Le Retour de la paix (Louis DE BOISSY)

Comédie en un acte et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, le 22 février 1749.

 

Personnages

 

LA JOIE

UNE ACTRICE

LA DÉCENCE

MONSIEUR BRUYANT, Avocat

MONSIEUR PRUDENT, Officier

ARLEQUIN, déguisé en Bouquetière

TROUPE DE DANSEURS et DE DANSEUSES

 

La Scène est à Paris sur le Théâtre Italien.

 

 

Scène première

 

LA JOIE, UNE ACTRICE

 

L’ACTRICE.

Eh bonjour, mon aimable Joie !

Quel plaisir de vous voir ! quel bonheur vous envoie ?

LA JOIE.

C’est la fête du jour, le retour de la Paix.

L’ACTRICE.

Déja votre présence est un de ses bienfaits.

LA JOIE.

Comme il fait mon triomphe, et qu’ici c’est mon centre

Je viens en faire les honneurs.

L’ACTRICE.

Viendra-t-elle aujourd’hui ?

LA JOIE.

Non, on l’arrête ailleurs.

Mais, ma chère, partout où j’entre

On est sûr de la voir régner.

La guerre trop longtemps avait su l’éloigner.

Dans ce beau jour qui la rappelle,

Je ne saurais trop éclater.

Je suis sa fille, et comme telle,

Pour elle je dois écouter

Tous les mortels qui vont se présenter.

Je viens leur inspirer son esprit qui m’anime ;

De tous ses zélés partisans

Recevoir l’encens légitime

Accorder tous les différends,

Marier tous les arts, unir tous les talents.

Je veux par ce moyen dompter les plus rebelles,

Et faire voir à tout Paris

Un spectacle nouveau, dont il sera surpris.

Plus de procès, plus de querelles.

Tous les Auteurs seront liés,

Ce nouvel an, des nœuds les plus fidèles.

Tous les Comédiens vrais dans leurs amitiés

Vivront sans nuls débats comme des Tourterelles.

La cordialité va régner chez les belles,

Et la fidélité chez les gens mariés,

La bonne-foi chez les Notaires,

Le scrupule chez les banquiers,

La probité chez tous les gens d’affaires,

Et surtout parmi les Greffiers.

L’ACTRICE.

Vous aurez une peine extrême

À pacifier les esprits ;

Car la guerre a brisé le joug des plus soumis.

Et la révolte a passé même

Jusques dans le corps des maris.

LA JOIE.

Vos camarades sont unis ?

L’ACTRICE.

Pour me désespérer et pour me contredire ?

Quelque bon que soit mon avis,

Ils me font tous l’honneur de n’y jamais souscrire.

Nos Sénateurs tiennent conseil

Pour vous donner sans doute un cadeau sans pareil,

Vous allez être parfumée

De leur encens joliment et dans peu.

LA JOIE.

J’entends, leurs soins me préparent un feu.

L’ACTRICE.

Qui ne sera pas sans fumée ;

Mais avant l’illumination,

Vous aurez ici Pantalon,

Le Docteur, Pierrot, Scaramouche,

Qui vous divertiront ; et pour la bonne bouche,

Leurs amoureux viendront en langage romain,

S’entretenir longtemps du beau feu qui les touche.

LA JOIE.

Ils m’attendriraient trop : il suffit d’Arlequin,

De Caroline et de Scapin.

Mais dites-moi, ma chère, aurai-je de la danse ?

J’aime à sauter. C’est-là ma passion.

L’ACTRICE.

Vous en aurez en abondance,

Sans qu’elle tienne à l’action ;

Et d’une décoration,

Pour comble de magnificence,

Je crois que nos Messieurs auront fait la dépense.

LA JOIE.

Tant mieux : j’aime l’éclat.

L’ACTRICE.

Un spectacle Français

Eut été plus décent, plus digne de la Paix,

Mais le bon goût chez nous a déserté la scène.

Depuis qu’ils ont réglé notre gouvernement,

La seule farce Italienne

Triomphe et règne impunément.

Cinq ou six vieux lazzis qu’on ne fait que rebattre

En forment tout le nœud, comme le sel piquant,

Les machines en font les grands coups de Théâtre,

Et les ballets, le dénouement.

LA JOIE.

Tout est justifié par votre réussite.

L’ACTRICE.

Pour moi, j’en rougis en secret,

Et le Peintre, ou plutôt le Maître de Ballet

En a le principal mérite,

Le reste de la gloire est pour les ouvriers,

Et nos premiers acteurs sont de bons charpentiers.

LA JOIE.

Qu’importe si par eux vous êtes enrichie !

Vive l’Italien ! vive la Féerie !

Un ouvrage à construire, un Palais à bâtir,

Ne coûte qu’un moment, de même à démolir.

Heureux Théâtre, où l’on peut, sans écrire,

Mettre au jour une Pièce, et ne savoir pas lire.

L’ACTRICE.

Ce bonheur est honteux, et n’est que passager.

Notre sort sera des plus tristes,

Quand le Public prompt à changer,

Se lassera de voir en nous des machinistes :

Et le peu de français, hélas ! que nous savions

Depuis cette métamorphose,

Misérables ! nous l’oublions.

LA JOIE.

Ah ! vous n’oubliez pas grand chose,

Et vous avez d’ailleurs l’art de vous retourner,

Et d’aplanir tous les obstacles.

Par des enfants d’abord vous sûtes étonner,

Ensuite par des feux, on vous a vu régner.

Et vos jeux maintenant brillent par des spectacles :

Il est d’autre moyens qu’on peut imaginer,

Apprenez le Chinois.

L’ACTRICE.

Ah ! c’est trop badiner.

LA JOIE.

Mais je remplis mon personnage,

Le vôtre est de changer d’état et de langage :

Soyez tantôt Français, tantôt Italiens,

Paraissez à la fois, montrez-vous tout ensemble,

Peintres, Artificiers, Danseurs, Musiciens,

Parodiez chaque art, sans qu’aucun vous ressemble.

Et soyez tout...

L’ACTRICE.

Pour n’être rien.

Ce conseil n’est pas pour notre gloire.

LA JOIE.

Il est du moins pour votre bien.

Je vous parle en amie, et vous devez m’en croire.

L’ACTRICE.

Rétablissez plutôt le français parmi nous.

LA JOIE.

Il vous faut des sujets ; où les trouveriez-vous ?

Quand même vous feriez cette heureuse rencontre,

Une Dame paraît, qui protesterait contre.

 

 

Scène II

 

LA JOIE, L’ACTRICE, LA DÉCENCE

 

LA DÉCENCE.

Non, fille aimable de la Paix,

Je l’invite plutôt à donner du Français.

Le Spectacle que je protège,

Quoiqu’il ait seul ce privilège,

Bien loin de l’empêcher, le trouvera très bon.

LA JOIE.

Il y peut perdre.

LA DÉCENCE.

Y gagner au contraire.

L’ACTRICE.

Aprement par la comparaison.

LA DÉCENCE.

C’est un aveu que je n’osais vous faire.

L’ACTRICE.

Quel excès de ménagement !

À vous remercier, pardon si je balance,

Vous êtes de ma connaissance,

Mais votre nom m’échappe en ce moment.

LA DÉCENCE.

Madame, je suis la Décence,

J’excuse cet oubli qui n’est pas surprenant.

Au Théâtre Français, je fais ma résidence,

Et l’on me voit ici très rarement.

L’ACTRICE.

Je n’observe pas moins vos lois exactement.

LA JOIE, à la Décence.

Peut-on savoir quel objet vous attire ?

LA DÉCENCE.

L’héroïne du jour, vous-même, et de ce pas

Dans mon char qui m’attend là-bas,

Au Faubourg Saint Germain je compte vous conduire.

L’ACTRICE.

Madame, ne nous quittez pas.

LA DÉCENCE.

On brûle de nous voir marcher d’intelligence,

Nous gagnerons à cet accord charmant.

À mon art, pour briller, il faut de l’enjouement.

Et pour plaire, la Joie a besoin de Décence.

LA JOIE.

Sans le secours de ma présence,

Madame, vos héros triomphent maintenant.

Désormais leur puissance est trop bien établie.

Ils ne doivent plus craindre rien,

Depuis qu’ils ont pour leur soutien

L’Hercule de la Tragédie[1].

L’ACTRICE.

On est sûr de tout vaincre avec cet appui-là,

Et jusqu’au plus haut point leur grandeur est portée,

Par celle de Catilina.

Nulle pièce jamais ne se vit écoutée

Avec tant de respect, et ne le mérita.

Par sa réussite brillante,

Et par l’impression d’estime qu’elle a fait,

Les Acteurs enrichis, le Public satisfait,

Sont bien payez de leur attente,

Et l’Auteur, à sa gloire, a mis le dernier trait.

LA DÉCENCE.

Il est flatteur pour ce grand homme,

De vous contraindre à l’admirer,

Vous, qu’on redoute et qu’on renomme,

Par le talent de censurer.

L’ACTRICE.

C’est un tribut forcé, mais légitime,

Qu’à la critique même, arrache le sublime.

Il coûte à l’amour-propre, on ne peut le nier,

Par bonheur on n’a pas souvent à le payer.

Cette flamme du ciel, ce vrai sublime est rare.

Il faut longtemps pour le saisir,

Et la nature encore en est si fort avare

Qu’un ou deux dans un siècle ont droit d’y parvenir.

LA DÉCENCE.

Mais plusieurs par le tendre, ont l’art de réussir,

Leur ouvrage est goûté.

L’ACTRICE.

Même avant que d’éclore :

Grace à l’Acteur qui l’embellit,

Il est brillant dans son aurore ;

Le petit maître qui l’adore,

Par son fracas en augmente le bruit,

Et de beaux yeux en pleurs l’accréditent encore ;

Par bonheur pour le goût qui souvent en gémit,

On imprime la pièce, et le charme est détruit.

Au théâtre ébloui d’un grand jour qui l’éclaire,

Le Spectateur voit mal, l’illusion le suit.

Dans sa chambre, à l’abri d’une pompe étrangère,

Le Connaisseur voit mieux, et le fantôme fuit.

LA DÉCENCE.

Vous triomphez alors.

L’ACTRICE.

Il est vrai, je suis franche,

C’est avec volupté que je prends ma revanche.

J’aime à rire du larmoyant

Qu’on fait entrer partout.

LA DÉCENCE.

En le parodiant.

Mauvais genre !

LA JOIE.

Pour lui je ne prends point les armes ;

Mais un genre à mon gré beaucoup plus révoltant,

Est celui qui, d’un autre, ose emprunter les charmes,

Et mariant les ris, sans cesse avec les larmes,

Par ce bizarre assortiment,

Fait un monstre des deux, en les dénaturant.

Sans altérer le repos de la terre,

On peut sur lui lancer des traits.

C’est un combat, c’est une guerre

Qu’on doit permettre dans la paix.

LA DÉCENCE.

D’une façon plus noble, il faut donc le combattre,

Il faut que renaissant sur le même théâtre,

La bonne Comédie étouffe les sanglots :

C’est aux rayons du vrai que s’éclipse le faux.

Un Ouvrage applaudi[2], que vous devez connaître,

Où vous brillez vous-même a commencé déjà,

Un second triomphant peut-être achèvera.

Venez chez les Français, hâtez-vous de paraître,

Un seul de vos regards pourra le faire naître.

LA JOIE.

Je ne puis pour ce soir seconder vos ardeurs ;

Mais demain donnez du Molière,

Qu’il soit joué par tous les bons Acteurs,

Vous m’y verrez arriver la première,

Et briller dans les yeux de tous les Spectateurs ;

Voilà le digne et grand modèle,

Qu’on y doit proposer à vos jeunes Auteurs,

Et contre l’attaque mortelle

Du froid poison des soupirs et des pleurs,

Cet antidote est des meilleurs.

LA DÉCENCE.

Pour vous avoir ; il n’est rien qu’on ne fasse,

Et je vais de ce pas disposer nos Messieurs

À vous servir de bonne grâce :

Nous vous annoncerons avec un compliment,

Pour attirer une foule plus grande.

LA JOIE.

N’en faites rien, Madame, j’appréhende

Les visites du jour de l’an.

L’ACTRICE, lui faisant la révérence.

Madame, et moi pareillement.

La Décence sort.

 

 

Scène III

 

LA JOIE, L’ACTRICE

 

L’ACTRICE.

Sa politesse est des plus fades.

Je cours vous annoncer à tous nos camarades,

Et j’adopte dans ces instants

L’esprit de notre corps qui vous caractérise,

Je me livre aux lazzis toute entière, et je prends

La variété pour devise,

La Marotte pour arme, et Momus pour amant,

La Danse pour appui, le Chant pour supplément,

Pour aide, tout l’éclat que l’Optique déploie,

Pour règle, le Plaisir, pour Loi, l’amusement,

Pour guide, la Folie, et pour âme, la Joie.

Elle sort.

 

 

Scène IV

 

LA JOIE, ARLEQUIN, en Bouquetière

 

ARLEQUIN.

Je viens, Madame, avec beaucoup de modestie

Vous marquer mon respect et mon attachement.

LA JOIE.

Qui donc êtes vous, je vous prie ?

ARLEQUIN.

J’ai l’honneur d’être une fille à talent.

LA JOIE.

Mais, quel talent encore ? Parlez il en est tant.

Tenez-vous à la Comédie ?

ARLEQUIN.

Oui, Madame, j’y tiens particulièrement,

Et je m’y rends à pied tous les jours de ma vie,

À quatre heures du soir très régulièrement.

Qu’il pleuve, ou qu’il vente, il n’importe.

Nos Dames, nos Messieurs représentent dedans,

Et moi je figure à la porte.

J’engage l’entretien avec tous les passants.

LA JOIE.

Votre rôle est des plus brillants.

ARLEQUIN.

Je mets ma gloire à le bien faire.

LA JOIE.

Votre nom ?

ARLEQUIN.

C’est Fanchon, et je suis Bouquetière.

J’ai le cœur tout gonflé d’une douleur amère ;

Et j’implore votre secours.

LA JOIE.

Dites, qu’avez-vous donc pour gémir de la sorte ?

ARLEQUIN.

On veut me débusquer et la brigue est très forte ;

Car le mérite est envié toujours.

On a beau me noircir par de malins discours ;

Je suis fille d’honneur, ou le diable m’emporte.

LA JOIE.

Votre maintien l’annonce autant que vos propos.

ARLEQUIN.

Mes sentiments sont encore plus beaux ;

On peut m’en croire et je suis franche.

Ma Reine, en ce moment, prenez de ma main blanche

Le plus joli bouquet qui soit dans mon panier.

Ce n’est pas tout, puisqu’il faut vous l’apprendre ;

Je n’ai pas seulement l’habileté de vendre

La grenade et l’œillet que je sais marier,

J’ai celle de glisser encore un billet tendre.

LA JOIE.

Fort bien, vous possédez plus d’un talent flatteur.

ARLEQUIN.

Je dois à ce propos secrètement vous rendre

Un poulet de la part d’un zélé serviteur,

Qui vous parle pour moi, lisez sans plus attendre.

LA JOIE.

De votre audace, ici, je devrais vous punir,

Mais mon caractère est d’en rire,

Et je vais, pour m’en divertir,

Lire ce billet doux que l’on vient de m’écrire.

Comme le jour permet de tout risquer,

Il donne aussi le droit de s’en moquer.

Elle lit.

Je vous recommande, Madame,

Celle qui, de ma part, vous rendra ce billet.

C’est ma cousine de Bergame.

Elle est, pour ce Théâtre, un excellent Sujet.

Elle est folle, elle chante, elle danse au parfait.

Essayez ses talents ; on sera content d’elle,

Et vous obligerez, ma Reine, tout-à-fait

Arlequin votre ami fidèle.

Après avoir lu.

Ce nom peut tout sur moi, chantez Mademoiselle.

ARLEQUIN chante.

Accompagnez ma voix, Tambours, Fifres, Bassons.

Je suis pour les grands airs, et pour les hautes danses.

Admirez tous, les éclats de mes sons,

Et le brillant de mes cadences.

Il danse ensuite un tambourin, et à force de tourner il fait la culbute.

LA JOIE.

C’est Arlequin, c’est vous. Pour payer ce lazzi,

Je vous élève cette année

Au rang de premier favori.

ARLEQUIN.

Je préfère ce titre à celui de mari,

Et je veux célébrer cette heureuse journée

Par un ballet bien assorti.

Pour qu’il fasse du bruit, je cours à tire d’ailes,

Rassembler toutes les vielles,

Tous les Tambours, les fifres de Paris,

Et je vous les amène avec tous nos amis,

Avec toutes nos Demoiselles.

LA JOIE.

Miséricorde, j’en frémis !

ARLEQUIN.

La fête sera des plus belles,

Nous n’aurons pas perdu nos frais ;

Nous allons tous crier, vive la Joie,

Vive l’Amour, vive la Paix,

Vive le Roi qui nous l’envoie.

 

 

Scène V

 

LA JOIE, MONSIEUR BRUYANT, MONSIEUR PRUDENT, Officier, un bras en écharpe

 

MONSIEUR PRUDENT.

Charmante Joie, au plutôt jugez-nous.

Notre cause devient importante pour vous,

Puisqu’elle touche votre mère.

MONSIEUR BRUYANT.

Oui, quoique vous soyez, Madame, en même temps

Juge et Partie en cette affaire,

Prononcez sur nos différends.

Mes raisons et sur-out mes poumons triomphants,

Me promettent d’avance une victoire entière.

LA JOIE.

Vos qualités. Du fait, vous m’instruirez après.

MONSIEUR BRUYANT.

Je m’appelle Bruyant, ma voix est un tonnerre.

MONSIEUR PRUDENT.

Je me nomme Prudent, je parle par des faits.

MONSIEUR BRUYANT.

Je suis un Avocat, qui plaide pour la guerre.

MONSIEUR PRUDENT.

Je suis un Officier qui combat pour la Paix.

LA JOIE.

Un Soldat Philosophe ! Un César pacifique !

En même temps un Cicéron guerrier !

Parlez, Messieurs, ce contraste me pique ;

Et je le trouve singulier.

MONSIEUR BRUYANT.

La Guerre sur la Paix, mérite l’avantage,

Pour le prouver en quatre mots,

Je suis, quoiqu’Avocat, précis en mon langage.

C’est elle qui fait les Héros,

Sous qui tout plie, à qui tout rend hommage :

Mais à la préférer, la raison qui m’engage,

Elle fait le soutien, la grandeur des États.

D’un tas de Vagabonds, elle purge la Ville,

Des plus mauvais Sujets, fait d’excellents Soldats.

À tout le monde, elle est utile.

Le Financier y gagne comme nous.

Le beau Sexe, l’été, nous voit d’un œil plus doux.

Les Abbés mêmes en sont plus agréables,

Les femmes sont six mois, sans revoir leurs époux,

Et trouvent au retour leurs amants plus aimables.

MONSIEUR PRUDENT.

Oui, quand nous revenons estropiés, meurtris,

Nous sommes à leurs yeux des objets fort jolis.

Les éloges que vous en faites,

À la Guerre, Monsieur, ont beau donner le prix,

Elle ne plaît qu’à des femmes coquettes,

Qu’importune l’aspect de leurs tristes maris.

Mais elle est le fléau, mais elle est l’épouvante

D’une épouse fidèle, ou d’une tendre amante,

Elle est la terreur des amis,

Elle est l’effroi d’une mère tremblante.

Chacun craint pour les jours d’un objet qu’il chérit.

Un coup fatal souvent le lui ravit.

Le bon mari, l’amant constant, le fils unique

Est par malheur le premier emporté ;

Et l’ingrat petit-maître, ou l’époux tyrannique

Revient toujours en parfaite santé.

LA JOIE.

Oui, le malheur s’attacha à la fidélité.

MONSIEUR PRUDENT.

La Guerre brille en vain, trop d’horreur l’accompagne. 

Chaque état, à tout prendre, y perd plus qu’il n’y gagne ;

Si Mars, de Libertins, délivre la Cité,

D’utiles Laboureurs, il prive la campagne.

Le Commerce languit, et les Arts sont aux fers,

Tous les Spectacles sont déserts.

MONSIEUR BRUYANT.

Avec plus de splendeur, l’hiver, ils refleurissent.

Pour l’Esprit et les Arts, bien loin qu’ils dépérissent,

Mille Essaims tous nouveaux de Poètes sont nés.

MONSIEUR PRUDENT.

C’est encore, Monsieur, un fléau de la Guerre.

Tous les honnêtes gens en sont assassinés.

LA JOIE.

Leurs Écrits, cette année, affligent moins la terre.

MONSIEUR BRUYANT, avec enthousiasme.

Rien, quoique vous disiez, n’égale les combats,

J’aime à les lire dans l’Histoire.

Là, de César, j’accompagne les pas,

Je me transforme en lui, je jouis de sa gloire,

Tout cède à l’effort de mon bras.

À ma voix, la victoire vole,

Et je suis triomphant, quand je parle aux Soldats.

LA JOIE, à Monsieur Prudent.

Ah ! nous sommes perdus ; coupez-lui la parole.

S’il harangue l’Armée, il ne finira pas.

MONSIEUR BRUYANT.

Compagnons, suivez-moi, marchons contre Pompée,

Ce fer que j’ai tiré va lui...

MONSIEUR PRUDENT.

Dans le fourreau,

Monsieur, remettez votre épée.

Vous êtes un César nouveau

Dans votre cabinet, et loin de la mêlée,

Vous y voyez de loin toujours la Guerre en beau.

Si comme moi de près, vous l’aviez contemplée,

Dégoutante de sang, horrible, échevelée ;

Votre âme s’en ferait tout un autre tableau.

LA JOIE.

Oh ! d’une horrible peur elle serait troublée.

MONSIEUR BRUYANT.

Non, vrai, d’honneur ; je suis intrépide.

MONSIEUR PRUDENT.

Au Barreau.

LA JOIE.

Ce n’est pas son champ de bataille ;

C’est au Palais Royal que sa valeur travaille,

C’est là qu’il prend des murs, qu’il livre des assauts,

Et qu’il y fait monter notre Cavalerie.

L’autre jour, il faut que j’en rie,

Monsieur, d’un bras vainqueur, y plantait nos drapeaux,

Quand un coup de canon parti de la Bastille,

Déconcerte le siège, où son courage brille,

Et fait pâlir notre Héros.

MONSIEUR BRUYANT.

Jugez notre Procès pour trancher tout propos.

LA JOIE.

Il l’est déjà, Monsieur.

MONSIEUR BRUYANT.

Comment donc je vous prie ?

LA JOIE.

Mais aujourd’hui qu’on le publie,

La Paix a gain de cause, et la Guerre a perdu,

Mon Arrêt est celui que LOUIS a rendu,

Et qui prouve pour nous sa tendresse infinie.

MONSIEUR PRUDENT.

Ce jour est le plus beau, le plus doux de ma vie :

C’est pour la Paix que j’ai tant combattu.

Je n’ai plus de regret à ce bras qu’il m’en coûte,

Il est trop bien payé, puisqu’elle en est le prix :

Et pour la rendre à mon Pays,

Je verserais mon sang, jusqu’à la moindre goute.

MONSIEUR BRUYANT.

Par cet Arrêt je me vois confondu,

Mais je ne me tiens pas encore pour battu.

Je sens dans ce moment ma fureur qui redouble.

J’irai souffler demain la discorde au Palais,

Et pour mieux me venger de vous et de la Paix,

Aux Spectacles ce soir, je cours porter le trouble.

Malheur aux Pièces qu’on jouera.

Pour commencer, d’abord je vais à l’Opéra,

Voir la belle Platée, et son peuple aquatique.

On entendra, Madame, une belle musique.

MONSIEUR PRUDENT.

Tout beau, je suis son zélé serviteur,

Et qui plus est, le défenseur

De la tranquillité publique.

MONSIEUR BRUYANT.

Je puis pour mon argent exercer ma critique.

MONSIEUR PRUDENT.

Pour elle encore un coup montrez-vous circonspect,

À son père, surtout portez plus de respect.

MONSIEUR BRUYANT.

Mon esprit en cela...

MONSIEUR PRUDENT.

Se brouille.

Ce fameux maître en gé-ré-sol,

Fait mieux croasser la grenouille,

Que les autres ne font chanter le rossignol.

MONSIEUR BRUYANT.

Je cours donc aux Français, leur[3] école est publique.

J’y vais moraliser un peu

Et saluer Madame Enrique.

MONSIEUR PRUDENT.

Non, arrêtez, je suis partisan de leur jeu.

MONSIEUR BRUYANT.

Votre amitié défend tout le monde, morbleu ;

Et de tous les côtés me ferme passage,

Mais il faut sur quelqu’un que j’exerce ma rage ;

Rien ne me retient plus, et puisqu’il est ainsi,

La foudre va tomber sur ce théâtre ici.

Il mérite la préférence.

MONSIEUR PRUDENT.

Prenez garde, je suis leur ami familier,

Et qui les outrage, m’offense.

MONSIEUR BRUYANT.

Vingt escadrons ne sauraient m’effrayer.

Et de ce même pas, je descends au parterre,

D’un ton tragique.

Si de flamme et de cris, Paris est affamé,

Jamais de tant de feux, cet hôtel n’a fumé.

À mon aveugle ardeur tout sera légitime,

Jusques à mes voisins, tout sera ma victime,

L’artificier tremblant aura beau se cacher,

L’ouvrage de ses mains deviendra son bucher.

Je ne respecterai dans ce désordre extrême,

Ni le décorateur, ni l’orchestre lui-même.

La Pièce, les Acteurs, je vais tout foudroyer :

Mes cris immoleront Scapin tout le premier.

Je ferai de leur sale une seconde Troie,

Et d’un coup de sifflet ; je percerai la joie.

À la Joie.

De votre arrêt, alors voyant les tristes fruits,

Reconnaissez les coups que vous aurez conduits.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

LA JOIE, MONSIEUR PRUDENT

 

LA JOIE.

Ah ! si vous n’arrêtez la rage qui l’inspire,

La guerre va renaître au lieu même où je suis.

MONSIEUR PRUDENT.

Non, la paix régnera, j’ose vous le prédire.

Croyez du moins, croyez que tant que je respire

Bruyant et ses pareils auront beau cabaler,

Il suffit de ce bras pour les faire trembler.

Dans ce moment rassurez donc votre âme.

Au parterre à mon tour, je cours me transporter ;

Pour vous, pour nos amis, j’y parlerai, Madame,

Et comptez qu’en tout temps, pour s’y faire écouter,

Un Officier manchot, sans aucune hyperbole,

Vaut cinquante Avocats des plus forts en parole.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

LA JOIE, au Parterre

 

Malgré l’appui dont il l’ose flatter

La joie est incertaine, elle attend sa sentence,

Mais la paix doit vous la dicter.

Le jour qu’on la publie, est un jour d’indulgence :

Au Parterre, Messieurs, elle doit habiter :

Que la Critique s’en éloigne.

À l’accord général, daignez donc vous prêter,

Que votre main me le témoigne,

Et mes transports vont éclater.

La Pièce finit par le Divertissement Pantomime des Enfants.


[1] Monsieur de Crébillon, Père.

[2] Le Méchant.

[3] L’École de la Jeunesse.

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