Le Voyage dans l’appartement (Eugène SCRIBE - Paul DUPORT)

Comédie-vaudeville en cinq tableaux

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 18 janvier 1833.

 

Personnages

 

GUILLOIS, secrétaire général d’un ministère

DUGRAVIER, riche marchand de bois

ALFRED, cousin de Guillois

LA GIRANDOLE

LORMOY, député

DUPRÉ, valet de Guillois

MADAME DUGRAVIER

SOLLICITEURS

SOLLICITEUSES

CONVIVES de Guillois

 

À Paris, dans l’appartement de Guillois.

 

 

Premier Tableau

 

Une antichambre garnie de banquettes.

 

 

Scène première

 

LA GIRANDOLE, DUPRÉ, GENS qui attendent en lisant les journaux

 

TOUS.

Air du Siège de Corinthe (3e Chœur).

Avons-nous assez fait antichambre !
Quel ennui d’être solliciteur !
Il faudrait de janvier en décembre
Tenir ferme à ce poste d’honneur.

LA GIRANDOLE, à Dupré, d’un air humble.

Monsieur, ce n’est pas que je sois pressé, mais, est-ce que je ne pourrais pas entrer tout de suite ?... si vous vouliez annoncer monsieur de la Girandole... voilà déjà cinq grands quarts d’heure que j’attends.

DUPRÉ, à part.

J’aime beaucoup ça, il se plaint d’attendre et il a un habit râpé... un homme qui ne connaît pas les usages...

Haut.

Monsieur, désolé, chacun son tour.

LA GIRANDOLE.

Mais, ce monsieur qui était derrière moi, qui a passé avant.

DUPRÉ.

Ah ! c’est différent, un député ça se permet tout.

LORMOY, sortant de la chambre.

Comment ! c’est une horreur, j’arrive jusqu’à sa chambre ; impossible d’entrer, verrouillé en dedans... est-ce que monsieur le secrétaire général ne serait pas seul ?... est-ce qu’il donne des audiences à... patience, je l’arrangerai bien auprès de son ministre...

Il s’en va en marchant sur le pied de la Girandole.

LA GIRANDOLE, en colère.

Aïe !... prenez donc garde... ah ! c’est le député... monsieur je vous demande bien pardon.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, DUGRAVIER et MADAME DUGRAVIER

 

DUGRAVIER.

Monsieur Guillois ?

DUPRÉ.

Monsieur...

On sonne dans l’appartement.

Pardon, si monsieur et madame veulent s’asseoir...

Il entre dans la chambre de Guillois.

DUGRAVIER, à sa femme.

Nous asseoir !... ah ! çà, c’est-à-dire qu’il faut faire antichambre ; oh ! bien, voyez-vous, madame Dugravier, rien qu’une telle impertinence...

Air du Vaudeville de Turenne.

Veut-il parla singer nos ministères ?
Qu’il prenne garde, on tombe et sans retour.

MADAME DUGRAVIER.

Mon cher ami, dans les affaires,
Ce doit être comme en amour ;
Soit qu’une belle, ou qu’un ministre donne,
Les faveurs n’ont de prix que par le choix ;
Car écouter tout le monde à la fois.
Ce serait n’écouter personne.

DUGRAVIER.

C’est donc pendant mon voyage que vous avez fait sa connaissance ?

MADAME DUGRAVIER.

Oui, mon ami, dans une soirée où j’avais mené Élisa, votre fille... car, quoique belle-mère, vous savez que je la regarde comme ma sœur.

DUGRAVIER.

Oui, vous aimez le bal autant qu’elle, c’est tout simple... vous êtes plus jeune que moi, et puis, en mon absence, il fallait bien vous égayer...

MADAME DUGRAVIER.

M’égayer ! quelle injustice !... apprenez, monsieur, que, quand je vais au bal, c’est par devoir, oui, pour votre fille... c’est par tendresse maternelle que je danse... afin de favoriser son établissement. Elle a dix-huit ans, il lui faut un mari ; et comme vous êtes un des plus riches marchands de bois de la capitale...

DUGRAVIER.

Mais, ce monsieur Guillois, est-ce un parti convenable ? pourra-t-il lui plaire ?

MADAME DUGRAVIER.

Nous l’avons vu dans les plus brillants salons... on disait : « C’est M. Guillois, secrétaire général d’un de nos premiers ministères, qui a des chances pour devenir peut-être un jour ministre. » Je m’attendais à de la morgue, de la hauteur... pas du tout... un homme charmant... la complaisance, la bonté même.

DUGRAVIER.

Je crois bien, tout le monde est charmant dans un salon... mais qu’est-ce que cela dit ? qu’on a réservé son amabilité pour ce moment-là, et la dépense qu’on en fait le soir prouve souvent les économies du matin... Oui, nous vivons dans un siècle caméléon, où l’on prend une physionomie nouvelle, non pas chaque jour, niais à chaque instant de la journée, selon l’heure et surtout selon les lieux où l’on se trouve... Cet homme qui, le matin en se levant, faisait dans sa chambre à coucher des projets de sagesse ou de bienfaisance, quelques heures après vous le verrez dans son cabinet, avide, cruel, intéressé... plus tard, ce sera un épicurien dans sa salle à manger... un libertin dans son boudoir... C’est donc chez lui que je veux juger mon gendre.

MADAME DUGRAVIER.

Aussi, hier soir, à votre arrivée, je vous ai dit : allons demain chez lui... vous y voilà, vous allez faire connaissance.

DUGRAVIER.

Oui, avec son antichambre !

MADAME DUGRAVIER, prenant un journal.

Tiens... le journal des modes !

LA GIRANDOLE.

Voilà le huitième quart d’heure, je crois que je ferai bien de marcher un peu pour me dégourdir.

DUGRAVIER, l’abordant.

Monsieur est fatigué ?

LA GIRANDOLE.

Oui, monsieur, d’être assis.

DUGRAVIER.

Monsieur sollicite un emploi ?

LA GIRANDOLE.

Tout ce qu’on voudra, monsieur, je ne tiens qu’à avoir de quoi vivre... c’est pour ça que je voudrais changer de position ; d’ailleurs, j’ai fait tous les métiers... dans ce moment-ci, n’ayant plus rien à faire, je fais des projets, et, comme M. Guillois dispose, par sa place, des fonds secrets... comme il y en a maintenant dans tous les ministères, depuis le système de la publicité, je viens lui proposer un moyen sûr de gagner des millions, afin qu’il m’avance dessus la bagatelle de cent écus.

DUPRÉ, sortant de la chambre.

Messieurs, mon maître me charge de vous faire des excuses et de vous inviter à revenir demain.

TOUS.

Ah ! ah !

LA GIRANDOLE.

Oui, monsieur... mais, moi, je ne puis pas attendre...

DUPRÉ.

Est-ce que vous venez delà part de M. Thouvenel ?

DUGRAVIER.

Thouvenel, l’agent de change ?

DUPRÉ.

Oui, il doit envoyer à monsieur un secrétaire que nous attendons.

DUGRAVIER, à part.

Ah ! il attend un secrétaire recommandé par Thouvenel, ménagent de change...

Haut.

Venez, ma chère amie, venez.

MADAME DUGRAVIER.

Et votre visite ?

DUGRAVIER.

J’ai changé d’idée... un moyen plus sûr, je vous ferai part... c’est-à-dire, non... parce que vous trahiriez mon secret.

Dugravier et sa femme sortent.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, excepté MONSIEUT et MADAME DUGRAVIER

 

LA GIRANDOLE.

Allons ! en voilà qui se découragent, ils s’en vont déjà... tant mieux, il en restera moins à passer... Moi, inébranlable à mon poste... c’est avec une noble persévérance d’antichambre qu’on parvient, comme je le dis chapitre deux, page quatorze, de mon livre sur l’art de faire fortune, ainsi donc je ne bouge pas.

DUPRÉ.

Monsieur, est-ce que je ne vous ai pas dit ?...

LA GIRANDOLE.

Oui, monsieur... mais je réclame une exception... ne fût-ce que par droit d’ancienneté.

TOUS.

C’est moi... j’étais avant lui !

DUPRÉ.

Messieurs... une insurrection, une émeute d’antichambre !... Il n’y a plus moyen d’administrer... allons, messieurs, retirez-vous.

LA GIRANDOLE, reculant.

Me retirer !... non... j’attendrai en bas... votre maître sortira peut-être et, alors, je le prends au passage... quand la persévérance d’antichambre ne réussit pas, persévérance de porte cochère !... je ne sors pas de là.

Air de Fernand Cortez.

Ensemble,

DUPRÉ.

Votre humble serviteur !
Sans bruit descendez dans la rue ;
Messieurs, je vous salue,
Et surtout point d’humeur.

TOUS.

En bon solliciteur
Ai-je assez fait le pied de grue !
M’envoyer dans la rue,
C’est vraiment une horreur !

Ils sortent tous.

 

 

Deuxième Tableau

 

Une chambre à coucher en désordre, les rideaux du lit sont formés... les habits de Guillois et tous les accessoires de In toilette épars sur les meubles ; un gant long est étendu sur le dos du fauteuil.

 

 

Scène première

 

GUILLOIS, en négligé du matin, assis nonchalamment, les jambes sur les bras du fauteuil, il tient un pot de fleurs qu’il respire

 

Air : Une robe légère.

Ces fleurs que je cultive
Délassent mes esprits,
Avant que l’heure arrive
Du trouble et des soucis,
Des champs, de leur verdure
Je crois me rapprocher ;
Et j’aime la nature
Dans ma chambre à coucher.

Il faut avouer que je suis un gaillard bien heureux... tout me sourit, tout m’arrive à souhait, excepté les visites et les épîtres du matin...

Il prend une lettre sur la table.

Ah ! c’est de la petite femme de mon avocat... « Mon mari va plaider à Rouen, ce soir... » soit ! peut-être bien... elle est assez piquante, c’est comme ça qu’elle a fait des clients à son mari... et il a une nombreuse clientèle...

Il prend une autre lettre.

Qu’est-ce que c’est que ça ?... « Un père de famille... pour élever mes enfants... ma détresse... » pauvre diable !... ça fend le cœur... pourquoi ne s’est-il pas adressé à moi plus tôt ? je lui aurais conseillé de rester garçon... Enfin donc, me voilà considéré, on me recherche, j’attire tous les yeux.

Il se lève.

Air : Dans ma chaumière obscure. (Toberne.)

J’ai de l’esprit ; on cite
Mes bons mois que je prends
À des gens de mérite,
Qui sont de pauvres gens.
Leur chétive tournure
Enterre un joli trait,
Cette saillie obscure
Qu’un homme à pied risquait,
Je la lance en voiture,
Et ça fait de l’effet.
Voilà, voilà tout le secret.

On frappe à la porte.

Que diable !... qui vient m’interrompre ?... on ne peut pas être un instant seul avec soi-même... Qui est-là ?

ALFRED, en dehors.

Ouvre donc... c’est moi !

GUILLOIS.

Ah ! c’est toi, Alfred ?... attends...

Il va ouvrir.

 

 

Scène II

 

GUILLOIS, ALFRED

 

GUILLOIS.

Bonjour, cousin.

Il se rejette dans sa bergère.

Qu’est-ce qu’on dit de nouveau dans Paris ?

ALFRED.

Rien... et toi, comment cela va-t-il ?

GUILLOIS.

Gomme ça... fatigué, ennuyé.

ALFRED...

Et tes affaires ?

GUILLOIS.

Ah ! je ne sais pas, c’est bien assez de m’en occuper toute la journée... je n’ai que ma matinée à moi et j’en profite.

ALFRED, montrant le gant long.

Il y paraît.

GUILLOIS.

Ah ! voilà de tes idées... tu ne penses qu’à cela.

Il fredonne.

Oui j’aime la nature
Dans ma chambre à coucher.

ALFRED.

Ah çà ! écoute-moi...

Guillois s’étend et bâille.

je suis majeur, mon tuteur m’a rendu ses comptes... j’ai là cent mille francs en portefeuille... je viens te les confier !

GUILLOIS.

À moi, cousin ?

ALFRED.

Oui, sans doute.

Air du vaudeville de la Petite sœur.

Enrichi par ton seul talent,
Tu peux me dire avec franchise,
Dis-moi, mon cher, avec franchise,
Ce que l’on fait de son argent,
Et comment on l’économise ;
Je l’ai toujours mal employé,
Car je ne m’entends qu’aux dépenses.

GUILLOIS.

C’est déjà plus de la moitié
Du système de nos finances.
Vois nos finances...

Allons, par amitié pour toi je prendrai ton argent... je t’associerai à mes opérations de Bourse.

ALFRED.

Tu joues à la Bourse, toi ?

GUILLOIS.

Sans doute... quand on a, par sa place, les nouvelles avant tout le monde, ce n’est plus un jeu.

ALFRED, à part.

Non, c’est mieux que cela.

GUILLOIS.

Autrefois on se servait de sa fortune pour arriver aux places ; maintenant il faut employer les places à faire sa fortune ; et puis, j’ai en projet un grand mariage... une riche dot, parce que la place s’en va et la dot reste.

ALFRED.

Ta confidence amène celle que j’ai encore à te faire.

GUILLOIS.

Comment ?

ALFRED.

Oui, une jeune personne charmante que je voyais souvent à la pension de ma sœur... et dont je suis amoureux, c’est Mlle Élisa, la fille de M. Dugravier.

GUILLOIS, à part.

Dugravier ! ah ! mon Dieu !

Haut.

Mais n’est-ce pas un marchand de bois de l’île Saint-Louis, et il me semble, cousin, qu’une pareille alliance...

ALFRED.

Conviendrait à tout le monde... un marchand de bois millionnaire !... mais ce n’est pas là ce qui me décide, j’épouserais la fille sans dot... et voilà ce que je voudrais faire y entendre à la famille. M. Dugravier le père, qui était allé acheter deux ou trois forêts, vient de revenir à Paris... je ne l’ai jamais vu.

GUILLOIS.

De ce côté-là, je ne puis pas te rendre service, je ne le connais pas non plus.

ALFRED.

Oui, mais en l’absence du mari, tu étais reçu dans la maison... on dit même que sa femme, qui est jeune et jolie, a pour toi beaucoup d’estime.

GUILLOIS.

Moi !... quelle idée !... nous n’avons, je te jure, aucune espèce de relation.

 

 

Scène III

 

GUILLOIS, ALFRED, DUPRÉ

 

DUPRÉ.

Monsieur une lettre pour vous.

Comme il est près d’Alfred, il lui donne la lettre que celui-ci remet à Guillois, et il sort.

GUILLOIS.

Donne !...

ALFRED.

Tiens, cousin... je m’en vais, parce qu’il faut être discret... mais j’ai reconnu l’écriture... une main de femme.

GUILLOIS, d’un air d’amour-propre.

Bah !...

ALFRED.

Non ?... j’ai reçu de cette main deux ou trois billets d’invitation... c’est de la jolie dame dont nous parlions tout à l’heure

À voix basse.

Mme Dugravier.

GUILLOIS, avec une feinte incrédulité.

Allons donc...

ALFRED.

Air du Pot de fleurs.

Dis-moi, la main qui traça cette adresse

Il montre le gant long qui est sur le fauteuil.

Avait-elle porté ce gant ?

GUILLOIS.

Mauvais sujet !

ALFRED.

De la délicatesse,
Mais un billet si matin !... c’est charmant.

À deux-voix et se penchant avec familiarité sur la bergère de Guillois.

Si j’épousais, un jour, la belle fille,
Je l’avertis, et sans rien soupçonner,
Qu’il ne faudrait pas te donner
Les gants de toute la famille.

GUILLOIS, souriant.

Ah ! çà, finiras-tu ? a-t-on idée d’un libertin comme ça ?... ah !

Il lui pousse la tête en badinant.

ALFRED, avec abandon dans la même attitude.

Mon Dieu ! on ne te demande pas ton secret... on le prie seulement de faire agir ton crédit auprès de la belle-mère.

Se redressant.

Adieu, je compte sur toi... et quand à mes fonds, je le les laisse.

GUILLOIS.

Sois tranquille... je te ferai faire des reports.

ALFRED.

Je ne comprends pas.

GUILLOIS.

Ce n’est pas nécessaire, tu feras comme tant d’autres... une fortune incompréhensible.

ALFRED.

Ça te regarde... enrichis-moi... je vais déjeuner au Café Anglais.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

GUILLOIS, seul

 

Une confidence fort embarrassante, et que je ne lui demandais pas... aimer la femme sur laquelle j’ai jeté mes vues... moi, je me la suis promise avant lui... et je tiens toujours mes promesses, heureusement la belle-mère est pour moi.

 

 

Scène V

 

GUILLOIS, DUPRÉ

 

DUPRÉ.

Monsieur, on attend la réponse.

GUILLOIS, le regarde fixement, Dupré baisse les yeux et s’éloigne.

Sans doute, c’est pour les fonds qu’elle m’a chargé de faire valoir à la Bourse avec les miens ; c’est amusant d’être le courtier marron d’une jolie femme. Voyons... « Mon mari est de retour... il doit vous éprouver ce matin... j’ignore par quel moyen, sous quel déguisements... tenez-vous sur vos gardes... » Allons, encore une épreuve ! c’est bien usé... même au théâtre... n’importe... une fois prévenu je devine bien à peu près...

Appelant.

Dupré !...

DUPRÉ.

Monsieur ?

GUILLOIS.

Parmi les gens qui sont venus me demander ce matin, n’y avait-il pas quelqu’un en costume ridicule, pauvre ?

DUPRÉ.

Oui, monsieur... et môme il n’a jamais voulu s’en aller... il est encore en bas... il dit qu’il faut absolument qu’il vous voie.

GUILLOIS, à part.

C’est ça même.

Haut.

Eh ! bien, faites-le entrer.

DUPRÉ.

Quoi, monsieur ?

GUILLOIS.

Amenez-le sur-le-champ, et ayez pour lui les plus grands égards...

Dupré sort.

 

 

Scène VI

 

GUILLOIS, seul

 

Ce brave homme ! il faut qu’il me trouve à travailler, des livres, du papier autour de moi... j’aurai passé la nuit. Ah ! diable, ôtons ce gant-là... voici le beau-père.

Il se place dans l’attitude d’un homme qui travaille.

 

 

Scène VII

 

GUILLOIS, LA GIRANDOLE et DUPRÉ

 

LA GIRANDOLE, à part.

Ah ! enfin ! voilà ce que c’est que d’avoir tenu bon à la porte cochère.

DUPRÉ, s’approchant de son maître avec précaution.

Monsieur... c’est M. de la Girandole.

GUILLOIS, riant en secret.

La Girandole ! un nom bizarre ! c’est ça...

Haut, en se levant.

Monsieur, mille pardons de vous recevoir dans ma chambre à coucher... on vient de me dire à l’instant que vous étiez ici... désespéré que vous ayez attendu...

LA GIRANDOLE.

Monsieur, rien que treize quarts d’heure... ce qui revient à trois heures un quart.

GUILLOIS, à Dupré.

Comment, Dupré, il serait possible...

DUPRÉ.

Dame ! monsieur s’avise de venir avant huit heures.

GUILLOIS.

Sortez... et à l’avenir quand monsieur...

LA GIRANDOLE.

La Girandole.

GUILLOIS.

Viendra, j’y serai toujours pour lui.

Dupré sort, Guillois avance un fauteuil.

Monsieur, prenez donc la peine...

LA GIRANDOLE.

Trop bon... je n’ai qu’un mot à vous dire.

Ils s’asseyent.

GUILLOIS.

Je vous écoute.

À part.

Supérieurement déguisé... il n’a pas plus l’air d’un homme comme il faut... moi, si je l’avais vu, je ne le reconnaîtrais pas.

LA GIRANDOLE.

Monsieur, j’ai remarqué que dans notre siècle, la mode était de mettre tout en théorie... l’un compose l’art d’être heureux... l’autre, l’art de payer ses dettes... celui-ci nous donne l’art de ne pas monter sa garde... celui-là, l’art de fixer les femmes... moi, monsieur, j’ai réuni tous ces secrets-là en un... j’ai composé l’art de faire fortune.

GUILLOIS.

Comment donc, monsieur, un livre très intéressant.

À part.

Le beau-père est un original.

LA GIRANDOLE.

Monsieur, mon livre est encore en manuscrit ; tous les libraires m’ont conseillé de mettre la théorie en pratique ; et, pour cela, d’ouvrir une souscription, parce que, si j’ai seulement pour souscripteurs tous ceux qui désirent faire leur fortune, me voilà déjà sûr de la mienne.

GUILLOIS.

Bravo ! bien calculé... et dans ce siècle un homme qui calcule doit arriver à tout !

LA GIRANDOLE, à part, avec enthousiasme.

Voilà un homme aimable... un homme qui ne me met pas à la porte !

DUPRÉ, entrant.

Quelqu’un qui demande à parler à monsieur.

GUILLOIS.

Faites entrer... je ne dois faire attendre personne.

Dupré sort, ils se lèvent.

LA GIRANDOLE.

Un excellent principe, monsieur.

GUILLOIS.

Monsieur, c’est le devoir des hommes en place.

LA GIRANDOLE.

Pourquoi tous les hommes en place ne font-ils pas leur devoir !

GUILLOIS.

Je reçois tout le monde... je suis poli avec tout le monde... c’est mon idée... c’est ma manie, c’est une maladie si vous voulez.

LA GIRANDOLE.

Plût au ciel qu’elle devînt contagieuse, quelle agréable épidémie ! ça vaudrait mieux que le choléra ; j’en ris à présent, parce que le fléau est passé.

 

 

Scène VIII

 

GUILLOIS, LA GIRANDOLE, DUGRAVIER et DUPRÉ

 

DUPRÉ.

Monsieur Noirot.

DUGRAVIER, à Guillois.

Monsieur, c’est de la part de M. Thouvenel.

À part, apercevant La Girandole.

Ah ! cet imbécile de tantôt.

LA GIRANDOLE, à part.

Voilà un homme qui a causé avec moi.

GUILLOIS, à la Girandole.

Vous voyez ma situation, assailli de tous côtés... écrasé d’affaires... et pourtant personne n’a jamais été moins ambitieux, mon seul but serait de me créer une existence tranquille... de me marier le plus tôt possible, de rendre ma femme heureuse, d’établir mes enfants... de leur donner à chacun vingt-cinq ou trente mille livres de rente... comme au temps du patriarche !

LA GIRANDOLE.

Ah ! monsieur !... Les femmes, les enfants... le bonheur ! je parle de tout cela dans mon dernier chapitre intitulé : « de l’art de jeter l’ancre dans le fleuve de la vie. »

GUILLOIS.

Dieu ! comme c’est touchant ! revenez tantôt et nous dînerons ensemble.

LA GIRANDOLE.

Oh ! monsieur !

À part.

Voilà un homme qui mérite bien tout ce que je veux faire pour nous doux.

GUILLOIS, le reconduisant.

Air de un jour à Paris.

Permettez qu’avec vous je sorte,
Car vous pourriez faire un faux pas.

LA GIRANDOLE.

Je sais le chemin de la porte,
C’est un chemin facile, hélas !

À part.

Tous les gens riches de la ville
Ont toujours su me le montrer ;
Et pour moi le plus difficile
N’est pas de sortir, mais d’entrer.

Ensemble.

GUILLOIS.

Permettez, monsieur, il n’importe,
Car vous pourriez faire un faux pas ;
Sans vous avoir mis à la porte,
Monsieur, je ne vous quitte pas.

LA GIRANDOLE.

Votre politesse est trop forte,
Que n’est-elle moins rare, hélas !
Je sais le chemin de la porte,
Et je ne m’y tromperai pas.

DUGRAVIER.

Pour un homme de cette sorte,
Tant d’égards, de soins délicats !
Quoi !... le reconduire à la porte ?
Non, d’honneur ! je n’en reviens pas.

DUGRAVIER, à part.

Moi qui accusais d’impertinence mon gendre en perspective... Reconduire un pauvre diable qui n’a pas le sou !... c’est le luxe de la politesse.

GUILLOIS, à part revenant.

J’ai séduit le beau-père... Ouf !... Ça fatigue d’avoir à tromper dès le matin... Quand on dérange ses heures...

Haut à Dugravier.

Ah ! à nous deux.

DUGRAVIER.

Mon nom est Noirot, et je viens...

GUILLOIS.

Je sais bien... pour être mon secrétaire particulier... C’est une affaire convenue. Vous pouvez vous faire installer dans mon cabinet... Ah ! un mot... ne dites jamais ici que c’est à la recommandation de M. Thouvenel, mon agent de change, je ne veux pas que l’on sache que j’ai des relations...

DUGRAVIER, à part.

Pourquoi donc ça ?

GUILLOIS.

D’autant que je vais me marier,

DUGRAVIER.

Ah ! monsieur va...

GUILLOIS.

Oui, je dois commencer à mener une vie plus sérieuse, à avoir des pensées plus graves...

À Dupré.

Vous passerez chez Maurice Schelsinger prendre les contredanses de Nathalie pour mon bal de ce soir.

À Dugravier.

Cette agitation perpétuelle, ce tumulte, ce fracas, tout cela ne me convient plus.

À Dupré.

N’oubliez pas, demain, ma stalle aux Bouffes, si Rubini chante.

Dupré sort. Guillois s’assied avec mollesse et pendant que l’orchestre joue à la sourdine l’air du Muletier, il continue nonchalamment.

Eh ! mon pauvre Noirot, on est bien heureux de pouvoir se retirer à la campagne...

Il baille.

l’ombre d’un arbre au bord d’un ruisseau...

Il étend les bras.

simplicité... repos de la vie champêtre...

Il ferme les yeux.

doux charme de mes matinées... Si l’on me demande, vous direz que je travaille à un rapport pour faire arriver les employés deux heures plus tôt.

DUGRAVIER, qui la observé.

Allons, c’est un fou... mais il a l’air d’un bon enfant.

Il sort.

GUILLOIS, rêvant sur les dernières mesures de l’air du Muletier.

Soixante-neuf... trente mille francs en ma faveur... Tu es gentille comme ça, va... que tu es bête d’être jalouse ! je te dis que je l’adore.

Il se retourne dans sa bergère.

 

 

Troisième Tableau

 

Le cabinet de Guillois.

 

 

Scène première

 

DUGRAVIER, seul

 

Il est à la Bourse, et j’ai eu le temps de passer chez moi, et de tout raconter à ma femme... Elle était enchantée de me voir satisfait... Elle affectionne beaucoup ce monsieur Guillois, et quant à ma fille... elle est triste, mélancolique... Ou je me trompe fort, ou il y a là-dessous quelque inclination... Au fait, son caractère gai... ouvert... c’est tout en ménage.

Air de Préville et Taconnet.

Par le douaire qu’on stipule,
De la future on croit fixer le sort ;
Que le mari soit brutal, ridicule,
Il la rendra très heureuse à sa mort,
Car le douaire efface plus d’un tort ;
En attendant que ce douaire vienne
D’un sol époux faire un défunt charmant,
Ne pourrait-ou stipuler prudemment
Que, quelquefois monsieur prendra la peine
D’être aimable de son vivant ?
Oui, stipulons qu’il doit prendre la peine
D’être aimable de son vivant.

Si mon gendre futur a été un peu étourdi, un peu dissipé avant son mariage, il n’en sera que plus sage après... du moins, quand il rentrera dans sa maison, il rapportera toujours un visage riant et de bonne humeur... Ah ! mon Dieu ! c’est lui, quelle physionomie !

 

 

Scène II

 

DUGRAVIER, GUILLOIS

 

GUILLOIS, l’air sombre, le chapeau sur la tète, se promenant sans voir Dugravier.

Mauvaise nouvelle... Je jouais à la hausse !... tout d’un coup une baisse effroyable... cent mille francs de différences à payer... et quand je veux changer de système... mon agent de change qui ne veut plus opérer pour moi, qu’au comptant... Heureusement j’avais l’argent d’Alfred... je l’ai donné... je vais regagner, et au delà, tout ce que j’ai perdu.

DUGRAVIER, à part.

Comme il a l’air agité.

S’avançant.

Monsieur ?...

GUILLOIS, brusquement.

Qu’y a-t-il ? que me voulez-vous ? laissez-moi tranquille... quand je suis dans mon cabinet, il ne faut pas qu’on m’interrompe.

DUGRAVIER.

Je voulais seulement vous demander...

GUILLOIS, avec emportement.

Quoi ?... ça ne vous regarde pas... Je vous ai pris pour écrire et non pas pour parler... copiez-moi celle circulaire et taisez-vous.

DUGRAVIER, à part.

Je n’en reviens pas ! quel changement ! ce ne sont plus les mêmes traits, ce n’est plus le môme homme.

GUILLOIS, continuant à se promener.

Serrons ce portefeuille... les fonds secrets que je viens de toucher au Trésor, pour le mois... ma foi, si je n’avais pas eu l’argent d’Alfred, c’était environ la même somme et j’aurais pu... Oh ! non, non ! pas d’imprudence... surtout quand on a des ennemis, et j’en ai... ce Lormoy ! il n’y a pas d’ennemis plus dangereux que les anciens protecteurs.

 

 

Scène III

 

DUGRAVIER, GUILLOIS, DUPRÉ

 

DUPRÉ.

M. Alfred Guillois.

GUILLOIS.

Encore lui... je n’y suis pas.

DUPRÉ.

Dame ! monsieur, comme c’était votre cousin...

GUILLOIS.

Raison de plus... quand je suis en affaires, il n’y a plus de parents.

À part.

Comme si un homme en place avait le temps d’avoir de la famille !

DUPRÉ.

Dame ! monsieur, le voici !

GUILLOIS.

Comment, imbécile ! tu laisses la porte ouverte ! C’est bon, laissez-nous.

Dupré sort, Alfred entre.

 

 

Scène IV

 

DUGRAVIER, GUILLOIS, ALFRED

 

ALFRED.

Monsieur, il faut absolument que je vous parle.

GUILLOIS.

Qu’y a-t-il, cousin ?

ALFRED, à demi-voix.

Il y a, monsieur, que vous êtes un fourbe.

GUILLOIS.

Qu’est-ce à dire ?

ALFRED.

Moi, votre cousin, qui vous regardais comme mon ami, qui étais venu vous confier mon amour pour Mme Dugravier...

DUGRAVIER, à part, devant un bureau.

Que dit-il ?

ALFRED.

Être capable d’une si abominable trahison, d’une noirceur comme celle-là !...

GUILLOIS.

Ah çà ! ne viens pas faire de sentiment dans mon cabinet... je n’ai pas le temps de rire.

ALFRED.

Comme, ce matin, je me présente dans la maison... par hasard, Mlle Élisa était seule au salon... « Partez, me dit-elle en pleurant, mon père a vu votre cousin... il en est enchanté, il veut que je l’épouse... c’est vous seul que j’aime... mais il ne faut plus nous voir... car jamais je ne désobéirai à mon père. »

DUGRAVIER, à part.

Ma pauvre fille !... il se pourrait !...

GUILLOIS, avec dureté.

Tu vois donc bien, il n’y a pas de ma faute, je ne peux pas empêcher le père de la jeune personne de me trouver aimable.

ALFRED.

Patience... j’irai trouver M. Dugravier, il est bon... il aime sa fille... je lui avouerai mon amour... il verra que ce n’est pas l’intérêt qui me guide... car moi je n’ai pas besoin d’une dot pour spéculer à la Bourse.

GUILLOIS.

Qu’est-ce à dire ? des personnalités... quand je suis chez moi !...

ALFRED, avec sang-froid.

C’est la dernière fois que j’y viens, tout est fini entre nous ; vous allez me rendre mes fonds... je ne veux pas vous devoir plus longtemps un service.

GUILLOIS.

Comment, te rendre les fonds...

ALFRED.

N’avez-vous pas cent mille francs à moi ?

GUILLOIS.

Je les ai... je les ai... sans doute... mais je ne poux pas m’occuper de cela dans ce moment-ci... j’ai mes affaires aussi à moi... et on ne peut pas toujours se dévouer pour les autres.

ALFRED.

Il n’y a pas besoin de dévouement... il suffit de me remettre mes

GUILLOIS.

Encore une fois, je te dis que tu me troubles dans mes opérations... c’est positif... reviens plus tard.

ALFRED.

Je ne m’en irai pas sans les avoir.

GUILLOIS.

C’est-à-dire que tu te défies de moi... il n’y a pas d’exemple d’un pareil manque de délicatesse.

Il se promène à grands pas et avec colère.

DUGRAVIER, se levant, à part.

S’il ne les rend pas... c’est fini, je sais à quoi m’en tenir.

DUPRÉ, entrant et annonçant.

Monsieur de la Girandole.

Il sort.

GUILLOIS, à part, avec inquiétude.

Ciel ! le beau-père !

Haut.

Certainement j’ai le droit de me plaindre et de me croire blessé... mais puisque tu le veux absolument.

À part.

Dieu ! quel moyen... il n’y en a pas d’autre... les fonds secrets... je n’en dois rendre compte qu’à la fin du mois... nous sommes au premier... et d’ici là, j’aurai regagné à la Bourse.

 

 

Scène V

 

DUGRAVIER, GUILLOIS, ALFRED, LA GIRANDOLE, entrant

 

ALFRED.

Ah ça ! finirons-nous ?...

GUILLOIS, à la Girandole.

Monsieur, me permettez-vous de terminer avec un cousin qui se fâche contre moi, et me retire des fonds... par suite d’une rivalité d’amour...

LA GIRANDOLE.

D’amour ?...

GUILLOIS, d’un air confidentiel.

Oui, monsieur, c’est Mlle Dugravier, une charmante personne que j’adore et qu’il veut m’enlever... mais chut !...

LA GIRANDOLE.

Oui, chut !... je vous comprends.

GUILLOIS, À Alfred.

Je t’avoue que ces fonds... j’en avais déjà disposé... car tu connais mon cœur, mon habitude n’est pas de laisser dormir les capitaux qu’on me confie... mais ce n’est pas moi que cent mille francs peuvent gêner... Tiens... ce portefeuille...

Il donne le portefeuille des fonds secrets.

la somme s’y trouve... et quant à notre rivalité, j’en suis désolé... mais je ne puis pas, non plus, renoncer à une passion aussi forte que la mienne... tout ce que je puis faire est de n’influencer en rien la famille ; et c’est au père de celle que nous aimons, c’est au bon, à l’estimable, à l’excellent M. Dugravier, à choisir entre nous, n’est-il pas vrai ?

DUGRAVIER, à part.

Le voilà retombé dans la sensibilité, à présent.

GUILLOIS.

Air du Galoubet.

Il jugera. (Bis.)

LA GIRANDOLE, d’un grand sang-froid.

Au fait, il doit juger, le père,
Car il n’est là, que pour cela.

GUILLOIS.

Et vous croyez qu’il se rendra,
À ma flamme pure et sincère ?

LA GIRANDOLE, lui serrant la main.

Oui, je juge que s’il est pure...

DUGRAVIER, à part.

Il jugera ! (Bis.)

ALFRED.

C’est ce que nous verrons... Quoi qu’il en soit, je te déclare que je ne renonce à aucune de mes espérances, et que dès ce moment, nous ne sommes plus ni parents, ni amis.

GUILLOIS.

Et qu’est-ce que ça me fait ? laisse-moi tranquille.

ALFRED.

Soit... je te l’ai dit, jamais je ne remettrai les pieds chez toi.

Ensemble.

Air : Sortez à l’instant, sortez. (Le Château de mon oncle.)

GUILLOIS.

Monsieur, c’est assez de bruit,
Vous ébranlez mon crédit ;
En ces lieux désormais
Ne reparaissez jamais ;
Vite emportez votre argent,
Vous n’êtes plus mon parent,
C’en est fait, mon courroux
Rompt tout lien entre nous.

ALFRED.

Quand mon bonheur est détruit,
Que me fait votre crédit ?
Avec vous désormais,
Je dois rompre pour jamais,
Je remporte mon argent,
Vous n’êtes plus mon parent ;
C’en est fait, mon courroux
Rompt tout lien entre nous.

DUGRAVIER, à part.

Son air confus, interdit,
Est suspect à mon esprit.
Et je veux désormais
Voir plus clair dans ses secrets.

Alfred sort.

GUILLOIS, à Dugravier.

Noirot, passez dans le bureau, vous y achèverez vos circulaires.

Dugravier sort.

 

 

Scène VI

 

GUILLOIS, LA GIRANDOLE

 

LA GIRANDOLE.

Ce jeune homme me paraît d’un mauvais caractère... c’est-à-dire, il ne parviendra pas, parce qu’il dit tout ce qu’il pense... s’il avait lu mon livre, il saurait que la parole n’a été donnée à l’homme que pour l’aider à cacher sa pensée.

GUILLOIS.

Ah ! monsieur, quelle maxime ! c’est du Tacite.

LA GIRANDOLE.

Non, c’est tout bêlement l’art de faire fortune.

GUILLOIS.

Ah ! oui, celte entreprise dont vous m’avez parlé et qui me sourit beaucoup, je pourrai m’y associer... que sait-on ?

LA GIRANDOLE.

Moi, votre associé ! voilà ce que je n’aurais osé vous proposer.

GUILLOIS.

Pourquoi donc pas ? votre seule vue inspire tant de confiance...

LA GIRANDOLE, à part.

Je tiens mon million !...

Haut.

Ah ! monsieur, que c’est généreux à vous d’enrichir le génie... vous qui, dans votre position, n’avez besoin de rien.

GUILLOIS, à part.

Diable ! qu’est-ce qu’il dit donc là, le beau-père ?...

Haut.

Sans doute... sans doute... Mais plus on gagne, et plus... vous savez... l’appétit vient en mangeant.

LA GIRANDOLE, à part.

Hélas ! moi... il m’est toujours venu en ne mangeant pas.

GUILLOIS, à part.

Il faut le sonder pour la dot...

Haut.

Entre nous, il est des circonstances avantageuses où quelques centaines de mille francs qu’on aurait tout à coup entre les mains, serviraient à prendre un essor plus rapide.

LA GIRANDOLE.

À qui le dites-vous ?... mais soyez tranquille, vous ne connaissez pas encore mes projets, et puisque vous avez parlé d’association... il y en aurait telle...

GUILLOIS, à part.

Il y vient...

Haut.

Oui, association... alliance...

LA GIRANDOLE.

C’est la même chose... et alors, ce ne serait pas des deux ou trois cent mille francs... non, monsieur, ce serait la moitié de ma fortune.

GUILLOIS, à part.

Vivat !... la mienne est faite.

LA GIRANDOLE, à part.

Me voilà lance, mon livre imprimé, mon système adopté.

GUILLOIS.

Eh bien ! mon cher monsieur, puisque nous nous entendons si bien, il ne faut plus de délais, plus de retards... dès aujourd’hui...

LA GIRANDOLE.

Soit ! je dîne avec vous comme c’est convenu ; en sortant de table, je passe chez moi...

À part.

Je prends mon manuscrit

Haut.

et vous pouvez être sûr que je ne reviendrai pas les mains vides.

GUILLOIS, à part.

À merveille... une avance sur la dot !... quoi qu’il arrive, me voilà hors d’embarras.

Dupré entre.

DUPRÉ.

Monsieur, un message du ministre.

GUILLOIS.

Vous permettez... les affaires... Dupré va vous conduire au salon, jusqu’à ce qu’on ait servi.

LA GIRANDOLE.

Je suis à vos ordres.

Guillois le reconduit ; La Girandole et Dupré sortent en se faisant des salutations.

 

 

Scène VII

 

GUILLOIS, les regardant sortir

 

C’est charmant ; il continue son rôle à merveille. Mme Dugravier que j’avais instruite de la perte de ses dix mille francs, se désespère peut-être, je la consolerai... avec l’argent de son mari... Ciel ! ce mot du ministre !... relisons encore : « Je vous adresse une demande de M. de Lormoy pour obtenir quatre-vingt mille francs sur les fonds secrets... examinez-la, elle me paraît juste et utile. » Eh ! non, non, elle ne l’est pas... elle ne peut pas l’être, je serais perdu... Oh ! je veux faire, contre Lormoy, un rapport dans l’intérêt général... on le refusera... mais s’il insiste... Voilà bien les députés ; à la Chambre, ils demandent des économies, et de l’argent dans les ministères.

 

 

Scène VIII

 

GUILLOIS, DUGRAVIER

 

DUGRAVIER, entrant.

Monsieur, voici les circulaires.

GUILLOIS.

Des circulaires !... pourquoi ?... qui vous en a chargé ? de quoi vous mêlez-vous ?

DUGRAVIER.

C’est vous qui tout à l’heure...

GUILLOIS.

Allez au diable... ça n’a pas le sens commun.

DUGRAVIER.

Mais, monsieur...

GUILLOIS.

Qu’est-ce que c’est ?... je crois que vous vous permettez d’être fier... sortez... non, restez...

À part.

S’il fallait livrer les fonds dès ce soir.

Haut.

Mon cher ami, portez chez M. Derville, mon banquier, cette invitation pour mon bal.

DUGRAVIER.

Ah ! une invitation...

GUILLOIS.

Et si l’on vous remet quelque chose, vous me l’apporterez sur-le-champ.

DUGRAVIER.

Ah ! je comprends.

Dupré entre.

DUPRÉ.

Monsieur, le monde est arrivé au salon... et le dîner est servi...

Il sort.

GUILLOIS.

Le dîner !... le dîner... il s’agit bien de cela !

À part.

Je ne sais où donner de la tête... Est-ce qu’on a faim... est-ce qu’on dîne, quand on est dans les affaires ?...

À Dugravier.

Eh ! bien, vous n’êtes pas encore parti ?...

DUGRAVIER.

Si, monsieur.

À part.

C’est étonnant, il n’a pas, dans son cabinet, le même caractère que dans sa chambre à coucher.

Il sort.

 

 

Scène IX

 

GUILLOIS, puis DUPRÉ et LA GIRANDOLE

 

GUILLOIS.

Allons, cachons mon trouble à tous les yeux, surtout à ceux du beau-père... redoublons d’attentions auprès de lui, et de galanterie auprès de sa femme.

DUPRÉ.

Monsieur, on vous attend.

GUILLOIS.

Air : Me voilà ! (La Clochette.)

Me voilà ! (Bis.)
Je tremble, je frissonne.

VOIX, au dehors.

Guillois ! Guillois !

GUILLOIS.

Me voilà ! (Bis.)
Quel péril m’environne ?
Comment, comment faire tête à l’orage ?

Très agité.

Je sens, je sens, que j’étouffe de rage.

LA GIRANDOLE, passant sa tête par la porte.

Monsieur, le dîner refroidit.

GUILLOIS, prenant son air riant.

Me voilà (Bis.)

Il sort avec In Girandole.

 

 

Quatrième Tableau

 

Une jolie salle à manger.

 

 

Scène première

 

GUILLOIS, DUPRÉ, LA GIRANDOLE, CONVIVES, puis DUGRAVIER

 

LES CONVIVES.

Air de la marche des Hébreux.

Gai, gai, gai, quel plaisir entre amis
Bien unis !
Loin, loin, la tristesse !
Douce ivresse, (Bis.)
Gai, gai, tu viens charmer nos sens,
Et tu répands
Dans nos cœurs, (Bis.) ton allégresse !

GUILLOIS, levant son verre.

Allons, messieurs...

DUPRÉ, annonçant.

Monsieur le secrétaire !

GUILLOIS.

Allons, il vient me relancer jusqu’ici !

DUGRAVIER, entrant.

Monsieur, je viens pour un sujet important.

GUILLOIS.

À demain, mon ami, à demain es affaires sérieuses. « Rien ne doit déranger l’honnête homme qui dîne. »

DUGRAVIER.

Mais l’affaire dont je voulais vous parler...

GUILLOIS, montrant la bouteille de vin de Champagne.

En voici une qu’il faut vider auparavant.

DUGRAVIER, sur le devant de la scène.

Je n’en reviens pas... lui, que j’ai vu, il y a une heure, si sombre dans son cabinet.

GUILLOIS, levant son verre.

Allons, du Champagne !...

À La Girandole.

Le trouvez-vous bon ?

LA GIRANDOLE.

C’est le roi des vins.

GUILLOIS.

Vous disiez cela, tout à l’heure, de mon Sauternes.

LA GIRANDOLE.

Celui que je bois est toujours le meilleur.

GUILLOIS.

Vivat ! voilà une maxime digne d’Épicure.

On boit.

DUGRAVIER, à part.

Comme il sable le Champagne ! il ne s’attend peut-être pas à la réponse que je lui rapporte.

À Guillois.

Monsieur, rien qu’un mot, un seul...

GUILLOIS, riant.

Un mot... s’il en dit deux, son congrès est le troisième... voilà comme je suis, moi... ah ! ah ! ah !

Il se lève.

DUGRAVIER.

Monsieur, votre banquier accepte pour ce soir votre initiation,

Appuyant.

et il a ajouté ; qu’il avait pour vous tous les sentiments d’amitié et de confiance, mais qu’il n’a pas d’argent.

GUILLOIS.

Tant pis pour lui, une belle affaire qu’il manque... Ce qui m’inquiète le plus, c’est que le plum-pudding m’a semblé détestable... qu’en dites-vous monsieur de La Girandole ? faut-il changer mon cuisinier ?

LA GIRANDOLE.

J’aurais besoin de l’éprouver au moins encore une ou deux fois.

GUILLOIS.

Ah ! voilà de la conscience.

LA GIRANDOLE.

De la conscience !... oui, j’en ai en gastronomie, dans cet art trop calomnié de nos jours.

GUILLOIS.

Je bois à votre santé... Car vous allez étouffer.

Levant son verre.

Allons, messieurs, à l’amitié !

LA GIRANDOLE.

À l’amitié et à la fortune !

GUILLOIS.

Il a raison de ne pas les séparer, l’une ne va pas sans l’autre.

Ils trinquent, un domestique présente un verre à Dugravier.

TOUS.

Air : Chantons, amis. (Wallace.)

Buvons, amis, buvons, buvons !
Du plaisir suivons les leçons,
Et dans notre ivresse unissons
Nos mains, nos verres, nos chansons !

GUILLOIS.

L’allégresse accompagne
Notre vaste appétit ;
La source de l’esprit
Pour nous coule en Champagne.

Ils trinquent tous.

TOUS.

Buvons amis, buvons, buvons ! etc.

On se lève, les domestiques emportent la table.

DUPRÉ, à Guillois.

Monsieur...

Il lui parle bas.

DUGRAVIER, à part.

Décidément il est impossible qu’un homme qui est si gai dans sa salle à manger et qui chante de si bon cœur, ait un mauvais caractère... peut-être que, ce matin, je l’ai jugé sur des apparences trompeuses.

LA GIRANDOLE.

Un joli jardin... c’est charmant.

Il va au fond.

GUILLOIS, bas à Dupré.

Comment ? madame Dugravier ?

DUPRÉ, de même.

Oui, monsieur, elle vous attend dans le jardin, pour vous parler en secret.

GUILLOIS.

C’est délicieux !

Il se retourne et voit La Girandole au fond.

Ciel ! et son mari, qui de là, peut voir... Monsieur de La Girandole,

eh bien !... est-ce que vous désertez ?...

Les domestiques apportent un guéridon sur lequel sont les liqueurs et le café.

LA GIRANDOLE.

Du tout... j’allais prendre l’air, pour être en état de reboire encore.

GUILLOIS.

Allons donc... et le café et les liqueurs !

Air : Finale du premier acte du Mariage de raison.

GUILLOIS et LES CONVIVES, buvant du café et des liqueurs.

Allons, allons, prenons courage,
Épuisons ces flacons exquis,
De l’amitié qui nous engage
Chaque verre double le prix.

GUILLOIS, à Dugravier.

Mon cher ami, il faut que vous me rendiez un service... une jeune dame m’attend en secret ; chargez-vous d’occuper le mari, pendant que je vais emmener la femme dans mon boudoir.

DUGRAVIER.

Je comprends... le mari qu’il faut occuper, c’est M. de La Girandole !

GUILLOIS.

Précisément... mais la Girandole... n’est pas son vrai nom.

En confidence.

C’est M. Dugravier qui est déguisé.

DUGRAVIER, à part.

Que dit-il ?...

Haut.

Et la dame serait ?...

GUILLOIS.

Madame Dugravier, une femme charmante... c’est drôle, n’est-ce pas ?... et je compte sur toi, sur ton talent... pour que le mari ne se doute de rien.

DUGRAVIER, à part.

Eh bien ! par exemple... qu’est-ce que cela signifie ?...

DUPRÉ, bas à Dugravier.

M. Alfred demande à vous parler, il vous attend en bas.

DUGRAVIER.

C’est bien, j’y vais à l’instant.

Ensemble.

GUILLOIS et LES CONVIVES.

Allons, allons, prenons courage ! etc.

DUGRAVIER.

Ma femme !... elle semblait si sage !
Tromper le meilleur des maris !
Observons tout et point d’orage,
Évitons l’éclat et les bruits.

Les convives et Guillois trinquent encore.

 

 

Cinquième Tableau

 

Un boudoir élégant ; au fond, une glace transparente donnant sur le jardin. Portes latérales.

 

 

Scène première

 

DUGRAVIER, ALFRED

 

Ils entrent par la porte à droite.

DUGRAVIER.

Jeune homme, je vous dis que je n’ai pas le temps.

ALFRED.

Mais, monsieur, il y va du salut de votre patron... vous sentez que pour me faire entrer dans cette maison, il fallait un motif de la dernière importance.

DUGRAVIER.

Parlez donc, mais dépêchez-vous, car d’un instant à l’autre...

À part, montrant un cabinet à droite.

Je me cacherai là.

ALFRED.

Pourquoi ne pas descendre par cet escalier que je connais... nous causerons plus librement dans le jardin.

DUGRAVIER.

Non, monsieur, j’ai des raisons pour ne pas quitter ce boudoir, ainsi arrangez-vous.

ALFRED.

Vous êtes le secrétaire de mon cousin, son homme de confiance... vous devez connaître ses affaires...

DUGRAVIER.

Il en est, du moins, que je crains de connaître.

ALFRED.

Alors, vous savez ce que je veux vous dire... Le bruit court que Guillois a perdu cent mille francs à la Bourse, et, ce qui me le ferait croire, c’est que le portefeuille qu’il m’a rendu, n’est pas celui que je lui avais apporté. Un papier, qui se trouvait mêlé parmi les billets de banque, m’apprend que ce sont des fonds secrets dont il a le dépôt... Pour l’honneur de ma famille, dites-lui, monsieur, qu’il s’expose au plus grand danger.

DUGRAVIER.

Quoi ! jeune homme... ah ! c’est bien... très bien, surtout de la part d’un rival.

ALFRED.

Ah ! de ce côté, je n’ai plus d’espoir... tantôt, en sortant d’ici, j’ai couru de nouveau chez madame Dugravier, qui m’a fait un accueil glacial, et qui m’a dit que quand même mon cousin serait refusé par son mari, je n’aurais jamais son consentement.

DUGRAVIER.

Ah ! elle vous a dit cela... c’est bon à savoir... Écoutez... quant à votre cousin, je ne sais pas encore si c’est un honnête homme ou...

ALFRED.

Monsieur...

DUGRAVIER.

Mais vous, vous méritez que je vous serve... Retournez, sur-le-champ chez M. Dugravier, et attendez-moi.

ALFRED.

Et si sa femme me renvoie encore de chez elle ?...

DUGRAVIER, d’un ton douloureux.

De chez elle ? elle n’y est pas...

ALFRED.

Air : Mon cœur à l’espoir s’abandonne. (Caroline.)

Quoi, monsieur ! quel mystère étrange !

DUGRAVIER.

Je dois me taire en ce moment,
Mais pour que votre hymen s’arrange,
Il ne faut qu’un événement. (Bis.)
Dugravier peut-être votre beau-père,

À part.

Oui, si ma femme m’a trahi !

ALFRED.

Ah ! quels vœux au ciel je vais faire
Pour que la chose ait lieu !

DUGRAVIER, à part.

Merci !

Ensemble.

DUGRAVIER.

Parlez, sur ce mystère étrange
Je dois me taire en ce moment,
Mais pour que votre hymen s’arrange
Il ne faut qu’un événement.

ALFRED.

Quel est donc ce mystère étrange
Dont ici mon bonheur dépend ?
Fasse le ciel que tout s’arrange,
Mais je n’y conçois rien vraiment !

Alfred sort à droite.

 

 

Scène II

 

DUGRAVIER, écoutant près de la porte à gauche qui est ouverte

 

Il me semble qu’on ouvre la porte du cabinet, écoutons... je ne me doutais pas, ce matin, qu’en voulant établir ma fille, j’aurais encore ma femme à surveiller... C’est Guillois !... il donne la main à une dame ! je ne puis croire encore... si vraiment, ils viennent de ce côté, et à sa toilette je la reconnais... c’est ma femme !... ma femme dans un boudoir, avec un autre que moi !... heureusement je suis là ; et quoiqu’il ne soit pas invité, l’hymen se trouvera en tiers dans le tête-à-tête.

Il se cache dans le cabinet à droite.

 

 

Scène III

 

GUILLOIS et MADAME DUGRAVIER, entrant par la porte à gauche

 

MADAME DUGRAVIER.

Où me conduisez-vous ? je suis toute tremblante.

GUILLOIS.

Partout ailleurs nous serions remarqués.

MADAME DUGRAVIER.

Je sais bien que vous allez être mon gendre... et pourtant les convenances...

GUILLOIS.

Les convenances... justement... c’est pour cela que je vous amène dans mon boudoir...

À part.

Je ne sais pas si c’est le vin de Champagne qui me fait voir double, mais elle me paraît deux fois plus jolie qu’à l’ordinaire...

Haut.

Allons, belle dame, ne vous tourmentez donc pas ainsi...

MADAME DUGRAVIER.

Que je ne me tourmente pas !... fatale spéculation... le montant de ma pension perdu... et ce n’est rien encore, mais dix mille francs que mon mari m’avait confiés.

GUILLOIS.

Laissez donc... nos affaires vont au mieux, votre mari est enchanté de moi... Veuillez prendre la peine de vous asseoir.

Ils s’asseyent sur le divan.

Et d’ailleurs ne sommes-nous pas associés ?... tout ce qui est à moi est à vous... trop heureux si en revanche...

MADAME DUGRAVIER.

Vous voudriez ?... une pareille générosité...

GUILLOIS.

Du tout, belle dame... je ne suis pas généreux, parole d’honneur !... un sentiment mille fois plus vif...

MADAME DUGRAVIER.

Je conçois que votre amour pour Élisa...

GUILLOIS.

Sans doute, elle est fort aimable, mademoiselle Élisa ; oh ! je l’épouserai, mais pourquoi, belle dame ? pourquoi ?... pour me rapprocher de la femme la plus aimable et la plus spirituelle... pour vivre dans son intimité... pour la voir à chaque instant... et que sait-on ?... pour la consoler peut-être de bien des ennuis secrets... car enfin, j’ai vu votre mari, et il faut lui rendre justice, quoiqu’il se soit bien déguisé, il n’avait pas besoin de cela pour paraître vieux et ridicule.

MADAME DUGRAVIER.

Monsieur !...

GUILLOIS.

M’en voulez-vous de ma franchise ?... c’est plus fort que moi... Concevez donc mon bonheur quand j’aurai acquis une fois le droit d’être partout votre cavalier... de vous conduire dans les bals, les fêtes, les plaisirs...

Il veut lui prendre la main.

MADAME DUGRAVIER.

Laissez ma main... je n’ose vous comprendre.

GUILLOIS.

Osez... osez toujours...

MADAME DUGRAVIER.

C’en est trop... je veux sortir.

Ils se lèvent.

GUILLOIS.

Me fuir ?... ah ! cruelle !

MADAME DUGRAVIER.

Vous m’effrayez... la manière dont vos yeux se fixent sur moi...

GUILLOIS.

Et que pourriez-vous y lire, que vous ne sachiez déjà !...

Se jetant à ses pieds.

Madame, je vous adore.

MADAME DUGRAVIER, fortement.

C’est une indignité !

La Girandole frappe à la porte de gauche.

GUILLOIS.

Quelqu’un.

MADAME DUGRAVIER.

Grand Dieu ! si l’on me surprend ici, que dira-t-on ? quelle imprudence !

GUILLOIS, allant à la porte.

Qui frappe ?... qui va là ?... parlez...

LA GIRANDOLE.

C’est moi, monsieur.

GUILLOIS.

Ciel ! M. Dugravier !...

À Mme Dugravier.

C’est votre mari...

MADAME DUGRAVIER.

Mon mari !... où me cacher ?...

GUILLOIS, lui indiquant le cabinet où est Dugravier.

Là, là, dans ce cabinet.

Mme Dugravier entre dans le cabinet, et Guillois va tirer le verrou de la porte où frappe la Girandole.

 

 

Scène IV

 

GUILLOIS, LA GIRANDOLE

 

LA GIRANDOLE, entrant.

Pardon, monsieur, je vous cherchais... je vous dérange peut-être ?

GUILLOIS.

En effet... une personne qui sollicite, qui tient à ne pas être vue.

LA GIRANDOLE.

Il suffit, je me relire.

GUILLOIS.

Vous me ferez plaisir.

LA GIRANDOLE.

J’avais sur moi ce que vous savez... mais je reviendrai un autre jour.

GUILLOIS, à part.

L’argent... et ne pas oser le retenir...

 

 

Scène V

 

GUILLOIS, LA GIRANDOLE, LORMOY

 

LORMOY, entrant.

Ah ! on le trouve enfin !... Tenez, monsieur Guillois, le ministre est moins récalcitrant que vous, il vient de m’ordonnancer un bon de quatre-vingt mille francs, sur vos fonds secrets... c’est payable à vue.

GUILLOIS, à part.

Que faire ?

LORMOY.

Ça vous embarrasse ?

GUILLOIS.

Moi ? du tout !

LA GIRANDOLE.

Vous êtes en affaire, je vous laisse...

GUILLOIS, à La Girandole.

Ne vous éloignez pas.

LA GIRANDOLE.

Puisqu’il le veut, je reste.

LORMOY.

Eh bien !... j’attends.

GUILLOIS, à Lormoy.

Un instant... je suis à vous.

LORMOY.

Votre hésitation m’étonne... on n’est pas embarrassé pour une semblable bagatelle, quand on en paie davantage en différences sur la Bourse.

GUILLOIS, embarrassé.

Embarrassé... moi !... jamais.

ALFRED, en dehors.

Il faut que je le trouve, que je lui parle.

 

 

Scène VI

 

GUILLOIS, LA GIRANDOLE, LORMOY, ALFRED

 

ALFRED, tirant Guillois à part.

Ah ! te voilà... écoute... tu es perdu... tout à l’heure je viens d’apprendre... Un monsieur Lormoy, ton ennemi, qui a su tes perles à la Bourse, pour se venger de toi, a prévenu le ministre, et bientôt...

GUILLOIS, bas.

Tais-toi... je le sais, va-t’en.

 

 

Scène VII

 

GUILLOIS, LA GIRANDOLE, LORMOY, ALFRED, MONSIEUR et MADAME DUGRAVIER, puis DUPRÉ

 

ALFRED, se retournant pour sortir.

Madame Dugravier...

GUILLOIS, à voix basse.

Imprudente !...

À Alfred, regardant La Girandole.

Tu ne vois donc pas son mari ?

LA GIRANDOLE, à Guillois.

Monsieur, voilà une bien jolie femme.

GUILLOIS.

Comment, ce n’est pas la vôtre ? et qui donc est son mari ?

DUGRAVIER, s’avançant.

Moi !...

GUILLOIS, à part.

Qu’ai-je fait ?... tous les malheurs à la fois !

Regardant La Girandole.

N’importe, ce capitaliste, quel qu’il soit, il peut venir à mon secours.

À La Girandole.

Monsieur, rappelez-vous votre promesse... je la réclame... donnez-moi...

LA GIRANDOLE, tirant un manuscrit.

Volontiers... voilà.

GUILLOIS.

Quoi donc ?

LA GIRANDOLE.

Ce que je vous ai promis.

GUILLOIS, jetant un coup d’œil.

L’art de faire fortune... je suis ruiné !

LORMOY, à Guillois.

Je présume, mon cher, que vous n’avez pas besoin de leçons dans cet art-là... mais mon argent...

GUILLOIS.

Tout à l’heure, mon ancien ami.

LORMOY.

Tout de suite, quatre-vingt mille francs.

GUILLOIS, à part.

C’est fait de moi !

ALFRED, à part.

Il me fait peine.

Bas.

Tiens, cousin, prends-les...les voilà... paye et sauve l’honneur de la famille.

Pendant ce dialogue, La Girandole exprime bas à Lormoy la confiance que mérite Guillois par sa fortune.

GUILLOIS.

Alfred !...

Haut à Lormoy.

Mon cher Lormoy, votre bon... voilà les fonds en échange.

La Girandole prend les billets et les passe à Lormoy d’un air de triomphe. Jeu de scène comique.

Une autre fois, apprenez à ne pas soupçonner légèrement.

LORMOY, à part.

Que dit-il ? oui, voilà bien... moi qui le croyais perdu... je n’en reviens pas.

GUILLOIS, se retournant vers Dugravier.

Monsieur, vous avez pu me croire, dans cette journée, un peu changeant, bizarre ; je vous prouverai, du moins, que j’ai dans l’âme une générosité qui est immuable ; mon cousin aime votre fille, je renonce à sa main que je vous demande pour lui.

DUGRAVIER, à part.

Eh ! bien, par exemple... a-t-il de l’effronterie !...

Haut.

N’importe, Alfred, j’ai vu votre conduite, vous serez mon gendre... n’est-ce pas, ma femme ?

MADAME DUGRAVIER.

Vous me pardonnez...

DUGRAVIER.

Votre fidélité... car cette épreuve a servi à m’en convaincre... et il y a si peu de maris qui obtiendraient ce résultat !

DUPRÉ, entrant avec un plateau chargé de gâteaux et de verres de punch, à Guillois.

Monsieur, tout le monde est réuni pour le bal.

GUILLOIS.

Faites circuler le punch, les glaces, les gâteaux.

LA GIRANDOLE, à part.

Vais-je m’en donner !...

À Guillois.

Un superbe coup d’œil.

GUILLOIS, bas à Dupré qui apporte un plateau.

Dupré, quand cet homme reviendra, vous le mettrez à la porte.

La Girandole qui a déjà mis des gâteaux dans ses poches, va pour prendre une glace et un verre de punch sur le plateau de Dupré qui lui tourne le dos.

DUGRAVIER.

De l’aplomb, de la suffisance... encore un nouveau masque... celui du salon.

Ensemble.

Air : Belle au galant mystère. (Amour et mystère.)

GUILLOIS.

Le destin m’est propice !
Hâtons-nous d’en jouir,
Prévenons son caprice
En courant au plaisir.

DUGRAVIER, MADAME DUGRAVIER, LORMOY

Par sa gaieté factice
Il croit nous éblouir ;
Pour en avoir justice
Attendons l’avenir.

LA GIRANDOLE.

Ô jour pour moi propice !
Punch, gâteaux, quel plaisir
Buvons avec délice,
Mangeons jusqu’à mourir.

ALFRED.

Par sa gaieté factice
Il croit nous éblouir,
Mais du sort le caprice
Pour lui me fait frémir.

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