Les Actionnaires (Eugène SCRIBE - Jean-François BAYARD)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de S. A. R. Madame, le 22 octobre 1829.

 

Personnages

 

PIFFART, spéculateur

GUSTAVE, son cousin, jeune avocat

LABOURDINIÈRE, son compère

MONSIEUR DE KERNONEK, propriétaire

ESTELLE, sa fille

MADAME DESPERRIERS, sa sœur

TREMBLIN, actionnaire

HARDY, actionnaire

CRIFORT, actionnaire

CLAIRÉNET, actionnaire

DESPERTHES, actionnaire

PLUSIEURS ACTIONNAIRES

DEUX DOMESTIQUES de Piffart

 

La scène se passe à Paris dans l’appartement de Piffart.

 

Le théâtre représente un appartement richement décoré. Porte au fond. À gauche de l’acteur, et sur le deuxième plan, la porte du cabinet de Piffart. Du même côté et sur le devant une table couverte de cartons et de papiers.

 

 

Scène première

 

PIFFART, un carnet à la main, assis auprès de la table

 

Passif, soixante mille francs... actif, rien. – Frais premiers de l’entreprise... deux cent quarante mille francs... Total : trois cent mille francs. – Qui de rien paie cent mille écus, reste... C’est bien... l’opération est bonne... quoi qu’il arrive, mon capital est le même, et je retombe toujours sur mes pieds.

Air : On dit que je suis sans malice.

Je n’ai plus rien, mon coffre est vide...
Loin qu’un tel aspect m’intimide,
Pour s’enrichir nul n’est, je crois,
En meilleure passe que moi.
La fortune est une infidèle ;
Et pour atteindre cette belle...
Si courir est le bon moyen,
On court bien mieux quand on n’a rien.

Un domestique en riche livrée entre.

Qu’est-ce ?

LE DOMESTIQUE.

Monsieur Gustave de Rennes.

PIFFART.

Qu’il entre !

Le domestique introduit Gustave ; et sort.

 

 

Scène II

 

GUSTAVE, PIFFART

 

PIFFART.

C’est Gustave, mon cousin.

GUSTAVE.

Mon cher Piffart... tu me reconnais ?

PIFFART.

Comment te trouves-tu à Paris ?

GUSTAVE.

Je suis arrivé hier de Rennes.

PIFFART.

Notre pays.

« À tous les cœurs bien nés... »

La plus vilaine ville que je connaisse... Et nos chers compatriotes... têtus, querelleurs, mauvaises langues... C’est égal... le souvenir de la patrie... Je vois que tu as fait comme moi... tu n’as pas pu y rester.

GUSTAVE.

Je viens pour affaires.

PIFFART.

Et ta première visite est pour ta famille.

GUSTAVE.

Non vraiment... j’ignorais ton adresse, que je comptais demander ce matin à ton ancienne administration... et c’est par erreur que je t’embrasse.

PIFFART.

Ô nature !... N’importe.

GUSTAVE.

Je devrais être ici depuis huit jours ; mais j’ai été arrêté à Angers... ce qui me contrarie ; car chargé par un monsieur de Kernonek, un client à moi, de remettre une lettre à sa sœur, madame Desperriers, place Vendôme...

PIFFART.

C’est ma propriétaire... celle qui m’a cédé son appartement, et qui habite maintenant le second.

GUSTAVE.

Superbe vestibule... escalier magnifique... Je monte au premier, je sonne... je me crois chez un ministre... on me dit que je suis chez monsieur Piffart. – monsieur Piffart de Rennes ? – Oui, monsieur, – Qui l’année dernière était commis aux douanes, à cinquante louis ? –Oui, monsieur. – C’est mon cousin... Et dis-moi... comment cela t’est-il arrivé ?

PIFFART.

Un matin, en lisant le journal... une idée heureuse... Sans rien avoir, j’ai réuni quelques centaines de mille francs, l’argent des autres... et, comme cela se pratique, il m’en est resté quelque chose.

GUSTAVE.

Je t’en fais compliment ; et pour un crésus tel que toi, ce que je t’apporte va te paraître bien misérable.

PIFFART.

Qu’est-ce donc ?

GUSTAVE.

Ce que tu m’as prêté si généreusement, il y a trois ans, en quittant le pays... ces six mille francs.

PIFFART, avec joie.

Six mille francs !... ma foi, cousin, je les avais oubliés...

À part.

Et ils viendront bien à point.

Haut.

À moins que cela ne te gêne.

GUSTAVE.

Non, mon ami... je suis avocat ; je commence à plaider. Pendant ces trois années, j’ai travaillé jour et nuit pour acquitter cette dette... Depuis, j’ai fait un petit héritage... une dizaine de mille francs, que prudemment je viens placer à Paris, sur le grand livre.

PIFFART.

Vraiment !... Te voilà donc à la tête de cinq cents livres de rente.

GUSTAVE.

Eh mon Dieu ! cousin, je n’ai pas d’ambition ; aussi, je te jure bien que si ce n’était que cela, je me trouverais trop heureux... mais il s’en faut.

PIFFART.

Que veux-tu dire ?

GUSTAVE.

Que le découragement s’est emparé de moi... et que la vie m’est insupportable.

PIFFART.

À ton âge... à vingt-cinq ans !... Est-ce que par hasard tu serais amoureux ?

GUSTAVE.

Justement : et de la plus riche héritière de Bretagne.

PIFFART.

Rien que cela ?

GUSTAVE.

La fille de monsieur de Kernonek, que pendant deux ans, à Rennes, j’ai vue presque tous les jours... car, grâce au ciel, son père avait des procès... mais, par malheur, je les ai tous gagnés... Depuis un mois Estelle est ici à Paris, chez madame Desperriers, sa tante... Son père doit venir la rejoindre pour l’établir, pour la marier... que sais-je ? à quelque banquier, quelque grand capitaliste... car, plus il est riche, plus il veut le devenir.

PIFFART.

C’est toujours comme cela.

GUSTAVE.

Ils sont tous de même... aussi, j’ai pris la richesse en haine... je la déteste.

PIFFART.

Serment d’amoureux.

Air : J’en guette un petit de mon âge.

Au lieu d’accuser la richesse,
Tâche, mon cher, de la mettre en défaut.
Pour cela, poursuis-la sans cesse,
Sois courageux, entêté, s’il le faut.
La fortune qu’on sollicite
Est souvent comme la beauté,
Qui donne à l’importunité
Ce qu’elle refuse au mérite.

GUSTAVE.

Pour l’importuner, encore faut-il la rencontrer... et le moyen ?

PIFFART.

Ne suis-je pas là ?

GUSTAVE.

Il serait vrai ! tu voudrais bien me guider... te charger de mon sort ?

PIFFART.

Qui servirait-on, si ce n’est sa famille ? et toi, cousin, qui étais jadis mon ami, mon camarade.

GUSTAVE, lui prenant la main.

Tu es donc toujours comme autrefois ? je craignais que la fortune ne t’eût changé... Eh bien, mon ami, si tu peux m’avancer de quoi m’établir... de quoi acheter une charge honorable... deux cent mille francs...

PIFFART.

N’est-ce que cela ?... une misère ! tu les auras.

GUSTAVE.

Quoi ! tu pourrais me les prêter ?

PIFFART.

Je ne dis pas cela... car avec toi je puis parler à cœur ouvert... J’ai dans ce moment des millions en perspective ; mais pour de l’argent en secrétaire... excepté les six mille francs que tu m’apportes là, je ne crois pas qu’il y ait d’autres capitaux dans la maison.

GUSTAVE.

Mais ce logement magnifique... ce superbe mobilier ?...

PIFFART.

Tout cela se doit, mon ami... Tous les gens d’affaires commencent par là. Il n’y a pas d’autre moyen d’attirer la confiance... elle ne monterait jamais à un cinquième étage... mais elle fait volontiers antichambre au premier ; et voilà où j’en suis... Je me suis lancé, il y a six mois, dans une entreprise audacieuse que j’ai conçue et exécutée avec mon imagination, mon activité, et les capitaux de mes amis... J’ai doublé leurs fonds, et gagné pour ma part soixante mille francs.

GUSTAVE.

Soixante mille francs !

PIFFART.

Tout autant... aussi je mène à Paris un train de prince... hôtel, place Vendôme, huit chevaux dans mon écurie, vingt amis dans ma salle à manger... loge à l’Opéra, et tout ce qui s’ensuit... J’étais adoré, mon cher ; c’était fort amusant. Par malheur, je me suis aperçu, il y a quelques jours, que j’en étais à mon dernier billet de mille francs.

GUSTAVE.

Mais comment vas-tu faire à présent ?

PIFFART.

Le tout est de recommencer sur nouveaux frais, et j’ai prévenu par dessous main mes capitalistes, mes bailleurs de fonds que je méditais une opération bien plus brillante encore que la première... opération qui exigeait le plus grand secret, et où je n’admettrais que mes amis intimes... Aussitôt tout le monde arrive... rien ne donne confiance comme un premier succès ; et j’ai déjà plus de demandes qu’il ne m’en faut... Eh bien, mon ami, mon cher Gustave, je te donne une part dans l’entreprise ; je t’y associe.

GUSTAVE.

Moi, qui n’ai rien ?

PIFFART.

Tu y mettras toujours autant de fonds que moi... et pour te donner un titre brillant et solide... l’administration, réunie en ma personne, te nomme caissier.

GUSTAVE.

Moi !... et comment remplir de telles fonctions ?

PIFFART.

Ce n’est pas difficile... dans ce moment surtout, tu n’ASTÉRIE. rien à faire... mais bientôt, je l’espère...

GUSTAVE.

C’est donc une opération ?...

PIFFART.

Superbe... elles le sont toutes.

GUSTAVE.

Et quelle est-elle ?

PIFFART, avec embarras.

Mon opération ?...

GUSTAVE.

Oui.

UN DOMESTIQUE, annonçant.

Madame Desperriers, et mademoiselle Estelle.

GUSTAVE.

Qu’entends-je ! c’est elle.

PIFFART.

Eh bien, qu’as-tu donc ?

 

 

Scène III

 

GUSTAVE, PIFFART, MADAME DESPERRIERS, ESTELLE

 

PIFFART.

Mes belles et aimables voisines... qui me procure une pareille visite ?... André, des sièges.

MADAME DESPERRIERS.

Non, je ne m’assois pas... mes chevaux sont mis... nous allons sortir... Quand on fait ses affaires soi-même, et qu’on est lancé dans vingt entreprises... Je n’ai qu’un mot à vous dire ; et c’est pour cela qu’en descendant j’ai voulu...

ESTELLE, levant les yeux, et apercevant Gustave qui la salue.

Ah ! mon Dieu !

MADAME DESPERRIERS, l’apercevant aussi.

Monsieur Gustave... ce jeune avocat de Rennes que j’ai eu l’honneur d’y voir l’année dernière... Comment vous trouvez-vous en ce pays ?... comment se porte mon frère ?... nous arrive-t-il bientôt ?

ESTELLE.

Nous apportez-vous de ses nouvelles ?

GUSTAVE.

Oui, mademoiselle... oui, madame... j’allais me présenter chez vous... mais retenu ici par un ami...

PIFFART.

Par un parent.

MADAME DESPERRIERS.

Monsieur est votre parent ?... Je ne croyais pas que sa famille fût aussi riche !

ESTELLE, avec joie.

Ni moi non plus.

GUSTAVE.

Mais vous sortiez... je ne veux point vous retenir... Voici une lettre dont j’étais chargé, et qui vous serait par venue huit jours plus tôt...

PIFFART.

Si on l’avait mise à la poste... C’est toujours comme cela... c’est l’avantage des occasions et des exprès.

MADAME DESPERRIERS, qui pendant ce temps a lu la lettre.

Ton père m’écrit, il y a huit jours, qu’il sera à Paris à la fin de la semaine.

ESTELLE.

Vraiment !

MADAME DESPERRIERS.

Et qu’il vient décidément s’y établir.

ESTEI.LE.

Ah ! mon Dieu !

MADAME DESPERRIERS.

J’en étais sûre... quelle folie !... Lui, un campagnard, abandonner sa terre, son château... une exploitation magnifique qu’il veut vendre, pour faire comme moi, pour briller ici, pour m’y éclipser... Mon frère a toujours été jaloux de moi.

ESTELLE.

Ah ! ma tante, quelle idée.

MADAME DESPERRIERS.

Oui, ma chère enfant... c’est là son véritable motif... ton mariage n’est que le prétexte.

GUSTAVE, troublé.

Un mariage !

MADAME DESPERRIERS.

Oui, il va falloir l’établir... Mais je me flatte qu’on me consultera... car une tante... à succession a voix délibérative.

Regardant la montre qu’elle porte à son cou.

Ah ! mon Dieu... une heure : il faut que je me rende chez mon homme d’affaires, chez mon agent de change... On nous promet une baisse pour aujourd’hui ; je veux en profiter...

Elle fait un pas pour sortir ; mais elle revient, et s’adressant à Piffart qui passe auprès d’elle.

Et le but de ma visite... j’oubliais... l’appartement du rez-de-chaussée est vacant ces jours-ci ; et comme vous vous plaigniez dernièrement de n’avoir point de place pour les bureaux que vous voulez créer...

PIFFART.

Il est vrai... et j’accepte avec grand plaisir... combien ?

MADAME DESPERRIERS.

Air : Vaudeville du printemps.

Mais je le louais, tout compris,
Douze mille francs par année.

PIFFART.

C’est bien... peu m’importe le prix,
C’est une affaire terminée.

MADAME DESPERRIERS.

Les six mois d’avance, en entrant,
C’est l’usage.

PIFFART.

Il est des plus sages.

MADAME DESPERRIERS.

Non pas que je tienne à l’argent.

PIFFART.

Mais madame tient aux usages.

Vous dites : six mois d’avance... c’est six mille francs... mon caissier va vous les donner... Gustave, payez madame.

MADAME DESPERRIERS.

Comment, monsieur est votre caissier ?

PIFFART.

Mieux que cela... un de mes associés dans ma nouvelle opération.

ESTELLE.

Il serait possible !

MADAME DESPERRIERS.

Monsieur Gustave que je connais si sage, si prudent, qui même dans les affaires de mon frère n’osait rien risquer... Il faut donc que l’entreprise offre des avantages si évidents...

PIFFART.

J’ose m’en flatter.

MADAME DESPERRIERS.

Et j’ai, à ce sujet, des reproches à vous faire... Vous savez que j’ai des fonds, des capitaux que je fais valoir ; et vous ne me dites rien... vous êtes d’une discrétion...

PIFFART.

Nécessaire au succès... et puis l’affaire peut offrir des chances.

MADAME DESPERRIERS.

Aucune, j’en suis sûre... et ce sera comme votre dernière... tout bénéfice.

PIFFART.

Je le crois... aussi je veux bien m’y exposer... mais exposer les autres !... à moins que ce ne soit des amis intimes... et puis toutes nos actions, qui n’étaient que de deux mille francs, sont déjà retenues.

MADAME DESPERRIERS.

Sont-elles livrées ?

PIFFART.

Pas encore, puisque l’assemblée préparatoire n’a pas même eu lieu.

MADAME DESPERRIERS.

Eh bien, il m’en faut... j’en veux... je l’exige... dussiez-vous m’en donner des vôtres !... sinon, nous nous fâcherons... j’en prends vingt-cinq... D’autres les ont retenues, moi je les paie... Monsieur, votre caissier peut garder les deux mille écus.

En ce moment Gustave passe auprès d’Estelle et se trouve placé entre elle et Piffart.

Et dans une heure, vous aurez le surplus, les quarante-quatre mille francs qui restent, et que je vais dire à mon agent de change de vous envoyer.

PIFFART.

Si vous le voulez absolument... je vais préparer la quittance.

MADAME DESPERRIERS.

À la bonne heure.

PIFFART.

Et, à votre retour, nous causerons de l’affaire avec nos actionnaires.

MADAME DESPERRIERS.

Adieu, monsieur... Adieu, mon cher caissier.

Air de la valse de Robin des Bois.

Souvent nous nous verrons, j’espère.

PIFFART.

Toujours ; car il loge avec moi.

ESTELLE.

Monsieur est aussi locataire ?

PIFFART.

Il le faut bien ; par son emploi,
C’est trop juste.

GUSTAVE.

J’y crois à peine.

PIFFART.

Parfois un caissier peut partir
Au moment où sa caisse est pleine,
Jamais quand elle va s’emplir.

Ensemble.

PIFFART.

Souvent vous le verrez, j’espère,
Dès ce jour il loge avec moi ;
Oui, près de votre locataire
Il est fixé par son emploi.

GUSTAVE.

Souvent je vous verrai, j’espère.
Madame, quel bonheur pour moi
Que près de votre locataire
Je sois fixé par mon emploi !...

MADAME DESPERRIERS, ESTELLE.

Souvent nous vous verrons, j’espère,
Puisque dès aujourd’hui je vois
Que près de notre locataire
Vous allez remplir un emploi.

Piffart donne la main à madame Desperriers, Gustave à Estelle, et ils les reconduisent jusqu’à la porte.

 

 

Scène IV

 

GUSTAVE, PIFFART

 

GUSTAVE.

Je n’en reviens pas... je suis encore tout étourdi... et je ne sais seulement pas où nous allons.

PIFFART.

C’est que tu n’as ni l’habitude ni le génie des affaires... Voilà comme on les mène... Cette fois cependant cela va plus vite que je n’aurais voulu... car je n’étais pas encore en mesure... mais n’importe... le sort en est jeté... ce n’est pas moi qui reculerai.

GUSTAVE.

Moi, ton caissier !... moi, demeurer ici, sous le même toit qu’Estelle... je crains que ce ne soit un rêve... Dis-moi donc, si tu as assez de confiance en moi, quelle est cette nouvelle conception de ton génie !... cette bienheureuse spéculation qui doit faire ta fortune et la mienne !

PIFFART, regardant autour de lui.

Personne ne peut nous entendre... Je t’avouerai franchement que c’est là mon seul embarras... je ne sais pas encore quelle entreprise... j’entreprendrai.

GUSTAVE.

Il serait possible !

PIFFART.

Je cherche depuis huit jours... je n’ai encore rien de décidé, rien d’arrêté... il est si difficile de trouver du neuf !

GUSTAVE.

Tu as perdu la tête.

PIFFART.

Non, vraiment.

GUSTAVE.

Comment s’associer à une entreprise qu’on ne connaît point ?

PIFFART.

On la connaîtra... dès que je l’aurai trouvée. Je ne force personne... je joue, les cartes sur table... et puisqu’il faut ici te faire ton éducation financière, apprends que toutes les opérations du monde se réduisent à deux mots : acheter et vendre... Vous achetez bon marché, vous vendez très cher... voilà le secret du commerce.

GUSTAVE.

Et payer ?

PIFFART.

Payer !... si tu t’inquiètes de cela, tu ne feras jamais rien... le génie crée, invente... mais il ne paie pas... cela ne le regarde pas... il y a des gens pour cela.

GUSTAVE.

Et qui donc ?

PIFFART.

Des contribuables... Matière imposable et corvéable à volonté, et que de nos jours on appelle actionnaires.

GUSTAVE.

Que dis-tu ?

PIFFART.

Sans avoir un écu j’achète demain un terrain, un théâtre, une rue, un passage... tout un quartier... Il s’agit de payer... tu emprunterais, toi ?...

GUSTAVE.

Sans doute.

PIFFART.

Erreur... tu demanderais de l’argent, personne ne t’en donnerait... tu crées des actions... et de tous les coins de Paris on accourt, on se dispute, on se les arrache... on t’offre de l’or... on te presse d’accepter... ne l’as-tu pas vu, tout à l’heure encore ?

GUSTAVE.

Quoi ! exposer leur fortune sans d’autres motifs... sans raison !

PIFFART.

Y a-t-il de la raison autour d’une table de jeu ?... et cependant on y court.

GUSTAVE.

Mais toi qui parles, ne t’exposes-tu pas au même danger ?... ne peux-tu pas comme eux être victime ?

PIFFART.

Sans contredit...

Air : À soixante ans.

En s’élevant, je sais qu’on dégringole.
La roche tarpéienne, hélas !
Est, on l’a dit, bien près du Capitole.
Un tel danger ne m’arrêtera pas.
Que terre à terre un commençant culbute,
Chacun insulte à son obscur malheur ;
Moi, je saurai tomber avec honneur.
Si dans Paris on estime la chute,
C’est en raison de la hauteur.

Car vois-tu, mon ami Gustave, on s’habitue bien vite à l’opulence, et maintenant que depuis quelques mois j’ai essayé de la fortune, je ne saurais plus être pauvre... J’aime l’argent, il m’en faut, j’en veux... non pour thésauriser, mais pour le semer, pour le dépenser... Sans cela autant ne pas vivre... Aussi, j’y suis décidé... Je parviendrai... j’en ai le pressentiment... Cet or que l’on me confie doublera entre mes mains... je ferai leur fortune et la mienne.

GUSTAVE.

Et si tu perds tout ?

PIFFART, souriant.

Crois-tu que je n’y aie pas pensé, et que je n’aie pas calculé cette chance-là ?

GUSTAVE.

Eh bien ! qu’est-ce que tu feras ?

PIFFART.

Je me brûlerai la cervelle... et nos actionnaires n’auront rien à dire... J’y aurai perdu... pas grand’chose, il est vrai ; mais enfin autant qu’eux... Du reste, cousin, je n’entends pas t’entraîner dans ma ruine... Je t’associe à ma fortune, s’il y en a... mais je me réserve les dangers ; et quoi qu’il arrive, tu ne risques rien... que de t’enrichir.

GUSTAVE.

Je ne veux point d’un pareil partage.

PIFFART.

Aimes-tu mieux végéter toute la vie ?... perdre ta maîtresse, la voir au pouvoir d’un autre ?

GUSTAVE.

Plutôt mourir.

PIFFART.

Eh bien, alors, n’abandonne point un parent qui t’aime, qui veut faire ton bonheur, et à qui tu peux rendre service.

GUSTAVE.

Que dis-tu ?

PIFFART.

Eh sans doute... un caissier honnête homme n’est pas déjà si commun... je comptais sur toi pour veiller à mes intérêts, pour les défendre... pour m’aider de tes conseils... mais le péril t’effraie... tu refuses.

GUSTAVE.

Jamais.

Air : de Lantara.

Ami, ce mot seul me décide,
Tout ce que j’ai, je le livre en tes mains.
Je suis tes pas... deviens mon guide,
Je m’abandonne à tes destins.

PIFFART.

Je te réponds d’avance des destins.
Vers la fortune avec toi je m’élance ;
Toujours unis, dans nos efforts heureux,
Nous saurons bien emporter la balance :
On pèse double, alors que l’on est deux.

Mais je ne souffrirai pas que tu exposes ton avoir.

GUSTAVE.

Je le veux.

PIFFART.

Et moi, je ne le veux pas... tu es un ami, tu n’es pas un actionnaire... Silence ! on vient.

 

 

Scène V

 

GUSTAVE, PIFFART, LABOURDINIÈRE

 

LABOURDINIÈRE

Tout va bien, mon cher patron, et je vous annonce de bonnes nouvelles ; mais pardon, vous êtes en affaires.

Il se retire à l’écart.

GUSTAVE, à demi-voix.

Quel est ce monsieur ?

PIFFART, de même, le prenant à l’écart.

Un courtier d’affaires que je mets toujours en avant... un coureur, un compère... il y en a en finances comme en toute autre chose... actif, dévoué, prêt à tout ; car il n’a rien, et me croit très riche... du reste un homme dans mon genre... un homme d’esprit... mais d’un esprit secondaire.

GUSTAVE.

Je comprends.

PIFFART.

Approchez, mon cher Labourdinière ; vous pouvez parler sans crainte devant monsieur Gustave,

À demi voix.

un grand capitaliste, qui est mon ami, mon caissier, et mon associé.

LABOURDINIÈRE, saluant, et d’un ton caressant.

Monsieur, je vous fais compliment... Depuis que je suis dans les affaires, je ne crois pas en avoir vu dont les chances fussent plus évidemment productives... dont les chances...

PIFFART, l’interrompant.

C’est bien, c’est bien... gardez cela pour d’autres... il sait ce qui en est.

LABOURDINIÈRE, changeant de ton.

C’est différent... j’ai vu tout notre monde ; et d’après les bruits habilement répandus dans le publie... « qu’il se prépare en secret une opération magnifique, une opération étourdissante... peut-être même un emprunt, » ils veulent tous souscrire... moi, je réponds les choses d’usage... « Il n’y a plus d’actions... c’est bien difficile. »

PIFFART.

C’est ce qu’il faut dire.

LABOURDINIÈRE.

Mais vu qu’ils m’offrent un droit de courtage honorable... j’ai déjà promis à chacun d’eux en particulier les vingt-cinq dernières qui restaient... et j’en ai placé ainsi trois cents, dont voici les acquéreurs...

Il donne un papier à Piffart.

Mais je vous préviens que les principaux d’entre eux veulent, avant de livrer leurs fonds, causer avec vous de l’affaire, et examiner les chances.

GUSTAVE.

C’est trop juste.

LABOURDINIÈRE.

Et je leur ai donné rendez-vous aujourd’hui, ici, à trois heures.

PIFFART.

Diable !... il n’y a pas de temps à perdre... il faut prendre un parti... Voyons, mes amis, qu’allons-nous leur proposer, et à quelle entreprise nous arrêtons-nous définitivement ?

À Gustave.

En as-tu une ?

GUSTAVE.

Et où veux-tu que je l’aie trouvée ?

LABOURDINIÈRE.

Avec des capitaux comme les vôtres, messieurs, on n’a que l’embarras du choix... Cette entreprise hydraulique dont vous me parliez hier... pour faire arriver de l’eau dans toutes les maisons de Paris ?

PIFFART.

Détestable !... c’est utile, et voilà tout... les frais prélevés, il y a tout au plus cent mille francs à gagner... cela n’en vaut pas la peine.

LABOURDINIÈRE.

Il est vrai... nous ne ferions là que de l’eau claire... Un projet tout opposé... Si nous nous lancions dans les boues de Paris ?

PIFFART.

Dans la boue... il y a tant de concurrence... nous ne nous en retirerions pas... et je veux aller vite, dussions-nous verser.

LABOURDINIÈRE.

J’ai votre affaire.

Air : du petit Marmot.

De peur de concurrence,
Sur la place je lance
Un Omnibus immense
Où l’on tiendra cinq cents.

PIFFART, riant.

D’honneur, rien ne lui coûte,
Et pour le mettre en route
Est-il moyen ?

GUSTAVE.

Sans doute,
Avec des éléphants.
Attelage commode !

LABOURDINIÈRE.

Et puis c’est à la mode.

GUSTAVE.

Pour remplir à la ronde
Voiture aussi profonde,
Il faudrait trop de gens.

LABOURDINIÈRE.

Dans Paris, en tout temps,
On trouve du monde
À mettre dedans.

Et si cette manière là ne vous plaît pas, j’en ai une autre... Si nous achetions tous les théâtres de Paris... ils ont tous mis écriteau : Public à vendre ou à louer, pour le terme prochain... y compris les acteurs, les machines et l’administration... On entrera en jouissance quand on pourra.

PIFFART.

Eh non... non, cent fois non... nos actionnaires ne se payeront pas en chansons ; et je voudrais au moins quelque chose qui eût le sens commun... Il y a, autour de Paris, des terrains immenses, et presque stériles, qu’on aurait à si bon compte.

LABOURDINIÈRE.

La plaine des Sablons, par exemple.

PIFFART, rêvant.

Sans doute, si l’on pouvait y créer...

GUSTAVE.

Des villages ?

LABOURDINIÈRE.

Détestable... il y en a déjà autour de Paris, une vingtaine qui ne font rien, et qui se ruinent à attendre des villageois.

PIFFART.

Non... point cela... mais des prairies magnifiques... des tapis de verdure qui s’étendraient jusqu’aux bords de la Seine... cela vaudrait bien mieux.

GUSTAVE.

Certainement... Mais le moyen de changer la plaine des Sablons en herbages de la Normandie.

PIFFART, vivement.

Le moyen !... je le tiens... un moyen neuf, original, qu’on n’a pas encore employé... qu’on connaît à peine, et qui, par cela même, leur paraîtra admirable... un moyen, en un mot, où ils ne verront que du feu.

GUSTAVE.

Et quel est-il donc ?

PIFFART.

Les puits artésiens... J’en établis une trentaine à six mille francs... j’inonde la plaine... j’établis des digues... des canaux, et je transporte la Hollande aux portes de Paris.

LABOURDINIÈRE.

Superbe !... admirable !... il a le génie des affaires.

PIFFART, s’échauffant.

Quels gras pâturages !... quels immenses troupeaux !

LABOURDINIÈRE.

Je les entends d’ici avec leurs clochettes.

PIFFART, s’animant toujours.

Nous construisons des étables ; nous établissons des laiteries... nous gagnons cent pour cent sur les bestiaux, dont nous approvisionnons la capitale.

LABOURDINIÈRE.

Nous avons le monopole du bifteck et des côtelettes... Nous fournissons Paris de roastbeef et de lait... du lait délicieux.

PIFFART.

Dont nous pouvons toujours augmenter le produit.

LABOURDINIÈRE.

Grâce aux puits artésiens.

PIFFART.

Voilà notre affaire.

LABOURDINIÈRE.

Nous la tenons.

PIFFART.

Et nous sommes sauvés...Viennent, maintenant, messieurs les actionnaires, nous les attendons de pied ferme.

GUSTAVE.

Un instant... votre imagination va si vite, que j’ai peine à vous suivre, et je n’y connais rien.

PIFFART.

C’est ce qu’il faut... vite le prospectus, et l’acte de société... Mettez-vous là, Labourdinière

Labourdinière s’assied devant la table et se dispose à écrire.

et écrivez... en grosses lettres : « Entreprise générale des prairies et herbages de la plaine des Sablons, par le moyen des puits artésiens. »

GUSTAVE.

Mais, mon ami...

PIFFART.

Laisse-nous donc, tu n’entends rien à ça.

LABOURDINIÈRE.

C’est fait.

PIFFART.

« Titre premier. – Chapitre premier. De l’administration. – Ne voulant point grever la société d’une foule d’employés inutiles, l’administration se composera seulement d’un directeur gérant, d’un caissier, d’un secrétaire, et de dix employés. »

LABOURDINIÈRE.

C’est le strict nécessaire.

PIFFART.

« Chapitre deux. Le directeur gérant... » c’est moi... « aura 30 000 francs d’appointements, payables par douzième de mois en mois. »

LABOURDINIÈRE.

C’est bien.

GUSTAVE.

Et qui les paiera ?

PIFFART.

Les actionnaires... Dès qu’il y a société, la société paie.

Continuant à dicter.

« Le caissier... »

À Gustave.

c’est toi... « aura 15 000 francs payables comme il est dit. »

GUSTAVE.

Air : Des Scythes.

Y pensez-vous ?

LABOURDINIÈRE.

C’est l’usage et la forme.
Et c’est toujours de même en pareil cas.

GUSTAVE, à Piffart.

Mais songe donc, mon ami, c’est énorme.

PIFFART.

Cela, mon cher, ne te regarde pas.
La compagnie estimable et prospère,
Sur qui ton cœur semble s’apitoyer,
N’a-t-elle pas sa caisse ?... pourquoi faire ?

GUSTAVE.

Pour recevoir.

PIFFART.

Eh ! du tout... pour payer.

Tu n’es pas encore au fait... laisse-nous tranquilles...

Continuant à dicter.

« Les dix employés qui feront toute la besogne, auront 1 200 francs chacun. »

LABOURDINIÈRE.

C’est beaucoup.

GUSTAVE.

C’est bien peu.

PIFFART, gravement.

Mon ami, il faut de l’économie, surtout dans les commencements.

LABOURDINIÈRE.

Quel administrateur !

À Piffart.

Mais vous oubliez le secrétaire.

PIFFART.

C’est juste.

Dictant.

« Le secrétaire... »

LABOURDINIÈRE, à part.

C’est moi.

PIFFART.

« N’aura rien. ».

LABOURDINIÈRE.

Comment ? rien !

PIFFART.

« Il sera choisi parmi les actionnaires et renouvelé à chaque séance... il tiendra la plume, et dressera procès verbal de tout : pour que la société soit bien au fait, et sache la première comment son argent se dépense... »

LABOURDINIÈRE.

Il est impossible de rien voir de plus loyal... mais moi, monsieur Piffart ?...

PIFFART.

Plus tard... on songera à vous.

Continuant.

« Titre deux. – Du fonds social. – Le fonds social se compose de trois millions. »

GUSTAVE.

Trois millions !

PIFFART.

Oui, mon ami ; tout autant.

GUSTAVE.

Et qui les fournira ?

PIFFART.

Belle demande... les actionnaires... c’est leur état... c’est pour cela qu’on les appelle...

LABOURDINIÈRE.

Sans cela on se passerait d’eux.

PIFFART, dictant.

« Il sera créé quinze cents actions de deux mille francs chacune, »

À Labourdinière...

que vous diviserez selon l’usage : mille actions réelles... cinq cents fictives ou rémunératoires.

LABOURDINIÈRE.

Oui, monsieur.

PIFFART.

« Sur ces dernières, trois cents que la société abandonne au directeur gérant... et deux cents au caissier. »

GUSTAVE.

Et à quel titre ?

PIFFART.

C’est l’usage, ce n’est pas la société qui te les donne... c’est moi... moi, qui dirige, qui mène tout, qui réponds de tout... L’actionnaire paie, il est vrai, c’est le plus beau de ses droits ; mais il ne peut perdre que ce qu’il a : moi je peux perdre ce que je n’ai pas... c’est bien différent... et on me doit pour cela une récompense... c’est l’usage.

GUSTAVE.

Qui diable s’y reconnaîtrait ?

Vivement.

Ah ! mon Dieu !

PIFFART.

Qu’as-tu donc ?

GUSTAVE, à demi-voix et pendant que Labourdinière écrit toujours.

Voilà toute ton affaire basée sur les puits artésiens.

PIFFART.

Idée profonde, s’il en fut jamais... Vois la gare de Saint-Ouen... je me mets en rapport avec les inventeurs, des gens du plus grand mérite... qui découvrent de l’eau partout.

GUSTAVE.

Excepté où il n’y en a point... et s’ils déclarent qu’on ne peut point établir de puits artésiens dans la plaine des Sablons ?

PIFFART.

C’est, ma foi, vrai... Ah ! mon Dieu !... tais-toi !... J’ai tant de choses dans la tête que je n’avais pas pensé à celle là... Va les consulter... informe-toi... examine... et rends-moi réponse avant l’assemblée... Je rentre dans mon cabinet, où j’achèverai de rédiger l’acte de société.

Il s’approche de la table, Labourdinière lui remet les papiers qu’il vient d’écrire.

LABOURDINIÈRE.

Et moi, monsieur, vous n’avez pas fini ce qui me regarde.

PIFFART.

C’est vrai... Pour vous récompenser de vos soins, sur les trois cents actions qui me reviennent, il y en a vingt que je vous abandonne.

LABOURDINIÈRE.

Ah ! monsieur !

PIFFART.

Mais elles ne vous seront délivrées que quand toutes les autres seront prises et placées : seul moyen de vous intéresser au succès de l’affaire.

LABOURDINIÈRE.

Ce diable de monsieur Piffart entend joliment la sienne.

GUSTAVE.

Air des Gascons.

Je pars, je m’informe et reviens,
Ami fidèle
Crois à mon zèle.
À l’instant même, je reviens.
Tous tes intérêts sont les miens.
Sur ces puits, sans être abusé,
Je vais connaître tout à l’heure
La vérité.

PIFFART.

C’est bien aisé,
Car on prétend qu’elle y demeure,
C’est en un puits qu’elle demeure.

Ensemble.

GUSTAVE.

Je pars, je m’informe, et reviens,
Ami fidèle
Crois à mon zèle.
À l’instant même, je reviens.
Tous tes intérêts sont les miens.

PIFFART.

Pour t’informer, pars et reviens,
Et que ton zèle
Me soit fidèle ;
Pour t’informer, pars et reviens,
Tous nos intérêts sont les tiens.

LABOURDINIÈRE.

Du courage, tout ira bien ;
Grâce à mon zèle,
Toujours fidèle.
Du courage, tout ira bien,
Et vos intérêts sont les miens.

Piffart sort par la porte à droite et Gustave par le fond.

 

 

Scène VI

 

LABOURDINIÈRE, seul

 

Homme de tête... homme capable... cela se conçoit !... il est si riche... Moi qui n’ai rien, je ne peux avoir du génie qu’à la suite ; mais patience... mon tour viendra. Il s’agit seulement d’avoir le pied dans l’étrier... c’est-à-dire de pousser, par tous les moyens possibles, à la vente de nos actions... Qui vient-là ?

 

 

Scène VII

 

LABOURDINIÈRE, DE KERNONEK

 

LABOURDINIÈRE.

Que demande monsieur ?

DE KERNONEK.

Qui je demande ?... la maîtresse de la maison... ma sœur... madame Desperriers.

LABOURDINIÈRE.

Monsieur est le frère de la propriétaire, madame Desperriers, cette aimable capitaliste, que j’ai rencontrée tout à l’heure en venant.

DE KERNONEK.

Elle est sortie ?

LABOURDINIÈRE.

Elle était dans sa voiture avec une jeune personne.

DE KERNONEK.

Ma fille... il n’y aura personne à mon arrivée... comme c’est aimable !

S’asseyant.

Allons, j’attendrai.

LABOURDINIÈRE.

Comme vous voudrez... mais je dois vous prévenir que madame Desperriers ne demeure plus ici...

De Kernonek qui s’était assis se lève.

Elle a pris l’appartement du second, et a cédé le premier à monsieur Piffart... le célèbre monsieur Piffart... que vous connaissez sans doute.

DE KERNONEK.

Non, monsieur... je viens de la Bretagne.

LABOURDINIÈRE.

C’est donc cela.

DE KERNONEK.

Est-ce que ma sœur aurait diminué de son train de maison ?

LABOURDINIÈRE.

Non, monsieur... au contraire... lancée comme elle l’est dans les plus brillantes opérations...

DE KERNONEK.

Elle est heureuse ! tout lui réussit... J’ai peut-être le double de sa fortune... eh bien ! ma sœur a trouvé le moyen de m’éclipser... de briller à Paris... tandis que je végète en province.

LABOURDINIÈRE.

Végéter !... vous êtes bien modeste.

DE KERNONEK.

C’est le mot... qui est-ce qui sait que monsieur de Kernonek est propriétaire de six mille arpents de bois en Bretagne ?... personne ; excepté le percepteur des contributions, qui encore n’a pas plus d’égards pour moi que pour un membre du petit collège.

LABOURDINIÈRE.

Il serait vrai !

DE KERNONEK.

C’est comme je vous le dis... c’est une horreur... aussi, je ne peux pas rester au pays... Il faut que je vende mes propriétés, si je peux en venir à bout, et que je trouve ici quelque moyen d’employer honorablement mes capitaux.

LABOURDINIÈRE.

Il y a tant d’occasions...

DE KERNONEK.

Lesquelles ?

LABOURDINIÈRE.

Tenez... sans aller plus loin... ce monsieur Piffart, dont je vous parlais tout à l’heure, et qui jouit d’une renommée européenne... il était comme vous... il avait des fonds... de la fortune, et par-dessus le marché, il voulait de la gloire... de la considération... Il a attaché son nom à quelques entreprises colossales... une, entre autres, qu’il commence en ce moment... et où n’est pas admis qui veut.

DE KERNONEK.

Et laquelle ?

LABOURDINIÈRE.

Ce n’est pas mon affaire... cela ne me regarde pas... mais d’après ce que j’ai entendu dire, cela va faire un bruit dans Paris... sans compter que lui et les principaux actionnaires en retireront des bénéfices immenses... mais ce n’est pas là ce qui vous touche... vous n’y tenez pas.

DE KERNONEK.

Pourquoi donc ?... quand cela se rencontre... Et vous dites que cette entreprise...

 

 

Scène VIII

 

LABOURDINIÈRE, DE KERNONEK, MADAME DESPERRIERS, ESTELLE

 

Ensemble.

Air : C’est moi de Léocadie.

MADAME DESPERRIERS, ESTELLE.

C’est lui, c’est lui, c’est lui,
Mon père } est ici.
Mon frère }
Mon cœur
Ignorait ce bonheur.
Oui, c’est lui, oui, c’est lui,
Près de nous le voici.

DE KERNONEK.

Ma sœur, ma fille ici,
Eh quoi ! vous ici !
Mon cœur, etc.

DE KERNONEK, d’un air distrait.

Bonjour, bonjour, ma sœur, ma chère enfant, je suis enchanté de vous voir... j’arrive à l’instant, et vais monter chez vous... mais je suis ici à causer d’affaires.

Il passe au près de Labourdinière.

MADAME DESPERRIERS.

Déjà ?

DE KERNONEK.

Oui... une affaire importante... sur laquelle je voudrais avoir des renseignements... l’entreprise de monsieur Piffart.

MADAME DESPERRIERS.

Comment ! à peine arrivé... vous en avez déjà entendu parler... Il paraît que c’est excellent.

LABOURDINIÈRE.

Admirable... Une entreprise par des puits artésiens.

MADAME DESPERRIERS.

Ah ! c’est cela !... je ne le savais pas ; mais c’est égal, j’en suis ; j’y ai pris des actions.

DE KERNONEK.

Vous, des actions ?

MADAME DESPERRIERS.

Certainement...j’en ai vingt-cinq.

DE KERNONEK.

Il est dit que ma sœur me préviendra en tout.

Air de Oui ou Non.

Toujours elle arrive avant moi,
Ce fut toujours sa destinée :
Même en naissant... oui, sur ma foi,
Je suis cadet... elle est l’aînée.
Je l’ai regretté bien des fois.

MADAME DESPERRIERS.

Ah ! si c’est là ce qui vous blesse,
Je vous céderai tous mes droits
Pour n’avoir pas le droit d’aînesse.

DE KERNONEK.

Par malheur, cela ne se peut pas... mais ici c’est différent, et pour l’emporter au moins une fois en ma vie... je prends quarante actions.

LABOURDINIÈRE.

C’est bien.

DE KERNONEK.

Et nous verrons.

MADAME DESPERRIERS.

Vous les prenez... c’est facile à dire... il faut qu’il y en ait et j’en doute.

DE KERNONEK.

Eh bien, ma chère sœur, on les paiera un peu plus cher... et voilà tout.

LABOURDINIÈRE, à part.

À merveille... voilà qu’elles montent déjà... Eh ! tenez, tenez... voici monsieur le directeur gérant.

Il rentre dans le cabinet de Piffart.

 

 

Scène IX 

 

DE KERNONEK, MADAME DESPERRIERS, ESTELLE, PIFFART

 

MADAME DESPERRIERS.

Arrivez, mon cher voisin... voici monsieur qui prétend avoir des actions.

PIFFART.

Impossible, monsieur, il n’y en a plus, et à moins que vous ne trouviez quelque actionnaire qui veuille revendre...

MADAME DES PERRIERS.

Ce n’est pas moi.

DE KERNONEK.

C’est désolant...

MADAME DESPERRIERS, d’un air triomphant.

J’en étais sûre... et vous voyez bien, mon cher frère...

PIFFART.

Comment !... c’est monsieur votre frère... monsieur de Kernonek, ce riche propriétaire de Bretagne ?

DE KERNONEK.

Oui, monsieur...

À part.

En voilà un qui est aimable... il me connaît.

PIFFART, passant auprès de monsieur de Kernonek.

C’est différent... La compagnie n’a plus d’actions, il est vrai ; mais moi, j’en ai quelques-unes à moi appartenant par l’acte de société... et je serai trop heureux de faire quelque chose pour le frère de madame Desperriers.

DE KERNONEK, s’inclinant.

Monsieur, croyez que ma reconnaissance... Je prends quarante actions.

MADAME DESPERRIERS, à Piffart.

Ah ! çà, monsieur... c’est donc vraiment une affaire ?...

Un domestique entre dans ce moment : il remet une lettre à Piffart.

PIFFART.

Voulez-vous bien permettre ?...

À part.

C’est Gustave.

Lisant.

« J’ai pris tous les renseignements nécessaires... impossible d’établir des puits artésiens dans la plaine des Sablons...»

S’arrêtant.

Ah ! mon Dieu !

Continuant.

« Tu verras par la note ci-jointe pour quelle raison, et cætera. »

Il froisse avec dépit la lettre entre ses mains, et dit à part.

Me voilà dans un bel embarras.

À monsieur de Kernonek en affectant un air riant.

Vous dites donc que vous prenez quarante actions ?

DE KERNONEK, appuyant avec intention.

Oui, monsieur ; oui, ma chère sœur, quarante, et j’en prendrais davantage, si j’avais des fonds disponibles... si je pouvais vendre ma belle propriété de la Guichardière... des bois immenses, monsieur, qui valent deux millions, et dont je ne peux trouver à me défaire pour moitié.

MADAME DESPERRIERS.

Je le crois bien... au fond de la Bretagne... au milieu des terres... à dix lieues des grandes routes... aucun débouché... vos coupes de bois vous restent sur les bras.

DE KERNONEK.

C’est faux...

À part.

Ils pourrissent sur place.

MADAME DESPERRIERS.

Demandez à vos voisins qui sont dans le même cas... Tout est en vente chez mon notaire... personne n’en veut.

DE KERNONEK, furieux.

Ma sœur, c’est une indignité ; et je vous prie de ne point déprécier ma propriété.

MADAME DESPERRIERS.

Où est le mal ? personne ici ne veut l’acheter.

PIFFART, vivement, et comme frappé d’une idée.

Peut-être...

Se reprenant.

Je cherche du moins quelque chose dans ce genre-là.

DE KERNONEK, avec joie.

Là...

À madame Desperriers.

Vous voyez, madame...

PIFFART.

Soyez tranquille, je n’abuserai point de ce que je viens d’apprendre.

À part.

Il n’y a que ce moyen-là de me sauver.

Haut.

Vous dites que cela vaut deux millions ?

DE KERNONEK.

D’après l’expertise que j’ai sur moi, et les impositions que je paie en conséquence.

PIFFART.

Peu importe... ce qui me paraît prouvé, c’est que vous ne pouvez en trouver que la moitié... Eh bien, moi, qui suis rond en affaires, et qui paie toujours comptant, ma dame vous le dira...

À part.

Allons, de l’audace, il n’en coûte pas davantage.

Haut.

Je vous en offre six cent mille francs.

DE KERNONEK, avec joie, à part.

Six cent mille francs !...

Haut.

Monsieur, quelque envie que j’aie de conclure, je ne peux pas à moins de sept cent mille francs.

PIFFART.

J’ai fait mon prix... C’est à prendre ou à laisser.

DE KERNONEK.

J’entends à merveille... mais je tiens aux sept cent mille francs... Une partie de cette somme doit servir à la dot de ma fille.

PIFFART.

De mademoiselle votre fille... mademoiselle Estelle... c’est différent... Il y aurait moyen de tout concilier ; car je vous ai dit que j’étais accommodant... J’ai un ami... un associé, qui ne vous est point étranger... monsieur Gustave de Rennes, un jeune homme charmant.

ESTELLE.

Monsieur Gustave ?

PIFFART.

Je vois que nous sommes en pays de connaissance...Oui, monsieur, c’est mon parent, mon protégé...

À demi-voix.

Et j’irai avec vous aux sept cent mille francs, peut-être même plus loin... si nous pouvons nous entendre à ce sujet.

DE KERNONEK.

Que dites-vous ?

PIFFART.

Passons dans mon cabinet... et comme cela regarde aussi madame Desperriers, j’espère qu’elle voudra bien aussi nous accompagner.

À Estelle.

Je n’ose inviter mademoiselle à cette grave conférence... les gens d’affaires sont si ennuyeux... mais j’espère qu’elle voudra bien nous attendre ici.

Bas à Labourdinière qui vient de rentrer, et qui se trouve à sa droite.

Cours rassembler nos actionnaires ; dis-leur que je les attends.

À part.

Arrivera ce qu’il pourra... À la grâce de Dieu.

Labourdinière sort. À monsieur de Kernonek, lui montrant le cabinet.

Monsieur.

Offrant la main à madame Desperriers.

Belle dame.

Air des Comédiens.

TOUS.

Ah ! quel bonheur ! à peine il en existe
De comparable à celui que je sens.

DE KERNONEK, bas à Estelle.

J’ai mis dedans ce grand capitaliste ;
J’aurais vendu pour cinq cent mille francs.

MADAME DESPERRIERS.

Tout, je le vois, réussit à mon frère.

PIFFART.

Ah ! je le tiens.

DE KERNONEK.

C’est un double bonheur.
Je fais d’abord une excellente affaire,
Et puis je peux faire enrager ma sœur.

Ensemble.

DE KERNONEK.

Ah ! quel bonheur ! à peine il en existe
De comparable à celui que je sens ;
J’ai mis dedans le grand capitaliste...
J’aurais vendu pour cinq cent mille francs.

PIFFART.

Ah ! quel bonheur ! à peine il en existe
De comparable à celui que je sens ;
Lorsqu’en espoir on est capitaliste,
Regarde-t-on à deux cent mille francs !

MADAME DESPERRIERS.

Ah ! quel dépit ! à peine il en existe
De comparable à celui que sens !...
Quel homme heureux ! quel grand capitaliste !
Donner ainsi les sept cent mille francs !

ESTELLE.

Ah ! quel bonheur ! à peine il en existe
De comparable à celui que je sens ;
J’aime déjà ce grand capitaliste...
J’aurai ma part des sept cent mille francs.

 

 

Scène X

 

ESTELLE, puis GUSTAVE

 

ESTELLE.

Quel bonheur ! quel bonheur ! et quel honnête homme que ce monsieur Piffart !

Apercevant Gustave.

Ah ! monsieur Gustave, vous voilà.

GUSTAVE.

Oui, mademoiselle... Qu’avez-vous donc ? quelle joie brille dans vos yeux ?

ESTELLE.

Jugez si j’ai raison d’être contente : mon père vient enfin de vendre sa terre en Bretagne sept cent mille francs.

GUSTAVE.

Je lui en fais compliment.

ESTELLE.

Et à moi aussi, je vous en prie... car cet argent-là doit servir en partie à ma dot.

GUSTAVE.

Il paraît qu’il est déjà question de votre mariage.

ESTELLE.

Oui, monsieur... et de mon mari aussi.

GUSTAVE.

Et vous pouvez m’annoncer une pareille nouvelle avec joie ?

ESTELLE.

Bien plus, j’espère que vous la partagerez.

GUSTAVE.

Moi !

ESTELLE.

Oui, monsieur, sous peine d’être ingrat.

Air : Bouton de rose.

Je me marie,
Et si mon cœur en est ravi,
C’est que ce jour-là, je parie,
Vous, monsieur, vous direz aussi
Je me marie.

GUSTAVE.

Que dites-vous ?

ESTELLE.

Que cela vous regarde autant que moi ; car il y a un homme immensément riche, un grand capitaliste, qui vous aime, vous protège, qui s’intéresse à notre mariage.

GUSTAVE.

Pas possible.

ESTELLE.

Il nous fait cadeau de cent mille francs... et peut-être même de davantage.

GUSTAVE.

À moi ?

ESTELLE.

Oui, monsieur... C’est bien comme s’il vous les donnait.

GUSTAVE.

Et quel est cet être généreux... ce dieu tutélaire ?

ESTELLE.

Vous êtes chez lui.

GUSTAVE.

Piffart ?

ESTELLE.

Lui-même !... ce financier... ce millionnaire. Ah ! qu’il a raison d’avoir tant de fortune, puisqu’il en fait un si bon usage !

GUSTAVE, se promenant avec agitation.

Que le diable l’emporte !

ESTELLE.

Qu’est-ce que cela signifie ?... parler ainsi de votre parent, de votre bienfaiteur ?... un homme si aimable !

GUSTAVE.

Je ne dis pas que ce ne soit pas un bon parent... un bon garçon... je lui accorde tout ce que vous voudrez, excepté de l’argent... car il n’en a pas plus que moi...

ESTELLE.

Laissez donc... lui qui est à la tête d’une affaire superbe, où mon père a pris des actions.

GUSTAVE.

Que dites-vous ?

ESTELLE.

Et ma tante aussi... toute la famille...

GUSTAVE.

Les malheureux !

ESTELLE.

Lui, qui vient d’acheter comptant la belle terre de la Guichardière.

GUSTAVE.

Ô ciel ! celui à qui votre père a vendu...

ESTELLE.

C’est monsieur Piffart.

GUSTAVE.

Il a le diable au corps... il faut l’en empêcher.

ESTELLE.

Je m’en garderais bien... mon père est enchanté... c’est une affaire superbe.

GUSTAVE.

C’est sa ruine... Il ne sera pas payé, je vous l’atteste.

ESTELLE.

Que me dites-vous ?

GUSTAVE.

Pardon... c’est faire du tort à un ami ! c’est ruiner toutes mes espérances... mais vos intérêts avant tout... Prévenez votre père qu’il rompe le contrat... et quant à cette entreprise... j’ai pris des informations auprès d’honnêtes gens, des gens habiles... elle n’est pas possible.

ESTELLE.

Ô mon Dieu ! que m’apprenez-vous ?

GUSTAVE.

Je détruis vos rêves de fortune.

ESTELLE.

Ah ! ce ne sont pas ceux-là que je regrette le plus.

GUSTAVE.

Estelle ! il serait vrai !

ESTELLE.

On vient... on sort de ce cabinet. Je cours là-haut près de ma tante, près de mon père... Je profiterai pour eux de vos généreux avis... Adieu, monsieur Gustave... adieu.

Elle sort par le fond.

 

 

Scène XI

 

GUSTAVE, puis PIFFART

 

GUSTAVE.

Ah ! malheureux que je suis !

PIFFART.

À merveille... voilà ce que j’appelle une affaire terminée... C’est toi, Gustave... j’ai fait bien des choses depuis que je t’ai vu... j’ai acheté une terre magnifique.

GUSTAVE.

Il est donc vrai... cette terre de monsieur de Kernonek ?...

PIFFART.

Ah ! tu le sais déjà... les bonnes nouvelles se répandent vite... Eh bien ! mon ami, ce n’est rien encore... j’achète en même temps tous les biens environnants... Je viens d’envoyer pour cela chez le notaire chargé de la vente.

GUSTAVE.

Y penses-tu ?

PIFFART.

Pendant que j’y étais... et puis l’amour de la propriété me gagne... Vois-tu, mon ami, les chances de l’agiotage sont trop incertaines... il n’y a de solide que les biens fonds.

GUSTAVE.

Il a perdu la tête, c’est sûr.

PIFFART.

Par exemple, cela me coûte un peu cher... La Guichardière a elle seule me revient à sept cent mille francs... dont cinquante mille francs payables comptant aujourd’hui même.

GUSTAVE.

Ô ciel !

PIFFART.

Monsieur de Kernonek l’a voulu ; et c’est toi qui es cause de cela.

GUSTAVE.

Moi !

PIFFART.

Oui, il veut être en argent comptant pour le mariage de sa fille.

GUSTAVE.

Que veux-tu dire ?

PIFFART.

Que je t’ai marié... que tout est arrangé... De plus je te dote... je te donne deux cent mille livres comptant... dès ce soir...

GUSTAVE.

Et où les prendras-tu ?

PIFFART.

Je t’en réponds ; car maintenant mon affaire est sûre... ce n’est plus celle de ce matin.

Air : Vaudeville de la Chanson.

Mon cher ami, c’en est une,
Où, tout en croisant les bras,
Nous devons faire fortune ;
Et toi-même en conviendras,
Dès que tu la connaîtras.
Tout bénéfice... et d’avance
Déjà je l’éprouve ici...
Puisque tu vois qu’elle commence
Par le bonheur d’un ami.

GUSTAVE.

Grand Dieu !

PIFFART, avec chaleur.

Oui, cousin, je viens de changer à la hâte l’acte de société... j’ai vu Labourdinière à qui j’ai donné mes nouvelles instructions ; car cet imbécile avait déjà parlé à vingt personnes de la plaine des Sablons, et j’ai en bas cinq expéditionnaires à qui j’ai donné de la besogne... En affaires il faut de l’activité... D’un autre côté, la liste des souscripteurs augmente... j’ai neuf cents actions demandées et promises... Il s’agit maintenant de décider nos gens à les prendre et à les payer.

GUSTAVE.

Peux-tu l’espérer encore ?

PIFFART.

Plus que jamais... J’attends nos principaux actionnaires, et, grâce à cette acquisition qui doublera leur confiance, tout doit maintenant nous réussir.

GUSTAVE.

C’est ce qui te trompe... on t’a trahi...

PIFFART.

Et qui donc ?

GUSTAVE.

Un malheureux qui, n’écoutant que son amour, s’est rendu indigne de ton amitié.

PIFFART.

Y penses-tu ?... Silence !

 

 

Scène XII

 

GUSTAVE, PIFFART, DE KERNONEK

 

DE KERNONEK, d’un air ému.

Je suis enchanté, monsieur, de vous trouver encore ici.

PIFFART.

Vous me trouverez toujours à vos ordres.

DE KERNONEK.

En ce cas, monsieur, je vous prie de me rendre ce papier qui ne signifie rien.

PIFFART.

Que voulez-vous dire ?

DE KERNONEK.

Qu’il ne faut pas croire, parce qu’on vient de province, parce qu’on est gentilhomme breton, qu’on se laissera duper comme un Limousin.

PIFFART, avec fierté.

Monsieur.

DE KERNONEK.

Je sais tout... j’ai tout appris... Vous avez acheté ma terre sans avoir un sou pour la payer.

PIFFART.

Qui a osé vous dire ?...

DE KERNONEK.

Ma fille elle-même... qui lé tenait d’une personne qu’elle n’a pas voulu me nommer... mais cette personne vous connaît certainement.

PIFFART, bas et d’un ton de reproche, prenant la main de Gustave.

Ah ! Gustave !... pendant que je travaillais pour toi.

GUSTAVE, à part, détournant la tête.

C’est fait de moi.

PIFFART, froidement, et se retournant vers monsieur de Kernonek.

Vous vous destinez aux affaires, monsieur... Je me permettrai, malgré votre âge, de vous donner un conseil ; c’est de ne pas traiter aussi légèrement ni les hommes, ni les choses... L’affaire est terminée, vous le savez bien.

DE KERNONEK.

Oui, mais comme le contrat n’est pas encore signé...

PIFFART.

Il y a sous seing privé, ce qui revient au même.

DE KERNONEK.

Eh bien, monsieur, puisque vous ne voulez pas rompre ce marché, vous aurez la bonté d’en remplir les conditions... Il est dit que, sur les sept cent mille francs, vous m’en paierez cinquante sur-le-champ.

GUSTAVE.

Ô ciel !...

DE KERNONEK.

Il me les faut à l’instant même... ou je vous attaque... en résiliation d’un marché frauduleux.

PIFFART, froidement.

Monsieur, il suffit, je vais vous les donner.

DE KERNONEK, étonné.

Que dites-vous ?

PIFFART, à Gustave.

Mon caissier... Qu’avez-vous là en portefeuille ?

GUSTAVE.

Moi !... ces six mille francs à vous.

PIFFART, les prenant.

Donnez-les moi... c’est bien...

Les remettant à Kernonek.

Voici d’abord six mille francs... Pour le reste, vous allez l’avoir à l’instant.

DE KERNONEK, étonne.

Il serait possible !

PIFFART.

Le temps d’envoyer à ma caisse.

GUSTAVE, à demi-voix.

Comment faire ?

PIFFART, de même.

Ils y sont... madame Desperriers les a envoyés.

Haut.

Holà ! quelqu’un.

 

 

Scène XIII

 

GUSTAVE, PIFFART, DE KERNONEK, MADAME DESPERRIERS

 

GUSTAVE, à part.

Ciel ! madame Desperriers.

MADAME DESPERRIERS, froidement.

Pardon, mon frère... je vous dérange peut-être ; mais j’ai à parler à monsieur en particulier.

PIFFART, à monsieur de Kernonek.

Monsieur veut-il bien permettre, et attendre jusque-là ?

DE KERNONEK, se retirant.

Comment donc ?

À part.

Est-ce que ma fille se serait trompée ?

MADAME DESPERRIERS, bas à Piffart et l’emmenant au bord du théâtre.

D’après ce que ma nièce vient de m’apprendre, monsieur... vous vous doutez bien que je renonce à mes actions.

PIFFART, à part.

Grand Dieu !

MADAME DESPERRIERS.

Et comme heureusement vous ne les avez pas encore délivrées... je vous prie de vouloir bien me remettre les quarante-quatre mille francs que mon agent de change vient de vous donner sur votre reçu.

PIFFART.

Madame, j’ignore la cause... d’une pareille défiance... d’un pareil procédé... mais vous êtes bien la maîtresse.

GUSTAVE, bas.

Je sens une sueur froide qui me saisit.

PIFFART, à part.

Et moi donc...

Haut à madame Desperriers.

Puisque vous l’exigez, je vais à l’instant... Ciel ! tous mes actionnaires.

 

 

Scène XIV

 

GUSTAVE, PIFFART, DE KERNONEK, MADAME DESPERRIERS, LABOURDINIÈRE, HARDY, TREMBLIN, CRIFORT, CLAIRENET, DESPERTHES, AUTRES ACTIONNAIRES, UN DOMESTIQUE

 

Air : Chantons gaiement la barcarolle.

CHŒUR.

Il s’agit d’une bonne affaire,
Il s’agit de nos intérêts ;
En bons actionnaires
Nous accourons, nous sommes prêts.-

Pendant le chœur, deux domestiques placent la table au milieu du théâtre.

PIFFART, seul sur le devant de la scène.

Cet imbécile, qui me les amène en ce moment.

Après l’entrée, et pendant la scène qui se dit sur le devant du théâtre, les actionnaires se reconnaissent, vont les uns aux autres, se saluent, se donnent la main.

PIFFART, après avoir salué tout le monde, s’approchant de monsieur de Kernonek et de madame Desperriers.

Pardon, monsieur, pardon, madame... voici un mauvais moment pour régler nos comptes... mais c’est égal...

Haut à un domestique.

André, voici la clef de mon secrétaire... vous trouverez des papiers et un portefeuille en maroquin rouge que vous m’apporterez.

GUSTAVE, bas à Piffart.

Que veux-tu faire ?

PIFFART, de même.

Me défendre jusqu’à la dernière extrémité... et si le sort fait comme toi... s’il me trahit...

GUSTAVE, à part.

Grand Dieu !

LE DOMESTIQUE, s’approchant.

Vous dites un portefeuille rouge ?

PIFFART, avec impatience.

Oui, à gauche... à côté d’une boîte en acajou... une boîte de pistolets.

Bas à Gustave.

Tu vois que j’ai le remède sous la main.

GUSTAVE, à demi-voix.

Et c’est moi qui serais cause... non... j’ai un moyen de te sauver... c’est 50 000 francs qu’il te faut... quand je devrais exposer tout ce que je possède... Dans une heure tu les auras, ou je te suivrai... tu peux y compter.

Il sort.

PIFFART.

Je ne compte que sur moi.

 

 

Scène XV

 

PIFFART, DE KERNONEK, MADAME DESPERRIERS, LABOURDINIÈRE, HARDY, TREMBLIN, CRIFORT, CLAIRENET, DESPERTHES, AUTRES ACTIONNAIRES, UN DOMESTIQUE

 

Pendant l’aparté de la scène précédente, des domestiques ont préparé des sièges autour de la table. Monsieur de Kernonek, madame Desperriers, et les autres Actionnaires qui étaient en groupes, vont s’asseoir. On va se placer à droite et à gauche, de manière que tout le monde soit assis quand Piffart se trouve à son bureau. Il y a de tous les côtés des conversations particulières, un chuchotement qui cesse quand Piffart commence à parler. (Chut ! silence !) Le Domestique s’approchant de Piffart lui présente le portefeuille et plusieurs papiers.

PIFFART.

C’est bien … l’acte de société... les papiers relatifs.

Bas à Labourdinière, qui se trouve à la droite.

Tu sais ce dont nous sommes convenus ?

LABOURDINIÈRE, de même.

Oui, monsieur.

PIFFART.

À ton rôle.

LABOURDINIÈRE.

Il est là.

Il va se placer sur le devant à droite.

PIFFART, à de Kernonek et à madame Desperriers, leur montrant le portefeuille.

Aussitôt la séance terminée, nous réglerons ensemble... faites-nous seulement l’honneur d’y assister... cela vous coûtera peu, et vous prouvera peut-être qu’on vous avait fait de faux rapports sur notre situation.

DE KERNONEK et MADAME DESPERRIERS.

Volontiers.

Ils prennent place chacun à l’extrémité du cercle, madame Desperriers à droite, monsieur de Kernonek à gauche. Labourdinière se place auprès de madame Desperriers, monsieur Tremblin est derrière elle ; Piffart va se mettre à la table qui est au milieu du théâtre ; à sa droite et à sa gauche sont les actionnaires rangés en demi-cercle, et sur plusieurs rangs.

PIFFART.

Messieurs... jamais les opérations commerciales et financières n’ont été hérissées de plus d’entraves et de plus de difficultés. Jamais plus de pièges n’ont été tendus aux capitalistes... plus d’appâts offerts à leur crédulité... plus de précipices ouverts sous leurs pas... Ce n’est donc qu’après avoir bien exploré au flambeau de l’expérience le point du départ... la route à parcourir... et surtout le but... que j’ose aujourd’hui, messieurs, vous rassembler chez moi, pour soumettre à vos lumières et à votre approbation une nouvelle entreprise.

MADAME DESPERRIERS.

Qui, d’avance, est reconnue impraticable, je le sais.

Un léger murmure qui augmente toujours et ne cesse que lorsque Crifort demande la parole.

PIFFART.

Qui vous l’a dit ?

MADAME DESPERRIERS.

Des gens qui s’y connaissent.

DE KERNONEK.

Et qui l’ont déclarée impossible.

TREMBLIN.

Permettez donc, messieurs, si c’est impossible, c’est bien différent.

HARDY, qui est à gauche derrière de Kernonek.

Qu’est-ce que cela fait ?... il faut toujours voir.

TREMBLIN.

Monsieur Hardy ne doute de rien.

HARDY.

Et monsieur Tremblin a toujours peur.

TREMBLIN.

Certainement ; j’ai peur de ne pas gagner assez.

CRIFORT, au fond et à droite, se levant et parlant très haut.

Messieurs, je demande la parole.

PIFFART.

Je ferai observer à monsieur Crifort que je n’ai pas encore expliqué l’affaire.

CRIFORT.

C’est justement pour cela, quelle qu’elle soit et sans la connaître, que je soutiens que l’on doit écarter les projets dispendieux, les projets ruineux... Voyez, messieurs, à Londres, le chemin sous la Tamise... c’est superbe... mais quelle dépense pour les actionnaires !

CLAIRENET, à gauche.

La dépense n’y fait rien.

HARDY.

Monsieur Clairenet a raison.

CLAIRENET, se levant.

C’est le produit qu’il faut voir... le résultat avant tout... Qu’est-ce qu’il nous en reviendra ? et quel sera le dividende ?... Le dividende, messieurs, voilà le grand mot.

TOUS.

Oui, oui, le dividende.

DE KERNONEK.

Eh bien, vous n’en aurez pas... car, moi qui connais l’entreprise, je soutiens que dans les puits artésiens on s’enfoncera, et qu’il n’y a pas d’eau à boire.

Un murmure qui dure jusqu’à ce que tout le monde se lève.

TREMBLIN.

Ah ! mon Dieu !

CRIFORT.

Il s’agit de puits artésiens... je ne donne pas là-dedans... et si je l’avais su, je n’aurais pas pris la peine de venir... je retire ma souscription.

TOUS, se levant.

Moi aussi, je demande la mienne.

Air : Non, non, je ne partirai.

CHŒUR.

Non, non, morbleu, je n’en veux point,
Je n’entendrai rien sur ce point.

PIFFART.

Ne jugez pas d’avance,
Un instant de silence.
Monsieur Crifort l’a pris si haut,
Qu’on n’entend rien.

TOUS.

C’est ce qu’il faut.
Non, non, morbleu, je n’en veux point,
Je serai ferme sur ce point.

Après le chœur, beaucoup de confusion ; on se mêle, on met son chapeau, on va sortir.

PIFFART, criant au milieu du bruit.

Et moi, messieurs, je demande la parole.

CLAIRENET, qui est passé à la droite.

Silence ! messieurs, il faut l’écouter... écoutons...

TOUS.

Oui, oui... écoutons.

Chacun va s’asseoir, sans qu’il soit nécessaire que ce soit aux mêmes places. Crifort se trouve à gauche auprès de Hardy, Desperthes à gauche, et Clairenet à droite ; on s’assied sans précipitation, lentement.

PIFFART, avec chaleur.

On ne m’a pas même laissé développer l’entreprise que j’ai conçue... et déjà on la dénature, on la déprécie... je ne m’attendais pas à trouver ici des adversaires, des ennemis.

TOUS.

Oh ! des ennemis.

PIFFART, vivement.

Oui, messieurs, des ennemis, tranchons le mot. Qui les a fait naître ? les succès que j’ai obtenus... la fortune que j’ai déjà acquise... C’est un malheur, et je me résigne... mais je leur demanderai seulement comment ils peuvent critiquer d’avance un projet qu’ils ne connaissent même pas.

DESPERTHES, à gauche, auprès de monsieur de Kernonek.

Nous le connaissons.

TOUS.

Oui, oui, nous le connaissons.

DESPERTHES.

Il s’agit de convertir en prairie la plaine des Sablons.

CRIFORT, de sa place, à gauche.

On nous a tout raconté.

PIFFART.

Et qui donc ?

CRIFORT.

Quelqu’un qui est dans votre intimité.

PIFFART.

Je vous défie de le nommer.

LABOURDINIÈRE, avec fierté et se levant.

Il est inutile de le demander... c’est moi, monsieur.

PIFFART.

Vous, monsieur, à qui, dans mes dernières opérations, j’ai fait gagner des sommes considérables ! vous que je devais croire mon ami !

LABOURDINIÈRE.

Votre ami !... non, monsieur... je rends justice à vos immenses talents administratifs ; à cette haute connaissance des affaires qui vous rend si fier, et que je ne nie point... je vous estime, en un mot... mais je ne vous aime point... et quelque tort que puissent me faire votre crédit, vos liaisons, vos puissantes protections... nous ne sommes pas ici pour nous faire des compliments... nous y sommes pour défendre nos intérêts, notre argent.

CLAIRENET.

Il a raison.

TOUS.

Oui... il a raison.

HARDY.

Je pense comme lui.

TREMBLIN.

C’est un homme qui n’a pas peur.

DESPERTHES,

C’est un bon citoyen.

LABOURDINIÈRE.

Si l’affaire était bonne, je le dirais... Avant de la connaître je la croyais telle ; j’en ai parlé dans ce sens à plusieurs de ces messieurs, qui peuvent l’attester.

TOUS.

C’est vrai.

DE KERNONEK.

C’est très vrai... à moi tout le premier.

LABOURDINIÈRE.

Mais depuis ce matin, je l’ai examinée, je l’ai approfondie... je la trouve mauvaise, je la trouve détestable, et je le dis... jamais les puits artésiens, qui, du reste, sont une admirable invention, ne pourront s’établir dans la plaine des Sablons.

Murmure général.

PIFFART.

Je vais répondre par un mot.

LABOURDINIÈRE.

Et moi, par des faits.

Montrant des papiers.

Voici l’avis unanime de la compagnie Flachat... car je ne marche qu’avec des preuves... lisez plutôt.

DESPERTHES.

C’est un actionnaire qui s’y entend.

TREMBLIN.

Et en qui on peut avoir confiance.

CLAIRENET, qui a lu le papier.

C’est évident... c’est décisif.

CRIFORT, à haute voix.

Il n’y a rien à répondre.

TOUS, se levant.

Rien à répondre.

PIFFART, criant encore plus haut.

Qu’un mot, messieurs, un seul mot... c’est qu’il ne s’agit point ici de la plaine des Sablons... que je n’y ai jamais pensé, et que mon opération porte sur les forêts de la Bretagne.

TOUS.

Ah ! comment !

DE KERNONEK et MADAME DESPERRIERS.

Qu’est-ce que vous me dites là ?

DESPERTHES.

C’est bien différent.

TREMBLIN.

Je ne savais pas cela.

HARDY.

Il faut voir.

TOUS.

Il faut voir.

CRIFORT.

Messieurs, silence !... Il faut l’entendre.

PIFFART.

C’est ce que je demande depuis une heure.

CRIFORT.

Il fallait donc le dire.

Tout le monde se rassoit et fait silence.

PIFFART.

Messieurs, vous savez, comme moi, à quel point ont renchéri les bois de construction et le bois de chauffage... pour ne parler que de ce dernier, et vous soumettre des chiffres qui soient à la portée de tout le monde... la voie de bois revient ici de trente-six à quarante francs... il y a des cantons en Bretagne où elle revient à cinq francs, et même à trois francs.

DE KERNONEK.

C’est vrai... je suis du pays.

TREMBLIN, bas à madame Desperriers et à Labourdinière.

Ce monsieur qui dit toujours c’est vrai a l’air de s’entendre avec lui.

LABOURDINIERE, de même.

C’est possible.

MADAME DESPERRIERS, vivement.

Du tout, messieurs... c’est mon frère, un riche propriétaire de la Bretagne.

TREMBLIN.

Pardon, madame.

PIFFART.

Frappé de cette différence, qui pouvait amener d’immenses bénéfices, j’achetais depuis longtemps par-dessous main, et à très bon compte, tout ce qui se trouvait à vendre dans ce pays... les domaines de Kerkado, de Kerkadek, de Versek, et de Lieusek.

DE KERNONEK.

Ah ! mon Dieu !... tous mes voisins.

PIFFART.

Propriétés inconnues... de plusieurs milliers d’arpents... Il me manquait un point central qui servît de base et de chef-lieu à mon exploitation... lorsque s’est présentée une occasion superbe que je me suis hâté de saisir... une terre qui vaut plus de deux millions, la superbe propriété de la Guichardière vient d’être acquise par moi pour sept cent mille francs.

DE KERNONEK.

Dieu ! si je l’avais su.

TOUS.

Qu’est-ce donc ?

DE KERNONEK.

C’est moi qui en étais propriétaire.

TOUS.

Vous, monsieur ?

DE KERNONEK.

Eh oui, sans doute... C’est treize cent mille francs que je mets dans la poche de monsieur.

PIFFART.

Pardon, monsieur, je ne vous ai pas forcé de vendre... C’est vous qui me l’avez proposé, et qui même étiez satisfait du prix.

DE KERNONEK.

Parce que je ne me doutais pas qu’il y eût spéculation.

PIFFART.

Je n’étais pas obligé de vous le dire... et ce secret, même nécessaire à la réussite de mes projets, a donné naissance à mille bruits divers, induit en erreur plusieurs de ces messieurs, à commencer par monsieur de la Bourdinière qui se croit si fin et si habile.

TOUS.

Ah ! ah ! ah !

LABOURDINIÈRE, affectant la colère.

Monsieur !

TREMBLIN, à Labourdinière.

Il est de fait qu’il l’est plus que vous...

Chuchotement des actionnaires, qui ont l’air de se moquer de Labourdinière.

LABOURDINIÈRE.

Un instant, messieurs, un instant ; il faut voir... Je ne nie pas qu’au premier coup d’œil l’affaire ne paraisse magnifique et établie sur les bases les plus avantageuses... mais cela ne suffit pas.

Nouveau mouvement.

TREMBLIN.

Il a raison, cela ne suffit pas.

DESPERTHES.

Il faut voir la fin.

CLAIRENET.

Le produit clair et net... ce que nous appelons le dividende.

TOUS.

Oui, oui, le dividende.

PIFFART.

Il ne me semble pas, messieurs, qu’il puisse être douteux... Voici d’abord les sous seings-privés qui établissent mes droits à ces propriétés... l’estimation de leur valeur par experts, par le produit des impôts.

Montrant les papiers qui sont sur la table.

Voyez, examinez, ainsi que les prospectus lithographiés qui y sont joints... et c’est comme acquéreur d’immeubles de plus de trois millions que je viens vous proposer de vous associer à mes bénéfices... que je vous appelle comme actionnaires de la société en commandite dont je suis le gérant, et qui a pour but l’achat et l’exploitation générale des forêts de la Bretagne.

CRIFORT.

Cela me paraît fort beau.

Murmure de satisfaction.

DESPERTHES, de même.

À moi aussi.

LABOURDINIÈRE.

Attendons encore.

HARDY, se levant.

Attendre, pour que d’autres s’emparent de l’affaire... Qui ne risque rien n’a rien.

CRIFORT.

Monsieur Hardy a raison.

HARDY.

En avant.

TREMBLIN.

Prenons garde.

DE KERNONEK, se levant.

Oui, messieurs, prenons garde... car moi aussi je suis actionnaire. J’ai quarante actions, et de plus, comme ancien propriétaire, je connais le terrain... On vous a dit, messieurs, que la voie de bois, qui coûte à Paris quarante francs... ne revenait chez nous qu’à cent sous ou trois francs : c’est vrai ; mais pourquoi ?

TOUS.

Oui, pourquoi ?

DE KERNONEK.

C’est qu’il n’y a aucun débouché... aucun moyen de transport.. La ville la plus proche est à huit ou dix lieues... il faut donc consommer sur place ; et comme il y a chez nous plus de bûches que de consommateurs... on ne peut jamais tout brûler, et le bois est à rien.

TOUS.

Voilà.

PIFFART.

Parce qu’on ne sait pas l’utiliser, et c’est à quoi j’ai pensé d’abord. J’établis au centre de l’exploitation une fonderie en fer dont les produits seront immenses, vu le bon marché des combustibles et les besoins de la population.

CRIFORT.

Il a raison, c’est superbe.

HARDY.

C’est une affaire magnifique.

CLAIRENET.

Dans le genre du Creuzot.

LABOURDINIÈRE.

Cela ne paraît pas encore prouvé.

HARDY, se levant.

Parce que vous lui en voulez.

CRIFORT, de même.

Parce que vous êtes son ennemi, et que vous voulez nuire à la société.

TREMBLIN, de même.

Il y a toujours comme cela de faux frères.

TOUS.

C’est indigne.

LABOURDINIÈRE, criant.

Et les moyens de transport, puisqu’il n’y en a pas ?

Grand silence.

PIFFART, à la Bourdinière.

Comment, monsieur, que dites-vous ?

LABOURDINIÈRE.

Les moyens de transport... puisqu’il n’y en a pas.

PIFFART, de même.

J’établis un chemin en fer qui ne nous coûtera rien, grâce à notre fonderie.

TOUS.

Il a raison.

HARDY.

Un chemin en fer... admirable.

CRIFORT.

C’est deux cents pour cent de bénéfice.

CLAIRENET.

Clair et net.

PIFFART.

Clair et net, année commune...

TOUS.

Année commune !

PIFFART.

Qu’avez-vous à répondre ?

LABOURDINIÈRE.

C’est différent... je n’ai plus d’objections.

HARDY et TOUS LES AUTRES.

C’est bien heureux.

LABOURDINIÈRE.

Monsieur, mon suffrage ne sera pas suspect... Le projet tel qu’il est maintenant me paraît une très belle conception... et la preuve, c’est que je demande mes actions.

TOUS.

Moi aussi.

Air : Amis, voici le jour qui vient de naitre.

CHŒUR.

Avant qu’ailleurs le bruit ne s’en répande,
Dépêchons-nous, prenons des actions ;
À cent pour cent, il se peut qu’on les vende,
Nous pouvons tous gagner des millions.

HARDY.

Où les prend-on ?

PIFFART.

C’est en bas, à ma caisse.

CRIFORT.

Vous le savez, j’en ai trente.

PIFFART.

Oui, j’entends.

CLAIRENET.

Moi cent.

DESPERTHES.

Deux cents.

LABOURDINIÈRE.

Moi j’ai votre promesse,
Il m’en faut vingt.

MADAME DESPERRIERS.

Que n’en ai-je trois cents !

CHŒUR.

Avant qu’ailleurs le bruit ne s’en répande,
Dépêchons-nous, prenons des actions ;
À cent pour cent, il se peut qu’on les vende,
Nous devons tous gagner des millions.

Ils entrent tous dans le cabinet de Piffart, qui y entre avec eux. Après la sortie des actionnaires deux domestiques emportent la table.

 

 

Scène XVI

 

MADAME DESPERRIERS, puis GUSTAVE

 

MADAME DESPERRIERS, suivant Piffart.

Mes actions, monsieur... je garde mes actions... je les veux...

Revenant.

Laissons passer les plus pressés... Ce qui me fâche à présent c’est de n’en avoir que vingt-cinq, quand mon frère en a quarante... car dès demain, dès ce soir même elles vont monter...

Apercevant Gustave qui entre pâle, en désordre, et va se jeter dans un fauteuil.

Ah ! notre jeune caissier... Il n’était pas à la séance... Si je pouvais... monsieur Gustave...

GUSTAVE.

Qui êtes-vous ?... Que voulez-vous ?

MADAME DESPERRIERS.

Ah ! mon Dieu ! comme il est pâle ! Calmez-vous... c’est moi qui désirerais...

GUSTAVE, se levant.

Quoi !... madame... vous !...

À part.

Ah ! je n’ose lever les yeux.

MADAME DESPERRIERS.

Vous avez deux cents actions rémunératoires... je l’ai vu dans le prospectus... il faut m’en vendre quelques-unes.

GUSTAVE, égaré.

Jamais... C’est impossible.

MADAME DESPERRIERS.

Comment... pour la tante d’Estelle...

GUSTAVE, à part.

D’Estelle... Ah ! malheureux !...

MADAME DESPERRIERS.

Combien m’en cédez-vous ?

GUSTAVE.

Non, madame, non... qu’il ne soit plus question de cela.

MADAME DESPERRIERS.

Et pourquoi ?

Air de l’Écu de six francs.

GUSTAVE.

Vous êtes sans doute abusée,
C’est vous exposer, je le crois.

MADAME DESPERRIERS.

Et si je veux être exposée !

GUSTAVE.

Il ne tient qu’à vous, sur ma foi ;
Mais ce ne sera pas par moi.

MADAME DESPERRIERS.

Et quels scrupules sont les vôtres ?

GUSTAVE.

C’est vous tromper.

MADAME DESPERRIERS.

C’est mon désir.
Être trompée est un plaisir,
Surtout quand on le rend aux autres.

Et je revendrai à bénéfice... Mais je vois ce que c’est, vous voulez gagner dessus.

GUSTAVE.

Moi, madame ?

MADAME DESPERRIERS.

C’est tout naturel... combien en voulez-vous ? parlez...

GUSTAVE.

Je vous répète, madame, que je n’en veux rien... que je les garde... et que vous ne les aurez à aucun prix.

MADAME DESPERRIERS.

À aucun prix... qu’est-ce que je disais ? Il faut donc que ce soit monté à un taux...

 

 

Scène XVII

 

MADAME DESPERRIERS, GUSTAVE, LABOURDINIÈRE

 

LABOURDINIÈRE, paraissant à la porte.

Eh bien ! madame Desperriers, vos actions... vous y renoncez ?

MADAME DESPERRIERS.

Hein ! qui est-ce qui vous a dit cela ?

LABOURDINIÈRE.

Vous ne venez pas retirer vos coupons ? et déjà tout le monde les veut... elles sont aux enchères.

MADAME DESPERRIERS.

Ô ciel ! mes actions !... c’est une indignité... monsieur Gustave, je retiens toujours les vôtres, entendez-vous ?... Mais d’abord, je cours sauver les miennes.

LABOURDINIÈRE.

Nous n’avons pas une minute à perdre.

Ils sortent.

 

 

Scène XVIII

 

GUSTAVE se jette dans un fauteuil, absorbé dans ses réflexions

 

Qu’ai-je fait ?... où me suis-je laissé entraîner !

 

 

Scène XIX

 

GUSTAVE, PIFFART

 

PIFFART, sortant de son cabinet.

Victoire ! la fortune est sauvée, et l’honneur aussi,

GUSTAVE, se jetant dans ses bras.

Ah ! mon ami !

PIFFART.

Eh bien... eh bien... qu’est-ce que cela veut donc dire ?

GUSTAVE.

Pour te tirer d’embarras... j’avais joué.

PIFFART.

Moi aussi.

GUSTAVE.

J’ai perdu... tout...

PIFFART.

Moi, j’ai gagné... tout le monde ne pouvait pas perdre... l’affaire est enlevée... toutes nos actions sont prises... elles sont payées, et qui plus est, par le plus grand des hasards, l’opération est superbe... elle est excellente, je t’en réponds.

GUSTAVE.

Il serait vrai !

PIFFART.

Il y en a tant de mauvaises... il faut bien que sur la quantité... les actions gagnent déjà, il y a dans ma cour une banque... un agiot... on dirait du temple de Plutus, ou du café Tortoni... Tiens, les entends-tu ?

 

 

Scène XX

 

GUSTAVE, PIFFART, DE KERNONEK, MADAME DESPERRIERS, ESTELLE, TOUS LES ACTIONNAIRES

 

Air : Amis, voici le jour qui vient de naître.

CHŒUR.

Honneur à lui ! que Plutus le bénisse !
Je vois déjà doubler nos actions.
J’ai cent pour cent déjà de bénéfice ;
Quand vous voudrez, nous recommencerons.

Ensemble.

PIFFART.

Tu les entends... Que Plutus me bénisse !...
Ils ont déjà doublé leurs actions...
J’ai cent pour cent pour moi de bénéfice ;
Quand je voudrai, nous recommencerons.

GUSTAVE.

Je crois rêver... la fortune propice
Vient me sourire ; après cette leçon,
J’ai cent pour cent pour moi de bénéfice...
Ah ! quel bonheur ! j’en perdrai la raison !...

GUSTAVE, à Piffart.

Mon cher ami.

DE KERNONEK, à Gustave.

Mon cher gendre.

ESTELLE.

Quel bonheur !

LABOURDINIÈRE, à Piffart.

Monsieur, toutes les actions sont placées.

PIFFART.

C’est juste, voici les vôtres.

LABOURDINIÈRE.

Merci.

À part.

J’ose dire qu’elles ne sont pas volées.

PIFFART.

Eh bien, mon ami, voilà une belle affaire... et maintenant, à une autre.

GUSTAVE.

Non, non, j’en ai assez... j’ai eu trop peur, et comme tu disais ce matin : la roche Tarpéienne...

PIFFART.

J’entends.

GUSTAVE.

Il faut bien de la sagesse, maintenant, pour se faire pardonner un pareil bonheur.

PIFFART.

Laisse donc... avec de pareilles idées, tu végéteras toute ta vie.

GUSTAVE.

Et toi, tu te ruineras.

PIFFART.

C’est possible... mais cela coûtera cher à bien du monde ; en attendant, voilà toujours plus de six cent mille francs réalisés.

GUSTAVE.

Quoi ! tu as vendu aussi ?

PIFFART.

C’est plus prudent... on joue sur le velours ; et quelque belle que soit l’affaire... demain, sans doute, ces messieurs en auront fait autant.

GUSTAVE.

Dis-moi donc, en fait d’actionnaires, quels sont ceux qui gagnent ?

PIFFART.

Ceux qui ne le sont plus.

REPRISE DU CHŒUR.

Honneur à lui ! que Plutus le bénisse ! etc.

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