Le Secret révélé (David-Augustin de BRUEYS - Jean DE PALAPRAT)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre Français, le 9 Septembre 1690.

 

Personnages

 

ORONTE

THIBAULT, son Jardinier

MARGOT, sa Femme

COLIN, son Garçon

LÉANDRE, Amant d’Angélique

LA ROZE, son Valet

ANGÉLIQUE, Nièce d’Orphise

TOINON, sa Suivante

ORPHISE, Tante d’Angélique

 

La Scène est dans la Maison d’Oronte.

 

 

DISCOURS SUR LE SECRET RÉVÉLÉ

 

Voici ce qui donna occasion à cette Pièce. L’incomparable Acteur avec qui nous passions notre vie, qui contait dans le particulier aussi gracieusement qu’il jouait en public, nous fit un jour le conte d’un Roulier ou Chartier qui conduisait une voiture de vin de grand prix. Les cerceaux d’un de ses tonneaux cassèrent, le vin s’enfuyait de toutes parts : il y porta d’abord avec empressement tous les remèdes dont il pût s’aviser, déchira son mouchoir et sa cravate pour boucher les fentes du tonneau ; le vin ne cessait point de s’enfuir, quelques grands mouvements qu’il se donnât. L’agitation cause la soif : il s’en sentit pressé, et pendant qu’il avait envoyé un garçon chercher du secours, il s’avisa de profiter au moins de son malheur pour se désaltérer. Il commença par nécessité, il continua par plaisir, il y prit goût, et tant procéda, qu’il y en prit trop. Or cet excellent Acteur le rendait avec une grâce infinie dans tous les degrés de l’éloignement de sa raison ; commençant à être en pointe de vin, affligé de la perte qu’il faisait, et réjoui par la liqueur qu’il avait avalée, pleurant et riant à la fois, chantant et s’arrachant les cheveux en même temps.

À force de rêver, et de méditer à donner un tour naturel aux choses qui paraissent les moins susceptibles des agréments de la Scène, la méditation jointe à l’art nous y fait réussir. Déjà dès ce temps-là le Parterre voulait qu’on le fît rire à l’ouverture d’une Pièce : en quoi il me permettra de dire qu’il est un peu injuste, et qu’il me semble que c’est un plaisir auquel on doit être mené par degrés ; qu’un Auteur remplit son devoir, quand il expose nettement et agréablement son sujet avec action et vivacité ; car j’avoue que la langueur est insupportable sur le Théâtre, même dans le moucheur de chandelles. Mais au moins pour moi, qui d’Auteur suis, Dieu merci, devenu simple spectateur, il n’est pas nécessaire qu’il me fasse rire d’abord, et j’aime mieux au contraire qu’il m’y prépare peu à peu par des choses qui me fassent plaisir, sans me faire rire : mais qui me promettent et me fassent sentir que certainement je rirai, et que je rirai à propos dans la suite.

Voilà l’histoire de cette Comédie. Ce Discours, et tous les autres qui précédent ces Pièces, en sont moins des avant-propos que l’histoire. Cette bagatelle ne pouvait manquer d’avoir le succès qu’elle eût de la manière surprenante et agréable dont le rôle de Maître Thibault fut caractérisé : nous en fûmes étonnés mon ami et moi. L’Acteur y ajouta des grâces auxquelles nous n’avions jamais pensé, et fit de cette espèce de manant, mais rusé, malin et goguenard à sa manière, et s’étant érigé en homme qui fait le plaisant et le bon compagnon, par le commerce que son métier de Jardinier lui avait donné avec le monde ; il en fit, dis-je, un ridicule excellent et original, qui pouvait convenir à des personnes de toute sorte de conditions, et qui depuis m’a fait rire souvent en des gens de qualité, même dans l’Épée : à quoi je n’aurais pas peut-être fait réflexion, si le caractère de Maître Thibault ne m’était repassé dans l’esprit. Ce sont de ces diseurs de la chose du monde la plus plate, qu’ils vous débitent avec l’étalage d’un visage épanoui, et s’applaudissant les premiers par des ho, ho, ho, ho de risée qu’on pourrait noter, et dont on est forcé de rire, non par la bonté de la chose, mais par la sottise qu’ils ont de la croire bonne.

La femme de Thibault, qui n’avait qu’un petit rôle de trois mots, y ajouta ses grâces, et c’est assez dire que ce rôle eût des grâces infinies.

Colin de sa part, qui avait la réputation de jouer le rôle d’ivrogne du dernier bien, redoubla encore d’art et de finesse dans ce rencontre, piqué de l’émulation de combattre aux côtés du grand Maître, et de jouer ce même rôle en même temps que lui et en sa présence.

Les bons Acteurs ne sauraient faire réussir des choses très mauvaises : je l’ai éprouvé en mon propre fait. Mais que n’ajoutent-ils pas aux médiocres ? C’est en ce sens-là que mon camarade de brodequin a dit souvent de deux excellents Acteurs de notre temps, qu’ils avaient fait passer plus de Pièces fourrées que les plus grands faux monnayeurs. Il parlait de ce grand Acteur, de la retraite duquel de très bons Acteurs même ont été longtemps à pouvoir consoler le Public, et qui s’est réservé tout entier pour une Cour délicate, des plaisirs de laquelle Melpomène et Thalie sont les premières Intendantes : et de cette charmante Actrice, qui, malgré ce son de voix touchant et enchanteur, dont les impressions ne sont pas encore effacées, quelque temps qu’il y ait qu’elle a quitté, n’aurait pas réussi sans peine à partager les applaudissements avec ce grand Acteur quand ils jouaient une Scène ensemble, si les avantages de son sexe et les charmes de ses yeux ne fussent venus à son secours. Il faut conclure de l’apophtegme badin de mon ami, que rien de ce quine réussit pas totalement n’est bon, et que les meilleurs Acteurs ont beau se tuer, ils ne peuvent faire passer que la monnaie douteuse : quant à celle qui est manifestement fausse, l’art ne peut aller jusques-là.

Quoique l’Auteur et l’Acteur aient leur mérite séparé, le premier doit toujours beaucoup à l’autre. Les Pièces ne sont faites que pour être jouées ; et ceux quine se sentent pas l’imagination assez légère pour se représenter toute la vivacité de l’action, devraient avoir la justice de s’abstenir d’en juger sur le papier : mais c’est la chose aujourd’hui dont tout le monde se croit le plus capable ; et l’on dirait que la Fortune[1] en ce siècle-ci a voulu se donner le comique plaisir de faire accroire à une nouvelle et nombreuse espèce de gens, qu’ils ont fait un chemin prompt et rapide dans le bel Esprit en même temps que dans les affaires.

 

 

Scène première

 

LA ROZE, TOINON

 

TOINON.

Je te dis que non.

LA ROZE.

Je te dis que si.

TOINON.

Tu oses encore t’en vanter, toi, toi ?

LA ROZE.

Oui, moi, moi.

TOINON.

Tu me fais pitié.

LA ROZE.

Oh çà, j’en fais juge ta Maîtresse.

TOINON.

Et moi, ton Maître.

LA ROZE.

Gage qu’Angélique avouera que c’est moi qui ai mis leurs affaires dans le bon état où elles sont.

TOINON.

Gage que Léandre demeurera d’accord que c’est moi qui leur ai rendu de meilleurs offices.

LA ROZE.

Mais puisque tu es si adroite, que n’empêchais-tu donc qu’Orphise, la tante d’Angélique, ne prît ici un appartement chez le vieux Oronte, que tu sais être le rival de mon Maître ?

TOINON.

Est-ce que j’ai pu l’empêcher ? Mais toi, qui fais l’habile, pourquoi as-tu laissé perdre à Léandre les bonnes grâces de cette tante avec qui Angélique demeure depuis la mort de son père et de sa mère ?

LA ROZE.

Pourquoi ? Je me suis attaché de mettre Damis, l’oncle et le tuteur d’Angélique, dans les intérêts de mon Maître : il consent à son mariage, et j’ai négligé Orphise.

TOINON.

Et tu te crois un fin personnage ?

LA ROZE.

Que veux-tu dire ?

TOINON.

Qu’il serait cent fois plus avantageux à ton Maître d’avoir Orphise dans ses intérêts,

LA ROZE.

Orphise ?

TOINON.

Oui, Orphise, imbécile ; saches qu’en fait d’intrigue, d’amour, de mariage, une femme en sait plus que cinquante hommes. Je soupçonne Orphise... Mais cela te passe, et ce serait temps perdu de t’en parler.

LA ROZE.

Cependant Damis donna hier sa parole à Léandre.

TOINON.

Oui, Damis donna hier sa parole à Léandre, et Orphise donnera peut-être aujourd’hui sa nièce à Oronte : lequel crois-tu le mieux partagé ? L’un aura la parole, et l’autre la fille.

LA ROZE.

Bon, je crois fort cela.

TOINON.

C’est que tu ne vois pas plus loin que ton nés, et que tu ne seras jamais qu’un sot.

LA ROZE.

Mademoiselle Toinon.

TOINON.

Monsieur de la Roze.

LA ROZE.

Vous me donnez des noms...

TOINON.

Qui vous conviennent parfaitement.

LA ROZE.

À la fin nous romprons ensemble.

TOINON.

Oh, quand il vous plaira ; ce n’est pas moi qui vous fais venir me chercher.

LA ROZE.

Vous chercher ? Si mon Maître ne devait ramener ici Angélique, et qu’il ne m’eût dit de l’y attendre, je n’y aurais pas mis le pied.

ORONTE, sans être vu.

Maître Thibault, Maître Thibault.

TOINON, s’enfuyant.

Ah ! c’est la voix d’Oronte.

LA ROZE, s’en allant.

Je ne veux pas aussi qu’il me voie.

 

 

Scène II

 

ORONTE, THIBAULT

 

ORONTE.

Attendez, Maître Thibault, ne vous en allez pas encore au jardin ; je crains d’avoir oublié quelque chose, laissez-moi un peu y rêver.

THIBAULT.

Voulez-vous que je vous aide, Monsieur ?

ORONTE.

Non...

THIBAULT.

Soit, il a raison d’y rêver : ce n’est pas une petite affaire à un homme comme lui d’enlever une Maîtresse à son Amant.

ORONTE, revenant de sa rêverie.

Oui, je crois avoir pourvu à tout.

THIBAULT.

Voulez-vous, Monsieur, pour en être plus assuré, que nous réfléchissions ensemble sur votre dessein ?

ORONTE.

Je le veux.

THIBAULT.

Peut-être, Monsieur, craignez-vous de me faire une entière confidence de votre secret ?

ORONTE.

Non, non, Maître Thibault,

Thibault fait ici l’important.

je ne vous regarde pas comme mon Jardinier, mais comme un homme en qui l’on peut se confier.

THIBAULT.

Oh, point, point du tout, Monsieur.

ORONTE.

Trêve de modestie ; et voyons, comme vous dites, si nous avons bien songé à tout.

THIBAULT.

Vous avez fait courir le bruit depuis ce matin que vous alliez faire un voyage.

ORONTE.

Oui ; et pour faire croire à tout le monde que j’allais loin, je fais mettre six chevaux à mon carrosse, et mon cocher ne saura où il me mène que lorsque nous serons à une lieue de Paris.

THIBAULT.

De Paris ? fort bien. Personne ne sait qu’Orphise et Angélique partent avec vous ?

ORONTE.

Qui que ce soit, excepté Orphise, qui n’en a rien dit à sa nièce.

THIBAULT.

Oh çà donc, Léandre ne pourra jamais découvrir où vous aurez mené Angélique ?

ORONTE.

Je ne le crois pas.

THIBAULT.

Vous aurez mis de la partie ceux des parents de cette belle qui auront quelque pouvoir sur son esprit ?

ORONTE.

Hors Damis, qui s’est déclaré pour Léandre, tous les autres m’ont promis de se rendre secrètement ce soir où nous devons aller, et de faire tous leurs efforts en ma faveur pendant les cinq ou six jours que nous y passerons en festins et en divertissements.

THIBAULT.

Fort bien.

ORONTE.

Je donnerai de bons ordres que personne ne s’écarte, afin qu’on ne puisse pas savait où nous serons.

THIBAULT.

Voilà un tour de vieille guerre où Léandre ne s’attend pas.

ORONTE.

Quand on a passé un certain âge, Maître Thibault, il doit être permis en amour d’avoir recours aux stratagèmes.

THIBAULT.

Cela s’en va sans dire ; chien qui ne peut pas courir, ruse.

ORONTE.

Oh çà, trouvez-vous mon dessein bien concerté ? Je sais que vous avez de l’expérience pour les affaires de cette nature.

THIBAULT, faisant l’important.

Monsieur, à raisonner juste... je crois... mais je n’oserais prendre la liberté...

ORONTE.

Je fais beaucoup de cas de vos avis, vous dis-je. Ne trouvez-vous pas que j’ai raison de conduire secrètement cette affaire, et de craindre que si Léandre venait à découvrir où nous serons, il ne rompît mes mesures ?

THIBAULT.

Point du tout, Monsieur.

ORONTE.

Comment ?

THIBAULT.

Vous savez que je suis un homme mûr et de bon conseil.

ORONTE.

J’en suis persuadé.

THIBAULT.

Prenez bien mon sens ; si j’étais à votre place ; je voudrais, là.

ORONTE.

Quoi ?

THIBAULT.

Il faudrait faire agir.-

ORONTE.

Qui...

THIBAULT.

Oui, vous pourriez... sans doute : mais diable non, non. Pour le coup je suis un sot, et ce que vous dites serait toujours à craindre.

ORONTE.

C’est ce qui me semble ; et de la manière dont je m’y prends, je suis quasi sûr de réussir : mais tout dépend du secret.

THIBAULT.

Pour moi, vous savez que je me ferais hacher plutôt que de le révéler.

ORONTE.

Margot, votre femme, ne parlera pas non plus ?

THIBAULT.

Margot ? ah ! Monsieur, j’y ferai ce que je pourrai : mais je vous avertis que c’est la gazette de notre Faubourg.

ORONTE.

C’était une nécessité de le lui dire ; elle m’a promis de se taire...

THIBAULT.

Oh ! Monsieur, cela ne dépend pas d’elle : Dieu veuille pourtant qu’elle vous tienne parole, et je serai veuf de cette affaire.

ORONTE.

Comment ?

THIBAULT.

C’est, Monsieur, qu’il faut qu’elle parle, ou qu’elle crève, il n’y a pas de milieu.

ORONTE.

Je me repose sur vous.

THIBAULT.

Ah ! voici cette maudite langue qui gâtera tout.

 

 

Scène III

 

MARGOT, THIBAULT, ORONTE

 

MARGOT.

Monsieur, selon vos ordres j’ai...

ORONTE.

Paix, Margot.

MARGOT.

J’ai mis des fleurs dans toutes vos...

ORONTE.

Paix, vous dis-je...

THIBAULT.

Attendez-vous-y.

ORONTE, à Margot.

Les murailles de cette cour ont des oreilles.

MARGOT.

Et bien, Monsieur, quand il vous plaira vous pouvez venir avec tous vos...

ORONTE.

Oh paix, paix encore un coup.

THIBAULT.

Zeste.

MARGOT.

Oh ! devinez donc ce que j’ai à vous dire.

ORONTE.

Je le sais ; vous avez fait ce que je vous ai commandé ce matin.

MARGOT.

Il est vrai : mais...

ORONTE.

Mais, je n’en veux pas savoir davantage.

MARGOT.

Si faut-il.

ORONTE.

Si faut-il vous taire, et aller voir ce qu’il y a à faire au jardin.

MARGOT.

Rien n’y manque, Monsieur, que ce quartaut de vin dont vous nous avez parlé.

THIBAULT, à Oronte.

Monsieur, j’ai dit à Colin d’amener ici notre brouette pour le mettre dessus.

ORONTE.

Il faudra le voiturer doucement.

MARGOT.

Prends-y bien garde, Thibault, Monsieur nous le ferait payer ; j’ai ouï dire qu’il coûte cinquante écus.

ORONTE.

Il est vrai, c’est du vin d’Espagne, et du meilleur.

THIBAULT.

Allez, Monsieur, quand il vaudrait la rançon d’un Roi, j’en réponds corps pour corps. Il n’y a qu’un pas d’ici à notre jardin, et ma brouette est la meilleure brouette de Paris.

ORONTE.

Je vais faire un tour en ville ; à mon retour je monterai en carrosse. Vous, cependant en qui je me confie, donnez ici ordre à tout.

THIBAULT.

Voici Colin tout à propos.

 

 

Scène IV

 

COLIN, THIBAULT, MARGOT

 

COLIN, riant.

Servitu, notre Maître, hi, hi, hi.

MARGOT.

De quoi ris-tu, nigaud ?

COLIN.

Mordié, Maîtresse, je vians de voir là dehors ce biau Monsieur avec son amoureuse, qui viennent parfois à notre jardin : têtidié comme ils se cachiont quand ils ont vû sortir notre Monsieur. Mais je crois, Dieu me le pardonne, que les voici.

THIBAULT.

Va faire promptement ce que je t’ai dit. Toi, Margot, retire-toi, de peur qu’on ne te fasse jaser ici.

 

 

Scène V

 

LÉANDRE, ANGÉLIQUE, THIBAULT, LA ROZE, TOINON

 

THIBAULT, bas.

Voici nos Amants ; ils ne savent pas la sauce qu’on leur prépare.

LA ROZE, à Léandre et Angélique.

Ne dites mot devant cet homme-là, c’est le grand confident d’Oronte.

TOINON.

Laissez-moi faire, je vais le chasser d’ici. Ah ! te voilà, vilain brutal.

Les Amants se parlent cependant à l’oreille.

THIBAULT.

Vous m’en voulez fort, Mademoiselle Toinon.

TOINON.

Voyez le mâtin, le dogue, qui nous refusa hier la porte de son jardin.

LA ROZE.

Il craignait qu’on ne mangeât ses poires et ses prunes.

THIBAULT.

Non, non, Monsieur de la Roze : mais il était trop tard pour ouvrir, et je sais bien qu’à cette heure-là vous ne veniez pas pour des prunes.

TOINON.

Tu fais le railleur : mais crois-moi, laisse-là le fruit de ton jardin, et songe à aller garder ta femme.

THIBAULT.

Ma femme ? et à quoi me servirait cela ? Je garde ce qu’il faut garder ; je sais à peu près le compte de mes pavis et de mes pêches, et l’on ne peut toucher à mon jardin sans que je le connaisse : mais pour Margot il n’en est pas de même.

TOINON.

Il ne tiendra pourtant qu’à toi de la surprendre tout à l’heure avec un certain jeune homme... Mais il faut redoubler le pas si tu veux le trouver, le drôle est prompt à détaler.

THIBAULT.

Comment ?... Mais bon, je suis bien fou de ne pas voir que vous n’avez pas ici besoin de moi, et que je suis cause qu’on se parle à l’oreille. Serviteur.

 

 

Scène VI

 

LÉANDRE, ANGÉLIQUE, LA ROZE, TOINON

 

LÉANDRE.

Oui, belle Angélique, puisque Damis s’est déclaré pour moi, je ne vois plus rien à craindre.

ANGÉLIQUE.

Je ne vous cèle point que cette nouvelle me donne bien de la joie.

LA ROZE.

Je le savais bien, moi, que Mademoiselle Toinon, ne lui en déplaise, avait des visions avec son Orphise.

TOINON.

Et moi je crains bien que vous ne comptiez sans l’hôte, et que Monsieur de la Roze ne se trouve un fat.

ANGÉLIQUE.

Oh ! puisque nous avons pris la peine de vous raccommoder, plus de picoterie entre vous, s’il vous plaît ; nous avons besoin que vous soyez de bonne intelligence.

LÉANDRE.

Mais dis-moi, Toinon, pourquoi crains-tu tant cette Orphise ?

TOINON.

C’est qu’elle s’est déclarée pour Oronte ; et quand une femme veut quelque chose, je le sais par moi-même, il faut que cela soit, ou que le diable s’en mêle.

ANGÉLIQUE.

Pour moi je ne conçois point d’où peut venir l’entêtement de ma tante pour cet homme-là.

TOINON.

Si fait bien moi. Il est chiche, elle est avare ; il est vieux, elle surannée ; il est ridicule, elle est bizarre ; il ne lui parle que de la vieille Cour, elle ne l’entretient que du Roi Guillemot ; l’un rêve, l’autre radote ; il est rébarbatif, elle est hargneuse : en faut-il davantage pour les bien unir ?

ANGÉLIQUE.

Toinon me fait peur, et cet Oronte me chagrine.

LA ROZE.

Si ce qu’un de ses laquais vient de me dire était vrai, vous n’auriez plus rien à craindre de sa part.

LÉANDRE.

Que t’a-t-on dit ?

LA ROZE.

Qu’il allait faire un voyage : mais je crois que ce laquais qui sait vos affaires se moquait de moi ; c’est pour cela que je ne vous en ai point parlé.

ANGÉLIQUE.

Il ne faut rien négliger.

TOINON.

Voilà le valet de son jardinier qui range quelque chose au coin de cette cour : Oronte tient ses équipages à son jardin, ce garçon pourrait avoir ouï dire quelque chose.

LÉANDRE.

Appelle-le.

LA ROZE.

Colin, un mot, Colin.

 

 

Scène VII

 

COLIN, LÉANDRE, ANGÉLIQUE, LA ROZE

 

COLIN.

Serviteur, Monsieur de la Roze.

LA ROZE.

Bonjour, mon garçon, parle un peu à Mademoiselle.

ANGÉLIQUE.

Que faisais-tu là, Colin ?

COLIN.

J’avançais, sauf correction, sur notre brouette un quartiau de vin d’Espagne, que notre Monsieur veut faire emporter ce soir à notre jardin.

LÉANDRE.

Dis-moi, sais-tu...

COLIN, à Angélique.

Têtigué qu’il doit être bon ; pour avoir seulement mené le tonneau... tenez, sentez,

LA ROZE.

Ton Monsieur partira-t-il bientôt ?

COLIN.

Tout à l’heure : on a déjà accouplé six chevaux, et j’allons charger un fourgon qui partira dans la nuit.

LÉANDRE.

Cela est sûr, Oronte part, il n’en faut plus douter, Oronte part.

ANGÉLIQUE.

Et où va-t-il, mon pauvre Colin, le sais-tu ?

COLIN.

Oui, il va... à la campagne.

LÉANDRE.

Mais en quel lieu ?

COLIN.

Hé morgué à la campagne, vous dis-je. Oh si vous en voulez savoir davantage, demandez-le à Maître Thibault, ou à sa ménagère ; ils ont jasé ici toute la matinée avec notre Monsieur. Serviteur.

LA ROZE.

Mais es-tu bien assuré...

COLIN.

Oh jarnigué, serviteur, mes choux ne s’arrousont pas ici.

 

 

Scène VIII

 

LÉANDRE, ANGÉLIQUE, TOINON, LA ROZE

 

LÉANDRE.

L’heureuse nouvelle ! tout rit à nos vœux, belle Angélique.

ANGÉLIQUE.

Je vais être délivrée d’un homme que je craignais plus que la mort.

LA ROZE.

Hé bien, Toinon, prendras-tu de mes almanachs ?

TOINON.

Oh ! je me rends, puisqu’Oronte part : qui quitte la partie la perd.

LÉANDRE.

La Roze, va voir si Monsieur Damis est chez lui ; ne perdons pas un moment, il faut profiter de l’absence d’Oronte.

ANGÉLIQUE.

Allez-y vous-même, Léandre. J’entends un carrosse à six chevaux qui s’arrête devant la porte ; c’est celui d’Oronte : il viendra bientôt ici lui-même. Il ne faut pas qu’il nous voye ensemble, l’inquiétude qu’il en aurait lui ferait peut-être différer son départ.

LÉANDRE.

J’y cours, et je reviendrai quand je jugerai qu’il pourra être parti.

 

 

Scène IX

 

ANGÉLIQUE, TOINON

 

ANGÉLIQUE.

Enfin, je respire, Toinon : quel bonheur ! l’eusses tu jamais crû ?

TOINON.

Ah ! Mademoiselle, que vous avez fait retirer Léandre à propos ! Voici Oronte : faites-lui bon visage au moins, qu’il parte content.

ANGÉLIQUE.

Oh ! je t’en répons, il me fait un trop grand plaisir de s’en aller.

TOINON.

J’entends aussi votre tante qui descend.

ANGÉLIQUE.

Elle vient sans doute lui dire adieu ; elle a vu son carrosse de sa fenêtre.

 

 

Scène X

 

ORONTE, ORPHISE, ANGÉLIQUE, TOINON, THIBAULT, MARGOT

 

ORPHISE.

Vous allez donc partir, Monsieur ?

ORONTE.

Oui, Madame.

ORPHISE.

J’ai fait dessein d’aller prendre l’air, et je veux vous accompagner dans votre carrosse à un quart de lieue de Paris : j’ai le mien qui nous ramènera.

ORONTE.

Madame, ce m’est trop d’honneur.

ORPHISE.

Angélique, cela nous servira de promenade.

ANGÉLIQUE.

Moi aussi, Madame ?

TOINON.

Gardez-vous-en bien.

ANGÉLIQUE.

Je vous prie, Madame, de m’en dispenser, je suis un peu indisposée.

ORPHISE.

Cela nous divertira, ma nièce.

TOINON, bas.

Il y a là de la trahison.

ANGÉLIQUE,

Ma tante, je vous supplie...

ORPHISE.

Non, je veux m’aller promener ce soir ; refuse riez-vous de venir avec moi !

ANGÉLIQUE.

Madame, je vous conjure...

ORPHISE, la tirant par le bras.

Allons, vous dis je, allons.

ANGÉLIQUE.

Permettez-moi donc, Madame, qu’auparavant...

ORPHISE.

Voudriez-vous faire attendre Monsieur ? Nous serons de retour dans moins d’une heure.

ANGÉLIQUE.

Mais, Madame...

ORPHISE, l’entraînant.

Je le veux, je le veux absolument, passons, qu’attendons-nous ?

ANGÉLIQUE.

Quelle surprise ! quelle violence, Madame !

TOINON.

La pauvre enfant ! la voilà vendue. Allons au plus vite en avertir Léandre.

ORONTE.

Retournez, vous, au jardin, et songez à retenir votre langue.

 

 

Scène XI

 

THIBAULT, MARGOT

 

THIBAULT.

Votre langue ! Tu sais bien à qui cela s’adresse ?

MARGOT.

À toi aussi bien qu’à moi.

THIBAULT.

Oui : mais tu es femme.

MARGOT.

Eh ! va, va, je connais bien des hommes, qui sur ce chapitre sont cent fois plus femmes que moi.

THIBAULT.

C’est beaucoup dire. Voyons cependant fi Colin a bien attaché ce quartaut, je suis homme d’ordre.

MARGOT.

Oui, quand il s’agit de vin.

THIBAULT, revenant.

Voilà qui ne va pas mal. Tu feras venir Colin, nous le conduirons à bon port.

MARGOT.

Tu l’aimes trop pour ne le pas bien conduire.

THIBAULT.

Mais tu me viens toujours chercher noise sur le vin.

MARGOT.

C’est que tu en es plus soigneux que de ta femme : je gagerais bien que tu ne verseras pas en chemin, comme tu nous versas l’autre jour avec ta charrette, deux de mes commères et moi.

THIBAULT.

Tubieu, Margot, il est bien plus facile d’empêcher un voiture de vin de verser, qu’une voiture de femmes.

MARGOT.

Ah ! Thibault, voici ce jeune Monsieur à qui l’on nous a surtout recommandé de ne rien dire.

THIBAULT.

Motus au moins.

MARGOT.

Thibault, sortons d’ici.

THIBAULT.

La langue commence à te démanger, n’est-ce pas ?

 

 

Scène XII

 

LÉANDRE, LA ROZE, THIBAULT, MARGOT, TOINON

 

LÉANDRE.

Qu’est-ce donc ? tu es effrayée.

TOINON.

J’ai bien sujet de l’être.

LÉANDRE.

Parle vite, qu’est-ce ?

TOINON.

Empêchez ces gens de sortir.

LA ROZE.

Halte-là.

THIBAULT.

De la part de qui ?

LA ROZE.

De la part de moi.

LÉANDRE.

Hé bien, Toinon ?

TOINON.

Monsieur Oronte et Orphise ont enlevé Angélique.

LÉANDRE.

Juste Ciel ! que dis-tu là ?

THIBAULT.

Ce n’est qu’une promenade, Monsieur ; ils ont dit qu’ils seraient ici dans une heure.

TOINON.

Bagatelle, c’est un enlèvement, j’en suis assurée. Mais ces gens ici savent où ils sont allés, faites-les parler.

LÉANDRE, à la Roze.

Va, toi, promptement faire seller tous mes chevaux, assemble vite chez Damis tous ceux qui sont dans mes intérêts, et reviens me trouver ici.

LA ROZE.

J’y cours.

THIBAULT.

Voici qui ne dira rien de bon pour moi.

 

 

Scène XIII

 

LÉANDRE, THIBAULT, MARGOT, TOINON

 

LÉANDRE.

Oh çà, Maître Thibault, vous avez toujours été de mes amis ?

THIBAULT.

Oui, Monsieur.

LÉANDRE.

Dites-moi, je vous prie, où est allé Oronte.

THIBAULT.

Monsieur, je ne sais point.

LÉANDRE.

C’est donc Margot qui le sait ?

THIBAULT.

Vous pouvez lui demander : je ne serais pas le seul mari quine sait pas tout ce que sait sa femme.

MARGOT.

Je n’en sais rien, Monsieur.

TOINON.

Ils le savent tous deux, vous dis-je : mais si vous ne les pressez, vous ne tenez rien ; on fait tant de confidences aux jardiniers d’autour de Paris, qu’ils sont diantrement rusés.

LÉANDRE.

Je vois bien que vous voulez garder le secret à votre Maître : mais voici cinquante pistoles, que je vous donne si vous me dites où il est allé.

MARGOT.

Cinquante pistoles, Thibault !

THIBAULT.

Adieu mon secret.

LÉANDRE.

Oui, Margot, et je vous en donnerai encore autant si je trouve Angélique où vous me direz.

MARGOT.

Thibault, il faudrait...

THIBAULT.

Te taire, chienne.

TOINON.

Que dit Margot ?

THIBAULT.

Elle dit qu’il faudrait savoir où est allé notre Monsieur.

LÉANDRE.

Oui, sans doute : mais il faut se dépêcher de le dire.

MARGOT, bas.

Mais, Thibault...

THIBAULT.

Encore ? Hors d’ici, ou...

LÉANDRE.

Empêche-la de sortir.

TOINON.

Il faut parler.

MARGOT.

Monsieur, nos petits enfants n’ont pas mangé d’aujourd’hui.

TOINON.

Ils mangeront demain.

LÉANDRE.

Je ne sortirai point d’ici que vous n’ayez parlé.

THIBAULT.

Vous risquez, Monsieur, d’être ici longtemps...

Bas.

Mais il faut que je chasse cette babillarde. Monsieur, croyez-moi, laissez-la aller ; si j’ai quelque chose à vous dire, ce ne sera pas devant elle, il faut se garder de ces animaux-là.

LÉANDRE.

Maître Thibault a raison, laissez-la aller ; en tout cas je sais où la trouver.

 

 

Scène XIV

 

LÉANDRE, THIBAULT, TOINON

 

THIBAULT, bas.

Voilà mon secret en sûreté, notre langue n’est plus ici.

LÉANDRE.

Hé bien, sachons vite...

THIBAULT.

N’allez pas dire au moins que c’est de moi...

LÉANDRE.

Ne craignez pas cela, parlez.

THIBAULT.

Notre Monsieur est allé... est allé... Mais personne ne nous entend-il ?

LÉANDRE.

Et non, dépêchez-vous.

THIBAULT.

Est allé à sa Terre de l’Anglais en Normandie.

TOINON.

Eh ! Monsieur, Maître Thibault se moque de vous : je sais qu’Oronte a vendu cette Terre il y a plus d’un mois.

THIBAULT.

Je ne le savais pas.

LÉANDRE.

Je vois que vous me voulez obliger d’en venir aux dernières extrémités. Hé bien, je n’ai plus de temps à perdre ; j’ai été trahi, je suis au désespoir : mais puisque ni adresse, ni prières, ni argent ne peuvent t’arracher ce secret,

Il met l’épée à la main, et lui en présente la pointe.

allons misérable, parle, ou je te tue.

THIBAULT, se jetant à genoux, où il demeure jusqu’à ce qu’il sort.

Ah, ah, ah, ah, je suis mort.

LÉANDRE.

Parle donc, ou sur le champ...

THIBAULT.

Attendez, Monsieur, s’il vous plaît, attendez ;  je ne pourrai pas vous le dire quand vous m’aurez tué.

LÉANDRE.

Je serai satisfait.

THIBAULT.

Belle satisfaction.

TOINON.

Eh ! parlez, Monsieur Thibault ! ne vous faites pas tuer comme une bête.

LÉANDRE.

Dépêches-toi, ou je te tue.

TOINON.

Attendez, Monsieur, tandis que vous le tuerez je vais de mon côté trouver la cousine d’Orphise, qui saura peut-être ce secret.

 

 

Scène XV

 

LÉANDRE, THIBAULT

 

LÉANDRE.

Il n’y a donc rien à faire ?

THIBAULT.

Oh Monsieur, tuez-moi, assommez-moi, massacrez-moi, je ne puis pas vous dire ce que je ne sais point.

LÉANDRE.

Ton opiniâtreté te coûtera la vie. Il faut que je lui passe mon épée au travers du corps.

THIBAULT.

Ah, ah, ah, Monsieur.

LÉANDRE.

C’en est fait, et...

 

 

Scène XVI

 

LA ROZE, LÉANDRE, THIBAULT

 

LA ROZE.

Eh doucement, Monsieur.

THIBAULT.

Eh, Monsieur de la Roze, ayez pitié de moi.

LA ROZE.

Monsieur, laissez là ce misérable ; il est fidèle à son Maître, il ne faut pas qu’il lui en coûte la vie.

LÉANDRE.

Non, non, je veux savoir...

LA ROZE, bas.

J’ai quelque chose à vous dire d’Oronte, laissez-le aller.

LÉANDRE.

Retire-toi, malheureux.

THIBAULT, s’enfuyant.

Volontiers.

 

 

Scène XVII

 

LÉANDRE, LA ROZE

 

LA ROZE.

Vos chevaux seront à la porte de Damis dans un moment ; il est allé lui-même avertir ses amis et les vôtres de se rendre chez lui,

LÉANDRE.

Qu’as-tu à me dire sur Oronte ?

LA ROZE.

Monsieur, en entrant ici j’ai pris garde que le quartaut de vin dont Colin vous a parlé est encore là.

LÉANDRE.

Hé bien ?

LA ROZE.

Oronte a donné ordre qu’on le porte ce soir à son jardin.

LÉANDRE.

Il est vrai.

LA ROZE.

L’on doit sans doute mettre ce quartaut sur le fourgon, qu’on y charge, et qui doit partir dans la nuit.

LÉANDRE.

Cela pourrait être.

LA ROZE.

Cela est sûr, Monsieur.

LÉANDRE.

Tu veux dire qu’il faudrait faire suivre secrètement ce quartaut, pour découvrir où est allé Oronte.

LA ROZE.

Assurément, Monsieur, c’est un fort bon guide que le vin.

LÉANDRE.

Il faut bien que je prenne ce parti, puisque je n’en ai point d’autre. Cache-toi ici quelque part, observe ceux qui viendront, je vais cependant faire courir des gens de tous côtés, et voir si tout est prêt chez Damis : ne t’écarte point de cette cour.

LA ROZE.

Soyez en repos là-dessus : en cas que je m’ennuie, et que personne ne vienne, je ferai un foret de la pointe de mon couteau, et je charmerai ma solitude par cinq ou six coups de bon vin. Mais je crois que je n’en aurai pas le temps, quelqu’un vient déjà ici, cachons-nous le mieux que nous pourrons.

 

 

Scène XVIII

 

COLIN, LA ROZE, caché

 

COLIN.

Que diantre veut dire tout çà ? Notre Maîtresse me commande de venir ici tout courant, j’y cours : elle me dit que Maître Thibault m’y attend, je le trouve en chemin, il fuit, je l’appelle tout haut par son nom, il fuit encore plus fort. Morgué on a peut-être volé le quartaut de vin, et notre Monsieur court après ; voyons : non, le voilà comme je l’ons laissé. Si pourtant il est nuit, me voici seul, je suis naturellement peureux. J’entends du bruit, je tremble : c’est quelque filou, mettons-nous dans ce coin, et fermons notre lanterne.

 

 

Scène XIX

 

THIBAULT, COLIN

 

THIBAULT, avec une lanterne, et une épée sous son bras, regardant partout avant que d’avancer.

Bon.

Bas.

Il n’est plus ici, parbleu je l’ai échappé belle ; à quel homme avais-je affaire ? Allons,

Haut.

misérable, parle ou je te tue.

COLIN, bas.

Ah, ah, je suis mort.

THIBAULT, bas.

Tubieu comme il y allait.

Haut.

Il faut que je lui passe mon épée au travers du corps.

COLIN, bas.

Oh c’est fait de moi.

THIBAULT.

Mais n’y a-t-il rien à risquer ? Non, je n’y vois personne, et je suis bien armé.

Il met sa lanterne à terre, et dégaine son épée.

Oh, oh, qu’il y vienne à cette heure, voilà la meilleure lame de France, et elle est en bonnes mains.

COLIN, un peu haut.

Miséricorde ! il a dégainé.

THIBAULT.

Il me semble que j’entends quelqu’un.

Laissant son épée.

Allons doucement.

COLIN, bas.

Prenons bien notre temps, et enfilons la porte en criant, pour lui faire peur.

THIBAULT, bas.

On parle assurément. Si c’était Léandre avec son la Roze, deux contre un la partie ne serait pas égale.

Il rengaine.

Il vaut mieux faire une retraite honorable.

COLIN, courant vers la porte.

Au voleur, au voleur, au voleur.

THIBAULT, courant aussi vers la porte.

Ah Monsieur, je vous crie merci : ah Monsieur...

COLIN.

No... notre Maître.

THIBAULT.

Co... Colin.

COLIN.

C’est... c’est vous ?

THIBAULT.

C’est... c’est toi ?

COLIN.

Et vraiment oui c’est moi.

THIBAULT.

Tu as bien fait de parler, tu étais mort.

COLIN.

À qui donc en voulez-vous ? qui voulez-vous tuer ? à qui voulez-vous mettre votre épée au travers du corps ?

THIBAULT.

J’étais en colère de ce que Léandre vient de me dire ici, et je repassais cela ; tu sais que je suis comme un César.

COLIN.

La peste, vous m’avez fait une belle peur.

THIBAULT.

Me voilà apaisé ; songeons à voiturer le quartaut, je suis venu exprès pour cela, amène-le ici.

COLIN.

Çà, çà.

THIBAULT.

La peur de Colin l’a empêché de prendre garde à la mienne ; il m’aurait décrié à notre Jardin, où je passe pour un ferragus.

COLIN.

Le voici sain et sauve.

THIBAULT.

Voilà qui est bien. Attachons nos deux lanternes aux deux côtés de la brouette, honorons le vin de cette illumination bachique.

COLIN.

Têtigué que çà est drôle.

THIBAULT.

Mène, toi, la brouette, et va doucement, le quartaut n’est pas trop bon : mais je me tiendrai auprès pour t’aider en cas d’accident.

COLIN.

Attachez donc aussi là-dessus votre brette, qui vous embarrasserait.

THIBAULT.

Attachons... Mais diable non, si l’on nous attaquait en chemin ; mettons la seulement dessus. Allons, Dieu nous garde de malencontre.

Après avoir fait deux ou trois pas, Colin laisse tomber rudement la brouette, et porte la main sur sa cuisse.

COLIN.

Ahi, ahi.

THIBAULT.

Ah ! qu’auras-tu fait ?

COLIN.

Ahi, ahi, ahi.

THIBAULT.

Qu’est-ce donc ? ahi.

COLIN.

Ah je suis blessé. Que diantre aussi ne faites-vous mettre un bout au fourreau de votre épée ? je suis blessé.

THIBAULT.

Blessé ?

COLIN.

Oui, blessé : tenez, je crois que me voilà tout en sang

THIBAULT.

Voyons, aurions-nous ensanglanté la Scène ?

Il porte la main à son nez.

Ah je suis perdu, c’est le vin qui se répand.

COLIN.

Le vin ?

THIBAULT.

Oui, maladroit, le vin.

COLIN.

Diable, c’est bien pis.

THIBAULT,

Malheureux que je suis ! que ferons-nous ? Donne du linge, Colin, du linge, un couteau, donne, et vite, donne vite.

COLIN, après avoir cherché dans sa poche, déchire sa cravate.

Tenez, Maître, tenez.

THIBAULT.

Ah ! je suis mort, je suis mort.

COLIN.

Ah ! Maître, il se répand aussi de ce côté.

THIBAULT.

Au secours, tout est perdu.

COLIN.

La peste soit de la brette.

THIBAULT.

Le quartaut est ouvert de long en long.

COLIN, suçant ses doigts.

Quel dommage !

THIBAULT, buvant dans sa main.

Au moins si nous savions où le mettre.

COLIN, faisant de même.

Quel malheur ?

THIBAULT tend son chapeau et boit.

Il n’y a plus de remède.

COLIN.

Mon pauvre Maître !

THIBAULT, après avoir bu.

Mes pauvres petits enfants !

COLIN, après avoir bu.

Il ne s’en sauvera pas une goute.

THIBAULT, après avoir bu.

Cinquante écus !

COLIN, après avoir bu.

Tout son bien y sautera.

THIBAULT.

Colin, que fais-tu de ton côté ?

COLIN.

Je l’empêche de répandre autant que je puis.

THIBAULT, après avoir bu.

Courage, mon enfant.

COLIN, après avoir bu.

Courage, mon Maître.

THIBAULT, après avoir bu.

Voici une méchante affaire.

COLIN, après avoir bu.

Il faut s’en tirer le mieux que nous pourrons.

THIBAULT, après avoir bu.

Voilà tout ce qu’on y peut faire.

COLIN, après avoir bu.

Quand ce serait pour les propres affaires du Roi.

THIBAULT.

Colin.

COLIN.

Maître.

THIBAULT.

Aurais-tu dans ta poche une petite croustille ?

COLIN.

J’en sons toujours pourvus, tenez.

THIBAULT.

Donne. Contre mauvaise fortune, bon cœur.

COLIN.

Têtedié je n’en manquerons pas.

Ils s’assoient, l’un d’un côté, et l’autre de l’autre, et mangent.

THIBAULT.

Colin.

COLIN.

Maître.

THIBAULT.

Il ne coule presque plus.

Voyant que leurs chapeaux ne se remplissent point, et qu’ils les présentent en vain.

COLIN.

Ceci commence à mieux aller.

THIBAULT, pleurant.

Hausse le cul du quartaut, mon garçon, il faut que je voie jusqu’où ira mon malheur.

COLIN lève, et le fait couler.

Le voilà bien.

THIBAULT, après avoir bu.

Tu as fait la sottise : mais par la sangbleu tu la boiras.

COLIN, après avoir bu.

À la bonne heure.

THIBAULT, après avoir bu.

Je te paye bien tes gages, fais bien ton devoir.

COLIN, après avoir bu.

Je suis pauvre garçon : mais mordié j’aime le travail.

THIBAULT.

À la santé de Margot, veux-tu ?

COLIN.

Tope, tope.

THIBAULT et COLIN, après avoir bu.

La, la, la, la, la.

 

 

Scène XX

 

LÉANDRE et LA ROZE dans le fond du Théâtre, THIBAULT et COLIN sur le devant

 

LÉANDRE, bas à la Roze.

Ils n’emportent point le quartaut, je ne pourrai pas savoir où est allé Oronte.

LA ROZE, bas.

Au contraire, vous venez tout à propos : ils l’emportaient, une chute l’a fait ouvrir, ils s’enivrent, ils parleront.

THIBAULT.

Parleront toi-même. Quelle canaille est-ce là ? la, la, la, la, la.

LÉANDRE.

Si j’approche, ils s’enfuiront. Aborde-les toi, et tâche de les faire parler, j’écouterai d’ici ce qu’ils diront. J’ai tout mon monde prêt pour aller après Angélique.

THIBAULT, se levant entendant venir quelqu’un.

Qui va là ?

LA ROZE.

Ami de la garde.

THIBAULT.

Ah c’est toi, la Roze.

LA ROZE.

Bonsoir, Maître Thibault, qu’est-ceci ?

THIBAULT.

Tu vois un pauvre homme qui se ruine de bonne grâce.

LA ROZE.

D’où vient que vous êtes pâle ?

THIBAULT.

C’est que je bois du vin blanc.

LA ROZE.

Non, vous êtes effrayé : mais vous vous alarmez de peu de chose...

THIBAULT met du vin dans le chapeau de la Roze.

De peu de chose ? hélas ! tiens, mon pauvre la Roze, prends part à mon infortune.

LA ROZE, après avoir bu.

Léandre est cause de ceci : mais il payera tout, il est libéral comme un Roi.

THIBAULT.

Léandre ? tantôt il me voulait tuer ; il est pourtant bon homme.

LA ROZE.

C’est que franchement votre Monsieur Oronte lui joue un vilain tour de lui enlever sa Maîtresse.

COLIN.

Têtidié que c’est un fin merle que notre Monsieur.

THIBAULT.

Paix, paix, paix, Colin.

COLIN.

Mordié le tour est bon, un carrosse à six chevaux.

LA ROZE.

Et bien ?

THIBAULT.

Paix, paix, Colin, les murailles de cette cour ont des oreilles.

COLIN.

Qui ne croirait qu’ils sont allés loin ?

LA ROZE.

Comment donc ?

THIBAULT.

Paix, paix, Colin. Je te vois venir ; si tu n’y prends garde, tu vas dire qu’ils sont allés à notre jardin.

LÉANDRE.

Au jardin ? allons vite.

 

 

Scène XXI

 

THIBAULT, COLIN, LA ROZE

 

THIBAULT.

Il faut bien songer à ce qu’on dit quand on boit.

LA ROZE, bas.

Voilà mon Maître instruit, il est parti : bon.

THIBAULT.

Bon ? parbleu je le crois qu’il est bon.

COLIN.

Sanguié notre Monsieur n’en tâtera non plus que Jean de Vert.

THIBAULT.

Paix, paix, te dis-je : tu ne connais pas le vin, il fait parler ; j’ai plus d’expérience que toi, demande à la Roze. Qu’en dis-tu ?

LA ROZE.

Je dis que vous avez raison ; l’on dit toujours la vérité dans le vin.

THIBAULT.

Dans le vin ? c’est bien parlé cela.

LA ROZE.

Si les Juges faisaient bien, pour faire parler les gens, au lieu de leur faire boire de l’eau, ils leur feraient boire du vin.

THIBAULT.

Boire du vin ? voilà qui est beau : retiens cela, Colin.

LA ROZE.

Ce serait un moyen sûr pour leur faire dire ce qu’ils savent. Il n’est ni prières, ni menaces, ni or, ni tourment, ni rien enfin qui fasse jaser comme cela.

Mettant la main sur le quartaut.

THIBAULT.

Comme cela ? Il faut donner cet avis au Châtelet : que sait-on ? peut-être quelque jour nous en profiterons. À propos, la Roze, que dit-on de la guerre ?

LA ROZE.

De fort bonnes nouvelles de tous côtés.

THIBAULT.

Morbleu je suis las de planter des choux, il faut que je meure dragon.

COLIN.

Têtedié je ne vous quitte point, il fait bon avec vous.

THIBAULT.

J’entends un peu l’art militaire de la guerre.

COLIN.

Il faut bien que vous l’entendiez. Morguié je pris garde l’autre jour que les Capitaines rangeaient les soldats tout fin droit comme vous rangez les choux de notre jardin ; je crois, Dieu me le pardonne, qu’ils l’ont appris de vous.

THIBAULT.

Tiens, la Roze, si je commandais une armée, entends-tu ?

LA ROZE.

J’entends.

THIBAULT.

Figure-toi que les Bavarois sont dans cette plaine.

LA ROZE.

Fort bien.

THIBAULT, montrant du vin répandu.

Voilà le Rhin qui nous· sépare,

Mettant la main sur le quartaut.

et voici mon artillerie.

LA ROZE.

Je comprends.

THIBAULT.

Je mettrais d’abord mes troupes en bataille au bord du Rhin ; après je ferais donner les... les... Mais faisons boire un coup à nos gens pour les faire prendre courage.

Ici ils boivent tous trois.

THIBAULT, après avoir bu.

Les Bavarois donc...

 

 

Scène XXII

 

MARGOT, THIBAULT, LA ROZE, COLIN

 

MARGOT.

Miséricorde ! que vois-je ?

THIBAULT.

Les Bavarois...

MARGOT.

Ivrogne, quel ménage fais-tu ici ? Je ne m’étonne pas de ce qui vient d’arriver au jardin.

THIBAULT.

Qui est là ?

MARGOT.

Sauve-toi, malheureux ; voici notre Monsieur, qui t’assommera.

THIBAULT.

Tu me feras perdre la bataille.

MARGOT.

Fuis, te dis-je, ne me connais-tu point ! je suis ta femme.

THIBAULT.

Ma femme ! tiens, sans toi j’allais défaire les Bavarois.

MARGOT.

Il ne sait pas ce qu’il dit.

 

 

Scène XXIII

 

LÉANDRE, ORONTE, ORPHISE, THIBAULT, MARGOT, COLIN, LA ROZE

 

LÉANDRE, parlant à des gens qui sont derrière le Théâtre.

C’est assez, Messieurs, Angélique est en sûreté, je vous remercie, vous pouvez vous retirer.

THIBAULT.

La paix est faite, on congédie les troupes.

ORONTE, à Thibault, en passant.

Maraud, nous nous reverrons demain.

THIBAULT.

Demain ? oui, Monsieur, demain.

LÉANDRE.

Vous pouviez, Oronte, m’épargner cette peine, et n’être pas si secret.

ORPHISE.

Laissons ces contestations inutiles. Oronte, j’ai voulu vous servir, notre secret a été révélé, ce n’est pas ma faute.

ORONTE, en s’en allant.

À qui m’étais-je confié ?

THIBAULT.

C’est Margot qui a parlé.

MARGOT.

Infâme !

ORPHISE.

Léandre, ne m’en sachez pas mauvais gré, je croyais marier ma nièce plus avantageusement avec Oronte : mais enfin elle s’est déclarée pour vous. Damis y consent ; je vous ai toujours estimé, allons chez moi terminer cette affaire.

THIBAULT, en menant la brouette en chancelant.

Allons-nous-en loin des écornifleurs, achever de boire notre vin, s’il en reste dans le quartaut.

LA ROZE, en le soulevant.

Il y a encore pour faire révéler bien des secrets.


[1] Voluit Fortuna jocari

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