Le Verrou de la reine (Alexandre DUMAS Père)

Comédie en trois actes, en prose.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 15 décembre 1856.

 

Personnages

 

LE ROI

LE DUC DE RICHELIEU

LE GÉNÉRAL. DE RUFFÉ

DEVEAU

OCTAVE D’ASPREMONT

BACHELIER

LE COMTE DE MAILLY

LE DUC DE MELUN

LE COMTE DE GRANDVEAU

BERTRAND

PICARD

COMTOIS

UN HUISSIER

DIANE DE RUFFÉ

LA MARÉCHALE DE BOUFFLERS

LA REINE

MADAME LA DUCHESSE

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS

MADEMOISELLE DE CLERMONT

LA COMTESSE DE MAILLY

MARTHE

UNE TAILLEUSE

GENTILHOMMES et DAMES de la cour

PIQUEURS

VALETS,

Etc.

 

En 1730. Le premier acte à Satory ; le deux autres, à Versailles.

 

 

ACTE I

 

Dans la forêt de Satory. La scène est partagée en deux : à droite, un pavillon avec une table toute dressée ; à gauche, la forêt.

 

 

Scène première

 

LE COMTE DE MAILLY, LE DUC DE MELUN, MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

 

De Mailly et de Melun entrent, apportant mademoiselle de Charolais.

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Merci, monsieur de Melun ! merci, monsieur de Mailly ! Vous pouvez me déposer là sur le gazon : j’y serai presque aussi bien que si j’étais dans mon hôtel de la rue du Bac.

DE MAILLY.

Mais, grand Dieu ! que ferez-vous là, princesse ?

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Mais ce que fait madame du Maine dans son parc de Sceaux : je rêverai... Une femme rêve toujours à quelqu’un ou à quelque chose, du moment qu’elle n’a pas quarante ans ; et encore, si elle les a, elle rêve au passé.

DE MELUN.

Si Votre Altesse le permettait, je monterais à cheval et courrais jusqu’à Versailles...

DE MAILLY.

Mais non, Melun ; il serait plus simple que ce fût moi, et Son Altesse n’a qu’à dire un mot.

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Et pour quoi faire aller à Versailles ?...

DE MELUN.

Pour chercher un médecin, princesse.

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Bon ! un médecin à propos d’une pauvre petite foulure !

DE MAILLY.

Votre Altesse appelle cela une petite foulure ? Mais son pied enfle horriblement !

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS, riant.

Vous trouvez, Mailly ?

DE MELUN.

Mailly a raison, et je pars à l’instant même.

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Oh ! monsieur de Melun, que dirait le roi, si vous quittiez la chasse ?

DE MELUN.

Du moment qu’il saurait que c’est pour porter secours à sa belle cousine, mademoiselle de Charolais, le roi se déclarerait mon obligé.

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Et ma sœur Clermont, croyez-vous qu’elle se croirait la mienne ?... Allons, allons, monsieur de Melun, rejoignez votre belle indolente ; si distraite qu’elle soit, elle finirait peut-être par s’apercevoir de votre absence, et alors, ce n’est pas pour mon pied qu’il faudrait un médecin, c’est pour mes yeux... Rejoignez, Melun, rejoignez !

DE MELUN.

Si Votre Altesse le veut absolument...

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Je vous en prie.

DE MAILLY.

Va, Melun, va ! Je resterai avec la princesse... Tiens, on sonne justement la vue ; tu ne te perdras pas.

De Melun salue et sort.

 

 

Scène II

 

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS, DE MAILLY

 

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Que venez-vous de dire là, Mailly ?

DE MAILLY.

À Melun ?...

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Non, à moi.

DE MAILLY.

Vous ai-je dit autre chose, sinon que vous étiez la plus charmante princesse de la terre ?

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Vous avez dit que vous alliez rester près de moi.

DE MAILLY.

Mais c’est en effet mon intention, princesse ; et, à moins que vous ne me chassiez...

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Je vous chasse.

DE MAILLY.

Bon ! vous me chassez ?...

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Oui.

DE MAILLY.

Moi aussi ?...

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Le moi aussi me semble un peu fat !

DE MAILLY.

Excusez, princesse, le mot m’est échappé.

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Eh bien, courez après, mon cher Mailly !

DE MAILLY.

Et pourquoi cela, belle dédaigneuse ?...

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Mais tout simplement parce que je n’accepte pas la compagnie d’un si nouveau marié que vous êtes. Voilà un mois que vous avez épousé votre cousine mademoiselle de Nesle, et vous la laisseriez courre la chasse sans vous et avec un roi de vingt ans ?

DE MAILLY.

Voyons, soyez franche : vous voulez être seule ?

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Non ; seulement, je ne veux pas être avec vous.

DE MAILLY.

Je comprends ; mais si le roi demande de vos nouvelles ?

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Soyez tranquille, il n’y pensera pas.

DE MAILLY.

Mais à quoi pense-t-il donc, alors ?

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Oh ! je donnerais bien quelque chose à celui qui me le dirait...

Allez, mon cher comte, allez...

On sonne le rembuché.

Et, tenez, voilà justement l’hallali. Je vous dirai comme vous avez dit à Melun : vous saurez où retrouver la chasse.

De Mailly sort.

 

 

Scène III

 

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS, seule

 

Bon ! me voilà débarrassée de mes deux cavaliers servants... Midi... Il était temps qu’ils s’en allassent... Si M. de Richelieu est aussi exact à me venir trouver à la Muette que nous l’étions, mademoiselle de Valois et moi, à l’aller trouver à la Bastille, je n’aurai pas à me plaindre. Mais le moyen de croire à l’exactitude de M. de Richelieu, arrivé de l’armée ce matin ! Cependant, ce petit billet dit bien midi...

Elle lit.

« Chère princesse, j’arrive des antipodes ; j’apprends que vous êtes en chasse. Pouvez-vous perdre la bête vers midi et vous reposer aux environs de Satory ? Quelqu’un qui vous y cherchera espère vous y trouver. » Pas de nom ; mais j’ai reconnu l’écriture.

Regardant à sa montre.

Midi cinq minutes... Mais qu’est-ce donc là-bas ?... Non... Si... En vérité, je ne me trompe pas, c’est lui !... Ah ! comme je serais fière, si j’avais la naïveté de croire que cette grande exactitude est à mon intention !

 

 

Scène IV

 

LE DUC DE RICHELIEU, MADEMOISELLE DE CHAROLAIS

 

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS, tirant sa montre.

Duc, cinq minutes de retard seulement ; je ne vous reconnais plus.

RICHELIEU, tirant la sienne.

Princesse, deux minutes d’avance ; je me reconnais.

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Bon ! voilà déjà nos montres en désaccord : la mienne avance et la vôtre retarde.

RICHELIEU.

Si cela était, il faudrait me pardonner, princesse : ma montre et moi, nous arrivons d’Allemagne, et nous marquons l’heure de Philipsbourg.

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

De Philipsbourg ?... Ah ! pauvre duc !... Voyons, que je vous regarde.

RICHELIEU.

Oh ! ne faites pas cela, je vous en supplie ! j’ai pris l’habitude, depuis un an, d’être regardé par des Allemands : cela m’a donné un air gauche et provincial. Accordez-moi le temps de quitter l’air que j’ai ; c’est au moins l’affaire de vingt-quatre heures, je vous en préviens.

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Vingt-quatre heures ! Alors, duc, ce n’était point la peine que je me donnasse une entorse.

RICHELIEU.

Vous, une entorse !... Et pour quoi faire ?...

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Comment, pour quoi faire ?...

RICHELIEU.

Sans doute ; vous avez trop d’esprit pour vous donner une entorse inutilement.

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Ne m’avez-vous pas demandé une demi-heure de tête-à-tête au pavillon de Satory ? Le moyen de vous donner cette demi-heure sans quitter la chasse, et le moyen de quitter la chasse sans avoir une bonne raison ?...

RICHELIEU.

Ah ! ah !... De sorte que vous souffrez horriblement, princesse ?

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Horriblement ! c’est le mot.

RICHELIEU.

De quel pied ?

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

De celui que vous voudrez... Vous savez que je n’ai rien à vous refuser.

RICHELIEU.

Alors, permettez-moi de les baiser tous les deux, pour ne pas faire d’erreur.

Il s’assied près d’elle.

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Voyons, duc, pourquoi m’avez-vous donné ce rendez-vous ?

RICHELIEU.

Mais pour vous voir avant aucune autre, et prendre auprès de vous l’air de la cour.

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Bon ! je suis devenue pour vous ce qu’était la pauvre marquise de Prie avant sa mort : la gazette du jour... Eh bien, mon cher duc, mon premier numéro ne sera pas long, et je vais vous le réciter tout d’un trait... Le cardinal gouverne, la reine prie, le roi chasse, le peuple paye, le surintendant des finances ne paye pas, et tout le monde bâille. Voici l’état des choses ; aussi, j’eusse pu vous dire tout à l’heure, à votre arrivée, comme Dymas au compagnon d’Hercule :

Philoctète, est-ce vous ?... Quel coup affreux du sort
Dans ces lieux empestés vous fait chercher la mort ?

RICHELIEU.

Quoi ! princesse, la situation est-elle si grave, que vous me parliez en vers... et en grands vers même ?

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Ah ! duc, pour de semblables tristesses, l’alexandrin n’est même pas assez long.

RICHELIEU.

Mais on s’ennuie donc furieusement à la cour ?...

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Voyez, j’en suis devenue grasse.

RICHELIEU.

C’est, ma foi, vrai, et Votre Altesse n’aurait pas un meilleur visage quand elle sortirait d’un monastère.

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Duc, il y a des monastères qui sont des endroits folâtres en comparaison de la France de 1730.

RICHELIEU.

Mais... cependant, le roi...

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Eh bien, le roi ?...

RICHELIEU.

Comment ! il ne vous distrait pas un peu ?...

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Qu’entendez-vous par là ?

RICHELIEU.

J’avais cru que, lassé des vertus de sa femme, qu’il néglige ouvertement, dit-on, il s’était montré sensible...

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

À quoi ? Voyons, dites à quoi !

RICHELIEU.

Mais, princesse, on dirait, d’honneur, que je vous parle allemand.

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

La vérité est que vous ne vous faites pas comprendre... Voyons, expliquez-vous naïvement, franchement, sans méandres.

RICHELIEU.

Soit !... Eh bien ! Louis XV n’est donc plus le petit-fils de son grand-père Louis XIV ? il n’y a donc plus, à la cour de France, ni dame de Fontenac, ni comtesse de Châtillon, ni demoiselle d’Argencourt, ni Olympe de Mancini, ni la Vallière, ni personne enfin ?

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Pardonnez-moi, mon cher duc ; mais...

RICHELIEU.

Mais ?

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Le roi n’a pas d’yeux ; le roi est sourd...

RICHELIEU.

Le roi est muet, peut-être ?... Oh ! mais c’est scandaleux ! Où allons-nous, princesse ?... L’ambassade de Chine est-elle vacante ?... Je la demande !

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Ah ! duc, que Versailles est changé depuis que vous n’y êtes plus !

RICHELIEU.

Dame, c’est limpide, cela !... le roi sage, il en résulte, à la cour, un trop plein de vertu qui déborde dans la rue et qui submerge le peuple.

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

C’est une inondation, duc !

RICHELIEU, se levant.

Alors, ma foi, sauve qui peut !

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Ah ! si, vous aussi, vous vous mettez à la nage, nous sommes tous perdus, mon cher duc !

RICHELIEU.

Et comment voulez-vous que je tienne tête à un pareil torrent de morale ? que puis-je, moi chétif, contre un roi de France, jeune, aimable, beau, qui a le malheur, à vingt ans, d’être aveugle, sourd et muet... et, bien pis que tout cela, fidèle à sa femme ? à moins, toutefois, que cette fidélité ne soit le résultat de l’inexpérience, cette froideur celui de la timidité ; à moins cependant qu’un amour secret, un premier amour, un... Eh bien, non, princesse, je ne fuirai pas le danger ; je m’y exposerai, je me sacrifierai, je ferai cesser le scandale !...

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Vous dites, duc ?...

RICHELIEU.

Je dis qu’avant vingt-quatre heures, la cour aura repris sa gaieté, ou j’y perdrai...

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Votre latin, duc ? Vous ne risquez pas grand’chose, il me semble...

RICHELIEU.

Non ; mais mon nom de Richelieu...

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

À la bonne heure ! je vous retrouve.

RICHELIEU.

Quelqu’un !... Il est inutile que l’on vous voie ici, princesse. Profitez de ce que vous avez une entorse pour vous servir de vos ailes, à défaut de vos pieds.

Mademoiselle de Charolais sort en riant.

 

 

Scène V

 

RICHELIEU, BACHELIER

 

BACHELIER, il sort du pavillon en parlant à la cantonade.

Le roi ne soupera que fort tard ; il est donc inutile de vous hâter.

RICHELIEU, à part.

C’est la voix de Bachelier. Peste ! en l’état où nous sommes, c’est quelque chose que d’avoir l’occasion de causer avec le valet de chambre du roi, d’être admis dans sa familiarité...

Haut.

N’est-ce pas, mon cher Bachelier ?

BACHELIER.

Que Dieu me pardonne, mais c’est M. le duc !

RICHELIEU.

Comment, comment, Bachelier !... Parole d’honneur, vous me reconnaissez encore ?

BACHELIER.

M. le duc n’est pas de ceux qu’on oublie... Est-ce que M. le duc a déjà vu le roi ?...

RICHELIEU.

Non, mon ami, non.

BACHELIER.

Mais M. le duc vient ici pour le voir ?

RICHELIEU.

Pour vous voir, vous, d’abord, Bachelier.

BACHELIER.

Moi, d’abord ?

RICHELIEU.

Oui, vous ; le roi ensuite. À tout seigneur, tout honneur, mon cher Bachelier !

BACHELIER.

M. le duc me permettra de me montrer confus d’un honneur dont je suis si peu digne.

RICHELIEU.

Bachelier, mon ami, vous êtes trop modeste, et vous ne vous prisez point ce que vous valez. L’homme qui habille le roi tous les matins, qui le déshabille tous les soirs, qui lui parle en le poudrant, qui lui passe son cordon bleu, qui lui boucle ses jarretières, c’est un homme qui a son importance dans l’État, Bachelier, et si cet homme joint, à une certaine perspicacité personnelle, de la bonne volonté pour ses amis, comme vous le faites, vous, c’est, par ma foi, un homme qui mérite toute considération, et que l’on ne saurait voir ni trop souvent, ni trop tôt.

BACHELIER.

M. le duc n’ignore pas que je mets ma gloire à me considérer comme son plus dévoué serviteur.

RICHELIEU.

Oui, oui, je sais que nous nous aimons de longue main... Ah çà ! voyons, mon pauvre Bachelier, c’est donc vrai, ce que l’on m’a dit ?

BACHELIER.

De qui, monsieur le duc ?

RICHELIEU.

Mais du roi, de son indifférence, de sa réserve, de sa froideur.

BACHELIER.

Hélas ! monsieur le duc, rien n’est plus vrai.

RICHELIEU.

Comment ! pas d’autre distraction que la chasse ?

BACHELIER.

Pas d’autre.

RICHELIEU.

Pas d’autre ?

BACHELIER.

C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire...

RICHELIEU.

Si j’avais pu conserver là-dessus quelque doute, mon cher Bachelier, il ne m’en resterait plus en voyant votre air pénétré ; vous venez de me dire cela avec l’accent...

BACHELIER.

Du désespoir, monsieur le duc.

RICHELIEU.

Et...

BACHELIER.

Quoi, monseigneur ?

RICHELIEU.

Pas de conjectures, de votre part, sur ce qui se passe en lui ? pas le moindre renseignement, pas le plus petit indice, pas le plus léger fil qui puisse nous guider dans ce dédale ?... Hein ?... Non ?... Rien ?... Vrai ?

BACHELIER.

Rien absolument, monsieur le duc ! c’est à peine si, de temps à autre, je surprends un soupir...

RICHELIEU.

Ah ! il soupire ?... C’est un symptôme, Bachelier. Et pour quoi soupire-t-il ?... Je veux dire pour qui ?

BACHELIER.

Oh ! pour personne, monsieur le duc, pour personne assurément. Et voilà le malheur ! Ou bien, si c’est pour quelqu’un, pour une femme, le voile qui la couvre est si épais, que, jusqu’à présent, il est resté pour moi impénétrable... Ah ! monsieur le duc, que les gens timides sont de singulières gens ! Avez-vous jamais été timide, vous ?

RICHELIEU.

Jamais !... Mais, voyons, Bachelier, voyons, c’est quelque chose cependant que ces soupirs.

BACHELIER.

C’est un signe d’ennui, monsieur le duc, et voilà tout.

RICHELIEU.

Peste ! vous trouvez que cela n’est rien ? Bachelier, mon ami, vous êtes par trop difficile. Je croyais la partie bien plus mauvaise ; nous avons du jeu... Voyons, puisque nous voilà sur une trace, suivons-la.

BACHELIER.

Je ne demande pas mieux, monsieur le duc.

RICHELIEU.

Il y a deux sortes d’ennuis, Bachelier : un, inguérissable, pour lequel on recherche la société ; l’autre, dans lequel on recherche la solitude.

BACHELIER.

Monsieur le duc, l’ennui du roi est de ces ennuis qui recherchent la solitude. Souvent, quand on le croit le plus acharné à la poursuite de la bête, il quitte la chasse pour venir se promener à pied, par ici, du côté de la route de Versailles.

RICHELIEU.

Seul ?

BACHELIER.

Seul.

RICHELIEU.

Et dans la même direction toujours ?

BACHELIER.

Oui, à peu près.

RICHELIEU.

Eh bien, mais je vous dis que voilà les as qui rentrent, Bachelier. Et qui rencontre-t-il le plus ordinairement sur cette route, ou dans ces allées ?

BACHELIER.

Quelques rares carrosses, dont il évite le plus souvent d’être aperçu ; madame la marquise de Grosbois quand elle revient de sa terre.

RICHELIEU.

Quarante ans... Passons.

BACHELIER.

Madame la comtesse de Vervins, quand elle va à Port-Royal.

RICHELIEU.

Quarante-cinq ans... Passons.

BACHELIER.

Madame la maréchale de Boufflers.

RICHELIEU.

Cinquante ans, Bachelier... Passons, passons ! Vous n’y songez pas, mon ami ! vous me mèneriez ainsi, de lustre en lustre, jusqu’à un siècle !

BACHELIER.

Hélas ! voilà à peu près tout, monsieur le duc.

RICHELIEU.

Tout ?

BACHELIER.

Oh ! mon Dieu, oui.

RICHELIEU.

Récapitulons.

BACHELIER.

La marquise de Grosbois, la comtesse de Vervins, la maréchale de Boufflers ?

RICHELIEU.

Diantre ! voilà le jeu qui m’échappe !

BACHELIER.

Et...

RICHELIEU.

Et qui ?... Vite, Bachelier ! je me noie.

BACHELIER.

Et sa filleule, mademoiselle de Ruffé.

RICHELIEU.

Hein ! comment dis-tu cela, Bachelier ?

BACHELIER.

Je dis : et sa filleule, mademoiselle de Ruffé.

RICHELIEU.

Diane de Ruffé ? la sœur du général de Ruffé qui est exilé ?

BACHELIER.

C’est cela.

RICHELIEU.

L’amie intime de Marie Leczinska, aujourd’hui la reine ?

BACHELIER.

Justement.

RICHELIEU.

Diane de Ruffé ! dix-huit ans, une blonde adorable, des cheveux comme une gerbe d’épis, une taille de nymphe, une figure d’ange !... Allons donc, Bachelier, mon ami ! Tu vois, j’abats mes cartes : quinze et quatorze. Il ne nous manque plus que le point pour avoir gagné.

BACHELIER.

Vous croyez ?... M. le duc supposerait ?...

RICHELIEU.

Je ne suppose rien, je ne sais rien ; mais je dis, Bachelier, que l’homme qui se noie s’accroche à tout, ne fût-ce qu’à une nièce ou à une filleule ; je dis que je me cramponne à mademoiselle de Ruffé et que je m’y tiens ferme comme à la seule branche de salut que je puisse saisir dans cet épouvantable désastre... Ah ! madame la maréchale de Boufflers se promène quelquefois du côté de Satory ! ah ! le roi quitte la chasse pour se diriger, à pied, solitairement, vers les allées que suit la maréchale ? Je vous dis que cela s’appelle un beau jeu, Bachelier, et qu’un jeune homme de vingt ans, fût-il aussi chaste que Scipion, aussi sauvage qu’Ogier le Danois, fût-il amoureux de sa femme... vous le voyez, Bachelier, je suppose les cas les plus extrêmes !... ne saurait résister longtemps aux charmes de deux beaux yeux qui rayonnent tous les jours devant lui.

BACHELIER.

Vous croyez ?

RICHELIEU.

Je crois qu’un roi de vingt ans, du nom de Bourbon, assis sur le premier trône du monde, ne connaît point de chagrin qui puisse monter jusqu’à lui, et, s’il soupire, ne soupire que d’amour. Je soutiens que, s’il n’a pas remarqué mademoiselle de Ruffé, il la remarquera ; que, s’il n’aime pas encore, il aimera ; ou le cœur n’est plus le cœur, le printemps n’est plus le printemps, la jeunesse n’est plus l’amour !

BACHELIER.

Le roi est si timide !

RICHELIEU.

Si le roi est trop timide pour se déclarer à la femme qu’il aime, il est du devoir d’un bon serviteur, du vôtre, Bachelier, de lui épargner l’embarras d’une première déclaration.

BACHELIER.

À mademoiselle de Ruffé ? Rien ne serait plus facile. Ces dames ont précisément l’habitude, vers cette heure-ci, de mettre pied à terre dans la petite allée verte, tout près du pavillon.

RICHELIEU.

Comment ! la maréchale est à la portée de la main, et vous restez là, Bachelier ! vous lui donnez le temps de regagner son carrosse, de retourner à Versailles, quand le roi peut venir ?... Mais courez vite, mon ami ! montrez-lui Satory, faites-lui voir les appartements, amusez-la, retenez-la. Cent louis au cocher, s’il imagine un prétexte pour retarder son départ ; le double, s’il parvient à casser quelque chose à sa voiture... Courez ! qu’il accroche le premier poteau qu’il rencontrera, qu’il verse dans le premier fossé venu, au risque d’estropier ses chevaux et de mettre en pièces la voiture !

BACHELIER.

Mais la maréchale, monseigneur ?...

RICHELIEU.

Dans les grandes batailles, mon cher Bachelier, il ne faut jamais tenir compte des pertes, il ne faut voir que le résultat. Allez, mon ami, allez !...

 

 

Scène VI

 

RICHELIEU, seul

 

Je ne sais pas si la victoire nous restera, mais j’y ferai mes efforts. Voyons un peu. J’ai connu le frère de mademoiselle de Ruffé à Nancy, c’est bien cela ; Diane a été élevée à la cour du roi Stanislas ; c’est bien là que s’était réfugié le général, lorsque M. le duc de Bourbon l’exila après la mort du régent. La sœur a suivi Marie Leczinska ; mais le roi a oublié de rappeler le frère. Le roi a vu mademoiselle de Ruffé chez la reine, il en est devenu amoureux, et comme il ne peut lui dire qu’il l’aime en présence de sa femme, il vient languissamment, tendrement, amoureusement, la regarder passer. À quoi tient cependant la fortune ! Voilà une famille disgraciée, exilée, dont personne aujourd’hui ne se souvient à la cour, et à laquelle demain, peut-être, tout le monde va porter envie. Pardieu ! quoi qu’en ait pu dire M. le marquis de Ruffé le père, sa femme était une femme d’esprit de s’être souvenue, à quarante ans, quand on croyait qu’elle l’avait oublié depuis quinze, qu’une fille n’est jamais de trop dans une maison. Où en serait aujourd’hui le frère de Diane, le pauvre général, sans cette sage réflexion de madame sa mère ? Que l’on soutienne, après cela, que les femmes manquent de prévoyance. Mais je ne vois rien venir. Bachelier sera arrivé trop tard, ou ce maladroit de cocher n’aura pas su verser la maréchale... Non, pourtant. On parle dans ce pavillon... on parle haut. C’est madame de Boufflers. Elle paraît furieuse, signe qu’elle se porte bien. Ma foi, je me trompais sur le compte de ce cocher, le drôle vaut son pesant d’or. Je le placerai. Eh ! c’est lui, Dieu me pardonne !

 

 

Scène VII

 

RICHELIEU, PICARD

 

PICARD.

C’est fait, monsieur le duc, c’est fait !

RICHELIEU, lui donnant sa bourse.

Tiens, drôle !

PICARD.

Comment ! M. le duc s’en va ?

RICHELIEU.

Parfaitement.

PICARD.

Ce n’était donc pas pour vous ?

RICHELIEU.

Veux-tu te taire, malheureux ! Tu ne m’as pas vu, tu ne me connais pas... Silence !

 

 

Scène VIII

 

LA MARÉCHALE, DIANE, BACHELIER, PICARD

 

BACHELIER.

Je prie madame la maréchale de m’excuser... Si l’on avait pu prévoir qu’un ressort casserait, on aurait donné des ordres d’avance. Mais, d’ici à quelques minutes, madame la maréchale peut être tranquille, le dommage sera réparé.

LA MARÉCHALE.

Je vous remercie, Bachelier. Ah ! vous êtes là, Picard !

PICARD.

Oui, madame.

LA MARÉCHALE.

Çà ! venez ici, maître maladroit ! et tâchez de m’expliquer comment vous vous y êtes pris pour briser un ressort de mon carrosse dans une allée aussi unie qu’un jeu de boules... Je vous demande cela, monsieur Picard, parce que peu de vos camarades seraient en état d’en faire autant, et que vous avez dû vous épuiser en combinaisons avant d’arriver à un résultat pareil !

PICARD.

Oh ! mon Dieu, madame la maréchale, c’est bien facile à comprendre. Il y avait une paille dans le ressort.

LA MARÉCHALE.

Une paille !... oui, une paille !... Mon cher, vous êtes trop adroit ou trop maladroit pour moi, et, dans l’un comme dans l’autre cas, je vous chasse !...

BACHELIER, bas, à Picard.

Je me charge de toi.

LA MARÉCHALE, à Picard.

Laissez-nous.

Picard s’éloigne.

 

 

Scène IX

 

LA MARÉCHALE, DIANE, BACHELIER

 

LA MARÉCHALE.

S’il eût eu affaire à M. le maréchal, le drôle n’en eût pas été quitte pour vingt-cinq coups de canne.

DIANE.

Oh ! madame, j’eusse demandé grâce pour lui-même au maréchal. Après tout, sa maladresse ne nous a pas été bien fatale.

LA MARÉCHALE.

Comment ! Et ne comptez-vous pour rien la peur qu’il nous a faite, mademoiselle ? Pour moi, j’en suis encore tout émue.

DIANE.

Voyons, remettez-vous, ma bonne marraine, et ne vous montrez pas trop impitoyable envers ce malheureux, quand vous êtes si bonne envers tout le monde. Moi, pour mon compte, j’ai presque envie de le remercier de sa maladresse ; elle a du moins servi à me donner un plaisir que je désirais depuis longtemps.

LA MARÉCHALE.

Et lequel ?

DIANE.

Elle m’a permis de visiter le pavillon de Satory, dont j’ai si souvent entendu parler, et que je ne connaissais que pour l’avoir vu en passant. Savez-vous, madame la maréchale, que ce n’est pas sans une émotion mêlée de respect et de crainte que j’ai traversé ces appartements encore tout pleins de la présence du roi ? C’est donc ici sa retraite favorite ! c’est donc ici que, dans l’intime familiarité de quelques amis et de sa famille, il se repose des soucis du pouvoir et de la majesté du trône !... Oh ! voyez, la table est dressée, on l’attend !

BACHELIER.

Oui, mademoiselle, on l’attend.

DIANE.

Monsieur Bachelier, vous direz que je suis bien curieuse, mais pour qui ces dix couverts ?

LA MARÉCHALE.

Diane !...

BACHELIER.

Oh ! il n’y a pas d’indiscrétion, madame la maréchale. D’abord, il y en a un pour madame la duchesse.

DIANE.

Si enjouée et si fine à la fois !

BACHELIER.

Un pour mademoiselle de Charolais.

DIANE.

Si spirituelle !...

BACHELIER.

Un pour mademoiselle de Clermont.

DIANE, souriant.

Si distraite !

BACHELIER.

Les autres sont pour M. de Melun, M. de Mailly, madame de Mailly, M. Deveau, le prince de Grandveau...

DIANE.

Et la reine, quelle est sa place ?

BACHELIER, embarrassé.

La reine, mademoiselle... ?

DIANE.

Oui, la reine.

LA MARÉCHALE.

La reine n’assiste pas à ces soupers, mon enfant.

DIANE.

Jamais ?

LA MARÉCHALE.

Jamais.

DIANE.

Mais pour quelle raison, madame ? On doit pourtant bien s’y amuser !

LA MARÉCHALE.

C’est justement pour cela. Elle craint d’y apporter une étiquette qui en exilerait la gaieté. D’ailleurs, le roi n’a pris l’habitude de ces soupers que depuis peu de temps.

DIANE.

Est-ce que vous approuvez Sa Majesté la reine de se tenir ainsi à l’écart, madame ?

LA MARÉCHALE.

Il ne me convient pas, mon enfant, d’avoir une façon de penser sur la manière d’agir de Sa Majesté, quand elle ne me fait pas l’honneur de me consulter.

DIANE.

Oh bien moi, madame, j’en ai une ! Je crois que la reine joue un mauvais jeu en s’isolant ; je crois surtout qu’il eût été de beaucoup préférable que le roi vînt chercher près d’elle ce qu’il trouve ici, les douces distractions de l’intimité, le repos, la joie, auxquels elle seule pouvait ajouter le bonheur. Tenez, madame, je ne suis qu’une pauvre fille sans expérience ; mais si les bontés que la reine daigne me témoigner m’enhardissaient au point de lui donner un conseil... ou plutôt si nous étions encore l’une et l’autre, à cette grande cour de Versailles, ce que nous étions à la petite cour de Nancy, elle confiante et bonne pour moi comme aujourd’hui, moi familière et libre avec elle, comme alors, Marie Leczinska et Diane de Ruffé enfin, je lui dirais : « Voyez, ma douce et chère reine, cette rivière au bord de laquelle nous marchons ; ses eaux sont si bien mêlées et confondues, qu’elles n’ont plus qu’un même cours et ne portent plus qu’un même nom : la Meuse !... Eh bien, là-bas, pour un léger obstacle qu’elles rencontrent, une part s’en détache qui aurait pu faire un effort et ne pas quitter le courant du fleuve... Hélas ! une fois séparés, le fleuve et elle ne se retrouveront plus. Ainsi est-il de deux cœurs qui se séparent, madame ; ainsi est-il de la vie. »

LA MARÉCHALE.

Mais, à vous entendre, mademoiselle, on croirait que le roi en est à ce point de méconnaître ou d’oublier l’amour que la reine a pour lui.

DIANE.

Non, madame, et je sais surtout combien cet amour de la reine pour son époux est vrai et profond ; mais, si l’on ne peut aimer plus qu’elle, peut-être est-il possible d’aimer mieux, et c’est ainsi, je crois, que j’aime M. d’Aspremont. Oui, madame, quand Octave m’aura nommée sa femme, quand j’aurai le droit de prendre pour moi la moitié de ses joies et la moitié de ses douleurs, je réclamerai cette part qu’il m’aura donnée, qui sera mon bien, ma propriété, mon trésor ; je ne l’abandonnerai à personne, je ne m’isolerai pas plus de ses peines que de ses plaisirs : je veux qu’il vive en moi comme je vivrai en lui, et que nos deux existences se confondent si bien, qu’elles n’en fassent plus qu’une.

LA MARÉCHALE.

Eh ! eh ! ma chère enfant, peut-être n’aurez-vous pas tort d’agir ainsi... Mais, en vérité, on n’en finit pas avec ce carrosse... Mon Dieu ! le roi !

 

 

Scène X

 

LA MARÉCHALE, DIANE, LE ROI

 

Le roi, à la vue de la maréchale et de Diane, hésite un instant, et cependant descend en scène.

LA MARÉCHALE.

Sire, pardonnez-moi ma témérité... On m’avait dit le roi en chasse, et j’ignorais, en acceptant pour quelques minutes l’hospitalité que M. Bachelier m’a offerte en ce pavillon, que Votre Majesté pût y être sitôt de retour.

LE ROI, avec un certain embarras.

En effet, madame la maréchale, j’ai devancé l’heure où j’y devais venir.

LA MARÉCHALE.

C’est là mon excuse, et je prie Sa Majesté de l’accepter.

LE ROI.

La maréchale de Boufflers n’a pas besoin d’excuse : elle peut entrer chez le roi comme elle entre chez la reine, bien sûre que le roi ne s’en plaindra jamais !

LA MARÉCHALE.

C’est me rendre encore plus confuse de mon indiscrétion, sire, que de m’en parler avec tant de bonté.

LE ROI.

C’est vous dire, madame, que partout et toujours je me trouverai heureux de vous rencontrer.

LA MARÉCHALE.

Sire, Votre Majesté ne perd aucune occasion de prouver qu’il est le plus galant comme le plus noble gentilhomme de son royaume.

La maréchale fait une profonde révérence. Le roi s’incline et salue Diane, qui, de son côté, prend congé de lui.

LE ROI, après avoir fait quelques pas avec une certaine agitation, et au moment où les dames vont sortir.

À propos, madame la maréchale, avez-vous reçu des nouvelles de votre fils ?

LA MARÉCHALE.

Le dernier courrier d’Allemagne ne m’en point apporté, sire ; et mon fils sera bien puni de sa négligence, quand il saura que le roi a daigné s’informer s’il m’avait écrit.

LE ROI.

Savez-vous bien, madame, que sa belle conduite au dernier assaut a fait l’admiration générale, et que je compte dans mes armées peu d’officiers de son mérite ? Dites-lui bien, madame la maréchale, que je l’estime tout particulièrement et que je ne l’oublierai pas.

LA MARÉCHALE.

Sire, il n’est point de récompense qui, pour un fidèle serviteur du roi, vaille ce que Votre Majesté vient de me dire de mon fils.

Elle fait un nouveau mouvement pour s’éloigner.

LE ROI.

Vous me quittez, madame ?... Il me semble que j’avais encore à vous parler d’autre chose.

LA MARÉCHALE.

J’oserai presque dire : tant pis, sire.

LE ROI.

Pourquoi cela ?

LA MARÉCHALE.

Parce que Votre Majesté ne peut plus rien ajouter à la joie dont elle vient de me combler.

LE ROI.

Vous allez m’embarrasser, madame, car je ne voudrais pas que mes dernières paroles vous fussent moins agréables que les premières.

LA MARÉCHALE.

Sire, j’écoute.

LE ROI, avec embarras et après un silence.

N’avez-vous pas fait une demande à la reine ?

LA MARÉCHALE.

Moi, sire ?

LE ROI.

Ou peut-être est-ce la reine qui m’en a fait une pour vous... ou peut-être encore...

Après un nouveau silence.

M. le maréchal de Boufflers, madame, n’avait-il pas été lié avec M. le général de Ruffé ?

LA MARÉCHALE.

Sire, on avoue rarement pour amis ceux qui sont tombés dans la disgrâce des rois ; la mémoire est ingrate envers le malheur. Cependant, sire, la nôtre... la mienne surtout, est restée fidèle au général et à sa famille.

LE ROI.

Je vous en estime davantage, madame la maréchale ; l’aveu que vous faites vous honore, et celui à qui on garde une si vive amitié ne peut qu’en être digne. Les intrigues de cour sont quelquefois plus fortes que la volonté du souverain ; mais il dépend toujours du roi de réparer une injustice.

DIANE.

Ah ! sire, que venez-vous de dire là ! quelle espérance nous laissez-vous entretenir ! Mon frère vous a toujours fidèlement servi, sire, et, s’il était admis à se justifier, sa reconnaissance serait éternelle comme la mienne !

LE ROI.

Vous aimez beaucoup votre frère, mademoiselle !

DIANE.

Mon père était mort avant ma naissance, sire, et j’ai perdu ma mère quand je n’avais encore que trois ans. Mon frère a remplacé mon père et ma mère, et je l’aime d’un triple amour.

LE ROI.

Mademoiselle, je sais quel intérêt la reine prend à vous ; je sais combien madame la maréchale vous aime ; je sais avec quelle tendresse vous l’aimez vous-même, et j’ai pensé qu’il serait bon que vous pussiez accompagner partout une si digne amie. C’est pourquoi, madame, j’ai résolu, c’est pourquoi je désire... que mademoiselle de Ruffé soit présentée dès demain.

DIANE.

Moi, sire, présentée ?... à moi, une telle faveur ?...

LE ROI.

Ce n’est point une faveur, c’est un commencement de réparation, mademoiselle.

DIANE, un genou en terre.

Oh ! sire !...

LE ROI, la relevant.

Mademoiselle...

LA MARÉCHALE.

Votre Majesté a-t-elle fait part de sa volonté à la reine ?

LE ROI.

Je me réserve de lui en parler. En prolongeant de quelques minutes notre conversation, madame la maréchale, j’espère ne pas avoir justifié vos craintes de tout à l’heure.

LA MARÉCHALE, d’un ton toujours respectueux mais un peu froid.

Sire, on ne saurait rester avec Votre Majesté sans que chaque minute augmente la reconnaissance qu’on lui doit.

LE ROI.

Allez, madame la maréchale, et puissé-je être assez heureux pour que tout le monde garde de cette rencontre le même souvenir que moi.

Diane et la maréchale sortent. Le roi les reconduit.

 

 

Scène XI

 

LE ROI, RICHELIEU, BACHELIER

 

RICHELIEU, bas.

Eh bien, Bachelier ?...

BACHELIER.

Mademoiselle de Ruffé paraissait radieuse en sortant.

RICHELIEU.

Et le roi ?

BACHELIER.

Le roi les a reconduites jusqu’à leur voiture.

RICHELIEU.

Nous avons le point, Bachelier ; nous pouvons abattre notre jeu.

 

 

Scène XII

 

LE ROI, RICHELIEU, MADAME LA DUCHESSE, MADEMOISELLE DE CHAROLAIS, MADEMOISELLE DE CLERMONT, LE COMTE DE GRANDVEAU, LE DUC DE MELUN, LE COMTE DE MAILLY, LA COMTESSE DE MAILLY, DEVEAU

 

Ils entrent en riant.

DE MELUN.

C’est, d’honneur, vrai ! et il en convient lui-même. N’est-ce pas, Deveau ?

DEVEAU.

Ma foi, monsieur de Melun, que le prince vous réponde et prenne ma place, puisqu’il la prend partout.

On rit.

LA DUCHESSE, au roi, qui est sorti brusquement de sa rêverie pour venir au-devant de tout le monde.

Sire, vous jouez de malheur : vous avez quitté la chasse au moment où Deveau allait avoir de l’esprit.

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS, boitant, tout bas.

C’est une occasion perdue, sire, et il y a peu de chance pour qu’elle se retrouve.

LA DUCHESSE.

À moins que Melun ne le remette sur le même chapitre.

LE ROI.

De quoi était-il question ?

DE MAILLY.

Sire, il était question de Deveau.

LA DUCHESSE.

Qui a quitté sa femme... une fort jolie femme, sire.

DEVEAU.

Le roi la connaît, Altesse.

LA DUCHESSE.

Il a laissé sa femme se tromper sur la première syllabe de son nom.

GRANDVEAU.

Madame la duchesse, je vous en supplie...

DEVEAU.

Laissez donc dire Son Altesse, comte !

LE ROI.

Madame Deveau s’est trompée sur la première syllabe du nom de son mari ?

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Oui, sire : elle l’a confondue avec la première syllabe du nom de Grandveau ; de sorte qu’elle a pris Deveau pour Grandveau, Grandveau pour Deveau, qu’elle a mêlé tout cela ensemble, et que c’est tellement embrouillé maintenant, qu’elle ne s’y reconnaît plus elle-même...

LE ROI.

Mais, Deveau, donnez donc un démenti à de pareilles médisances !

DEVEAU.

Je n’oserais m’y hasarder, sire. Madame Deveau est presque aussi distraite que Son Altesse mademoiselle de Clermont.

LE ROI.

Eh bien, Deveau !... une princesse du sang !

DEVEAU.

Oh ! que Votre Majesté se rassure : mademoiselle de Clermont n’entend pas !

LE ROI, à Grandveau.

Et vous, comte, vous mériteriez que Deveau se vengeât !

GRANDVEAU.

Sire, je suis décidé à rester garçon.

MADEMOISELLE DE CLERMONT, sortant de sa rêverie.

Tiens ! je vous croyais marié, moi.

Tout le monde rit.

GRANDVEAU.

Vous voyez bien que Son Altesse entend, Deveau.

À la princesse.

Non, princesse, non ; c’est mon père qui l’était.

LE ROI.

Messieurs ! messieurs !

À mademoiselle de Charolais.

À propos, chère cousine, et cette malheureuse entorse ?...

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Il y a du mieux, sire !

LE ROI.

Mais je ne me trompe pas : c’est M. de Richelieu !

RICHELIEU.

Qui vient vous annoncer la prise de Philipsbourg, sire, et, en même temps, mettre aux pieds de Votre Majesté ses plus humbles hommages.

LE ROI.

Soyez le bienvenu ! À la première promotion des chevaliers de l’Ordre, je n’oublierai pas le porteur de la bonne nouvelle !

RICHELIEU.

Sire...

LE ROI, lui prenant le bras.

Je suis content que vous soyez revenu, mon cher duc, très content !

On s’éloigne pour laisser le roi et le duc libres.

RICHELIEU.

Oserai-je demander au roi en quoi mon retour peut lui causer une pareille satisfaction ? On n’est content, d’habitude, à Versailles, que lorsque je m’en vais.

LE ROI.

Duc, je m’ennuie... et j’ai toujours entendu dire qu’avec vous, on ne s’ennuyait jamais.

RICHELIEU.

Ce n’est pas à M. de Fleury que Votre Majesté a entendu dire cela, je présume... Ainsi Votre Majesté s’ennuie ?

LE ROI.

Oui.

RICHELIEU.

À votre âge ! avec le royaume de France !

LE ROI.

Eh ! duc, c’est justement à cause de cela que je m’ennuie. Mon âge m’empêche de gouverner comme je voudrais ; le royaume de France m’empêche de m’amuser comme je pourrais ; et puis, s’il faut vous le dire...

RICHELIEU.

Et puis ?...

LE ROI.

La reine...

RICHELIEU.

Eh bien, la reine ?...

LE ROI.

Rien, mon cher duc.

Avec un soupir.

Ah ! je ne suis pas heureux.

RICHELIEU.

Sire, c’est votre faute.

LE ROI.

Comment, c’est ma faute ?

RICHELIEU.

Sans doute ! c’est toujours la faute d’un roi quand il n’est pas heureux, puisque l’on dit : « Heureux comme un roi ! »

LE ROI.

Hélas ! proverbe menteur, comme tous les proverbes.

RICHELIEU.

Heureux, sire, il vous serait si facile de l’être !

LE ROI.

Vous croyez cela, duc ?

RICHELIEU.

Que Votre Majesté essaye ; elle dira ensuite si je me trompe. Votre Majesté s’ennuie ! Oh ! prenez-y garde, sire ! l’ennui est une maladie mortelle, quand on ne la prend pas à temps et si l’ordonnance que donne le Médecin malgré lui de Molière, si le matrimonium en pilules, comme dit Sganarelle, n’a pas opéré, il faut recourir à la recette de don Juan et quitter doña Elvire pour Mathurine.

LE ROI.

Duc, vous êtes le plus mauvais sujet de mon royaume !

RICHELIEU.

Cela prouve la grande bonté du roi : son aïeul Louis XIV n’eût point permis une pareille impertinence.

LE ROI.

Comment cela ?

RICHELIEU.

Il voulait être le premier en toute chose, sire.

BACHELIER.

Le roi est servi.

LE ROI, qui est resté un instant pensif.

Oh ! si elle m’eût aimé !... Allons, allons, le duc a raison, et je suivrai son conseil.

Il offre le bras à la duchesse.

À table, messieurs !

RICHELIEU, à part.

Je crois que, cette fois, César a passé le Rubicon.

LE ROI.

À ma droite, madame la duchesse. À ma gauche, mademoiselle de Charolais.

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS, à Richelieu.

Eh bien, duc, quelle nouvelle ?

RICHELIEU, à demi-voix.

Je ne crois pas que le roi aime la maréchale de Boufflers.

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Belle découverte !

LE ROI, levant son verre.

Messieurs, à la mémoire du maréchal de Berwick, si glorieusement mort à notre service ! À la suite de nos succès en Allemagne, et à l’heureux retour du messager qui nous a apporté la triomphante nouvelle de la prise de Philipsbourg !

RICHELIEU.

Sire, Votre Majesté me comble !...

LA DUCHESSE.

Est-ce par économie que Votre Majesté a réuni tant de toasts en un seul ?

LE ROI.

Non ; je me sens, au contraire, en disposition de tenir tête à tous ces messieurs.

RICHELIEU.

Et même à toutes ces dames !

LE ROI.

Hein ?...

RICHELIEU.

Pardon, sire, je croyais que Votre Majesté m’avait passé la parole ; la chose restera pour mon compte.

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Monsieur Deveau, découpez donc ce faisan.

DEVEAU.

Altesse, permettez-moi de le passer au prince de Grandveau : c’est lui qui fait tout ce que je ne veux pas faire.

Tous rient.

GRANDVEAU.

Bien, Deveau, bien !

LA DUCHESSE.

Messieurs, je vous dénonce Clermont, qui ne parle, ne boit, ni ne mange !

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Je fais un pari, messieurs.

RICHELIEU.

Je le tiens !

MADAME DE MAILLY.

Attendez donc que vous sachiez quoi.

RICHELIEU.

Je tiens toujours quand c’est avec Son Altesse.

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

C’est ce que nous allons voir.

RICHELIEU.

Exposez le pari.

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

M. de Melun est petit et blond. Il y a un an, à peu près, qu’il est l’admirateur de ma sœur Clermont. Eh bien, supposez que l’on substitue à Melun un cavalier grand et brun, je parie que Clermont est si distraite, qu’elle ne s’en aperçoit qu’au bout d’un an... Tenez-vous toujours, duc ?

RICHELIEU.

Non, je ne tiens plus.

MADAME DE MAILLY.

Monsieur de Melun, demandez donc à Son Altesse à quoi elle pense.

DE MELUN.

À quoi pensez-vous, Altesse ?

MADEMOISELLE DE CLERMONT.

À rien, comte !

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

C’est aimable pour vous, monsieur de Melun... sans compter qu’elle vous prend pour Mailly.

LE ROI.

Duc, vous savez que l’on chante à nos petits soupers.

RICHELIEU.

Bah ! vraiment, sire ?

LE ROI.

Oui ; et si vous avez rapporté d’Allemagne quelque chanson nouvelle...

RICHELIEU.

Ah ! sire ! si vous saviez comme je chante mal, et puis je ne sais que des chansons à boire.

LE ROI.

Eh bien, mais c’est de circonstance, il me semble. Chantez, duc, chantez !

RICHELIEU.

Eh bien donc, avec la permission du roi...

I

  Ne parlons plus de politique.
  Qu’importe à moi
  Qui gouverne la république,
  Lorsque je boi ?
  A-t-on la paix ? a-t-on la guerre ?
  Je n’en sais rien ;
  Voilà ma bouteille et mon verre :
  Donc, tout va bien !

Tous répètent en chœur les deux derniers vers.

II

Que sur sa base Athènes croule
Au bord des mers ;
Que sur Sidon l’Océan roule
Ses flots amers ;
Que le temps sur la terre aligne
Cités, États ;
Que m’importe, dès que la vigne
Ne gèle pas ?

TOUS.

Bravo ! bravo !...

La musique continue à l’orchestre, jusqu’à la fin de l’acte.

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Clermont ! ma petite Clermont !

DE MELUN.

On y va !... Princesse, votre sœur vous parle.

MADEMOISELLE DE CLERMONT.

Hein ?

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Tu savais une si jolie chanson... La sais-tu toujours ?

MADEMOISELLE DE CLERMONT.

Sur quoi ?

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS, à Richelieu.

Sur quoi, duc ?

RICHELIEU.

Sur... sur Adam.

MADEMOISELLE DE CLERMONT.

Je l’ai oubliée.

DEVEAU.

Cela vous est bien permis, princesse : il a passé tant d’hommes sur la terre depuis ce temps-là !

LE ROI, qui commence à s’étourdir.

Messieurs, un toast !

Il élève son verre.

RICHELIEU.

Le roi porte un toast, messieurs.

Il se fait un silence.

LE ROI, après un instant d’hésitation.

À la femme que j’aime !

LA DUCHESSE.

Alors, sire, c’est à la reine que ce toast s’adresse ?

Le roi pose son verre sur la table sans y avoir mis les lèvres.

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS, bas, à Richelieu.

À qui donc ?

 

 

Scène XIII

 

LES MÊMES, OCTAVE D’ASPREMONT

 

OCTAVE, s’arrêtant sur le seuil.

Pardon, sire...

LE ROI.

Non, non, entrez !... Le baron Octave d’Aspremont, messieurs, lieutenant aux gardes, qui me vient, selon la coutume, demander le mot d’ordre pour la nuit.

RICHELIEU.

Le roi veut-il m’accorder l’honneur de le donner ce soir à sa place ?

LE ROI.

Donnez, monsieur le duc.

RICHELIEU.

Denain et Diane.

OCTAVE, à part.

Diane !...

Mouvement de tout le monde.

RICHELIEU.

Le nom d’une victoire passée...

Se penchant vers le roi.

Le nom d’une victoire à venir !

LE ROI.

Monsieur le duc !...

RICHELIEU.

Je ne sais rien, sire !

OCTAVE, à part.

Diane ! Est-ce le hasard ?

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Sire, il me semble que votre verre attend.

LE ROI, levant son verre du côté de la forêt où la nuit vient.

À l’étoile de Vénus qui se lève !

RICHELIEU.

À la vertu du roi qui s’éclipse !

 

 

ACTE II

 

Au palais de Versailles, chez la maréchale de Boufflers.

 

 

Scène première

 

LA MARÉCHALE, achevant de mettre le cachet à des lettres, BERTRAND, debout derrière elle, un peigne à la main, MARTHE

 

LA MARÉCHALE.

Marthe !... Attendez-moi quelques minutes, Bertrand... Marthe ! mademoiselle Marthe !

MARTHE, entrant.

Me voilà, madame la maréchale.

LA MARÉCHALE.

Ne vous avais-je pas dit de rester près de moi ?

MARTHE.

Madame la maréchale m’excusera : le roi passe ses troupes en revue ; il va rentrer, il y a beaucoup de monde sur la place, et je regardais par la fenêtre.

LA MARÉCHALE.

Vous ne connaissez pas le roi, mademoiselle ?

MARTHE.

Si fait, madame la maréchale ; mais il est si beau, si gracieux, il monte si bien à cheval, qu’on a toujours plaisir à le revoir.

LA MARÉCHALE.

Donnez ces lettres à mon coureur, et qu’il les porte à leur adresse sans perdre un instant. Ce sont des lettres d’invitation pour le jeu de la reine. Rappelez bien à la tailleuse de la cour que la présentation de mademoiselle de Ruffé a lieu ce soir.

MARTHE.

La tailleuse promet d’être en mesure, madame la maréchale. Mademoiselle est en ce moment avec M. Dumoulin, premier danseur de l’Opéra, qui lui apprend à faire les trois révérences de présentation. Dès que M. Dumoulin sera parti, mademoiselle pourra essayer sa robe.

LA MARÉCHALE.

Il suffit.

Marthe sort.

Vous soignerez bien cette petite tête-là, n’est-ce pas, Bertrand ?

BERTRAND, se remettant à coiffer la maréchale.

Laquelle, madame la maréchale ?

LA MARÉCHALE.

Mais celle de Diane !

BERTRAND.

Oh ! madame la maréchale peut être tranquille ! Racine droite, avec sept pointes à l’espagnole ; pouf à l’égarement du cœur et de l’esprit.

LA MARÉCHALE.

Je veux qu’elle soit jolie à faire crever de dépit toutes les princesses du sang !

BERTRAND.

Elles en crèveront, madame la maréchale, ou j’y perdrai ma réputation.

LA MARÉCHALE.

De chez qui sortez-vous ?

BERTRAND.

De chez madame la duchesse, de chez mademoiselle de Charolais, de chez mademoiselle de Clermont, où j’ai laissé M. le surintendant. Ah ! madame la maréchale, comme cela se coiffe, ces gens de finance !

LA MARÉCHALE.

Je crois bien ! c’est né coiffé ! Et de quoi était-il question ?

BERTRAND.

De quoi madame la maréchale veut-elle que l’on parle ? Il n’y a qu’une nouvelle, ou plutôt, toutes les nouvelles se confondent en une seule.

LA MARÉCHALE.

Ainsi, la présentation de ce soir faisait les frais de toutes les conversations ?

BERTRAND.

De toutes, sans exception, madame la maréchale.

LA MARÉCHALE.

Et que disait-on ?

BERTRAND.

Que M. le duc de Richelieu pourrait bien ne pas être étranger à ce qui se passe. Madame la maréchale sait que M. le duc n’a pas même été s’inscrire chez la reine ?

LA MARÉCHALE.

Ah !... Avez-vous fini, Bertrand ?

BERTRAND, lui présentant un miroir.

Que madame la maréchale se regarde : elle a quinze ans.

LA MARÉCHALE.

C’est d’autant plus aimable de votre part d’avoir fait un tel miracle, Bertrand, qu’il y a trente ans que vous me coiffez.

Bertrand salue et sort par une petite porte de côté.

 

 

Scène II

 

LA MARÉCHALE, puis LA REINE

 

LA MARÉCHALE, réfléchissant.

Ah ! cette rencontre d’hier... ils ont raison, il y a du Richelieu là-dessous... Peut-être même ai-je trop bien compris l’empressement du roi.

La reine entre sans être vue.

Quoi qu’il en soit, j’ai écrit au général que Diane serait présentée ce soir, présentée par ordre ! Il va me demander par ordre de qui ?

LA REINE.

Vous lui répondrez que c’est par le mien, madame la maréchale, attendu que, moi, je lui ai écrit il y a huit jours.

LA MARÉCHALE.

La reine !

LA REINE.

Diane est mon amie d’enfance ; son frère, exilé de la cour, a trouvé un asile à Nancy, comme mon père, exilé de son royaume de Pologne, avait trouvé un asile en France. La présentation de ce soir n’est, par conséquent, qu’une simple affaire d’étiquette, que j’avais depuis longtemps résolue, ainsi que le rappel du général.

LA MARÉCHALE.

Tout le monde connaît la grande bonté de la reine, et combien elle est fidèle à ses affections et à ses souvenirs.

LA REINE.

Mais où donc est-elle, cette chère Diane ?

LA MARÉCHALE.

Elle essaye, je crois, sa robe de présentation... Sa Majesté veut-elle permettre que j’aille lui annoncer moi-même l’honneur que la reine nous fait à toutes deux par cette visite ?

LA REINE.

Gardez-vous-en bien, ma chère maréchale ! Il est juste que la tailleuse ait aujourd’hui le pas sur moi. D’ailleurs, nous sommes voisines, et devons, par conséquent, agir entre nous sans cérémonie.

LA MARÉCHALE.

J’obéis ; mais on se sera, je suppose, empressé de prévenir Diane de la présence de Votre Majesté... Et, justement, la voici.

LA REINE, apercevant Diane.

Eh ! venez, donc, ma toute belle !

 

 

Scène III

 

LA MARÉCHALE, LA REINE, DIANE, LA TAILLEUSE

 

DIANE.

Madame...

La reine l’embrasse sur le front.

Si j’avais su que Votre Majesté fût là...

LA REINE.

Qu’eussiez-vous fait ?

DIANE.

Plutôt que de faire attendre la reine...

LA REINE.

Il n’y a pas de Majesté devant une robe qu’on essaye. D’ailleurs, vous le savez bien, ce n’est pas la reine qui attendait, c’est l’amie, une amie qui voulait savoir si vous étiez bien contente, bien heureuse.

DIANE.

Oh ! comment la reine peut-elle demander cela, comblée ainsi que je le suis de ses bontés !

Pendant ce temps, la tailleuse sort avec son carton, et la maréchale la reconduit en lui donnant ses dernières instructions.

LA MARÉCHALE.

Vous savez, mademoiselle, que la dernière ordonnance fixe à deux pieds et demi la queue de la robe ?

 

 

Scène IV

 

LA REINE, DIANE

 

DIANE.

Bonne maréchale ! elle s’occupe de tous ces détails comme si j’étais sa fille.

LA REINE.

C’est son double devoir de marraine et de première dame d’honneur.

DIANE, toute souriante.

Mon Dieu ! mon Dieu ! il me semble que c’est un rêve.

LA REINE.

Et ce rêve, disiez-vous, vous rend bien joyeuse ?

DIANE.

Votre Majesté le demande !

LA REINE.

Eh bien, je viens encore augmenter votre joie, chère enfant... Vous aimez bien votre frère ?

DIANE.

Oh ! madame, vous le savez, vous !... Cher Georges ! une seule chose fait ombre à mon bonheur.

LA REINE.

Laquelle ?

DIANE.

C’est qu’il soit exilé, tandis que moi...

LA REINE.

Eh bien, soyez heureuse, mon enfant : votre frère est rappelé à la cour.

DIANE.

Rappelé, madame ! Vous dites vrai ? je le reverrai ?

LA REINE.

Je dis vrai... Mais, hélas ! ma chère enfant, ce n’est pas moi qu’il faut remercier de cette attention : c’est le roi.

DIANE, joignant les mains.

Le roi !

LA REINE.

Oui, le roi. Il avait longtemps oublié votre frère là-bas, chez nous, dans notre triste et magnifique Nancy ; les rois ont la mémoire courte, c’est leur plus grand malheur ; mais, en entendant prononcer votre nom, en apprenant que nous étions de vieilles amies d’exil, il s’est souvenu, et rappelle votre frère auprès de lui.

DIANE.

Oh ! il m’avait bien dit qu’il se souviendrait !

LA REINE.

De qui parlez-vous, mon enfant ?

DIANE.

Du roi, madame.

LA REINE, après un mouvement marqué.

Vous l’avez vu ?

DIANE.

Plusieurs fois, madame ; hier, entre autres, à Satory ; et les paroles qu’il m’a dites, les espérances qu’il m’a données, il les a réalisées, madame, et si tôt, qu’il semble que la Providence seule aurait pu m’exaucer ainsi.

LA REINE.

Ah ! le roi vous avait vue ? il vous avait promis le retour de votre frère ?... Je vous le disais bien, mon enfant, c’est lui qu’il faut remercier, et non pas moi.

DIANE.

Tous deux, madame, tous deux !... Je ne veux jamais, dans ma reconnaissance, vous séparer l’un de l’autre... Oh ! comment reconnaîtrai-je... ?

LA REINE, la regardant et lui prenant les deux mains.

En vous souvenant, Diane, que la reine vous aime, qu’elle est votre amie, en ne l’oubliant jamais... Vous entendez ?

DIANE.

Ah ! par malheur, le temps des dévouements est passé, ou n’est pas encore venu ; sans quoi, je dirais à Votre Majesté qu’elle peut disposer de ma vie.

LA REINE.

Depuis que je suis reine, voilà peut-être la première fois que je crois à ce que l’on me dit. Embrasse-moi, Diane... Tu ne l’oublieras jamais, n’est-ce pas, ce que tu viens de me dire ?

DIANE.

Jamais, Majesté.

La reine sort.

 

 

Scène V

 

DIANE, seule

 

Mon Dieu, qu’ai-je fait, pour que tant de joies m’arrivent ensemble !... à moins que ce ne soit la récompense de nos malheurs passés ! La protection du roi, l’amitié de la reine retrouvés ; mon frère, mon cher Georges, rappelé à la cour ! Oh ! Seigneur ! Seigneur ! ne cachez-vous pas quelque grande catastrophe à l’ombre de toutes ces prospérités ?... Mais qu’est-ce que ce bruit ?... Oh ! sans doute le roi qui rentre ! Comme c’est bon de voir un roi aimé de tout un grand peuple !... Entendez-vous ces cris ?... Quelle masse ! quelle foule !... À peine s’il pourra passer. C’est à qui touchera ses habits et jusqu’à son cheval !... Ô mon roi, que vous êtes grand !... Il m’a vue !... Il me salue !

Elle s’écarte, puis revenant doucement à la fenêtre.

Sans doute, il est passé maintenant... Non, non, il est arrêté sous la fenêtre... Il a laissé tomber son gant... C’est à qui le ramassera ! Mon Dieu ! son cheval !... une pauvre femme renversée !... Sire ! sire !... Mais que fais-je donc ! Je deviens folle !

Elle repousse et referme la fenêtre, mais sans quitter de la main l’espagnolette.

Oh ! je n’ose plus rouvrir cette fenêtre, je n’ose plus regarder dans la cour. Il me semble qu’au cri que j’ai poussé, tous les regards de cette foule se sont fixés sur moi.

On ouvre la porte.

Qui vient ?...

 

 

Scène VI

 

DIANE, RICHELIEU, COMTOIS

 

COMTOIS, annonçant.

M. le duc de Richelieu, de la part du roi.

DIANE, à part.

Du roi !

RICHELIEU.

Mademoiselle, Sa Majesté, devinant votre inquiétude et désireuse de la calmer à l’instant, m’a chargé de venir vous rassurer sur le compte de cette pauvre femme que son cheval vient de renverser. Elle n’est que légèrement blessée ; le roi l’a fait transporter à l’infirmerie du château, où l’on prendra soin d’elle. Elle y sera très bien ; si bien même, qu’il est à craindre qu’elle ne veuille plus s’en aller. En même temps, l’on recommandera à son colonel son fils, qui est soldat.

DIANE, avec embarras.

Je suis confuse, monsieur le duc, de la bonté de Sa Majesté, et ne m’explique pas qu’elle ait daigné vous charger...

RICHELIEU.

Comment donc ! mais cela s’explique de soi-même, mademoiselle. Le roi passe sur la place ; vous vous mettez à ce balcon pour le voir, ou par hasard, comme vous voudrez... Sa Majesté laisse tomber son gant, par hasard aussi. Au mouvement qui se fait autour d’elle pour le ramasser, son cheval se cabre, un accident arrive, un cri vous échappe... Le roi lève les yeux... toujours par hasard... ou parce qu’il vous a entendue... Il désire calmer au plus tôt une frayeur qu’il a causée, et comme il me veut du bien, c’est moi qu’il charge de cette précieuse mission. Vous voyez comme c’est simple ; cela coule de source. Ce qui aurait lieu de surprendre, mademoiselle, c’est qu’un roi de France, un gentilhomme, s’il avait eu le malheur de faire couler des larmes de ces beaux yeux-là, ne se fût pas empressé de les essuyer. Dirai-je au roi que mes paroles ont réussi à ramener le calme dans ce cœur qu’il a fait battre un instant ?

DIANE.

Je suis tout à fait remise de ma frayeur, monsieur le duc ; et quant à cette pauvre femme, j’enverrai à l’infirmerie, je m’informerai... Je veux qu’elle se souvienne de moi.

RICHELIEU.

Le roi a déjà donné l’ordre qu’on lui comptât cent louis, mademoiselle.

DIANE.

Eh bien, je veux m’associer à la bonne action du roi.

RICHELIEU.

C’est généreusement prendre part à un accident dont, après tout, vous n’êtes que la cause bien involontaire...

DIANE.

La cause ! moi, monsieur ? Et comment ai-je pu être cause de cet accident ?

RICHELIEU.

Comment ? Vous ignorez pourquoi Sa Majesté s’est arrêtée sous cette fenêtre ? Eh bien, mademoiselle, consultez votre miroir, et il vous renseignera là-dessus aussi bien que moi. Tout le monde comprend qu’en présence d’une telle beauté, on demeure frappé de surprise et d’admiration, et que, ma foi ! on laisse tomber son gant, son mouchoir... son cœur même.

DIANE, confuse.

Monsieur le duc...

RICHELIEU.

Voilà comment, mademoiselle, vous avez pu être la cause innocente d’un accident heureusement sans gravité.

Apercevant Octave, qui vient d’entrer.

Mais pardon, nous ne sommes plus seuls, et...

DIANE.

Octave !

RICHELIEU, reconnaissant Octave, à part.

Le lieutenant d’hier au soir ! Parbleu ! si c’était un amoureux, ce serait plaisant !

Saluant.

Mademoiselle...

Revenant.

Pardon ! M. Octave d’Aspremont, n’est-ce pas ? lieutenant aux gardes ? hier de service au château ?

DIANE.

Oui, monsieur le duc.

RICHELIEU.

Un parent ?

DIANE.

Non.

RICHELIEU.

Ah ! très bien...

À part.

C’est plus drôle !

À Diane.

Je le connais parfaitement : c’est moi qui lui ai donné le mot d’ordre.

À part.

Denain et Diane ! ça a dû lui faire plaisir.

Il salue Octave, qui lui rend son salut, puis il sort.

 

 

Scène VII

 

OCTAVE, DIANE

 

OCTAVE.

Excusez-moi, Diane, d’entrer ici sans être annoncé.

DIANE.

Vous annoncer ! Et pour quoi faire annoncerait-on Octave d’Aspremont à Diane de Ruffé ?

OCTAVE.

Que sais-je ? Quand ce ne serait que pour ne pas interrompre trop brusquement sa conversation avec M. le duc de Richelieu, ou pour ne pas la tirer inopinément de sa rêverie.

DIANE.

Je ne rêve pas. Je suis très heureuse, très contente !

OCTAVE.

On peut faire des rêves heureux, aussi bien que des rêves tristes.

DIANE.

Oui, vous avez raison. Cela tient à la disposition de l’esprit.

OCTAVE.

Ou du cœur... Et peut-on savoir ce qui vous rend si gaie, si contente, Diane ?

DIANE.

Je l’ignore ; quelque pressentiment, peut-être.

OCTAVE.

Voyons, je ne veux pas être étranger à votre joie ; je veux être pour quelque chose dans votre gaieté.

DIANE.

Comment cela ?

OCTAVE.

Je vais vous annoncer une bonne nouvelle.

DIANE.

Laquelle ?

OCTAVE.

Votre frère est rappelé, Diane.

DIANE.

Oh ! que je suis fâchée de le savoir, Octave !

OCTAVE.

Vous le saviez ?

DIANE.

Hélas ! oui.

OCTAVE.

Est-ce par M. de Richelieu ? En vérité, je joue de malheur.

DIANE, lui tendant la main.

Non ; car je vous suis aussi reconnaissante de votre bonne intention, Octave, que si je n’en avais rien su. Merci, mon ami !

Octave s’assied avec un soupir.

Eh bien, qu’avez-vous ?

OCTAVE.

Rien.

DIANE.

Vous ne dites pas la vérité, Octave.

OCTAVE.

Moi ?

DIANE.

Voyons, dites ce qui vous rend triste.

OCTAVE, souriant.

Un pressentiment, peut-être.

DIANE.

Vous ne me répondez pas.

OCTAVE.

Vous trouvez que ce n’est pas vous répondre ?

DIANE.

Non. Vous répétez mes propres paroles.

OCTAVE.

Eh bien, dites-moi ce qui vous rend si gaie, et moi, à mon tour, je vous dirai ce qui me rend triste.

DIANE.

J’ai essayé mes robes de présentation, elles vont à ravir. Cette raison vous suffit-elle ?

OCTAVE.

Oui ; car elle me mène droit à une question que je voulais vous faire. C’est ce soir, Diane, que vous êtes présentée par ordre du roi ?

DIANE.

Et de la reine, Octave, et de la reine ! Je l’ai vue, et elle a été parfaite pour moi.

OCTAVE.

Et n’avez-vous vu que la reine ?

DIANE.

Oui, ce me semble.

OCTAVE.

Cherchez bien dans vos souvenirs ; je crois que vous oubliez quelqu’un.

DIANE.

Voulez-vous parler de M. de Richelieu ?

OCTAVE.

Non. Je veux parler du roi, qui a passé sous vos fenêtres.

DIANE.

Oui, c’est vrai.

OCTAVE.

Et, pour avoir un motif d’y rester plus longtemps, il a laissé tomber son gant, n’est-ce pas ?

DIANE.

Je n’ai vu qu’une chose, Octave : c’est que son cheval a heurté une pauvre femme qui est tombée. Alors, j’ai poussé un cri.

OCTAVE.

Et les yeux du roi se sont tournés vers vous ?

DIANE.

Oui ; il a vu ma frayeur, il en a eu pitié, et a daigné charger M. le duc de Richelieu de me rassurer. Je ne le cache pas, Octave. Pourquoi le cacherais-je ? C’est une distinction qui m’honore et prouve la bonté du roi. Savez-vous bien ce qu’il a fait encore ?

OCTAVE.

Voyons, qu’a-t-il fait ? Je serai heureux de l’apprendre de votre bouche.

DIANE.

Il a fait remettre cent louis à cette femme et a ordonné qu’elle fût portée à l’infirmerie du château.

OCTAVE.

Est-ce tout, Diane ?... Et maintenant, voulez-vous, à mon tour, que je vous dise ce qu’il aura fait encore, en rentrant au château, le roi ?

DIANE.

Oui... Dites.

OCTAVE.

Il aura fait appeler M. de Richelieu, afin de savoir de lui si Diane de Ruffé a gracieusement accueilli son message, et combien il lui faudra encore d’occasions comme celle-ci pour l’afficher publiquement aux yeux de toute la cour, et la contraindre, par le scandale, à être sa maîtresse.

DIANE.

Octave !... que dites-vous là ?

OCTAVE.

La vérité, Diane.

DIANE.

Non. Vous ne le pensez pas ! Croirait-on que celui qui parle ainsi du roi porte l’uniforme de ses gardes ?

OCTAVE.

Diane de Ruffé devient amère en défendant son souverain.

DIANE.

C’est qu’aussi, Octave, vous êtes injuste !

OCTAVE.

Je ne vous savais point si fidèle sujette d’un prince qui a laissé votre frère proscrit pendant huit ans.

DIANE.

Avouez, Octave, qu’il y aurait de l’ingratitude à lui reprocher cette proscription, juste au moment où il le rappelle...

LE GÉNÉRAL, en dehors.

Où est-elle, madame la maréchale ? où est-elle ?

DIANE.

Cette voix ! c’est la sienne... Mon frère ! par ici, mon frère !

 

 

Scène VIII

 

OCTAVE, DIANE, LE GÉNÉRAL, LA MARÉCHALE, puis COMTOIS

 

LE GÉNÉRAL.

Diane !... On me reconnaît donc encore ici ?

DIANE.

Si l’on te reconnaît, Georges !

Se jetant dans ses bras.

Mon bon frère !

OCTAVE, lui serrant la main.

Mon ami !

DIANE.

Je ne comptais pas sur toi si vite, je l’avoue.

LA MARÉCHALE.

Ni moi non plus.

LE GÉNÉRAL.

Bonne maréchale ! chère sœur ! mon ami ! J’étais si transporté de mon rappel, je l’avoue, que je suis parti le jour même où j’en ai reçu la nouvelle, et je n’ai pas perdu de temps en route, n’est-ce pas ? Je suis accouru ventre à terre. Ah çà ! mes enfants !... madame la maréchale, vous qui connaissez si bien la cour !... voyons, comment se fait-il qu’après huit ans, le roi se soit tout à coup souvenu d’un homme dont il n’avait nullement besoin ? Cela contrecarre toutes les idées reçues ! À quelle circonstance, à quel hasard, à quel ami dois-je ce retour inespéré de justice ou de faveur, et la joie ineffable que je goûte à me retrouver au milieu de vous ?

OCTAVE.

Il faut demander cela à Diane, mon ami.

LE GÉNÉRAL.

Pourquoi plutôt à elle qu’à madame la maréchale, par exemple ?

LA MARÉCHALE.

Vous avez raison, général : je puis vous répondre, et tout le monde peut répondre à votre question, car tout le monde sait combien la reine aime Diane. Votre nom, souvent répété par votre sœur, a rappelé au roi un acte d’ingratitude que sa justice s’est hâtée de réparer.

OCTAVE, amèrement.

Oui, mon pauvre Georges, cette réparation, que tu as si longtemps et si vainement attendue, un moment a suffi pour qu’on te l’accordât, mais tellement complète, éclatante et publique, qu’elle passe tout ce que tu pouvais attendre de la bienveillance du roi.

LA MARÉCHALE.

Que voulez-vous dire, monsieur d’Aspremont ?

OCTAVE.

Je veux dire, madame la maréchale, que le roi a fait plus que de rappeler Georges ; il a voulu que sa sœur fût présentée ce soir à la cour.

LE GÉNÉRAL.

Toi, Diane ?

OCTAVE.

Vous voyez bien qu’il ne le savait pas ! N’est-ce pas, frère, que tu ne t’attendais pas à cette faveur ?

LE GÉNÉRAL.

Non, en effet.

LA MARÉCHALE.

Vous vous serez croisé avec la lettre de la reine qui vous l’annonçait.

On entend le bruit d’un timbre.

LE GÉNÉRAL.

Présentée ce soir ?

OCTAVE.

Par ordre du roi.

DIANE.

Et de la reine, Octave... Vous oubliez toujours la reine. Pourquoi donc cette affectation ?

LA MARÉCHALE, à Comtois, qui entre.

Qu’y a-t-il, Comtois ?

COMTOIS.

M. le comte de Mailly.

LA MARÉCHALE.

En personne ?...

COMTOIS.

Selon les ordres, je lui ai dit que madame la maréchale n’était pas visible. Il m’a chargé de lui présenter les assurances de son dévouement, et a laissé son nom.

LE GÉNÉRAL.

Je vous croyais brouillée avec M. de Mailly, maréchale ?

OCTAVE.

Tu oublies, Georges, que Diane est présentée par ordre, et que madame la maréchale est sa marraine.

On entend de nouveau le bruit du timbre.

LE GÉNÉRAL, à Octave, qui tressaille.

Qu’as-tu donc à tressaillir ainsi ?

OCTAVE.

Moi ? Rien.

À part, avec désespoir.

Oh ! ils y viendront tous, jusqu’aux princesses du sang, j’en suis sûr.

LE GÉNÉRAL.

Octave avait raison, madame : l’exception faite en faveur de Diane est trop flatteuse pour que je ne désire pas apprendre de vous si c’est plus particulièrement au roi ou à la reine que nous devons rendre grâce de tant de bonté.

LA MARÉCHALE.

La vérité me force de dire que c’est au roi, général.

LE GÉNÉRAL.

Au roi !

LA MARÉCHALE, à Comtois, qui rentre.

Qu’est-ce encore ?

COMTOIS.

M. le comte de Grandveau, M. le duc de Melun... Ils se disent les plus humbles serviteurs de madame la maréchale.

OCTAVE.

Eh bien, Georges, t’avais-je trompé ? Douteras-tu encore de ton crédit, de la haute faveur qui t’est réservée ? Vois comme déjà cette foule accourt, comme elle se prosterne !

LA MARÉCHALE, presque à part.

Monsieur d’Aspremont...

OCTAVE, avec désespoir.

C’est madame la maréchale aujourd’hui ; mais demain, quand on saura que tu es arrivé, ce sera toi ; et la foule sera plus compacte et plus rampante encore, car tu es le frère, toi, tu peux tout obtenir, tout accorder... Tu vois bien qu’ils le savent, que cela est public !

LE GÉNÉRAL.

Mais quoi donc ?... quoi donc ?

OCTAVE.

Que le roi...

On entend de nouveau le bruit du timbre.

LE GÉNÉRAL.

Achève !

OCTAVE, étouffant.

Ah ! je l’avais bien dit qu’il la déshonorerait !

Il veut sortir.

LE GÉNÉRAL.

Octave !

DIANE.

Retenez-le, Georges ! retenez-le... Oh ! le malheureux !... Il croit que le roi m’aime !

LE GÉNÉRAL.

Toi, Diane ? toi ?... Oh ! Dieu nous préserve d’un tel malheur !

LA MARÉCHALE, bas.

Il faut que je cause avec vous, général.

COMTOIS, rentrant.

M. l’intendant des finances !

LA MARÉCHALE.

M. Deveau ?

COMTOIS.

M. Deveau.

LA MARÉCHALE.

Je vous avais déjà dit que je n’y étais pour personne, excepté pour les princesses du sang, si elles venaient ; mais j’espère qu’elles ne me feront pas cet honneur.

COMTOIS.

M. l’intendant refuse absolument de s’en aller.

LA MARÉCHALE.

Comment, il refuse de s’en aller ?

COMTOIS.

Avant d’avoir vu madame la maréchale. Et quand je lui ai dit que madame la maréchale ne recevait pas, il m’a répondu : « Comtois, vous êtes un sot ; on reçoit toujours un intendant des finances. Allez porter mon nom à la maréchale, mon ami. »

LE GÉNÉRAL, avec contrainte et cherchant à calmer son émotion.

Il a raison, madame, oui, recevez-le, recevez tout le monde. Nous vous laissons, Diane, Octave et moi... Octave ne nous quittera pas... Nous nous retirons... Nous devons avoir bien des choses à nous dire après une si pénible séparation... N’est-il pas vrai, Diane, ma sœur bien-aimée, mon enfant ?

Il la presse avec effusion dans ses bras ; puis à Octave.

Viens, toi que, dans mon cœur, je ne sépare pas d’elle... Oui, venez !...

En sortant avec Octave et Diane.

Au revoir, madame la maréchale ! Comme vous me le disiez tout à l’heure, nous avons à causer ensemble.

 

 

Scène IX

 

LA MARÉCHALE, DEVEAU, COMTOIS

 

COMTOIS, annonçant.

M. le surintendant Deveau !

DEVEAU.

Madame la maréchale ! madame la maréchale !...

LA MARÉCHALE.

Eh bien, quoi ?

DEVEAU.

Savez-vous que j’ai manqué faire un malheur ?

LA MARÉCHALE.

Où cela ?

DEVEAU.

Dans votre antichambre.

LA MARÉCHALE.

Comment donc ?

DEVEAU.

Si mon épée avait pu sortir du fourreau, je faisais une veuve et des orphelins dans la personne de madame Comtois et de sa progéniture.

COMTOIS.

Madame la maréchale avait dit qu’elle n’y était pour personne.

DEVEAU.

Mais je ne suis pas personne, moi !... Je suis quelqu’un, et la preuve, tiens !

Il lui présente une bourse ; Comtois hésite à la prendre.

Je ne m’en dédis pas, madame la maréchale, c’est un sot !

Il remet la bourse dans sa poche, puis revient, d’un air dégagé, saluer la maréchale.

 

 

Scène X

 

LA MARÉCHALE, DEVEAU

 

LA MARÉCHALE, avec un grand air pendant toute la scène.

Ah çà ! mais, mon cher monsieur Deveau, depuis quand sommes-nous si fort amis ?

DEVEAU.

Je n’ai pas la prétention d’être des amis de madame la maréchale ; mais j’ai celle d’être de ses plus dévoués serviteurs.

LA MARÉCHALE.

Vous me dites cela aujourd’hui, et je le crois ; mais comment pouvais-je savoir cela hier, et même ce matin ?

DEVEAU.

Madame la maréchale est tellement femme d’esprit, que je m’étonne qu’elle ne l’ait pas deviné.

LA MARÉCHALE.

Non, monsieur, je ne devine pas ; et je désirerais savoir à quelle heureuse circonstance je dois l’honneur de votre visite et la faveur de votre insistance ?

DEVEAU.

Je viens vous offrir mes services.

LA MARÉCHALE.

Quels services ?

DEVEAU.

Oh ! je sais bien que je n’en puis rendre que d’une seule espèce ; mais enfin, ceux-là ne sont pas tout à fait à dédaigner... Je me suis dit : « Madame la maréchale a aujourd’hui une présentation ; elle est marraine, et marraine d’une belle personne, ma foi ! à laquelle on dit que le roi porte intérêt. Il se peut que, malgré ses deux cent mille livres de rente et ses cinquante mille francs de traitement, elle ait – excusez, madame la maréchale – elle ait besoin d’argent ; je vais mettre ma caisse à sa disposition. »

LA MARÉCHALE.

Oh ! ce cher monsieur Deveau !... Comment se porte votre femme ?

DEVEAU.

Par ma foi, je n’en sais rien... Si, par hasard, je la rencontre, puisque madame la maréchale s’y intéresse, je lui demanderai de ses nouvelles... Je disais donc, madame la maréchale, que ma caisse...

LA MARÉCHALE.

Oui, j’entends bien, votre caisse... Combien avez-vous d’enfants, monsieur Deveau ?

DEVEAU.

Un fils.

LA MARÉCHALE.

Combien de filles ?

DEVEAU.

Je ne sais pas... Ainsi, ne vous gênez point : vingt-cinq mille, cinquante mille, cent mille livres...

On sonne.

LA MARÉCHALE.

Tenez, monsieur, on sonne. Voyez donc qui nous arrive.

DEVEAU.

Ah ! ah ! c’est un parti pris, et l’on refuse mes services ?... C’est rare, et mon admiration pour madame la maréchale s’en accroît... J’ai dit que j’étais le serviteur de madame la maréchale, et je ne m’en dédis pas.

Ouvrant la porte.

Son Altesse sérénissime mademoiselle de Clermont !

 

 

Scène XI

 

LA MARÉCHALE, DEVEAU, MADEMOISELLE DE CLERMONT

 

MADEMOISELLE DE CLERMONT, remerciant Deveau.

Merci, Jasmin !

DEVEAU, à part.

Ah ! bon ! elle me prend pour le valet de chambre de M. de Melun.

MADEMOISELLE DE CLERMONT.

Bonjour, ma chère maréchale ! Savez-vous que je suis enchantée de vous voir ?

LA MARÉCHALE.

Et moi honorée au plus haut degré de recevoir la visite de Votre Altesse.

MADEMOISELLE DE CLERMONT.

Comment se porte Phœnix ?...

LA MARÉCHALE, cherchant.

Phénix ?...

DEVEAU, cherchant aussi.

Phœnix ?... Qu’est-ce que Phénix ?

MADEMOISELLE DE CLERMONT.

Eh ! mais oui, ce charmant petit chien que vous avait envoyé la princesse de Gonzague.

LA MARÉCHALE.

À moi ?

MADEMOISELLE DE CLERMONT.

Et vos enfants, en avez-vous de bonnes nouvelles ?

LA MARÉCHALE.

Je n’ai qu’un fils, qui a l’honneur de servir dans les armées du roi.

MADEMOISELLE DE CLERMONT.

Vous n’avez qu’un fils ? En êtes-vous sûre ?

LA MARÉCHALE.

Parfaitement.

MADEMOISELLE DE CLERMONT.

Cependant M. le maréchal m’avait parlé de sa fille.

LA MARÉCHALE.

Pardon, Altesse, mais le maréchal est mort avant votre naissance.

MADEMOISELLE DE CLERMONT.

Qu’il avait mariée avec M. de Tessé... Est-ce que ce serait une fille naturelle ?

LA MARÉCHALE.

Avec M. de Tessé ?

DEVEAU.

Je parie que j’ai deviné : la princesse se croit chez la maréchale de Villars.

MADEMOISELLE DE CLERMONT.

Hein ?

LA MARÉCHALE.

C’est encore possible... Princesse, excusez ma question, mais êtes-vous bien sûre de l’endroit où vous êtes ?

MADEMOISELLE DE CLERMONT, regardant autour d’elle.

Ah ! chère madame de Boufflers, pardonnez !... C’est la faute de mon cocher, à qui j’avais dit de me conduire chez madame de Villars, et qui se sera trompé d’adresse... Mais n’importe, puisque je suis chez vous, j’y reste. Je m’en irai dans la voiture de la première personne qui viendra ; j’ai renvoyé la mienne.

COMTOIS, annonçant.

Son Altesse sérénissime mademoiselle de Charolais !

 

 

Scène XII

 

LA MARÉCHALE, DEVEAU, MADEMOISELLE DE CLERMONT, MADEMOISELLE DE CHAROLAIS

 

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS, interrompant Comtois.

C’est bien, c’est bien. Est-ce que nous faisons des façons avec cette chère maréchale ? À quoi bon annoncer ainsi ? On sait bien que je suis altesse sérénissime et que M. Deveau est financier.

LA MARÉCHALE.

Comment, Votre Altesse daigne... ?

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Embrassez-moi, chère maréchale ! Et puis vous permettez que je vergette un peu Deveau, n’est-ce pas ?

LA MARÉCHALE.

Faites comme chez vous, princesse.

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Chez moi ?... Ah ! il se garderait bien d’y venir ! Imaginez-vous, ma chère maréchale, qu’on rencontre M. Deveau dans la compagnie du roi, qu’on va à la chasse avec lui, qu’on se familiarise à table, qu’il vous parle, qu’on lui répond, qu’on va jusqu’à daigner lui réclamer les quartiers de rente dont cet harpagon de cardinal est en retard avec nous, qu’il promet de payer, qu’il vous donne un rendez-vous chez lui à cet effet, et qu’il ne s’y trouve pas !

DEVEAU.

Princesse, je me suis levé d’effroi comme le cerf d’hier matin.

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Oh ! monsieur Deveau, vous ne vous connaissez pas même en vénerie. Le cerf d’hier matin était une jeune tête, et vous dites que vous vous êtes levé d’effroi.

DEVEAU.

Quand j’ai vu qu’il n’y avait pas d’argent en caisse et que je serais obligé de manquer de parole à une altesse sérénissime.

LA MARÉCHALE.

Princesse, vous savez que Deveau ment en ce moment comme un diplomate.

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Un intendant des finances ment toujours.

LA MARÉCHALE.

Et tout particulièrement celui-ci : il dit qu’il n’a pas d’argent, et il vient de m’ouvrir un crédit illimité.

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Voyez-vous le croquant !... Et... ?

LA MARÉCHALE.

J’ai refusé, bien entendu.

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Vous avez refusé son argent ?

LA MARÉCHALE.

Certainement ! Fi donc !

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Ah ! maréchale, si vous n’en voulez pas, n’en dégoûtez pas les autres.

 

 

Scène XIII

 

 

LA MARÉCHALE, DEVEAU, MADEMOISELLE DE CLERMONT, MADEMOISELLE DE CHAROLAIS, COMTOIS, puis LA DUCHESSE

 

COMTOIS.

Son Altesse royale madame la duchesse !

LA MARÉCHALE.

Comment ! aussi ? En vérité, je ne sais en quels termes remercier Leurs Altesses de l’honneur qu’elles me font.

LA DUCHESSE entre en fredonnant.

Bonjour, ma chère maréchale !... Tiens, vous êtes ici, Clermont ? Vous aussi, Charolais ?

MADEMOISELLE DE CLERMONT.

Pourquoi pas ?

LA DUCHESSE.

Ah ! chère maréchale, je viens de faire une chanson contre Dangeau et sa fille, et je me suis dit : « Cette chère maréchale, les Dangeau sont de ses amis de père en fils, je veux la lui chanter, à elle, avant personne. »

Elle commence à fredonner.

Mais j’aperçois là-bas une manière d’homme...

DEVEAU.

Pour vous servir, madame la duchesse, si j’en étais capable.

LA DUCHESSE.

Non, monsieur.

COMTOIS, annonçant.

Sa Majesté la reine !

TOUS

La reine !

 

 

Scène XIV

 

LA MARÉCHALE, DEVEAU, LA DUCHESSE, MADEMOISELLE DE CLERMONT, MADEMOISELLE DE CHAROLAIS, LA REINE, puis RICHELIEU

 

LA REINE entre fière et hautaine, passe devant les deux princesses, les regarde sans les saluer, et ne regarde même pas Deveau.

Venez ici, madame la maréchale !

LA MARÉCHALE.

Me voici aux ordres de Votre Majesté.

LA REINE.

Est-il vrai que le roi aime mademoiselle de Ruffé ?

LA MARÉCHALE.

Votre Majesté !...

LA REINE.

Je vous demande, madame, s’il est à votre connaissance que le roi aime mademoiselle de Ruffé ?

Richelieu entre, mais sans être annoncé, à cause de la présence de la reine.

LA MARÉCHALE.

Comment, Votre Majesté veut-elle... ?

LA REINE.

Oui ou non ?

LA MARÉCHALE.

Je ne crois pas... je n’oserais pas dire... j’espère...

LA REINE.

Vous êtes de vieille noblesse, madame ; vous avez votre parole d’honneur comme un gentilhomme. Sur votre parole d’honneur, je vous ordonne de dire si le roi aime ou n’aime pas mademoiselle de Ruffé.

LA MARÉCHALE.

Je crois qu’il l’aime, madame.

LA REINE.

Voilà tout ce que je désirais savoir...

En se retirant.

Mesdames, je suis bien aise de vous rencontrer chez la maréchale de Boufflers, qui est de mes bonnes amies, et d’y apprendre que M. de Richelieu est de retour de l’armée... Suivez-moi, madame la maréchale ; j’ai des ordres à vous donner.

Elle sort avec la maréchale. Mademoiselle de Clermont sort à sa suite.

 

 

Scène XV

 

RICHELIEU, DEVEAU, LA DUCHESSE, MADEMOISELLE DE CHAROLAIS

 

LA DUCHESSE.

Ouf !... qu’est-ce que cela ?

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Je n’en sais rien.

LA DUCHESSE.

Si nous en jugeons par la pantomime, la reine est de médiocre humeur.

DEVEAU.

Moi, j’ai entendu...

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Quelles oreilles ça vous a, ces hommes de finance !

LA DUCHESSE.

Qu’a dit la reine ?

DEVEAU.

Elle a demandé s’il était vrai que le roi aimât mademoiselle de Ruffé.

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Et madame de Boufflers a répondu... ?

DEVEAU.

Oh ! par respect, je me suis retiré et n’ai point entendu la réponse.

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Cela nous annonce l’orage.

LA DUCHESSE.

Et comme je n’aime pas la pluie, je me sauve. Avez-vous votre voiture, Charolais ?

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Ma foi, non ; je l’ai renvoyée, voulant bien qu’on me vît chez la maréchale, mais ne voulant pas qu’on vît ma voiture à la porte.

LA DUCHESSE.

J’en ai fait autant de la mienne.

DEVEAU.

Si j’osais mettre la mienne à la disposition de Leurs Altesses...

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Pour qui nous prendrait-on !

RICHELIEU, qui s’est tenu à l’écart, s’avançant.

Dame, il n’y a plus que celle de votre serviteur.

LA DUCHESSE.

Ah ! duc, ce serait bien pis !

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

N’importe, je me risque !

LA DUCHESSE.

Où donc est Clermont ?

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Vous verrez qu’elle a suivi la reine, croyant sans doute être de service.

LA DUCHESSE, riant.

Ah ! ah ! ah !... comme cela lui ressemble !... Partons, Charolais. Si on vous demande qui je suis, vous direz que je suis votre femme de chambre, n’est-ce pas ?

Elles sortent.

 

 

Scène XVI

 

RICHELIEU, DEVEAU

 

DEVEAU.

Vous ne suivez pas Leurs Altesses, monsieur le duc ?

RICHELIEU.

Non. J’ai quelques mots à dire ici.

DEVEAU.

Malgré la scène de tout à l’heure et la manière dont Sa Majesté vous a regardé ? S’il en est ainsi, je suis toujours des amis de madame la maréchale, et je me mets au rang de ses plus dévoués serviteurs.

RICHELIEU.

Pourquoi cela, mon cher Deveau ?

DEVEAU.

Je connais assez M. le duc pour savoir que s’il reste, c’est que le vent souffle plus fort de ce côté que de l’autre.

RICHELIEU.

Pas mal observé, Deveau. Je ne sais vraiment pas pourquoi on vous a fait une réputation de bêtise.

DEVEAU.

Je vais vous le dire en confidence, monsieur le duc : ce sont les imbéciles.

RICHELIEU.

Je commence à le croire... Mais voici le général ; laissez-moi avec lui.

DEVEAU, saluant.

Monsieur le général...

Il sort.

 

 

Scène XVII

 

RICHELIEU, LE GÉNÉRAL

 

RICHELIEU.

Mon cher marquis !...

LE GÉNÉRAL, après un temps.

Ah ! c’est vous, monsieur le duc de Richelieu ?

RICHELIEU.

Avez-vous donc si grande peine à me reconnaître ?

LE GÉNÉRAL.

Excusez-moi : il y a huit ans que j’ai quitté la cour.

RICHELIEU.

Et vous y rentrez en triomphateur, mon cher général. Recevez mes compliments.

LE GÉNÉRAL.

Y a-t-il bien de quoi ?

RICHELIEU.

Peste ! si vous n’êtes pas content, vous êtes difficile. Vous faites, par ma foi, pour vous et votre cheval, une brèche plus large que mon oncle le cardinal ne faisait pour lui et sa litière.

LE GÉNÉRAL.

Vous vous dites mon ami, monsieur le duc ?

RICHELIEU.

Je suis prêt à le prouver.

LE GÉNÉRAL.

Prouvez-le-moi donc en répondant franchement à la question que je vais vous faire.

RICHELIEU.

Je m’y engage. Parlez, général.

LE GÉNÉRAL.

Que pense-t-on de mon rappel, de la faveur subite dont je suis l’objet ?

RICHELIEU.

La ville s’en étonne ; la cour l’explique ; tout le monde applaudit.

LE GÉNÉRAL.

Même... ceux qui l’expliquent, monsieur le duc ?

RICHELIEU.

Ceux-là surtout.

LE GÉNÉRAL.

Et comment l’expliquent-ils, je vous prie ?

RICHELIEU.

Est-ce que cela se demande, mon cher général ? Vous le savez aussi bien que moi.

LE GÉNÉRAL.

Mais encore ?...

RICHELIEU.

Mon Dieu ! si vous y tenez absolument, disons par les services que vous avez rendus à l’État.

LE GÉNÉRAL.

Par les services que j’ai rendus à l’État ? Ainsi ma position est bonne ?

RICHELIEU.

Excellente ! D’autant meilleure qu’elle est plus enviée.

LE GÉNÉRAL.

Vraiment ? et par qui ?

RICHELIEU.

Parbleu ! par ceux qui n’ont pas votre bonheur au jeu, mon cher général ; et j’en connais bon nombre qui, ma foi ! avec de très belles cartes aussi, ont perdu la partie que vous avez gagnée.

LE GÉNÉRAL.

Et si je vous disais, monsieur le duc, que je suis au désespoir d’avoir gagné cette partie ?

RICHELIEU.

Vous surprendriez tout le monde.

LE GÉNÉRAL.

Même vous ?

RICHELIEU.

Vous ne m’avez pas laissé achever ; j’allais dire : excepté moi, général. Les hommes de votre trempe et de votre caractère comptent toujours avec l’opinion publique et ne veulent de distinctions que celles qu’ils ont légitimement acquises. Mais permettez-moi de vous dire, mon cher général, que vous êtes par trop méticuleux. Personne au monde, mais personne, ne s’étonnera de vous voir appelé à l’ambassade de Vienne, par exemple.

LE GÉNÉRAL.

Moi, monsieur le duc ? Êtes-vous donc chargé de me l’offrir ?

RICHELIEU.

Je crois qu’elle est vacante et que l’on attendait votre arrivée pour en disposer.

LE GÉNÉRAL.

Je comprends : on veut que le frère ait sa part de faveur, et on lui jette une ambassade afin de se débarrasser de lui.

RICHELIEU.

Ah çà ! mais c’est une fort belle ambassade que celle de Vienne... Un peu difficile à manier... Ces diplomates autrichiens sont très habiles ; mais je vous donnerai un moyen de les jouer sous la jambe.

LE GÉNÉRAL.

Vraiment ?

RICHELIEU.

L’homme de génie, dans tout cela, c’est le prince Eugène. Eh bien, ce brave prince Eugène, il a une maîtresse charmante qu’il adore, et qui m’adore ; je vous accréditerai près d’elle, mon cher général ; et, une fois accrédité, ma foi ! c’est à vous de me succéder... Ce sera peut-être comme le roi Louis XV succède à son aïeul saint Louis ; mais la question n’est pas là ; la question, c’est que vous envoyiez des dépêches satisfaisantes. Faites-vous montrer les miennes, et vous verrez comme j’étais renseigné.

LE GÉNÉRAL.

Eh bien, duc, c’est dit. J’attends vos lettres.

RICHELIEU.

À la bonne heure ! vous acceptez ?... Quand partez-vous ?

LE GÉNÉRAL.

Mais cette nuit, probablement.

RICHELIEU.

Alors, il n’y a pas de temps à perdre ; dans deux heures, vous aurez votre dépêche.

LE GÉNÉRAL.

Merci.

RICHELIEU.

Bon voyage, mon cher général ! et, avant de partir, si vous croyez m’avoir quelque obligation, recommandez-moi ici... Ah ! à propos, elle aime l’odeur de la verveine ambrée.

LE GÉNÉRAL.

Qui ?

RICHELIEU.

Eh bien, mais la maîtresse du prince Eugène... Adieu ! adieu !

 

 

Scène XVIII

 

LE GÉNÉRAL, seul

 

Ah ! voilà donc ce qu’on voulait faire d’elle et de moi ! Pendant que cet homme parlait, j’étouffais de honte, et cependant, pour tout savoir, j’ai voulu le laisser aller jusqu’au bout... Mais sait-elle cela, elle ?... Se doute-t-elle de ce qui se trame contre notre nom ?... Comprend-elle que nous jouons un jeu à gagner des titres et de l’or, mais à perdre notre réputation et notre honneur ? Ah ! justement... Diane !

 

 

Scène XIX

 

LE GÉNÉRAL, DIANE

 

DIANE.

Je te cherchais, George.

LE GÉNÉRAL.

Viens ici.

DIANE.

Me voilà.

LE GÉNÉRAL.

Regarde-moi.

DIANE.

Je te regarde.

LE GÉNÉRAL.

Embrasse-moi.

DIANE.

Je t’embrasse... Mais pourquoi me parles-tu ainsi ? pourquoi trembles-tu en me serrant entre tes bras ?

LE GÉNÉRAL.

Diane, tu pars ce soir.

DIANE.

Moi ?

LE GÉNÉRAL.

Tu quittes Versailles.

DIANE.

Moi ?

LE GÉNÉRAL.

Tu retournes à Nancy.

DIANE.

Moi ?

LE GÉNÉRAL.

Oui.

DIANE.

Et pourquoi cela ?

LE GÉNÉRAL.

Parce que mieux vaut que tu sois là-bas qu’ici.

DIANE.

Cependant...

LE GÉNÉRAL.

Octave prendra son congé et viendra nous rejoindre. Pars !... C’est sur ma seule parole que tu dois partir !... Pars sans me demander d’explications, sans chercher à en avoir de personne. Pars, au nom de notre mère !... pars !...

DIANE.

Ah ! oui !... quand tu voudras... demain, ce soir... à l’instant même !

Apercevant d’Aspremont.

Octave !...

LE GÉNÉRAL.

Mon Dieu !... qu’a-t-il donc ?... Comme il est pâle !

 

 

Scène XX

 

LE GÉNÉRAL, DIANE, OCTAVE

 

LE GÉNÉRAL, allant vivement à lui.

Veux-tu que nous restions seuls, Octave ?

OCTAVE.

Non : les choses en sont à ce point qu’il faut qu’elle sache tout !

DIANE.

Tout !... Que vais-je donc savoir ?

OCTAVE.

Je viens de la revue.

LE GÉNÉRAL.

Eh bien ?

OCTAVE.

Parmi les officiers de service, mes camarades, les uns se taisaient, les autres se parlaient bas. « Ah ! vous savez, lieutenant, me dit enfin M. Daumont, on présente mademoiselle Diane de Ruffé ce soir. »

DIANE, au général.

Tu vois bien qu’il faut que je reste.

LE GÉNÉRAL.

Tu ne resteras pas !

OCTAVE.

Oh ! non, elle ne restera pas, car ce serait pour recevoir une effroyable insulte !

LE GÉNÉRAL.

Comment ?

DIANE.

Laquelle ?

OCTAVE.

La reine s’oppose à la présentation.

LE GÉNÉRAL.

La reine s’oppose à la présentation ?... Et quel prétexte donne-t-elle ?

OCTAVE.

Elle dit... Je ne sais comment répéter cela !... elle dit qu’elle ne veut près d’elle... et, dussent-elles m’étrangler en passant, il faut que ses propres paroles sortent de ma bouche... elle dit qu’elle ne veut près d’elle... que d’honnêtes filles !...

DIANE, se détournant.

Oh ! ma mère ! ma mère !...

LE GÉNÉRAL.

Octave !

OCTAVE.

Ce n’est pas tout, mon ami ; on te croit complice, toi, mon bon Georges ! toi, mon brave général ! et les officiers m’ont dit que, si je remettais les pieds chez toi, ils viendraient en masse exiger ma démission... Ah ! tu comprends ! j’en ai souffleté deux. Je n’avais que deux mains.

LE GÉNÉRAL.

Après ?

OCTAVE.

Nous nous sommes battus à l’instant. J’ai blessé l’un et tué l’autre.

DIANE, tombant à genoux.

Grand Dieu !

LE GÉNÉRAL.

Oh ! ceci change l’affaire. La reine ne veut près d’elle que d’honnêtes filles ?... Octave, il faut que Diane soit présentée.

OCTAVE.

Mais puisqu’on te dit que la reine ne veut pas !

DIANE.

Ô honte !

LE GÉNÉRAL, allant à Diane et étendant ses deux mains au-dessus de la tête de sa sœur.

Sois tranquille, mon enfant ! tu seras présentée ce soir ou, demain, je serai sur la route de la Bastille.

 

 

ACTE III

 

Un salon attenant à la chambre à coucher de la reine. Porte au fond. Dans le pan coupé, à droite, le boudoir où sont placées des tables de jeu. À gauche, dans l’autre pan coupé, autre porte qui conduit aux appartements. À droite, la porte de la chambre à coucher de la reine ; vis-à-vis, une petite porte qui est celle du corridor particulier du roi.

 

 

Scène première

 

LA DUCHESSE, MADEMOISELLE DE CHAROLAIS, MADEMOISELLE DE CLERMONT, LA COMTESSE DE MAILLY, LE COMTE DE GRANDVEAU, LE DUC DE MELUN, LE COMTE DE MAILLY, DEVEAU, LA MARÉCHALE, allant et venant

 

Mademoiselle de Charolais est assise ; de Melun et de Mailly causent avec elle. La duchesse et le comte de Grandveau forment un second groupe ; un troisième au fond, à l’entrée du boudoir, se compose de mademoiselle de Clermont, de madame de Mailly et de Deveau.

DEVEAU, à madame de Mailly.

Comment ! la maréchale est encore avec la reine, comtesse !

MADAME DE MAILLY.

Comme vous dites, mon cher Deveau.

DEVEAU.

Est-ce que les choses s’arrangeraient, par hasard ?

MADAME DE MAILLY.

Ça n’est pas probable ; quand on s’explique si longuement, c’est qu’on n’a pas envie de s’entendre.

LA MARÉCHALE, sortant de la chambre à coucher.

La reine écrit en ce moment à Sa Majesté le roi de Pologne et autorise Leurs Altesses à commencer le jeu sans elle.

MADAME DE MAILLY, à Deveau.

Avais-je tort ? Regardez la maréchale.

DEVEAU.

Comtesse, je ne vous savais pas si forte en diplomatie.

LA DUCHESSE.

Dites donc, monsieur de Grandveau...

GRANDVEAU.

Princesse ?...

LA DUCHESSE.

J’ai une idée.

GRANDVEAU.

Elle doit être bonne, puisqu’elle est de vous.

LA DUCHESSE.

Prenez mon bras d’abord, et tâchons qu’on ne puisse pas nous entendre.

GRANDVEAU.

Comme votre idée commence bien !

LA DUCHESSE.

Fat ! vous ne changerez donc jamais ?...

GRANDVEAU.

Bon ! qui est-ce qui change, si ce n’est vous, qui embellissez tous les jours ?

Éclats de rire au fond, dans le groupe où se trouve mademoiselle de Clermont.

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Qu’y a-t-il ? et qui vous fait rire de si bon cœur, là-bas ?

DE MAILLY.

Ah ! princesse, c’est mademoiselle de Clermont qui vient de dire un mot charmant.

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Elle est si distraite !

GRANDVEAU, à la duchesse.

Voyons, votre idée...

LA DUCHESSE.

Mon idée est que nous risquons fort de faire notre partie sans la reine, ce soir.

GRANDVEAU.

J’aurais cru le contraire.

LA DUCHESSE.

Pourquoi ?

GRANDVEAU.

À cause du proverbe « Malheureux en amour, heureux au jeu. »

LA DUCHESSE.

Précisément ! Sa Majesté a peur de nous ruiner.

LA MARÉCHALE, écrivant au crayon sur ses tablettes.

« Ma chère Diane, faites en sorte de retenir votre frère auprès de vous, jusqu’au moment où il me sera possible d’aller vous rejoindre. »

Elle déchire la feuille et remonte dans la pièce du fond.

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Eh bien, vous me croirez si vous voulez, Melun, je me figure qu’avec toute son habileté, M. de Richelieu ne sera parvenu qu’à assombrir ce côté-ci du château, sans réussir à égayer l’autre...

DE MELUN.

De sorte, princesse, que nous voilà entre deux catafalques ! Mais, à propos de Richelieu et de vous, est-ce vrai, ce que l’on m’a dit ?

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Que vous a-t-on dit ? Quelque méchanceté, si c’est madame la duchesse ; quelque naïveté, si c’est mademoiselle de Clermont ; quelque bêtise, si c’est Deveau.

DEVEAU, qui se trouve à côté d’elle.

Merci, princesse !

DE MELUN.

Que voulez-vous, mon cher Deveau ! on ne prête qu’aux riches.

DEVEAU.

Et M. le duc est en train de faire un emprunt à mademoiselle de Charolais ?

DE MELUN.

Ah ! ma foi, bien riposté pour un financier !

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Revenons à ce que l’on vous a dit de moi et de M. de Richelieu.

DE MELUN.

On m’a dit, princesse, que M. de Richelieu était votre prisonnier.

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Bon ! il arrive d’Allemagne.

DE MELUN.

Qu’il n’était libre que sur parole.

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

De mieux en mieux !

DEVEAU.

Et que cela durait depuis un an.

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS.

Oh ! oh !... Comment avez-vous appris cela, monsieur le financier ?

DEVEAU.

En écoutant aux portes, Altesse.

UN HUISSIER, annonçant.

M. le général marquis de Ruffé !

LA MARÉCHALE, à part.

Le général !

Mouvement de tout le monde.

DE MAILLY.

Chez la reine ! La paix est donc faite ?

DEVEAU, à M. de Mailly.

C’est à n’y plus rien comprendre.

LA DUCHESSE.

Au jeu, mesdames ! au jeu !

Le général paraît et s’arrête dans le salon du fond.

MADEMOISELLE DE CLERMONT.

Pardon, madame de Mailly ; il me semble que, depuis hier, il se passe quelque chose d’extraordinaire.

MADAME DE MAILLY.

Bon ! Votre Altesse vient de s’en apercevoir ?

MADEMOISELLE DE CLERMONT.

Oui, et je voudrais savoir ce que c’est.

MADAME DE MAILLY.

Ah ! princesse, ce serait bien long à vous raconter, d’autant plus qu’il est neuf heures...

Montrant la duchesse et Grandveau qui sont assis aux tables de jeu.

et que l’on et au jeu.

MADEMOISELLE DE CLERMONT.

Au jeu ? Je ne veux pas me faire attendre...

MADEMOISELLE DE CHAROLAIS, du haut de la scène.

Bon ! voilà Clermont qui se trompe de porte ! Monsieur de Mailly, prévenez donc ma sœur qu’elle va dans le couloir du roi.

M. de Mailly va dire un mot à mademoiselle de Clermont.

MADEMOISELLE DE CLERMONT.

Ah ! vraiment ?...

Prenant le bras de M. de Mailly.

Donnez-moi votre bras, monsieur de Melun.

MADAME DE MAILLY, riant.

Pardon, princesse ; vous vous trompez de cavalier...

MADEMOISELLE DE CLERMONT.

Où donc êtes-vous, Melun ?

DE MELUN.

Me voilà, princesse.

Les autres personnages sont déjà au jeu dans le boudoir. Les portes se ferment.

 

 

Scène II

 

LE GÉNÉRAL, LA MARÉCHALE

 

LA MARÉCHALE, descendant vivement avec M. de Ruffé.

J’espérais, général, que vous attendriez mon retour avant de vous décider à une démarche malheureusement inutile, si même elle n’est dangereuse. En ce moment, la reine ne veut rien entendre.

LE GÉNÉRAL.

Aussi n’est-ce point à la reine que je prétends d’abord parler, madame ; c’est au roi.

LA MARÉCHALE.

Au roi ?...

LE GÉNÉRAL.

Il va venir, je le sais ; je l’attends. Par le roi, j’arriverai bien à la reine.

LA MARÉCHALE.

Écoutez, monsieur de Ruffé, et croyez-moi. Je vous en prie, renoncez à cette démarche ; attendez que le bruit de cette malheureuse affaire ait eu le temps de se calmer. Plus tard, je vous promets d’insister auprès de la reine, non-seulement sur la nécessité d’une audience pour vous, mais encore sur celle d’une explication entre elle et votre sœur.

LE GÉNÉRAL.

Voici le roi, madame...

LA MARÉCHALE.

Oh ! Georges, qu’allez-vous faire !

La maréchale et M. de Ruffé se retirent au fond, madame de Boufflers s’efforçant toujours de le persuader.

 

 

Scène III

 

LE GÉNÉRAL, LA MARÉCHALE, LE ROI, RICHELIEU

 

RICHELIEU, au roi, avec qui il entre en causant.

Ainsi, mademoiselle de Ruffé est prévenue de la visite de Votre Majesté ? elle s’y attend ?

LE ROI.

Je lui ai fait demander, par Bachelier, la faveur d’un entretien chez la maréchale.

LE GÉNÉRAL, à la maréchale.

Vous le voyez, c’est d’elle que l’on parle...

S’avançant.

Sire !

LE ROI.

M. de Ruffé !...

RICHELIEU, à part.

Notre frère !...

Au roi.

Il part pour Vienne.

LE ROI.

Ah ! c’est vous, mon cher général. Je suis heureux de vous voir.

LE GÉNÉRAL.

Sire, j’ai l’honneur de solliciter un moment d’audience de Votre Majesté.

LE ROI.

Parlez, général, parlez.

LE GÉNÉRAL.

Le roi veut-il bien ordonner que nous restions seuls ?

LE ROI, à Richelieu.

Allez, mon cher duc, et revenez me prendre dans quelques instants.

Le duc et la maréchale saluent. La maréchale sort par le boudoir, le duc par la porte opposée.

 

 

Scène IV

 

LE ROI, LE GÉNÉRAL

 

LE ROI.

Je vous écoute, général.

LE GÉNÉRAL.

Sire, Votre Majesté nous fait une grâce qui couvre notre maison de deuil et notre nom de honte.

LE ROI, embarrassé.

Je sais tout ce qui est arrivé, mon cher général, et j’en suis au désespoir. La reine a pris, je ne sais comment, une fausse opinion de votre sœur.

LE GÉNÉRAL.

Oui, sire, très fausse ! Elle croit ma sœur la maîtresse de Votre Majesté.

LE ROI.

Ruffé !...

LE GÉNÉRAL.

Oh ! sire, ne marchandons pas sur les mots : non-seulement la reine le croit, mais encore la reine le dit. Eh bien, sire, la reine propage une calomnie, et le roi sait mieux que personne combien la calomnie est infâme !

LE ROI.

Calmez-vous, Ruffé ; c’est moi que regarde cette affaire, c’est à moi de l’arranger... Ainsi, général...

LE GÉNÉRAL, insistant.

Sire !...

LE ROI.

Je vous dis d’être sans crainte...

LE GÉNÉRAL.

Mais, pour m’enlever mes craintes, que décide le roi ?

LE ROI.

On tâchera que votre sœur soit présentée.

LE GÉNÉRAL.

On tâchera ne suffit pas, sire. Il faut que cela soit.

LE ROI.

Oui, vous avez raison, Ruffé, il le faut. Je suis fâché d’avoir laissé partir la maréchale ; mais je vais la faire appeler. La présentation devait avoir lieu ce soir, n’est-ce pas ?...

LE GÉNÉRAL.

Dans une heure.

LE ROI.

Eh bien, je vais donner l’ordre positif que tout demeure dans le même état, et que, dans une heure, la présentation ait lieu.

LE GÉNÉRAL.

Je vous rends grâce, sire ; seulement, c’est par une autre bouche que la vôtre que l’ordre doit être donné.

LE ROI.

Pourquoi cela ?

LE GÉNÉRAL.

Parce que le roi, par malheur, ne peut rien réparer ici.

LE ROI.

Mais alors, c’est donc un mal irréparable ?

LE GÉNÉRAL.

Non ; car ce que le roi ne peut point, la reine le peut.

LE ROI.

La reine ?

LE GÉNÉRAL.

Oui, sire. La reine, songez-y bien, est le seul tribunal devant lequel ma sœur puisse comparaître. La reine a une réputation de vertu justement méritée, qui fait que toute la France la vénère. C’est elle qui a condamné ma sœur, c’est elle seulement qui peut l’absoudre.

LE ROI.

Monsieur de Ruffé, je vous promets que votre sœur sera reçue ce soir par la reine.

LE GÉNÉRAL.

Pas reçue, sire : présentée, présentée par la reine, et non plus à la reine. Ma sœur a été insultée publiquement : je veux que réparation publique soit faite.

LE ROI.

Vous voulez ?...

LE GÉNÉRAL.

J’ai dit : je veux ! Sire, vous êtes roi, je suis gentilhomme. Vous êtes le chef d’une dynastie, je suis le chef d’une famille. Vous avez des comptes à rendre à l’avenir ; moi, j’ai des comptes à rendre au passé. Eh bien, au nom de quatre cents ans de courage, d’honneur et de loyauté, je dis, sire : Je veux ! Maintenant, Votre Majesté est libre de dire qu’elle ne veut pas. En ce cas, ce sont ses ancêtres qui auront à rougir, et non les miens.

LE ROI.

Général, n’essayez point de forcer ma volonté, croyez-moi. La reine a eu tort.

LE GÉNÉRAL.

Tort seulement ?

LE ROI.

La reine a été injuste. Que voulez-vous de plus ?

LE GÉNÉRAL.

De vous, rien, sire, et j’en reviens à mon premier projet.

LE ROI.

Qui était ?...

LE GÉNÉRAL.

De m’adresser directement à la reine.

LE ROI.

Mais vous savez qu’elle ne veut pas vous recevoir.

LE GÉNÉRAL.

J’ai bien forcé les murailles de Belgrade ; je forcerai bien la porte d’une femme.

LE ROI.

Cette femme est votre reine, monsieur !

LE GÉNÉRAL.

Sire, par l’offense qu’elle nous a faite, elle est descendue au rang de ceux qu’elle a offensés.

LE ROI.

Prenez garde, Ruffé !... Les injures que le roi souffre, et souffre patiemment, il serait obligé de les punir, si elles s’adressaient à la reine.

LE GÉNÉRAL.

Je remercie le roi de m’en prévenir. Du moins, si je n’ai rien à attendre de sa justice, je sais maintenant par où je puis mériter sa colère.

LE ROI.

Monsieur de Ruffé !...

LE GÉNÉRAL.

Oui, sire, votre colère, il me la faut : c’est ma justification. Et si je ne puis l’obtenir qu’au prix d’une offense envers la reine, eh bien, sire...

LE ROI.

Monsieur !...

LE GÉNÉRAL.

J’offenserai la reine en forçant cette porte, et mon audace aura pour résultat une réparation loyale, si je m’adresse à un cœur noble et généreux ; une persécution mortelle, si ce cœur n’est royal que de nom.

Il fait quelques pas vers la porte de la chambre à coucher.

 

 

Scène V

 

LE ROI, LE GÉNÉRAL, LA REINE

 

LA REINE, qui est entrée pendant les dernières phrases du général.

Sire, moi aussi, j’invoque la justice du roi. Je l’invoque au nom de ma dignité offensée, de mon autorité méconnue. Quand un sujet que vos bontés ont tiré de l’exil porte si haut la tête, qu’il refuse de la courber sous la volonté de sa souveraine ; quand un homme ose pénétrer chez moi malgré moi, je viens vous demander si la reine est encore la reine ; si elle a le droit de se faire respecter, ou s’il est dans ce royaume quelqu’un à qui vous ayez permis de l’outrager impunément.

LE ROI, après avoir sonné, à un huissier qui paraît au fond.

L’officier de service !

 

 

Scène VI

 

LE ROI, LE GÉNÉRAL, LA REINE, OCTAVE

 

LE ROI.

Monsieur le baron d’Aspremont, demandez son épée à M. le général marquis de Ruffé.

LE GÉNÉRAL, à la reine.

Merci, madame...

OCTAVE, hésitant.

Sire...

LE ROI.

Au nom du roi, monsieur !...

LE GÉNÉRAL.

Silence, Octave ! tu es soldat, et, avant tout, un soldat doit obéir. Lieutenant, voici mon épée.

Octave prend l’épée, puis il fait un signe au fond et dit un mot aux gardes qui paraissent.

Et maintenant, qui osera dire que la sœur est la maîtresse du roi, quand le frère est à la Bastille ?

Il sort par le fond. Pendant que le général a remis son épée, le roi est allé à la petite porte à gauche qui conduit chez lui, comme pour sortir. En voulant tirer cette porte, il s’aperçoit qu’elle est fermée. Il jette un regard du côté de la reine, et fait un geste d’impatience.

LE ROI, à part.

C’est juste ! j’oubliais qu’il y a un verrou !...

Il va pour sortir par la porte de gauche.

OCTAVE, redescendant du fond et arrêtant le roi.

Pardon, sire...

LE ROI.

Que me voulez-vous, monsieur ?

OCTAVE.

J’ai une grâce à demander à Votre Majesté.

LE ROI.

Laquelle ?

OCTAVE.

C’est d’accepter ma démission.

LE ROI.

Votre démission ?

OCTAVE.

Oui, sire.

LE ROI.

Pourquoi cela ?

OCTAVE.

Je me marie ce soir.

LE ROI.

Et qui épousez-vous ?

OCTAVE.

Mademoiselle Diane de Ruffé.

LA REINE, à part.

Diane !...

LE ROI.

Vous épousez mademoiselle de Ruffé ?...

OCTAVE.

Et comme je sais que Votre Majesté n’aime pas les officiers mariés...

LE ROI.

C’est bien, monsieur, votre démission est acceptée.

OCTAVE.

À qui dois-je remettre l’épée du général, sire ?

LE ROI.

À votre sous-lieutenant. Allez !

Octave salue et sort par le fond. Le roi sort par la gauche.

 

 

Scène VII

 

LA REINE, seule

 

Diane ! Il l’épouse ! Est-ce conviction de son innocence ? est-ce dévouement ? Le roi s’est troublé en écoutant M. d’Aspremont. Où va-t-il ?... Oh ! sans doute chez elle, pour lui demander pardon d’avoir vengé l’insulte que son frère m’a faite !...

Entr’ouvrant la porte par laquelle est sorti le roi.

Mais non... Si !... je ne me trompe pas !... Il se fait ouvrir la porte de madame de Boufflers... Sans doute, c’était un rendez-vous pris et elle l’attend !

Se retournant et voyant Diane qui est entrée.

Non ! la voilà...

 

 

Scène VIII

 

LA REINE, DIANE

 

Diane entre d’abord sans voir la reine. Dès qu’elle l’a aperçue, elle s’avance jusqu’au milieu du théâtre et met un genou en terre.

DIANE.

Madame !

La reine passe sans s’arrêter ; mais Diane la retient par le bas de sa robe, qu’elle baise.

LA REINE.

Que me voulez-vous ? Parlez !...

DIANE.

Mon frère vient d’être arrêté sur la demande de Votre Majesté. J’implore la grâce de mon frère.

LA REINE.

C’est bien, mademoiselle ; je demanderai au roi que sa justice veuille bien s’adoucir.

DIANE, prenant la main de la reine.

Votre main, madame !

Elle la baise.

Cette chère main !...

S’apercevant qu’une larme est tombée sur la main de la reine.

Oh ! et maintenant, je me relève, car c’est pour moi que je vais parler.

LA REINE.

Pour vous ?

DIANE.

Oui, madame ! mon frère a eu tort envers vous ; mais vous avez eu tort envers moi.

LA REINE.

Alors, c’est moi qui ai des excuses à vous faire ?...

DIANE.

C’est vous qui avez à me tendre la main ; c’est vous qui avez à dire à toute cette cour, qui, sur votre accusation, me calomnie : « Voici Diane, messieurs ! je m’étais trompée sur son compte. »

LA REINE.

Mais le roi vous aime ?

DIANE.

Le sais-je, madame !

LA REINE.

Comment ! vous ne le savez pas ?

DIANE.

Le roi, du moins, ne m’a jamais fait cette injure de me le dire. Mais la reine a eu la cruauté de dire de moi : « Mademoiselle de Ruffé ne me sera point présentée ; je ne veux à mes côtés que d’honnêtes filles. »

LA REINE.

C’est vrai, je l’ai dit.

DIANE.

Eh bien, ce mot, madame, je ne le méritais pas ; car, aussi vrai que vous êtes une honnête femme, je suis, moi, une honnête fille.

LA REINE.

Regardez-moi en face.

DIANE.

Oh ! bien volontiers, madame.

Avec tristesse et candeur.

Il y a d’ordinaire tant de bonté dans vos yeux.

LA REINE.

Diane !

DIANE.

Oh ! madame, vous m’avez accusée injustement, vous m’avez atteinte dans ma réputation, blessée dans mon honneur !... Vous avez exposé la vie d’Octave, vous avez enlevé la liberté à mon frère ! J’étais venue ici pour vous demander compte de mon honneur ; et cependant, voilà qu’à votre vue bien-aimée, au lieu de récriminations, je n’ai que des prières, au lieu de reproches, je n’ai que des larmes. Et, au fait, comment échapperais-je à l’influence commune ? comment ne vous aimerais-je pas quand tout le monde vous aime ?

LA REINE.

Oh ! mon Dieu ! il est cependant impossible que l’hypocrisie prête un pareil langage à la trahison... Que croire ?

DIANE, frappée d’une idée subite.

Croyez ce que vous verrez, croyez ce que vous entendrez.

LA REINE.

Que voulez-vous dire ?

DIANE.

Le roi est allé chez moi ; il m’avait fait prévenir de sa visite.

LA REINE.

Vous voyez !

DIANE.

C’était la première fois, et je suis ici.

LA REINE.

Eh bien ?...

DIANE.

Ne me trouvant pas chez la maréchale, il va revenir.

LA REINE.

Rentrons chez moi.

DIANE.

Non pas, madame : faisons mieux. Je vais attendre le roi, et vous, là, cachée...

LA REINE.

Moi ?...

DIANE.

Oh ! je vous en conjure, madame !

LA REINE, regardant au fond.

Il vient !...

DIANE.

Entrez là !...

LA REINE.

Oh ! Diane ! Diane ! si vous m’avez dit vrai !...

DIANE.

Silence, madame !

RICHELIEU, entrant par la porte de gauche.

Le général arrêté !... Sire, d’où vient... ?

S’arrêtant tout à coup.

La reine et mademoiselle de Ruffé !...

Il se retire vivement en fermant à demi la porte sur lui, au moment où le roi paraît au fond.

 

 

Scène IX

 

LE ROI, DIANE, RICHELIEU et LA REINE, cachés

 

LE ROI.

Ah ! c’est vous, Diane ! Je vous rencontre enfin !

DIANE.

Le roi me faisait l’honneur de me chercher ?

LE ROI.

Je viens de chez vous. Vous n’étiez donc point prévenue que je désirais vous voir ?

DIANE.

Si, vraiment ; mais j’ai cru, sire, que votre messager se trompait en me disant que le roi se donnerait la peine de venir lui-même chez madame de Boufflers.

LE ROI.

C’est vous qui vous trompiez, Diane ; je désirais vous parler.

DIANE.

À moi, sire ?

LE ROI.

À vous, à vous seule, et...

Regardant autour de lui.

et là où j’aurais été sûr de n’être point interrompu.

DIANE.

Le roi ne peut-il donc me dire ici ce qu’il comptait me faire l’honneur de me dire autre part ?

LE ROI.

Oui, Diane, je vous dirai, même ici, ce qu’en tout lieu et à toute heure du jour, j’éprouve pour vous. Diane ! Diane !... je vous aime !...

DIANE.

Le roi me rendra cette justice d’avouer que je ne pouvais me douter que ce fût là ce qu’il avait à me dire.

LE ROI.

Non ; car c’est la première fois que ce mot sort de ma bouche, que ce secret s’échappe de mon cœur. Diane ! dites-moi que ce secret ne vous est point pénible, que ce mot ne vous épouvante pas.

DIANE.

Sire, dans une heure, le baron Octave d’Aspremont sera mon mari.

LE ROI.

Et c’est justement ce mariage qui me désespère. Oh ! ce mariage, Diane, par grâce, rompez-le !

DIANE.

Sire, vous m’aimez, dites-vous ? Eh bien, ou je suis une honnête femme, et cet amour causera le malheur du roi ; ou je suis, comme on l’a dit, une fille sans loyauté et sans honneur... et alors, je céderai.

LE ROI.

Diane !...

DIANE.

Et alors, ma faiblesse sera pour le roi plus qu’un malheur, ce sera un remords.

LE ROI.

Que voulez-vous dire ?

DIANE.

Je veux dire que je vois plus clair que le roi dans son propre cœur ; je veux dire que le roi croit m’aimer et que le roi se trompe. Le sentiment qu’il croit avoir pour moi est né au fond de son cœur dans un moment d’impatience ou de dépit ; mais l’aveu n’en serait jamais sorti de sa bouche, sans les encouragements de certains hommes qui entourent Sa Majesté !...

RICHELIEU, qui écoute.

Bon ! ceci est à mon adresse.

LE ROI.

Diane, vous pouvez croire... ?

DIANE.

Sire, je crois qu’en ce moment le cœur du roi souffre et a besoin d’être consolé ; mais le roi ne m’aime pas, il aime une autre femme.

LE ROI.

Moi !... une autre femme ?... Et laquelle ?

DIANE.

La reine, sire.

LA REINE, à part.

Mon Dieu !...

LE ROI.

La reine ?... Taisez-vous, Diane, taisez-vous !...

DIANE.

Oui, vous aimez la reine, et c’est pour moi une grande joie, un grand bonheur de vous le dire.

LE ROI.

Vous vous trompez, Diane, et, si cela était... oh ! je serais trop malheureux !

Il tombe dans un fauteuil.

RICHELIEU, à part.

Ouais !...

DIANE.

Et pourquoi donc, sire ?...

LE ROI.

Oh ! parce que la reine ne m’aime pas.

DIANE.

Elle ne vous aime pas ?

LE ROI.

Si elle m’aimait, serait-elle donc ainsi réservée jusqu’à l’indifférence ? mettrait-elle sans cesse un obstacle quelconque entre elle et moi ? Non, Diane, croyez-en un homme qui a de l’amour plein le cœur, la reine ne m’aime pas... et je ne puis pas dire : la reine ne m’aime plus... car la reine ne m’a jamais aimé.

LA REINE, à part.

Oh !...

DIANE.

Mais vous, vous l’aimiez, sire... Dites donc que vous l’aimiez, vous ! dites donc que vous n’aimez qu’elle ! dites donc que votre amour pour toute autre femme ne sera jamais que du dépit ! Avouez-moi cela ; accordez-moi cette grâce, pour tout le mal que la reine m’a fait, de m’avouer que vous aimez la reine.

Elle se jette à ses pieds.

LE ROI.

Diane !... Diane à mes genoux !...

DIANE.

Chacun de nous est à sa place, sire ; entre qui veut, je ne crains pas d’être vue ainsi. En serait-il de même, si c’était vous qui fussiez à mes pieds ?

LE ROI.

Relevez-vous, Diane...

DIANE.

Non, pas avant que vous m’ayez dit votre véritable secret... La vérité, la grande, la profonde vérité... c’est que vous ne m’aimez pas ! c’est que vous aimez la reine !

LE ROI.

Mais à quoi vous servirait-il que je vous fisse un pareil aveu, Diane ?

DIANE.

Oh ! je vais vous le dire : c’est qu’au lieu de me plaindre à vous de ce qui arrive, j’en remercierais le ciel ; c’est qu’alors je vous dirais : « Oh ! sire, comme vous vous trompez ! comme vous pouvez être heureux ! »

LE ROI.

Mais c’est à elle qu’il faut dire cela, ce n’est pas à moi...

DIANE.

Aussi l’occasion seule me manque. Si la reine était là, voici ce que je lui dirais : « Oh ! ma chère Majesté ! vous croyez que le roi ne vous aime pas... »

LE ROI.

Elle croit cela, elle qui me repousse, qui me chasse !...

DIANE.

« Hélas ! – lui dirais-je toujours – que de femmes seraient heureuses d’une pareille indifférence !... Elles comprendraient qu’il suffit d’un regard pour en faire de l’amour, d’un mot pour la changer en adoration ! Ce mot, votre dignité vous empêche de le dire ? ce regard, vous êtes trop fière pour le laisser tomber sur lui ? Eh ! mon Dieu ! à nous autres femmes, la religion le dit, notre grandeur est dans notre humilité, notre force est dans notre faiblesse. Laissez la dignité à l’époux, la fierté au roi ; c’est l’apanage des hommes et des rois d’être dignes et fiers ; mais vous, reine, mais vous, femme, contentez-vous d’aimer, d’être douce, patiente, consolatrice ; ayez une tristesse pour chacun de ses départs, un sourire pour chacun de ses retours ; enfin, soyez femme d’abord, reine ensuite... et vous verrez que vous serez heureuse !... » Si elle était là, sire, voilà ce que je lui dirais.

LE ROI.

Diane, vous êtes un ange !

DIANE.

C’est donc vrai, bien vrai, ce que je dis ?...

LE ROI.

Diane, il y a dix minutes que je mettais mon amour entre vos mains... Diane, j’y laisse plus que mon amour, j’y laisse mon bonheur ! Oh ! Diane ! Diane !... si la reine vous avait entendue !

Il sort par le fond.

 

 

Scène X

 

DIANE, LA REINE, puis LA MARÉCHALE

 

DIANE.

Eh bien, madame ?...

LA REINE.

Oh ! dans mes bras, sur mon cœur !... Viens ! viens !

DIANE.

Oh ! ma bien-aimée reine !

LA MARÉCHALE, à part.

Diane ! dans les bras de Sa Majesté !...

Haute et s’avançant.

Pardon, madame, la surprise... la joie... Je venais dire à la reine qu’on l’attend, qu’il est plus de onze heures... et...

LA REINE.

Faites ouvrir, madame la maréchale !

Prenant Diane par la main, et entrant avec elle dans le boudoir.

Messieurs, mademoiselle de Ruffé est présentée.

Les portes se referment sur elle et sur la maréchale.

 

 

Scène XI

 

RICHELIEU, seul, sortant de sa cachette

 

Ouf ! je suis en nage !... Bonté du ciel ! qu’est-ce qui nous tombe là ?... Il était amoureux de sa femme !... Voilà de ces choses de l’autre monde, auxquelles on ne s’attend pas dans celui-ci, et qui prouvent que l’on ne doit s’étonner de rien. Pour moi, on viendrait me dire maintenant que le roi de Maroc épouse mademoiselle de Charolais, que Deveau est un aigle, que Mailly est un saint, que M. de Fleury est un grand homme, et que l’on m’a fait Turc sans que je m’en doutasse, je n’en éprouverais pas la moindre surprise. Je suis préparé à tout.

 

 

Scène XII

 

RICHELIEU, BACHELIER

 

BACHELIER.

Le roi fait dire à M. le duc qu’il est inutile de l’attendre.

RICHELIEU.

Parbleu ! je le savais de reste !

BACHELIER, radieux.

M. le duc sait donc que tout marche à ravir ?

RICHELIEU.

Vous trouvez ?...

BACHELIER.

L’entretien avec mademoiselle de Ruffé a eu un excellent résultat.

RICHELIEU.

Vrai ?

BACHELIER.

Sa Majesté était très émue en rentrant.

RICHELIEU.

Ce bon Bachelier !

BACHELIER.

Il est évident qu’il aimait en secret, et que l’objet de cet amour était mademoiselle de Ruffé. Comme M. le duc a deviné cela tout de suite ! quelle habileté ! quelle justesse dans le coup d’œil ! Si M. le duc fait preuve, à la guerre, de la même perspicacité qu’en amour, jamais les armées du roi n’auront été commandées par un si grand général.

RICHELIEU.

Merci, Bachelier, merci !... ce que vous me dites là me fait bien du plaisir. Avez-vous des commissions pour l’Allemagne, mon ami ?

BACHELIER.

Moi ?...

RICHELIEU.

Je pars demain matin.

BACHELIER.

Vous, monsieur le duc ?...

RICHELIEU.

Je pars ce soir, je pars dans une heure.

BACHELIER.

Vous partez ?

RICHELIEU.

À l’instant ! ou, si vous me retenez, si vous ne voulez pas que je vous étrangle, vous allez m’expliquer comment il se fait que, le roi aimant la reine, la reine aimant le roi, tout cela s’arrangeant le mieux du monde et constituant un petit ménage bien doux, bien modeste, bien gentil, bien bourgeois, et si touchant, que vous m’en voyez encore attendri jusqu’aux larmes, Bachelier, vous allez m’expliquer pourquoi roi et reine, et mari et femme ne savourent pas tout à leur aise leur mutuelle tendresse, et qui diable s’oppose à ce qu’ils s’en entretiennent toute la journée... hein ?...

BACHELIER.

Mais je ne comprends point...

RICHELIEU.

Ce n’est pas vous qui vous y opposez, n’est-ce pas ? ce n’est pas moi non plus qui m’y oppose... Alors, qui est-ce ? où est l’obstacle ? Voilà ce que je vous demande.

BACHELIER.

L’obstacle ?...

RICHELIEU.

Oui !

BACHELIER.

Mais il n’y en a pas, d’obstacle.

RICHELIEU.

Mais je vous dis qu’il y en a un, moi !... Regardez, Bachelier ; regardez à droite, regardez à gauche, regardez devant, regardez derrière vous ! car enfin, il y a un corridor qui va du roi chez la reine... Le corridor, il est là...

BACHELIER.

Oui ; mais, onze heures du soir venues, il se ferme !

RICHELIEU.

Comment ! il se ferme ?...

BACHELIER.

Au verrou, même !

RICHELIEU.

Hein ?

BACHELIER.

Je dis : au verrou...

RICHELIEU.

Tu dis : au verrou ? Répète, Bachelier ! répète, mon ami ! Au verrou ?

BACHELIER.

Sans doute, au verrou.

RICHELIEU.

Et moi qui lui demande depuis une heure où est l’obstacle !... Bachelier, mon ami, il faut que je vous embrasse.

BACHELIER.

Monsieur le duc !

RICHELIEU.

Vous auriez pu me dire cela hier ; vous auriez pu me dire cela ce matin, vous auriez même pu, à cette heure, ne pas me le faire attendre si longtemps ; mais mieux vaut tard que jamais... Bachelier, nous sommes sauvés !

BACHELIER.

Sauvés ?

RICHELIEU.

Oui ; courez chez le roi.

BACHELIER.

Plaît-il ?...

RICHELIEU.

Dites-lui que la reine désire lui parler.

BACHELIER.

La reine ?...

RICHELIEU.

Qu’elle l’attend. Courez !...

BACHELIER.

La reine attend le roi ?

RICHELIEU.

Impatiemment, Bachelier ! Mais courez, courez donc !

 

 

Scène XIII

 

RICHELIEU, seul

 

Il y a un verrou !... Ah ! monsieur de Fleury, je comprends... Vous avez un roi jeune, passionné, et vous vous êtes dit, en voyant une reine jeune et belle : « Mon règne est fini, et voilà celle qui va gouverner à ma place. » Alors, comme cette reine est pleine de scrupules, vous lui avez fait cadeau d’un verrou. De sorte que le roi est toujours le roi, mais que la reine n’est pas encore la reine.

Onze heures sonnent.

Silence !

 

 

Scène XIV

 

RICHELIEU, LA REINE

 

LA REINE, venant du boudoir et parlant à madame de Boufflers, qui n’entre pas.

Non, ma chère maréchale, c’est inutile ; il est onze heures. Maintenant, M. de Ruffé doit être libre, et demain, je vous attends à mon lever avec lui, M. d’Aspremont et Diane.

La porte du boudoir se ferme.

Ah ! que l’on aime à se sentir soulagé d’un soupçon !... que cela fait de bien, de retrouver une amie que l’on croyait perdue, et comme on respire à l’aise !...

Richelieu s’avance et salue respectueusement.

M. de Richelieu !...

RICHELIEU.

Je ne demande pas à Votre Majesté si elle est contente de sa soirée. Elle a fait des heureux puisqu’elle est heureuse.

LA REINE.

M. de Richelieu chez moi ! et à cette heure !...

RICHELIEU.

J’y viens de la part du roi, madame ; du roi que je quitte et qui m’a autorisé à vous apporter tous ses compliments.

LA REINE.

Tous ses compliments ! Et comment se fait-il que le roi ne soit pas venu lui-même ?

RICHELIEU.

Mais parce qu’il a dit... moi, je commence par vous affirmer que je n’ai pas voulu le croire !... parce qu’il a dit que plusieurs fois il était venu, et avait trouvé... Comment appelle-t-il donc cela ?... Et avait trouvé le... le... verrou poussé.

LA REINE, embarrassée.

Le verrou ?...

RICHELIEU.

Oui. Alors, c’est bien le verrou, n’est-ce pas ? Il paraît que c’est un nouvel instrument qui a été inventé pendant que j’étais en Allemagne... Je n’ai pas voulu croire le roi ; je lui ai dit : « Oh ! sire, un verrou pour Votre Majesté ! » Alors, le roi m’a répondu : « C’est comme je vous le dis, mon cher duc, et si vous en doutez, allez-y voir vous-même. »

LA REINE.

Monsieur !

RICHELIEU.

Alors, je suis venu, me regardant comme suffisamment autorisé ; mais je proteste à Votre Majesté que, malgré l’affirmation du roi, mon doute subsiste ; et à moins que je ne voie par moi-même le verrou en question...

LA REINE.

Mais que faites-vous donc, monsieur ?

RICHELIEU, allant à la porte de la chambre à coucher.

Ah ! par ma foi, oui !... Ah ! voilà donc ce qu’on appelle un verrou ? C’est un instrument fort ingénieux, mais après dix ans

de mariage...

Le dévissant avec la pointe de son épée, qu’il casse.

Un véritable verrou ! fort coquet, fort élégant, mais qui n’en est pas moins un verrou.

L’apportant sur sa main.

Par ma foi, le voilà, et...

LA REINE.

Comment, le voilà ?

RICHELIEU.

En personne ! Il m’est resté dans la main ; je le porterai demain au roi pour fermer la grande porte de la Bastille.

Le duc salue respectueusement et sort.

LA REINE, s’asseyant dans un fauteuil.

Ah ! Louis ! Louis ! si vous saviez comme je vous aime !...

On entend gratter à la porte du corridor du roi. La porte s’entr’ouvre doucement. La reine se lève.

Le roi !...

 

 

Scène XV

 

RICHELIEU, LA REINE, LE ROI

 

RICHELIEU, de la porte du fond, dont il tient les battants.

Que Votre Majesté dise encore que je suis son ennemi !

Le duc ferme la porte du fond. Au même instant, le roi paraît à gauche.

LE ROI.

Marie !...

LA REINE.

Mon roi !... mon maître !...

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