivent tant de peines et inquiétudes !

 

 

Scène XI

 

LA GÉNÉRALE, JULIE, VALÈRE, NÉRINE

 

VALÈRE.

Que la fortune me récompense bien des maux qu’elle m’a causés !

Il baise la main de Julie.

NÉRINE, apercevant la Générale.

Oui ; mais la fortune a tort de prendre la Générale pour témoin de ces récompenses-là.

LA GÉNÉRALE, à part.

Que vois-je ? une Amazone inconnue baise la main de Valère !

Bas, à Julie.

Ah ! perfide Valère, vous me trahissez.

JULIE.

Moi, Madame !

NÉRINE, à part.

Nous allons voir bien du qui-pro-quo.

LA GÉNÉRALE, bas, à Julie,

Quelle est cette Amazone qui vous parlait avec des gestes si tendres ?

JULIE.

C’est... C’est une jeune personne de Gênes qui me demandait des nouvelles de son père.

NÉRINE.

Oui ; c’est un fort bon cœur de fille, dont vous seriez extrêmement contente, si vous la connaissiez telle qu’elle est.

LA GÉNÉRALE.

Je n’ose éclater ; cependant je sens bien qu’on me joue.

 

 

Scène XII

 

LA GÉNÉRALE, VALÈRE,  JULIE, NÉRINE, CRISPIN, en Amazone

 

CRISPIN, à part.

Où diable est mon Maître ? Je le cherche partout ; j’ai les meilleures nouvelles du monde lui donner... Mais le voici.

Haut.

Réjouissez-vous, Seigneur Valère ; vous verrez enfin votre chère Julie ; on vient de m’assurer qu’elle était dans cette Île.

NÉRINE, bas, à Crispin.

Tais-toi, misérables.

CRISPIN, haut.

Pourquoi me tairais-je ? Il n’y a personne ici de trop.

NÉRINE, bas.

Le Bourreau !

CRISPIN, haut.

Apprenez...

NÉRINE, bas, à Crispin.

Apprenez, Monsieur le bavard, que vous parlez devant la Générale, et qu’il ne fait pas bon ici pour les Amazones de votre espèce.

CRISPIN, à part.

Sur ce pied-là, plions bagage.

Il sort.

 

 

Scène XIII

 

LA GÉNÉRALE, JULIE, VALÈRE, NÉRINE

 

LA GÉNÉRALE, bas, à Julie.

Vous voyez, trompeur Valère, que je sais, malgré vous, tous vos secrets... Vous aimez cette Julie qu’on vous annonce avec tant de zèle. On vous apprend devant moi qu’elle est dans cette Île, et je vois clair dans vas projets ; il n’est plus question de dissimuler avec moi. Non, ingrat Valère, n’espérez pas que je sois votre dupe.

NÉRINE, à part.

Elle a beau dire, elle ne peut pas manquer d’être la dupe du Valère qu’elle aime.

LA GÉNÉRALE, bas, à Julie.

Ah, Valère ! en vous déguisant, je croyais vous fixer près de moi, et au contraire je vous procurais la liberté de chercher ma rivale !

JULIE.

Je vous répéterais cent fois que vous êtes dans l’erreur, sans pouvoir vous le persuader...

LA GÉNÉRALE.

C’est pousser trop loin une pareille négative. Je ne suis plus maîtresse de mon courroux... Holà, Gardes, qu’on l’arrête.

 

 

Scène XIV

 

LA GÉNÉRALE, JULIE, VALÈRE, NÉRINE, GARDES AMAZONES

 

VALÈRE.

Si vous préparez quelque supplice à Valère, c’est moi.

NÉRINE, bas.

Autre étourdi.

LA GÉNÉRALE, à Valère.

Ah, tu es apparemment cette Julie, puisque tu veux ce faire arrêter pour Valère ! Mais tu seras contente. Gardes, ôtez l’épée à cette Amazone.

À Julie.

Et toi perfide Valère, retire-toi, je te laisserais peut-être punir suivant la rigueur de nos Lois, si tu étais une fois prisonnier ; mais je me vengerai de toi sur ma rivale. Qu’on la mené dans la prison des Amazones.

Les Gardes emmènent Valère.

NÉRINE, à part.

Bon ! on appelle cela enfermer le loup dans la bergerie.

JULIE.

Allons chercher les moyens de l’en tirer.

 

 

Scène XV

 

LA GÉNÉRALE, seule

 

Que je suis malheureuse ! Ah ! Léandre, quelque part où tu sois, que le Ciel me punit bien, de t’avoir voulu trahir pour un ingrat, dans le temps que tu m’es plus fidèle que jamais !

 

 

Scène XVI

 

LA GÉNÉRALE, MAÎTRE ROBERT

 

MAÎTRE ROBERT.

Madame, je viens vous avenir que Madame la Major de la Place va se rendre ici ; où j’ai conduit les passagers de la prise d’hier. J’ai fait mettre les Officiers et les Soldats aux arrêts jusqu’à nouvel ordre ; et l’on a distribué les Matelots sur les Vaisseaux de la République.

LA GÉNÉRALE, avec tristesse.

Tu as bien fait.

MAÎTRE ROBERT.

Morgué ! comme vous me dites cela tristement !

LA GÉNÉRALE.

Ah ! Maître Robert, je suis la plus malheureuse personne du monde ! Ce Valère, dont je t’avais parlé en aime une autre que moi.

MAÎTRE ROBERT.

Comment ! morgué, ce n’est donc pas un rêve que ce que vous m’avez dit tantôt.

LA GÉNÉRALE.

Et plût au Ciel que c’en fût un ! Le cruel aime Julie ; et, pour m’en venger, je viens de la faire arrêter.

MAÎTRE ROBERT.

Oh ! pour le coup, je ne sais plus où j’en suis. Allez, Madame, ce Valère-là est un impertinent ; et il vous m’en croyez, vous vous en vengeriez autrement.

LA GÉNÉRALE.

Et comment ?

MAÎTRE ROBERT.

Morgué ! Si j’étais en votre place, je ne regarderais pas à la biauté ; je prendrais queuque bon lourdaud qui vous aimît, là, tout à la franquette ; et, pour peu que le cœur vous en dise, j’en connais un... qui...

LA GÉNÉRALE.

Et qui ferait assez hardi ici pour m’aimer, et pour me manquer de respect au point ?...

MAÎTRE ROBERT.

Oh ! ce que j’en dis, ce n’est pas que j’en parle... mais queuquefois... que sait-on ?

LA GÉNÉRALE.

Non, Maître Robert, il n’y a ici personne assez téméraire pour oser porter ses désirs jusqu’à moi ; et je le punirais rigoureusement de la moindre idée qu’il aurait pu concevoir de me rendre sensible.

MAÎTRE ROBERT.

Oh ! je le sais morgué bian, qu’il n’y ferait bon de s’y frotter, et qu’il faut que ça vienne de vous. Parlons d’autre chose. N’attendez-vous pas ici Madame la Major, pour voir les Esclaves que vous voulez retenir, et ceux que vous voulez renvoyer ?

LA GÉNÉRALE.

Non, je n’ai pas l’esprit assez tranquille pour cela. Dis à Madame la Major que je m’en repose sur elle.

 

 

Scène XVII

 

MAÎTRE ROBERT, seul

 

Hé bien ! Monsieur Maître Robert ; vous voyez bien que vous êtes un sot, avec toutes vos idées saugornues. Allons, allons, congédiez moi au plutôt votre amour, et qu’il n’en soit plus parlé.

 

 

Scène XVIII

 

LA MAJOR, MAÎTRE ROBERT

 

MAÎTRE ROBERT.

Mais voici Madame notre Major.

LA MAJOR.

Hé bien ! Maître Robert, tu n’as pas encore averti notre Générale ?

MAÎTRE ROBERT.

Pardonnez-moi, Madame : mais, comme elle se trouve fatiguée, elle vous prie de faire seule la revue des prisonniers, et de garder ou de renvoyer ceux que vous jugerez à propos.

LA MAJOR, bas.

Ouais ! notre Générale depuis un temps me paraît bien indifférente sur son pouvoir ! s’en lasserait-elle ?

Haut.

Oh ! parbleu, si j’en suis la Maîtresse, je n’en garderai guère. Le sort de ces malheureux me fait pitié. Quoique Major, j’ai le cœur tendre. Où sont-ils ?

MAÎTRE ROBERT.

Les voici.

On amène les prisonniers.

 

 

Scène XIX

 

LA MAJOR, MAÎTRE ROBERT, UN PETIT MAÎTRE, UN PROCUREUR, UN POÈTE, UN APOTHICAIRE, PLUSIEURS ACTEURS d’un Opéra de Campagne

 

Le Petit Maître file avec une Quenouille.

Le Procureur coud du linge.

Le Poète carde da la laine.

L’Apothicaire fait de la tapisserie.

Un autre Personnage fait des nœuds.

Les Acteurs de l’Opéra de Campagne font diverses autres bagatelles.

MAÎTRE ROBERT continue.

Je leur avais donné à chacun leur tâche, comme vous voyez, pour connaître à quels métiers ils sont propres ; mais il me paraît qu’ils n’ont pas encore fait beaucoup de besogne.

LA MAJOR.

En effet, et je m’aperçois que le vaisseau que nous avons pris était chargé d’assez mauvaise marchandise.

MAÎTRE ROBERT.

Voici la liste de leurs noms et surnoms : je vais les appeler, et vous pourrez les interroger tour-à-tour.

Il lit.

Bonaventure Papillotin de Lorgnenville.

LORGNENVILLE.

Me voilà.

LA MAJOR.

Ton état ?

LORGNENVILLE.

Garçon.

LA MAJOR.

Ton Pays ?

LORGNENVILLE.

Paris.

LA MAJOR.

Ton métier ?

LORGNENVILLE.

Petit Maître.

LA MAJOR.

De robe, ou d’épée ?

LORGNENVILLE.

Amphibie.

LA MAJOR.

Condamné à filer la quenouille.

MAÎTRE ROBERT lit.

Yves Fiacre Cornardet.

CORNARDET.

Me voici.

MAÎTRE ROBERT.

Cornardet ! oh ! pargué, celui-là sera marié à coup sûr.

CORNARDET.

Hélas ! il n’est que trop vrai.

LA MAJOR.

Ton Pays ?

CORNARDET.

Je suis Manceau.

LA MAJOR.

Ton métier ?

CORNARDET.

Procureur.

LA MAJOR.

Nous n’avons pas besoin ici de Procureur ; tout s’y juge militairement. As-tu été pris avec ta femme ?

CORNARDET.

Non, avant de m’embarquer je l’avais fait enfermer par Arrêt de la Cour.

LA MAJOR.

Tu as fait enfermer ta femme ! Aux galères.

CORNARDET.

Quel diable de Pays est-ce ici ?

LA MAJOR.

Allons, à d’autres.

MAÎTRE ROBERT lit.

Anonyme de Pestenville.

LA MAJOR.

Ton état ?

PESTENVILLE.

Veuf.

MAÎTRE ROBERT.

Tant mieux.

LA MAJOR.

Ton Pays ?

PESTENVILLE.

Normand.

MAÎTRE ROBERT.

Tant pis.

LA MAJOR.

Ton métier ?

PESTENVILLE.

Poète Satyrique.

LA MAJOR.

Poète Satyrique ! Condamné à la bastonnade.

PESTENVILLE.

Mais, Madame, j’en ai déjà reçu dans mon Pays.

LA MAJOR.

Cela te paraîtra moins étrange.

MAÎTRE ROBERT lit.

Gabriel Poupin. Oh! celui-là est garçon, sans doute ?

POUPIN.

Vous l’avez dit.

LA MAJOR.

Ton Pays ?

POUPIN.

Toulousain.

LA MAJOR.

Ton métier ?

POUPIN.

Rien.

MAÎTRE ROBERT.

Rien ! Hé, morgué, voilà un métier qui ne paraît pas propre à grand’chose.

LA MAJOR.

Condamné à faire des nœuds.

POUPIN.

Oh! pour cela, j’en fais à merveille.

MAÎTRE ROBERT lit.

Fleurant Cuirace Canon.

CANON.

C’est votre petit Serviteur.

LA MAJOR.

Canon ? diable, voilà un nom bien guerrier. Est-ce que vous êtes Bombardier ?

CANON.

Non, Madame, Apothicaire pour vous servir.

LA MAJOR.

Ah si !

CANON.

J’ai un secret merveilleux pour rafraîchir les Dames.

MAÎTRE ROBERT.

Nos Amazones ne prennent point leurs rafraîchissements chez les Apothicaires.

LA MAJOR.

Allons, allons : renvoyé, tout au plutôt. Mais finissons. Qui sont ces autres ?

MAÎTRE ROBERT.

C’est un rapsodie d’un Opéra de Campagne, composé de chant et de danse.

LA MAJOR.

Je les renverrai en France ; il y a là des Académies de musique qui ont grand besoin d’être recrutées.

MAÎTRE ROBERT.

Ne gardez-vous pas les femelles ?

LA MAJOR.

Eh ! ventrebleu, qu’en faire dans nos troupes ? Nous n’avons pas ici de Financiers à mettre à contribution.

MAÎTRE ROBERT.

Eh ! morgué, Madame, puisque vous en renvoyez tant, que ferez-vous ici de ces trois ou quatre malotrus que vous avez condamnés ?

LA MAJOR.

Je leur donne grâce à tous.

MAÎTRE ROBERT.

Quoi, sans rançon, Madame ?

LA MAJOR.

Sans rançon.

MAÎTRE ROBERT.

C’est morgué bian dit ; les Danseurs nous la paieront en cabrioles. Allons, mes enfants, réjouissez-vous d’être tombés en si bonnes mains ; et baillez-moi ici un petit plat de votre métier, pour faire passer mon chagrin.

 

 

Deuxième Divertissement

 

UNE ACTRICE de l’Opéra.

Chant n° 4.

Il est point de félicité,

Sans la charmante Liberté,

Liberté, Liberté, Liberté.

 

L’Oiseau dans la plus riche cage,

Par la tristesse est tourmenté :

Il nous chante, dans son ramage :

Il n’est point de félicité,

Sans la charmante Liberté,

Liberté, Liberté, Liberté.

 

Lorsque l’on est dans l’esclavage,

Par les plaisirs est-on flatté ?

Non ; tout blesse, rien ne soulage,

On hait jusques à la beauté.

Dans l’hymen le plus souhaité

On pense souvent au veuvage.

Il n’est point de félicité,

Sans la charmante Liberté,

Liberté, Liberté, Liberté.

Entrée de Danseurs de l’Opéra.

UN ÉTRANGER.

Chant n° 5.

Des Amazones à jamais,

Honorons la mémoire,

Chantons, chantons leur gloire :

Publions partout leurs bienfaits.

CHŒUR.

Chantons, chantons leur gloire ;

Publions partout leurs bienfaits.

UN ÉTRANGER.

Pour relever l’éclat de ce Sexe charmant,

Qui fait de l’Univers le plus digne ornement,

Que chacun de nous s’humilie ;

À notre honte, rappelons,

Dans tous les états de la vie,

Combien peu nous vallons.

Entrée d’Esclaves qui se réjouissent d’avoir recouvré la liberté.

Vaudeville. Chant n° 6.

UNE AMAZONE.

Dans notre Île on conduit souvent

Des Esclaves de peu de mise ;

Et par douzaine on les prend,

Sans tirer les frais de la prise.

Oh ! que les hommes d’à présent

Sont piètre marchandise !

UNE ACTRICE de l’opéra.

Un petit Maître chantonnant

Chez le Sexe s’impatronise ;

Il promet toujours hardiment,

Et jamais il ne réalise.

Oh ! que les hommes d’à présent

Sont piètre marchandise !

DEUXIÈME ACTRICE.

En amour un Gascon Normand

Ne prônait que sa vaillantise ;

Sa Maîtresse au même moment

Chantait sur le gazon assise :

Oh ! que les hommes d’à présent

Sont piètre marchandise !

TROISIÈME ACTRICE.

Le jour de la noce souvent

Femme croit mari qui se prise ;

Mais le lendemain on l’entend

Se récrier avec surprise :

Oh ! que les hommes d’à présent

Sont piètre marchandise !

UNE JEUNE ACTRICE.

Je veux avoir plus d’un amant

Pour en décider sans méprise :

Loin de blâmer étourdiment,

Je veux voir, avant que je dise :

Oh ! que les hommes d’à présent

Sont piètre marchandise !

Entrée générale.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

LA GÉNÉRALE, seule

 

Ô Ciel ! dans quelle triste situation me trouvai-je aujourd’hui ? Valère, que j’avais fait déguiser en femme, vient d’être reconnu et arrêté par les Amazones qui l’avaient prise sur mer ; et je me vois obligée de faire assembler le Conseil de guerre, pour le condamner moi-même selon la rigueur de nos lois. Ah ! malheureuse Angélique ! verras-tu périr un homme dont ton amour a fait tout le crime ! Que dis-je ? un homme, dont les traits te rappellent sans cesse l’image de Léandre que tu as tant aimé ! Ah ! je ne pourrai jamais consentir à sa perte ! Je sais que je puis lui faire grâce, après l’avoir condamné : mais il faut que quelqu’une de nos Amazones me la demande, et c’est ce qui m’a fait tirer de prison cette Julie dont son cœur est épris. Cruelle extrémité ! faut-il que j’aie recours à ma rivale, pour sauver l’ingrat que j’aime !

 

 

Scène II

 

LA GÉNÉRALE, MARTON

 

LA GÉNÉRALE.

Hé bien ! Trompette, avez vous sonnez partout l’assemblée du Conseil ?

MARTON.

Oui, Madame ; et me voilà bientôt à la fin de ma course. Cependant je vous donne avis qu’on vient de découvrir une flotte inconnue, qui faisait voile vers cette Île.

LA GÉNÉRALE.

Une flotte inconnue ! Que pourrait-ce être ? Je vais donner ordre qu’on l’aille reconnaître, et faire redoubler par tout sa Garde. Cependant ne vous éloignez pas en cas d’alarme.

 

 

Scène III

 

MARTON, seule

 

Ouais ! Notre Générale me paraît bien indifférente sur la nouvelle que je lui apporte ! Se lasserait-elle d’avoir une Armée de femme à commander ? Cela se pourrait bien, car la subordination est souvent blessée parmi des troupes qui n’aiment pas l’obéissance, et qui ne sauraient écouter sans répondre. Quoiqu’il en soit, achevons de sonner l’Assemblée du Conseil.

 

 

Scène IV

 

MARTON, CRISPIN, en femme

 

CRISPIN, à part.

Je suis curieux de savoir ce que signifie ce bruit de trompettes que j’entends depuis un quart d’heure. Si c’est pour aller combattre, je suis déjà mort. Ces chiennes d’Amazones ne sauraient-elles demeurer un moment en repos ?

MARTON, à part.

Voilà une plaisante Amazone ! et la République a fait là une jolie acquisition !

CRISPIN, à part.

Voici la sonneuse... à son aspect je me sens ému fortement. Mais... oui, c’est... c’est ma femme Marton. Courons l’embrasser. Mais, non, je vois qu’elle ne me reconnait pas ; profitons de son ignorance pour savoir un peu quelle vie elle a menée depuis notre séparation.

Haut.

Madame, comme je suis une jeune Amazone nouvellement enrôlée, je prends la liberté de vous demander votre nom.

MARTON.

Je m’appelle Tintamarre.

CRISPIN, à part.

Quelle est bien nommée ! sa marraine la connaissait.

MARTON.

Et je suis Trompette de la Générale.

CRISPIN, à part.

On fait ici distribuer judicieusement les emplois.

Haut.

C’est apparemment à cause de votre humeur pacifique qu’on vous a donné cette charge.

MARTON.

Voulez-vous que je vous régale d’une petite fanfare ?

Elle sonne de la trompette.

CRISPIN, l’arrêtant.

Quartier, Madame, quartier ; je n’ai pas les oreilles si belliqueuses que vous, je n’ai été bercé qu’avec le son des musettes.

MARTON.

Fi ! quel goût dépravé pour une Amazone ! Nos musettes, ici, sont les tambours ; et nos brunettes, les volées de canons.

CRISPIN.

Pour moi, Madame, je n’ai pas encore osé regarder un canon en face.

MARTON.

Il faudra pourtant bien que vous vous accoutumiez à leur physionomie, si vous voulez vous avancer dans nos troupes.

CRISPIN.

En vérité, Madame Tintamarre, je n’ai point d’ambition. Je ne crois pas que je puisse jamais me pousser comme vous.

MARTON.

Vous avez pourtant un teint qui semble avoir été enfumé par l’artillerie.

CRISPIN.

Je vous jure que mon teint a toujours été fort conservé... Mais, Madame, vous qui paraissez si attachée aux goûts de la République, n’auriez-vous point par excès de zèle, travaillé à sa propagation ?

MARTON.

Qu’entendez-vous par-là ?

CRISPIN.

J’ai ouï dire, ou lu, que les Amazones faisaient tous les ans des détachements de femmes vers leurs voisins, pour y aller emprunter les secours nécessaires pour empêcher leur Île de manquer ; et que des fruits qui en revenaient, elles gardaient les filles et renvoyaient les garçons à leurs pères. Parlez-moi sincèrement, Madame Tintamarre, n’avez-vous jamais été détachée pour aller à ces sortes d’expéditions ?

MARTON.

Bon ! ce que vous nous débitez là ne concerne que les Amazones du temps passé : les modernes agissent d’une manière bien opposée ; elles n’ont aucun commerce avec les hommes...

CRISPIN, bas.

Ah ! je respire.

MARTON.

Mais vous m’arrêtez ici trop longtemps ; laissez-moi exécuter les ordres qui me sont donnés.

Elle sonne de la trompette.

CRISPIN, l’arrêtant.

Communiquez-moi vos ordres, je vous prie.

MARTON.

De faire assembler le Conseil, pour juger un homme qui s’est déguisé en femme.

CRISPIN, alarmé.

Que lui fera-t-on ?

MARTON.

On lui cassera la tête, simplement.

CRISPIN.

Ah ! barbare Marton ! Ah ! malheureux Crispi...

MARTON.

Crispin ! Qu’entends-je ? et que vois-je ? Oui ; malgré ce déguisement, je le reconnais ; c’est lui, c’est mon mari.

CRISPIN, pleurant.

Oui, qui passera bientôt simplement par les armes, si vous n’avez pitié de lui.

MARTON.

Mon pauvre Crispin, comment es-tu débarqué dans cette Île ? Fais-moi un long récit de tes aventures.

CRISPIN.

Il est bien temps de demander des récits, quand il faut tout mettre en action pour me dérober à la Justice de vos chiennes d’Amazones. Allons donc, ma chère Madame Tintamarre, vous devez avoir ici du crédit, vous qui êtes dans un poste qui fait tant de bruit ; ne savez-vous pas quelque moyen pour me sauver ?

MARTON.

Oh ! oui, toutes les Amazones ont, chacune pendant leur vie, le privilège de donner la grâce à un homme coupable.

CRISPIN, riant.

Ma chère Marton, je compte sur votre privilège.

MARTON.

Je l’ai employé une fois en faveur d’un jeune Officier.

CRISPIN.

En faveur d’un jeune Officier ? Je suis perdu ! mais voyez parmi vos Compagne s’il n’est pas encore de privilège à concéder.

MARTON.

Tous les privilèges sont remplis.

CRISPIN.

Ne me voilà pas mal !

Bas.

Ah coquine ! si je réchappe de ce danger, tu me payeras le jeune Officier.

MARTON.

Le secret unique qui me relie pour te soustraire à la sévérité de nos Lois, c’est de te conseiller d’ôter promptement cet habit d’Amazones et de reprendre le tien.

CRISPIN.

Je l’ai aussi sur moi.

MARTON.

Et je te ferai passer pour un Esclave oublié dans la dernière revue.

CRISPIN.

Soit ; je ne serai pas longtemps à ma toilette.

MARTON.

Adieu. Je te quitte, de peur qu’on ne nous trouve ensemble, et que l’on ne me croie d’intelligence avec toi ; et je vais achever ma course.

Elle s’en va en sonnant de la trompette.

 

 

Scène V

 

CRISPIN, seul

 

Ah ! Madame Tintamarre, Je vous la garde bonne ! Cependant, sans elle, je n’avais plus de tête.

 

 

Scène VI

 

SÉVÉRIDE, DEUX GARDES, CRISPIN

 

CRISPIN.

Mais, que vois-je ? Ah ! je ne la porterai pas loin : et voilà une ronde Majore Féminine qui ne vient pas à moi dans un bon dessein.

LA PREMIÈRE GARDE.

Doucement, l’ami, il n’est pas nécessaire de vous déshabiller. Ce n’est pas de ce moment qu’on a des soupçons contre vous ; et je vous arrête de la part de la République.

CRISPIN.

Madame, vous ne me trouvez déguisé qu’à moitié ; on ne doit pas me faire mourir tout-à-fait.

SÉVÉRIDE.

Vous direz vos raisons dans le Conseil.

CRISPIN.

Mesdames, je retiens votre privilège, si quelqu’une de vous ne l’a pas encore donné.

SÉVÉRIDE.

Bon ! bon ! des privilèges ! il n’est pas mal, de temps en temps de faire des exemples. Gardes, qu’on l’emmène.

Les Gardes emmènent Crispin.

 

 

Scène VII

 

SÉVÉRIDE, seule

 

Voilà encore un plaisant magot, pour oser espérer que quelqu’une de nos Amazones demande sa grâce ! Elles savent mieux garder leur bisque pour ne la prendre que bien à propos. Mais voici l’heure du Conseil ; allons y prendre séance.

 

 

Scène VIII

 

LA GÉNÉRALE, LA MAJOR, SÉVÉRIDE, PLUSIEURS AMAZONES

 

On ouvre une ferme, et les Amazones paraissent assemblées.

LA GÉNÉRALE.

Braves Compagnes de Bellone, généreuses Amazones, vous savez le sujet qui nous assemble ici. Un jeune homme, ayant rencontré sa maîtresse sur nos terres, s’est déguisé en femme pour la voir plus facilement, et éviter en même-temps l’Esclavage. Voilà le fait, c’est à vous de juger.

LA MAJOR.

Nous avons des Lois ; il faut les suivre.

SÉVÉRIDE.

Je conclu à la mort.

PREMIÈRE AMAZONE.

Et moi de même.

SECONDE AMAZONE.

Et moi.

LA GÉNÉRALE.

Faites encrer le criminel.

 

 

Scène IX

 

LA GÉNÉRALE, LE CONSEIL, JULIE, en Amazone

 

SÉVÉRIDE.

Le voici.

LA GÉNÉRALE, à Julie.

Approchez, quel est votre nom ?

JULIE.

Valère.

LA GÉNÉRALE.

On vous accuse d’avoir déguisé votre Sexe.

JULIE.

Je ne m’en défens pas.

LA GÉNÉRALE, alarmée.

Vous nous répondrez, sans doute, que vous ne saviez pas les Lois du Pays, et vous rejetterez votre crime sur celle qui vous a conseillé de vous déguiser ?

JULIE.

Toutes les gênes du monde ne seraient pas capables de tirer de moi un tel secret ; et, si je n’ai pu répondre à ses bontés, du moins je ne ternirai point sa gloire.

LA GÉNÉRALE, alarmé.

On dit que vous aimez Julie ?

JULIE.

Moi, aimer Julie ! Elle qui cause aujourd’hui l’infortune de Valère, et qui l’expose...

À part.

Mais je me trahis moi-même.

Haut.

Faites-moi périr ; c’est tout ce que je demande.

LA GÉNÉRALE.

Faites entrer Julie.

 

 

Scène X

 

LA GÉNÉRALE, LE CONSEIL, JULIE, VALÈRE, en Amazone

 

SÉVÉRIDE.

La voilà.

LA GÉNÉRALE, à Valère.

Amazone, avancez. Connaissez-vous Valère ?

VALÈRE.

Comme moi-même.

LA GÉNÉRALE.

L’aimez-vous ?

VALÈRE.

Non.

LA GÉNÉRALE.

Vous n’aimeriez point Valère ? Serait-il possible ?

VALÈRE.

Non, je n’aime, je n’adore que Julie.

LA GÉNÉRALE.

Comment ! Vous êtes amoureuse de vous-même ?

LA MAJOR.

Elle n’est pas la seule.

LA GÉNÉRALE.

Je croyais pourtant Valère l’objet de tous vos vœux.

VALÈRE.

J’estime si peu Valère, que je vous demande sa mort.

LA GÉNÉRALE.

Elle n’est pas éloignée, puisqu’il est déjà condamné ; mais je vous avouerai que j’attendais plus de générosité de votre part ; je vous aurais accordé sa grâce, si vous me l’aviez demandée.

VALÈRE.

Hé ! quand Valère perd tout ce qu’il aime, qu’a-t-il besoin de la vie ?

LA GÉNÉRALE, à Julie.

Valère, sont-ce vos sentiments ?

VALÈRE.

Oui, Madame ; et je vous avouerai...

LA GÉNÉRALE.

Ce n’est pas à vous que je parle ; c’est à Valère.

VALÈRE.

Quoi ! Madame, est-il possible que vous puissiez être si longtemps dans l’erreur ? et que vous ne connaissiez pas que je suis Valère, et Madame, Julie ?

LA GÉNÉRALE.

Quoi ! Vous voulez encore m’en imposer ?

LA MAJOR.

Eh ! parbleu, Madame la Générale, c’est vous qui vous abusez vous-même. Je vois bien que je m’y connais mieux que vous. Tenez, voilà sûrement Valère, et voilà Julie. Les Majors  ne se trompent pas en hommes.

LA GÉNÉRALE.

Serait-il possible ? Ah ! que je suis confuse d’une telle méprise !

LA MAJOR.

Ce qui m’étonne le plus, c’est de voir qu’un Conseil aussi éclairé ait pu si longtemps s’y méprendre.

LA GÉNÉRALE.

Hé bien ! Mesdames, que serons-nous à tout ceci ? Recommencerons-nous la Procédure contre le véritable Valère ?

LA MAJOR.

Ma foi ! ce serait dommage. Son intrépidité m’a charmée ; j’aime les braves gens.

 

 

Scène XI

 

LA GÉNÉRALE, LE CONSEIL, VALÈRE et JULIE, habillés en Amazones, CRISPIN, à moitié habillé en Amazone

 

SÉVÉRIDE.

Mesdames, voici encore un coupable du même crime ; un homme qui s’était aussi déguisé en femme.

LA MAJOR.

Dieu me damne, voilà une bonne figure ! oh ! son procès est tout fait à celui-là.

CRISPIN, en tremblant.

Serviteur à toute l’honorable Compagnie. Mesdames, vous voyez un pauvre diable qui a toujours eu tant de vénération pour votre Sexe ; qu’il a souhaité mille fois d’être femme ; mais, ne pouvant y parvenir, il a tâché de pouvoir vous ressembler du moins par quelque endroit ; et c’est ce qui m’a fait prendre cet habit.

LA GÉNÉRALE.

Qui es-tu ?

CRISPIN.

Je me nomme Crispin, Valet du Seigneur Valère, et mari de Madame Tintamarre.

LA GÉNÉRALE.

Comment ? ta femme est au service de la République ?

CRISPIN.

Oui, Madame ; c’est elle qui a l’honneur de trompeter pour vous.

LA GÉNÉRALE.

Et tu venais ici, sans doute, dans le dessein de nous enlever ta femme ?

CRISPIN.

Oh ! point, je vous assure ; et j’en aurais dix de son humeur, que je vous prierais de les garder toutes.

LA MAJOR.

Mesdames, voilà deux coupables du même crime ; il n’en faut faire périr qu’un, et faire grâce à l’autre. Voyons, à la pluralité des voix, lequel nous ferons mourir.

CRISPIN.

Ah ! ce sera moi sans doute, et je n’aurai pas une voix en ma faveur.

LA MAJOR.

Que fais-tu ?

CRISPIN.

C’est que, dans mon Pays, lorsque deux femmes plaident l’une contre l’autre, la plus jolie est toujours sûre de gagner son procès.

LA GÉNÉRALE.

Ce n’est pas ici de même.

CRISPIN.

Non, quand il s’agit de juger des femmes. Tenez, Mesdames, pour qu’il n’y ait point de tricherie, qu’on nous fasse tirer à la courte-paille.

 

 

Scène XII

 

MAÎTRE ROBERT, LA GÉNÉRALE, LE CONSEIL, VALÈRE, JULIE, CRISPIN

 

MAÎTRE ROBERT.

Ah ! palsangué, Mesdames, voilà de belles affaires ! Tout est perdu ; songez à vous. Une armée de jeunes gens de toutes Nations vient de faire une descente dans votre Île, sans que les Amazones de la Garde aient osé seulement se mettre en défense.

LA GÉNÉRALE.

Ah ! qu’entends-je ? Mesdames, suspendons le jugement de ces criminels, et courons vite aux armes. Faites sonner partout l’alarme. Battez tambours ; sonnez, trompettes.

 

 

Scène XIII

 

MAÎTRE ROBERT, LA GÉNÉRALE, LE CONSEIL, VALÈRE, JULIE, CRISPIN, MARTON

 

MARTON.

Bon ! Madame, il est bien temps, à l’approche de cette armée qui porte pour Étendard un Amour triomphant entouré de cœurs percés de flèches ! les trois quarts de vos Amazones ont déjà déserté, et se sont allées rendre prisonnières de guerre.

LA MAJOR.

Ah ! tête ! ah ! ventre ! ah, mort !

MARTON.

Hé ! Madame la Major, ne jurez pas tant ; et songez vous-même à vous rendre.

LA MAJOR.

Moi, me rendre sans combattre ! oh ! les ennemis verront que je ne me rend pas si aisément.

 

 

Scène XIV

 

MAÎTRE ROBERT, LA GÉNÉRALE, LE CONSEIL, VALÈRE, JULIE, CRISPIN, MARTON, NÉRINE

 

NÉRINE.

Rassurez-vous, Mesdames ; l’armée ennemie que je viens de reconnaître, n’est composée que de jeunes amants rassemblés de toutes parts, qui viennent ici réclamer leurs Maîtresses ; et leurs intentions sont si bonnes, qu’avant que de répandre du sang, ils vous envoient un Député pour vous faire des propositions de paix.

MAÎTRE ROBERT.

Allons, morgué ; ça est bien naturel.

LA GÉNÉRALE.

Où est ce Député ? Mesdames, il le faut écouter.

 

 

Scène XV

 

LÉANDRE, LA GÉNÉRALE, LE CONSEIL, MAÎTRE ROBERT, JULIE, VALÈRE, MARTON, NÉRINE, CRISPIN

 

NÉRINE.

Le voici que j’ai conduit moi-même jusqu’ici.

LA GÉNÉRALE, à part, et mettant la main devant son visage.

Que vois-je ?

LA MAJOR.

Qu’avez-vous donc, Madame la Générale ? Est-ce que vous vous trouvez mal ?

LÉANDRE.

Illustres Amazones, une armée triomphante, conduite ici sous les étendards de l’Amour, bien loin de vouloir abuser de sa victoire, vient vous demander des fers. Oui, Mesdames, à l’aspect de tant de beautés, les vainqueurs se confessent vaincus, et ne veulent opposer à vos armes redoutables que des soupirs. Je parle au nom de ceux qui m’ont député vers vous ; car pour moi, j’avouerai qu’après la perte que j’ai faite du plus digne objet qui fût jamais sous les Cieux, je ne puis avoir désormais que de l’estime pour toutes les autres ; et si je perds l’espoir de retrouver parmi vous ma chère Angélique, que je cherche depuis si longtemps, ces lieux seront bientôt arrosés de mon sang.

LA GÉNÉRALE, ou Angélique, se découvrant.

Ah ! Léandre !

LÉANDRE.

Qu’entends-je ? Que vois-je ? c’est elle-même ? Je suis si transporté, que je ne puis parler.

CRISPIN, ôtant son cotillon.

Vivat. Voilà toute la procédure au néant.

MAÎTRE ROBERT.

Comment morgué ! Ma veuve a des culottes ?

CRISPIN.

Oui, mon cher ami. Peu s’en est fallu que Madame Tintamarre n’ait été veuve de moi.

LA MAJOR.

Que veut dire ceci, Madame la Générale ? Il me semble que vous mollissez ?

LA GÉNÉRALE.

Je retrouve Léandre ; je ne suis plus à moi-même.

LÉANDRE.

Ah, belle Angélique !

JULIE.

Ah, Valère !

CRISPIN.

Ah, Marton !

MARTON.

Ah, Crispin !

LA MAJOR.

Hé quoi ! Je n’entends de tous côtés que des soupirs. Quelle faiblesse ! Ainsi donc la République ne vit plus qu’en moi. Mais je me sens encore assez de vigueur pour en soutenir, moi seule, tous les droits. Oh ! ça, Monsieur le Député, capitulons un peu ensemble.

LÉANDRE.

Vous pouvez nous dicter des lois ; toute notre armée est prête d’y souscrire, et n’a point d’autre ambition que de vivre avec vous dans une amoureuse union, que rien ne pourra jamais troubler.

CRISPIN.

Ma foi, Madame la Major, il faut se rendre à cela. Heureusement j’ai sur moi de l’encre et du papier, et je vais écrire les articles de la capitulation.

LA MAJOR.

Non, non ; avec moi la parole vaut le jeu. Primo. Point de subordination entre le mari et la femme.

LÉANDRE.

Accordé.

LA MAJOR.

Secundo. Les Femmes pourront étudier, avoir leurs Collèges et leurs Universités, et parler Grec et Latin.

LÉANDRE.

Accordé.

MAÎTRE ROBERT.

Tatigué, que j’allons voir de Docteurs féminins !

LA MAJOR.

Tertio. Elles pourront commander les armées, et aspirer aux Charges les plus importantes de la Justice et de la Finance.

LÉANDRE.

Accordé.

LA MAJOR.

Ultimo. Nous voulons qu’il soit aussi honteux pour les hommes de trahir la foi conjugale, qu’il l’a été jusqu’ici pour les femmes ; et que ces Messieurs ne se fassent pas une gloire d’une action donc ils nous font un crime.

CRISPIN.

Diantre ! Voilà un article que les Dames ont souvent mis sur le tapis ; et je crains qu’il ne soit encore débattu.

LÉANDRE.

Non, non ; nous accordons tout.

LA MAJOR.

À ces conditions vos Troupes peuvent entrer ici, tambour battant, mèche allumée.

 

 

Divertissement

 

Marche d’amants.

UN AMANT.

Tambour battant, mèche allumée,

Une belle mène un amant,

Tant qu’elle n’est point animée

Du feu qui cause son tournent ;

Mais d’abord qu’elle est enflammée,

Soudain par un juste retour,

Le galant la mène à son tour

Tambour battant, mèche allumée.

Entrée.

Premier vaudeville.

UN AMANT.

Chant n° 8.

Terminons enfin nos alarmes :

Goûtons les moments pleins de charmes,

Que nous assure un si beau jour.

Que la paix règne sur la terre ;

Rendons en grâces à l’Amour,

Qui vient de terminer la guerre.

Relon ton plon, toure loure.

Toure loure lirette,

Sonnez, trompette,

Battez, tambour.

UNE AMAZONE.

L’Espagnol discret quand il aime,

Voudrait se cacher à lui-même

Le tendre secret de son cœur.

Le François, épris d’une belle,

N’en est pas plutôt le vainqueur,

Qu’il court publier la nouvelle.

Relon ton pion, toure loure.

Toure loure lirette,

Sonnez, trompette,

Battez, tambour.

Deuxième vaudeville.

FINETTE.

Chant n° 9.

Lorsque le Sexe féminin,

Querelle avec le masculin

La paix est facile à conclure :

En les faisant changer de ton,

L’Amour qui sait la tablature,

Les met bientôt à l’unisson.

La fillette

Est faite

Pour le garçon,

Minon, minette :

Et le garçon

Pour la fillette

Minette, minon.

 

Frère Philippe, faux prudent,

Fait croire en vain à son enfant

Que fille jolie est une oie,

L’adolescent tout sot qu’il est,

En la voyant, pâme de joie ;

C’est le seul oiseau qui lui plaît.

La fillette

Est faite

Pour le garçon,

Minon, minette ;

Et le garçon

Pour la fillette,

Minette, minon.

 

En vain la sévère maman,

Du devoir fâcheux truchement,

Du matin au soir moralise ;

Car, tandis qu’elle prêche, hélas !

Le tendron qu’elle tyrannise,

Allez souvent chante tout bas :

La fillette

Est faite

Pour le garçon,

Minon, minette ;

Et le garçon,

Pour la fillette ;

Minette, minon.

 

Un jour certain grave Avocat ;

À son épouse, sans éclat,

Conseillait de fuir le scandale,

Il toussa, quand il eut tout dit.

À sa triste mercuriale

Sa femme gaiement répondit :

La fillette

Pour le garçon,

Minon, minette ;

Et le garçon

Pour la fillette,

Minette, minon.

 

Un jour le vigneron Lucas,

Tenant en main son échalas,

Se promenait sous une treille ;

Il trouva la jeune Fanchon ;

Il s’en fut lui dire à l’oreille :

Ne lanternez plus, mon bouchon :

La fillette

Pour le garçon,

Minon, minette :

Et le garçon

Pour la fillette,

Minette, minon.

 

Quoi ! toujours d’un air d’Opéra

Le fade Tircis m’ennuiera !

Il ne sort point de la brunette,

Vive Colin ! j’aime le ton

Qu’incessamment il me répète ;

Il ne sait que cette chanson :

La fillette

Pour le garçon,

Minon, minette :

Et le garçon

Pour la fillette,

Minette, minon.

 

Vainement mon Maître à chanter,

Les Cantates vient me vanter,

Et sur leur prix aime à s’étendre ;

Je n’entends rien à sa leçon.

Jamais je ne saurai comprendre

Que le goût de cette chanson ;

La fillette

Pour le garçon,

Minon, minette ;

Et le garçon

Pour la fillette,

Minette, minon.

CLORINDE.

J’entends prôner que les amants,

Trahissent par fois leurs serments,

Quand leur cœur a ce qu’il désire ;

Il faut les craindre, me dit-on ;

Mais quoique l’on en puisse dire,

Je veux voir si l’on a raison.

La fillette

Pour le garçon,

Minon, minette ;

Et le garçon

Pour la fillette,

Minette, minon.

MADAME TINTAMARRE.

              À présent que le féminin

S’accorde avec le masculin,

Chez l’Amour on verra la presse.

J’irai dans chaque carrefour,

Rassemblant toute la Jeunesse,

Publier au son du tambour :

La fillette

Pour le garçon,

Minon, minette ;

Et le garçon

Pour la fillette,

Minette, minon.

Au Parterre.

Messieurs, nos soins et nos désirs

N’ont pour objet que vos plaisirs,

C’est tout ce qui nous intéresse :

Puisse le Parterre content,

Loin de critiquer notre Pièce,

S’en aller souper en chantant :

La fillette

Pour le garçon,

Minon, minette ;

Et le garçon

Pour la fillette,

Minette, minon.

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