Le Réveillon (Henri MEILHAC - Ludovic HALÉVY)

Comédie en trois actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 10 septembre 1872.

 

Personnages

 

GAILLARDIN, propriétaire à Pincornet-les-Bœufs

ALFRED, chef d’orchestre du prince Yermontoff

TOURILLON, directeur de la prison

LÉOPOLD, domestique de Tourillon

DUPARQUET, notaire

BIDARD, avocat

YVAN, domestique

LE PRINCE YERMONTOFF

FANNY, femme de Gaillardin

MÉTELLA

TOTO

MADAME DE SAINTE-ESPLANADE

ADÈLE

PERNETTE, femme de chambre de Fanny

 

De nos jours, à Pincornet-les-Bœufs.

 

 

ACTE I

 

Chez Gaillardin.

Portes au fond, à droite et à gauche. Canapé à droite. Table à gauche. Fenêtre à droite. Buffet au fond à gauche. Une robe de chambre de couleur voyante et une calotte grecque sur le canapé. Une sonnette sur la table.

 

 

Scène première

 

PERNETTE

 

Au lever du rideau, la scène est vide ; on entend au dehors un violon qui joue une fantaisie sur la Favorite.

Pernette, entrant vivement, une lettre à la main.

Que le diable emporte le crincrin...

Pernette va à la fenêtre et regarde.

Où se cache-t-il ? Je ne le vois pas.

Redescendant et relisant la lettre.

À 8 heures, ce soir, il m’attendra... C’est une idée qu’il faudrait... Si je demande à madame la permission de sortir ce soir, et si je lui dis que c’est pour aller faire le réveillon avec mon amoureux, il est probable qu’elle refusera... il faudrait trouver un autre motif...

Trait brillant du violon.

Mais je ne trouverai rien tant que ce crincrin de malheur n’aura pas fini de m’agacer les nerfs...

Parlant par la fenêtre.

Hé, là bas... Est-ce que vous n’allez pas bientôt vous taire, vous là bas ?...

Entre Fanny très agitée.

 

 

Scène II

 

PERNETTE, FANNY

 

FANNY, à part, très agitée.

Je l’ai reconnu, personne n’en joue comme lui... C’est lui !... j’en suis sûre, il joue son air varié n° 3... sa fantaisie sur la Favorite... Je comprends ce que cela veut dire. Il m’adresse des reproches, je les ai mérités...

PERNETTE.

Madame, il y a ma tante qui est malade...

FANNY, à part.

Mais comment, quatre ans après l’avoir quitté à Paris, rue du Petit-Carreau, le retrouvé-je ici, à Pincornet-les-bœufs ?

PERNETTE.

Elle est bien malade, ma tante !...

FANNY, à part.

Qu’est-il devenu pendant ces quatre ans ? Se souvient-il de nos serments ? m’aimerait-il encore ?...

PERNETTE.

Madame !...

FANNY, avec impatience.

Que voulez-vous, Pernette ?

PERNETTE.

Je voudrais, ce soir, aller passer une heure... ou deux... près de ma tante... qui est bien malade !...

FANNY.

C’est impossible !

PERNETTE.

Oh ! madame !

FANNY.

J’ai dit non !

PERNETTE.

Madame est de mauvaise humeur... je comprends ça, mais ce n’est pas de ma faute à moi, si monsieur a été appelé en justice...

FANNY.

Laissez-moi !

PERNETTE.

Je n’y resterais pas longtemps, chez ma tante...

FANNY, très vivement.

Laissez-moi, vous dis-je... ne voyez vous pas que je suis !...

Pernette sort.

Allez, allez donc...

Dernier trait aigu du violon.

Ah !... ah !... Le violon ne joue plus.

 

 

Scène III

 

FANNY, seule

 

Je ne l’entends plus... ah ! je m’étais trompée sans doute... ce n’était pas lui !... quelque musicien ambulant qui connaissait cet air... Dans une heure cet homme sera loin, demain il sera plus loin encore !...

Alfred paraît au fond, son violon à la main Costume hongrois très simple. Bottes molles, culotte grise, redingote noire à brandebourgs, petite casquette hongroise.

 

 

Scène IV

 

FANNY, ALFRED

 

FANNY.

Alfred !

ALFRED.

Oui, c’est moi.

Il pose son violon sur lue chaise.

FANNY.

Vous !

ALFRED.

Vous deviez vous attendre à me voir revenir...

Il s’approche de Fanny.

FANNY.

Que venez-vous faire dans cette maison ? si mon mari...

ALFRED.

Parlons-en de votre mari ! un malfaiteur obscur !...

FANNY.

Par exemple !

ALFRED.

Un homme, qui, en ce moment même, a des démêlés avec la justice de son pays !

FANNY.

Vous vous trompez... Mon mari n’est pas ce que vous croyez... Certainement, il a eu tort d’appeler le garde champêtre imbécile... Mais ce n’est pas une raison... J’espère qu’il sera acquitté...

ALFRED.

Non, il ne le sera pas !

FANNY.

Ma femme de chambre qui est là... partez, je vous en prie...

ALFRED.

Il tâtera de la prison... vous verrez...

FANNY.

Au nom du ciel, partez !

ALFRED.

Eh bien, oui, je partirai, mais à une condition...

FANNY.

Laquelle ? parlez vite !...

ALFRED.

S’il est condamné, comme je l’espère... je guetterai, et dès qu’il sera rendu à la prison de la ville, je reviendrai...

FANNY.

Qu’est-ce que vous dites ?...

ALFRED.

Vous ne craindrez pas alors de le voir paraître... et vous pourrez m’écouter... Jurez que vous me recevrez.

FANNY.

Je ne jurerai pas cela...

ALFRED.

C’est bien, je reste.

Il s’assied.

FANNY.

Vous restez...mais lui... il va revenir ?

ALFRED.

Qu’il vienne, je l’attends.

FANNY.

Non, Alfred, non... je ne peux pas vous présenter maintenant... plus tard... je ne dis pas... maintenant c’est impossible...

ALFRED, se levant.

Alors jurez.

FANNY.

Mon ami !...

ALFRED, avec autorité.

Jurez !...

FANNY.

Soit, puisque vous m’y forcez, je jure...

ALFRED.

Et ce serment-là, je jure, moi, que vous le tiendrez mieux que vous n’avez tenu les autres.

FANNY.

Oui, je le tiendrai... maintenant partez.

ALFRED.

Je pars... mais souvenez-vous... je guetterai... et si votre mari est condamné, comme je continue à l’espérer, je reviendrai.

FANNY, très troublée.

C’est une affaire entendue. Adieu.

ALFRED.

Non et pas adieu, au revoir...

Il remonte, rend son violon sur le seuil de la porte, se retourne pour redire.

Au revoir.

Il sort.

 

 

Scène V

 

FANNY, très agitée

 

Il ne faut pas qu’il revienne, il ne reviendra pas ! mon mari ne sera pas condamné !... Il ne le sera pas ! les juges l’acquitteront... et alors ce serment que l’on vient de m’arracher sera nul... et je serai débarrassée... 

Entrent Gaillardin et Bidard.

 

 

Scène VI

 

GAILLARDIN, FANNY, BIDARD

 

Bidard est en robe d’avocat, la toque sur la tête ; il a un gros dossier sous le bras.

GAILLARDIN, à Bidard.

Vous êtes bien bon de m’avoir ramené chez moi, maître Bidard... et je vous remercie.

Il lui donne fiévreusement la main, puis se laisse tomber sur une chaise, près de la table à gauche. Moment de silence.

FANNY.

Mon ami ?...

GAILLARDIN.

Non pas maintenant...

Furieux.

Tu ne sais pas ce qui se passe là, vois-tu...

Se contenant.

Si je parlais maintenant, j’aurais peur de ne pas rester maître.

FANNY.

Dis-moi au moins le résultat.

GAILLARDIN.

Non, je t’en prie... plus tard.

FANNY, à Bidard.

Ah ! il paraît que...

BIDARD, à Fanny.

Nous serons plus heureux une autre fois... c’est un peu sa faute... il m’a empêché de parler, moi son avocat... mais je n’ai pas de rancune... et, s’il lui plaît d’en appeler, il n’aura qu’à me faire prévenir... je suis à sa disposition... Bonsoir, Gaillardin.

Gaillardin incline la tête.

Votre serviteur, ma dame. À sa place, moi j’en appellerais...

Bidard sort.

 

 

Scène VII

 

GAILLARDIN, FANNY, puis PERNETTE

 

FANNY, à Gaillardin.

Gabriel... mon ami...

GAILLARDIN.

Tout à l’heure, à table, nous causerons... je te le promets...

Se levant.

En attendant, ma chère femme,

S’attendrissant.

ma bien chère femme, fais-moi l’amitié d’aller chercher, parmi mes vieux habits, ce qu’il y a de plus vieux et de plus misérable.

FANNY.

Il y a le paletot que tu mets pour travailler dans le jardin...

GAILLARDIN.

Il est horrible, n’est-ce pas ?

FANNY.

Il est révoltant !

GAILLARDIN.

C’est ce qu’il faut... va me chercher le paletot que je mets pour travailler dans le jardin... que je mettais, du moins, car maintenant les fleurs et moi !... Tu me prépareras le costume complet, dans le même genre.

Il sonne. Entre Pernette.

PERNETTE.

Monsieur !

GAILLARDIN.

Qu’est-ce que vous avez préparé pour le dîner, Pernette ?...

PERNETTE.

Un gigot, monsieur.

GAILLARDIN.

Voilà tout !

PERNETTE.

Le potage, monsieur, un gigot, avec un plat de légumes, du dessert et une tasse de café par là-dessus.

GAILLARDIN.

Vous irez au Lion-d’Or, Pernette, et vous direz que l’on apporte un poisson.

PERNETTE.

Bien, monsieur...

GAILLARDIN.

Et un perdreau... pas un petit, un gros... avec ça pas mal d’entremets sucrés et un fricandeau, un bon fricandeau, vous entendez... pas un de ces petits fricandeaux... non, un vrai fricandeau... et puis un gâteau, un joli gâteau...

FANNY.

Mais, mon ami, qu’est-ce que tu veux faire ?...

GAILLARDIN.

Je veux me nourrir aujourd’hui... me bien nourrir. Qui sait comment je serai nourri demain ! Va, Fanny, va... je t’en prie... Faites ce que j’ai dit, Pernette.

Fanny et Pernette échangent des regards de surprise. Fanny sort à droite, Pernette par le fond.

 

 

Scène VIII

 

GAILLARDIN

 

Condamné ! Ils m’ont condamné ! Scélérat de garde champêtre ! Et moi, qui me croyais sûr !... En allant au tribunal, je rencontre Moulinot, le président, dans l’escalier... Il n’avait pas sa robe... il me dit bonjour, Gaillardin... Je lui réponds : bonjour, Moulinot. – Ça va bien ? – Très bien, merci. – Et la petite femme ? – Très bien aussi... Je vous demande un peu si je pouvais m’attendre... Une demi-heure après, à l’audience, dans la salle du tribunal, je me trouve en face de Moulinot ; il avait sa robe... il était sur son siège et il me demande mon nom ! Je le fais répéter. Il répète : votre nom ! moi, je prends la chose en bon enfant, je me mets à rire et je m’avance. Il y avait Bidard, mon avocat, qui voulait me retenir... je lui dis : Voulez-vous bien vous taire... vous n’entendez rien... Et je m’approche : Voyons, messieurs... Je leur parlais tout à fait en bon enfant... Voyons, messieurs, cette affaire n’est pas sérieuse... – Tout est sérieux devant la justice, répond Moulinot, avec une voix !! Je vous demande un peu, voilà un homme qui dîne ici tous les huit jours... oui, tous les huit jours... enfin !–  Pour la troisième fois, votre nom ! – Mais vous savez bien que je m’appelle Gaillardin, vous me faites venir ici parce que j’ai dit au garde champêtre qu’il était un imbécile... je lui en ai dit bien d’autres pendant trois ans et vous m’avez laissé tranquille. – Comment vous lui en avez dit bien d’autres ? – Assurément, quand il était mon domestique. – Quand il était votre domestique vous en aviez le droit, vous le payiez pour ça. – Eh bien, maintenant qu’il est garde champêtre, est-ce que c’est pas moi qui le paie ?... De quelle poche sort donc l’argent qu’il touche ?... Ah ! là dessus si vous les aviez vus !!... Moulinot à tapé la table avec son nez, comme ceci. Les deux assesseurs ont levé leurs quatre bras au plafond, comme cela, et le substitut...

Amèrement.

Un homme à qui plus de vingt fois j’ai prêté mon tilbury... Il n’en a pas... Alors je lui dis : Vous n’avez pas de tilbury... prenez le mien... Le substitut s’est trouvé debout comme s’il avait été lancé par un ressort !... Funeste effet des révolutions, s’est-il écrié, le prévenu est un de ces hommes qui voudraient faire tenir la Pyramide sur la pointe. – Il ne s’agit pas de Pyramide, il s’agit du garde champêtre. Est-il payé avec notre argent... oui ou non ? je ne sortais pas de là, moi...

Tapant sur la table.

Est-il payé, oui ou non ?... répondez !... Ils n’ont pas pu me répondre ! Ils m’ont condamné ! c’était plus facile !... huit jours de prison. Eh bien ! je les ferai leurs huit jours de prison, et je les ferai tout de suite afin de m’en débarrasser... C’est aujourd’hui le vingt-quatre... huit jours... Je serai en prison le premier janvier... Cela me dispensera de donner des étrennes... Mais jamais je ne me serais attendu à cela de la part de Moulinot.

Il met sa robe de chambre et sa calotte.

 

 

Scène IX

 

GAILLARDIN, DUPARQUET

 

DUPARQUET, très gai.

Vous êtes seul, je n’en suis pas fâché.

GAILLARDIN.

C’est vous, Duparquet, vous venez...

Avec effusion.

Merci, mon ami, merci...

Il serre Duparquet dans ses bras.

DUPARQUET.

Qu’est-ce que vous avez ?

GAILLARDIN, très grave.

Vous avez raison de venir... Car en me frappant, c’est nous tous que l’on a frappés... oui, nous tous !... Toute la haute bourgeoisie de Pincornet-les-Bœufs a été frappée aujourd’hui.

DUPARQUET.

Je ne vous dis pas le contraire, mais ça n’est pas pour vous parler de ça que je viens.

GAILLARDIN.

Pourquoi venez-vous alors ?

DUPARQUET.

Qu’est-ce que vous diriez d’une nuit passée à boire du vin de Champagne, en fredonnant des choses guillerettes ?

GAILLARDIN.

Duparquet, vous êtes farceur, c’est connu, il me semble ce pendant qu’il y a des situations qu’un farceur, même enragé, devrait respecter.

DUPARQUET.

Je ne comprends pas.

GAILLARDIN.

Quand un homme se dispose à aller coucher en prison, il est indécent de venir faire flamboyer à ses yeux...

DUPARQUET.

Votre prison... bénissez-la... Si vous n’aviez pas été condamné, il vous aurait été impossible d’aller réveillonner ce soir chez le prince Yermontoff.

GAILLARDIN.

Chez le prince ?...

DUPARQUET.

Yermontoff !... Il a loué le pavillon de Liserolles pour la saison des chasses et s’y est installé depuis trois jours... C’est moi qui ai rédigé l’acte de location... je suis entré, comme notaire, en relations avec le prince, et je l’ai immédiatement séduit par l’enjouement de mon caractère... maintenant nous sommes une paire d’amis. Il m’a confié ce matin que l’idée lui était venue d’égayer un peu sa solitude et que, pour ce faire, il avait invité à souper quelques jeunes personnes de sa connaissance.

GAILLARDIN.

Quelques jeunes personnes !

DUPARQUET.

Des actrices de Paris !

GAILLARDIN.

Des actrices... qui jouent la comédie ?...

DUPARQUET.

Et pardieu ! oui, qui jouent la comédie dans des théâtres.

GAILLARDIN, dédaigneux.

Peuh ! une fois il en est venu une à Picornet-les-Bœufs. Elle était vilaine !

DUPARQUET.

Ce n’était pas une actrice de Paris ?...

GAILLARDIN.

Si fait... Elle y avait joué... vingt-cinq ans avant...

DUPARQUET.

Vous m’en direz tant... mais celles qu’attend mon noble ami n’ont pas vingt-cinq ans à elles quatre.

GAILLARDIN.

Allons donc !

DUPARQUET.

C’est une façon de parler... Maintenant, a ajouté le prince, il nous faudrait de joyeux compères ; j’ai tout de suite pensé à vous, qui êtes un luron.

Duparquet pousse en riant Gaillardin vers le canapé. Ils s’assoient tous les deux.

GAILLARDIN.

Oh ! un luron ! un luron !

DUPARQUET.

Vous êtes aimable en société, ne dites pas le contraire.

GAILLARDIN.

Aimable, oui certainement.

DUPARQUET.

Vous êtes même gai ?

GAILLARDIN.

Je ne dis pas que quelquefois il ne m’est pas arrivé... ainsi, l’autre soir, chez le percepteur des contributions... vous y étiez ?

DUPARQUET.

Je crois bien que j’y étais.

GAILLARDIN.

Ce que j’ai été... hein ?... un feu roulant... je ne sais pas où j’allais chercher... je me rappelle même que Moulinot se tordait, Moulinot !

Amèrement.

Moulinot qui depuis... Il m’a demandé mon nom...

Se levant.

Il ne me connaît plus... il me demande mon nom !

DUPARQUET, obligeant Gaillardin à se rasseoir.

Ne pensez donc plus à ça !...

GAILLARDIN.

Vous êtes bon, vous, ne pensez plus à ça... quand on se dispose à aller coucher...

DUPARQUET.

Laissez-moi donc tranquille avec votre prison... d’abord vous y serez très bien ; on vient, vous le savez, de nommer un nouveau directeur...

GAILLARDIN.

Oui, j’ai entendu parler de cela à notre cercle... un nommé Tourbillon... Tortillon...

DUPARQUET.

Tourillon, je le connais beaucoup. Tenez, c’est un homme dans votre genre, un homme très gai, un farceur comme vous, car vous êtes un farceur, vous.

Ils se lèvent tous deux.

Avant votre mariage, quand vous vous amusiez à faire sonner votre montre à l’oreille de toutes les jolies filles que vous rencontriez.

GAILLARDIN.

Et je la leur promettais la montre.

DUPARQUET.

Et vous ne la donniez pas.

GAILLARDIN.

Jamais de la vie !

DUPARQUET.

Et la farce que vous m’avez faite il y a quatre ans !

GAILLARDIN.

L’oiseau bleu ?...

DUPARQUET.

Oui...

GAILLARDIN.

Elle était bonne celle-là !...

DUPARQUET.

Pour vous peut-être, mais pas pour moi... Enfin il ne s’agit pas... Il s’agit du réveillon, je vous assure que, dans ce que je vous dis maintenant, il n’y a pas la moindre plaisanterie...

GAILLARDIN, passant à gauche.

Alors, allez...

DUPARQUET.

Supposons que vous n’ayez pas été condamné et que je sois venu vous inviter à ce réveillon de la part de mon noble ami, le prince Yermontoff ; vous m’auriez répondu : c’est impossible, ma femme ne me le permettrait pas...

GAILLARDIN, riant.

Sans compter qu’elle aurait bien fait de ne pas me le permettre. Hé ! s’il y a des actrices !...

Avec éclat.

S’il y a des actrices, Duparquet !...

DUPARQUET.

Je ne vous dis pas non... mais, devant coucher en prison, quoi de plus simple ? vous embrassez gentiment votre femme et vous lui dites : mon petit chou, ou ma bichette, je ne sais pas de quel mot vous vous servez habituellement ?...

GAILLARDIN.

Je change, je dis ce qui me vient... mon petit chou, ma bichette.

DUPARQUET.

Enfin, n’importe... mon petit chou... ou ma bichette... ou autre chose... le mot qui vous viendra... je m’en vais faire mes huit jours de prison, et au lieu d’aller à la prison, crac.

GAILLARDIN.

Je vais chez le prince !

DUPARQUET.

Vous allez chez le prince.

GAILLARDIN.

Et je vois les actrices !...

DUPARQUET.

Et vous voyez les actrices... et vous réveillonnez en musique...

GAILLARDIN.

En musique !...

DUPARQUET.

Partout où il va, le prince a l’habitude de se faire suivre par un orchestre hongrois... Cet orchestre joue des airs joyeux, pendant que le prince et ses invités boivent du vin de Champagne.

GAILLARDIN.

Ah ! mais, dites donc, Duparquet, ça a de l’allure ça, ça a de l’allure...

DUPARQUET.

Vous viendrez ?...

GAILLARDIN.

Mais, la prison... Cette diablesse de prison !...

DUPARQUET.

Vous irez... après le Champagne.

GAILLARDIN, riant.

C’est une vraie farce que vous me proposez là...

DUPARQUET.

Et si vous venez, je vous en réserve une autre, encore meilleure. Votre réponse, vite ?

GAILLARDIN.

Que voulez-vous que je réponde ! je réponds que j’accepte, pardieu !...

DUPARQUET.

Bravo !

GAILLARDIN.

Mais dites donc... est-ce que j’aurai l’occasion de le revoir ce prince ?...

DUPARQUET.

Ce n’est pas probable... il compte chasser deux ou trois fois et après il s’en ira.

GAILLARDIN.

Alors, j’aimerais tout autant ne pas lui être présenté sous mon véritable nom.

DUPARQUET, à part.

Il y vient.

Haut.

Bonne idée, ça, très bonne idée...

GAILLARDIN.

Ce serait le moyen le plus simple qu’on ne sût pas que je suis allé à ce réveillon.

DUPARQUET.

On ne le saura pas... je cours chez mon noble ami, quand vous arriverez, vous me ferez demander... nous conviendrons du nom que vous voudrez prendre.

GAILLARDIN.

Une vraie farce, positivement !

DUPARQUET.

Nous rirons !

GAILLARDIN.

Nous chanterons, Duparquet, nous boirons du Champagne.

DUPARQUET.

Avec les actrices.

Tous deux se mettent à danser en fredonnant un air de quadrille. Fanny paraît avec un vieux paletot déchiré à la main ; elle reste stupéfaite sur le seuil de la porte. Gaillardin et Duparquet s’arrêtent brusquement.

 

 

Scène X

 

GAILLARDIN, DUPARQUET, FANNY

 

FANNY.

Monsieur Duparquet !

GAILLARDIN.

Oui, Duparquet, dont la présence amène la gaité... Tu vois... il est venu...

DUPARQUET, l’interrompant.

Pour le réconforter, madame, pour le réconforter, et je me flatte d’avoir réussi...

FANNY, descendant.

Je vous en suis bien reconnaissante.

DUPARQUET.

Ah ! madame, cela ne mérite pas...

Bas à Gaillardin.

Je me sauve, dépêchez-vous !...

GAILLARDIN, bas.

Soyez tranquille !

DUPARQUET, saluant.

Madame !...

FANNY.

Monsieur !...

GAILLARDIN, courant après Duparquet.

Dites donc, Duparquet ?

DUPARQUET.

Mon ami !...

GAILLARDIN, bas.

En passant entrez chez le coiffeur et dites lui de m’attendre...

Gaillardin qui est remonté, redescend tout guilleret, la figure épanouie.

 

 

Scène XI

 

FANNY, GAILLARDIN

 

FANNY.

Combien de temps ?

GAILLARDIN, changeant brusquement de physionomie et prenant un air lamentable.

Huit jours.

FANNY.

Et tu te rendras à la prison ?

GAILLARDIN.

Ce soir même, chère amie, ce soir même...

FANNY, à part.

Ciel ! mon serment !

GAILLARDIN.

Qu’est-ce que tu as ?

FANNY.

Séparée de toi, pendant huit jours, et tu demandes ?...

GAILLARDIN, légèrement.

Il faut se faire une raison, ma chère.

Se mettant à chanter cette phrase comme un refrain.

Il faut se faire une raison... une raison... une raison...

FANNY.

Tu vas me quitter, et tu fredonnes.

GAILLARDIN.

Je fredonne, tu crois ?

FANNY.

J’en suis sûre.

GAILLARDIN.

J’ai l’air de fredonner... mais en dedans si tu pouvais voir, je me force... voilà la vérité, je me force.

FANNY, reprenant le paletot qu’elle avait déposé sur le canapé.

Tiens, mon ami...

GAILLARDIN.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

FANNY.

Le paletot que tu m’as demandé. Il est encore en plus mauvais état que je ne croyais.

GAILLARDIN.

Le fait est qu’il est...

FANNY.

Il est ignoble, mais pour aller en prison...

GAILLARDIN.

En prison, en prison. On a beau aller en prison. Ce n’est pas un motif. Je ne veux pas mettre ça, je ne mettrai pas ça.

FANNY.

Tu disais tout à l’heure.

GAILLARDIN.

J’avais tort. J’ai changé d’avis. Je ne mettrai pas ça...

FANNY.

Tu pourrais prendre ta redingote marron.

GAILLARDIN.

Ma redingote marron. Ah ! par exemple !

FANNY.

Pourquoi pas ?

GAILLARDIN.

Ça les ferait rire.

FANNY.

Qui ?... les prisonniers...

GAILLARDIN.

Les prisonniers, certainement. Ils sont très gouailleurs, les prisonniers... Tu ne sais pas ce que c’est que des prisonniers...

FANNY.

Alors, va comme tu es là !

GAILLARDIN.

En robe de chambre ! Oh ! non, toute réflexion faite, je sais ce que je dois mettre, ma bonne amie ; je sais ce que je dois mettre ; je vais m’babiller !

Il jette sa calotte sur le canapé, ôte sa robe de chambre, la donne à Fanny et sort rapidement par la droite en fredonnant sur un air connu.

Je vais m’habiller ! Je vais m’habiller !

 

 

Scène XII

 

FANNY, PERNETTE

 

FANNY, posant la robe de chambre sur le canapé.

Cette condamnation l’a rendu fou ! Et Alfred qui va venir !

Coup de sonnette.

Ah ! mon Dieu, serait-ce lui déjà ? Pernette...

PERNETTE, deux lampes à la main, elle en pose une sur la cheminée, l’autre sur le buffet.

Madame.

FANNY.

Qui est-ce qui a sonné ?

PERNETTE.

C’est le garçon du Lion-d’Or, il apporte le dîner que monsieur a commandé.

Entre un garçon d’hôtel avec que grande manne sur la tête.

FANNY, très agitée.

Ah ! bien, c’est très bien.

PERNETTE, aidant le garçon à se débarrasser.

Qu’est-ce qu’elle a donc madame ?

FANNY, à part.

Je guetterai, m’a-t-il dit... Il guette maintenant sans doute... si je refuse de le recevoir, il fera un esclandre... mieux vaut consentir... pour lui ordonner une bonne fois de me fuir, de m’oublier... Oui, cela vaut mieux, je le recevrai...

Regardant Pernette qui met le couvert sur la table à gauche.

Mais que vais-je faire de Pernette ? Ah !... Pernette, va-t-elle mieux votre tante ?...

PERNETTE.

Oh ! non, madame, elle ne va pas mieux. Elle est bien malade, ma tante, bien malade !

FANNY.

Eh bien, si elle est aussi malade que vous le dites, il faut aller la voir...

PERNETTE.

Madame me l’a défendu... positivement.

FANNY.

Vous venez me demander dans un moment où je suis nerveuse... Il fallait attendre un peu, je vous l’aurais permis...

PERNETTE.

Vraiment, madame ?

FANNY.

Vous irez, je vous le permets, je le veux.

PERNETTE.

Merci, madame.

 

 

Scène XIII

 

FANNY, GAILLARDIN

 

GAILLARDIN, entrant rapidement, il est en habit noir, gilet blanc, cravate blanche.

Où est donc l’eau de Cologne... Il n’y a pas moyen de mettre la main sur l’eau de Cologne. Allez me chercher l’eau de Cologne, Pernette.

PERNETTE.

Oui, monsieur.

Elle sort.

FANNY, stupéfaite.

Comment, tu as mis ton habit noir ?

GAILLARDIN.

Oui, toute réflexion faite, j’ai mis mon habit noir.

FANNY.

Et un gilet blanc ?

GAILLARDIN.

Et un gilet blanc.

FANNY.

Et une cravate blanche ?

GAILLARDIN.

Et une cravate blanche.

FANNY.

Pour aller en prison ?

GAILLARDIN.

Cela te surprend.

FANNY.

Oui, j’avoue...

GAILLARDIN.

C’est pourtant bien simple, cette toilette est une façon de protester, je proteste ; est-ce que tu n’as pas lu qu’autrefois, avant d’aller à la Bastille, les marquis de l’Œil-de-Bœuf se faisaient poudrer ? Ils protestaient, je proteste !

FANNY.

Mais tu n’es pas un marquis de l’Œil-de-Bœuf, mon ami.

GAILLARDIN.

Aussi ne vais-je pas me faire poudrer, il n’y a pas de danger que j’aille...

À part.

Je me ferai friser, voilà tout.

Haut.

Mais où est donc l’eau de Cologne ?

Rentre Pernette qui lui remet un flacon. Gaillardin devant Fanny et Pernette stupéfaites s’inonde d’eau de Cologne, puis d’un ton léger dit.

Là, maintenant je puis m’en aller.

FANNY.

Sans dîner ?...

GAILLARDIN.

Mais certainement...

FANNY, à part.

Et Alfred qui va venir !

Haut.

Mais pourquoi as-tu commandé ?... Tu as commandé un dîner énorme... un fricandeau, un perdreau...

GAILLARDIN, à part.

Ah ! sapristi ! c’est vrai... à ce moment-là je ne me doutais pas que je serais invité.

Haut, avec attendrissement.

Ma femme, ma bien chère femme !

FANNY.

Mon ami.

GAILLARDIN.

Tu mangeras tout ça, toi, ça te fera du bien ; quant à moi, la douleur, l’indignation, Moulinot, l’affreux Moulinot... Non, il me serait impossible... j’aime mieux...

À part.

Le temps passe, ils se mettront à table sans moi.

Haut.

J’aime mieux m’en aller... je m’en vais. Nous allons nous séparer, Fanny.

FANNY.

Ah !

GAILLARDIN.

Dans ces sortes de situation... on n’a que deux partis à prendre : ou bien l’on s’étale dans sa douleur, on se fait des adieux qui n’en finissent pas... ou bien l’on coupe... brusquement !

FANNY, se jetant au cou de son mari.

Huit grands jours sans te voir !

GAILLARDIN.

Si tu veux, nous couperons.

FANNY.

Ah !

GAILLARDIN, se dégageant.

C’est entendu, nous coupons, adieu, ma Fanny ! allons, c’est coupé...

FANNY.

Adieu, mon ami.

GAILLARDIN, à part.

Je dois être en retard, mais je vais courir...

Haut.

où est mon chapeau... mon chapeau neuf !

Il s’inonde de nouveau d’eau de Cologne, prend son chapeau et va pour sortir, mais, en se retournant, il rencontre Pernette qui tient une assiette à la main. Sur cette assiette est un gâteau de Savoie, surmonté d’une rose énorme. Gaillardin enlève prestement la rose, la met à sa boutonnière, paraît charmé de l’effet de cette rose sur son habit noir, bat me sorte de petit entrechat, et sort en courant.

 

 

Scène XIV

 

FANNY, PERNETTE

 

PERNETTE, qui a achevé de mettre le couvert, et qui a apporté sur la table la lampe du buffet.

Comme ça, madame va dîner toute seule.

FANNY.

Dîner dans une situation pareille, non, Pernette, non, je ne dînerai pas.

PERNETTE.

Alors si madame était bonne... elle me permettrait d’emporter le perdreau... Ça lui ferait bien du bien à ma tante, le perdreau.

FANNY.

Emportez ce que vous voudrez, et laissez-moi.

PERNETTE.

Oui, madame.

Elle sort.

 

 

Scène XV

 

FANNY, seule

 

Pouvais-je ne pas faire le serment ? Évidemment non ! Avant tout, je devais éviter une rencontre... et puis il me restait une chance... mon mari aurait pu ne pas être condamné... alors Alfred ne serait pas venu... malheureusement, mon mari a été condamné... et Alfred va venir ! Tout cela s’en chaîne.

Regardant par la fenêtre.

Voilà Pernette qui s’en va chez sa tante... elle emporte le perdreau... Je suis seule, maintenant, dans la maison... Il ne peut entrer que par la petite porte du jardin... j’ai envie de descendre et d’aller fermer cette porte au verrou... Oui...

Elle court, et s’arrête brusquement en entendant un grelot.

Le grelot !... La porte vient de s’ouvrir... de longs cheveux, des yeux ardents ! C’est lui !

Paraît Alfred. Fanny se laisse tomber sur une chaise près de la table. Alfred ôte sa casquette, la jette sur un fauteuil et descend vers Fanny qui, la tête dans les mains, lui tourne le dos.

 

 

Scène XVI

 

FANNY, ALFRED

 

ALFRED, voyant les deux couverts et le potage sur la table.

Vous m’attendiez... C’est bien !...

Il s’assied tranquillement sur l’autre chaise près de la table, enlève le couvercle de la soupière et se sert une grande assiettée de potage, Fanny écarte les mains, et voit Alfred prenant son potage avec le plus grand calme.

FANNY.

Qu’avez-vous à me dire ? parlez-vite, j’ai peur.

ALFRED ne trouve pas le potage assez relevé, et, tout en parlant, il ajoute du sel.

Le temps seulement de vous raconter une histoire... après je partirai...

FANNY.

Une histoire ?...

ALFRED.

Écoutez-moi...

FANNY.

Je vous écoute...

ALFRED.

Il y avait une fois une jeune fille et un jeune homme, la jeune fille... Tenez-vous à ce que je vous dise son nom, à la jeune fille ?

FANNY.

Ayez pitié de moi.

Elle se lève.

ALFRED, se levant aussi.

La jeune fille avait un père ; ce père, vaniteux comme bien des pères, aimait à donner des soirées musicales dans l’appartement qu’il occupait au troisième, rue du Petit Carreau... C’était horrible, la musique qui se faisait là dedans ! Un soir pourtant, un instrumentiste de premier ordre s’y égara. C’était le jeune homme !...

FANNY.

Alfred !

ALFRED.

Il vit la jeune fille, et la jeune fille chanta devant lui ; elle lui parut organisée... Il offrit de l’initier au grand art et de lui donner des leçons d’harmonie, moyennant une rétribution dérisoire...

Mouvement de Fanny.

oui, dérisoire !... Vous le savez bien... Quinze sous le cachet !... Son but, en faisant cette pro position, était de plaire et de se faire aimer... il y parvint !

Fanny va tomber accablée sur le canapé.

Le jeune homme et la jeune fille échangèrent des serments... On se promit le mariage ; mais de l’argent, Alfred n’en avait guère !... Mais de l’argent, Alfred n’en avait pas ! Sa position de chef d’orchestre à Tivoli-Vaux-hall ne lui rapportait que de la gloire... je partirai, dit-il, et je gagnerai une fortune !... Et il consentit à accepter les fonctions de chef d’orchestre hongrois chez un prince russe qui aimait la musique savante... Le prince russe partit pour Pétersbourg et le jeune homme dût partir avec lui... Avant de se séparer de la jeune fille : Jure-moi, lui dit-il, jure-moi de m’attendre... Et elle jura !...

FANNY.

Cela est vrai, mais...

ALFRED, sans la laisser parler.

Six semaines après le jeune homme revint, il courut à la maison de la jeune fille... mais elle n’y était plus ! Un homme était venu. un de ceux qui habitent le département de la Creuse...

FANNY, se levant et passant devant Alfred.

C’était monsieur Gaillardin, mon mari...

ALFRED.

Votre mari !...

FANNY.

Laissez-moi me défendre... Quand on me proposa de devenir sa femme, je répondis que je vous aimais...

ALFRED, avec un grand cri.

Ah !

FANNY.

Mon père alors me laissa le choix entre deux choses !... la misère avec vous, ou bien une honnête aisance avec monsieur Gaillardin. Je n’hésitai pas ! je me décidai pour l’honnête aisance ! je fis ce que vous-même m’auriez conseillé de faire, si vous aviez été à ma place. Je connaissais votre délicatesse, et je ne voulais pas vous donner le chagrin de voir dans la gêne la femme que vous aimiez.

ALFRED, avec un geste écrasant, passant derrière Fanny.

Malheureuse !

Il retourne près de la table, se verse un verre de vin de Bordeaux, porte le verre à ses lèvres, fait la grimace trouvant le vin médiocre, revient et reprend froidement son récit.

Quatre ans se passèrent ; au bout de ces quatre ans, le hasard qui n’oublie rien, lui, amena dans le département de la Creuse le prince russe, toujours suivi de son chef d’orchestre... et le jeune homme se retrouva en présence de la jeune personne...

FANNY, croyant entendre du bruit an dehors.

Il me semblait... mais non.

ALFRED.

En la voyant, il se rappela une chose et il en oublia une autre. Ce qu’il se rappela, c’est qu’elle avait juré d’être à lui !... Ce qu’il oublia, c’est qu’elle avait un mari !

FANNY.

Monsieur...

ALFRED, avec passion.

Appelle-moi Alfred...

FANNY.

Mon ami...

ALFRED, l’entourant de ses bras.

Appelle-moi Alfred, et sois. à moi !

FANNY, écoutant an dehors.

Attendez...

ALFRED.

Je veux bien, mais pas longtemps.

FANNY, allant à la fenêtre.

Je ne me trompe pas... on parle bas... on marche là, autour de la maison, des hommes...

ALFRED.

Des voleurs ?

FANNY.

Non... des gendarmes...

ALFRED.

Des gendarmes !...

FANNY.

Tenez, regardez... c’est mon mari qu’ils viennent chercher... et ils vous trouveront, vous !...

ALFRED.

Éteignez tout...

FANNY.

Comment...

ALFRED, éteint la lampe placée sur la cheminée.

Éteignez tout, je vous dis.

Fanny éteint la lampe placée sur la table.

Et ne craignez rien, je me sauve. À peine les lampes sont-elles éteintes que, par la fenêtre ouverte, la chambre est inondée de la lumière d’un brillant clair de lune.

FANNY, écoutant à la porte.

Par là... c’est impossible.

ALFRED.

Mais la fenêtre...

FANNY.

Vous vous tuerez...

ALFRED.

Qu’importe !...

Alfred vent s’élancer. Fanny le retient. Tous deux sont en plein sous le foyer de la lumière électrique. Alfred repousse Fanny qui jette un cri. Il va jusqu’à la fenêtre, mais il s’y arrête et redescend en disant.

Ah oui ! C’est bien haut !...

FANNY.

Une idée, donnez-moi votre habit.

ALFRED.

Mon habit !

FANNY.

Oui, pour faire une échelle de corde.

Elle aide Alfred retirer sa redingote à brandebourgs, puis court à la fenêtre pour attacher l’habit au balcon.

ALFRED.

Très bien ! je comprends !

FANNY.

Pas assez long. Ce n’est pas assez long... Ah ! la robe de chambre de mon mari...

ALFRED.

Oui, oui, c’est cela... En nouant les manches.

FANNY.

Dépêchez-vous...

ALFRED.

Je me dépêche...

Au moment où ils sont en train d’attacher une manche de la robe de chambre à une manche de la redingote à brandebourgs, on frappe trois coups violents à la porte.

 

 

Scène XVII

 

FANNY, ALFRED, TOURILLON, LÉOPOLD

 

TOURILLON.

Au nom de la loi...

Entre Tourillon.

FANNY.

Ah !

Alfred et Fanny restent immobiles tenant chacun la robe de chambre par un bout.

TOURILLON, saluant.

Monsieur, madame... madame Gaillardin, je suppose...

Fanny incline la tête.

Désolé de vous déranger. Je suis Tourillon, le nouveau directeur de la prison. Je viens arrêter votre mari.

À Alfred.

D’ordinaire c’est une besogne que je laisse à mes subalternes, mais pour un homme tel que vous, j’ai tenu à venir moi-même... Allons, venez, monsieur.

ALFRED.

Moi...

TOURILLON.

Oui... vous, monsieur Gaillardin...

FANNY.

Mais monsieur n’est pas...

TOURILLON.

Vous dites ?

FANNY.

Je dis que monsieur n’est pas...

TOURILLON.

Vous voulez le sauver... c’est sublime... c’est sublime, mais c’est un peu vif. Vous me persuaderez difficilement qu’une personne que je trouve près de vous à une pareille heure... sans lumière... et dans un pareil négligé...

Alfred n’a pas eu le temps de remettre sa redingote.

FANNY.

Oh !

TOURILLON.

Je n’insiste pas... allons, monsieur, venez.

ALFRED, vivement.

En prison... jamais de la vie !...

TOURILLON.

De la résistance. Entrez, Léopold.

LÉOPOLD, entrant par le fond avec un trousseau de grosses clés à sa ceinture et un falot allumé à la main.

Lumière à la rampe. Voilà, patron, voilà !

TOURILLON.

Mon geôlier, il est gentil, n’est-ce pas ? il a un défaut

Il fait le signe de boire.

mais, à cela près, il est gentil...

LÉOPOLD.

Faut-il boucler, patron ?

TOURILLON.

Non, Léopold... il ne faut pas boucler... Monsieur comprend que toute résistance serait inutile et il consent à nous suivre... Allons, monsieur, remettez votre robe de chambre.

ALFRED, ahuri.

Ma robe de chambre...

TOURILLON, aidant Alfred à endosser la robe de chambre.

Et ne craignez rien... vous ne vous ennuierez pas... je suis très amusant comme homme privé.

LÉOPOLD.

Et moi donc... j’ai l’air comme ça un peu... mais au fond j’aime à rire... vous verrez... enfoncez-moi votre bonnet...

Il lui enfonce sur les yeux la calotte de Gaillardin.

TOURILLON.

Et puis embrassez madame, oui, mais vite, je vous en prie, je suis un peu pressé.

À part, regardant sa montre.

Le prince et les actrices qui m’attendent.

Il remonte au fond, trouve la bouteille d’eau de Cologne et s’en inonde à son tour.

ALFRED.

Que j’embrasse madame !...

LÉOPOLD.

Allez donc, puisqu’on vous le dit...

Alfred s’approche de Fanny.

FANNY, bas.

Vous ne dites rien, vous ne faites rien, vous ne trouvez rien...

ALFRED, commençant à embrasser.

Voilà tout ce que je trouve... Que voulez-vous que je fasse ? que voulez-vous que je dise ? Y a t-il un avocat dans le pays ?...

FANNY, bas.

Sans doute...

ALFRED, continuant à embrasser Fanny.

Bon, alors... je le ferai venir, et il me donnera une idée...

FANNY.

Et ma réputation ! au milieu de tout ça, qu’est-ce qu’elle va devenir ma réputation ?

ALFRED, embrassant toujours.

Fanny !

FANNY, prise d’une petite attaque de nerfs.

Ah !

Elle tombe sur le canapé.

TOURILLON.

Là, maintenant...

À Alfred.

Venez.

ALFRED.

Elle se trouve mal, monsieur...

TOURILLON, entraînant Alfred.

Profitons-en pour nous en aller... passez devant.

Il pousse Alfred vers la porte du fond.

LÉOPOLD, s’approchant de Fanny.

N’ayez pas peur, je vas la faire revenir.

Il cherche à lui mettre dans le dos une des énormes clé de son trousseau.

Pauvre petite femme !

FANNY, se jetant sur Léopold.

Ah ! je suis perdue ! je suis perdue.

Elle se voit dans les bras de Léopold, pousse un cri, veut se rejeter en arrière.

TOURILLON, venant chercher Léopold.

Eh bien, Léopold !

LÉOPOLD.

On y va, bourgeois, on y va.

 

 

ACTE II

 

Chez le prince Yermontoff.

Un salon très élégamment meuble ; beaucoup de lumières ; au fond une grande baie ouvrant sur une serre ; des rideaux peuvent fermer cette baie ; ils sont relevés au commencement de l’acte : porte à gauche, canapé à droite, petit guéridon à gauche.

 

 

Scène première

 

DUPARQUET, UN DOMESTIQUE

 

DUPARQUET, entrant par la gauche et parlant an prince qu’on ne voit pas.

Soyez tranquille, mon prince, soyez tranquille, mon noble ami ! Les deux personnes que j’aurai l’honneur de vous présenter sont des personnes folâtres... si nous ne nous amusons pas, ça ne sera pas de nia faute...

Au domestique.

Que me voulez-vous ?

LE DOMESTIQUE, au fond.

Il y a là un monsieur, qui a une rose à sa boutonnière, et qui désire parler à monsieur.

DUPARQUET.

Faites-le entrer.

LE DOMESTIQUE.

Si Monsieur veut se donner la peine d’entrer.

Paraît Gaillardin très frisé. Le domestique prend le chapeau de Gaillardin et se retire.

 

 

Scène II

 

GAILLARDIN, DUPARQUET

 

DUPARQUET.

Vous voilà, Gaillardin... bravo !

GAILLARDIN.

Ne m’appelez donc pas Gaillardin.

DUPARQUET.

N’ayez pas peur... nous sommes seuls.

GAILLARDIN.

Ouf !... Je suis essoufflé... je n’en peux plus...

DUPARQUET.

Vous avez couru ?

GAILLARDIN.

Oui !... On n’a pas encore soupé, au moins ?

DUPARQUET.

Non, pas encore... ces dames sont en train de faire un bout de toilette.

GAILLARDIN.

Ces dames !

DUPARQUET.

Les actrices... Gaillardin... les actrices !...

GAILLARDIN.

Sapristi ! ne m’appelez donc pas...

DUPARQUET.

Sous quel nom vais-je vous présenter ?

GAILLARDIN.

Il n’y aura que vous à ce souper, n’est-ce pas ? vous et le prince ?

DUPARQUET.

Il y aura aussi le comte de Villebouzin.

GAILLARDIN.

Le comte de...

DUPARQUET.

Villebouzin, un bomme charmant.

Souriant.

Vous serez en chanté de faire sa connaissance...

GAILLARDIN.

Qu’est-ce que vous avez à rire ?

DUPARQUET.

Moi, rien... je ne ris pas...

GAILLARDIN.

Encore une farce que vous préparez...

DUPARQUET.

Mais non... je vous dis...

GAILLARDIN.

On n’est jamais tranquille avec vous... Qu’est-ce que c’est que ce comte de Villebouzin ?... vous ne m’aviez pas parlé de celui-là !

DUPARQUET.

Je n’étais pas assez sûr...

GAILLARDIN.

Un parisien ?

DUPARQUET.

Non, un gentilhomme campagnard... il habite un château à une dizaine de lieues d’ici.

GAILLARDIN.

Dites donc, Duparquet, j’ai bien envie de prendre un titre, moi aussi.

DUPARQUET.

Si ça vous fait plaisir...

GAILLARDIN.

Pas pour moi, grand Dieu ! pas pour moi !... Vous connaissez mes opinions, mais pour les actrices, ça ne peut pas faire de mal.

DUPARQUET.

Au contraire !... Quel titre prendrez-vous ? Quel titre !... Voyons...

GAILLARDIN.

Quel titre... Eh bien, nous avons un prince... nous avons un comte... j’ai envie de prendre quelque chose entre les deux...

DUPARQUET.

Marquis alors... monsieur le marquis de... de...

GAILLARDIN.

Oh ! le nom je l’ai... En route j’y ai pensé...

Avec importance.

monsieur le marquis de Valangoujar...

DUPARQUET.

Oh ! oh !

GAILLARDIN.

C’est joli, n’est-ce pas ?

DUPARQUET.

Je vais présenter le marquis de Valangoujar.

GAILLARDIN.

Me présenter... attendez un peu... laissez-moi le temps de jeter un coup d’œil... ma toilette... là... Regardez-moi !

DUPARQUET.

Vous vous êtes fait friser ?...

GAILLARDIN.

Oui... ça se voit ?... J’ai cru devoir... mes cheveux ne sont pas dérangés ?

DUPARQUET.

Pas du tout. Vous êtes magnifique... allons, venez.

GAILLARDIN.

Encore un mot.

DUPARQUET.

Le dernier, n’est-ce pas ?

GAILLARDIN, très sérieux.

Le dernier ! mais celui-là est grave !...

DUPARQUET.

Qu’est-ce qu’il y a, mon Dieu ?

GAILLARDIN.

Ce Russe... je suis chez lui... je ne l’oublierai pas... je sais ce que je dois à un homme qui m’invite à boire du vin de champagne, et qui va me présenter à des actrices... Le marquis de Valangoujar est homme du monde.

DUPARQUET.

Vous dites ?

GAILLARDIN.

Je dis le marquis de Valangoujar... C’est le nom que j’ai pris. Vous savez bien.

DUPARQUET.

Vous vous appelez comme ça, même entre nous ?

GAILLARDIN.

Oui, c’est pour m’habituer...

DUPARQUET.

À la bonne heure !

GAILLARDIN, reprenant.

Le marquis de Valangoujar est homme du monde... et j’aurai pour ce Russe tous les égards...

Avec énergie.

Mais qu’il ne touche pas à mes opinions ! qu’il n’y touche pas !

DUPARQUET.

Eh ! qu’est-ce qui songe ?...

GAILLARDIN.

Qu’il n’y touche pas ! Je ne lui demande que ça... un mot, un seul, je ne le laisserais pas passer... je me connais... et ce n’est pas parce qu’un homme aura six pieds et des moustaches formidables !...

DUPARQUET, riant.

Six pieds... des moustaches formidables !... Ah ! ça, de qui parlez-vous ?

GAILLARDIN.

Eh pardieu ! de votre prince russe... du prince Yermontoff !

Entre par la gauche Yermontoff, dix-huit ans, figure d’enfant fatigué. Le prince fume une cigarette ; habit, gilet et pantalon noir, cravate blanche.

 

 

Scène III

 

GAILLARDIN, DUPARQUET, YERMONTOFF

 

YERMONTOFF, accent russe très léger.

Eh bien, cher Duparquet, vos invités se font donc attendre ?

Apercevant Gaillardin.

Oh ! oh !

DUPARQUET, présentant Gaillardin.

Monsieur le marquis de Valangoujar...

YERMONTOFF, saluant.

Oh ! marquis...

DUPARQUET.

Un de nos plus joyeux drilles...

Bas.

C’est un des deux... pour la farce que je vous ai annoncée...

YERMONTOFF, bas.

Ah ! très bien !

À Gaillardin.

Vous voulez bien souper avec nous, je suis enchanté, asseyez-vous donc, je vous prie...

Il remonte un peu à droite.

DUPARQUET, à Gaillardin.

Eh bien !

GAILLARDIN, bas à Duparquet.

Qu’est-ce que c’est que ce petit bonhomme-là ?

DUPARQUET, stupéfait.

C’est le prince Yermontoff... celui qui vous reçoit...

GAILLARDIN, bas.

Allons donc !

DUPARQUET.

Vous voilà... avec vos six pieds... et vos moustaches...

GAILLARDIN, bas.

Jamais je ne me serais figuré...

Allant an prince avec un grand salut.

Mon prince... mon prince...

YERMONTOFF, redescendant.

Est-ce que vous ne voulez pas vous asseoir ?

GAILLARDIN, très troublé.

Je vous remercie... Je ne suis pas fatigué... C’est-à-dire, si... J’ai couru en venant et alors...

YERMONTOFF, allant à Gaillardin.

Eh bien, asseyez-vous...

Gaillardin recule et va tomber lourdement sur une chaise à gauche, à Duparquet.

Cher monsieur Duparquet...

DUPARQUET.

Mon prince...

YERMONTOFF, qui est remonté.

Voulez-vous, je vous prie, aller voir si ces dames seront prêtes bientôt...

GAILLARDIN, à demi-voix à Duparquet avec un sourire.

Les actrices !

YERMONTOFF.

Moi... pendant ce temps je tiendrai compagnie à monsieur le marquis de Val...

Il cherche le nom.

GAILLARDIN.

Angoujar, mon prince, Angoujar... marquis de Valangoujar.

YERMONTOFF, à Duparquet.

Allez tout de suite... n’est-ce pas ? cher monsieur Duparquet ?

DUPARQUET.

Tout de suite, mon noble ami.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

GAILLARDIN, YERMONTOFF

 

Ils se regardent tous les deux.

YERMONTOFF.

Eh bien, marquis ?

GAILLARDIN.

Mon prince...

YERMONTOFF, allant à gauche près du guéridon.

Croyez-moi, je vous prie... Je suis tout à fait aise de souper avec vous... vous avez une physionomie...

GAILLARDIN, confus.

Vous me flattez...

YERMONTOFF.

Vous êtes candide... Je suis sûr...

GAILLARDIN, se révoltant.

Vous dites... comment... Je suis candide !

YERMONTOFF.

Si fait ! vous autres Français, vous êtes candides... mais vous mettez de l’amour-propre à ne pas vouloir en convenir.

GAILLARDIN, à lui-même, très piqué.

Candide !... candide !

LE PRINCE.

Voulez-vous que nous prenions un peu de vin de Madère ?

GAILLARDIN.

Avec le plus grand plaisir, mon prince, avec le plus grand plaisir.

YERMONTOFF, après avoir sonné.

Cela vous donnera de l’appétit...

GAILLARDIN.

Oh ! moi ! Je n’ai pas besoin de vin de Madère pour avoir de l’appétit.

YERMONTOFF.

Vous êtes bien heureux... moi aussi, j’avais un très bon estomac... autrefois... mais maintenant, je n’ai plus ni appétit ni...

D’un air dégagé.

e n’ai plus rien du tout...

GAILLARDIN, stupéfait.

Ah bah !

Entre le domestique.

YERMONTOFF.

Yvan, apportez-nous du vin de Madère.

À Gaillardin.

Plus rien du tout absolument, et vous ?

GAILLARDIN.

Moi... mais j’ai encore de l’appétit... Et puis je vais vous dire... ce qui fait qu’à la rigueur, je n’aurais pas besoin de vin de Madère aujourd’hui... c’est que je n’ai pas dîné !... Je tenais à faire honneur à votre souper...

YERMONTOFF, riant légèrement.

C’est fort aimable !...

GAILLARDIN, troublé sous le regard du prince.

Je n’ai touché à rien, et cependant le menu était superbe... il y avait d’abord un gigot, et puis un perdreau, pas un petit, un gros, et puis un fricandeau, et pas un de ces fricandeaux, non un vrai fricandeau.

Le domestique rentre apportant le madère ; à part, tout fait troublé.

Qu’est-ce que je dis, moi ? Il m’interloque, ce prince de dix-huit ans.

YERMONTOFF.

Ne soyez donc pas gêné comme vous êtes... Pourquoi êtes-vous gêné ?...

GAILLARDIN.

Mais mon prince, je ne suis pas...

YERMONTOFF.

Commencez donc de boire pour vous mettre à votre aise...

GAILLARDIN.

Mon prince !

YERMONTOFF.

Faites comme moi, tenez...

Il avale coup sur coup deux ou trois verres de madère.

GAILLARDIN.

Oh !

YERMONTOFF.

Eh bien !

GAILLARDIN, buvant à son tour.

Voilà, prince, voilà...

YERMONTOFF.

Là, je suis sûr que maintenant vous êtes moins gêné... Encore un verre, voulez-vous ? à la santé de Métella et de ses jeunes amies...

GAILLARDIN.

Métella ?

YERMONTOFF.

Oui, Métella...

GAILLARDIN.

Qu’est-ce que c’est que Métella ?

YERMONTOFF.

C’est... savez-vous ce que c’est qu’un cercle ?

GAILLARDIN.

Parfaitement !

Décrivant un cercle avec la main.

C’est un rond !

YERMONTOFF, riant.

Eh non, un cercle... un club... comme c’est drôle encore, mon cher, ce que vous dites là... Un rond... Comme vous avez de l’esprit...

GAILLARDIN.

Un cercle... ah ! très bien, nous en avons un...

Se versant un verre de madère.

Vous permettez !...

Continuant.

Et un fameux !... J’en suis... Moulinot en est aussi... ce Moulinot qui...

YERMONTOFF.

Moulinot ?

GAILLARDIN, avec amertume.

Ne parlons pas de Moulinot...

Il boit.

Vous me demandez si je sais ce que c’est qu’un cercle ?

YERMONTOFF.

Qu’est-ce que c’est donc, je vous prie ?

GAILLARDIN.

Mais... c’est... voilà une question, par exemple... c’est une réunion...

Se versant un verre de madère.

Vous permettez...

Reprenant.

C’est une réunion d’hommes du monde...

Il boit.

YERMONTOFF.

Qui donnent chacun une certaine somme, n’est-ce pas ?

GAILLARDIN.

Qui donnent chacun une certaine somme... nous donnons trente francs par an, nous ! Je ne sais pas ce que vous donnez, mais nous, c’est trente francs.

YERMONTOFF.

Une certaine somme pour louer un appartement qui leur appartiendra en commun, pour le meubler...

GAILLARDIN.

Somptueusement !... il y a un tableau dans le nôtre... une certaine Vénus

Se versant un verre de Madère.

Vous permettez...

Reprenant.

d’après un certain... et qui vous regarde avec un certain œil...

YERMONTOFF, reprenant.

Une certaine somme pour payer les gages des domestiques...

GAILLARDIN.

Les contributions, les abonnements aux journaux... les assurances contre l’incendie.

YERMONTOFF.

Et cætera, et cætera !

GAILLARDIN.

Et cætera, et cætera ! voilà ce que c’est qu’un cercle !.

YERMONTOFF, se levant, passant à droite.

Et voilà ce que c’est que Métella ! Son cœur est un des cercles les plus à la mode de Paris... Tous les gens de quelque distinction s’y sont fait recevoir, mon cher...

GAILLARDIN.

Comment tous ?

YERMONTOFF.

Absolument, mon cher, ou à peu près...

GAILLARDIN.

Ah !... et vous ?

YERMONTOFF.

Moi ! je suis le président du cercle... pour le moment !...

GAILLARDIN, à part.

Ça n’est pas possible... qu’est-ce qu’il a fait de sa bonne ?

 

 

Scène V

 

GAILLARDIN, YERMONTOFF, DUPARQUET

 

DUPARQUET.

Vite, mon noble ami, vite... on a besoin de vous là haut...

YERMONTOFF.

Qu’est-ce qu’il y a donc ?

DUPARQUET.

Il y a que mademoiselle Métella est tout à fait embarrassée... Elle est entre deux robes !...

YERMONTOFF.

Entre deux robes ?

DUPARQUET.

Elle a une robe à droite, une robe à gauche, elle ne sait la quelle mettre, et vous prie de venir choisir vous-même...

YERMONTOFF.

Venez avec moi alors, mon cher Val... Val en quoi ?

GAILLARDIN.

Angoujar... toujours angoujar... Valangoujar...

YERMONTOFF.

Venez avec moi, vous donnerez votre avis...

GAILLARDIN.

Mais dites donc, mon prince... une robe à droite, une robe à gauche, et entre ces deux robes mademoiselle Métella...

Riant.

mais alors... mais alors...

YERMONTOFF.

Alors quoi ?

GAILLARDIN.

Il me semble que c’est là un costume...

YERMONTOFF, très froidement.

Ça vous fait quelque chose à vous, ces choses-là ?

GAILLARDIN, avec éclat.

Si ça me fait quelque chose !!!

YERNONTOFF, le prenant par le bras et l’emmenant.

Ah ! vous êtes un enfant décidément, mon cher, vous êtes un enfant...

GAILLARDIN, sortant très lentement avec le prince.

Allons bon, c’est moi qui suis l’enfant, maintenant.

Se tournant vers Duparquet.

Mon prince me dit que je suis un enfant...

Au prince.

Mais, mon prince, si j’étais un enfant, ça ne me ferait rien du tout.

Se retournant encore vers Duparquet.

Avez-vous entendu ce que j’ai répondu à mon prince... je lui ai dit : mon prince, si j’étais un enfant...

Le prince tout en riant emmène Gaillardin et on entend à la cantonade Gaillardin répéter plusieurs fois.

Mon prince ! mon bon prince !

 

 

Scène VI

 

DUPARQUET, puis TOURILLON

 

DUPARQUET.

Eh bien... et l’autre... est-ce qu’il ne va pas venir ?... Si l’autre ne renait pas, ma farce serait manquée... et ce serait dommage.

Un domestique paraît à la porte.

Quelqu’un, n’est-ce pas ? quelqu’un qui me demande... faites entrer tout de suite...

Entre Tourillon. Habit noir, cravate blanche.

Arrivez donc, je vous attendais avec une impatience, mon cher Tourillon.

Les rideaux du fond se ferment après l’entrée de Tourillon.

TOURILLON.

Ne m’appelez donc pas Tourillon... Villebouzin, puisque nous sommes convenus... il faut de la prudence. Si l’on savait que moi, le nouveau directeur de la prison...

DUPARQUET.

Ne craignez rien... Comment arrivez-vous si tard ?

TOURILLON.

Je ne suis à Pincornet-les-Bœufs que depuis quelques heures... et j’ai dû tout d’abord m’occuper d’une affaire...

DUPARQUET.

Sérieuse ?

TOURILLON.

Excessivement sérieuse...

DUPARQUET.

Quoi donc, hé ! racontez-moi...

TOURILLON, très grave.

Duparquet, vous connaissez mes principes. Au sein de mes fonctions, jamais je ne songe à mes plaisirs... au sein de mes plaisirs, jamais je ne parle de mes fonctions...

DUPARQUET.

Je ne demande plus rien...

TOURILLON, changeant de ton.

Et cette fête sera-t-elle un peu... hein ? vous m’avez dit qu’il y aurait des dames...

DUPARQUET.

Elles sont en train de s’habiller...

TOURILLON, légèrement.

Oh ! Pourquoi ?

DUPARQUET.

Vous allez loin !

TOURILLON.

Obligé d’être austère, vous comprenez... la sévérité à laquelle me condamne ma position... quand je suis lancé, je me dédommage...

DUPARQUET.

Allons retrouver le prince...

TOURILLON.

Nous ne serons que trois ?

DUPARQUET.

Nous serons quatre, le marquis de Valangoujar.

TOURILLON.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

DUPARQUET, riant.

Un riche propriétaire des environs... Vous serez, je suis sûr, enchanté de le connaître...

 

 

Scène VII

 

DUPARQUET, TOURILLON, GAILLARDIN

 

GAILLARDIN, du dehors.

N’ayez pas peur, mesdames, n’ayez pas peur, j’aurai bien soin de tout.

DUPARQUET.

Le voici, justement.

GAILLARDIN, porte une pelisse de femme, un bouquet, un éventail, etc.

Elle a mis la robe gris perle... et... avant de la mettre, elle m’a dit...

S’arrêtant.

Un étranger... le comte de la Villebouzin, sans doute... Il est bien.

TOURILLON, à part.

Il est très bien !

DUPARQUET, à Tourillon.

Je vais vous présenter...

TOURILLON.

J’allais vous le demander...

DUPARQUET.

Mon ami, je vous présente le comte de Villebouzin. Villebouzin, je vous présente le marquis de Valangoujar...

TOURILLON, s’inclinant.

Monsieur le marquis...

GAILLARDIN, même jeu.

Monsieur le comte...

TOURILLON.

Duparquet était en train de me parler de vous dans des termes !...

GAILLARDIN.

Il m’a fait de vous un éloge... vous habitez à quelques lieues ?...

TOURILLON.

Moi ?

DUPARQUET, soufflant Tourillon.

À une dizaine de lieues...

TOURILLON.

Oui, par là, vers la droite...

GAILLARDIN.

Tout comme moi... à une dizaine de lieues... par ici... vers la gauche...

TOURILLON.

Rien d’étonnant alors à ce que nous ne nous soyons pas rencontrés jusqu’à présent...

GAILLARDIN.

Mais à l’avenir...

TOURILLON, allant à Gaillardin.

Je l’espère, quant à moi...

GAILLARDIN.

Certainement. Ce ne sera pas de ma faute, si...

Rire étouffé de Duparquet.

TOURILLON.

Qu’est-ce que vous avez à rire, Duparquet ?

DUPARQUET.

Moi, rien, je pense à ces dames...

TOURILLON, à Gaillardin.

Vous les avez vues, marquis ?

GAILLARDIN.

Comte, vous les verrez...

TOURILLON, avec un coup de coude.

Je suis bien sûr que déjà...

GAILLARDIN.

Chut !

TOURILLON.

Je l’aurais parié...

GAILLARDIN.

Tout à l’heure, avant de mettre la robe gris perle, Métella m’a dit...

TOURILLON.

Métella ?

GAILLARDIN.

Vous ne savez pas ce que c’est ? Je vais vous dire... C’est un cercle ?...

Tourillon décrit un cercle avec la main.

Non, ce n’est pas cela ; moi aussi, d’abord j’avais cru... C’est un cercle... Vous ne comprenez pas ?... Quand je dis que c’est un cercle, je veux dire... Qu’est-ce que je veux dire ? je ne sais vraiment pas trop ce que je veux dire...

Avec élan.

Je suis électrisé, voilà ce que je sais bien, mon cher, je suis électrisé !...

TOURILLON, à Duparquet.

Il est charmant !

GAILLARDIN, à Duparquet.

Il me plaît beaucoup...

Duparquet riant aux éclats, se laisse tomber sur le canapé.

Qu’est-ce que vous avez encore ?

DUPARQUET.

Pardonnez-moi, je ne peux pas m’empêcher...

TOURILLON.

Rien de joyeux comme Duparquet !

GAILLARDIN.

Je sais bien, sa présence amène la gaîté... Mais enfin je voudrais savoir le motif...

DUPARQUET.

Là, je ne ris plus !

Il se lève.

Où est mon noble ami ?

GAILLARDIN.

Votre noble ami, c’est-à-dire notre noble ami, car c’est mon noble ami à moi aussi maintenant.

DUPARQUET.

Où l’avez-vous laissé ?

GAILLARDIN.

Au premier, avec ces dames...

À Tourillon.

Je vous con seille d’y aller...

DUPARQUET, à Tourillon.

Venez-vous ?

TOURILLON.

Je viens... mais avant...

Il va à Gaillardin.

Marquis !...

GAILLARDIN.

Comte !

TOURILLON, lui serrant la main.

De tout notre cœur !...

GAILLARDIN.

Et de toutes nos forces !

TOURILLON.

Dès le premier moment vous m’avez plu !...

GAILLARDIN.

Et à moi donc !... Ç’a un coup... je vous ai  vu... paf !... vous m’aviez charmé.

TOURILLON, nouvelle poignée de main.

De tout notre cœur !

GAILLARDIN.

Et de toutes nos forces !

TOURILLON, sortant, à Duparquet.

Je n’ai jamais rencontré d’homme plus séduisant...

Duparquet le fait passer devant lui et se retourne vers Gaillardin en étouffant un dernier éclat de rire.

 

 

Scène VIII

 

GAILLARDIN, seul

 

Il est charmant ! charmant ! charmant ! Et d’un comme il faut ! Oh ! la vieille noblesse de province !

Changeant de ton.

Avant de mettre sa robe gris-perle, elle m’a dit... Le prince ne pouvait pas nous entendre... descendez, m’a-t-elle dit, descendez tout de suite, je tâcherai d’être seule avec vous pendant un moment ; j’ai à vous parler... Et je l’attends !... je l’attends !... Je ne dirai pas que je ne suis pas un peu ému !... Ce serait mentir ! Je le suis, et même beaucoup. Dame... c’est ma première actrice !... Et puis, malgré moi, je pense à ma pauvre petite Fanny qui maintenant sans doute... Bah ! pour une fois, c’est amusant... d’autant plus qu’en province, il est fort difficile de tromper sa femme... d’abord on est très surveillé... Et puis, on n’a presque jamais d’occasions !...

Entre Métella.

 

 

Scène IX

 

GAILLARDIN, MÉTELLA

 

GAILLARDIN, à part.

La voici... une ferme si bien mise... Jamais je n’oserai...

MÉTELLA, à part.

Je le connais, ce marquis-là, certainement, je le connais !...

GAILLARDIN.

C’est singulier... En la regardant bien... j’ai comme un vague souvenir...

Haut.

Vous avez quelque chose à me dire ? Petite inclinaison de tête de Métella.

MÉTELLA, à part.

Il faut que j’en aie le cœur net...

Elle fait signe à Gaillardin d’approcher. Celui-ci, fort troublé, s’approche ; Métella lui prend le bras et le regarde longuement...

GAILLARDIN, très ému, tout bas, à part.

Le cercle !...

MÉTELLA, d’un ton languissant.

J’ai tenu à vous voir ici, car je ne sais pas si j’aurai la force de souper avec vous...

Elle se dirige vers le canapé.

GAILLARDIN.

Comment ? Si vous aurez la force !...

MÉTELLA.

Je suis un peu souffrante...

GAILLARDIN.

Vous ?

MÉTELLA.

Moi.

GAILLARDIN, tout en marchant très lentement.

Mais vous n’avez pas l’air du tout...

MÉTELLA.

Vous trouvez ?

GAILLARDIN.

Oh ! mais là, pas du tout !

MÉTELLA, se laissant tomber sur le canapé.

Il me semble pourtant !... il y a du reste une façon bien simple de savoir si je me trompe, ou si je suis réellement... c’est un moyen que l’on m’a indiqué...

GAILLARDIN, accoudé par derrière sur le canapé.

Quel moyen ?

MÉTELLA.

Il suffit de compter en même temps les tic-tac d’une montre et les battements de mon cœur...

GAILLARDIN, ému.

Les battements de votre ?...

MÉTELLA.

Oui ; si à chaque battement correspond un tic-tac, je serai sûre de m bien porter ; si contraire...

GAILLARDIN, tirant sa montre.

Alors il me sera bien facile de vous convaincre.

MÉTELLA.

Vous voulez bien ?

GAILLARDIN, vient s’asseoir près d’elle.

Sans doute...

MÉTELLA, avec un long regard.

Que vous êtes bon ! Y êtes-vous ?

GAILLARDIN.

J’y suis !

La montre à son oreille.

Un, deux, trois, quatre, cinq, six.

MÉTELLA, la main sur son cœur ; tous les deux comptent en même temps.

Une, deux, trois, quatre... cinq... sept...

GAILLARDIN.

Non, six... six... vous vous êtes trompée.

MÉTELLA.

Oui, je me suis trompée.

GAILLARDIN.

Ça allait très bien.

MÉTELLA.

Recommençons...

GAILLARDIN, même jeu.

Une, deux, trois, quatre... cinq...

MÉTELLA.

Un, deux, trois, quatre... six... Ah ! Je me suis trompée encore... Si vous voulez, nous changerons... ce sera peut être plus commode...

GAILLARDIN, hésitant à comprendre.

Nous changerons ?

MÉTELLA.

Oui, je compterai les tic-tac, et vous compterez les battements... Voulez-vous ?

GAILLARDIN, ému.

Je veux bien...

MÉTELLA.

Donnez-moi la montre...

GAILLARDIN.

La voici.

Il détache sa montre et la donne à Métella.

MÉTELLA, regardant la montre. À part.

C’est bien cela.

Elle prend la main de Gaillardin et la place elle même sur son cœur.

Y êtes-vous ?

GAILLARDIN, éperdu.

J’y suis ! un, deux, trois, quinze, vingt-sept...

MÉTELLA.

Un, deux, trois, quatre !...

GAILLARDIN, allant toujours.

Cent quatre-vingt-dix-neuf mille, un million...

MÉTELLA, l’interrompant.

Ah ! Cette fois, c’est vous qui vous êtes trompé.

GAILLARDIN, avec feu.

Recommençons !... Recommençons !

MÉTELLA, se levant et passant à gauche.

Non, non... c’est inutile... Je ne suis décidément pas aussi souffrante que je le pensais... j’ai tout bonnement éprouvé un peu d’émotion en revoyant ce pays... et alors...

GAILLARDIN, qui s’est levé aussi.

Ah ! vous connaissiez ce pays ?...

Il cherche à rattraper sa montre.

Voulez-vous me rendre ?...

MÉTELLA, jouant avec la montre, et la faisant tourner rapidement au bout de la chaine.

Oui, je l’ai quitté, il y a quelques années... J’étais fort jeune... Tenez, s’il faisait jour, je vous montrerais là bas, un bois qui m’a laissé d’assez singuliers souvenirs...

GAILLARDIN, cherchant toujours à rattraper sa montre.

Pardon...

MÉTELLA, même jeu.

J’ai eu plusieurs fois l’occasion d’y rencontrer un chasseur...

GAILLARDIN.

Un chasseur !

MÉTELLA.

Très bon enfant... et toutes les fois que je le rencontrais, il s’amusait à faire sonner sa montre à mon oreille.

GAILLARDIN, à part.

Ah ! diable !

MÉTELLA.

Comme cela... Ding... Ding... Ding... C’est la vôtre qui me fait penser...

GAILLARDIN, à part.

Ah ! je me disais aussi, j’ai vu cette figure-là quelque part.

MÉTELLA.

Un beau jour, ce trop aimable chasseur s’avisa da me demander... quoi ? pour cela, ma foi, je l’ai oublié... On ne peut pas se souvenir de tout... Jeanne, me disait-il... À cette époque je m’appelais Jeanne...

GAILLARDIN, à part.

Jeanne... la petite gardeuse de...

MÉTELLA.

Jeanne, ma chère Jeanne, je vous donnerai cette montre que vous aimez tant...

GAILLARDIN.

Vous vous rappelez ?...

MÉTELLA, en riant.

Ce que je me rappelle très bien, c’est qu’il ne me la donna pas, la montre...

GAILLARDIN, à part.

Aïe !

MÉTELLA.

Et qu’elle ressemblait tout à fait à la vôtre.

GAILLARDIN, à part.

Ça m’apprendra.

MÉTELLA, lui rendant sa montre, et passant à droite.

Voilà ce que j’avais à vous dire... prenez donc...

GAILLARDIN, faisant des façons pour reprendre la montre.

Non... mais non.

MÉTELLA, l’obligeant à la reprendre.

Prenez, prenez...

GAILLARDIN, à part.

Elle me la rend, c’est très bien.

MÉTELLA, riant.

Qu’est-ce que vous dites de ça... Marquis ?

GAILLARDIN.

Jeanne !

MÉTELLA.

Métella, s’il vous plaît.

GAILLARDIN.

Jeanne... Métella... c’était... et moi...

Avec éclat.

Eh bien, mais alors j’étais du cercle ! j’étais du cercle et je n’en savais rien ! j’étais même fondateur !

Revenant à Métella.

Métella ! Et vous êtes actrice maintenant ?...

 

 

Scène X

 

GAILLARDIN, MÉTELLA, YERMONTOFF, TOURILLON, DUPARQUET, TOTO, ADÈLE, MADAME DE SAINTE-ESPLANADE

 

Les rideaux du fond se rouvrent et laissent voir dans la serre une table dressée.

TOURILLON rentre par le fond, Toto et madame de Sainte-Esplanade lui donnent le bras.

Bonsoir, marquis... J’en ai deux, moi, j’en ai deux.

GAILLARDIN.

Bonsoir, comte ! Mesdames, je vous salue !

TOTO.

Vos servantes, marquis...

LE PRINCE, rentre à gauche avec Adèle, Duparquet derrière le prince.

Quant à Métella, la présentation est faite, il me semble...

GAILLARDIN, à part.

Pauvre prince...

YERMONTOFF.

Mais je ne vous ai pas présenté ces trois dames... Madame de Sainte-Esplanade... Sainte-Esplanade fait une grande révérence.

GAILLARDIN, s’inclinant.

Madame...

LE PRINGE.

Adèle...

Même jeu.

GAILLARDIN.

Mademoiselle...

YERMONTOFF.

Et Toto la trompette, autrement le joli capitaine...

Même jeu.

GAILLARDIN, faisant le salut militaire.

Capitaine...

À part.

Qu’est-ce que je dis, moi ?... Je suis de plus en plus électrisé !...

Pendant les répliques suivantes des domestiques descendent la table au milieu de la scène.

YERMONTOFF.

Soupons alors...

Entre Duparquet.

L’orchestre est-il à son poste, cher monsieur Duparquet ?

Adèle et Métella sont assises sur le canapé, Toto et madame de Sainte-Esplanade à gauche, près du guéridon.

DUPARQUET.

L’orchestre est à son poste, mais on ne sait pas ce que monsieur Alfred, le chef d’orchestre, est devenu...

YERMONTOFF.

Allons donc !...

DUPARQUET.

Il est sorti à sept heures en emportant sa boîte à violon et depuis il n’a pas reparu.

YERMONTOFF.

Quand je lui annoncé que nous venions dans ce pays, il a eu un air tout drôle... on eût dit qu’il y connaissait quelqu’un...

ADÈLE.

Une femme, j’en suis sûre...

TOTO, se levant.

Il est très passionné, monsieur Alfred...

GAILLARDIN, riant.

Comment, vous croyez qu’il serait chez... ça n’aurait rien d’impossible... Les femmes d’ici ne passent pas pour être... il y a celle du receveur entre autres...

TOURILLON, tirant un carnet de sa poche.

La femme du receveur ?

GAILLARDIN.

Comme je vous le dis, cher comte.

TOURILLON, à part, écrivant sur son carnet.

Quand on arrive dans un pays...

DUPARQUET.

Allons, à table, Valangoujar ; à table, Villebouzin.

TOUTES LES FEMMES.

À table ! à table !

TOURILLON, consultant sa montre, à part.

Une heure du matin... j’ai cinq heures devant moi. Allons-y.

Toto vient prendre le bras de Tourillon et tous deux font le tour complet de la table en cherchant leurs places.

GAILLARDIN, sur le devant de la scène, consultant sa montre.

Une heure du matin... j’ai cinq bonnes heures devant moi, et après ça, huit jours pour me remettre... je vas m’en flanquer pour mes huit jours...

MÉTELLA, l’appelant.

Venez, marquis, venez à côté de moi. !

LE PRINCE.

Toto... comte... mettez-vous là...

Tout le monde est assis. La table est ovale. On s’assied dans l’ordre suivant : Toto au milieu de la table, elle tourne le dos au public, Gaillardin à gauche de Toto, et Tourillon à droite. En face de Toto, Adèle ; à droite d’Adèle, le prince, et à gauche, Duparquet. À l’une des extrémités de la table, madame de Sainte-Esplanade, entre Duparquet et Tourillon ; à l’autre extrémité, Métella entre le prince et Gaillardin. Quatre domestiques en grande livrée et deux maîtres hôtel, – habit à la Française et culotte de soie noire – font le service. Deux des domestiques, se tenant derrière Gaillardin et Tourillon, leur versent constamment à boire.

Petite conversation générale à demi-voix. Échange de phrases banales : je meurs de faim. C’est l’air de la campagne. – Chère madame de Sainte Esplanade. – Mon cher monsieur Duparquet, etc. etc. – Cette phrase se détache dite par Gaillardin à Toto : Je n’ai pas dîné et cependant il y avait un menu superbe... Ce murmure très léger doit durer quelques instants.

PREMIER DOMESTIQUE, à Gaillardin.

Château-Larose ou Chambertin ?

GAILLARDIN.

Des deux, mon ami, des deux.

DEUXIÈME DOMESTIQUE, à Tourillon.

Château-Larose ou Chambertin ?

TOURILLON.

Château-Larose

Le domestique verse et va pour s’éloigner quand Tourillon le rappelant.

Chambertin, maintenant.

Métella a pris un ravier et se sert des crevettes avec profusion.

TOTO, à Métella.

Dis donc, ne prends pas tout.

MÉTELLA, riant.

Eh bien, si je prends tout, on en rapportera. Ce n’est pas ici un souper de comédie.

YERMONTOFF.

Au nom du ciel, mesdames, vous qui ‘êtes au théâtre, dites-moi donc un peu...

MÉTELLA.

Quoi, mon prince adoré ?

YERMONTOFF.

On a souvent représenté des soupers au théâtre, comment se fait-il qu’il y en ait si peu d’amusants ?

TOTO.

C’est que les auteurs ne savent pas nous faire dire des choses amusantes...

MÉTELLA.

Oui, ça, c’est une raison, mais il y en a d’autres...

YERMONTOFF.

Lesquelles donc, je vous prie ?

MÉTELLA.

La première, c’est qu’il n’y a rien de bête comme des per sonnes qui soupent pour des personnes qui ne soupent pas...

YERMONTOFF.

Oh !

MÉTELLA.

Qu’est-ce que c’est qu’un souper ? Un tas de bêtises dites par des personnes qui boivent du vin de Champagne...

TOURILLON.

Comme ceci.

Tous boivent en même temps ; les verres retombent l’un après l’autre sur la table.

MÉTELLA.

Et qui embrassent leurs voisines.

GAILLARDIN.

Comme cela...

Les quatre hommes embrassent les quatre femmes qui se défendent faiblement et avec de petits rires.

MÉTELLA.

Ça n’est pas mauvais pour ceux qui boivent et qui embrassent... mais le public, lui, il ne boit pas, il n’embrasse pas !... qu’est-ce qui lui reste ?

SAINTE-ESPLANADE.

Les bêtises !...

ADÈLE.

Ça n’est pas assez...

GAILLARDIN.

Alors, pour rendre un souper amusant au théâtre, il faudrait faire circuler du Champagne dans la salle ?

TOTO.

J’en parlerai à mon directeur...

TOURILLON.

Et autoriser les voisins à embrasser leurs voisines...

MÉTELLA.

Alors le public ne s’ennuierait pas...

YERMONTOFF.

Ça encore, ça dépendrait des voisines...

Léger rire et murmure général : Ah ! c’est vrai ! Très bien ! très joli !

MÉTELLA.

Une autre raison qui fait qu’un souper au théâtre ne peut jamais ressembler à un vrai souper, c’est qu’au théâtre on parle les uns après les autres.

ADÈLE.

Tandis que dans un vrai souper...

Tous en même temps, avec des rires et des éclats de voix, se mettent à parler bruyamment. Brouhaha de quelques instants.

TOTO, tapant sur la table.

Taisez-vous donc... Taisez-vous donc...

Quand le silence est à peu près rétabli.

Vous voyez dans un vrai souper, on ne parle pas les uns après les autres.

Encore un petit bruit général très court.

DUPARQUET.

Écoutez-moi, je ne m’engage pas à vous faire pouffer pendant le souper.

GAILLARDIN.

Il est pourtant bien amusant, Duparquet.

DUPARQUET.

Mais après, par exemple...

TOURILLON.

Après ?...

DUPARQUET.

Vous verrez, après, vous verrez...

GAILLARDIN.

Qu’est-ce que ça veut dire ça ?... c’est une allusion à cette fameuse farce que vous préparez ?

DUPARQUET.

Peut-être bien...

GAILLARDIN, s’échauffant.

Eh bien, vous aurez beau dire, je vous fais un pari, moi...

ADÈLE.

Un pari ?

GAILLARDIN.

Oui, en présence de mon, de votre... : de notre noble ami... car il est notre noble ami à tous, maintenant...

YERMONTOFF, levant son verre.

À vous, si vous permettez...

GAILLARDIN, choquant son verre contre le verre du prince.

Mon prince... En présence du comte, de ce cher comte...

TOURILLON, vidant son verre.

À vous ?

GAILLARDIN, debout.

En présence de ces dames, de madame de Sainte-Estrapade... SAINTE-ESPLANADE, très chagrine.

Esplanade donc... Sainte-Estrapade !... a-t-on jamais vu ?

GAILLARDIN.

Pardon !... En présence de madame de Sainte-Esplanade, en présence d’Adèle et du capitaine.

À Duparquet.

Je vous parie que votre farce à vous ne sera pas aussi drôle que ma farce à moi... celle que je vous ai faite il y a quatre ans. Je parie un punch...

DUPARQUET.

Je tiens le pari...

LES FEMMES.

Bravo !

GAILLARDIN, se rasseyant.

Ces dames et ces messieurs...

Au domestique qui vient de lui verser à boire.

Merci, mon ami.

Reprenant.

et ces messieurs seront juges.

YERMONTOFF.

À la bonne heure, mais, pour pouvoir juger, il faudrait la connaître la farce que vous avez faite à ce cher Duparquet.

GAILLARDIN, à Duparquet.

Duparquet, faut-il la dire ?...

DUPARQUET.

Allez, allez...

GAILLARDIN.

Je vas la dire...

ADÈLE.

Dis-nous-la. Je t’adore...

TOUS, sauf Adèle et Gaillardin.

Ah ! ah ! je t’adore ! c’est gentil cela...

YERMONTOFF, aux domestiques.

Du vin, vous autres, donnez du vin.

DUPARQUET.

Oui, oui, du vin !...

TOURILLON.

C’est vrai, on ne boit pas !

Gaillardin s’est retourné et examine un peu le domestique en grande livrée qui se tient impassible derrière lui.

YERMONTOFF.

Maintenant, marquis, nous vous écoutons.

GAILLARDIN, en riant.

C’était, comme je vous l’ai dit, c’était...

DUPARQUET.

Vous riez d’avance...

GAILLARDIN.

Ah ! c’est que cette farce-là, mon prince... Je ne sais pas comment vous les faites à Saint-Pétersbourg, dans les steppes de votre Russie... mais celle-là ! C’était...

Au domestique qui lui verse à boire.

Merci, mon ami.

Reprenant.

C’était il y a quatre ans, je vous l’ai dit... Duparquet était déjà notaire, moi je n’étais pas encore marié...

MÉTELLA, avec éclat.

Vous êtes marié !!!

GAILLARDIN.

Moi, non... c’est-à-dire... oui.

TOTO.

Pourquoi tu l’as pas dit ?

GAILLARDIN commence à être un peu gris.

Je l’ai pas dit... je l’ai pas dit... c’est que l’occasion ne s’est pas présentée.

SAINTE-ESPLANADE.

La marquise va bien ?...

GAILLARDIN.

Quelle marquise ?...

DUPARQUET, faisant des signes à Gaillardin.

Votre femme, parbleu, la marquise, votre femme...

TOUS.

Oui, la marquise... votre femme.

GAILLARDIN.

Ah ! oui... la marquise... Elle va très bien, je vous remercie...

ADÈLE.

Elle est jolie ?

GAILLARDIN.

Si elle est jolie, mais...

Le domestique lui versant à boire.

Merci, mon ami...

Reprenant.

mais elle n’est pas mal.

TOTO.

Et elle vous laisse comme ça aller souper en ville ?

GAILLARDIN.

T’es bête, toi... je ne lui ai pas dit que j’allais...

SAINTE-ESPLANADE.

Je vois ça d’ici. Vous lui avez conté une craque.

ADÈLE.

Et t’as bien fait. Va ton train.

GAILLARDIN.

Où en étais-je ?

Nouveau regard plus long et plus attentif au domestique placé derrière lui.

TOURILLON.

Au commencement.

DUPARQUET.

J’étais déjà notaire et vous n’étiez pas encore marié. Continuez maintenant...

GAILLARDIN.

Je continue. Nous apprenons, Duparquet et moi, qu’il va y avoir un bal masqué à Guéret...

TOTO.

Guéret ! Qu’est que c’est que ça ?

GAILLARDIN.

Guéret... c’est le chef-lieu du département... à une douzaine de lieues d’ici.

TOURILLON.

Jolie ville, Guéret !... Par exemple, la prison est mal tenue ; il faudrait là un bomme...

GAILLARDIN, déjà très gris, se penchant vers Tourillon derrière Toto.

Qu’est-ce que tu dis ?

TOURILLON, également très gris, se penchant vers Gaillardin derrière Toto.

Rien... rien...

GAILLARDIN.

Il me semblait que tu avais parlé de prison...

TOURILLON.

À quel propos aurais-je parlé ?... Continue, tu me feras plaisir.

GAILLARDIN, reprenant son récit.

Duparquet me dit : il faut y aller.

ADÈLE.

Où ça ?

GAILLARDİN, impatienté.

Au bal masqué... qu’on donnait à Guéret !

SAINTE-ESPLANADE.

Est-ce que vous dansez, marquis ?

GAILLARDIN.

Si je danse, je crois bien que je...

TOTO.

Alors, tout à l’heure, tu danseras ?...

GAILLARDIN.

Je crois bien que je danserai...

Reprenant.

Je réponds à Duparquet : allons-y...

ADÈLE.

Où ça ?

TOUS, se récriant.

Oh ! oh !

Mouvement très marqué.

GAILLARDIN, avec violence.

Au bal masqué, toujours au bal masqué qu’on donnait à Guéret !...

ADÈLE.

Ah ! bon...

TOTO, à Métella.

Il raconte bien.

MÉTELLA, se penchant vers Gaillardin.

Aussi tu vois... je me suspends à ses lèvres...

TOTO, même jeu.

Moi aussi...

TOTO, à Gaillardin.

Ça ne te gêne pas ?

GAILLARDIN.

Quoi ?

TOTO.

Que nous soyons comme ça suspendues ?

GAILLARDIN.

Pas le moins du monde...

ADÈLE.

Va ton train alors...

GAILLARDIN.

Va ton train... Eh bien, nous le prenons, le train.

Grand cri de joie et d’admiration, applaudissement général. Tourillon note le mot sur son carnet. On boit à Gaillardin. On le félicite.

GAILLARDIN remerciant.

Oh ! ça m’est venu tout naturellement, je ne l’ai pas cherché, j’en trouve quelquefois de meilleurs encore...

Reprenant.

Donc, Duparquet et moi nous prenons le train, nous arrivons à Guéret et nous allons chez un loueur de costumes. Jugeant, moi.

Le domestique lui verse à boire.

Merci, mon ami,

Reprenant.

jugeant, à tort ou à raison, qu’il n’y avait pas de mal à mêler un peu de sérieux aux choses les plus frivoles, je choisis un costume d’Espagnol, un costume d’Espagnol du temps de Philippe-Auguste...

TOTO.

Nom d’un bonhomme !...

Elle se lève en proie à vue vive émotion.

TOURILLON.

Qu’est-ce qu’il y a ?

TOTO, se rasseyant.

Nom d’un bonhomme ! comme ça devait bien vous aller...

GAILLARDIN.

Ça ne m’allait pas mal, mais vous m’avez fait une peur !...

ADÈLE.

Où est la farce dans tout ça ? je ne vois pas la farce.

DUPARQUET.

Elle va venir, la farce.

ADÈLE.

Ah ! bien...

GAILLARDIN.

Duparquet, lui... – c’est là qu’elle commence la farce ; Duparquet, lui, se déguise en oiseau bleu.

MÉTELLA.

En oiseau bleu !... Oiseau bleu, couleur du temps...

Métella, Sainte-Esplanade, Adèle et Toto, désignant Duparquet, se mettent à chanter en même temps : Ah ! le bel oiseau, maman ! Tourillon, lui, se lève et très gravement chante l’air de ballet de Guillaume Tell : Toi que l’oiseau ne suivrait pas. – Gaillardin, à demi-renversé sur sa chaise, examine des pieds à la tête le domestique placé derrière lui et qui se tient là, sérieux et raide, ne bronchant pas pendant tout ce tapage. Quand les femmes ont fini de chanter, Tourillon continue encore : Toi que l’oiseau ne suivrait pas...

TOTO, à Tourillon.

Veux-tu bien te taire.

Tourillon se rassied.

YERMONTOFF, le silence étant rétabli.

En oiseau bleu !... comment était-il donc, dites-moi, cet oiseau ?

GAILLARDIN.

Eh bien, mais il avait un bec...

TOURILLON, toujours parlant derrière la chaise de Toto.

Bleu ?...

GAILLARDIN, même jeu.

Non, le bec n’était pas bleu, il était jaune, le bec...

TOURILLON.

Alors pourquoi dis-tu ?...

GAILLARDIN.

Parce que, excepté le bec, tout était bleu... la tête, les bras, les jambes, le corps, tout était couvert de plumes bleues... de jolies petites plumes bleues... et c’est justement...

Rires. Conversations particulières. On n’écoute plus Gaillardin ; avec découragement.

Ah bien, si vous ne m’écoutez pas.

TOUS.

Si ! si ! si !...

GAILLARDIN est tout à fait gris.

Voyons, qu’est-ce que je disais ? ou en étais-je ?

DUPARQUET.

Au commencement. J’étais déjà notaire et vous n’étiez pas encore marié.

GAILLARDIN.

Nous apprenons qu’on va donner un bal masqué a Guéret... mais non, je l’ai déjà dit.

Rire général.

Après le bal, voilà où j’en étais, j’offris à Duparquet de lui payer à souper... il accepta, je le grisai... comme je vous griserais tous, si je voulais... mais je ne veux pas. Quand il fut gris, mais gris à ne plus savoir ce qu’il faisait, je le conduisis au chemin de fer... il était toujours en oiseau bleu ! Je l’installai dans le coin d’un wagon... et je recommandai au chef de train de le réveiller dès qu’il serait arrivé, et de le faire descendre... Le chef de train fit comme je lu avais dit, et voilà comment, pour rentrer chez lui, maître Duparquet fut obligé de traverser la moitié de la ville en oiseau bleu !... avec un bec jaune !... un notaire ! Ça ne lui a pas fait de tort, parce que dans le pays on aime à rire... mais ça ne fait rien, on en a parlé... Voilà ma farce... et quelle que soit celle que vous préparez, je soutiens encore une fois qu’elle ne vaudra pas la mienne.

Il se laisse aller lourdement sur sa chaise, manque de tomber, et est retenu par le domestique placé derrière lui. Gaillardin repoussant le domestique avec colère.

Ah ! dites donc, vous... Ne vous mêlez pas de ça... Je suis bon enfant, mais chacun à sa place !

TOUS.

Voyons, marquis, voyons.

GAILLARDIN, se rasseyant.

Oui, chacun à sa place !...

Le même domestique lui verse à boire, Gaillardin sans se retourner.

Merci, mon ami...

À Duparquet.

Non, votre farce ne vaudra pas la mienne.

DUPARQUET.

Nous verrons, mon Dieu, nous verrons...

GAILLARDIN.

Quand ça, verrons-nous, quand ça ?...

DUPARQUET.

Mais bientôt, le moment approche...

TOURILLON, tout à fait gris.

Le moment, quel moment ?...

YERMONTOFF, à un des maîtres d’hôtel.

Donnez-nous le café et des liqueurs, n’est-ce pas ? beaucoup de liqueurs.

ADÈLE.

Et la farce ! où est la farce ?

TOUS, se récriant.

Oh ! oh !

On se lève dans un grand brouhaha, en disant : elle ne voit pas la farce, elle n’a rien compris.

GAILLARDIN, à Tourillon.

Elle n’a pas compris. C’est une actrice de Lazari...

YERMONTOFF, à un domestique.

Yvan, et monsieur Alfred, vous n’avez toujours pas de nouvelles ?...

On enlève la table et on apporte le café sur un guéridon.

LE DOMESTIQUE.

Non, monseigneur...

GAILLARDIN.

N’ayez donc pas peur, il est chez quelque femme, je vous dis, je suis sûr qu’il est chez quelque femme...

TOURILLON, regardant sa montre.

Il faut commencer à faire attention...

GAILLARDIN, même jeu.

Ne pas oublier qu’il faut... qu’il faut que j’aille à la prison...

Fredonnant.

zon zaine zon zon... à la prison.

TOURILLON.

Tu as dit ?...

GAILLARDIN.

Moi, rien...

TOURILLON.

Il me semblait que tu avais parlé de prison...

GAILLARDIN.

Moi, par exemple !... sous quel prétexte veux-tu que je me mette à parler de prison ?...

TOURILLON.

C’est ce que je me disais... sous quel prétexte le marquis de Valangoujar se mettrait-il à parler ?...

Les femmes vont et viennent, servant le café et les liqueurs.

DUPARQUET, à Yermontoff en lui montrant Gaillardin et Tourillon.

Tout à l’heure, vous comprenez, quand ils se retrouveront l’un en face de l’autre, à la prison...

GAILLARDIN, à madame de Sainte-Esplanade qui lui offre un verre.

Non, je vous remercie, madame de Sainte Esbrouffade...

SAINTE-ESPLANADE.

Esplanade, on vous dit...

GAILLARDIN.

Escapade, Estocade, comme vous voudrez... eh bien, non, je vous remercie... Je suis bien maintenant, je suis très bien... mais là vrai... si je buvais un verre de plus...

À Métella qui lui offre un verre de l’autre côté.

Tu le veux...

MÉTELLA, après avoir porté le verre à ses lèvres.

Je t’en prie.

GAILLARDIN.

Oh ! alors...

Il boit.

Juste ce que je craignais !... voilà que je commence à être trop bien...

Il trébuche légèrement et se trouve à côté de Tourillon, qui, lui aussi, vient d’accepter un verre offert par Toto.

TOURILLON, lui tendant la main.

Amis, n’est-ce pas ? et pour toute la vie...

GAILLARDIN.

C’est juré !...

À Yermontoff.

Toi aussi je t’aime, mais ta maman a bien tort de te laisser sortir comme ça tout seul...

YERMONTOFF, parfaitement calme.

Vous ne savez donc pas boire, dites-moi ?...

TOURILLON.

Comment nous ne savons pas ?...

YERMONTOFF.

Puisque vous êtes déjà gris tous les deux...

GAILLARDIN.

Qu’est-ce qu’il dit ?...

MÉTELLA, riant.

Il dit que vous êtes gris...

GAILLARDIN, furieux.

Il ose dire !

TOURILLON, l’arrêtant.

C’est un enfant !...

GAILLARDIN, avec violence.

Gris, nous ! !...

Avec abandon.

Eh bien, oui, nous le sommes... mais ce n’est pas le vin qui nous a grisés, non, ce n’est pas le vin...

YERMONTOFF.

Qu’est-ce donc alors, si ce n’est pas ?...

GAILLARDIN.

Ce que c’est ?...

SAINTE-ESPLANADE, se rapprochant de Gaillardin.

Dis-nous-le, marquis...

ADÈLE, même jeu.

Oh ! oui, dis-nous-le...

MÉTELLA.

Nous t’en prions toutes...

Gaillardin et Tourillon sont au milieu de la scène, s’appuyant l’un sur l’autre ; les quatre femmes les entourent, les câlinant, les suppliant.

GAILLARDIN.

Eh ! mesdames... c’est vous...

LES FEMMES.

Oh !

GAILLARDIN.

Oui, vous !... vous croyez donc que c’est du marbre ça !... Oui, c’est vous qui nous avez grisés... ce sont vos regards, vos petites mains, vos petits pieds et vos grandes jupes... Et vos sourires...

Avec éclat.

On n’a pas idée de ça aussi...

Les femmes effrayées reculent.

On prend un malheureux provincial...

TOURILLON.

Deux malheureux provinciaux, j’en suis, moi.

GAILLARDIN.

On évoque devant lui...

TOURILLON.

Devant eux... je te dis que j’en suis...

GAILLARDIN.

On évoque devant eux toutes les corruptions... non, je veux dire toutes les élégances... non, je disais bien, toutes les...

À Toto qui lui offre un verre.

Je vous remercie, madame Toto, un verre de plus je ne pourrais pas... Des yeux de femmes, des yeux, des yeux ! il me semble que j’en vois partout.

L’orchestre commence à jouer piano un air de danse.

De la musique maintenant... C’est pour m’achever... cette musique... Qu’est ce que c’est que cette musiqué ?

YERMONTOFF.

C’est pour la danse... vous avez dit que vous danseriez...

GAILLARDIN.

Moi, j’ai dit...

MÉTELLA.

Oui, tu l’as dit... Et tu danseras, marquis, tu danseras !...

TOTO, à Tourillon.

Et toi aussi, pardieu !

MÉTELLA.

Allez-y, messieurs de l’orchestre...

L’orchestre joue un quadrille. Métella s’est emparée de Gaillardin, et Toto de Tourillon. Tous les quatre ne dansent qu’une figure du quadrille, la pastourelle. Gaillardin et Tourillon exécutent chacun un très brillant cavalier seul, mais en dansant à l’ancienne mode avec des pirouettes et des entrechats.

GAILLARDIN, à Métella pendant la danse.

La veux-tu, la montre, dis, la veux-tu maintenant ? la montre avec la chaîne ?

TOURILLON, à Toto pendant la danse.

T’ai-je pas dit que ma fortune était immense ?

TOTO.

Non, pourquoi, tu l’as pas dit ? 

Après la pastourelle, applaudissements, cris : « Bravo, Valangoujar ! – Bravo, Villebouzin ! »

TOTO.

Le galop maintenant. Le galop.

MÉTELLA.

Et plus fort l’orchestre... on voit bien que ce n’est pas Alfred qui conduit...

L’orchestre joue le galop. Métella entraîne Gaillardin, et Toto Tourillon, mais celui-ci tout en dansant se met à regarder sa montre.

TOURILLON, abandonnant Toto, à part.

Cinq beures du matin ! ah fichtre !...

Haut.

Mon chapeau ! mon chapeau !

GAILLARDIN, même jeu, abandonnant Métella, à part.

Cinq heures du matin... Et ma prison !

Haut.

Mon chapeau ! mon chapeau !

Ils s’élancent dans la chambre, bousculant tout le monde, cherchant leurs chapeaux. On leur apporte deux chapeaux, ils les mettent précipitamment, Tourillon met le chapeau de Gaillardin, Gaillardin le chapeau de Tourillon, ils redescendent, se cherchent, se rencontrent, font l’échange des chapeaux et partent comme des flèches, Tourillon par la gauche et Gaillardin par le fond. L’orchestre a continué de jouer le galop du quadrille pendant toute cette scène. Au moment où Tourillon et Gaillardin sortent, le prince, Duparquet et les femmes, avec de grands éclats de rire, se laissent tomber sur des fauteuils.

 

 

ACTE III

 

Le cabinet du directeur de la prison.

Portes au fond et à droite. En pan coupé à gauche et au fond la fenêtre ; elle est ouverte ; on aperçoit un mur de prison, des barreaux, des grilles. À droite le bureau de Tourillon ; sur ce bureau, au milieu des papiers, tout ce qu’il faut pour faire du thé : bouilloire à esprit de vin, boite à thé, etc. etc. À gauche une table et deux chaises. Également à gauche la cheminée, et sur la cheminée une carafe et un verre. Au fond sur une table à écrire debout, le livre d’écrou. Cartonnier. Règlement de la prison accroché au mur dans un cadre.

 

 

Scène première

 

LÉOPOLD, seul

 

Au lever du rideau la scène est vide, la porte du fond est ouverte, on entend au dehors le « Qui vive ! » d’un factionnaire.

LÉOPOLD, du dehors.

Eh ! c’est moi, factionnaire, Léopold, le nouveau geôlier...

Il entre, sa lanterne à la main. Il est complètement gris.

Scélérat de cognac ! Le prisonnier d’hier au soir, le n° 12, voulait absolument avoir un avocat... Je lui ai dit : donnez-moi trois francs, et demain, de bon matin, j’irai vous en chercher un... J’avais mon idée... mon idée c’était de savoir si le cognac était bon... il est excellent... J’ai bu les trois francs... ça m’a fait mon petit réveillon à moi. Il me semble que j’entends de la musique !

On entend la même fantaisie sur la Favorite qui a été jouée au commencement du premier acte.

C’est l’effet du cognac... Eh non, que je suis bête... ce n’est pas l’effet... c’est le prisonnier... c’est le 12. J’te vas faire taire, toi, là bas, j’te vas faire taire... scélérat de cognac !...

Il reprend sa lanterne et sort en trébuchant.

 

 

Scène II

 

TOURILLON, seul

 

Scène muette.

À peine Léopold est-il sorti que la porte de droite s’entr’ouvre. Paraît Tourillon. L’orchestre, pendant toute la scène qui suit, joue piano de la musique de scène, qui doit ramener deux ou trois fois l’air de danse du second acte. Tourillon a son chapeau sur les yeux et son paletot boutonné de travers. Il descend d’un pas qui veut être ferme et qui est très chancelant. Tourillon regarde autour de lui. Il cherche à se retrouver. Il veut ôter son paletot, et de sa main droite, commence à tirer la manche gauche. L’orchestre, à ce moment, joue le motif du quadrille, et Tourillon, tout en cherchant à tirer la manche qui résiste, se met à valser légèrement. Il réussit enfin à se débarrasser de son paletot. Tourillon a encore un petit reste de joie et de bonne humeur ; on l’entend murmurer : Ah ! le capitaine Toto ! le capitaine Toto ! Il a des frémissements dans les jambes et exécute de légers entrechats. Il aperçoit la bouilloire, la théière. C’est ce qu’il lui faut... Il va se faire du thé. Il allume la lampe à esprit de vin, il met du thé dans la théière. Cependant il s’agit de redevenir grave, de ne pas compromettre la dignité du fonctionnaire. Tourillon se révolte, se secoue, se redresse. Il s’affermit sur ses jambes, il souffle, il s’évente avec un journal. Il parle enfin, mais les mots ne viennent d’abord que difficilement, un à un.

TOURILLON.

Allons donc !... allons donc... Ah ! c’est bien la première fois que... quand je dis la première fois, non... mais enfin... pas souvent...

Avec plus d’énergie.

Allons donc ! allons donc ! L’air grave maintenant... Il faut que j’appelle Léopold.

Il prend une sonnette et se met à carillonner.

Il faut que Léopold me fasse son rapport et qu’il ne s’aperçoive pas.

Avec plus de force encore...

Mais allons donc, allons donc ! Je vais me mettre dans mon fauteuil. Cela vaudra mieux...

Il va tomber tout de travers et lourdement dans son fauteuil. Il recommence à sonner. Paraît Léopold. Fin de la musique de scène.

 

 

Scène III

 

TOURILLON, LÉOPOLD

 

TOURILLON.

Eh ! bien, Léopold ?

LÉOPOLD.

Patron.

TOURILLON, pour se donner une contenance, fait mine de lire un journal et le tient à l’envers.

Rien de nouveau, n’est-ce pas ?

LÉOPOLD.

Rien de nouveau, patron, il y a seulement le numéro douze qui demande un avocat.

TOURILLON.

C’est son droit.

LÉOPOLD.

On m’en a indiqué un dans le pays, maître Bidard, il va venir.

Trébuchant, à part.

Scélérat de cognac !

Il s’éloigne un peu.

TOURILLON, à part.

Diable de vin de Champagne !

Haut.

Qu’est-ce que vous faites là bas ? avancez donc.

LÉOPOLD.

Que j’avance.

TOURILLON.

Eh ! oui...

LÉOPOLD, à part.

Hum ! les jambes...

Se décidant.

Je veux bien, monsieur...

Il avance en décrivant des zigs-zags.

TOURILLON.

Pourquoi tournez-vous comme ça ?

LÉOPOLD, continuant à tourner.

Je ne tourne pas, monsieur...

TOURILLON, à part.

Sapristi ! ce sont mes yeux alors... Il paraît que je n’y vois pas très bien...

LÉOPOLD, s’appuyant sur un fauteuil.

Monsieur, je ne tourne pas.

TOURILLON.

Je le sais bien que vous ne tournez pas ! qui est-ce qui vous dit que vous tournez ?

LÉOPOLD.

Personne, monsieur, personne !...

À part.

Je croyais avoir entendu...

TOURILLON.

Qu’est-ce que vous dites de cette prison ?

LÉOPOLD, venant s’appuyer des deux mains sur le bureau de Tourillon.

Je dis, monsieur, que ça m’a l’air d’une prison gaie, voilà mon opinion. C’est une prison gaie !

On frappe.

TOURILLON.

Qu’est-ce que c’est que ça ?... on frappe à la porte...

LÉOPOLD.

Oui, monsieur, il me semble.

On frappe.

TOURILLON.

Comment il vous semble ! regardez par la fenêtre... voyez ce que c’est.

LÉOPOLD, avec terreur.

Jusqu’à la fenêtre... je ne pourrai jamais.

On frappe.

TOURILLON.

Mais allez donc...

Se levant difficilement.

Eh ! bien ?

LÉOPOLD, qui a réussi à gagner la fenêtre.

C’est un homme, monsieur !

TOURILLON.

Quel homme ?

Il va à la fenêtre. Après avoir regardé, à part.

Le marquis de Valangoujar, ici ! Il va me reconnaître !

On frappe.

LÉOPOLD.

Il frappe toujours, monsieur...

TOURILLON.

J’entends bien...

LÉOPOLD.

Faut-il aller lui ouvrir ?

TOURILLON.

Non certainement.

On frappe.

Allons bon... encore !

À part.

Il va ameuter le pays et tout le monde saura... Descendez Léopold et ouvrez la porte à monsieur le marquis.

LÉOPOLD.

Monsieur le marquis !

À part.

Il me semble du moins qu’il a dit... Scélérat de cognac !... Je suis bien tapé...

Haut en sortant.

On y va, monsieur le marquis, on y va !... cette prison est gaie !

TOURILLON, seul.

Vingt sous que c’est encore une plaisanterie de Duparquet... seulement elle est mauvaise. Rien de dangereux comme un farceur, surtout quand il est surexcité par le vin de Champagne !

Entrent Léopold et Gaillardin.

 

 

Scène IV

 

TOURILLON, LÉOPOLD, GAILLARDIN

 

LÉOPOLD, du fond.

Voilà le marquis.

GAILLARDIN trébuchant sur le seuil de la porte, avec éclat.

Villebouzin ! ici !

TOURILLON, effrayé.

Chut !

LÉOPOLD.

Qu’est-ce qu’il a dit ? Villebouzin !

TOURILLON.

Léopold.

LÉOPOLD.

Monsieur...

TOURILLON.

Laissez-nous.

LÉOPOLD, à part, regardant Gaillardin qui descend en décrivant des arabesques.

Il va de travers le marquis !...

TOURILLON.

Laissez-nous.

LÉOPOLD, à part.

Il va de travers positivement ! Cette prison est gaie !

Léopold sort en marchant lui-même de travers.

 

 

Scène V

 

TOURILLON, GAILLARDIN

 

GAILLARDIN.

Vous ici, cher comte ?

TOURILLON.

Je vous en prie... ce garçon n’est peut-être pas encore...

GAILLARDIN, très gai, mais très gris.

Je comprends ! Vous aurez fait du bruit dans la rue...

TOURILLON.

Moi ? par exemple !

GAILLARDIN, riant aux éclats.

Et on vous aura arrêté... pour tapage nocturne.

TOURILLON.

Il n’aurait plus manqué que ça !

GAILLARDIN.

Ne craignez rien ; le directeur de la prison est un homme aimable...

TOURILLON.

Vous le connaissez ?

GAILLARDIN.

Pas du tout. C’est Duparquet qui me l’a dit.

TOURILLON.

Écoutez-moi, Duparquet a eu tort.

GAILLARDIN.

De me dire ça ?

TOURILLON.

Eh ! non...

Cherchant à se remettre.

Diable de vin de Champagne !

GAILLARDIN.

Moi aussi...

TOURILLON.

Ça ne m’étonne pas ; vous alliez bien ; moi aussi, d’ailleurs ! j’ai fait des folies ! le petit capitaine Toto, je lui ai promis un ta de choses... Mais comme je ne le reverrai jamais, c’est moins grave que ça n’en a l’air. Voulez-vous une tasse de thé ?

GAILLARDIN.

Avec plaisir !

Ils vont s’asseoir de chaque côté du bureau et prennent du thé.

TOURILLON.

Je vois ce que c’est, vous aurez pris Duparquet dans un coin... et vous lui aurez dit : Je serais heureux de revoir Tourillon.

GAILLARDIN, ne comprenant pas.

Tourillon !

TOURILLON, rassemblant péniblement ses idées.

Non pas Tourillon... Le comte de Villebouzin.

GAILLARDIN.

Pas bien nette votre idée. Encore une tasse, je vous prie.

TOURILLON.

Il n’y a plus de thé, mais en remettant de l’eau...

Il remet de l’eau sur le thé.

Duparquet vous aura répondu : Si vous tenez à le voir... allez à la prison.

GAILLARDIN.

Il savait donc que vous seriez arrêté ?

TOURILLON.

Encore une fois, je ne suis pas arrêté...

GAILLARDIN.

Alors qu’est-ce que vous faites ici ?...

TOURILLON.

Nous n’en finirons pas. J’aime mieux me confier à vous... vous êtes gentilhomme, vous ne me trahirez pas... je suis...

GAILLARDIN.

Vous êtes ?...

TOURILLON.

Je ne suis pas le comte de Villebouzin, je suis Tourillon, le directeur de la prison de Pincornet-les-Bœufs.

GAILLARDIN, riant aux éclats.

Allons donc !

En se levant.

Ah ! elle est bonne celle-là ! Il se figure qu’il est le directeur de la prison ! Est-il gris ! Mon Dieu ! Est-il gris !

Il se lève.

TOURILLON.

Vous doutez ?

GAILLARDIN, riant plus fort.

Mettez-vous à ma place...

TOURILLON sonne.

Dans un instant vous ne douterez plus.

Entre Léopold.

 

 

Scène VI

 

TOURILLON, GAILLARDIN, LÉOPOLD

 

LÉOPOLD, entrant du fond.

Monsieur ?

TOURILLON, de son fauteuil.

Empoignez monsieur le marquis.

LÉOPOLD.

On y va !

Il saisit Gaillardin.

Faut-il boucler ?

GAILLARDIN, tenu au collet par Léopold.

Eh bien ! qu’est-ce que c’est ?

TOURILLON.

Lâchez-le maintenant... c’était pour rire.

LÉOPOLD, lâchant Gaillardin.

C’était pour rire ?

TOURILLON.

Oui, Léopold. Allez-vous-en. Je n’ai plus besoin de vous.

LÉOPOLD.

C’était pour rire ! Cette prison est gaie !

Il sort.

 

 

Scène VII

 

TOURILLON, GAILLARDIN

 

TOURILLON, se levant et venant à Gaillardin.

Êtes-vous convaincu ?

GAILLARDIN.

Parfaitement convaincu...

TOURILLON.

Pardonnez-moi d’avoir employé un moyen...

GAILLARDIN.

Je vous pardonne d’autant plus volontiers que vous m’avez fait empoigner pour rire, et que vous auriez eu le droit de me faire empoigner pour tout de bon.

TOURILLON.

Je ne vous comprends pas, cher marquis.

GAILLARDIN.

Laissez-moi donc tranquille... Je ne suis pas marquis...

TOURILLON.

Par exemple !...

GAILLARDIN.

Je ne suis pas plus Valangoujar que vous n’êtes Villebouzin... je suis Gaillardin, voilà tout.

TOURILLON.

Vous dites ?

GAILLARDIN.

Je suis Gaillardin.

TOURILLON.

Le mari de madame Gaillardin ?

GAILLARDIN.

Parbleu, je viens faire mes huit jours de prison... Rappelez votre homme et faites-moi boucler derechef.

TOURILLON, à son tour, riant aux éclats.

Ah bien celle-là, elle est encore meilleure !

GAILLARDIN.

Comment, meilleure ?

TOURILLON.

Je vous dis : je suis Tourillon. Vous me répondez : je suis Gaillardin ; je viens faire mes huit jours... malheureusement...

GAILLARDIN.

Malheureusement ?

TOURILLON.

Je vous ai prouvé que j’étais Tourillon ; je puis vous prouver aussi que vous n’êtes pas Gaillardin... Je l’ai arrêté hier soir, Gaillardin !

GAILLARDIN, riant.

Vous l’avez arrêté ?

TOURILLON.

Moi-même.

GAILLARDIN, gouailleur.

Où ça l’avez-vous arrêté ?

TOURILLON.

Chez lui, rue des Trois-Boutons, nº 7.

GAILLARDIN, un peu plus sérieux.

À quelle heure ?

TOURILLON.

À dix heures du soir.

GAILLARDIN, ne riant plus du tout.

À dix heures du soir !... Voyons... voyons... ne nous grisons pas.

TOURILLON.

Ça c’est déjà fait entre nous...

GAILLARDIN, très sérieux.

Vous l’avez arrêté ?

TOURILLON.

Je l’ai arrêté dans un salon rouge... Il y avait sur la cheminée une pendule représentant le chevalier Bayard.

GAILLARDIN.

Le chevalier Bayard !... Et quand vous l’avez arrêté, il était seul ?

TOURILLON.

Non pas, il était avec sa femme.

GAILLARDIN.

Avec sa femme... ?

TOURILLON.

Une jolie femme... blonde... avec une robe de soie... une robe bleue... Pauvre petite femme, en voilà une qui aime son mari ! Au moment de le quitter, elle l’embrassait !... elle l’embrassait !...

GAILLARDIN, avec éclat.

Ah ! bien non, dites donc pas de bêtises... j’aime les plaisanteries, mais celle-là !

TOURILLON, redevenant grave.

Plaisanter au sein de mes fonctions, jamais ! Il me semble que c’est vous, au contraire...

GAILLARDIN.

Il est ici, ce Gaillardin ?

TOURILLON.

Sans doute... il est ici... cabanon n° 12.

GAILLARDIN.

Je voudrais le voir.

TOURILLON.

Impossible... il vous faudrait une permission.

GAILLARDIN.

Une permission ?

TOURILLON.

Et puis vous n’êtes pas dans un état... si j’ai un conseil à vous donner, c’est de prendre encore une tasse de thé.

GAILLARDIN.

Il n’y en a plus.

TOURILLON.

C’est vrai, mais en remettant de l’eau...

Entre Léopold. Gaillardin pendant la petite scène qui suit va à la cheminée, prend la carafe, boit un grand verre d’eau, puis verse de l’eau sur son mouchoir et se mouille les tempes.

 

 

Scène VIII

 

TOURILLON, GAILLARDIN, LÉOPOLD

 

LÉOPOLD, entrant.

Cette prison devient de plus en plus gaie !...

À Tourillon.

Il y a là une dame qui désire vous parler en particulier.

TOURILLON, à part.

Encore une ce de Duparquet, il aura donné mon adresse au capitaine Toto.

À Gaillardin.

Vous permettez... je reviens...

À Léopold.

Et comment est-elle cette dame ?

LÉOPOLD.

Je n’ai pas vu sa figure, elle a un voile, sa taille m’a paru bien. Ils sortent tous les deux.

 

 

Scène IX

 

GAILLARDIN, seul et tout à fait dégrisé

 

Qu’est-ce qu’il m’a dit ? Un autre que moi arrêté à ma place... hier soir, chez moi !... auprès de ma femme !... Voyons... voyons... Cette nuit... J’étais gris ; tout à l’heure je l’étais même encore un peu... mais la nouvelle de mon arrestation m’a complètement dégrisé... Il y a là un autre Gaillardin, un moi qui n’est pas moi, si ce n’est pour ma femme !... Je suis ici et je suis en même temps dans le cabanon n° 12, et quand je demande à me voir, on me répond qu’il me faudrait une permission.

Entre Bidard amené par Léopold, Bidard toujours en avocat, toque, robe, portefeuille de maroquin noir sous le bras.

 

 

Scène X

 

GAILLARDIN, BIDARD

 

LÉOPOLD.

Entrez, l’avocat, je vas vous chercher monsieur Gaillardin.

Il sort.

BIDARD, apercevant Gaillardin.

Qu’est-ce qu’il dit cet imbécile ?... il va vous chercher et vous êtes là.

GAILLARDIN.

Ça vous étonne. Moi ça ne m’étonne pas. Qu’est-ce que vous venez faire ici ?

BIDARD.

Comment, ce que je viens faire !... je viens m’entendre avec vous.

GAILLARDIN.

Avec moi...

BIDARD.

Puisque vous m’avez fait demander...

GAILLARDIN.

Je vous ai fait... je comprends, je comprends tout. Monsieur Gaillardin vous a fait demander ; ce garçon qui vous a amené est allé chercher monsieur Gaillardin, et monsieur Gaillardin va venir !

BIDARD, à part.

Seigneur ! il est devenu fou !!!

GAILLARDIN.

Il va venir ! Écoutez-moi, Bidard, vous êtes un ver de terre, vous n’êtes et n’avez jamais été qu’un pauvre diable d’avocat sans causes, vous avez si peu de talent que vous n’avez pu arriver à rien, même en politique ! C’est moi qui vous ai soutenu, j’ai tout mis à votre disposition : ma table, ma bourse, mon influence ; c’est moi qui vous ai recommandé à Moulinot ! Eh bien, Bidard, maître Bidard, vous pouvez maintenant d’un seul coup vous acquitter envers moi. Donnez-moi votre robe.

BIDARD.

Ma robe !...

GAILLARDIN, avec violence.

Donnez-la moi... ou je vous étrangle ! je m’y suis pris d’abord avec ménagement, mais...

BIDARD, à part, ôtant vivement sa robe.

Eh ! là... J’ai peur des fous, moi.

GAILLARDIN.

Allons... bien... bien... passez-moi les manches... vite, vite.

BIDARD.

Voilà... voilà...

GAILLARDIN.

La toque, maintenant, la toque !

BIDARD.

Voilà... voilà.

Bidard veut reprendre son portefeuille qu’il avait déposé sur la table.

GAILLARDIN.

Et ce que vous aviez sous le bras en entrant... ce portefeuille, pour que j’aie bien l’air...

BIDARD, résistant.

Mes dossiers, mon ami, mes dossiers... des secrets de famille... je ne peux...

GAILLARDIN, lui arrachant le portefeuille.

Donnez... donnez... Et maintenant, partez, ou je vous étrangle.

BIDARD.

Je m’en vais... je m’en vais !...

Il se sauve.

GAILLARDIN, avec la robe, la toque et le portefeuille sous le bras, se promenant de long en large sur le théâtre.

Comme ça je n’aurai pas besoin de permission pour me voir !... On vient – c’est moi !... C’est lui, veux-je dire...

Léopold ouvre la porte et introduit Alfred. Alfred a son violon sous le bras. Il est vêtu de la robe de chambre et coiffé du bonnet de Gaillardin.

LÉOPOLD, du fond.

Monsieur l’avocat, voilà le 12 que vous avez demandé.

À part, regardant Gaillardin qui tourne le dos.

Tiens, on dirait que ce n’est plus le même... C’est l’effet du cognac... Cette prison est gaie !

Haut.

Entrez le 12.

Il sort.

 

 

Scène XI

 

GAILLARDIN, ALFRED

 

GAILLARDIN, à part, examinant Alfred.

Je le tiens, je vais tout savoir... du calme... du calme.

ALFRED, après avoir posé son violon sur une chaise.

Mon avocat, mon bon avocat...

GAILLARDIN, se contenant.

Asseyez-vous là.

Il examine encore Alfred de très près, à part.

Il a ma robe de chambre !

ALFRED.

Je vous attendais avec une impatience...

GAILLARDIN, très froidement.

Asseyez-vous là, je vous dis.

À part.

Il a aussi ma calotte de velours !

ALFRED, s’asseyant.

Je vais vous conter mon affaire... elle est bonne, allez, mon affaire... et elle vous fera honneur.

GAILLARDIN, assis de l’autre côté de la table.

À qui est-ce que je parle d’abord ? Vous n’espérez pas me faire croire à moi que vous êtes Gaillardin.

ALFRED.

Non, je ne suis pas...

En riant.

C’est eux qui ont voulu à toute force... et je comprends leur erreur... car au moment où l’on m’a arrêté, j’étais près de madame Gaillardin ; on en a conclu...

GAILLARDIN, se levant brusquement.

Malheureux !...

ALFRED, se levant aussi.

Eh là ?

GAILLARDIN, se rasseyant, à part.

Du calme, je vais tout savoir.

Haut.

Allons... venez... asseyez-vous...

On se rassied.

Et dites-moi... Qui êtes-vous ?

ALFRED.

 Je suis Alfred.

GAILLARDIN.

Alfred qui ? Alfred quoi ?

ALFRED.

Alfred, artiste...

GAILLARDIN.

Artiste en quoi ?

ALFRED, montrant son violon.

En ça !

GAILLARDIN, se levant, à part.

C’est le chef d’orchestre !... Pendant que tout le monde se demandait où il pouvait être, il était chez... du calme...

Haut.

Vous êtes le chef d’orchestre du prince Yermontoff ?

ALFRED.

Oui...

GAILLARDIN.

Vous aimez les femmes ?...

ALFRED.

À mort ! Il ne faudra pas oublier ça dans ma défense... ça me rendra intéressant...

GAILLARDIN.

Revenons à notre affaire.

Ils vont se rasseoir.

Hier soir donc, on vous a trouvé dans la maison d’un honnête homme.

ALFRED.

Qui ça un honnête homme ?... le mari ?...

GAILLARDIN.

Sans doute...

ALFRED.

Pourquoi dites-vous que le mari est un honnête homme ?...

GAILLARDIN.

Comment, pourquoi je dis ?

ALFRED.

Vous ne devez pas dire que le mari est un honnête homme, puisque vous êtes mon avocat. Vous devez taper dessus, au contraire.

GAILLARDIN, à part.

Du calme... du calme...

ALFRED, à part, se levant.

Je ne sais pas, moi, cet avocat-là, il ne m’inspire pas...

Haut.

Si vous ne deviez pas taper, il faudrait me le dire... je ferais venir un avocat de Paris. Il y en a à Paris qui ne plaident que les affaires dans le genre de la mienne... je ferais venir un de ceux-là, si vous ne deviez pas ta per... je prendrais un aigle du barreau.

GAILLARDIN.

N’ayez pas peur... je taperai.

ALFRED.

Bien sûr ?... Faites voir un peu comment vous taperez ?

GAILLARDIN, levant les mains sur Alfred, puis prenant la table, la soulevant et la laissant retomber par terre.

Tu veux !...

ALFRED, se sauvant à l’autre bout du théâtre.

Eh là ?...

GAILLARDIN, se contenant et se rasseyant.

Vous verrez ça plus tard.

ALFRED.

Ah ! ça, dites donc, il n’y a pas d’erreur... c’est bien pour me défendre que vous êtes venu ?

GAILLARDIN, souriant avec effort.

Oui, c’est pour vous défendre... revenons à votre affaire... Vous dites donc que lorsqu’on vous a arrêté, vous étiez près de la misérable !...

ALFRED.

Qui appelez-vous misérable ?...

GAILLARDIN, avec force.

Ma... la femme, pardieu... la femme qui vous... la femme que vous...

ALFRED.

Ah ! bien non, ah ! bien non !... Je ne veux pas que vous tapiez sur la femme, au contraire... il faudra la ménager, la femme... ça me rendra intéressant... il faudra dire que le mari est une canaille, mais que la femme est un ange...

GAILLARDIN.

Un ange !!...

ALFRED.

Oui, un ange...

GAILLARDIN, se levant et marchant avec agitation.

Une malheureuse, qui, en dépit des serments qu’elle avait faits, car elle en avait fait, des serments !

ALFRED.

Ça, c’est vrai qu’elle en avait fait.

GAILLARDIN.

Et...

À part.

Mon Dieu... c’est là le point intéressant !...

Haut.

Et... elle y a manqué !

ALFRED.

Oh ! quant à ça, complètement !

GAILLARDIN, bondissant et sautant sur Alfred.

Complètement ! Vous avez dit complètement !!!

ALFRED, après s’être dégagé.

Sans doute... puisqu’elle s’est mariée... il me semble qu’elle ne pouvait pas manquer d’une façon plus complète.

GAILLARDIN.

Puisqu’elle s’est... Ah ça, mais de quels serment parlez-vous ?...

ALFRED.

Eh bien ! mais je parle des serments qu’elle m’avait faits avant de se marier...

GAILLARDIN.

Ah !

S’essuyant le front.

je parlais moi de ceux qu’elle avait faits en se mariant.

Il marche avec une extrême agitation.

ALFRED.

Dites donc, il n’y a pas d’erreur... c’est bien pour me défendre que vous êtes venu ?...

GAILLARDIN.

Pas pour autre chose.

ALFRED.

C’est que vous avez une façon...

GAILLARDIN.

Eh bien, quoi ? je m’anime, je m’exalte... je suis toujours comme ça, moi, quand je dois plaider une affaire...

Se radoucissant.

Allons, venez... asseyez-vous.

Tous deux vont se rasseoir.

Vous dites donc qu’avant de se marier, elle vous avait fait des serments ?

ALFRED.

Et des fameux !... chez son père...

GAILLARDIN.

Chez son...

ALFRED.

Dans le temps où je lui donnais des leçons d’harmonie...

GAILLARDIN.

À son père ?

ALFRED.

Non, à elle...

GAILLARDIN.

Vous lui avez donné des leçons ?...

ALFRED.

D’harmonie... pendant six mois. Vous devriez prendre des notes, sans cela vous oublierez... Il faudra parler de ma jeunesse... Vous nous montrerez tous les deux, moi et Fanny.

GAILLARDIN.

Fanny !

ALFRED.

C’est son nom !...

GAILLARDIN, à part.

Du calme... du calme.

ALFRED.

Vous nous montrerez tous les deux, jeunes, beaux, penchés l’un vers l’autre... mais prenez donc des notes.

GAILLARDIN.

C’est inutile, je me rappellerai.

ALFRED.

Puis, après avoir charmé votre auditoire avec ce tableau gracieux, vous passerez au mari, vous l’appellerez canaille... mais pas un mot sur Fanny... Elle me revaudra ça plus tard...

GAILLARDIN, se levant.

Brigand !...

ALFRED, se levant.

Vous dites ?...

GAILLARDIN, se calmant.

Brigand, je dis... heureux brigand !

Doux et insinuant.

Et de puis son mariage, vous l’avez revue souvent sans doute ?

ALFRED.

Non, je l’ai revue hier pour la première fois.

GAILLARDIN.

Occupons-nous d’abord de ce qui s’est passé hier... Vous êtes allé chez elle, à quelle heure ?

ALFRED.

À neuf heures.

GAILLARDIN.

Vous l’avez trouvée seule ?

ALFRED.

Absolument seule.

GAILLARDIN.

Et alors ?...

ALFRED.

Je lui ai reproché de m’avoir trahi...

GAILLARDIN.

De vous avoir... enfin ! Et après ?

ALFRED.

Après, elle m’a donné ses raisons...

GAILLARDIN.

Ah ! elle vous a donné... Et après ?...

ALFRED.

Après... j’étais sur le point de lui pardonner, quand on m’a arrêté.

GAILLARDIN.

Voilà tout ?...

ALFRED.

Voilà tout.

GAILLARDIN.

Allons donc !...

ALFRED.

Vrai de vrai.

GAILLARDIN, goguenard.

Vous n’oubliez pas quelque chose ?

ALFRED.

Que voulez-vous dise ?...

Comprenant.

Ah !...

En riant.

Ah ! ça, par exemple, ça serait que je ne vous le dirais pas.

GAILLARDIN.

Pourquoi donc ?...

ALFRED.

Mais ça n’est pas...

GAILLARDIN.

Ça n’est pas ?...

ALFRED.

Puisque je vous le dis...

Gaillardin depuis quelques instants regarde la robe de chambre, de la main il en touche les parements, il en caresse les plis etc. etc.

GAILLARDIN, sautant sur Alfred, le saisissant au collet et ne le lâchant plus.

Il y a une chose qui m’intrigue depuis le commencement de notre conversation... c’est... c’est cette robe de chambre !

ALFRED.

Cette robe de chambre !...

GAILLARDIN.

Elle vous brûle, n’est-ce pas ?

ALFRED.

Elle ne me brûle pas, mais elle me tient bien chaud.

GAILLARDIN, continuant à secouer Alfred.

Vous me ferez difficilement croire que lorsque vous sorti pour aller à votre rendez-vous, vous étiez vêtu de cette robe de chambre et coiffé de ce bonnet.

ALFRED, cherchant à se dégager.

Assurément non, je n’étais pas... c’est au mari, tout ça...

GAILLARDIN.

Mais vous... comment étiez-vous vêtu, vous ?

ALFRED.

J’avais mon habit... avec des brandebourgs.

GAILLARDIN.

Et où est-il cet habit, où est-il ?

ALFRED, riant.

Il est chez le mari...

GAILLARDIN.

Chez moi !

ALFRED, éperdu.

Comment, chez vous !

GAILLARDIN.

Tu as ôté ton habit chez moi...

Il lui saute à la gorge.

ALFRED, à moitié étranglé.

Dites donc il n’y a pas d’erreur ? C’est bien pour me défendre que vous êtes ?...

Musique à l’orchestre. Voix de femmes et éclats de rires au dehors.

GAILLARDIN.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

 

 

Scène XII

 

TOUT LE MONDE

 

LÉOPOLD.

Des femmes maintenant, un tas de femmes... cette prison est gaie !  

Entrent le prince, Duparquet, Métella, Toto, Adèle et Sainte-Esplanade.

LES QUATRE FEMMES, très gaiement, entourant Gaillardin.

Bonsoir marquis, bonsoir, bonsoir.

GAILLARDIN.

Eh bien ? eh bien ? qu’est-ce que ça veut dire ?...

DUPARQUET.

Qu’en dites-vous, Gaillardin, trouvez-vous que ma farce vaille la vôtre ?...

GAILLARDIN.

Votre farce !

LE PRINCE.

Eh oui... tout ce qu’on vous a fait croire... cet homme arrêté chez vous... c’était une farce !...

MÉTELLA.

Vous ne vous en êtes pas aperçu ?

GAILLARDIN.

Une farce !

DUPARQUET.

Eh oui, c’est ma revanche... la revanche de l’oiseau bleu !...

Moment de silence. Gaillardin ne comprend pas. Il regarde tout le monde, et tout le monde le regarde en riant.

GAILLARDIN, avec un grand cri.

Ah !...

Il trébuche.

DUPARQUET, retenant Gaillardin.

Eh bien, qu’est-ce que vous avez ?

GAILLARDIN.

Ne faites pas attention, c’est la joie !... Vous venez de m’ôter de dessus la poitrine un poids... Je comprends, je comprends tout. La revanche de l’oiseau bleu !... et mon prince en était... mon prince a daigné... Il aura dit à son chef d’orchestre de venir prendre ma place... on aura envoyé chez moi chercher ma robe de chambre... Et ma femme l’aura donnée... avec ma calotte de velours... ma femme, ma chère petite femme !... je l’ai soupçonnée pourtant... C’est que j’avais la tête perdue ! Est-ce que si je n’avais pas eu la tête perdue.

Montrant Alfred.

j’aurais jamais pu admettre. qu’un pareil... ne faites pas attention, je suis si heureux !... Oui, je comprends tout !

À Adèle.

Vous n’avez pas l’air de comprendre, vous ?...

ADÈLE.

Non...

GAILLARDIN.

Elle ne comprend rien ! Comment, vous ne comprenez pas qu’on m’a fait une farce... et une bonne, je le reconnais, et qui vaut bien l’oiseau bleu...

DUPARQUET.

Oh ! non...

GAILLARDIN.

Si... si... Je m’y connais, elle vaut l’oiseau bleu... j’ai perdu mon pari, je paierai un punch, j’en paierai deux... j’en paierai dix, j’en paierai cent... jamais je n’en paierai assez pour le plaisir que ça me fait.

LÉOPOLD, entrant.

Monsieur Gaillardin ?... où est-il monsieur Gaillardin ?

GAILLARDIN.

C’est moi !...

LÉOPOLD.

Bien sûr ?...

GAILLARDIN.

Eh oui...

LÉOPOLD.

Madame Gaillardin est là... elle vous attend...

GAILLARDIN.

Ma femme !...

DUPARQUET.

N’ayez pas peur... elle croit que vous êtes ici depuis hier soir...

GAILLARDIN.

À la bonne heure... Et sur ce qui s’est passé cette nuit, vous me promettez le secret, n’est-ce pas ?... vous, mon prince...

YERMONTOFF.

N’ayez pas peur...

GAILLARDIN.

Tous, n’est-ce pas, vous me promettez tous le secret ?... Oui, c’est entendu... au revoir alors... mon prince, madame de Sainte-Esplanade, capitaine... Alfred, vous ne m’en voulez pas de vous avoir un peu ?...

ALFRED.

Pas le moins du monde.

GAILLARDIN.

Mon cher comte... adieu.

Il va pour sortir.

TOURILLON, le retenant.

Oh ! nous deux, nous n’avons pas à nous dire au revoir... nous avons huit grands jours à passer ensemble...

GAILLARDIN.

Huit grands jours !...

TOURILLON.

Eh oui, vos huit jours de prison.

GAILLARDIN.

Ah ! sapristi, c’est vrai... j’avais oublié...

TOURILLON.

Moi je n’oublie pas...

GAILLARDIN.

Dites-donc, Villebouzin ?

TOURILLON.

Mon ami.

GAILLARDIN.

Toute réflexion faite, j’aimerais tout autant ne pas les faire ces huit jours de prison.

TOURILLON.

Impossible, cela est tout à fait impossible.

GAILLARDIN.

Voyons, comte...

TOURILLON.

Non, marquis, je vous assure...

GAILLARDIN.

Faites ça pour moi ! Au nom de notre vieille amitié !... Voyons, quand on a fait la fête ensemble...

TOURILLON.

Pas moyen, je vous dis que je n’ai pas, moi, le droit de faire grâce... Adressez-vous...

GAILLARDIN.

À qui voulez-vous que je m’adresse ? Je ne connais personne à Versailles.

TOURILLON.

Il n’y a pas besoin d’aller si loin.

GAILLARDIN.

Ah ! je comprends !...

Regardant Adèle.

Je suis sûr qu’elle ne comprend pas celle-là.

ADÈLE.

Non !

GAILLARDIN.

Comment ! vous ne comprenez pas que c’est le public qui a le droit de faire grâce et que c’est à lui qu’il faut s’adresser... Eh bien, puisque j’ai une robe d’avocat, pourquoi ne plaiderais-je pas ?... C’est entendu, je plaide.

Au public.

Messieurs de la Cour et mesdames du jury... Ce que je demande ce ne sont pas des circonstances atténuantes, non, mesdames... non messieurs...

Air de Renaudin de Caen.

Je demande un acquittement,
Je le demande et je l’espère,
Messieurs, aux larmes de sa mère
Vous allez rendre mon client !
De sa femme... je voulais dire,
Je ne sais plus ce que je dis,
C’est cette robe qui m’inspire ;
Un mot encore et je finis.
Nous sommes à votre merci
Avant-scènes, loges de face,
Vous seules avez droit de grâce
L’orchestre et le parterre aussi.
C’est donc à vous que je m’adresse...
Plus qu’un mot avant de finir,
Mesdames, messieurs, le temps presse,
Vous vous laisserez attendrir.
Allons, vite un bon mouvement,
Je le demande et je l’espère,
Orchestre, loges et parterre
Vous acquitterez mon client.

ENSEMBLE.

Allons, vite un bon mouvement,
Il vous le demande, il l’espère.
Orchestre, loges et parterre
Vous acquitterez son client.

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