Le Repas du lion (François DE CUREL)
Pièce en quatre actes.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre Antoine, le 26 novembre 1897.
Personnages
JEAN DE MIREMONT
GEORGES BOUSSARD
L’ABBÉ PAUL CHARRIER
ROBERT CHARRIER
PROSPER CHARRIER
MONSIEUR BOUSSARD père
LE COMTE DE MIREMONT
JOURNET
UN DOMESTIQUE
UN OUVRIER GÉANT
UN MINEUR
OUVRIERS
LOUISE DE MIREMONT
MARIETTE FIDRY
MADELEINE
CATHERINE
Au premier acte, les personnages sont habillés à la mode du second Empire, aux environs de 1865 ; au second et au troisième acte, à la mode de 1880 ; au dernier acte, à la mode de 1910.
ACTE I
Une cuisine chez des paysans aisés. Grande salle au plancher fait de larges madriers de chêne. Mur tapissé d’un papier à sujet champêtre. Plafond à poutres apparentes. Au milieu, grande table de chêne, chaises de paille, un vieux fauteuil. À gauche, au premier plan, fourneau de cuisine en fonte placé sous la hotte d’une ancienne cheminée. Autour du fourneau, ustensiles de cuisine pendus au mur. Entre le fourneau et le mur du fond, porte donnant accès à l’intérieur de la maison. Lui faisant face, à droite, porte d’entrée qui ouvre sur une allée de parc assombrie par d’immenses sapins. Au fond, deux fenêtres, dont l’une ouverte, par lesquelles on aperçoit un coteau boisé séparé de la maison par une étroite vallée vers laquelle descend un sentier. Chaque fois qu’un des personnages ira au sondage ou en reviendra, on le verra passer devant ces fenêtres, sur le sentier. Entre les fenêtres, sur des rayons de bois blanc, quelques livres. Près de la porte d’entrée, un râtelier avec des armes, sabres pour ébrancher, sacs de chasse avec plaques de garde. Çà et là, aux murs, bois de cerfs et de chevreuils, défenses de sangliers et autres trophées de chasse.
Scène première
MADELEINE, CATHERINE
Madeleine et Catherine arrivent du dehors. Madeleine, paysanne d’environ 60 ans, est enveloppée d’une large douillette noire, bonnet à rubans noirs, gants noirs tricotés. Catherine a vingt-cinq ans. Elle est jolie, robuste, le teint hâlé par les travaux des champs. Vêtements de deuil. Toutes deux portent des livres de prière. Une cloche sonne au loin l’office des morts.
MADELEINE, entrant la première.
Ferme la fenêtre, dis, Catherine ; on gèle !
CATHERINE, fermant la fenêtre avec un regard vers le ciel.
Ça ne m’étonnerait pas qu’y neige cette nuit. Le 1er novembre, c’est de bonne heure !...
MADELEINE, montrant le ciel.
Pour sûr, il y a quelque chose de pas chaud là-haut !... L’année que je me suis mariée, le soir de la Toussaint nous sortions de vêpres, justement comme aujourd’hui, et au moment où nous entrions au cimetière, voilà qu’il se met à neiger... En un clin d’œil tout était blanc. On ne voyait plus les tombes... – « Un linceul propre pour les morts ; c’est leur fête, le bon Dieu les change de linge !... » que dit mon homme. Il n’avait pourtant guère envie de plaisanter, car les arbres avaient encore leurs feuilles ; les branches pliaient, que ça faisait pitié, et y a eu du bois d’cassé, pire que si la guerre y avait passé...
Pendant le bavardage de la vieille, les deux femmes se débarrassent de leurs chapeaux, manteaux, vont et viennent pour ranger. Catherine met un tablier de cuisine.
CATHERINE, fourgonnant dans le fourneau.
Aïe !... Que misère !...
MADELEINE.
Y a pas de braise ?
CATHERINE.
Non !... Attendez voir !... Je crois que t’en v’là tout au fond !...
Avec le tisonnier, elle ramène délicatement quelques charbons rouges sur le devant du foyer.
MADELEINE, lui jetant une poignée de brindilles qu’elle a prise derrière le fourneau.
Tiens donc !... Pour ce que le fagot est cher, c’est pas la peine de s’en priver. Fais-leur un bon feu, à nos garçons ; y n’auront pas chaud en rentrant du cimetière.
CATHERINE.
Surtout qu’y vont y rester un bon moment, je pense. Une fois que Paul a la figure dans ses mains, le temps ne lui dure pas. Y n’est pas curé pour rien.
MADELEINE.
C’est-y pas drôle que, sur trois fils, j’en aie un comme Paul et un comme Robert !...
CATHERINE.
Ah oui !... Robert n’est pas pour les soutanes !... Un Parisien, quoi !... Tout à l’heure, j’le regardais en entrant à l’église... Il a tout de même fait comme ses deux frères : y s’a collé un signe de croix sur l’estomac et s’a mis à genoux.
MADELEINE.
Et c’est gentil à lui d’avoir demandé un congé dans son usine pour venir ici le jour des Morts... Un congé, y sait ce que ça lui coûte !... Y gagne dix francs par jour ; ainsi, pour trois jours, c’est trente francs, sans compter le voyage.
CATHERINE.
Dix francs !... En v’là des journées ! Y a tout de même une différence avec les deux francs de mon homme !...
MADELEINE.
Allons, allons... La place de garde, faut pas blaguer... Après ces messieurs, Prosper est le premier de la commune.
CATHERINE.
Premier pour attraper les coups de fusil des braconniers... Son père y a pas coupé !...
MADELEINE.
Ç a, oui !... Mon pauvre Charrier !
La porte s’ouvre.
Ah ! v’là les garçons...
Scène II
MADELEINE, CATHERINE, L’ABBÉ, PROSPER, ROBERT
L’abbé Paul entre le premier, puis Robert et Prosper. Figures ouvertes, énergiques. Robert est en veston et chapeau mou. Prosper a sa casquette de garde.
L’ABBÉ, allant à Madeleine et l’embrassant.
Eh bien ! maman, ça ne vous arrive’ pas souvent de voir vos trois fils réunis !...
MADELEINE.
Hé ! ma foi non !...
ROBERT.
C’est qu’aussi nous ne sommes pas tout à fait du même tonneau !... Curé et garde, ça marche encore ensemble, mais moi...
PROSPER.
Toi, eh bien ! après ?... T’es ouvrier, moi aussi... Chacun gagne sa vie...
ROBERT.
Comme chien et loup, oui...
PROSPER.
Le chien, c’est moi, bien sûr ?... chien de M. le Comte... T’es pas le premier à le dire...
ROBERT.
Si t’en es fier !...
PROSPER.
Fais pas le malin, mon bon !... Dans ton usine, tu es commandé tout comme moi. Les loups ne mangent pas la soupe d’un maître. T’es né chien, t’as bien des chances de mourir chien.
ROBERT.
Mettons... Chien hargneux, toujours... Je suis délégué ouvrier et je vous réponds que le patron voudrait bien me voir au diable... Toi, curé, t’as pas besoin de beugler comme trente-six mille cosaques pour être payé de tes messes. Nous, faut faire passer le vent de la guillotine sur le cou du maître pour qu’y lâche ses sous. On s’en charge !
CATHERINE, qui verse de l’eau dans le réservoir du fourneau, se retournant.
Tu devrais pas le chanter si haut, Robert... T’es du côté de ceux qui ont fusillé le vieux !... V’là tout !
L’ABBÉ.
Non, Catherine, ne dites pas de ces choses-là.
MADELEINE.
Faut pas qu’y nous les fasse penser, tout de même !... S’il avait vu rapporter son papa avec un trou à y fourrer les deux poings dans le ventre, tellement qu’il avait fallu lui mettre le corps dans un sac de charbonnier pour ne pas en semer le long du chemin, il ne parlerait pas de chien et de loup.
L’ABBÉ, montrant Robert à Madeleine.
Vous lui faites de la peine, vous voyez bien...
ROBERT.
On n’a pas découvert celui qui a tiré sur papa, mais le véritable assassin, c’est celui qui envoie la nuit un homme dans les bois, un fusil à la main, pour monter la garde autour d’un gibier qui est à tout le monde. C’est la guerre déclarée, ça !...
À Prosper.
T’es un brave homme, toi, Prosper ; tu risques ta peau pour leur plaisir, comme ton père a risqué la sienne !... Faut bien vivre !... Le braconnier, faut qu’il vive aussi !... Alors...
Faisant le geste de mettre en joue.
Pif !... Paf !... les uns sur les autres... Tas d’imbéciles !...
MADELEINE, à l’abbé.
Écoute-le, Paul ! Si son père, qui est devant Dieu, l’entend !
PROSPER, à Robert.
Bougre de fou, tu crois que c’est pour le plaisir du maître qu’on fait un pareil métier ! Lorsque Monsieur voit beaucoup de gibier, il est content, n’est-ce pas ?... Eh bien ! moi j’y trouve mon plaisir autant que lui ; ainsi, c’est pas la peine de m’appeler imbécile. Ce matin, au jour, j’étais à la Croix-Canard et j’ai vu défiler devant moi une harde de douze cerfs, tous des beaux, pas une biche dedans. Un moment ils montaient droit sur moi dans un taillis de cinq ans ; on ne voyait que leurs cornes glisser tout doucement au-dessus des buissons. On aurait dit que le taillis marchait. Ça me causait plus de bonheur que si on m’avait donné cent francs. Qu’y z’y viennent, les braconniers, après mes cerfs !
Faisant le geste de mettre en joue.
Pif !... Paf !... En veux-tu ?... En voilà !... Ah ! les mandrins !... Ils trouveront à qui parler !
L’ABBÉ, à Robert.
Ne réponds pas !... Il aime son métier... Tout socialiste que tu es, quand tu travailles devant ton tour à terminer une belle pièce, si quelqu’un venait pousser l’outil et faire une raie dans ton ouvrage, tu ne serais pas content, hein ?
ROBERT.
Y recevrait ma main sur la gueule un peu lestement !
MADELEINE.
Alors, de quoi qu’tu t’mêles de mépriser les autres, si t’es pareil !
L’ABBÉ, aux deux hommes.
Voyez-vous, mes frères,
Reprenant avec un sourire.
mes vrais frères, l’humanité n’est pas seulement l’ensemble des vivants, il faut y joindre les milliards d’âmes qui sont entrées dans la bienheureuse éternité. N’est-il pas beau de penser que nous faisons partie d’une légion sublime dont les vétérans habitent le ciel ?... Entre les apôtres, les martyrs, les saints, et nous, pauvres combattants, inquiets et douloureux, doit régner un véritable esprit de corps. Qu’importe que nous soyons riches ou pauvres, vigoureux ou infirmes, pourvu que nous montions vers le Dieu qui a recueilli nos aînés dans son royaume ! Comment regarder son prochain avec mépris ou convoitise, alors qu’on est serré contre lui dans les rangs d’une troupe qui défile vers la gloire ? Ton prochain, Robert, c’est saint Louis qui était roi, saint Joseph qui était charpentier, aussi bien que ton patron dont tu te prétends l’esclave !
ROBERT, avec un mélange d’ironie et d’admiration.
Toi, au moins, curé, quand tu vas au cimetière, tu en rapportes des phrases un peu ficelées !...
L’ABBÉ.
Je parle comme l’Église !...
ROBERT, ironique.
L’Église !... On sait qu’elle a la langue bien pendue !...
L’ABBÉ.
Heureusement pour toi !... car, si depuis des siècles elle ne faisait pas trembler les vitraux des cathédrales en proférant ses anathèmes contre le mauvais riche, les mots te manqueraient encore pour faire trembler les vitres des cabarets de tes invectives contre le capital. Lorsque M. le Comte t’invite à dîner au château, je parie que tu ne mets pas la conversation sur le mauvais riche.
L’ABBÉ, riant.
En effet, j’ai beau être ton frère, je ne suis pas un rustre... Du reste, je m’adresserais mal. Il n’y a pas une famille du village qui ne doive beaucoup aux Miremont... La nôtre, d’abord !
ROBERT, ironique.
Parlons-en !...
L’ABBÉ.
Voyons, Robert, qu’on soit anarchiste ou collectiviste, cela ne donne pas le droit d’être ingrat... C’est M. le Comte qui a payé ton apprentissage, comme il a payé mon séminaire.
ROBERT.
Papa est mort en défendant les chevreuils de M. le Comte !... Se faire trouer la peau pour 60 francs par mois... Il y a mis du sien !
L’ABBÉ.
En servant son maître, on sert Dieu... Le maître paye les heures de travail. Dieu paye le devoir accompli... j’ai la ferme confiance qu’on ne nous doit plus rien...
ROBERT, ému.
Cré nom !... Faut pourtant qu’il y ait du vrai là-dedans !... L’argent ne rembourse pas tout !... Y a pas !...
Riant.
On verrait un patron se noyer, on sauterait tout de même à l’eau pour l’en tirer.
PROSPER.
Moi, j’me ferais hacher pour M. le Comte... À force de chasser ensemble, on est devenu camarades. Quant au jeune comte, j’suis mieux qu’son camarade, j’suis son professeur... Son premier cerf, son premier sanglier, c’est avec moi qu’il les a tirés... J’vous garantis qu’y m’respecte plus que son abbé.
L’ABBÉ, riant.
Alors je l’ai échappé belle en refusant d’être son précepteur. Mon autorité aurait faibli devant ton prestige.
MADELEINE.
Je n’ai tout de même jamais compris que tu aies refusé une position si honorable.
L’ABBÉ.
Que voulez-vous, maman, je me suis fait prêtre pour sauver des âmes et non pour orner l’esprit d’un enfant privilégié. Avoir conscience de bien servir Dieu dans ma petite paroisse me suffît.
PROSPER.
C’est égal, un gaillard comme toi aurait mieux convenu à M. Jean qu’un vieux prêtre tout démoli.
L’ABBÉ.
Qui n’en est pas moins un latiniste distingué, ancien professeur de rhétorique, très capable de diriger des études littéraires, pour peu que M. Jean y prenne goût...
ROBERT.
Qué qu’ça fait qu’ M. Jean travaille ou ne travaille pas ?... Son pain est cuit !...
PROSPER.
Qu’ça te fasse plaisir ou non, y n’est pas bête... Parût qu’y en a pas beaucoup de son âge pour en savoir autant que lui.
ROBERT, ironique.
Facile à dire !... Quand on est seul, on est premier !...
L’ABBÉ.
Lorsqu’on a voulu me le confier pour élève, il sortait du collège. J’ai vu ses bulletins. Il était premier d’une classe de 60 enfants.
ROBERT.
Pourquoi ne l’avoir pas laissé dans cette boîte où il était roi ?
PROSPER.
Y s’ennuyait, oh ! mais, y s’ennuyait, c’est l’cas d’le dire, à crever... C’est comme j’ai vu des chiens de berger qui avaient toujours été libres et qu’on mettait à l’attache ; eh bien ! le premier jour, y sautaient, hurlaient, faisaient un boucan infernal, et, après deux ou trois semaines, on les voyait tomber à rien et on les trouvait morts, un beau mutin, devant la niche. M. Jean ne peut plus vivre ailleurs qu’ici... On l’a laissé trop pousser sans jamais l’emmener en ville. On a fait de lui un petit animal des bois, aussi difficile à priver que les louvards ou les renardeaux. Y n’était pas depuis six mois au collège qu’y s’tenait déjà plus debout, on lui voyait au travers des côtes et les médecins ont déclaré qu’il fallait le ramener à Miremont, vite, vite, vite, rapport qu’avec sa santé délicate y pouvait pas supporter le mal du pays. C’est alors qu’on lui a cherché un précepteur. Depuis ce temps on le tient le plus possible à la grande air. Même quand il étudie, c’est au jardin, et M. l’abbé, lit son bréviaire auprès de lui... en été, bien entendu.
L’ABBÉ.
D’après ce que tu dis, il est resté bien délicat ?
PROSPER.
M. Jean n’est pas solide comme nous autres, mais faudrait pas s’y fier pour croire qu’y n’a pas le souffle... Ainsi, derrière les chiens, deux ou trois kilomètres au pas de course ne lui font pas peur... Je n’ai qu’à dire : « V’là le sanglier au ferme !... Si nous lui laissons le temps de charger Ramette – c’est une rudement bonne petite chienne ! – il va l’éventrer. Elle est trop hardie !... » Alors il détale, que le diable ne le suivrait pas !... Des bras, y n’est pas fort ;
Montrant Madeleine.
la vieille, si elle se mêlait de lui donner la fessée, en viendrait facilement à bout, et malgré ça, il est rageur comme un petit coq. Tiens, c’était... y aura deux ans à la Pentecôte... V’là qu’en passant devant la glacière, j’entends un raffut du diable, je cours et qu’est-ce que je trouve ? Mon Jean qui tenait sous lui son cousin de l’Espinay, qu’est deux fois gros comme lui. J’sais pas pourquoi mon gosse lui en voulait, mais y tapait, tapait, et j’te cogne et j’te cogne !... Moi j’empoigne l’enragé par la peau du cou et je le remets sur ses pattes. Lui se redresse devant moi, haut comme une botte, et m’dit : « J’suis l’comte de Miremont et vous n’avez pas le droit d’me toucher !... »
Riant.
Ah ! ah ! Il écumait !... Par exemple, il a un gros chagrin dans ce moment-ci...
L’ABBÉ.
Lequel ?
PROSPER.
Tu connais pas M. Boussard ?
L’ABBÉ.
Boussard ?... J’entends ce nom pour la première fois...
PROSPER, à l’abbé et à Robert.
C’est vrai, vous n’êtes arrivés tous les deux que de c’t’après midi, sans cela vous auriez entendu c’nom-là mille fois par jour... Eh bien, Boussard est un monsieur qui tient un gros commerce de fers à Lille. Tu irais chez lui, tu demanderais un cent de clous, tu ne les aurais pas. Moins d’un wagon, y n’se dérange pas pour vendre. Aussi c’est des millions qu’y gagne.
L’ABBÉ
Voyez un peu !... Et ce Boussard, en quoi chagrine-t-il M. Jean ?
PROSPER, entraînant l’abbé vers une fenêtre et lui montrant la vallée.
Regarde !... Qu’est-ce que tu dis de ça ?
L’ABBÉ
Comment !... On a bâti dans la vallée !... Ça n’existait pas la dernière fois que je suis venu !...
ROBERT.
Qu’est-ce que c’est ?... Il y a une machine à vapeur là-dedans !... Et cet énorme tas de déblais !... On creuse un puits ?...
L’ABBÉ.
C’est sur la prairie du père Pierron... Est-ce que M. le Comte n’était pas en marché pour l’acheter ?...
PROSPER.
Eh ! pardi, si !... Seulement il ne sait jamais se décider !... Depuis longtemps je disais à M. le Comte qu’il ne pouvait pas se passer de cette prairie, vu qu’elle est traversée par le bief de son moulin et qu’elle a un droit d’y prendre l’eau pour les irrigations ; alors, en été, dès qu’il y a la moindre sécheresse, le moulin s’arrête, parce que la prairie lui boit toute son eau. C’est vrai que le père Pierron demandait un peu cher, mais j’répétais à M. le Comte : « C’est au milieu de chez vous, ne regardez pas à 300 francs !... Si on vous la soufflait, vous seriez propre !... » Eh bien ! ça n’a pas raté !... V’là qu’ce M. Boussard arrive chez l’père Pierron, demande combien le terrain, met l’argent sur la table, fait signer un sous-seing : en dix minutes le tour est joué. Trois jours après, le fils Boussard arrive avec un contremaître et une trentaine de terrassiers et les voilà qui organisent au bas de la prairie c’qu’y z’appellent un sondage. C’est l’patelin que vous voyez, et ça leur sert à creuser un puits terrible, qui atteint déjà plus de 200 mètres de profondeur. Alors nous apprenons qu’il y a sous nos bois des quantités de minerais de fer. C’est-y pas une chose drôle ?... T’as un champ, n’est-ce pas ? bien payé, sans hypothèques, enfin un champ à toi ; eh bien ! sous terre, y n’est plus à toi. Une supposition qu’il est sur des mines, le gouvernement peut les donner au premier venu sans ta permission. Il y a cinquante ans, un ministre d’alors a donné la concession des mines de Miremont à un de ses amis qui l’a fourrée dans un tiroir sans songer à l’exploiter, et ses héritiers l’ont revendue à M. Boussard, qui est maintenant propriétaire de tout c’qui s’trouve sous terre dans les environs... Tu demandais ce qui met M. Jean de mauvaise humeur ?... Tiens, c’te bêtise !... Si on installe une usine avec des milliers d’ouvriers au milieu de chez nous, et puis un chemin de fer qui découpera nos bois, nous serons frais... C’est ça qu’attirera les cerfs et les sangliers !... Je pourrai bien m’esquinter à garder les chasses !...
ROBERT.
Comment qu’on installerait une usine à milliers d’ouvriers sur la prairie du père Pierron, qu’est pas plus grande qu’un fond de culotte ?...
PROSPER.
Avec ça qu’on se gênera pour entrer chez nous !...
ROBERT.
Mais, à supposer que le sous-sol ne lui appartienne pas, M. le Comte est maître de la surface. On ne peut pas l’envahir sans son assentiment.
PROSPER.
Ah ! voilà... On prétend que Monsieur est d’accord... C’qui m’ferait croire que oui, c’est que, pour commencer, les deux Boussard demeuraient au village... Depuis quelques jours on les a invités à loger au château. Ça ne prouve pas qu’les familles soient en guerre... Même j’ai mon idée là-dessus...
CATHERINE, à ses beaux-frères.
L’écoutez pas !... C’est pas vrai, c’qu’il va dire !
PROSPER.
Le fils Boussard est pas déjà si mal tourné : not’ demoiselle a vingt ans... Ça ferait une jolie paire !...
L’ABBÉ, étonné.
Il y aurait un mariage !... Oh ! Crois-tu ?...
MADELEINE, avec fierté.
J’ai toujours vu que les nobles mettaient leurs chasseurs au-dessus des marchands, et pourtant y donnent pas leurs filles à leurs gardes !...
PROSPER.
Tout cela est bel et bon, mais les fermiers doivent plus de 50 000 francs, les bois ne se vendent pas, j’ai encore 40 000 fagots dans les coupes de l’année dernière...
ROBERT
Avec quoi que M. le Comte irait nocer à Paris ?... Si Boussard a delà monnaie, on excusera sa grand’mère de n’avoir pas couché avec Henri IV.
PROSPER, riant.
Mon métier, c’est d’être caché dans le fourré, et j’vois bien, quand la demoiselle se promène avec le fils Boussard, qu’y sont pas pour se mordre !...
CATHERINE.
T’es bête, Prosper !... t’es comme dans les villages !... Une fille et un garçon n’peuvent pas s’parler sans qu’on les fourre sous les mêmes draps.
L’ABBÉ.
Ainsi, M. Jean est furieux à l’idée qu’on va ravager ses chasses ?...
PROSPER.
Oui, pauvre gamin !... Y peut pas vivre ailleurs qu’ici, mais quand ici ce sera rempli de fabriques et noir de suie, je crois qu’y sera bigrement malheureux !... Lui qui peut déjà pas souffrir les vieilles femmes qui vont au bois mort, il en rencontrera du monde, du joli monde !
ROBERT, riant, à l’abbé.
Sont-ils épatants à se figurer que pour une usine bâtie dans la vallée, on ne pourra plus respirer !
L’ABBÉ.
Il y a une chose que je ne pardonne pas à ce Boussard, c’est qu’il affiche un mépris absolu pour les commandements de l’Église.
PROSPER.
Mais pas du tout !... Il ne manque jamais la messe du dimanche et il a fait une visite à M. le Curé. Où prends-tu qu’il est sans religion ?
L’ABBÉ.
Regarde les ouvriers qui s’agitent autour du sondage et l a fumée qui s’en échappe !
PROSPER, surpris, à la fenêtre.
C’est, ma foi, vrai !... On travaille là-bas !...
L’ABBÉ
Le jour de la Toussaint !... Ne viens pas me soutenir que cet homme est bon catholique !
PROSPER.
C’est pourtant la première fois qu’on travaille chez lui un jour de fête ! Il a dû arriver quelque chose de grave.
ROBERT
Sans doute un accident...
Pendant la fin de cette scène, les soins du ménage ont attiré les deux femmes au dehors. Entre Jean. C’est un enfant pâle, délicat, nerveux. Il s’arrête sur le pas de la porte, surpris et mécontent de voir tant de monde.
Scène III
PROSPER, L’ABBÉ, ROBERT, JEAN
PROSPER, joyeusement.
Tiens, monsieur Jean !
JEAN, donnant la main à l’abbé.
Bonjour, monsieur l’abbé.
PROSPER, montrant Robert.
Celui-là, c’est Robert, mon autre frère, qui demeure à Paris. Monsieur a joué avec lui dans le temps.
ROBERT, auquel Jean donne la main.
Monsieur était si petit !...
PROSPER, à Jean.
N’auriez-vous pas entendu dire ce qui est arrivé pour qu’on travaille au sondage un jour de si grande fête ?
JEAN
On a prévenu les Boussard que leur boutique était détraquée. Ils viennent derrière moi, avec papa et ma sœur... Je suis parti en avant-garde...
PROSPER, riant.
Vous ne teniez pas à leur compagnie, hein ?
JEAN, sérieux.
Non, pas du tout !
Un temps.
Est-ce que Ramette est rentrée ?...
PROSPER.
Oui... Tard, par exemple !...Elle est venue aboyer devant la porte, il était près de minuit...
À l’abbé.
Nous avons attaqué hier un sanglier quia déguerpi si vite que nous avons perdu la chasse et laissé la chienne au bois.
À Jean.
Je l’ai mise auprès de not’ vache. Comme cela elle aura chaud.
JEAN.
Pour que vous la mettiez à l’infirmerie, elle doit être blessée ?...
PROSPER.
Oui, mais ce n’est rien. Une petite boutonnière dans les côtes.
JEAN.
J’étais sûr qu’elle se ferait pincer !... À onze heures on l’entendait au ferme du côté de la Louvetière.
PROSPER.
Qui vous l’a dit ?
JEAN, après une hésitation.
Je l’ai entendue, là !
PROSPER.
Du château vous ne pouviez pas l’entendre. À onze heures du soir, vous étiez donc en balade, au lieu de dormir, comme un enfant bien sage, dans votre lit ?
JEAN.
Ne me vendez pas, Prosper !...
PROSPER.
Ayez pas peur !... Moi non plus je ne peux pas dormir tant que mes chiens ne sont pas rentrés...
Un temps, à Robert.
Dis donc, toi, ça t’irait-il de faire un tour jusqu’au sondage ? Histoire de voir ce qui s’y passe...
ROBERT
Ma foi oui, allons !... J’ai du plaisir à visiter les endroits où Ton turbine.
Prosper et Robert sortent.
Scène IV
L’ABBÉ, JEAN
L’ABBÉ.
Savez-vous, monsieur Jean, qu’autrefois j’ai failli devenir votre précepteur ? Aussi m’arrive-t-il souvent de me demander comment vous nous arrangez avec l’abbé Poncelet.
JEAN.
Pas mal.
L’ABBÉ.
Je l’ai eu pour professeur de rhétorique, et il m’avait pris en amitié. Pendant les récréations, il m’emmenait quelquefois dans le parc du petit séminaire, qui longe la Moselle, et, tout en dissertant sur le génie des anciens, nous suivions la rive ombragée. À un certain endroit où une source bondit en gazouillant vers la rivière, il s’arrêtait toujours, restait un moment songeur, le sourire aux lèvres, et enfin soupirait tout attendri ce passage de Virgile :
... Hic inter flumina nota
Et fontes sacros, frigus captabis opacum.
JEAN, riant.
Il me régale des mêmes vers chaque fois que nous passons auprès de la fontaine qui coule derrière le château, entre deux gros hêtres.
L’ABBÉ.
Je la connais.
JEAN.
C’est tout de même un brave abbé et nous faisons, lui et moi, très bon ménage.
Riant.
Il n’y a qu’un sujet sur lequel nous ne sommes pas d’accord.
L’ABBÉ.
Lequel ?
JEAN.
J’ai peur que le Paradis ne soit un endroit terriblement ennuyeux. Chanter les louanges du Seigneur en grattant des harpes et des mandolines, au bout de quelques milliers d’années, cela doit paraître un plaisir assez monotone. J’aimais mieux le Paradis des païens. Au moins il s’y trouvait de belles pelouses parsemées de bosquets, et les âmes des justes y causaient à l’ombre des lauriers.
L’ABBÉ, riant.
Et qui sait si, tout eu causant, elles ne voyaient pas des chevreuils s’ébattre à la lisière des bosquets, sur les pelouses ?
JEAN, riant.
L’abbé Poncelet me blague à peu près de la même façon. Il dit : « Avouez donc tout de suite que vous comprenez l’autre vie comme les Iroquois, que l’on enterre avec leur cheval, un arc et des flèches, pour qu’ils puissent continuer leurs chasses. » Alors je lui réponds : « Dieu vous entende, et qu’il me mette, pour l’éternité, au régime des Iroquois !... »
L’ABBÉ.
Vous vous y mettez de vous-même, quand vous fourrez d’abominables tripotées à votre cousin de l’Espinay.
JEAN
C’est Prosper qui vous a raconté cela ?...
Signe affirmatif de l’abbé.
Mais il n’a pas pu vous dire ce qui m’avait mis en rage.
L’ABBÉ.
Dites-le-moi.
JEAN.
Avez-vous vu, dans l’église du séminaire, sous l’autel de la chapelle de droite, le corps d’un enfant martyr trouvé dans les catacombes ?
L’ABBÉ.
J’étais encore au séminaire quand il est arrivé de Rome.
JEAN
C’est vrai !... Je vous ai reconnu dans la procession qui est allée le prendre à la gare pour le conduire à l’église.
L’ABBÉ.
Vous y assistiez ?
JEAN.
Oui, maman et moi étions partis de grand matin pour la ville et nous avons vu défiler le cortège, les écoles, les sociétés avec leurs bannières, les orphéons, les pompiers, des jeunes filles en blanc, le clergé en ornements d’or et enfin le cardinal qui était allé chercher le saint à Rome. Vous portiez la croix devant le cardinal. Derrière lui, dans une châsse de verre, le saint. Je m’attendais à voir de vieux ossements, et pas du tout ! les ossements sont recouverts d’un modelage de cire. On aperçoit l’enfant dans sa tunique pourpre, à demi couché sur des coussins, la gorge ouverte par une blessure et en train d’expirer. Autour de nous on s’écriait : « Comme il est beau !... » Les cloches sonnaient, les musiques jouaient, on jetait des roses, j’étais en extase !... Le soir, je suis rentré au château fou d’enthousiasme. Le lendemain est arrivé pour les vacances mon cousin de l’Espinay. Je lui ai décrit le triomphe du jeune Romain et déclaré que je rêvais d’aller un jour braver les païens, en Chine ou ailleurs, et verser mon sang pour la foi. Mon cousin m’a répondu qu’il n’avait aucune envie d’être missionnaire, et qu’il n’aurait pas le courage de supporter des douleurs atroces, alors que d’un mot il pourrait les faire cesser. J’ai été tellement révolté que je suis tombé sur lui à bras raccourcis, en l’appelant lâche.
L’ABBÉ, riant.
Heureusement Prosper n’était pas loin !...
JEAN.
Je vous garantis qu’à présent, lorsque mon cousin cause avec moi, il parle comme un héros !...
L’ABBÉ, entendant marcher au dehors, jette un regard vers la fenêtre.
Ah ! voici Prosper. Nous allons avoir des nouvelles.
JEAN, avec précipitation.
Attendez-le. Je vais regarder la blessure de ma chienne et je reviens,
Il sort.
Scène V
L’ABBÉ, PROSPER
L’ABBÉ, à Prosper qui entre.
Eh bien, l’accident ?
PROSPER.
Non, pas d’accident, mais un tour de malice... Cette nuit quelqu’un a ouvert la vanne qui sert à irriguer le pré Pierron, et, comme le sondage est à l’endroit le plus bas de ce pré, pareil à un trou au fond d’un entonnoir, toute l’eau du bief est allée s’engouffrer dans la mine des Boussard. Elle en débordait. Ça faisait un lac autour de la baraque. On a fermé la vanne et on est en train d’épuiser l’eau.
L’ABBÉ.
Soupçonne-t-on qui a fait cette niche à M. Boussard ?
PROSPER.
Moi, je le sais : M. Jean !
L’ABBÉ.
Pas possible !...
PROSPER.
J’ai retrouvé sa trace dans la boue auprès de la vanne. Je ne serais qu’une andouille si je ne connaissais pas la chaussure d’un enfant qui chasse tous les jours avec moi. D’ailleurs y n’y avait que lui qui pouvait découvrir dans l’obscurité la clef de la vanne. Il m’a vu plus de cent fois la cacher. J’m’étonne plus, maintenant, s’il entendait sa chienne cette nuit : il était en maraude.
L’ABBÉ.
As-tu fait part de ta découverte à quelqu’un ?...
PROSPER.
Ah ! fichtre non !... J’ai soigneusement marché sur les traces du gosse pour les effacer... Y n’aurait plus manqué que ça, que Robert les aurait vues. Ce n’est pas que je pense qu’y soit ni faux ni traître, mais s’y savait qu’un maître a fait un coup pareil, serait-y assez content de dire qu’les anarchistes sont pas pires !... Il est resté là-bas pour aider... C’est tout de même un type qu’a pas les deux pieds dans un même sabot, comme on dit. Y sait un tas de trucs et de ficelles du métier.
L’ABBÉ, repris par son étonnement.
M. Jean !... C’est inouï !...
PROSPER.
J’te dis qu’il n’en dort plus de penser que c’Boussard de malheur va tout chambarder ici... Il a voulu mordre, quoi !...
Entre Miremont, suivi de Boussard, Louise et Georges.
Scène VI
MIREMONT, BOUSSARD, GEORGES, LOUISE, puis JEAN
MIREMONT, à ceux qui viennent derrière lui.
Je vous montre le chemin.
Apercevant l’abbé.
Bonjour, Paul !...
Riant.
Je devrais dire : monsieur le Curé.
LOUISE, riant, à l’abbé.
Je prends la leçon pour moi... Monsieur le Curé, voulez-vous déjeuner avec nous demain ?
L’ABBÉ.
Volontiers, Mademoiselle.
MIREMONT, se tournant vers les Boussard.
Je vous présente l’abbé Charrier...
Montrant Prosper.
Quant à son frère, le garde, tous les jours vous le rencontrez sous les armes...
Un temps.
Eh bien ! Prosper, quel est le malandrin qui a mis les eaux dans la mine ?...
PROSPER.
Ma foi, Monsieur, je n’en sais rien... Pas vu, pas pris !...
MIREMONT.
C’est exactement ce que j’ai dit lorsque ces messieurs m’ont annoncé l’événement. L’ennui, c’est que l’auteur de cette canaillerie sera tenté de la renouveler. Quelques coups de pioche dans le talus du bief, et l’eau retournera dans le sondage.
BOUSSARD.
Le bief sera supprimé... Il faudrait un plan pour vous expliquer ce que nous comptons faire.
PROSPER, indiquant un grand cadre pendu au mur.
Voici le plan qui me sert pour les coupes de bois.
Il va décrocher le cadre et le dépose sur une table.
Si Monsieur veut voir...
BOUSSARD, parcourant la carte d’un regard.
Ah ! parfait... Regarde, Georges... C’est à grande échelle... J’en ferai prendre un calque...
PROSPER.
Le calque est pris. Monsieur. J’ai prêté ce dessin à Journet, votre contremaître, qui l’a gardé huit jours. Même il a rajouté là-dessus toutes vos futures constructions.
BOUSSARD, essayant d’examiner le plan.
Le jour baisse... On n’y voit plus très clair...
PROSPER.
Un moment !... J’allume la lampe !...
Il allume la lampe et la place à côté du plan, sur lequel se penchent Boussard et Miremont.
BOUSSARD, à Miremont.
Eh bien ! tenez, voilà ce que devient le bief... Voyez-vous ce trait rouge ?... C’est le tracé d’un futur conduit voûté, à très grande section, qui absorbera non seulement l’eau du bief, mais toute la petite rivière qui arrose la vallée. Ce conduit sera souterrain, par conséquent soustrait à tous les attentats.
MIREMONT, d’une voix de détresse.
Que représente l’autre trait ronge qui commence au milieu de la forêt pour venir s’embrancher avec le premier ?
BOUSSARD.
Un second canal qui captera la magnifique source que je suis allé visiter avec vous. Le point de jonction des deux canaux est celui où l’on utilisera les forces hydrauliques au profit de l’usine. Ces cercles bleus sont les futurs hauts fourneaux...
MIREMONT.
Ce trait noir qui suit la vallée ?...
GEORGES.
Notre chemin de fer particulier qui rejoindra la ligne de l’Est à huit kilomètres d’ici.
MIREMONT.
Il passera si près du château ?...
GEORGES.
Pas moyen de l’en écarter... Forcément, il suit la vallée.
MIREMONT, le regard sur le plan.
Quel parcours il fait au milieu des bois !... Ne pourriez-vous pas les contourner ?...
GEORGES, ironique.
Si, avec un détour de cinq kilomètres !...
MIREMONT.
Mais j’y pense !... En captant la source, vous anéantissez la cascade du Trou de la Fée...
GEORGES.
C’est malheureusement vrai... On ne peut pas négliger une chute de 4 000 chevaux pour donner à boire aux merles.
MIREMONT.
Oh ! les vandales...
BOUSSARD.
Nos établissements n’embelliront pas le pays, c’est certain, mais vous avez le bon sens de les accueillir sur vos terres pour en avoir du moins le bénéfice, puisqu’en tout cas vous en subiriez les inconvénients si nous nous installions dans le voisinage... Votre propriété ne fait plus qu’un avec nos concessions. Nous sommes Miremont, Boussard et Cie. Lorsque Miremont deviendra tout à fait inhabitable, eh bien ! vous-pourrez acheter un domaine dix fois plus considérable avec l’argent que Boussard vous aura gagné.
MIREMONT, soupirant.
J’ai, pour me consoler, la perspective d’un exil doré !... Enfin !...
GEORGES, à Prosper.
Est-ce la peine de descendre jusqu’au sondage ?... Savez-vous où ils en sont ?
PROSPER.
Je viens d’y faire un tour... On pompe dur... L’eau baisse... Mais il y a une boue autour de leur sacrée baraque !...
Montrant ses molletières.
Regardez comme me v’là propre !... C’est vraiment pas un endroit pour Mademoiselle.
MIREMONT.
Je ne tiens pas non plus à me crotter inutilement.
GEORGES.
Moi, tant que le puits est sous l’eau, je n’ai rien à y voir...
MIREMONT.
Eh bien ! rentrons... Le temps d’être au château, il fera nuit.
LOUISE, à l’abbé.
N’avez-vous pas vu mon frère ?... Nous devions le retrouver ici.
L’ABBÉ.
Il n’est pas loin...
Ouvrant la porte de l’intérieur et appelant.
Monsieur Jean !... Monsieur Jean !...
Une voix lointaine répond : oui.
On vous réclame...
Un instant après apparaît Jean.
MIREMONT, à Jean.
Arrive donc, lambin !... Que faisais-tu là-dedans ?
JEAN.
Une visite à ma chienne Ramette... Elle est rentrée cette nuit avec une bonne blessure... Et fatiguée !... Pas même la force de remuer la queue... Son dos est criblé d’épines... Une pelote d’épingles... Le sanglier a dû la rouler dans un des gros ronciers qui se trouvent entre la Louvetière et la Cascade...
MIREMONT.
Ah ! tais-toi... Ne parlons plus de cascade !... Oui, mon petit Jean, elle qui se balançait toute blanche sous son arc-en-ciel, ils vont l’enfermer dans un égout. Adieu, nos jolis ruisseaux !... Adieu, les truites !...
Jean promène sur les assistants un regard farouche et va s’accouder à la fenêtre, le dos tourné à l’assemblée.
Scène VII
MIREMONT, BOUSSARD, GEORGES, LOUISE, JEAN, ROBERT
ROBERT, entrant brusquement.
Étonné de voir tant de monde. Excusez, la compagnie !...
Découvrant Miremont.
Monsieur ne me reconnaît sans doute pas ?...
MIREMONT.
Mais si, Robert... Vous avez l’air d’un homme qui apporte des nouvelles... Venez-vous du sondage ?...
ROBERT.
Oui. Il s’y passe toute espèce de choses...
GEORGES, devenant très attentif.
Quoi donc ?...
ROBERT, à Prosper.
Connais-tu un manœuvre nommé Fidry ?
PROSPER.
Tiens, pardi !... C’est le seul ouvrier du village embauché par ces messieurs.
MIREMONT, à Boussard.
Vous n’avez pas eu la main heureuse. Si vous m’aviez consulté, ce Fidry ne serait pas entré chez vous. Il a eu deux condamnations pour braconnage.
ROBERT.
On craint qu’il ne soit resté au fond. Paraît qu’hier matin il avait emporté dans la mine un litre d’eau-de-vie. La journée finie, il était si saoul qu’il n’a pu grimper aux échelles avec les camarades.
GEORGES.
Qui l’auront laissé là, plutôt que de le faire enlever par la machine ? Ils savent que je renvoie impitoyablement les ivrognes.
ROBERT.
La dernière fois qu’on l’a vu, il dormait sur un tas déminerai... S’il n’est pas remonté le soir avant qu’on n’ait lâché l’eau, je ne donnerais pas un liard de sa peau.
Jean se glisse vers la porte et guette une occasion de disparaître.
GEORGES.
À supposer qu’il soit au fond, rien ne prouve qu’il ait péri. Plusieurs galeries vont en montant. On trouvera notre ivrogne réfugié au sec. D’abord ôtes-vous sûr qu’il n’est pas tranquillement chez lui ?
ROBERT.
J’ai parlé à sa fille : l’homme n’est pas rentré.
GEORGES.
Cela devient grave pour l’apache qui a ouvert la vanne. La gendarmerie est-elle prévenue ?
ROBERT, haussant les épaules.
Oui, le brigadier s’agite... Ces coups-là, ceux qui les font ne risquent pas grand’chose...
Au mot gendarmerie, Jean a ouvert la porte. Au moment où il s’esquive, Louise l’aperçoit.
LOUISE.
Jean, où vas-tu ?
JEAN.
À la maison.
LOUISE.
Tu n’as donc pas envie de savoir ce qu’est devenu ce pauvre homme ?...
Jean baisse la tête et retourne dans son coin.
GEORGES, à Louise.
J’ai peur que nous ne le sachions pas de sitôt... Nous ne sommes pas près de descendre dans la mine.
ROBERT.
Justement j’apporte la nouvelle qu’on va pouvoir descendre. Tout à l’heure les pompes marchaient en plein et l’eau n’avait encore baissé que de soixante mètres, lorsqu’elle a tout à coup cessé de venir. On était arrivé sur une espèce de bouchon qui obstruait complètement le puits. J’ai immédiatement dégringolé par les échelles, et voici ce que j’ai constaté : sous l’action de l’eau, les parois se sont resserrées en repoussant les madriers qui les soutenaient ; ces bois se sont mis en travers du trou et ont été recouverts par un éboulement d’argile qui sert de toiture au bas du sondage. Avec le contremaître, nous nous sommes mis à déblayer l’étranglement du puits. Trois hommes enlèvent l’argile à la pelle et la chargent dans une cuve que la machine remonte par un câble. En même temps, deux charpentiers étançonnent tant bien que mal la paroi.
MIREMONT.
Tous ces gens piétinent, au-dessus d’un gouffre, sur une motte de terre supportée par quelques madriers coincés au hasard !
ROBERT.
Oui, le chantier branle un peu, mais la besogne avance... Lorsque je les ai quittés, ils rencontraient déjà le vide.
GEORGES.
Pensez-vous qu’il y ait beaucoup d’eau dans la mine ?
ROBERT.
Pas du tout, Monsieur. Le tampon d’argile a été un excellent barrage. Les pierres que l’on fait tomber en travaillant claquent en bas sur une roche solide.
GEORGES.
A-t-on appelé ce Fidry pour voir s’il répondrait ?
ROBERT.
Nous avons hurlé de toutes nos forces : rien !...
GEORGES.
Je vais là-bas. C’est à moi de descendre le premier.
ROBERT.
Il vaudrait peut-être mieux envoyer d’abord des mineurs expérimentés. Les étançons qui barrent le puits empêchent l’ascenseur de fonctionner... On raccorde les échelles au petit bonheur, mais il y aura un mauvais pas.
BOUSSARD, à Georges.
Ne va pas te casser le cou !...
GEORGES.
Laissez donc ! Il n’y a pas l’ombre de danger... Le vrai danger vient d’être couru par ce brave garçon et par les ouvriers qui ont rétabli le puits. Je suis seulement furieux qu’on ne m’ait pas prévenu tout de suite qu’un homme était au fond. Mon devoir est d’organiser le sauvetage et de descendre en éclaireur...
LOUISE, très exaltée.
Allez !... J’ai idée que l’expédition est moins inoffensive que vous ne prétendez, mais ce n’est pas moi qui vous détournerai d’un devoir. Seulement, je ne veux pas vous laisser partir sans que vous ayez une réponse... Hier vous m’avez demandé d’être votre femme ; mon père me laissait libre, j’ai réclamé le temps de réfléchir... Mes réflexions sont faites : c’est oui.
Elle tend la main à Georges.
GEORGES, lui baisant la main.
Merci !... Je suis presque honteux, parce que, vraiment, je ne cours aucun danger.
Louise sourit et retient la main de Georges dans la sienne.
Tant pis ! Je suis le plus heureux des hommes !...
BOUSSARD, tapant sur l’épaule de Georges.
À présent, cours ton risque : tu es assuré, tu as la veine !...
GEORGES, à Robert.
Venez, mon ami, vous êtes un homme sur lequel on peut compter !...
Ils se dirigent vers la sortie.
MIREMONT, à Boussard.
Je ne resterai pas ici à me tourner les pouces pendant qu’à deux pas se joue un drame pareil...
BOUSSARD.
Oui, allons !...
Georges, Robert, puis Miremont et Boussard sortent ; Louise, debout, hésite à les suivre. L’abbé vient à elle et lui montre Jean, qui a profité du départ général pour venir s’accouder à la table, la tête entre les mains, la figure touchant presque le plan des propriétés.
L’ABBÉ, à mi-voix.
Restez avec lui... C’est un enfant !... Moi, si on trouve un mourant, je veux être là !
Il sort.
Scène VIII
LOUISE, JEAN
LOUISE, à Jean qui l’écoute sans bouger.
Vois comme il risque sa vie simplement !... Prévoyais-tu que je serais sa femme ?...
Silence.
Tu ne réponds pas ?... Tu es fâché ?
JEAN, d’une voix sourde, sans lever la tête.
Non !
LOUISE.
Je sais que tu n’aimes pas nos nouveaux amis... Me pardonnes-tu ce mariage ?...
JEAN, la tête toujours dans ses mains.
Oui...
Sanglotant.
C’est autre chose qui... me fait... du chagrin...
Louise le prend par les épaules et, tendrement, lui découvre la figure, qui se montre baignée de larmes.
LOUISE.
Grand enfant !... Prends donc garde !... Le dessin est trempé !...
Essayant de rire.
Tu mets des étangs où il n’y en a pas...
Avec son mouchoir, elle éponge tantôt le dessin, tantôt les yeux de son frère.
Bon !... Voilà que je retrouve le petit garçon qui se désolait tellement au collège qu’il a fallu le reprendre...
Les sanglots redoublent.
Jean !... Mon cher Jean !... Je comprends que tu souffres !... Toute cette fraîcheur dans laquelle nous avons grandi va se flétrir... Nous n’aurons même plus le ciel bleu !... Moi aussi, chaque fois que j’y pense, à ces grosses fumées noires qui traîneront sur nos têtes...
Elle s’essuie les yeux.
Tu vois, ça se gagne !...
Elle embrasse Jean.
As-tu remarqué, cet après midi, au cimetière, la quantité de gens qui s’arrêtaient sur les tombes de la famille, celle de maman surtout, et priaient pour nos morts ?... Je crois que pas un du village n’y a manqué... Ce sont des choses auxquelles je ne faisais pas attention autrefois et dont je sens tout le prix maintenant qu’elles vont finir... Tu peux m’en croire, j’éprouve autant d’horreur que toi pour ce qui arrive ; cependant je n’ai pas voulu l’empêcher, et cela m’était possible puisque, depuis six mois, je suis majeure et propriétaire d’une partie des acquisitions faites aux environs de Miremont sur la fortune de maman.
Elle se tait. Jean la regarde avec stupeur. Long silence.
Vois-tu, nous ne devons pas nous résigner à être des inutiles et je suis effrayée de l’existence que tu te prépares. Ton bonheur est de vagabonder à l’aventure comme un faon libre et insouciant dans sa forêt. À quoi cela te mènera-t-il ?... Papa est bon, excellent : pourtant, si j’étais homme, je rêverais une vie différente... N’auras-tu d’autres satisfactions ici-bas que d’assassiner quelques pauvres chevreuils ?... Voilà un fier métier pour un garçon de cœur et d’intelligence !... La résolution que j’ai prise peut un jour devenir ton salut. Il va y avoir ici des milliers d’hommes à conduire, des machines à étudier, des marchés à passer, enfin un vrai gouvernement. Tout ce qu’il y a en toi de belles et bonnes qualités s’emploierait là d’une façon glorieuse. Mon fiancé le déclare lui- même : d ans quelques années il ne pourra plus tout diriger à lui seul. Pourquoi ne viendrais-tu pas à son aide ?... Au lieu de te livrer au désespoir, prends-le pour modèle et marche vers l’avenir avec de nobles ambitions... Être nécessaire aux autres, avoir charge d’âmes, sentir les yeux fixés sur soi, ne pouvoir hésiter sur la conduite à tenir, dis, ne comprends-tu pas combien toutes ces choses rendent facile de mener une belle existence ?... Il y a beaucoup de chances pour qu’un homme d’action soit un homme de cœur !...
Jean se jette au coude sa sœur et l’embrasse longuement.
Scène IX
LOUISE, JEAN, L’ABBÉ
LOUISE, apercevant l’abbé, se lève et va vers lui.
Eh bien ?...
L’ABBÉ.
Le jeune M. Boussard et mon frère Robert ont réussi à descendre au fond... Un signal convenu m’a fait comprendre qu’on n’aurait pas besoin de mon ministère...
LOUISE.
Alors, vous permettez, monsieur l’abbé ?... Je ne puis pas rester en place... Savoir que des personnes auxquelles je m’intéresse sont en danger !...
L’ABBÉ, montrant Jean du regard.
Je venais vous remplacer, Mademoiselle...
LOUISE, poussant son frère vers l’abbé.
Je vous confie un enfant, un véritable enfant !... Demandez-lui pourquoi ses yeux sont rouges... Il pleure l’horizon qui change autour de nous, les bois qui ne verdiront plus, les ruisseaux qui ne brilleront plus au soleil. N’est-ce pas, monsieur l’abbé, qu’un homme doit montrer plus d’énergie ?
L’ABBÉ.
Il en aura, j’en réponds.
LOUISE.
Puissiez-vous dire vrai !...
Elle sort.
Scène X
JEAN, L’ABBÉ
L’ABBÉ.
Mon enfant, je sais ce qui vous désole. Prospéra trouvé dans la boue, devant la vanne, la trace d’un petit pied qu’il connaît bien pour l’avoir suivi le long des sentiers... C’est vous ?...
JEAN, le regard perdu.
Oui.
L’ABBÉ.
Certes, vous ne pensiez pas que votre action coûterait la vie à un homme !... Vous n’en êtes pas moins très coupable !... Allons, je n’insiste pas... La punition est bien assez cruelle !... Courage, mon enfant !... Surtout ne vous affolez pas !... Une parole imprudente pèserait lourdement sur votre existence entière... Ne vous figurez pas que l’on soupçonne la vérité. Prosper et moi sommes seuls et serons toujours seuls à la connaître...
Entre Prosper, la figure bouleversée.
Scène XI
JEAN, L’ABBÉ, PROSPER
PROSPER, à l’abbé, en lui montrant Jean.
Tu devrais reconduire Monsieur au château !
JEAN.
Il est mort !...
PROSPER, s’obstinant à regarder l’abbé.
Y n’a plus besoin d’toi pour le confesser...
L’ABBÉ.
Si je n’en avais pas été certain, je ne serais pas ici.
Regardant Jean, qui. debout devant Prosper, l’interroge d’un regard fiévreux.
Parle ! Nous avons la force de tout entendre. Comment l’a-t-on retrouvé ?
PROSPER.
En arrivant au fond, c’est lui la première chose que M. Boussard a vue. On croit que, sentant goutter l’eau, y courait pour grimper aux échelles ; à c’moment-là, l’éboulement a fait dégringoler dans le puits une grêle de cailloux qui l’ont assommé. Y faut qu’ce soit comme ça, vu qu’il a l’crâne fracassé d’une drôle de manière. Même c’est tellement affreux qu’j’ai couru en avant chercher un drap pour le couvrir.
L’ABBÉ.
On a déjà remonté le corps ?
PROSPER.
Oui. On l’apporte... M. le Comte enverra sa voiture pour le ramener au village... Dire que s’il était tranquillement resté dans la galerie où y s’avait couché, y serait encore de c’monde !... M. Boussard est en train d’faire le tour de la mine, c’qui prouve qu’elle n’est guère inondée...
Il se dirige vers la porte de l’intérieur ; avant de la franchir, il se retourne vers Jean.
Monsieur Jean, j’sais pas quels sermons l’abbé vous fait ; mais, depuis qu’ils ont commencé leur maudit sondage, j’ai jamais passé devant sans souhaiter que le tonnerre de Dieu l’écrase !... Vous comprenez ?... J’pense comme voua sur bien des points !... Allons, j’vais chercher mon drap.
Il sort.
Scène XII
JEAN, L’ABBÉ
L’ABBÉ.
Écoutez-moi !... L’homme qui est mort était veut. Il laisse une fille de dix ans, seule au monde. Prosper se chargera d’elle. Je l’en prierai de votre part. Je veillerai à ce qu’elle soit bien élevée. Plus tard vous vous acquitterez vous-même de ce soin. Plus tard aussi, lorsque vous aurez la disposition de votre fortune, vous rembourserez à Prosper ce qu’il aura dépensé. Vous devez, en outre, prier beaucoup pour l’âme qui se trouve en présence de son Juge sans avoir eu le temps de se reconnaître. Secourir la fille et implorer pour le père la miséricorde divine, en fait de réparation, c’est tout ce que vous pouvez. Vous avez aussi un compte à régler avec vous-même... Mais j’ai confiance !... Vous saurez de ce malheur tirer noblement une grande leçon !...
JEAN.
Je me ferai prêtre !...
L’ABBÉ.
On ne se fait pas prêtre pour se punir !... Si un jour vous vous sentez appelé vers Dieu, oh ! alors, ne résistez pas à la grâce, mais que ce soit une faveur et non un châtiment. J’ai parlé de leçon, voici ce que j’entendais par là : Toute votre vie, soyez indulgent pour les pauvres... Ils sont aigris, tout ici-bas leur paraît injustice. Lorsque vous les verrez perdre patience, abuser de la force, être grossiers, haineux, rappelez-vous que de moins misérables se sont révoltés. Ayez pitié !...
JEAN.
Oui.
Entrent Madeleine et Catherine, puis Prosper portant le drap plié sur son bras.
Scène XIII
JEAN, L’ABBÉ, PROSPER, MADELEINE, CATHERINE
MADELEINE, s’approchant de l’abbé et de Jean, larmoyante, les mains jointes.
C’est-y possible ! Un si grand malheur !...
CATHERINE, allant à la fenêtre.
Comme la nuit est déjà noire !... Regarde, Prosper, ces lumières qui viennent... C’est lui, n’est-ce pas ?...
PROSPER, la rejoignant à la fenêtre.
Ce sont des mineurs avec leurs lampes et puis lui... Je vais à la rencontre...
Il sort suivi des deux femmes, lesquelles, devant la porte qui reste ouverte, guettent l’approche du cortège.
L’ABBÉ, à Jean.
Il est temps de partir... Venez !...
JEAN, secouant la tête.
Non. Il faut rester...
L’ABBÉ.
Un spectacle pareil ne s’oublie jamais !... Il est salutaire, mais il est terrible !...
JEAN, avec fermeté.
Restons.
L’ABBÉ.
Vous êtes bien l’enfant qui ambitionnait le martyre... Il vient à vous... Attendons-le !...
Scène XIV
JEAN, L’ABBÉ, LOUISE, GEORGES, MIREMONT, BOUSSARD, ROBERT, JOURNET, PROSPER, MADELEINE, CATHERINE, UN MINEUR
LOUISE, entrant la première, accompagnée de Georges.
Encore ici, Jean !... Ce n’est pas raisonnable !... Allons-nous-en...
L’ABBÉ.
Il demande à dire une prière auprès de celui qu’on apporte. Ne l’en empêchez pas !
LOUISE, à centre-cœur.
Certainement je ne priverai pas cette pauvre âme de l’intercession d’un cœur innocent...
À Jean.
Tu te dépêcheras... Il est tard !
GEORGES, se retournant et apercevant Robert qui entre.
Ah ! je vous cherchais pour vous remercier. Impossible d’être plus débrouillard... Des compagnons comme vous, j’en prendrai tant qu’on voudra. Cela vous irait-il d’avoir un bon poste dans nos usines ?...
ROBERT.
Naturellement, pour être auprès de mes parents...
GEORGES.
Eh bien ! venez me voir demain, nous arrangerons cela.
MIREMONT, entre en discutant avec Boussard.
C’est égal, voilà des attentats que nous ne connaissions pas dans la contrée. Nous avions des coquins, mais pas d’anarchistes, et, vous avez beau dire, ceci est un tour d’anarchiste !
Devant les fenêtres, dans la nuit noire, on voit passer de petites flammes : les lampes des mineurs qui escortent le cadavre.
BOUSSARD.
Il est si difficile de distinguer un anarchiste d’un simple idiot !...
Madeleine, les épaules secouées par les sanglots, la figure à demi cachée dans son tablier, accourt du dehors et se jette dans les bras de Robert.
MADELEINE.
Ton pauv’ papa !... Ça m’fait l’effet qu’c’est lui !...
Catherine, entrée derrière elle, la prend par les épaules et, lui parlant doucement à l’oreille, l’entraine à l’intérieur de la maison. En même temps, les lampes des mineurs se groupent devant la porte, on entrevoit des formes humaines qui vont et viennent autour d’un objet blanc. Enfin Journet arrive, précédant deux mineurs portant le cadavre roulé dans un drap. Derrière eux entre Prosper suivi de quelques hommes avec les lampes allumées.
JOURNET.
Où va-t-on l’mettre ?...
PROSPER, montrant le plancher, sous la fenêtre.
Là, su’ l’plancher !... C’n’est qu’en attendant. La voiture sera bientôt ici.
JOURNET.
Allez donc chercher une botte de paille pour n’pas salir vot’ plancher.
PROSPER.
On y va !
Il sort lestement.
JOURNET, aux porteurs.
Patience, les gars !... Vous fatiguez pas !...
UN MINEUR, jetant sur son fardeau un regard de pitié.
Oh ! c’est pas lourd... Rien qu’la peau et les os !... Ces vieux schniqueurs, c’est comme séché au four.
Prosper revient avec la paille qu’il éparpille sur le plancher.
JOURNET, aux porteurs, en leur indiquant l’endroit où ils doivent ranger le corps.
Là, doucement !...
Les porteurs allongent le cadavre sur la paille, parallèlement au mur, puis ils retirent leurs casquettes et vont rejoindre le groupe des mineurs resté aux environs de la porte d’entrée. Jean traverse lentement la salle, les yeux fixés sur le cadavre. À un pas du mort, il s’arrête et parle d’une voix blanche.
JEAN.
Devant lui je promets que je consacrerai ma vie aux ouvriers. Des hommes meurent pour nous, je veux me dévouer à eux !
Vaincu par l’émotion, il tombe en sanglotant dans les bras de Louise, qui l’entraîne au dehors.
ROBERT, à mi-voix, aux ouvriers qui échangent des regards attendris.
On voit bien qu’il n’est pas né dans le commerce, le petit !...
BOUSSARD, à Miremont pendant qu’ils se dirigent vers la porte.
C’est si naturel, une crise pareille chez un enfant nerveux !... Il y a du sang sur le drap !
ACTE II
À Paris, chez Jean. Grande salle, à la fois cabinet de travail et bibliothèque. Luxe sobre et sévère. Rayons surchargés de livres, encadrés de boiseries noires. À gauche, porte conduisant aux appartements. Au fond, porte ouvrant sur le vestibule. À droite, fenêtres avec vue sur un jardin. Devant ces fenêtres, table de travail incrustée de beaux cuivres dorés, et surchargée de dossiers, livres, revues, etc. Grand portrait de Léon XIII avec dédicace.
Scène première
JEAN, LOUISE, GEORGES, UN DOMESTIQUE
Jean arrive d’un pas rapide par la porte du fond. Il a une trentaine d’années. Il entre, son chapeau sur la tête, en pardessus à collet de fourrure. Il porte à la main un rouleau de papiers qu’il va déposer sur la table. Il semble animé et triomphant. On devine que des phrases magnifiques se pressent dans son cerveau. Ses bras esquissent des gestes. L’orateur est encore sous pression. Un valet de chambre le suit, le débarrasse de son chapeau, aide à ôter le pardessus, va ranger les effets dans l’antichambre. Jean apparaît en habit et cravate blanche. Au même instant, Louise ouvre violemment la porte, et se précipite au cou de son frère. Elle vient du dehors en toilette très élégante. Elle a maintenant environ 35 ans. Georges la suit, et son calme, un peu ironique, contraste avec l’exaltation de sa femme.
LOUISE, couvrant son frère de baisers.
Bravo ! Bravo !... C’est merveilleux !... Ah ! mais !... C’étaient des éloges, des pâmoisons autour de moi !... J’aurais voulu me coller un écriteau sur la poitrine : « Je suis la sœur de l’orateur !... »
JEAN, se dégageant pour tendre la main à Georges.
Bonjour, Georges !... Vous y étiez aussi ?...
GEORGES.
Comment donc !... Nous sommes venus à Paris exprès pour la cérémonie. Depuis un mois Louise ne cessait de me dire : « Jean doit prononcer un discours à l’Assemblée générale des Cercles catholiques d’ouvriers. Cette fois, coûte que coûte, je veux y assister... Tout le monde a entendu mon frère, est-ce assez ridicule que moi seule ?... »
JEAN, souriant.
Vous n’étiez guère pressé de venir, à en juger par son insistance...
GEORGES.
Moi, dame !... J’ai 12 000 ouvriers à mes trousses, je ne me déplace pas aussi facilement qu’un joueur d’orgue de Barbarie. Mais je suis très content de mon voyage.
JEAN.
Sincèrement ?...
GEORGES.
La vérité pure !... Je me suis précipité pour vous le dire, la séance à peine terminée, mais pas moyen de vous rejoindre !... Vous étiez littéralement assiégé. Nous avons filé très intimidés.
Le valet de chambre revient avec un veston d’appartement qu’il présente à Jean pour l’endosser.
JEAN.
Vous permettez ?...
Il ôte son habit et met le veston.
Pas trop long ?...
LOUISE, indécise entre le veston et le discours.
Quoi ?... Ton discours ?...
Indignée.
Oh ! comment peux-tu croire ?...
Le domestique sort.
Par exemple, une allocution qui aurait gagne à durer dix minutes de moins, c’est celle du bon archevêque... Il faut du courage pour parler après toi !... Mais Monseigneur est un saint !...
JEAN, se laissant tomber sur un fauteuil.
Je suis vanné !...
LOUISE, l’embrassant.
Pauvre chéri !... C’est qu’aussi tu te dépenses d’une façon !... Lorsque je t’ai vu arriver sur la scène, j’ai éprouvé un sentiment d’effroi... Nous étions tant de monde !... Mais tu n’avais pas prononcé trois phrases, j’étais rassurée... Il y a des moments où l’on apercevait une flamme dans tes yeux... À la lettre !... Une flamme !... Du reste, il faut l’avouer, ce doit être grisant de parler devant un pareil enthousiasme. Lorsque les bravos éclatent et qu’on se sent environné d’amour, de passion, de fièvre, est-ce qu’on n’est pas comme soulevé de terre ?...
JEAN, dont les yeux brillent.
Si !...
GEORGES, à Jean.
Vous avez une véritable popularité... Lorsque le cortège est entré, l’archevêque en tête et vous modestement dissimulé dans l’état-major, j’ai vu courir un frémissement parmi les gens du peuple. Autour de moi on murmurait : C’est lui !... C’est lui !...
LOUISE.
Cette salle des fêtes du collège Saint-Louis-de-Gonzague doit contenir autant de monde que celle de l’Opéra ?...
JEAN.
Plus du double !... Pense donc, à l’Opéra, que de coins perdus !...
LOUISE.
Je m’explique à présent le bruit qu’on mène à propos des cercles d’ouvriers.
JEAN.
Il ne faut pas t’imaginer que mes auditeurs se comptent chaque fois par milliers. Aujourd’hui, pour l’Assemblée générale, on était venu de toute la France. Ma plus belle journée a été lorsque j’ai prononcé le discours d’inauguration du Cercle de l’Ouest dans la cathédrale du Mans. Il y avait 10 000 personnes. À la lettre, on s’étouffait !...
LOUISE.
Tout à l’heure aussi, on s’étouffait !... Je ne voudrais pas médire de tes bons amis les ouvriers ; ils t’écoutaient avec une ferveur qui faisait plaisir à voir... Mais ça ne sentait pas bon !...
JEAN.
Bah ! Il y avait dans tes environs de très belles dames !...
LOUISE.
Comment ! tu m’as reconnue ?...
JEAN.
Toi, ton mari et bien d’autres...
LOUISE, à Georges.
Aurais-tu pensé, toi, qu’il distinguait les figures au milieu du public ?...
GEORGES.
Pourquoi pas ?... N’as-tu jamais vu les actrices en scène sourire à leurs connaissances ?... Même au milieu des tirades les plus pathétiques, rien ne m’échappe de ce qui se passe dans l’assemblée.
LOUISE.
Prétendras-tu, lorsque tu arrachais à tout ce monde un grand cri d’admiration, que tu n’étais pas, comme nous, affolé, éperdu ?... Non, tu n’étais plus toi-même !... La preuve, c’est que le couteau sur la gorge, on ne t’aurait pas fait taire, j’en suis sûre !...
GEORGES.
Parbleu ! Il se ferait écharper plutôt que de subir l’humiliation de céder en public.
LOUISE, à Jean.
Accepter le martyre dans un esprit si mesquin !... Comme cela te ressemble peu !... Est-ce qu’on ne t’a pas vu sacrifier tes goûts, bouleverser ton existence, te condamner à souffrir pendant des années, rien que pour une idée ?... Un pauvre diable meurt sous tes yeux, et voilà que l’obligation de se dévouer à ceux qui nous servent s’impose à ton cœur et transforme ton caractère... Tu t’exiles, tu ne veux même plus revenir à Miremont pendant les vacances. Les médecins nous faisaient un cas de conscience de te laisser dans ta prison. Papa te suppliait de ne pas t’obstiner. Presque mourant, tu tenais bon... C’était du martyre, cela, le plus beau de tous ! Le martyre sans spectateurs !...
JEAN.
Laisse donc !...
LOUISE.
Le mot n’est pas de moi, mais de l’abbé Charrier... Nous l’avions prié de veiller sur toi, et il mettait à le faire une ardeur touchante... Il venait me raconter ses tourments : « Si Jean pouvait se décider à jouer pendant les récréations ! Il reste à l’écart des autres enfants. Il y a en lui quelque chose qui le vieillit de dix ans et dont il ne se distrait jamais. » Puis il te décrivait étudiant avec rage, les dents serrées, pour devenir ce que tu avais juré d’être. Plus tard, tes examens passés, il t’engageait à voyager. Tu ne voulais rien entendre. Avec l’intransigeance de la jeunesse, tu te reprochais de n’avoir pas encore trouvé moyen de régénérer les masses... Un jour, il a eu l’heureuse inspiration de te conduire dans les cercles d’ouvriers. Ta voie était trouvée... Pieusement élevé, rempli de résolutions généreuses, trop frêle pour être réclamé par le service militaire, il te fallait cette œuvre qui réunit tout ce que tu peux souhaiter : religion, dévouement, remède social.
GEORGES
En admettant que donner raison à l’ouvrier contre le patron doive sauver la société !
JEAN.
Vous n’avez donc pas compris ?... Ce n’est pas le triomphe d’une classe sur les autres que nous poursuivons, mais l’union de toutes les classes pour le bien commun.
GEORGES
Je connais votre idéal : créer de grandes familles analogues aux anciennes corporations : les classes dirigeantes seraient investies d’une sorte de paternité ; en retour, les ouvriers auraient pour elles des sentiments filiaux. En théorie, c’est charmant. Dans la pratique, qui prendrez-vous pour trait d’union ?
JEAN.
L’Église ! On se figure que notre œuvre a pour objet de détourner les ouvriers du cabaret en leur procurant d’honnêtes distractions. Allons donc !... Elle n’a pour but ni la moralisation ni la charité ; elle est une œuvre sociale ! Nos comités, choisis dans les classes élevées, forment des groupes d’hommes attachés à leur foi et résolus à la propager par tous les moyens. Nous voulons également que, dans la classe ouvrière, nos cercles soient des associations d’hommes éprouvés, convaincus de leur mission et se posant à l’atelier comme les représentants et les apôtres d’une idée que voici : la religion seule peut dissiper les malentendus qui divisent un peuple. Elle dit au riche : « Argent, intelligence, instruction, toute supériorité vient de Dieu. Vous lui rendrez compte de tout. Ne soyez pas l’assassin de l’ouvrier, votre frère, en évaluant son travail à un prix de famine. Ce travail ne saurait être une marchandise soumise aux lois de l’offre et de la demande. Votre employé a droit à l’abondance et au bien-être. » Elle dit au pauvre : « Dieu a voulu votre infériorité, ne soyez donc ni jaloux ni haineux. Le riche ne vous a rien pris. Il est privilégié par la volonté du Tout-Puissant. Il vous doit, en revanche, une juste rémunération de vos services et une aide amicale lorsque vous souffrez. Acceptez ses bienfaits sans rougir, ce qu’il vous offre, ne fût-ce qu’un verre d’eau, lui sera payé en bonheur éternel. » Oui, la religion seule peut faire que le riche donne sans orgueil et que le pauvre reçoive sans humiliation.
GEORGES.
À merveille !... Et vous croyez que les ouvriers écoutent vos homélies sur Dieu qui accorde toute supériorité ?... Ah ! la bonne blague ! Leurs bravos ont assez souligné ce qui les a frappés, pour vous donner à réfléchir. Je vois à quel passage vous faites allusion. Je n’en regrette pas un mot... En somme, qu’y trouvez-vous à reprendre ?... Sous l’ancien régime on naissait ouvrier, on devenait patron. Il fallait conquérir des grades professionnels, et ce n’est qu’après avoir produit un chef-d’œuvre qu’on obtenait la maîtrise. Aussi l’ouvrier admirait son chef et trouvait légitime son autorité fondée sur le talent. Le patron, lui, ayant passé par le plus humble labeur, se souvenait. Il connaissait le chômage, la maladie et la détresse. L’ouvrier qui apportait ses doléances était écouté ; on pouvait discuter et s’entendre. Aujourd’hui, sous prétexte de liberté, plus d’habileté professionnelle exigée. Riche, on commande ; pauvre, on obéit. L’industriel vit dans une fièvre d’émulation féroce et, dans ce combat à outrance, il se sert de l’ouvrier comme du charbon que l’on jette sous la chaudière. Mais enfin, l’industriel, on peut s’adresser à lui, on l’attendrit ; il a femme, enfants, il a du cœur : c’est un homme !... Par malheur, il est généralement esclave, lui-même, d’inconnus qui ont versé de l’argent à un guichet ; en échange, on leur a remis des actions, c’est-à-dire de beaux papiers à vignettes, mais sans cœur ni âme... L’action, voilà désormais le véritable maître du travailleur !... Qu’il vienne alors exposer ses justes griefs, à qui s’adresse-t-il ?... À un papier !... Qu’il montre son corps vieilli, son enfant malade, sa femme brisée parles maternités, qui implore-t-il ?... Un papier !...
GEORGES.
À ces mots, tonnerre d’applaudissements, rires, satisfaction générale. Et moi je me disais que les jours d’émeute, lorsque les grévistes envahissent la maison du directeur, ce n’est pas précisément un papier qu’ils jettent par la fenêtre et traînent sanglant le long des rues.
Souriant.
Mais cette idée n’a dû venir qu’à moi... Les autres vous faisaient une ovation... oh ! bien méritée !... car vous aviez soin de proclamer que l’œuvre des cercles est, avant tout, une entreprise de revendications : l’ouvrier demande justice au nom de Dieu. Qui donc soutenait que vos cercles sont des cabarets chrétiens ?... Ce sont des casernes remplies de soldats enrôlés sous une bannière. Vous mettez le Sacré-Cœur et la Vierge sur la bannière, d’accord, mais elle n’en est pas moins rouge, et sachez bien que vos clients suivent la couleur et non la Vierge !
JEAN.
Alors vous refusez toute efficacité à l’intervention sociale de l’Église ?...
GEORGES.
Si vous parliez à des croyants comme ceux qui partaient pour Jérusalem en criant : Dieu le veut !... j’aurais confiance. Mais nous n’en sommes plus là... Et, tenez, permettez-moi de dire, sincèrement, ce qui manque à vous-même pour rallumer le feu sacré chez ceux qui ne l’ont plus.
JEAN.
Quoi donc ?...
GEORGES.
Il vous manque d’être un apôtre. Un apôtre ne sait pas à combien d’auditeurs il s’adresse. Il n’inventorie pas la salle avec le sang-froid d’un vieux comédien et ne guette pas l’applaudissement à l’heure où on le croit emporté par un délire surhumain. Il y a entre votre parole et celle d’un apôtre la même différence qu’entre un jardin anglais et la nature sauvage. Est-ce qu’un apôtre assortit ses mots et termine par celui qui fera le mieux flèche ?... Pour qu’un peuple sanglote aux pieds d’une idée, pas besoin de savants artifices. Il ne faut que du cœur, un cœur déchaîné !... Le vôtre est discipliné !...
JEAN.
Eh bien ! c’est vrai, je n’ai pas le cœur d’un apôtre... Vous mettez la plaie au vif ! Il me faudrait l’âme d’un Pierre l’Ermite, et la mienne a été touchée par l’esprit moderne. Quand j’affirme que seuls les catholiques sont capables de sauver la société au milieu des tempêtes soulevées par la Révolution, je parle en politique bien plus qu’en chrétien. Je vois l’armée du crime grossir sans cesse, les bagnes refuser du monde ; je vois des milliers de jeunes gens recevoir devant la cour d’assises un sinistre certificat d’études au sortir de l’école athée. Devant cette marée de boue et de sang, j’entends le cri d’alarme des penseurs. Je reconnais avec angoisse que leurs efforts pour créer une morale sans obligations ni sanctions n’aboutissent qu’à des jeux de mandarins, incompris de la foule. Notre société a été bâtie sur l’idée de Dieu ; on enlève l’idée, et nous restons suspendus sur l’abîme. Je le constate, et la prière ardente qui devrait s’échapper de mes lèvres n’en sort pas !
GEORGES.
Mon ami, j’avais deviné cette contradiction d’un chrétien tiède et d’un fervent défenseur de l’idée religieuse. Mais ce qui me dépasse, c’est votre âpre persévérance dans une vocation qui n’est pas la vôtre... Les satisfactions d’amour-propre, vous pourriez les recueillir dans une autre voie. Pourquoi vous faire docteur de l’Église, lorsque le Saint-Esprit ne vous inspire pas ?
JEAN.
J’ai la conviction d’agir pour le plus grand bien des classes laborieuses. C’est le prochain que je veux servir et non moi-même.
GEORGES, riant.
Oh bien, vous n’y réussirez pas !... Chaque fois qu’un homme de valeur se mêle des affaires d’autrui, il y gagne ! Il aura beau y apporter toute l’abnégation possible, il gardera le plus clair du profit. Une intervention n’atteint pas toujours ceux qu’elle vise ; elle touche forcément celui dont elle émane. Vous avez trop pratiqué les forêts pour ignorer que, dans un semis, dès qu’un jeune brin dépasse les autres, ne fût-ce que de l’épaisseur d’un fil, il ne sera plus rattrapé. Il montera dans la lumière, voleur inconscient de soleil. Dans l’humanité, il y a également des plantes voraces. Tout les aide à dominer. Le dévouement, la charité, en fortifiant les âmes qui les pratiquent, favorisent des élans dominateurs, comme celui du rameau qui accapare le soleil. Dans la lutte pour la vie, la bonté même devient une arme !... Voilà vous !... Toute la journée vous avez parlé. Tant mieux si l’auditoire en a profité, on le saura dans quelques années ; mais que vous en ayez profité, vous, c’est certain !... Quel charme, quelle passion, quel don d’émouvoir !... Il est facile de se rendre compte, en vous écoutant, que vous avez acquis, grâce à votre apostolat, un grand maniement des âmes. Vous voilà donc intelligent, éloquent, expérimente, en route pour la gloire, au moyen d’une œuvre excellente ou détestable, la question ne se pose même pas !... Mais je la pose, moi !... Nous tuons des hommes : je jure sur le cadavre de l’un d’eux d’être le soutien des humbles ; je m’y consacre de tout cœur, vous venez me dire : l’œuvre ne sert probablement qu’à vous seul !... Et j’entendrais cela sans bondir !...
GEORGES.
Ah ! l’orateur, comme il brode !... Tenez, Jean, je vous prends sur le fait : vous avez des expressions par trop exagérées !... Nous tuons des hommes !... Eh ! non, nous ne tuons personne !... Une loi, que nous n’avons pas faite, oblige les hommes à travailler. Il faut du fer, il faut de la houille, qu’on n’arrache à la terre qu’au prix d’efforts meurtriers. Ce n’est pas l’industriel qui prend des existences, c’est la nature indomptée. Nous tuons des hommes !... Avec des mots comme ceux-là, vous devenez vraiment dangereux.
JEAN.
Il y a des assassins parmi nous, j’en connais !...
LOUISE.
Toute vérité n’est pas bonne à dire.
JEAN.
Celle que je dis sort de ma conscience !...
À Georges.
Voyons, vous, l’homme pratique, si vous vous étiez donné pour mission d’aider les pauvres, que feriez-vous ?...
GEORGES.
Ce que je fais !... Je créerais d’immenses usines, je lancerais sur le marché d’énormes productions, j’emploierais des nuées de travailleurs...
JEAN.
Et vous croiriez avoir exécuté vos engagements envers les déshérités ?
GEORGES.
Absolument. Suivant moi, il n’y a qu’une seule espèce d’êtres secourables : ceux qui ouvrent des voies nouvelles à l’activité humaine. L’immense majorité des hommes a besoin qu’on lui suggère ses idées, ses gestes. Quelques individus, supérieurement doués, combinent et réalisent devant un troupeau de singes qui copient leurs moindres mouvements. Ils sont les bienfaiteurs de ces singes, puisqu’ils se donnent la peine de vivre à leur place. Si moi, chef d’industrie, j’organise un centre d’activité où toute une population aime, s’alimente, pullule, j’ai droit à la reconnaissance. Que cette population se tire ensuite d’affaire ; qu’elle soit adroite, économe, ordonnée ; qu’elle se défende même contre moi, rien de mieux. Depuis cent ans, tout ce que les ouvriers ont obtenu, c’est par la grève. Il est très rare que nous allions leur offrir bénévolement une augmentation de salaires. Donc, hardi !... Qu’on s’insurge !... Peut-être que je céderai, et tant mieux pour les révoltés !... Mais si je les repousse, ils n’en restent pas moins mes obligés... C’est à moi qu’ils doivent la fièvre de l’existence, avec ses joies et ses haines, même celle qu’ils me portent !... Cela vous étonne ?... Nous voilà loin de vos petites parlotes entre patrons et ouvriers... Que voulez-vous ?... Chacun a sa méthode !...
JEAN.
La vôtre est commode : gagner des monceaux d’or, c’est être philanthrope !
GEORGES.
À condition de gagner l’or par son énergie et son intelligence : oui.
JEAN.
Alors, plus de charité ?...
GEORGES.
Au lieu de me donner une procuration en blanc, si vous regardiez de près l’administration de nos forges, vous sauriez ce que nous coûtent les hôpitaux, les écoles, et les caisses de retraites alimentées sans retenues de salaires. J’encourage Louise à soigner les blessés, à courir au-devant des misères. La charité est un devoir social, puisqu’il y a des plaies qui ne peuvent se panser que par elle. Un vagabond tombe sur le trottoir ; une croûte de pain lui sauvera la vie, c’est un crime de refuser la croûte. Mais quand vous secourez le mendiant, rendez-vous service à la société ?... Ah ! que non pas !... Le mendiant est presque toujours paresseux et débauché ; en tout cas, c’est un isolé qui n’intéresse que vous, cœur compatissant... L’humanité craint son contact, comme le fruitier redoute le fruit gâté, propagateur de pourriture, et c’est l’humanité que vous prétendez servir. Comment s’y prendre pour qu’elle participe à vos dons, pour que vous soyez charitable en gros, après l’avoir été en détail ?... C’est bien là, n’est-ce pas, le problème qui vous tracasse ?...
Signe d’assentiment.
Moi, je l’ai résolu. Je n’ai qu’à regarder autour de moi pour m’assurer que je suis très utile, et si je mourais demain, toute une population, sans me pleurer, me regretterait... Inventez, soyez une force créatrice, et la prospérité des autres découlera de la vôtre.
JEAN.
Mais c’est l’égoïsme érigé en devoir !...
GEORGES.
Pourquoi pas, s’il est bienfaisant ?... D’ailleurs, l’égoïsme est un calomnié ! Descendez au fond des cœurs les plus compatissants... L’un vient en aide aux malheureux parce qu’il a peur des attentats que la misère exaspérée fait commettre, un autre se prive de tout pour augmenter sa part des joies éternelles. Égoïsme, tout cela, et souvent admirable !...
JEAN.
Vous n’imaginez pas avec quelle avidité je bois vos paroles !... Elles répondent si bien aux questions que souvent je me pose ! S’il m’est prouvé que celui qui dépense hardiment ses forces dans son labeur préféré a les mêmes chances de secourir l’humanité que s’il s’attelait à beaucoup de bonnes œuvres, mon avenir sera tout changé.
GEORGES.
Est-ce que le présent ne satisfait pas complètement vos aspirations ?
JEAN.
Non, je l’avoue...
LOUISE, à Georges.
Ne te l’ai-je pas dit bien des fois ? La sainteté est chez lui contre-nature... Nous avons grandi au même foyer, je sais comment on l’élevait... Le courage était à ses yeux la première des vertus... Il y avait alors à Miremont un vieux curé qui n’acceptait de dîner au château que si on raccompagnait jusqu’au village à la fin de la soirée, parce qu’il n’osait pas se hasarder seul dans le parc lorsqu’il faisait nuit. Eh bien, c’est Jean qui l’escortait, et revenait ensuite, solitaire, dans les ténèbres opaques de la forêt. Il avait alors huit ans. À douze ans, il sortait la nuit avec les gardes pour guetter les braconniers, et là-bas les braconniers tuent les gardes. Il saignait de ses petites mains nerveuses les sangliers coiffés par ses mâtins. On l’exerçait à faire des plaies et non à les guérir... Il s’est formé au contact des forestiers et des bûcherons, qui l’ont fait rude et ambitieux comme les grands chênes de nos bois... Comme eux, il se laisse envahir par des plantes parasites. La sensiblerie, la pitié, ce sont pour lui le lierre et le gui.
GEORGES.
L’énergie accumulée pendant sa jeunesse aventureuse, il l’emploie à vaincre ses instincts, au point que, né pour être un féodal, oppresseur du peuple, il est apôtre.
JEAN.
Apôtre raté, vous l’avez dit vous-même...
LOUISE, souriant.
Il plaisantait ! Quand on pénètre dans ta vie, on découvre des traits si touchants !... Ainsi j’ai appris dernièrement ta conduite envers la fille de ce pauvre homme dont la mort t’avait si profondément secoué. Comme tu es bon pour elle !... Après l’accident, nous nous figurions que Prosper l’avait recueillie par pitié. Pas du tout !... C’est toi qui payais, de ta bourse de collégien, sa pension chez Prosper. À un âge où les enfants ont bien de la peine à travailler pour leur propre compte, tu la plaçais dans un couvent, avec la complicité de l’abbé Charrier, et tu dirigeais son éducation.
JEAN.
En effet, je me suis beaucoup occupé de Mariette.
LOUISE.
Que devient-elle ?...
JEAN.
La voilà grande. Bientôt elle nous quittera pour se marier.
LOUISE.
Elle habite donc chez toi ?
JEAN.
Oui. Elle s’occupe dans la maison avec Thérèse.
GEORGES.
Qu’est-ce que Thérèse ?
LOUISE.
Une ancienne femme de chambre de ma mère qui gouverne son intérieur. Je te l’ai montrée pendant la séance.
GEORGES.
Ah ! la vieille en bonnet ?... Il y avait précisément auprès d’elle une fille assez jolie.
JEAN.
C’était Mariette. Je leur avais donné deux places.
LOUISE.
Eh bien ! mon ami, la jeune fille te gobe !... Pendant que tu parlais, elle te dévorait des yeux... Lorsque, ton discours fini, tu es rentré dans le cortège de Monseigneur, son regard ne pouvait se détacher de toi.
GEORGES, riant.
On n’est jamais grand homme pour son valet de chambre, on l’est parfois pour sa lingère !...
LOUISE, regardant l’heure.
Cinq heures !... Je me sauve !... J’ai rendez-vous au collège avec mon aîné pour le conduire chez le dentiste...
À Georges.
Est-ce que tu restes ?...
GEORGES.
Oui... Deux mots à lui dire...
Louise embrasse Jean et sort.
Scène II
JEAN, GEORGES
GEORGES.
À propos, Jean, je viens de verser à-votre compte, au Crédit lyonnais, trois cent mille francs qui complètent votre dividende pour cette année...
JEAN.
Lequel dividende se monte alors à ?...
GEORGES.
Sept cent mille francs... Vous aviez déjà reçu quatre cent mille en plusieurs acomptes.
JEAN
Sept cent mille livres de rente... Quel chiffre !
GEORGES
Ce n’est qu’un commencement... Nos forges viennent de franchir leurs années d’adolescence. Elles ont eu, comme de jeunes organismes, à surmonter des crises et à faire provision de forces, en se constituant de belles réserves. Désormais les mines seront en plein rapport, les usines au courant des perfectionnements modernes, le personnel instruit et discipliné. Attendez-vous à des résultats magnifiques.
JEAN
Je me trouvais déjà bien partagé !...
GEORGES, aimablement ironique.
Vous ne serez jamais trop largement payé de mes peines !... À vrai dire, notre affaire a encore un point faible et c’est précisément de cela que je désirais vous entretenir. Nous ne possédons pas de houillère. Pour le combustible, nous sommes tributaires de l’étranger, qui nous rend parfois la vie dure. Or, voici qu’on me propose, dans le Limbourg belge, une concession de houille, qui, si elle est aussi riche que j’ai lieu de le croire, nous affranchirait complètement. Une occasion dont nous aurions tort de ne pas profiter.
JEAN.
Si c’est mon autorisation de l’acheter que vous demandez, nous l’axez.
GEORGES, souriant.
Outre votre autorisation, ce que je réclame, c’est votre argent !... L’achat de cette concession coûtera 5 millions, il en faudra 6 autres pour établir les sièges d’exploitation. Total, 11 millions.
JEAN.
Vous parliez de réserves considérables...
GEORGES.
Mais j’en ai besoin, mon ami !... Une énorme boutique comme la nôtre ne marche pas au jour le jour. Pendant la dernière crise métallurgique, nous avons eu, dans nos magasins, un tas de fer qui valait 25 millions, ce qui représente au moins 18 millions immobilisés en prix de main-d’œuvre, de combustible, d’impôts, d’entretien ; et malgré cela on travaillait toujours... pas une semaine de chômage, pas la moindre réduction de salaire !... Nous avions les reins solides !... Gardons-nous, voyez-vous, de les affaiblir ! c’est une augmentation de capital qu’il nous faut. Je suis en mesure de fournir 6 millions, et vous ?...
JEAN.
Moi ?... Rien !...
GEORGES.
Vous refusez ?...
JEAN.
Vous demandez ce que j’ai... je réponds : rien !...
GEORGES.
Comment !... Pas un sou d’économies ?... Pas de fonds déposés dans une banque ?...
JEAN.
Non. Je dépense tout.
GEORGES.
Mais c’est de la folie !... Ce que rapporte l’industrie ne doit pas être considéré comme un simple revenu. À mesure qu’on exploite une mine, elle se vide. Le dividende qu’on en tire, c’est un capital qu’on réalise... Le dernier morceau de minerai enlevé, si vous n’avez rien mis de côté, que deviendrez-vous ? Pardon ! Je me mêle de ce qui ne me regarde pas, mais lorsque je vois une imprévoyance pareille, j’éclate !... Et vous ne me ferez pas croire que dans cet appartement de janséniste, un monsieur seul, qui communie tous les huit jours, dépense 700 000 livres de rente ! Où va l’argent ?...
JEAN.
Je puis le dire à mon beau-frère, qui me gardera le secret. Je donne tout aux œuvres.
GEORGES.
Tout !
JEAN.
Je rachète aux pauvres le succès que je récolte en parlant d’eux.
GEORGES.
Mais vous ne brillez pas à leurs dépens. Vous plaidez pour eux. La gloire est votre honoraire : ce n’est que juste !... Chaque fois qu’il est question de vos succès, vous répondez comme un coupable... Pourquoi ?
JEAN.
Bah ! Revenons à notre affaire... Je suis désolé !... Sincèrement désolé, car je m’intéresse à votre entreprise non pour les profits que j’en tire, mais pour la magnifique énergie que vous y prodiguez. Où prendrez-vous les millions qui vous manquent ?...
GEORGES, riant.
Dans votre poche, si vous y consentez. On ne s’imagine pas les trésors qui peuvent s’extraire d’une poche vide !
JEAN.
Par quel miracle ?
GEORGES.
Combien dépensez-vous par an pour vos besoins personnels ?
JEAN.
À peu près 30 000 francs.
GEORGES.
Si vous acceptez de ne toucher, pendant six ans, qu’un revenu fixe de 30 000 francs, j’aurai ce qu’il me faut.
JEAN.
Vraiment ?...
GEORGES.
Je n’ai pas besoin de 11 millions d’ici à demain matin. J’en ai 6 pour aller au plus pressé. En supposant que nos bénéfices suivent la progression actuelle, dans six ans vous m’aurez largement fourni 5 millions, grâce à l’excédent de vos dividendes que je retiendrai. Me l’abandonnez-vous ?...
JEAN.
Accordez-moi quelques jours de réflexion.
GEORGES.
Oui, pourvu que ce ne soit pas trop long.
Un domestique vient parler à l’oreille de Jean.
JEAN, au domestique.
Bon ! Qu’ils attendent !
Le domestique sort.
Ce sont deux ouvriers de vos forges.
GEORGES
Je devine lesquels... Je les ai aperçus vous applaudissant à tout rompre. Il y en a un que vous connaissez : Robert Charrier, frère de votre garde et de l’abbé. J’ai eu la sottise de le prendre pour contremaître et il est maintenant délégué ouvrier. Il a un bagout infernal, ce matin-là, et il exerce une influence déplorable sur le personnel. Ils avaient demandé un congé pour venir se renseigner sur les idées d’un de leurs patrons. Je ne pouvais pas refuser.
JEAN.
À votre grand regret.
GEORGES.
Écoutez, mon cher, je produis par jour mille tonnes de fonte, et, après les avoir fabriquées, il faut les vendre. Vendues ou non, je paye par semaine 400 000 francs de salaires à des milliers d’affamés qui s’imaginent qu’on leur doit le double. Tout cela me donne quelques préoccupations que je ne tiens pas à augmenter.
JEAN.
Que me veulent-ils ?
GEORGES, ironique.
Sans doute féliciter mon beau-frère d’avoir affirmé qu’ils sont indignement exploités et puis vous adresser une prière.
JEAN.
Laquelle ?
GEORGES.
Vous verrez bien !... Moi aussi, je veux vous en adresser une qui précédera la leur : Jean, venez à Miremont. Dans deux mois nous inaugurerons la nouvelle aciérie. Notre prospérité future dépend de la façon dont elle marchera. Ne restez pas à l’écart de la famille ce jour-là.
JEAN.
J’ai si peu de temps !...
GEORGES, souriant.
Je trouve bien celui d’écouter vos discours.
JEAN.
Je tâcherai !...
GEORGES.
Espérons que ce n’est pas un refus poli... Vous me donnerez la réponse définitive après avoir causé avec nos ouvriers. Je vous laisse avec eux.
Il sort.
Scène III
JEAN, ROBERT, JOURNET
JEAN, ouvrant la porte du fond, aux ouvriers.
Entrez, Messieurs.
Serrant la main de Robert.
Cela va toujours bien, Robert ?
ROBERT.
Pas mal, monsieur Jean.
Montrant Journet.
Reconnaissez-vous celui-là ? Vous ne le voyez pas non plus pour la première fois.
JOURNET.
J’étais là quand on a retiré l’homme.
JEAN.
Je me souviens.
ROBERT.
Aucun de ceux qui s’y trouvaient ne l’a oublié ! Chaque fois que nous lisons dans les journaux des articles sur M. de Miremont et les cercles d’ouvriers, nous disons : « Celui-là, au moins, est sincère... Il n’était pas plus haut que ma botte qu’il avait juré d’être notre ami... »
JOURNET.
Juré en pleurant, pauv’ gosse !...
JEAN.
Vous avez assisté à notre assemblée générale ?...
ROBERT.
Oui ! nous étions curieux d’apprendre comment un homme de bonne foi, qui a sa fortune placée dans l’industrie, s’y prend pour concilier la justice avec son intérêt.
JEAN.
Ma méthode a dû vous déplaire. Vous êtes collectivistes et je défends la propriété. Vous êtes irréligieux et j’appelle Dieu au secours de la société...
ROBERT.
Si on pouvait tout arranger à votre manière, ça serait, en effet, trop commode. Un papier n’a pas de cœur, disiez-vous. Est-ce qu’un papier a de la religion ? Mais nous savons que nos idées ne sont pas près de triompher, et alors mieux vaut prendre dans les vôtres ce qu’elles ont d’utile que de ne rien essayer.
JEAN.
Tout n’était donc pas à rejeter dans mon discours ?
ROBERT.
Oh ! monsieur Jean !... La preuve, c’est que nous venons vous proposer de répéter ce même discours, tel que nous l’avons entendu, à vos propres ouvriers. Car c’est très bien de soutenir ceux de Paris, mais n’oubliez pas qu’il y en a douze mille qui travaillent pour vous à Miremont. Racontez-leur également que la société est horriblement cruelle, que le travailleur est indignement exploité, que le capital abuse. Cela fera un rude effet que vous, le propriétaire, soyez forcé d’avouer ces choses, au milieu des usines qui vous ramassent tant d’argent. Votre beau-frère, qui est un grand industriel, mais un maître impitoyable, fera tout pour étouffer votre voix. Il aura raison au point de vue de vos intérêts, car il est impossible qu’elle n’obtienne pas une forte hausse de salaires. Donc, ce voyage vous coûtera cher, mais on sait bien que vous ne regardez pas à l’argent quand il s’agit de justice.
JEAN.
Mon beau-frère insistait, il y a cinq minutes, pour m’emmener à Miremont. Me voilà donc appelé par vous, réclamé par lui...
Souriant.
Ne trouvez-vous pas ma situation bien délicate ?
ROBERT.
Vous avez la confiance des deux camps. C’est ce qu’il faut pour être arbitre.
JOURNET, riant.
Il a réponse à tout !
ROBERT.
Nous sommes exaspérés !... S’il ne se produit pas de fameuses réformes, je prédis de la casse avant longtemps. En ce moment nous patientons. L’usine achève de grandes transformations. Nous serions les premiers punis si nous barrions la route au progrès. Mais, dès que la nouvelle aciérie marchera, on s’attend à une prospérité inouïe. Gare à M. Boussard si nous n’en profitons pas avec lui !...
JOURNET.
Peut-être qu’en venant, vous empêcherez de grands malheurs.
JEAN.
J’irai. Seulement je ne m’engage pas à répéter mot pour mot l’allocution que vous venez d’entendre. Je poursuis la vérité... Je m’accroche atout ce qui peut me guider vers elle... Chaque jour peut m’apporter une orientation nouvelle. Les idées que cet après midi j’exposais avec ferveur ont déjà évolué... je ne pense plus exactement ce que je proclamais il y a une heure !... Je parlerai suivant mes convictions : cela, je le promets...
ROBERT.
Nous vous écouterons toujours avec respect !...
Un silence.
Monsieur permet-il qu’en nous en allant nous donnions le bonjour à Mariette ?... On est amis, car on se rencontre tous les ans lorsqu’elle vient passer son mois de vacances chez mon frère le garde. Je l’ai aperçue de loin pendant la cérémonie. Je lui ai fait signe de nous attendre à la sortie, mais elle était si absorbée qu’elle ne remarquait rien.
JEAN, pressant un bouton de sonnerie.
Elle va venir...
Au valet qui se présente.
Dites à Mariette qu’on la demande ici.
Le valet sort.
ROBERT.
Elle ne sera pas fâchée d’entendre des nouvelles du pays.
JEAN.
C’est un bonheur que je partagerai avec elle, car je conserve un grand attachement pour le coin où je suis né.
Entre Mariette.
Scène IV
JEAN, ROBERT, JOURNET, MARIETTE
JEAN, montrant à Mariette les deux compagnons.
Regarde, Mariette !... Te voilà en pays de connaissance.
MARIETTE.
Robert !... Et vous, monsieur Journet !... Tout le monde va bien chez vous ?...
ROBERT.
Mais oui... Prosper m’a chargé de t’embrasser... Sa femme aussi.
Il attire Mariette à lui et l’embrasse sur les deux joues.
Une commission faite !
MARIETTE.
Est-ce que Prosper est toujours aussi enragé de son gibier ?...
ROBERT.
Il s’en occupe jour et nuit... On ne met pas les pieds dans la forêt sans le rencontrer... Partout où l’on va, il est là... Il est amoureux de ses bêtes !...
JOURNET.
Oui, c’est sa passion à c’t’homme !... Y s’est jamais couché sans avoir vu un cerf ou un sanglier dans sa journée.
ROBERT.
Seulement, une usine, c’est une volière à braconniers... On n’a qu’à lui parler de hauts fourneaux et de laminoirs pour qu’il étrangle de colère... La nouvelle aciérie, avec les 3 000 hommes qu’elle emploiera, lui tourne les cheveux au gris...
MARIETTE.
Pourvu qu’il ne se fasse pas tuer par un rôdeur, comme son père !... Et votre frère l’abbé, qu’est-ce qu’il devient ?
ROBERT.
Il a pris maman chez lui depuis que M. Boussard l’a fait nommer curé de Miremont. Il se donne un mal énorme pour nous convertir tous, et, ma foi, il ne perd pas trop ses peines.
Riant.
Il surveille ses paroissiens comme Prosper garde son gibier.
MARIETTE.
Qu’est-ce qui vous amène à Paris ?...
JOURNET.
On est venu entendre prêcher le patron.
MARIETTE, riant.
N’est-ce pas qu’il prêche bien ?
ROBERT.
Épatamment !...
MARIETTE, à Robert.
Au moins, vous a-t-il converti, mauvaise tête ?
ROBERT, riant.
Ne parlons pas de ça !... Mais nous partons bien contents, vous entendez. Monsieur, et vous savez pourquoi.
JEAN
Oui... je tiendrai ma promesse. Annoncez à vos amis ma prochaine visite...
Il serre la main des deux hommes.
ROBERT
Au revoir, Mariette !
Poignées de mains.
MARIETTE.
Bien des choses là-bas !...
Robert et Journet sortent.
Scène V
JEAN, MARIETTE
MARIETTE, joignant les mains.
Oh ! c’était beau, beau, beau !... Si vous saviez à quel point j’étais émue !... À la sortie, je me heurtais contre les passants... Je ne voyais plus devant moi.
JEAN, ironique.
Tu as bien applaudi, j’espère ?... Tu as crié bravo ?...
MARIETTE.
De toutes mes forces !...
JEAN.
À l’avenir, épargne-moi tes démonstrations. Je n’en veux pas.
MARIETTE, souriant.
Vous ne voulez pas être applaudi ?... C’est nouveau !...
JEAN.
Lorsqu’on me fait un succès, que tu y contribues toi !... Non, mille fois non !...
MARIETTE.
Pourquoi refuser de moi, qui vous dois tout, ce que vous acceptez si volontiers des autres ?
JEAN.
C’est mon affaire !... Mes conférences ne sont pas pour toi.
MARIETTE.
Vous avez été pour moi d’une bonté sans bornes, et lorsque devant des milliers de personnes vous expliquez les raisons que l’on a d’être bon, je serais seule exclue !... Cela m’intéresse pourtant de savoir comment vous comprenez la charité, moi qui vis de la vôtre. Vos discours me l’apprennent.
JEAN.
Comment je suis devenu ce que je suis ?... Je voudrais me le cacher à moi-même, ce n’est pas pour le crier sur les toits. D’ailleurs, tu ne seras plus exposée à la tentation d’aller m’entendre. Tu vas retourner à Miremont avec ma sœur. Je la prierai de s’occuper de toi. Ton avenir sera largement assuré.
MARIETTE.
Je m’arrange très bien avec la vieille Thérèse... elle a besoin de moi pour surveiller la maison... je vous ai déjà servi de secrétaire... Vous paraissiez si satisfait lorsque je vous aidais !... Il était convenu que j’habiterais chez vous jusqu’à mon mariage.
JEAN.
Justement, ton mariage, il est temps d’y penser !... Ma sœur est mieux à même que moi de découvrir ton futur mari parmi les jeunes ingénieurs des forges.
MARIETTE.
Elle aura beau le découvrir, je n’en voudrai jamais je le sais d’avance. Laissez-moi rester... Faites de moi une cuisinière, une laveuse de vaisselle, pourvu que je vive autour de vous. Je vous suis attachée par-dessus tout : je ne l’ai jamais mieux senti qu’aujourd’hui. Pendant votre discours, je me disais : « Lui dont la parole transporte cette foule, il parle souvent pour moi seule, lorsque nous causons en bons amis. J’occupe alors cette pensée qui remue le monde ! » J’en étais toute fière, et vous me renvoyez !... Non ! Non ! Ne faites pas cela !...
Elle fond en larmes.
JEAN.
Il le faut !
MARIETTE.
Oh ! que vous êtes sans pitié ! Il y a quelques mois, je voulais me faire religieuse ; j e m’offrais à Dieu avec la ferme volonté de m’acquitter envers vous qui m’avez tout donné au nom de Dieu... j’aurais servi vos œuvres, fait le catéchisme aux enfants de vos ouvriers... Mes mérites se seraient confondus avec les vôtres. Je n’ai pas eu la force d’aller jusqu’au bout... Il fallait vous quitter !...
JEAN.
Sans doute, il le fallait, si Dieu t’appelait !
MARIETTE.
En me donnant à Dieu, je me donnais à vous !
JEAN, faisant un pas vers elle.
Tu m’aimes ?... Dis-le !...
MARIETTE, avec passion, cherchant à lui baiser les mains.
Oui !... Oh ! Monsieur, oui !...
JEAN, la repoussant doucement.
Il m’est facile de me délivrer de ta reconnaissance qui est mon plus grand châtiment. On n’a jamais pris celui qui a tué ton père... C’est moi !...
MARIETTE.
Vous !
JEAN.
Tu m’as vu expiant mon criminel enfantillage au milieu des bravos et des fanfares. Tu as été grisée par l’encens qu’on me prodiguait aux frais de ton père, ma victime... Déteste-moi maintenant, c’est ton droit.
MARIETTE.
Mon père rentrait ivre tous les soirs ; il a battu ma mère tant qu’elle a vécu, puis il m’a battue quand elle a été morte. C’est vrai qu’il était mou père : j’en avais reçu un pauvre petit corps qu’il couvrait de bleus... Vous m’avez donné une âme. Je vous dois plus qu’à mon père. Et si vous pensiez que mon instinct filial m’éloignerait de vous, reconnaissez votre erreur.
JEAN.
Ton chagrin arrive dans un moment où je me tourmentais de ce que mes efforts pour aider le prochain tournent toujours à mon profit. Mes scrupules étaient d’autant plus vifs que les pauvres, loin d’être mes obligés, sont, grâce à la mort de ton père, mes créanciers. Parmi ces créanciers, le plus impérieux, n’est-ce pas la fille de celui que j’ai tué ?... S’il y a au monde une créature dont j’aie voulu sincèrement le bonheur, c’est toi !... Et je vois, grâce à moi, ton repos détruit !... Mais c’est fini ! Ma carrière de philanthrope est brisée !... Ma sœur se chargera d’acquitter ma dette envers toi. Tâche qu’elle n’ait pas trop de peine à y parvenir. Commence par prier beaucoup ! Tu obtiendras le courage d’abord, l’oubli bientôt après. Moi qui ai vécu seul, sans intimité, face à face avec un horrible souvenir, j’ai prié !... Dieu a été ma force et ma consolation. Je me sens à ses pieds protégé contre la tentation, garanti de toute faiblesse.
Un silence.
MARIETTE.
Il vaut mieux partir, je le comprends à présent. Adieu, Monsieur.
Elle sort.
ACTE III
Salle des catéchismes du presbytère de Miremont. À gauche, au premier plan, porte donnant accès à l’intérieur du presbytère. Au fond, du même côté, une chaire de maître d’école ; entre la porte et la chaire, un « Mois de Marie » qui consiste en une statue de la Sainte Vierge sur une colonne de bois peint en marbre. Au pied de la colonne, un jardinet composé de deux petits sapins, deux azalées fleuries, des bouquets de lilas et de muguets. Au-dessus de la chaire, un crucifix se détache en noir sur le mur blanchi à la chaux. De nombreux bancs, faisant face à la chaire, sont alignés dans la salle. À droite, porte d’entrée sur la rue. Au fond, deux fenêtres et une porte-fenêtre laissent voir le jardin du curé.
Scène première
L’ABBÉ, MARIETTE
L’abbé se promène à grands pas dans la salle en lisant son bréviaire. Mariette entre, venant de la rue. Elle porte deux bouquets, l’un très gros, de lilas blancs, l’autre, plus petit, de roses.
MARIETTE.
Vous m’avez fait appeler, monsieur le curé. J’ai pensé que les fleurs du mois de Marie se fanaient et que vous en vouliez de nouvelles...
L’ABBÉ, dans le ravissement, enlève à Mariette les roses et se délecte de leur odeur.
Oh ! des roses !... Déjà !... Mais, mais, mais !...
MARIETTE.
Ce sont les toutes premières... Aussi le bouquet n’est-il pas gros... C’est le jardinier du château qui me l’a donné.
L’ABBÉ.
Il donne les roses de M. Boussard !...
Souriant.
À cause de la bonne intention, appelons cela un pieux larcin...
MARIETTE.
Les roses font tort à mon lilas blanc.
L’ABBÉ.
Jamais de la vie !... Je l’admire !... Quels superbes panaches !...
MARIETTE.
On n’en voit pas encore dans les jardins du village. Mais le jardin de Prosper est si bien exposé !...
L’ABBÉ.
Vite, va demander à maman de l’eau pour y mettre tes fleurs. Ne perds pas de temps ; il faut ensuite que je te dise un mot.
Tout en parlant, il a choisi devant la Vierge des bouquets fanés, les a jetés par la fenêtre et a remis à Mariette les vases vides qu’elle emporte. L’abbé, resté seul, s’amuse à poser les nouveaux bouquets un milieu des anciens, pour juger de l’effet. Mariette revient avec les vases, qui sont aussitôt fleuris et placés.
C’est gentil, bien gentil, Mariette, d’avoir eu cette idée-là. En admettant que tout n’aille pas comme il serait à souhaiter, au moins tu gardes ta religion.
MARIETTE.
Vous avez un reproche à m’adresser ?...
L’ABBÉ.
Il paraît que tu ne passes pas un jour sans te montrer avec Robert.
MARIETTE.
J’aime beaucoup vos deux frères, monsieur le curé. Je demeure chez l’un ; pourquoi me serait-il défendu de fréquenter l’autre ?
L’ABBÉ.
Il est tout naturel que tu aies pris pension dans la maison de Prosper, qui est marié et t’a recueillie après la mort de ton père.
MARIETTE.
En ce temps-là, Robert, qui venait d’entrer dans l’usine, demeurait avec nous. Il était un peu dépaysé chez de si dociles serviteurs ; moi, la fille d’un va-nu-pieds, je n’étais guère plus à l’aise. Nous formions bande à part. Vous voyez, il s’agit d’une vieille amitié !
L’ABBÉ.
Conserve-la, mais qu’elle ne s’affiche pas. Robert a pris une déplorable attitude. À supposer que les ouvriers aient quelques sujets de plaintes, est-il admissible qu’un des nôtres se pose en adversaire d’une famille qui nous a comblés de bienfaits ?
MARIETTE.
Il ne peut pas y avoir d’ingratitude envers nos maîtres à parler comme eux. Vous entendrez M. Jean... Robert n’est pas plus violent.
L’ABBÉ.
M. Jean conclut autrement que Robert.
MARIETTE.
Robert n’est pas un saint. M. Jean voit tout en Dieu.
L’ABBÉ.
Dire cela, c’est proclamer lequel a raison.
MARIETTE.
Monsieur le curé, je suis pieuse et j’admire M. Jean de tout mon cœur. Je crois, tout de même, que Robert va mieux que lui jusqu’au bout de son idée. Il s’exprime moins bien, mais il aura le dernier mot. Le monde n’est pas une Église.
L’ABBÉ.
Te voilà socialiste maintenant !...
MARIETTE.
Oui, vraiment.
L’ABBÉ.
Je dînais avant-hier au château pour fêter l’arrivée de M. Jean. M. Boussard m’a grondé à propos de toi. Il t’a fait entrer, par un privilège unique, au bureau des études, où ta présence a produit une petite révolution parmi les dessinateurs, furieux de cette concurrence féminine. M. Boussard a tenu bon, et voilà ta façon de le récompenser !... M. Jean, qui écoutait, n’a pas caché sa surprise. Quant à M. Boussard, si tu continues à fréquenter ses ennemis, il écoutera les tiens qui réclament la suppression de ton emploi.
MARIETTE.
Qu’on me chasse donc !... car je passe définitivement à l’ennemi. Nous comptions garder le secret encore un peu de temps ; mais, devant cette menace, le silence devient une lâcheté... Je suis fiancée à Robert...
L’ABBÉ.
Toi, Mariette, épouser Robert !... Oh ! je ne sais pas si... non, en conscience, je ne dois pas me réjouir... J’ai peur que Robert ne t’éloigne de Dieu.
MARIETTE.
Je puis aussi bien le ramener à Dieu.
L’ABBÉ.
Le gros chagrin que tu as rapporté de Paris, et qui te faisait sangloter aux pieds de cette Vierge le soir de ton retour, c’est donc fini ?... Te voilà bien vite consolée !...
MARIETTE.
J’aimais quelqu’un, beaucoup trop bon, beaucoup trop haut pour moi. Il m’a fait sentir ma folie d’une façon qui m’a guérie. En même temps je retrouvais Robert, le grand camarade qui apprivoisait autrefois la petite mendiante recueillie chez Prosper. Notre ancienne intimité a repris tout de suite. Nous serons heureux ensemble.
L’ABBÉ.
Je l’espère !... Embrassons-nous, Mariette, puisque tu deviens ma sœur.
Il l’embrasse.
MARIETTE, riant.
On ne dirait pas que vous m’aviez appelée pour me gronder... Que je voudrais rencontrer Robert et lui raconter !... Il en serait tout joyeux... Au revoir !...
L’ABBÉ.
Reste donc !... M. Jean vient tout à l’heure faire une conférence aux ouvriers. Maman compte bien se cacher dans un coin et ne pas perdre un mot. Tu te mettras auprès d’elle.
MARIETTE.
Non. Je n’ai pas revu M. Jean depuis notre séparation, je préfère ne pas le rencontrer en public. Pour que vous ayez choisi ce local, il faut que vous n’attendiez pas une foule de gens ?
L’ABBÉ.
On a convoqué peu de monde : les délégués, quelques contremaîtres et des ouvriers choisis par eux. Si nous sommes contents de ce premier essai, nous organiserons une grande assemblée, à l’église, un dimanche soir. C’est ici que j’enseigne le catéchisme aux enfants, et aujourd’hui c’est moi qui vais m’asseoir à leur place et recevoir la leçon d’un maître.
On entend le bruit d’une voiture.
Tiens, déjà lui !...
MARIETTE.
Je me sauve par le jardin.
Elle sort. Presque aussitôt entrent Jean et Georges.
Scène II
L’ABBÉ, JEAN, GEORGES
L’ABBÉ, allant à Jean et lui prenant les mains.
Mon vœu le plus cher se réalise !... Une grande parole va retentir à Miremont pour la paix et le bonheur de tous !...
Se tournant vers Georges avec un cordial étonnement et lui serrant la main.
Comment ! vous, monsieur Boussard !...
GEORGES.
Rassurez-vous, monsieur le curé, je ne viens pas troubler la fête par ma présence. J’ai accompagné mon beau-frère en fumant un cigare après dîner, et je vais le laisser remplir sa mission, sans m’en mêler...
L’ABBÉ.
Tant pis !... Je poussais un cri de joie. Réunir le maître et les serviteurs dans cette chapelle consacrée à la Vierge, c’était le commencement du succès !
GEORGES.
Je tenais à vous annoncer moi-même que cet après midi nous avons inauguré la nouvelle aciérie. Succès complet, dépassant notre attente !
L’ABBÉ.
Oh ! tant mieux !... Voilà une grosse préoccupation de moins pour vous, et du travail pour vos ouvriers.
GEORGES.
Je l’avoue, ce soir je respire plus à l’aise !... Nos minerais sont très abondants, mais empoisonnés de phosphore. Jusqu’à ce jour, le métal qu’on en tirait était impropre à la fabrication de l’acier, qui est décidément préféré au fer dans presque tous ses emplois. Nous étions menacés de ne plus placer avantageusement notre énorme production. À présent, je réponds de l’avenir. Bonsoir, monsieur le curé ; je rentre et vous voyez un homme qui se couchera de bonne heure. Depuis des semaines, je ne dormais plus.
JEAN.
Un instant, Georges.
L’ABBÉ, à Jean.
C’est cela. Insistez avec moi. Il faut que M. Boussard assiste à la conférence.
JEAN.
Non, Il ne faut pas !... Certaines choses que je dirai perdraient de leur force s’il était là pour les entendre. Mais, avant qu’il s’en aille, je vais lui proposer une affaire...
GEORGES.
Ici ?... Tout de suite ?...
JEAN.
J’ai hésité jusqu’au dernier moment. Il s’agit d’un projet conçu à la hâte et que je vais vous exposer sommairement. J’ai besoin de savoir si vous le jugerez exécutable avant l’arrivée de nos ouvriers.
GEORGES.
Vous leur en parlerez donc ?
JEAN.
C’est possible... Je suis très troublé de paraître devant eux.
GEORGES.
Allons donc !... Vous ?...
JEAN.
Ce ne sont pas des travailleurs quelconques. Ce sont les miens, et, de leur côté, ils proclament que je leur appartiens... Monsieur l’abbé, qui a été mon directeur, doit entrevoir le drame qui se joue dans ma conscience.
L’ABBÉ, lui serrant la main.
Mon ami !
JEAN.
Et c’est aussi une raison pour que je désire m’expliquer devant lui.
GEORGES, souriant.
Je suis curieux de vous entendre combiner une affaire.
JEAN.
Vous avez l’intention d’acheter, au profit de notre Société, une houillère, et, pour me mettre à même d’en payer ma part, vous offrez de ne me verser, pendant un certain nombre d’années, qu’une rente de 30 000 francs, le reste de mes dividendes servant à constituer l’apport que j’ai à fournir.
GEORGES.
Très exact... Acceptez-vous ?...
JEAN.
En principe, oui... Seulement, je désire qu’un partage ait lieu entre nous. Les forges deviendront votre propriété exclusive ; par contre, la houillère m’appartiendra. Je la recevrai en échange de ma part dans les forges, et en me privant de revenus aussi longtemps qu’il faudra pour payer la différence... Si cela ne suffit pas, vous me viendrez eu aide et serez mon commanditaire dans le charbonnage, comme je suis en ce moment le vôtre dans l’usine. Je compte également sur votre expérience et vos conseils pour me diriger pendant mon apprentissage de grand industriel. Que pensez-vous de mon idée ?
GEORGES.
Elle est loin de me déplaire et je me charge de lui donner une forme pratique. Le point délicat, c’est l’évaluation de votre part dans les forges. Notre affaire n’étant pas cotée en Bourse, nous aurons à débattre sa valeur marchande.
JEAN.
Nous avons un renseignement précis, sachant quel a été mon revenu moyen depuis dix ans.
GEORGES, riant.
Honnêtement, je vous préviens que vous faites fausse route en offrant de traiter au taux de vos revenus passés... Ce soir, surtout !...
JEAN.
Pourquoi ce soir plutôt qu’hier ?...
GEORGES.
Parce que ce soir nous fabriquons de l’acier... Hier on trouvait moyen de gagner beaucoup en produisant un métal de qualité médiocre... Que gagnerons-nous demain... dans deux ans... dans dix ans ?... Ce sera formidable !...
À l’abbé.
Ceci entre nous, bien entendu. Je réclame le secret de la confession...
L’abbé s’incline en souriant.
Quant à fixer un chiffre, je défie qui que ce soit de le faire... Vous voyez, Jean, la liquidation de votre part n’est pas une opération facile.
JEAN.
Acceptez le principe... Plus tard, nous réglerons les détails... Vous me rendrez un grand service en vous décidant avant l’arrivée de ceux que nous attendons. Je v ais leur parler en homme responsable de son bien ; jusqu’à présent je ne l’étais pas, puisque ma fortune dépendait de vos décisions.
GEORGES.
Tenez, Jean, j’ai un gros plaisir à racheter votre part. Depuis la mort de votre père et du mien, il n’y a que vous et moi qui soyons intéressés dans l’entreprise. Je vais donc en devenir seul maître !...
JEAN, souriant.
Je ne nous gênais pas beaucoup...
GEORGES.
Hem !... Vous êtes un associé plutôt compromettant... Et puis, quand on a créé une chose, qu’elle est sortie pièce par pièce de votre cerveau, on n’aime pas à penser que d’autres ont des droits sur elle... C’est bête, mais...
JEAN.
C’est un sentiment si juste et naturel que, depuis mon arrivée, je l’éprouve pour vous... Pendant que vous me faisiez visiter les me veilles accumulées par votre génie, j’étais confus de penser que j’allais élever des prétentions sur votre œuvre. N’ayez aucun scrupule à fixer vous-même ce qui doit me revenir. Je me trouverai toujours trop payé pour n’avoir rien fait. J’ai seulement une prière à vous adresser : je voudrais rester propriétaire de la forêt du Seigneur... Vous m’avez dit qu’elle ne contient pas de minerais, elle est en dehors de vos travaux et sauvage comme autrefois... Rendez-la-moi !...
GEORGES.
C’est bien facile. Mais qu’en voulez-vous faire ?... Ce sont des côtes rocheuses, très pittoresques, mais sans valeur aucune.
JEAN.
Mon enfance entière s’y promène encore !...
GEORGES, souriant.
Je comprends : elle est à vous, comme l’usine est à moi...
JEAN.
Oui... Aimer une chose, c’est, en quelque façon, la créer...
On entend de nombreuses voix d’hommes dans le jardin.
Sont-ce déjà eux ?...
L’ABBÉ, allant à la fenêtre.
Les voici tous !...
Sans se méfier, Jean l’a suivi jusqu’à la fenêtre ; des bravos, des acclamations l’accueillent.
JEAN, reculant vivement.
Cela me poursuit partout !...
L’ABBÉ, riant.
Si vous ne voulez pas être applaudi, prenez un train qui vous emporte loin de Miremont, où vous risquez fort d’être porté en triomphe.
JEAN.
Qui sait ?... Pourquoi n’entrent-ils pas ?...
L’ABBÉ.
Votre cocher, qui attend à la porte, leur aura dit que M. Boussard est chez moi. Comme les rapports sont tendus entre les délégués et la direction, ils prennent l’air au jardin pour éviter une rencontre.
GEORGES.
Allons, Jean, tâchez d’être éloquent ; vous détournerez peut-être les difficultés qui nous menacent... Notre succès va stimuler leurs exigences et je ne suis pas d’humeur à les subir... Monsieur le curé, au revoir... Je leur cède la place.
L’ABBÉ, le reconduisant.
Vous verrez, tout ira bien !... Vous assisterez à la prochaine conférence.
GEORGES, ironique.
Attendons d’abord celle-ci...
Il sort.
Scène III
L’ABBÉ, JEAN
L’ABBÉ, revenant à Jean.
Qu’avez-vous fait ?... Cela donnait tant d’autorité à votre parole d’être un des propriétaires de l’usine !... Pourquoi y renoncer ?... Je vous ai trouvé si préoccupé pendant le dîner d’avant-hier... Et depuis, pas moyen de vous rencontrer !... Vous étiez tout le temps à inspecter les forges avec votre beau-frère... Ce n’est pas l’heure de vous interroger, mais je suis en peine de ce qui se passe dans votre âme...
JEAN.
Rassurez-vous. Loin d’être à plaindre, je me promets la joie de conquérir l’indépendance.
L’ABBÉ.
Vous ne vous apparteniez donc pas ?...
JEAN.
Non. Ma présence ici le prouve. Mon beau-frère désirait me montrer son usine, ma sœur me reprochait de négliger ses enfants, tous deux me suppliaient de venir à Miremont. J’hésitais !... Ces hommes ont ordonné, et me voici leur prisonnier.
L’ABBÉ.
Je ne vois peser sur vous qu’une seule autorité et qui est sublime !... Vous êtes au service d’une grande idée !...
JEAN.
Son esclave !... Par bonheur, une autre idée va m’affranchir !...
L’ABBÉ.
Je ne comprends pas, mon enfant !...
JEAN, montrant la fenêtre par laquelle on entend causer les ouvriers.
Faites-les venir, vous comprendrez !
L’ABBÉ, soupirant.
Allons, soit !...
De la fenêtre il s’adresse aux ouvriers.
Messieurs, nous vous attendons.
Au dehors, joyeux tumulte et aussitôt, par la porte du jardin, entrent Robert et Journet, suivis d’une soixantaine d’hommes, les uns endimanchés, les plus nombreux en costume de travail, la peau noire de houille ou tachée d’ocre par le minerai. En même temps, l’abbé allume des lampes suspendues au plafond par des fils de fer.
Scène IV
L’ABBÉ, JEAN, ROBERT, JOURNET, MADELEINE, OUVRIERS
ROBERT, serrant la main de Jean.
Monsieur, depuis la plate-forme des hauts fourneaux jusqu’à trois cents mètres sous terre, on est dans la jubilation depuis qu’on vous sait arrivé.
JOURNET, se présentant à son tour devant Jean.
Cette fois, y a du bon ! C’lui qui travaille avec nous, c’est plus un d’ces farceurs de Paris qui viennent tout brouiller et puis qui nous laissent dans l’pétrin. C’que vous dites, on peut l’croire, puisque vous avez l’pouvoir de l’faire.
L’ABBÉ, poussant les ouvriers sur les bancs.
Messieurs, si vous voulez vous asseoir...
ROBERT, jovial, à l’abbé, pendant que les ouvriers s’installent.
Pourquoi n’as-tu pas mobilisé ton suisse pour nous placer ?
Quelques gros rires accueillent cette plaisanterie.
UN JEUNE OUVRIER, en passant près de l’abbé.
Aujourd’hui, monsieur le curé, vous ne pourrez pas m’mettre à genoux dans ce coin-là comme quand je venais au catéchisme.
L’ABBÉ, le menaçant du doigt.
Prends garde, Amédée ! Si M. Jean avait la fantaisie de te faire réciter tes actes de foi, d’espérance et de charité, et que tu ne les saches pas mieux qu’autrefois, le coin est toujours là.
De nouveau, quelques rires complaisants. Les ouvriers se dispersent sur les bancs et s’assoient, tournant le dos au public.
L’ABBÉ, ouvrant la porte qui communique avec l’intérieur du presbytère.
Venez donc, maman !... On va commencer sans vous !...
Madeleine apparaît, toute vieille et cassée, appuyée sur un bâton, et s’avance péniblement vers Jean.
JEAN.
Eh ! Madeleine !...
Il lui tend la joue.
Allons ! comme quand j’étais petit !...
Elle l’embrasse. Cela produit une excellente impression.
UN OUVRIER, à mi-voix, se parlant à lui-même.
On disait bien qu’il n’était pas fier, mais si peu que ça, je n’aurais pas cru !...
MADELEINE.
Comment ! vous vous souvenez de moi !... Je suis bien changée, n’est-ce pas ?... Un peu moins qu’not’ pauv’ ! Miremont pourtant !...
JEAN.
Vous demeurez ici maintenant ?
MADELEINE, souriant.
Oui... Bonne de curé pour finir !...
ROBERT, de sa place, au troisième banc.
Maman, combien de messes par mois pour vos gages ?
Tonnerre de gros rires. Madeleine, éperdue, va se blottir sur le dernier banc.
L’ABBÉ, resté avec Jean aux environs du Mois de Marie, promène sur l’assistance un regard satisfait.
Ah ! ah ! il y a là-dedans des figures que je n’aperçois pas souvent devant moi quand je prêche.
À Jean.
Ces païens-là seraient capables de ne plus venir si je laissais ma soutane trop en vue. Je vais la cacher.
Il va s’asseoir près de sa mère, accompagné d’un grognement approbateur.
JEAN, maintenant seul en face de l’assemblée, s’adosse à la chaire et parle debout, objet d’une attention passionnée.
Messieurs, j’étais presque enfant lorsque, devant le cadavre mutilé de l’un des vôtres, j’ai prononcé un serment : des hommes meurent pour nous, je veux rue dévouer à eux. Ces mots, vos envoyés me les ont rappelés, et me voici.
Mais, en promettant de venir, j’ai formellement déclaré que je ne m’engageais pas à répéter mes conférences de Paris. Est-ce vrai, Robert ?...
ROBERT.
Parfaitement !
JEAN.
Si je me réservais de choisir le sujet de cet entretien, c’est que, sans en avoir conscience, je laissais évoluer mes idées dans une direction nouvelle. Aujourd’hui, mon esprit est rempli d’une clarté qui ne faisait alors que poindre, et je suis à même de m’expliquer avec une absolue franchise. Ce que je dirai ne répondra guère à vos espérances. Si mes paroles vous semblent cruelles, sachez bien que, moi-même, j’ai beaucoup souffert avant de les penser.
Il y a trois mois, lors de mon entrevue avec vos envoyés, je traversais une époque singulièrement troublée de ma vie. Je constatais que peu à peu les devoirs que j’avais acceptés envers les cercles d’ouvriers devenaient un fardeau trop lourd pour mes épaules. Certes, je n’entends pas faire ici le procès de l’œuvre admirable qui, pendant des années, a été ma consolation. Ce n’est pas en elle que je n’ai plus foi, c’est en moi-même. Mon âme est pleine de sentiments qui ne devraient pas exister chez un serviteur des pauvres. Il faut me rendre à l’évidence : je n’ai pas la vocation de ramener la multitude à Dieu.
L’ayant constaté, je n’en poursuivais pas moins ma mission auprès des ouvriers. C’est qu’entre eux et moi il existe un pacte : ce n’est pas mon argent que j’ai promis de leur livrer, c’est ma personne, et je tenais parole, quoi qu’il m’en coûtât... Au moment où je me débattais dans cette captivité morale, une idée nouvelle me fut suggérée... Idée que voici : on a tout autant de chances d’être utile à l’humanité en travaillant pour soi-même qu’en travaillant pour le prochain. Si vous n’êtes pas dévoué par instinct, ne vous torturez pas à l’être par devoir. L’égoïsme qui produit est, pour la multitude laborieuse, ce que la charité qui donne est pour le pauvre : une source de bienfaits.
Vive émotion. Chuchotements.
Cette maxime vous étonne. Messieurs ; moi, elle m’indigna lorsqu’elle me fut révélée. Pourtant, à la réflexion, je ne tardai pas à m’apercevoir qu’elle était plus réconfortante que cruelle, puisqu’elle m’enseignait un nouveau moyen de vous secourir... Alors, jugez avec quelle passion je me mis à l’étudier. Si elle était vraie, j’étais dispensé de mon apostolat, à condition d’être un acharné travailleur. La question était de savoir si, oui ou non, je me trouvais en présence d’une vérité.
Pour m’en assurer, je n’ai eu qu’à rentrer en moi-même. Que suis-je ?... Un homme encore jeune, déjà célèbre, partout adulé, fêté, content de l’être. À qui dois-je cette situation ?... À vous. Messieurs, aux ouvriers, à tous ceux auxquels je me suis consacré. Oui, j’ai prospéré grâce à mes protégés, et, à supposer que je leur aie fait quelque bien, j’accapare le plus clair du profit. En cela suis-je coupable ?... Ma conscience répond : non ; car je suis rempli des intentions les plus droites et je payerai de mon sang la moindre amélioration du sort des pauvres.
Alors, j’ai regardé dans mon pays. Je n’y suis pas seul à m’occuper des classes laborieuses. Il y a des politiciens, des littérateurs, des prêtres, de simples ouvriers même, comme vous, Robert, qui se font les porte-voix des haines et des douleurs de la foule. Toujours je constate ceci : tous ces bienfaiteurs montent, tous ils avancent plus vite et mieux que leurs frères. Sortis du rang, ils planent sur les têtes.
C’est donc une loi générale : Impossible d’aider le prochain sans le dépasser. D’où cette conclusion, d’apparence paradoxale et au fond très logique : la bienfaisance est une des formes les plus intelligentes de l’égoïsme. Voilà, du coup, l’égoïsme à demi réhabilité et, avant de me confier à lui sans scrupules, je n’avais plus qu’à vérifier si le meilleur moyen de rendre service au peuple n’était pas de travailler pour soi-même... Je n’ai eu qu’à venir ici pour le constater.
Exclamations.
Ah ! laissez-moi parler, Messieurs, vous n’arrêterez pas le cri qui m’échappe !... Depuis trois jours je suis à Miremont dans le trouble et l’émotion. J’ai vu de terrifiantes machines, traversé des nuées de vapeurs, pénétré à des lieues sous terre. Ce qui m’a le plus frappé, le voici : chaque fournaise, chaque outil avait son histoire. Continuellement, celui qui m’accompagnait me disait : j’avais projeté ceci ; lors de la mise en feu il s’est produit cela et j’ai été forcé de recourir à tel ou tel moyen. Il me faisait pénétrer dans cette galerie, dix fois plus vaste que n’importe quelle cathédrale, où se laminent les blocs d’acier. On n’apercevait pas un être vivant, mais d’énormes lingots d’acier incandescent se promenaient dans les airs, soutenus et dirigés par une force mystérieuse, et allaient d’eux-mêmes se placer sous les rouleaux qui, en les comprimant comme une cire molle, les allongeaient sous forme de poutrelles ou les aplatissaient en larges feuilles de tôle. Rien n’était plus impressionnant que de voir s’accomplir ce travail gigantesque dans l’atelier désert, qui semblait l’antre d’un tout-puissant magicien. Le sorcier était à mes côtés. Pour m’expliquer le miracle, il me montrait, accrochés dans les cintres, cinq ou six gamins assis devant des claviers électriques dont ils effleuraient les touches, et, au simple contact de leurs doigts légers, un lingot monstre, tout dégouttant d’une sueur de lave, glissait rapidement vers l’endroit désigné par le maître, et s’y faisait broyer. Si je sortais des centres de fabrication pour suivre mon compagnon dans les bureaux, les écoles, les infirmeries, les cantines, je reconnaissais partout l’empreinte de son génie. Pas un détail ne lui échappe. Préoccupations, responsabilités, tout vient fondre sur lui et il suffit à tout. Son activité s’étend jusqu’au-delà des mers, elle n’a d’autres limites que celles du monde civilisé. Certes, en parcourant vos ateliers, j’ai vu des milliers de travailleurs haleter sur des coulées de métal, s’acharner contre des blocs de minerai, ramper sous la panse huileuse des machines : eh bien ! toutes ces haleines gémissantes, ces regards sans joie, ces peaux noires, ne m’ont pas donné l’idée d’un labeur aussi âpre, aussi désespéré que celui de votre chef ! Son effort résume les vôtres, et, devant l’immensité de sa conception, avant tout, j’admire.
Vive sensation.
Cette admiration-là, voyez-vous, ne sera pas stérile. Elle marque une heure décisive de mon existence. En voyant vivre un peuple par le cerveau d’un homme, j’ai compris tout ce qu’il peut y avoir de générosité réelle dans l’effort en apparence le moins désintéressé. Messieurs, aujourd’hui, pour la dernière fois, je m’adresse publiquement aux ouvriers. Les mots que je prononçais devant eux n’étaient pas miens. Ils appartenaient à l’Église. Ils sont de toute beauté, et, alors qu’ils expirent sur mes lèvres, je les recommande à votre respect. Désormais, je n’emprunterai les mots de personne. Je serai Moi. Je le serai surtout par l’action. Au lieu d’aider les gens à espérer, je les ferai vivre...
ROBERT.
Qu’est-ce que la vie sans espérance ?... Nous en avions une... Nous comptions qu’un seul des beaux discours où vous maudissiez la férocité du capital, prononcé ici même, suffirait pour balayer bien des abus. Vous nous le refusez, c’est un malheur !... Alors je demande autre chose. Jusqu’à présent M. Boussard vous a guidé dans l’usine, permettez qu’à notre tour nous vous fassions les honneurs du bagne. Nous nous fions à votre bonne foi pour crier d’indignation avec autant d’ardeur que vous avez crié d’admiration.
JEAN.
Pas de malentendu !... Vous voulez m’enrôler contre votre maître, précisément à l’heure où je me reproche d’avoir trop vivement combattu la toute puissance des maîtres, c’est-à-dire l’individualisme à outrance qui dérive de l’esprit moderne. À présent, je m’aperçois que l’individualisme rachète sa dureté par les services qu’il rend. Ce n’est pas la foule qui crée, c’est un homme à lui seul plus énergique et plus intelligent que l’ensemble des autres.
ROBERT, ironique.
Celui-là même que vous appeliez exploiteur !
JEAN, souriant.
Prenez-y garde, Robert, mon confrère en éloquence : on nous appelle roublards, nous, les faiseurs de discours. Si M. Boussard est un exploiteur, vous et moi méritons le même titre. Mais nous ne sommes exploiteurs ni les uns ni les autres. Chaque fois que l’humanité avance d’une ligne, c’est qu’un isolé éclaire sa route ; si nous le rencontrons, laissons-lui la voie libre. Je serais votre plus dangereux ennemi si j’allais troubler votre chef dans l’accomplissement de son œuvre. C’est ce que je ne ferai certainement pas !...
ROBERT.
Vous le ferez, car vous êtes honnête homme. Admettez un instant que nous soyons lésés, ne fût-ce que d’un liard. Prendrez-vous ce qui vous revient de ce liard ?
JEAN, avec fermeté.
Je ne suis plus propriétaire ici. J’ai cédé à mon beau-frère ma part des forges.
Grand silence.
UNE VOIX.
Ponce Pilate !
JEAN, se redressant sous l’insulte.
Celui dont vous me jetez le nom est à jamais odieux pour avoir lâchement fui la responsabilité. Moi, au contraire, je vais bravement à elle. Ma fortune, entre les mains de M. Boussard, c’est une puissance qui m’appartient et dont je n’ai pas le droit d’user. Que j’intervienne en votre faveur, mon beau-frère objectera que je n’ai pas un mot à dire, pourvu qu’il serve mes dividendes, et voilà ce que Ponce Pilate s’empresserait de vous déclarer en affectant de vous plaindre bien haut. J’agis tout autrement.
VOIX NOMBREUSES.
Ah ! Ah !... Oui, comment ?... Nous allons voir !
JEAN.
Je donne un million à la caisse de retraite des ouvriers de Miremont, à vous, par conséquent, mes amis. Je l’offre en réparation de...
Il s’arrête avec anxiété. Baissant la voix.
C’est un souvenir !... Acceptez-le...
Applaudissements mêlés de chuts.
JOURNET.
Monsieur Jean, une pareille générosité fait plaisir !... Mais si c’est une espèce de pourboire que vous laissez et puis qu’ensuite vous nous tourniez le dos !... Non !...
ROBERT.
Vous donnez un million... Merci !... Le reste ne nous regarde pas !...
JEAN.
Tout vous regarde dans ma vie !... Je vous l’ai livrée par un serment.
ROBERT.
À quoi emploierez-vous vos autres millions ?
JEAN.
Je les ferai valoir sous ma responsabilité...
ROBERT, vivement.
En achetant de la rente !...
JEAN.
En fondant moi-même une industrie. Je ne saurais trouver un meilleur moyen de rester fidèle à ma parole.
ROBERT.
Et de gagner des monceaux d’or !...
JEAN.
Ah ! si vous saviez le peu dont j’ai besoin et ce que je fais de mon or !... Ne comprenez-vous pas qu’un homme puisse goûter un des plus nobles plaisirs qui soient à multiplier sa propre vie par des milliers de vies humaines, à faire de sa pensée une atmosphère où tout un peuple respire l’énergie ? C’est presque une jouissance dérobée à Dieu ! Je n’en connais pas de plus légitime et de plus bienfaisante.
Violents murmures.
JOURNET.
Monsieur, je crois que vous avez de bonnes raisons, puisque vous le dites. Seulement, le diable m’emporte si je les devine !... Les camarades non plus ne comprennent pas. Prétendre que vous serez le bienfaiteur de ceux qui vous regarderont gagner des tas d’or, celle-là, tout de même, je la trouve un peu raide !...
ROBERT, à Journet.
Je vais te l’expliquer, moi !... Il y a des porcs si gras que les rats leur grignotent le lard sur le dos sans même les chatouiller !... Le porc, à force d’être bien nourri, est devenu l’ami du rat. Si c’est là votre idéal de bienfaisance, monsieur Jean, vous êtes un des plus beaux farceurs que l’ouvrier ait jamais vus, et il en a vu !...
Ricanements.
JEAN.
Le porc s’engraisse en avalant une pâtée que son maître verse dans l’auge. Il ne la conquiert pas. Il est moins intelligent et moins audacieux que les rats. Vous ne pouviez pas choisir une comparaison plus fausse. En voulez-vous une autre ?... Lorsque au fond du désert le lion annonce par ses rugissements qu’il se met en chasse, les chacals accourent en masse pour dévorer les restes de son carnage. Trop faibles pour attaquer le buffle, trop lents pour atteindre les gazelles, tout leur espoir est dans la griffe du roi. Dans sa griffe, entendez-vous ! Au crépuscule, il quitte son repaire et cherche sa proie. La voici !... Alors les bonds prodigieux, la lutte furieuse, les mortelles étreintes, puis le festin royal sous le regard respectueux des chacals. Lorsque le lion a le ventre plein, les chacals dînent. Croyez-vous que ceux-ci seraient mieux nourris si le lion partageait sa proie en autant de morceaux que de convives et s’en réservait un maigre quartier ? Pas du tout !... Ce lion doucereux ne serait plus un lion, à peine un caniche d’aveugle !... Je le vois s’arrêtant d’égorger au premier cri d’angoisse et léchant les plaies de sa victime. Parlez-moi d’un animal féroce, ardent à la curée, ne rêvant que meurtre et boucherie. Celui-là, quand il rugit, les chacals se passent la langue sur les lèvres... Le superflu du lion cruel est plus abondant que les prodigalités du lion généreux.
Comprenez-vous maintenant ? Il y a une différence entre la pâtée qu’on apporte et le buffle qu’on étrangle, entre un porc à l’engrais et un lion à la chasse, entre l’oisif qui digère et l’industriel qui fait jaillir des sources nourricières dont le travailleur absorbe le trop-plein...
Un ouvrier, bâti en hercule, à physionomie bestiale, bondit jusqu’à Jean, et, tantôt lui parlant visage contre visage, tantôt tourné vers rassemblée, déblatère avec furie.
LE GÉANT.
Tu ne t’embêtes pas, toi !... Nous faire manger tes restes !... Compagnons, venez-vous, au lieu d’écouter ce traître ?...
LES OUVRIERS, en tumulte.
Traître !... Vache !... Trottons-nous !... On y va !...
ROBERT, impérieusement.
Restez !... M. Jean n’est pas un traître !... Il s’expliquera !...
LE GÉANT.
Si t’es pas content avec ce qu’il a dit !... À moi, les chacals, chez le lion !...
Il fonce au dehors, suivi des plus exaltés. Robert barre le chemin aux autres et parvient à les contenir.
ROBERT.
Camarades, voyons ! On ne s’en va pas comme ça !...
L’ABBÉ, se joignant à Robert.
Il vous donne un million !... Accordez-lui un instant d’attention !...
JOURNET.
C’est bien le moins !...
Les ouvriers s’apaisent ; plusieurs rentrent dans les bancs, mais aucun ne s’assoit. On les devine prêts au départ. Robert, l’abbé et Jean restent groupés devant la chaire.
ROBERT.
Mauvaise affaire, monsieur Jean !... Ceux qui partent vont semer la fureur dans l’usine.
L’ABBÉ.
Et pourquoi ?... Pour un accès de vivacité !... C’est toi, Robert, qui, avec ta comparaison de porc à l’engrais, qui n’était pas juste, as provoqué celle du lion...
ROBERT.
Qui ne vaut pas mieux !...
À Jean.
Assimiler l’ouvrier dont le labeur fait la fortune du patron au chacal qui se gave d’une charogne dédaignée par le lion, c’est un peu fort !... Les chacals n’aident pas le lion à terrasser sa proie, tandis que la richesse du maître est l’ouvrage de nos mains.
JEAN.
Hier, après une longue promenade dans la forêt, je me reposais auprès d’une source qui rafraîchit un vallon que l’industrie a épargné. Une femme accablée sous le poids d’une charge de bois mort est venue boire. Après s’être désaltérée, me prenant à témoin de son contentement, elle s’est écriée : « Oh ! la bonne eau, monsieur Jean !... Je suis sûre qu’à Paris une fontaine pareille vaudrait de l’or !... » Elle avait raison... Une source épanchant ses eaux glacées au cœur de Paris représenterait une fortune qui, entendez-vous bien ? ne devrait rien au travail. Autre exemple : si, chaque matin, vous ne réclamiez pas une tasse de café, la baie du caféier n’aurait pas plus de valeur que celle de l’églantier. Votre gourmandise enrichit les colons qui cultivent la graine parfumée, les armateurs qui la transportent au delà des mers, les commerçants qui la détaillent à vos ménagères. J’en conclus qu’un objet doit son prix au grand nombre de personnes qui le convoitent. La richesse naît du désir !...
ROBERT.
Camarades, lorsque, traquées par la misère, vos filles descendent sur le trottoir, elles y exploitent le désir, qui, en effet, paye mieux que l’atelier !...
L’ABBÉ.
Je m’explique pourquoi Jésus maudissait les riches !
JEAN, à l’abbé.
Il ne s’agit pas de savoir s’il y a de l’argent bien ou mal gagné, mais de répondre à cette question : d’où sort la richesse ? Vous prétendez que c’est des mains de l’ouvrier. Moi, je soutiens qu’avec ses appétits l’ouvrier produit plus de richesses qu’avec ses bras.
Rumeurs.
ROBERT.
Vous admettez donc que nos bras en produisent ?
JEAN.
Oui. Votre activité est un des éléments de ma fortune, mais il est loin d’être le seul, il n’est même pas le principal, comme je le croyais moi-même lorsque j’encourageais aveuglément vos exigences.
ROBERT.
Ne discutons pas sur le plus ou moins de valeur du travail. En reconnaissant qu’il aide à vous enrichir, vous désavouez l’injuste comparaison de l’ouvrier avec le chacal. À mon tour, je vais vous faire une concession si grande que mes amis s’en inquiéteront. J’admets que tous, patrons et ouvriers, nous sommes les serviteurs du désir : il est le dispensateur des richesses, le bienfaiteur suprême... Le devoir de ceux qui, comme vous, ont juré d’améliorer le sort des hommes, est donc de favoriser le désir... Eh bien, je vais vous en indiquer le moyen. Payez très cher vos travailleurs. Mettez de l’argent plein leurs poches, et vous assisterez à une formidable éclosion de désirs...
JEAN.
Vous pensez donc que l’aisance multiplie les besoins ?
ROBERT.
Est-ce que cela se demande ?... L’ambition du mendiant ne va pas au delà du morceau de pain qui calmera sa faim ; et si vous saviez quels souhaits exigus entendent nos misérables taudis, vous souririez de pitié au souvenir des rêves grandioses qui visitent vos somptueux appartements !...
JEAN.
Depuis des mois je ne fais plus qu’un rêve : passer de la parole à l’action, et, après avoir défini les devoirs du patron chrétien, en être un à mon tour.
ROBERT.
Vous êtes sincère, j’en suis convaincu. Mais nous allons partir... Les ouvriers de Miremont vous diront adieu. Ce sera la rupture définitive... Alors épiez bien ce qui se passera dans votre âme... Vous découvrirez que votre plus beau rêve était de vous débarrasser de nous.
VOIX NOMBREUSES.
Oui ! Oui ! Adieu !...
Deux ou trois compagnons parlent à l’oreille de Robert et attirent son attention sur les bruits de l’extérieur.
ROBERT, avec autorité, imposant silence.
Chut !... Les amis !... Écoutez !...
Grand silence. On entend au loin des chants révolutionnaires accompagnés de vociférations et de cris.
L’ABBÉ.
Hein ?... C’est comme une émeute !...
ROBERT.
J’te crois, mon bon !...
JOURNET a ouvert la porte de la rue.
On entend galoper des gens. Où ça qu’ils courent comme des fous ?... Faut pas qu’ça s’passe sans nous !... Hardi, les gars !...
Il s’élance dans la rue.
LES OUVRIERS, qui n’attendaient qu’un signal, se précipitent en désordre vers l’extérieur en criant.
Hardi, chacals !... À bas le lion !... On l’aura !...
ROBERT, resté le dernier, à Jean.
Les voilà changés en bêtes fauves !... Ce sera le diable pour en refaire des hommes !...
Il sort et des acclamations l’accueillent dans la rue.
Scène V
L’ABBÉ, JEAN, MADELEINE
L’ABBÉ.
Pour la dernière fois qu’elle s’adressait aux ouvriers, votre éloquence a eu un mot d’enfant terrible !...
MADELEINE.
Et pourquoi qu’vous n’voulez plus avoir affaire aux pauv’ gens ?... Autrefois, dès qu’un fermier rendait l’âme, pendant que la veuve arrêtait l’horloge, le premier valet s’avançait jusqu’au milieu de l’étable et disait bien haut, pour que toutes les bêtes l’entendent : « Le maître est mort !... » Quand même nous n’serions guère plus qu’des animaux, monsieur Jean voit bien que, dans les moments graves, on leur parle comme s’y z’étaient de la famille...
Elle regagne l’intérieur du presbytère.
L’ABBÉ, désignant le crucifix qui surmonte la chaire.
Que penseriez-vous de moisi, tout à coup, je cessais d’annoncer aux hommes que le Maître est mort pour eux ?...
JEAN.
Vous aussi, vous me donnez tort !... Mes revenus s’épuisent en libéralités... Le million que je viens de promettre, je ne l’ai pas !... En l’offrant, j’ai cédé à une impulsion !... Enfin, je me tirerai d’affaire !... Mais, vous voyez, je pousse la bonté jusqu’à l’imprudence. Il faut bien que je le proclame, puisque je suis attaqué...
L’ABBÉ.
Saint Paul a dit : « Quand je distribuerais tout mon bien aux pauvres, si je n’ai pas la charité, tout cela ne sert de rien. »
JEAN.
Suis-je maître d’aimer ou de n’aimer pas le prochain ?... L’amour se commande-t-il ?
L’ABBÉ.
C’est en Dieu que vous devez aimer le prochain, et l’amour de Dieu se commande !...
JEAN.
Rappelez-vous le petit animal de proie que j’étais dans mon enfance... Chasseur cruel et passionné, poignardant, d’une main déjà ferme, les sangliers et les cerfs. N’ai-je pas quelque mérite à l’avoir déguisé pendant des années en philanthrope doux et compatissant ?
L’ABBÉ.
J’ai connu un enfant qui, loin d’être un petit animal de proie, avait le penchant au sacrifice porté à un si haut degré qu’il rossait un de ses cousins pour avoir confessé que le martyre lui ferait peur. Une âme capable d’un si noble emportement ne doit pas faiblir.
JEAN.
L’enfant dont vous parlez revenait de la ville, où il avait assisté à une procession magnifique escortant le corps d’un jeune martyr. Sa petite âme vaniteuse s’était ouverte aux ardeurs de la foi devant cela : un triomphe !... Il était rentré dans ses bois, ivre de piété, croyait-il ; d’orgueil, puis-je répondre à présent. Comme cela préparait bien l’apôtre en gants blancs que je suis devenu, pérorant pour Dieu, se figurait-il, et, en réalité, pour une vaine fumée de gloire !...
L’ABBÉ.
Non, vous n’êtes pas uniquement un affamé de gloire !... N’ai-je pas été le confident de votre jeunesse ?... N’ai-je pas suivi vos premiers pas dans la carrière d’apôtre ?... Je sais quelles tendres préoccupations vous poussaient vers les pauvres. Cependant, je le reconnais, votre âme ne paraît plus tout à fait la même. Pendant votre discours, je sentais combien vous avez changé de ton. Autrefois, votre éloquence était familière et fraternelle : elle est aujourd’hui d’un style sévère et oratoire. Plus littéraire, vous êtes moins touchant. Vous regardez de haut les bonnes gens qui vous écoutent. En vous adressant à eux, vous leur faites une grâce... C’est peut-être ce qui les blesse le plus.
JEAN.
Leur instinct voit juste !... J’ai contre les ouvriers une espèce de rancune pour l’existence surhumaine que j’ai vécue à cause d’eux.
L’ABBÉ.
Vous avez juré d’être leur soutien... On ne renie pas un serment !...
JEAN.
Je n’oublie pas le mien !... Dans ce discours qui, tout à l’heure, les faisait bondir, le bonheur du prochain me préoccupait encore puisque j’affirmais qu’en créant une industrie considérable, je resterais dans mon rôle de bienfaiteur. Je le ferai d’autant mieux que je me crois tenu, par mon ancien serment, à mettre en pratique les théories que j’ai prêchées.
L’ABBÉ.
Oui, donnez l’exemple, mais illustrez-le par votre talent. Combien votre parole prendrait d’autorité si elle sortait toute vibrante de l’usine, au lieu d’avoir été méditée dans la cellule du penseur !... Je désire tellement que ce beau rêve s’accomplisse que j’appelle à mon secours votre orgueil lui-même. Non, vous ne renoncerez pas aux satisfactions du triomphe, aux applaudissements des foules, à la gloire !...
JEAN.
J’avoue qu’en effet je ne leur dirai pas un éternel adieu. J’ai songé à ce que serait ma vie sans les nobles émotions que le public m’a fait connaître... Je ne saurais plus m’en passer !... Il me les faut. Mais n’y a-t-il pas d’autres tribunes que celles des cercles ?... Les orateurs politiques n’ont-ils pas à traiter devant les Chambres les graves questions que j’ai abordées sur un théâtre plus restreint ?... Grand industriel et député : deux titres qui vont très bien ensemble !...
MADELEINE, venant de toute la vitesse de ses vieilles jambes.
Pour sûr il est arrivé malheur !... Les gendarmes sont passés en courant... Mon Dieu !... Mon Dieu !...
JEAN.
Il faut que j’aille là-bas !...
L’ABBÉ.
Gardez-vous-en !... Votre vue ne ferait qu’augmenter leur colère et que pouvez-vous contre eux tous ?...
MADELEINE.
Seigneur Jésus !... Pourvu que Robert !...
L’ABBÉ, allant à Madeleine, la prenant par la taille et l’amenant aux pieds de la Vierge devant laquelle ils tombent à genoux, elle et lui.
Prions, maman, prions pour que Dieu préserve du crime Robert et ses compagnons !...
MADELEINE commence de sa voix cassée, celle de l’abbé se joint aussitôt à la sienne.
Je vous salue, Marie, pleine de grâce, le Seigneur est avec vous, vous êtes bénie...
JEAN, resté debout, interrompant avec impatience.
Vous empêchez d’entendre !... Écoutez !... On court dans le jardin !...
Il se précipite à la fenêtre.
C’est Prosper !...
Appelant.
Hé ! Prosper !... Par ici !...
Prosper entre aussitôt dans la chapelle et s’arrête sur le seuil en criant.
Scène VI
L’ABBÉ, JEAN, MADELEINE, PROSPER
PROSPER.
Ils ont assassiné M. Boussard !...
MADELEINE.
Qui ?... Mon Dieu !... Qui ?...
PROSPER.
J’étais allé porter un chevreuil à la cuisine du château. Je m’en retournais avec le chef, qui me donnait un bout de conduite... Voilà tout à coup le parc rempli d’un sale monde qui hurle comme de vrais sauvages, et nous sommes refoulés vers la maison par une bande que mène un gaillard haut de six pieds... Un géant !...
L’ABBÉ, à Jean.
Vous le connaissez, celui-là !
PROSPER.
Derrière lui deux ou trois cents hommes qui enfoncent les grilles, ravagent tout, et crient : « Au château !... Au château !... » Et ils y vont tout droit !... M. Boussard, attiré par le bruit, sort sur le perron. Ah ! ça n’a pas fait long feu... En un clin d’œil il est entouré et assommé à coups de trique.
L’ABBÉ, à mi-voix.
La réponse des chacals au lion !...
PROSPER.
Il faut croire, car ils cognaient dessus en hurlant : « Mort au lion !... »
L’ABBÉ.
Et Robert, tu ne l’as pas vu ?...
PROSPER.
Si !...
L’ABBÉ.
Le malheureux !... Il était là !...
PROSPER.
Il s’est amené avec une autre bande lorsque M. Boussard ne bougeait déjà plus. Alors les ouvriers ont été comme effrayés de leur ouvrage... Ils ont parlé entre eux. Robert s’est baissé sur le corps et leur a dit en se redressant : « La cervelle lui sort par le nez et les yeux. Rien à faire que de vous sauver... » Ils ne se le sont pas laissé dire deux fois, car on voyait accourir les gendarmes, qui n’ont plus trouvé auprès du corps que Madame, les gens de la maison, et puis moi.
L’ABBÉ.
Pas Robert ?...
PROSPER.
Non, il s’était barré avec les copains.
MADELEINE.
Alors on va peut-être l’arrêter ?...
PROSPER.
Pas de danger !... Plusieurs domestiques sont témoins que le coup s’est fait sans lui.
JEAN.
Ma sœur n’a-t-elle pas eu de mal ?
PROSPER.
Aucun, Monsieur. Elle est courageuse autant qu’un homme. C’est elle qui m’a dit de courir jusqu’ici pour vous prévenir... Lorsque je l’ai quittée, elle rentrait au château avec ceux qui emportaient le corps. Pauvre Madame ! Que va-t-elle devenir ?
L’ABBÉ.
Oui, je la plains !... Seule, aux prises avec une armée de travailleurs en révolte, avoir à liquider une formidable industrie !...
JEAN.
Liquider ?... Et pourquoi donc ?... Vous oubliez que je suis un des maîtres de l’usine !... J’avais l’intention de céder ma part : je la garde !... Il y aura un chef, et ce chef, je vous le garantis, se fera respecter... J’étais la rançon d’un cadavre, mais en tuant, à leur tour, un de nous, ces gens me rendent à ma vraie vocation, qui est de gouverner... Je vais là-bas.
Il se dirige vers la rue.
PROSPER.
Ne vous montrez pas dans la rue, Monsieur. Elle est pleine de monde et d’un monde qui n’est pas bon !... Prenez par les jardins, vous n’y rencontrerez personne.
JEAN.
Je n’irai pas rejoindre mon poste en me cachant.
Il continue son mouvement.
L’ABBÉ.
Dieu vous protège !...
PROSPER.
Je vous accompagne.
JEAN.
Ces lâches vont voir si j’ai peur !...
Il sort d’un pas ferme.
ACTE IV
Chez Jean de Miremont. L’appartement que l’on a vu au second acte, avec quelques modifications apportées par le temps et l’évolution des idées de l’habitant. Ainsi le portrait de Léon XIII, au lieu d’occuper, comme autrefois, la place d’honneur, est relégué dans un coin obscur. Celui de Jean, par Bonnat, le remplace.
Scène première
JEAN, UN DOMESTIQUE
Jean a maintenant une soixantaine d’années, il garde une apparence de jeunesse grâce à sa vivacité et à l’impression d’énergie qui émane de sa personne. Il entre, suivi d’un domestique tenant encore à la main le chapeau et le pardessus dont il vient de débarrasser son maître.
LE DOMESTIQUE, s’empressant derrière Jean.
J’oubliais de dire que madame Boussard cherchait tout à l’heure Monsieur. Dois-je prévenir que Monsieur est rentré ?
JEAN.
Pas la peine... Je vais trouver ma sœur...
LE DOMESTIQUE.
Voici justement Madame.
Entre Louise, venant de sa chambre, en déshabillé du matin.
Scène II
JEAN, LOUISE
LOUISE.
Pendant que tu étais sorti, quelqu’un t’a demandé au téléphone. Tu ne devinerais jamais qui !...
JEAN.
Va toujours !...
LOUISE.
Le ministre du Travail : Robert Charrier.
JEAN.
Tiens ! tiens !... C’est avec toi qu’il a causé ?
LOUISE.
Oui.
JEAN.
Lui as-tu dit qui tu étais ?...
LOUISE.
Non, il a cru parler à une femme de chambre...
JEAN.
Que voulait-il ?...
LOUISE.
Savoir s’il te rencontrerait ici vers midi.
JEAN.
Naturellement, tu as répondu que oui ?...
LOUISE.
J’ai bredouillé que tu étais sorti, et, comme il insistait, j’ai dit qu’à l’heure du déjeuner...
JEAN, impatienté.
Oui ou non, viendra-t-il ?...
LOUISE.
Je ne sais plus... J’écoutais à peine, j’étais saisie...
JEAN, riant.
Qu’est-ce qui te rendait sotte à ce point ?...
LOUISE.
La dernière fois que j’ai vu cet homme, il était sur le perron du château de Miremont, devant le corps de Georges étendu à ses pieds, et il criait aux assassins : « Plus rien à faire que de vous sauver !... » Il y a trente ans de cela, mais dès le premier mot j’ai reconnu sa voix...
JEAN.
La dernière fois que je lui ai parlé, c’était une demi-heure avant l’assassinat de ton mari, dans la chapelle des catéchismes. Il s’élevait avec violence contre certaines de mes idées, pourtant j’ai gardé l’impression très nette qu’il ne m’était pas hostile. À plusieurs reprises il a joint ses efforts à ceux de son frère, le curé, pour calmer l’assemblée...
LOUISE.
Tu as dû le rencontrer à la Chambre, lorsqu’il était ton collègue comme député ?
JEAN.
Non, j’avais donné ma démission lorsqu’il a été lui-même élu. Mais je retourne de temps en temps au Palais-Bourbon en amateur de discours, et Charrier les fabrique supérieurement. Son éloquence est triviale : il sort du peuple et s’adresse à lui... mais avec des accents de sincérité touchante et des emportements irrésistibles... Il a parfois des trouvailles d’expressions qui rappellent la simplicité naïve des chansons du vieux temps. Oui, vraiment, sa personnalité est attachante !... Quel chemin parcouru depuis l’atelier de serrurerie où papa pavait son apprentissage jusqu’à cette tribune d’où il lance des paroles que le monde entier recueille.
LOUISE.
Tout autre, à ta place, serait ennemi de Charrier : toi, tu le défends, tu l’admires !... Il est de la race des lions devant lesquels je prétends que l’on doit s’incliner.
LOUISE, ironique.
Fils de notre ancien garde !... Prendre une race de domestiques pour une race de lions !...
JEAN.
Je divise les hommes en deux classes : d’une part d’innombrables imbéciles, d’autre part quelques natures privilégiées : les lions.
LOUISE.
Ah ! mon ami, ne répète donc pas si souvent ce mot que hurlait devant la maison la bande des massacreurs !...
JEAN.
Un mot que j’ai pourtant le droit de prononcer le front haut, puisqu’il est le sobriquet, plutôt glorieux, que me donnent les ouvriers... Ils disent en me montrant : « Nous sommes sous la griffe du lion !... »
LOUISE.
Je n’ose pas te reprocher d’être fier de ce terrible surnom, car il vaut, en effet, un titre de noblesse. Ta parole avait déchaîné la tourmente, mais tu lui as tenu tête avec une intrépidité sans égale... Tu as été notre sauveur... Nous te devons tout ce que nous sommes. Mes fils sont devenus, sous ta direction paternelle, des hommes distingués et utiles. Ils marchent sur tes traces, et c’est ce qu’on peut dire de mieux à leur éloge. Nos usines ont pris un développement que l’on ne pouvait prévoir du temps de mon mari et tu les gouvernes avec une magnifique autorité. Il y a pourtant une chose qui jure avec ton passé, c’est ton scepticisme, ton indifférence bienveillante pour tout ce qui ne se rattache pas directement à tes travaux. Ainsi, tout à l’heure, lorsque je t’ai annoncé la démarche de cet homme qui me fait presque l’effet d’un assassin, je t’ai vu sourire...
JEAN.
Il est ministre du Travail... Je commande à 35 000 travailleurs. Une rencontre entre nous n’est pas sans intérêt...
LOUISE, ironique.
L’intérêt !... C’est cela !... Tout s’efface devant lui !...
JEAN.
Tu regrettes de ne pas me voir encroûté dans d’éternelles rancunes... Ma foi, j’en suis bien loin ! Est-ce qu’en vieillissant tu n’es pas portée à voir en comédie ce que dans ta jeunesse tu prenais au tragique ?
LOUISE.
Absolument pas.
JEAN.
Moi, si !... Et cela s’explique si bien !... Celui que le courant impétueux d’un fleuve emporte vers une cataracte n’entend bientôt plus que la voix, sans cesse grandissante, de l’abîme. De même ceux dont la vie est assez belle pour mériter une fin retentissante n’entendent plus, dans leurs vieux jours, que les mots sonores dont l’humanité saluera leur tombe. Pour eux, les autres bruits de la terre sont d’une insignifiance qui les rend ridicules. Comprends-tu maintenant d’où sort mon scepticisme ?
LOUISE.
Charrier, qui est, comme toi, âgé et comblé d’honneurs, doit également être sourd à ce qui ne lui parle pas de ses ambitions. Vous vous entendrez à merveille !...
JEAN.
C’est possible, à condition qu’il vienne.
LOUISE.
Je te rappelle que nous avons à déjeuner le curé de Miremont, qui est de passage à Paris.
JEAN.
Bigre !... Les deux frères vont peut-être se rencontrer... Il y a rudement longtemps que cela ne leur était arrivé...
LOUISE.
Lorsque la vieille Madeleine est morte, Charrier n’est même pas venu à l’enterrement de sa mère... On était en pleine crise ministérielle, et il guettait un portefeuille... La famille lui en a beaucoup voulu...
JEAN.
Eh bien ! profitons de l’occasion pour réconcilier le ministre avec les siens... Tu diras qu’on fasse entrer ici le curé, pourvu que ce soit un quart d’heure après l’arrivée de l’autre... Oui, un quart d’heure, c’est tout ce qu’il faut pour qu’il débite son boniment.
LOUISE.
Quel boniment ?... Tu sais donc ce qui l’amène ?
JEAN.
Je m’en doute... il est candidat à l’Académie française, et je vais recevoir la visite qu’il est obligé de me faire pour demander ma voix...
LOUISE.
Candidat à l’Académie !... A-t-il vraiment de chances ?...
JEAN.
Mes collègues semblent bien disposés... Il est un des chefs de notre démocratie. L’Académie, qui tient à s’attacher les hommes les plus éminents du pays, n’éconduira pas celui-là...
Entre le domestique.
LE DOMESTIQUE.
M. Robert Charrier est là...
JEAN.
Faites entrer...
LOUISE, s’en allant.
Je ne voudrais pas être à ta place !...
Elle sort.
Scène III
JEAN, ROBERT
JEAN, allant à Robert avec une parfaite simplicité.
Bonjour, monsieur le ministre.
ROBERT, lui serrant la main.
Monsieur le comte, j’espère que je ne vous dérange pas !...
JEAN.
Du tout !... Du tout !...
Lui offrant un siège.
Enchanté !
ROBERT, s’asseyant.
Comment se porte madame Boussard ?...
JEAN, légèrement surpris.
Mais... à merveille... Ma sœur, depuis la mort de son mari, habite chez moi... Elle tient mon ménage de célibataire...
ROBERT.
N’est-ce pas elle qui, tout à l’heure, m’a répondu au téléphone ?
JEAN.
Elle-même.
ROBERT, souriant.
Je m’en doutais...
Un silence.
Il y a bien des années, monsieur le comte, que nous ne nous sommes rencontrés...
JEAN.
Pardon !... Je vous ai souvent aperçu à la tribune de la Chambre...
ROBERT, riant.
Si vous appelez cela une rencontre !... Toujours est-il que notre dernière vraie rencontre a eu lieu dans le presbytère de Miremont... Mais j’ai peut-être tort d’évoquer le souvenir d’une journée...
JEAN.
Pas le moins du monde. Nous pouvons aborder tous les sujets.
ROBERT.
C’est ce que j’ai répondu à ma femme, qui me recommandait la prudence.
JEAN.
Votre femme... je l’ai beaucoup connue... Elle va bien ?...
ROBERT.
Parfaitement, merci !... Elle m’a chargé pour vous de ses compliments les plus affectueux.
JEAN.
Elle a vécu dans cette maison...
ROBERT.
Elle ne l’a pas oublié. Tout à l’heure, sa dernière parole a été : « Monsieur Jean va te recevoir dans la bibliothèque où je lui ai avoué mon amour. »
JEAN, subitement sérieux.
Ah !... Elle ne vous cache rien !...
ROBERT.
Rien, absolument.
JEAN.
Pas même ce que je lui ai raconté pour la guérir de sa passion ?...
ROBERT.
Elle me l’a répété dès que notre mariage a été décidé.
JEAN.
Étiez-vous déjà renseigné lorsque nous nous sommes réunis au presbytère ?
ROBERT.
Oui, je savais que votre rébellion enfantine avait coûté la vie à un ouvrier... Il est impossible d’avoir pour un homme plus d’admiration que j’en ai eu pour vous pendant cette réunion tragique. Maître de votre secret, je voyais clair dans votre âme. Je comprenais que vous étiez notre ami, non par bonté de cœur, mais pour apaiser un remords. Votre croisade en faveur des ouvriers était un sacrifice expiatoire. Ce Repas du lion qui provoquait parmi les compagnons une explosion de rage et qui, par moments, me révoltait comme eux, me remplissait en même temps d’estime et de pitié pour vous. Quelle invention touchante !... Il n’y avait qu’à vous entendre pour sentir que vous ne cherchiez pas à nous convaincre. La seule personne à laquelle vous parliez était votre conscience... Elle s’obstinait à vous enchaîner à nous... Vous exigiez votre indépendance. Ce combat entre elle et vous que je suivais sous chaque mot, sous chaque geste, offrait un spectacle unique. J’en étais encore tout ému lorsqu’une demi-heure plus tard je suis arrivé devant le corps de votre beau-frère... En l’apercevant, j’ai tout de suite pensé : M. Jean est libre !...
JEAN.
Si vous m’admirez, je vous paie de retour. Sachant ce que vous saviez, il est très beau de ne vous en être pas fait une arme dans la lutte violente où nous étions engagés.
ROBERT, riant.
N’exagérez pas mon mérite !... J’ai cédé aux instances de ma femme pour quitter Miremont aussitôt après notre mariage et aller gagner ma vie ailleurs.
JEAN.
Alors c’est votre ménage, au lieu de vous seul, que j’estime...
Un silence.
Lorsque, devant le cadavre de Georges, vous vous êtes écrié : M. Jean est libre !... avez-vous prévu que je m’adjugerais le poste du disparu ?
ROBERT.
Oui, parfaitement. Après avoir entendu votre discours, ce n’était pas difficile. Ce qu’on ne pouvait pas prévoir, c’est le peu de temps qu’il vous faudrait pour acquérir les qualités d’un grand chef. Pendant la nuit qui a succédé à la sanglante aventure, les ouvriers, entassés dans les cabarets, commentaient l’événement. Il n’y avait qu’une voix pour prédire la décadence des forges et assurer que jamais un industriel de l’envergure de M. Boussard ne serait remplacé. Ils se trompaient. Vous possédez le génie des affaires et le don du commandement à un degré que le défunt lui-même n’atteignait pas.
JEAN.
À présent, permettez-moi de vous poser une question... Vous êtes ancien ouvrier et ministre du Travail. Impossible d’avoir une compétence plus étendue pour apprécier l’œuvre d’un patron de la grande espèce. De plus, vous êtes un honnête homme et une conscience droite. Je vous prends pour juge. Ma question, la voici : En embrassant d’un regard l’ensemble de ma carrière, trouvez-vous que j’aie tenu le serment de mon enfance, d’être, d’un bout à l’autre de mon existence, utile aux travailleurs ?...
ROBERT.
Oui, sans la moindre hésitation.
JEAN.
Vous pensez surtout à ma campagne religieuse. Annoncer aux déshérités que l’Église appuyait leurs justes réclamations fortifiait leurs âmes.
ROBERT.
Je ne suis pas certain que vous ayez amélioré le moral des ouvriers : mais vous avez amené les personnes de votre monde à tenir compte du droit au bien-être de leurs salariés et vous avez exposé la question sociale à de beaux messieurs qui n’y songeaient pas...
JEAN.
Serez-vous aussi affirmatif en faveur de la seconde partie de mon existence ?
ROBERT, riant.
Je vois ce qui vous tourmente !... Vous craignez d’avoir été parjure en profitant de notre crime pour transiger avec vos remords. Eh bien ! rassurez-vous... Je considère que votre seconde manière a été plus féconde que la première.
JEAN.
Sans que je l’aie fait exprès...
ROBERT.
Celui qui nous a si joliment démontré la théorie du Repas du lion n’a pas le droit de se donner pour un bienfaiteur involontaire. Vous avez, avec une pleine conscience de vos responsabilités, choisi la voie qui vous semblait conduire le plus sûrement au but. Vous ne vous trompiez pas. Votre fortune est immense et la prospérité de la région qui entoure vos forges justifie, dans une large mesure, la part du lion que vous retenez. Loyalement, je vous déclare que je la trouve trop forte, mais il faut vous rendre cette justice que vous savez aller au-devant des revendications des travailleurs et leur donner la veille ce qu’ils exigeraient le lendemain. Vous serez, j’en suis certain, le premier parmi les grands industriels à mettre vos usines sous le régime de la participation aux bénéfices. Vos ouvriers s’y attendent. On ne peut pas dire qu’ils vous aiment, car vous êtes un maître à poigne, mais ils vous estiment et vous respectent. La grève est inconnue dans vos établissements.
JEAN, riant.
Si je meurs avant vous, je souhaite que mon successeur à l’Académie s’adresse à vous pour se documenter. J’y gagnerai un beau panégyrique...
ROBERT.
Laissez-moi d’abord achever celui que je prononce... Savez-vous quand vous avez rendu aux classes laborieuses le plus signalé service ?... C’est à l’instant même où vous aviez l’air de les lâcher.
JEAN.
Pendant la séance au presbytère ?
ROBERT.
Justement... Votre discours m’avait laissé rêveur. À force de le méditer, j’en ai extrait des notions précieuses... Comme j’étais destiné à devenir un des chefs du parti socialiste et un des arbitres des destinées de la France, vous deveniez, en me communiquant vos idées, un des directeurs spirituels du pays.
JEAN.
Je suis curieux d’apprendre laquelle de mes idées vous a séduit.
ROBERT.
On vous objectait que le travailleur produit la richesse, vous avez répondu que c’est le désir... J’ai riposté que, pour multiplier un sentiment si salutaire, il fallait payer cher vos ouvriers, parce que celui qui a de l’argent plein ses poches a l’esprit ouvert à toutes les fantaisies. Le mendiant ne soupçonne même pas quels flots d’ambitions déferlent dans l’âme du riche. Cette idée n’a plus cessé de me préoccuper. J’ai rapproché le mendiant du sauvage, son frère en indigence. Le sauvage est infiniment borné dans ses désirs, parce que son voisin, nu comme lui, affamé comme lui, vivant comme lui de proies incertaines, ne possède ni terres, ni maisons, ni joyaux, ni aucun des objets qui, chez nous, éveillent les convoitises... La sauvagesse ne reste pas en extase devant les bijouteries d’une rue de la Paix, n’entre pas en pâmoison devant les oripeaux d’une sauvagesse plus opulente. Là où tous les hommes sont économiquement égaux règne une incurable misère... Cette pensée m’a guéri du collectivisme sentimental et puéril qui a été mon idéal du temps de nos anciennes querelles. Il nous ramenait par le plus court chemin à une sauvagerie peu enviable.
JEAN.
S’il est vrai que je sois pour quelque chose dans votre évolution, ce sera mou plus beau titre de gloire... Vous avez imprimé au socialisme une orientation qui le conduit hors du marais où il s’embourbait. Il admet à présent que le luxe excite l’envie, et fait foisonner les désirs qui retombent en pluie d’or sur le patron et les ouvriers. Il ne s’agit plus d’anéantir le riche, mais, au contraire, de favoriser sa multiplication. Le capital et le travail commencent à entrevoir qu’au lieu de se combattre, il est plus profitable de s’entendre pour exploiter en commun le trésor que les appétits de chacun contribuent à créer. Cet heureux état d’esprit, on vous le doit, monsieur le ministre, et l’élite du pays se prépare à vous témoigner sa reconnaissance en vous ouvrant les portes de la grande maison où vous désirez pénétrer.
ROBERT, très surpris.
Quelle maison ?... Je ne comprends pas...
JEAN.
Allons donc ! Le motif de votre visite n’est pas difficile à deviner : vous venez me demander de voter pour vous à l’Académie.
ROBERT, riant.
Moi, candidat à l’Académie ! En aucune façon. Je sais que ce bruit a couru, mais rien ne le justifiait... Un rustre de mon espèce n’est pas fait pour siéger en si bonne compagnie. Je suis tout simplement venu vous implorer de la part de ma femme.
JEAN.
En quoi puis-je l’obliger ?...
ROBERT.
Elle s’intéresse vivement à l’œuvre des habitations pour familles nombreuses, dont elle est présidente. Vous n’ignorez pas la situation lamentable que l’égoïsme des propriétaires fait aux parents chargés de trop d’enfants. Partout on les repousse, et ces gens, qui sont l’espoir de la France, se verront bientôt condamnés à coucher sous les ponts. La logique de vos idées exige que vous soyez l’ami des ménages féconds. Le fourmillement des désirs et, par conséquent, la richesse, augmente en proportion du nombre des âmes.
JEAN.
C’est certain. Les nations à grosse natalité développent une activité prodigieuse qui les rend prospères en temps de paix et, en temps de guerre, invincibles... Lorsque j’étais gamin, j’allais souvent visiter le rucher de votre frère, le garde-chasse. Pour désigner une ruche en décadence, il disait : « Celles-ci ne vaut rien... Sa population est faible... Elle ne produit même plus assez de miel pour le peu de mouches qui l’habitent. Elle va périr... » Le manque de population était un indice de misère... Il en est des sociétés humaines comme des colonies animales : plus il y a de bouches à nourrir, plus la ration de chacun devient plantureuse.
ROBERT.
L’auteur d’une pareille maxime ne repoussera pas ma prière. L’œuvre en question bâtit des logements confortables qu’elle loue pour un prix modéré aux parents prolifiques. Elle tiendra son assemblée générale dans un mois. Ma femme vous supplie d’y prendre la parole et d’y prononcer un de ces magnifiques discours dont vous avez le secret. Votre observation au sujet des ruches pauvres y sera d’un effet délicieux. Le désir de l’abeille voltigeant de fleur en fleur pour en tirer des rayons de miel... J’entends cela d’ici !... Consentez-vous ?...
JEAN.
De tout cœur !... Ravi de m’associer à votre femme pour la grandeur de la patrie.
ROBERT.
Vous êtes un homme charmant !...
Entre l’abbé.
Scène IV
JEAN, ROBERT, L’ABBÉ
JEAN, allant à l’abbé.
Bonjour, monsieur le curé !...
Lui montrant Robert.
Reconnaissez-vous ce monsieur ?
L’ABBÉ, lentement, après avoir dévisagé Robert.
Oui, je le reconnais.
ROBERT.
Que diable viens-tu faire à Paris ?
L’ABBÉ.
Je mène à Lourdes le pèlerinage de ma paroisse. On nous accorde une journée pour visiter Montmartre.
ROBERT.
Et tu n’en profitais pas pour aller serrer là main à ton frère ?...
L’ABBÉ.
Je n’y aurais pas manqué si j’avais pensé lui faire plaisir...
ROBERT, allant à lui la main tendue.
Imbécile !... Tu ne vas pas me la refuser peut-être ?...
L’ABBÉ, prenant sa main.
Celui qui ne se dérange pas pour recueillir le dernier soupir de sa mère n’a pas le droit de se blesser si on ne compte guère sur ses sentiments fraternels.
ROBERT, à Jean, en lui montrant l’abbé.
Ces braves gens ne parviennent pas à comprendre que des hommes tels que vous et moi ne peuvent être soumis à la règle commune. Vois-tu, l’abbé, tu n’as pas su devenir évêque ou cardinal, tu es resté curé dans ton trou, tu ne peux pas te représenter ce qui se passe dans des têtes comme les nôtres.
JEAN, à l’abbé.
Ne vous scandalisez pas... Les personnalités qui, par le seul fait de leur existence, honorent la société, ont quelques droits d’en prendre à leur aise avec elle. Le temps qu’ils emploient à se grandir n’est pas perdu pour le bien général.
L’ABBÉ, ironique.
Comme celui qu’ils consacreraient à l’enterrement d’une mère... Tu as la dent dure, pour un donneur d’eau bénite !...
L’ABBÉ.
Si je t’ai peiné, pardonne-moi !... Évidemment, avec mes idées de paysan, je ne suis pas à la hauteur !... Vous avez accompli de grandes choses et vous êtes satisfaits !... C’est si naturel !...
ROBERT.
Laissons cela et parlons plutôt de maman... On n’a pas jugé à propos de m’envoyer des détails sur sa fin... A-t-elle souffert ?...
L’ABBÉ.
Très peu... Elle est morte de vieillesse, sans maladie bien définie... Mais, pendant les dernières semaines, elle avait des hallucinations qui la bouleversaient... Elle croyait voir les personnes qu’elle avait connues dans sa jeunesse... Elle revivait les événements qui l’avaient frappée... Papa lui apparaissait souvent, presque toujours avec l’horrible blessure du coup de fusil de braconnier... Un matin, comme j’achevais ma messe, on est venu m’appeler... Elle se plaignait d’être insultée par des gens qui assiégeaient le presbytère. J’ai couru près d’elle et l’ai trouvée folle de terreur. En m’apercevant, elle s’est écriée : « Paul, je t’en supplie, protège-moi contre cette foule... Entends-tu de quelle odieuse façon ces misérables me traitent ?... » Du doigt elle me montrait notre silencieux petit jardin où sautillaient des merles... Sachant, par expérience, qu’il ne fallait pas la contredire, j’ai doucement répondu que la police était en train de disperser les envahisseurs... Un peu rassurée, elle a repris : « Tout à l’heure, une populace déguenillée a envahi le jardin. Elle traînait un homme vêtu de haillons et cloué sur une croix... Oui, crucifié comme Jésus, mais ce n’était pas Jésus !... J’ai très bien reconnu ce vagabond qui, l’année dernière, est venu nous demander la charité et que j’ai chassé parce qu’il sentait l’eau-de-vie... Et voilà qu’ils ont planté devant cette fenêtre la croix sur laquelle se débattait ce malheureux, et ils se sont mis à hurler que ma cruauté les condamnait à périr tous, les uns après les autres, dans les tortures. Le crucifié lui-même vomissait contre moi d’abominables accusations... Tiens, l’entends-tu encore ?... L’entends-tu ? » En disant cela, elle m’échappait pour se précipiter à la fenêtre, d’où elle contemplait de nouveau l’infernale vision. C’en était trop pour ses forces !... Au moment où elle s’affaissait, je l’ai recueillie dans mes bras et portée sur son lit. Elle n’a plus repris connaissance. Une demi-heure après, son âme comparaissait devant Dieu !
ROBERT.
Chère maman qui avait si bon cœur !...
L’ABBÉ.
Oui, presque pauvre, elle se privait pour faire la charité, et parce qu’un mendiant lui a vainement tendu la main, elle s’est infligé à elle-même une agonie de mauvais riche... En veillant la nuit auprès de son corps, j’ai longuement prié pour toi, Robert... Tu es de ceux qui prétendent que la charité est une insulte à la misère et que le malheureux, au lieu d’implorer, doit exiger... Il me semble que tu es en contradiction avec une loi divine. Chez les païens eux-mêmes, les suppliants étaient considérés comme les protégés et les représentants des dieux... J’ai demandé à Celui qui a dit : « Il v aura toujours des pauvres parmi vous », de t’éclairer...
ROBERT.
Pourquoi m’éclairer, moi, plutôt que toi qui, en exagérant la charité aux dépens de la justice, mets la terreur dans les consciences pures ?... Remarque-le, je n’attaque pas... Je me défends... Je suis prêt à reconnaître qu’en un certain sens tu sauves des âmes, mais laisse-moi croire qu’à ma façon j’en sauve également... Là-dessus, au revoir !... Après un récit comme le tien, on a besoin de solitude.
Il lui serre la main.
Monsieur le comte, merci de votre accueil... Mes respects à madame Boussard.
JEAN.
Mes meilleurs souvenirs à votre femme et qu’elle compte sur ma promesse...
Robert sort. Jean qui l’a reconduit jusqu’à la porte, revenant à l’abbé.
Ce mendiant accusateur se dresse devant moi !... Il m’invective du haut de cette croix à l’ombre de laquelle j’exposais autrefois la question sociale... Je suis certain, pourtant, d’avoir marché vers le progrès... Qu’en pensez-vous ?...
L’ABBÉ.
Que suis-je pour décider où est le progrès ?... Dieu nous jugera !...
LE DOMESTIQUE, entrant.
Madame attend ces messieurs pour déjeuner.