Le Préjugé à la mode (Pierre-Claude NIVELLE DE LA CHAUSSÉE)

Comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre Français, le 3 février 1735.

 

Personnages

 

CONSTANCE

DURVAL, époux de Constance

SOPHIE, nièce d’Argant

DAMON, ami de Durval, amant de Sophie

ARGANT, père de Constance

CLITANDRE, marquis

DAMIS, marquis

FLORINE, suivante de Constance

HENRI, valet de chambre Durval

 

La scène est au château de Durval.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

CONSTANCE, DAMON

 

DAMON.

Ah ! Constance, est-ce à vous à prendre ma défense,

Et celle de l’hymen, vous ?...

CONSTANCE.

Ce doute m’offense ;

Vous me connaissez peu, si vous me soupçonnez

De penser autrement.

DAMON.

Madame, pardonnez...

À part.

Épouse vertueuse autant qu’infortunée !          

CONSTANCE.

Si je fais quelques vœux, c’est pour votre hyménée :

Damon, soyez-en sûr ; croyez qu’il m’est bien doux

De servir un ami si cher à mon époux.

DAMON.

C’est l’étroite amitié dont votre époux m’honore,

Qui me perd dans l’esprit de celle que j’adore.

CONSTANCE.

Quoi ! votre liaison ?...

DAMON.

M’expose à son courroux.

Tout le monde n’est pas aussi juste que vous.

CONSTANCE.

Je ne reconnais point Sophie à ce caprice ;

Vous m’étonnez. D’où vient cette extrême injustice ?

Elle ne vous hait point.

DAMON.

Inutile bonheur !

Peut-être elle me rend justice au fond du cœur,

Mais j’y vois encor plus de frayeurs et d’alarmes.

Elle outrage à la fois mon amour et ses charmes.

On se trompe, en jugeant trop généralement.

Elle croit que l’hymen est un engagement,       

Dont son sexe est toujours l’innocente victime :

Tel est son sentiment, qu’elle croit légitime.

Je ne sais quel exemple, ou plutôt quelle erreur,

Autorise encor plus son injuste terreur.

Vous ferai-je un aveu, peut-être inexcusable ?

Elle vous trouve à plaindre, et m’en rend responsable.

Enfin, elle me croit complice d’un époux...

CONSTANCE.

Monsieur, elle se trompe, et nous offense tous.

DAMON.

Aux chagrins les plus grands elle vous croit en proie.

CONSTANCE.

Damon, il n’en est rien.

DAMON.

Vous voulez qu’on vous croie.

CONSTANCE.

Brisons là, je vous prie. Avant notre départ,

Sophie à mes conseils aura peut-être égard ;

Fiez-vous-en à moi.

DAMON.

C’est en vous que j’espère

Vous savez que son sort dépend de votre père.

CONSTANCE.

J’attends Argant ; je vais hâter votre bonheur.

DAMON.

Je suis confus...

CONSTANCE.

Allez, je me fais un honneur

De la faire changer d’idée et de langage.

Surtout, que mon époux ignore cet outrage.

DAMON à part, en sortant.

Quelle épouse peut rendre un époux plus heureux ?

Que Durval devrait bien y borner tous ses vœux !

 

 

Scène II

 

CONSTANCE, seule

 

Faut-il que mon époux ne fasse aucun usage

Des conseils d’un ami si fidèle et si sage ?

Me verrai-je toujours dans l’embarras cruel

D’affecter un bonheur qui n’a rien de réel ?...

Oui, je dois m’imposer cette loi rigoureuse ;

Le devoir d’une épouse est de paraître heureuse.

L’éclat ne servirait encor qu’à me trahir ;

D’un ingrat qui m’est cher, je me ferais haïr :

Du moins, n’ajoutons pas ce supplice à ma peine ;

Son inconstance est moins affreuse que sa haine.       

 

 

Scène III

 

CONSTANCE, ARGANT

 

CONSTANCE.

Vous m’avez ordonné de vous attendre ici,

Sans quoi je vous aurais prévenu.

ARGANT, d’un ton fâché.

Me voici.

CONSTANCE.

Vous paraissez ému !

ARGANT.

Je suis même en colère.

Je sors de chez Sophie ; elle tient de sa mère.

L’entretien que je viens d’avoir à soutenir,      

Me fait prévoir celui que vous m’allez tenir ;

Je vais de point en point y répondre d’avance.

CONSTANCE.

Quoi ! vous savez ?...

ARGANT.

Ma fille, un peu de complaisance ;

Que je parle d’abord à mon tour.

CONSTANCE.

J’obéis.

ARGANT.

Durval est à peu près ce que je fus jadis ;

Ce temps n’est pas si loin, que je ne m’en souvienne :

Ma jeunesse fut vive encor plus que la sienne.

On me maria donc, et me voilà rangé,

Si bien qu’on me trouva totalement changé :

Et véritablement une union si belle,

Si ma femme eût voulu, devait être éternelle.

Bien du temps se passa, mais beaucoup, presque un an,

Sans que rien de ma part troublât notre roman ;

Mais auprès d’une femme on a beau se contraindre :

Bon ! naturellement le sexe aime à se plaindre.          

Or, comme enfin l’amour se change en amitié...

C’est justement de quoi se fâcha ma moitié.

Elle ne savait pas, ni vous non plus, Madame,

Que sans amour on peut très bien aimer sa femme

Elle crut perdre au change ; elle dissimula,     

Peut-être près d’un mois, après cet effort-là,

Il survint entre nous un terrible grabuge ;

Madame se plaignit, et mon père en fut juge.

Le bonhomme autrefois fut dans le même cas.

Mon fils a tort, dit-il, je ne l’excuse pas.

Puisqu’il ne veut pas prendre un autre train de vie,

Je vois bien qu’il faudra que je me remarie...

Je répondrais de même, et j’irais en avant.

CONSTANCE.

Quand on croit deviner, on se trompe souvent.

ARGANT.

La contradiction me ravit et m’enchante...        

Eh ! bien, Madame, soit ; vous êtes très contente...

Oui... très heureuse... très...

CONSTANCE.

Monsieur, en doutez-vous ?

ARGANT.

Et vous dites partout du bien de votre époux...

CONSTANCE.

Puis-je faire autrement ?

ARGANT.

Et que le mariage

N’est pas toujours un triste et cruel esclavage...         

CONSTANCE.

Je l’imagine.

ARGANT.

Et que... J’enrage de bon cœur...

Mais, de grâce, achevez de me tirer d’erreur ;

Ma nièce est votre amie, et je lui sers de père.

CONSTANCE.

Elle mérite bien de nous être aussi chère.

ARGANT.

Oui ; mais on a pris soin de lui gâter l’esprit.

Damon et votre époux en sont dans un dépit...

Qui peut donc avoir mis dans son cœur trop crédule

Cet effroi mal fondé, ce dégoût ridicule,

Cette aversion folle, et ces airs de mépris

Qu’elle a pour l’hyménée ? Où les a-t-elle pris ?        

À son âge on n’a point de chimères pareilles

À celles dont elle a fatigué mes oreilles.

Au contraire, une Agnès se fait illusion,

Et savoure à longs traits la douce impression

Que son cœur enchanté reçoit de la Nature ;

Elle ne voit l’hymen que sous une figure,

Qui, loin de l’effrayer, irrite ses désirs ;

Et ce portrait est fait par la main des Plaisirs.

Mais toutefois Sophie en est intimidée.

Madame, si ma nièce en prend une autre idée,

C’est l’effet des sujets de chagrin et d’ennui

Que vous lui débitez contre votre mari.

CONSTANCE, à part.

Mon malheur ne m’épargne aucune circonstance.

Haut.

Apprenez donc, monsieur, la façon dont je pense,

Et vous persisterez après, si vous l’osez,          

Dans l’accusation que vous me supposez.

Je n’ai qu’à me louer d’un heureux hyménée ;

Je ne méritais pas d’être si fortunée :

Mais enfin, si mon sort cessait d’être aussi doux,

Si j’avais à pleurer le cœur de mon époux,       

Je cacherais ma honte, en me rendant justice,

Et je me garderais d’augmenter mon supplice.

Un éclat indiscret ne fait qu’aliéner

Un cœur que la douceur aurait pu ramener.

Si quelque occasion peut mieux faire connaître,         

Et sentir de quel prix une épouse peut être,

Si quelque épreuve sert à le mieux découvrir,

C’est lorsqu’elle est à plaindre, et qu’elle sait souffrir.

Voilà mes sentiments, tirez la conséquence.

ARGANT.

On n’agit pas toujours aussi bien que l’on pense :     

Un beau raisonnement ne détruit pas un fait.

Enfin, si vous voulez me convaincre en effet,

Concourez avec moi pour marier ma nièce ;

Ôtez-lui de l’esprit ce travers qui me blesse ;

Et que bientôt Damon...

CONSTANCE.

C’est justement de quoi

J’avais à vous parler.

ARGANT.

Il me convient, à moi.

CONSTANCE.

Je n’imagine pas qu’il déplaise à Sophie.

ARGANT.

Ma nièce l’aimerait ?

CONSTANCE.

Du moins je m’en défie.

Oui, je crois qu’en secret elle y prend intérêt.

ARGANT.

Pourquoi refuse-t-elle un homme qui lui plaît ?         

CONSTANCE.

Ce n’est point un refus ; c’est de l’incertitude.

On ne s’engage point sans quelque inquiétude.

En cela j’aurais tort de la désapprouver :

Peut-être auparavant elle veut s’éprouver ;

Peut-être qu’elle cherche, autant qu’il est possible,

À s’assurer du cœur qu’elle a rendu sensible.

ARGANT.

Voilà bien des façons qui ne servent à rien.

Sophie paraît.

Bon. La voici, je vais commencer l’entretien.

 

 

Scène IV

 

SOPHIE, CONSTANCE, ARGANT

 

ARGANT, à Sophie.

Ma nièce, comment donc entendez-vous la chose ?

SOPHIE, en regardant Constance.

Vous a-t-on dit vrai ?

ARGANT.

Mais, ma foi, je le suppose.    

SOPHIE.

Après ce que Madame a dû vous confier,

Votre dessein n’est plus de me sacrifier.

ARGANT.

Moi, te sacrifier ! quand je veux au contraire

Te donner pour époux quelqu’un qui t’a su plaire ;

Damon ?

SOPHIE.

Qui vous a fait ces confidences-là ?   

ARGANT.

Hé ! c’est apparemment Madame que voilà,

Qui t’approuve, et qui croit qu’une fille à ton âge

Doit commencer d’abord par un bon mariage.

SOPHIE.

Oui, s’il en était un.

ARGANT.

Parbleu, c’est pour ton bien,

Pour te faire jouir d’un sort pareil au sien.       

SOPHIE.

Quoi ! vous me souhaitez un semblable partage !

En montrant Constance.

Madame est donc heureuse ?

ARGANT.

On ne peut davantage.

SOPHIE.

Est-ce elle qui le dit ?

CONSTANCE.

Je dois en convenir.

SOPHIE.

Voilà des nouveautés qu’on ne peut prévenir.

Ma crainte cependant n’est pas moins légitime.          

Je veux bien pour Damon avoir un peu d’estime,

Plus que je n’en avoue, et que je ne m’en crois :

Peut-être, si mon sexe abusé tant de fois,

Pouvait espérer d’être heureux en mariage,

Je choisirais Damon... L’exemple me rend sage :        

Madame, j’ai des yeux, et je vois assez clair.

Je remarque aujourd’hui qu’il n’est plus du bon air

D’aimer une compagne à qui l’on s’associe.

Cet usage n’est plus que chez la Bourgeoisie :

Mais ailleurs on a fait de l’amour conjugal      

Un parfait ridicule, un travers sans égal.

Un époux à présent n’ose plus le paraître ;

On lui reprocherait tout ce qu’il voudrait être.

Il faut qu’il sacrifie au préjugé cruel

Les plaisirs d’un amour permis et mutuel.      

En vain il est épris d’une épouse qui l’aime ;

La mode le subjugue en dépit de lui-même ;

Et le réduit bientôt à la nécessité

De passer de la honte à l’infidélité.

ARGANT.

Où peut-elle avoir pris une idée aussi creuse ?

SOPHIE, en montrant Constance.

Sur tout ce que je vois.

ARGANT.

Elle se dit heureuse.

SOPHIE.

Constance ! Heureuse, elle.

CONSTANCE, avec vivacité.

Oui, Madame, je le suis.

SOPHIE, avec vivacité.

Non, vous ne l’êtes pas.

CONSTANCE.

Madame, je vous dis...

Avec tant de douceur, de charmes et de grâces,

Deviez-vous éprouver de pareilles disgrâces ?

Elle a dit mon secret ; je vais dire le sien.

ARGANT.

Qui croire des deux ?

SOPHIE.

Moi.

ARGANT.

Je n’y connais plus rien.

CONSTANCE.

Me suis-je jamais plainte ?

SOPHIE.

En rien, et je vous blâme.

CONSTANCE.

M’avez-vous jamais vue ?...

SOPHIE.

Oui, malgré vous, Madame,

J’ai vu... j’ai reconnu les traces de vos pleurs ;

Au fond de votre cœur j’ai surpris vos douleurs.

Mais que dis-je ? J’y vois, malgré sa violence,

Le désespoir réduit à garder le silence.

ARGANT.

L’une se dit heureuse, et l’autre la dément :

Celle-ci ne veut pas épouser son amant.

Constance... Mais qui diable y pourrait rien comprendre ?

En attendant, je sais le parti qu’il faut prendre.

Vous m’avez entendu, Madame, heureuse ou non.

Quant à vous, je m’en vais remercier Damon...

Mesdames, à votre aise ; il ne faut point se rendre :

Ferme, continuez à ne vous pas entendre.

Il sort.

 

 

Scène V

 

CONSTANCE, SOPHIE

 

CONSTANCE, à Sophie.

Qu’avez-vous fait ?

SOPHIE, en rêvant.

Damon n’osera s’en aller.

CONSTANCE.

Ah ! Sophie, on croira que je vous fais parler.

Une épouse plaintive est encor moins aimable ;

Je le disais.

SOPHIE.

En quoi suis-je donc si coupable ?

Oui, ma chère Constance, il est vrai, je n’ai pu

Me contraindre. Quel tort fais-je à votre vertu ?

Vous êtes à vous-même un peu trop rigoureuse ;

Tant de délicatesse est fausse ou dangereuse.

Quoi ! parce qu’un perfide aura le nom d’époux,       

Il pourra me porter les plus sensibles coups,

Violer tous les jours le serment qui nous lie,

M’ôter impunément le bonheur de ma vie,

Sans qu’il me soit permis de réclamer des droits

Qui devraient être égaux !... Mais ils ont fait les lois.

Il faut que je ménage un cruel qui me brave !

Sa femme est sa compagne, et non pas son esclave.

Je vais dire encor plus : tant de tranquillité

Peut vous faire accuser d’insensibilité.

CONSTANCE, tendrement.

M’en soupçonneriez-vous ?

SOPHIE.

Non, je vous rends justice ;       

Je sais que vous souffrez le plus cruel supplice ;

Mais vous autorisez un injuste soupçon.

On peut interpréter d’une étrange façon,

Tous vos soins de paraître heureuse en apparence ;

On les peut imputer à votre indifférence,         

Au dépit, au mépris, à la haine, au dégoût,

Que nous donne un ingrat, quand il nous pousse à bout.

CONSTANCE.

Ah ! Sophie, épargnez du moins votre victime.

SOPHIE.

On peut aller plus loin.

CONSTANCE.

Non, mon époux m’estime.

SOPHIE.

Vous vous contentez là d’un bien faible retour ;         

L’estime d’un époux doit être de l’amour :

Oui, ce sentiment-là renferme tous les autres.

Quoi ! les hommes ont-ils d’autres droits que les nôtres ?

Se contenteraient-ils de n’être qu’estimés ?

Tout perfides qu’ils sont, ils veulent être aimés.        

Quant à moi, je suis née et trop tendre, et trop vive,

Pour oser m’exposer à ce qui vous arrive :

J’aimerais trop Damon ; j’en ferais un ingrat,

Et j’en mourrais, après le plus terrible éclat.

CONSTANCE.

Sur le cœur de Damon prenez plus d’assurance.        

SOPHIE.

Non, la fidélité n’est pas en leur puissance.

CONSTANCE.

Comptez sur son amour et sur sa probité.

SOPHIE, d’un ton affectueux.

Sur les mêmes garants n’aviez-vous pas compté ?

Que sont-ils devenus ? Qu’est-ce qui vous en reste ?

Ce n’était qu’une embûche et qu’un piège funeste,

Couverts de quelques fleurs qui ne durent qu’un jour.

L’Hymen n’acquitte plus les dettes de l’Amour.

 

 

Scène VI

 

FLORINE, CONSTANCE, SOPHIE

 

FLORINE.

Madame, je vous cherche. On vient...

CONSTANCE.

Que me veut-elle ?

FLORINE.

Souffrez que je respire.

CONSTANCE.

Eh ! bien, quelle nouvelle ?

FLORINE.

Tenez, j’en suis encor dans un enchantement !...         

Venez, vous trouverez dans votre appartement.

CONSTANCE.

Mon époux ?

FLORINE.

Votre époux !... Lui !... La demande est bonne !

Est-ce jamais par-là que son chemin s’adonne ?

Il est vrai que ceci serait assez nouveau,

Vous logez l’un et l’autre aux deux bouts du château.

CONSTANCE.

Florine, sachez mieux respecter votre maître.

FLORINE.

Je me tais... mais...

SOPHIE.

Sachons ce que ce pourrait être.

FLORINE.

Vous ne devinez pas ?... C’est votre habit.

CONSTANCE.

Comment ?

FLORINE.

Que l’on vient d’apporter, Madame ; il est charmant.

CONSTANCE.

Cette fille extravague.

FLORINE.

Écoutez-moi, de grâce ;

Ou plutôt, venez voir : c’est un habit de chasse ;

Mais d’un air, mais d’un goût : venez vous habiller.

Sous cet ajustement que vous allez briller !

Vous allez ajouter conquête sur conquête.

CONSTANCE.

Mais quelle vision lui passe par la tête ?          

D’où me vient cet habit ?

FLORINE.

Je ne sais point cela.

CONSTANCE.

Je n’ai point commandé cet habillement-là.

FLORINE, après avoir rêvé.

Ah ! ah ! Mais ceci passe un peu la raillerie.

Quoi ! Madame, serait-ce une galanterie ?

CONSTANCE.

Une galanterie, et qui s’adresse à moi !

FLORINE.

À qui voulez-vous donc qu’on ait fait cet envoi ?

CONSTANCE, à Sophie, après avoir rêvé.

Mais n’est-ce point à vous que ce présent s’adresse ?

Damon, de qui votre oncle approuve la tendresse...

SOPHIE, avec vivacité.

Oui, j’aimerais assez qu’il prît ces libertés.

CONSTANCE.

Dois-je être plus en bute à des témérités ?...

Mais voici mon époux : dans cette conjoncture,

Dois-je lui confier cette étrange aventure ?

 

 

Scène VII

 

DURVAL, CONSTANCE, SOPHIE, FLORINE

 

DURVAL, à part.

Voyons un peu l’effet qu’ont produit mes présents.

Haut.

Madame éclate enfin en regrets offensants.

CONSTANCE.

Durval, vous m’étonnez.

DURVAL.

On vient de me l’apprendre ;

Cet éclat, je l’avoue, a lieu de me surprendre :

Je ne l’aurais pas cru, malgré tous mes soupçons ;

Vous m’avez procuré d’assez belles leçons,

Qui ne sortiront pas sitôt de ma mémoire.

CONSTANCE, à Sophie.

Je l’avais bien prévu... Monsieur, pouvez-vous croire...        

Hélas ! c’est un excès où je n’ai point de part...

Mais à mon désaveu vous n’avez point d’égard.

Vous allez me haïr... ah ! cruelle Sophie !

SOPHIE.

J’en suis la cause ; il faut que je la justifie.

À Durval.

Je n’imaginais pas qu’on eût la cruauté

De joindre l’injustice à l’infidélité.

DURVAL, à part.

Ce temps n’est plus.

SOPHIE.

Ingrat.

CONSTANCE.

Épargnez...

FLORINE.

Point de grâce.

Ah ! si pour un moment j’étais en votre place.

SOPHIE.

Sur quel droit pouvez-vous ici vous retrancher ?

Vous voulez empêcher un cœur de s’épancher ;         

Quand vous le remplissez de fiel et d’amertume,

Au plus grand des malheurs il faut qu’il s’accoutume,

Et qu’il expire enfin sans pousser un soupir.

CONSTANCE, à Sophie.

Vous me perdez, Madame.

DURVAL, à part.

Il faut lui découvrir...

SOPHIE.

Prenez-vous-en à moi, c’est moi qui me suis plainte.

DURVAL.

Vous ?

SOPHIE.

Oui, je souffrais trop de la voir si contrainte ;

Je n’ai pu la laisser dans un si triste état,

Sans faire, en dépit d’elle, un nécessaire éclat :

J’ai vengé sa vertu.

DURVAL.

Madame est bonne amie.

SOPHIE.

De grâce, épargnez-nous cette froide ironie.

FLORINE, avec vivacité.

Quand même vous seriez encor mieux son époux,

C’est que vous devriez filer un peu plus doux,

Et baiser tous les pas par où Madame passe ;

Mais vous n’en ferez rien.

CONSTANCE, avec fierté.

Florine, je vous chasse ;

Sortez.

FLORINE, à Constance.

Moi ?

DURVAL, en ramenant Florine.

Révoquez un arrêt si cruel ;      

Cette fille vous aime, il est bien naturel.

À Florine.

Viens, cet avis mérite une autre récompense ;

Tiens, prends...

FLORINE, en recevant quelques louis.

Je n’ai pas cru vous induire en dépense.

DURVAL, à Constance.

Madame, faites grâce à ses vivacités.

FLORINE, à Durval.

Ah ! puisque vous payez si bien vos vérités,

Une autre fois j’aurai le reste de la bourse.

Durval la lui donne.

SOPHIE.

La plaisanterie est d’une grande ressource.

DURVAL, à Constance, d’un air plus enjoué.

C’est assez... Savez-vous l’étiquette du jour ?

Car il faut amuser ceux qui vous font leur cour.

FLORINE, à part.

Oui ! c’est bien là de quoi Madame s’embarrasse !     

DURVAL.

Vous avez aujourd’hui le plaisir de la chasse,

Grande musique ensuite, et bal toute la nuit.

Ne déconcertez point le plaisir qui vous suit,

Madame, on partira lorsque vous serez prête...

En la regardant.

Vous avez un habit convenable à la fête...        

CONSTANCE, avec embarras.

Monsieur...

DURVAL, vivement.

Le rendez-vous est au milieu du bois ;

De-là vous pourrez être au lancer, aux abois,

Avec cette calèche et ce double attelage,

Dont vous avez refait enfin votre équipage.

Votre écuyer laissait dépérir votre train ;         

Même il vous manque encor quelques chevaux de main...

Constance se trouble, et paraît interdite.

Madame, ce discours semble vous interdire !

À ces dépenses-là je ne vois rien à dire :

Dépensez hardiment, et vous aurez raison.

FLORINE, à part.

Cet époux a pourtant quelque chose de bon.

CONSTANCE.

Ce que vous m’apprenez a lieu de me surprendre...

Il m’est bien douloureux d’avoir à vous apprendre

Le trop juste sujet de ma confusion.

Que je suis malheureuse !

DURVAL.

À quelle occasion ?

CONSTANCE.

Ah ! je n’aurais jamais prévu, lorsque j’y pense,         

Que l’on pût avec moi prendre tant de licence.

DURVAL, contrefaisant l’étonné.

Vous parlez de licence ! en quoi donc, s’il vous plaît ?

CONSTANCE.

J’ignore absolument... je ne sais ce que c’est...

En un mot...

DURVAL.

Achevez... mais qui vous en empêche ?

CONSTANCE.

Cet habit... ces chevaux, avec cette calèche...

DURVAL.

Eh ! bien ?

CONSTANCE.

S’ils sont chez moi...

DURVAL.

C’est une vérité.

CONSTANCE.

Quelqu’un aura sans doute eu la témérité...

Mais c’est assez, je crois que vous devez m’entendre.

DURVAL.

Oui, Madame, il n’est pas difficile à comprendre

Que ce sont des présents qui vous ont été faits.

CONSTANCE.

J’ignore à qui je dois ces indignes bienfaits.

DURVAL.

Et vous ne daignez pas chercher à le connaître ?...

FLORINE, à part.

J’aurais déjà tout fait sauter par la fenêtre.

DURVAL.

Mais sur qui vos soupçons pourraient-ils s’arrêter ?

CONSTANCE.

Je laisse dans l’oubli ce qui doit y rester.          

DURVAL, à part.

Se peut-il que je sois si loin de sa pensée ?

CONSTANCE.

Je voudrais ignorer que je suis offensée.

DURVAL, à part.

N’importe, donnons-lui de violents soupçons.

Haut.

Madame, cependant j’ai de fortes raisons

Pour oser vous presser, et même avec instance,         

D’éclaircir ce mystère... il nous est d’importance,

Plus que je n’ose dire... et que vous ne croyez ;

Je vous en saurai gré, si vous me l’octroyez.

Voyez, examinez... découvrez... je vous prie,

Qui peut avoir risqué cette galanterie...

De plus... présents ou non... Madame... vous pouvez...

Oui, vous m’obligerez, si vous vous en servez.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

CONSTANCE, SOPHIE, FLORINE

 

SOPHIE, à Constance.

Eh ! bien, que dites-vous de cette complaisance ?

FLORINE.

Cet époux dans la vie apporte assez d’aisance.

CONSTANCE, après avoir rêvé.

N’est-ce point mon époux qui m’a fait ces présents ?

FLORINE.

Des époux ne font pas des tours aussi plaisants ;

Pour qui les prenez-vous ? Ne croyez point, Madame,

Qu’un mari soit jamais prodigue envers sa femme ;

Il lui donne à regret, toujours moins qu’il ne faut,

Et lui fait tout valoir cent fois plus qu’il ne vaut.        

Mais nous avons ici Damis avec Clitandre,

Galants déterminés, prêts à tout entreprendre ;

Je crois qu’on en pourrait accuser ces Messieurs.

SOPHIE.

As-tu quelque soupçon ?

FLORINE.

J’en ai même plusieurs.

SOPHIE.

Je ne puis rien comprendre à cette indifférence.         

Se peut-il qu’un époux ait tant de tolérance ?

CONSTANCE.

Eh ! n’empoisonnez pas encore mes douleurs.

Hélas ! je sens assez le poids de mes malheurs :

Daignez au moins cacher ma nouvelle disgrâce.

À Sophie.

Je vais me renfermer... Allez, suivez la chasse.

SOPHIE.

Je ne vous quitte point.

CONSTANCE.

Vous prenez trop de part

À l’état où je suis... laissez-moi, par égard.

Profitez du plaisir que l’on offre à vos charmes,

Je n’ai plus que celui de répandre des larmes.

Elle sort.

SOPHIE, en la regardant aller.

Quel état ! Et l’on veut que je prenne un époux ?       

Qu’on ne m’en parle plus ; ils se ressemblent tous.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

DURVAL, DAMON

 

DURVAL, paraît rêveur ; il va et vient.

Notre cerf n’a pas fait assez de résistance.

DAMON.

Il est vrai : mais entrons un moment chez Constance.

DURVAL, toujours distrait.

Mon équipage est bon : j’imagine qu’ailleurs

Il serait malaisé d’en trouver de meilleurs.      

DAMON.

Constance en devait être ; elle n’est point venue.

DURVAL.

Je devine à peu près ce qui l’a retenue.

DAMON.

Entrons chez elle... Allons ; c’est une attention

Dont elle vous aura de l’obligation.

DURVAL.

Oui ; mais je ne vais guère en visite chez elle.

On y peut envoyer.

DAMON.

Quelle excuse cruelle !

Du sort de ton épouse adoucis la rigueur ;

L’esprit doit réparer les caprices du cœur.

C’est trop d’y joindre encore un mépris manifeste ;

Souvent les procédés font excuser le reste.

DURVAL, après avoir regardé partout.

Je crois tous nos chasseurs dans son appartement...

Pour nous entretenir, choisissons ce moment.

Il soupire.

Cher ami, qu’envers toi je me trouve coupable !

Je t’ai fait un secret dont la charge m’accable ;

Je t’ai craint ; j’ai prévu tes conseils, des discours,      

Que ma faible raison me rappelle toujours.

Quand j’ai voulu parler, la honte m’a fait taire ;

Et je crains qu’entre nous l’amitié ne s’altère.

DAMON.

Durval, j’ai des défauts, et même des plus grands ;

Mais je n’ai pas celui d’être de ces tyrans         

Qui font de leurs amis de malheureux esclaves ;

Leur pénible amitié n’est que fers et qu’entraves ;

Toujours jaloux, et prêts à se formaliser,

Il leur faut des sujets qu’ils puissent maîtriser.

Mais la vraie amitié n’est point impérieuse ;

C’est une liaison libre et délicieuse,

Dont le cœur et l’esprit, la raison et le temps,

Ont ensemble formé les nœuds toujours charmants ;

Et sa chaîne, au besoin, plus souple et plus liante,

Doit prêter de concert, sans qu’on la violente.

Voilà ce qu’avec vous jusqu’ici j’ai trouvé,

Et qu’avec moi, je crois, vous avez éprouvé.

DURVAL d’un air pénétré.

Eh ! bien, sois donc enfin le seul dépositaire

D’un secret dont je vais t’avouer le mystère ;

Que du fond de mon cœur, il passe au fond du tien ;

Qu’il y reste caché, comme il l’est dans le mien.

Mes inclinations, ami, sont bien changées ;

Mes infidélités vont être bien vengées...

J’aime... hélas ! que ce terme exprime faiblement

Un feu... qui n’est pourtant qu’un renouvellement,

Qu’un retour de tendresse imprévue, inouïe,

Mais qui va décider du reste de ma vie !

DAMON, avec étonnement.

Quoi ! ton volage cœur se livrera toujours

À des feux étrangers, à de folles amours !

Ces ardeurs autrefois si pures et si tendres,

Ne pourront-elles plus renaître de leurs cendres ?

Tu perds tous les plaisirs que tu cherches ailleurs ;

L’inconstance est souvent un des plus grands malheurs.

DURVAL.

Apprends quel est l’objet qui cause mon supplice.

DAMON.

Non ; je suis ton ami, mais non pas ton complice.      

DURVAL.

Ne m’abandonne pas dans mes plus grands besoins ;

Permets-moi d’achever : je compte sur tes soins.

DAMON, en s’éloignant.

Je ne veux point entrer dans cette confidence.

DURVAL, en le ramenant.

Je puis t’en informer sans aucune imprudence.

Cet objet si charmant dont je reprends les lois,

Mais que je crois aimer pour la première fois ;

Cette femme adorable à qui je rends les armes,

Qui du moins à mes yeux a repris tant de charmes...

C’est la mienne.

DAMON.

Constance !

DURVAL.

Elle-même.

DAMON.

Ah ! Durval,

À mon ravissement rien ne peut être égal...

N’est-ce point un dépit, un goût faible et volage,

Un accès peu durable, un retour de passage ?

DURVAL.

Tu le crains, et Constance en pourra craindre autant.

Qu’il est triste d’avoir été trop inconstant !...

Le véritable amour se prouve de lui-même.

Déjà, pour l’assurer de ma tendresse extrême,

J’ai, par mille moyens qu’invente mon amour,

Rassemblé les plaisirs dans cet heureux séjour.

Apprends donc que je suis cet amant qu’on ignore,

Qui procure sans cesse à l’objet que j’adore

Tous ces amusements imprévus et nouveaux,

Dont tout le monde ici soupçonne des rivaux,

Assez vains pour nourrir une erreur si grossière.

Je lui fais des présents de la même manière...

On s’attache encor plus par ses propres bienfaits ;     

Je le sens, je l’en veux accabler désormais.

On s’enrichit du bien qu’on fait à ce qu’on aime.

DAMON.

Mais tu dois lui causer un embarras extrême.

Que peut-elle penser ?... Durval, y songes-tu ?

DURVAL.

Oui, je viens de jouir de toute sa vertu.

J’ai vu le trouble affreux dont son âme est atteinte ;

Cependant je feignais, en écoutant sa plainte ;

J’affectais un air libre, et vingt fois j’ai pensé

Me déclarer... tu vas me traiter d’insensé.

Malgré tout cet amour dont je t’ai rendu compte,       

Je me sens retenu par une fausse honte.

Un préjugé fatal au bonheur des époux,

Me force à lui cacher un triomphe si doux.

Je sens le ridicule où cet amour m’expose.

DAMON.

Comment ! du ridicule !... Et quelle en est la cause ?

Quoi ! d’aimer sa femme ?

DURVAL.

Oui, le point est délicat :

Pour plus d’une raison, je ne veux point d’éclat ;

Je n’ai déjà donné sur moi que trop de prise...

Ce raccommodement devient une entreprise...

J’avais imaginé d’obtenir de la Cour

Un congé pour passer deux mois dans ce séjour,

Sous prétexte de faire ici ton mariage.

Damon, voilà pourquoi Constance est du voyage :

J’y croyais être libre et seul avec les miens,

Je comptais y trouver en secret des moyens

Pour pouvoir sans éclat renouer notre chaîne ;

Mais pour les malheureux la prévoyance est vaine.

Ma maison est ouverte à tous les survenants,

Mon rang m’attire ici mille respects gênants...

Clitandre avec Damis, sans que je les en prie,

Ne se sont-ils pas mis aussi de la partie ?

Tu les connais, ce sont d’assez mauvais railleurs ;

Alors contre moi seuls ils deviendront meilleurs.

Ainsi des autres ; c’est à quoi je dois m’attendre...

Je ne pourrai jamais soutenir cette esclandre ;

Il faudra tout quitter : j’irai me séquestrer,

Ou, pour mieux dire, ici je viendrai m’enterrer

Avec des campagnards dont tu connais l’espèce,

Sans que dans mon désert un seul ami paroisse.

Et véritablement, quelle société

Que celle d’un mari de sa femme entêté,

Qui n’a des yeux, des soins, des égards que pour elle,

Et que, pour ainsi dire, elle tient en tutelle ?

DAMON, froidement.

Tout bien examiné, vous verrez qu’un mari

Ne doit jamais aimer que la femme d’autrui.

DURVAL.

Tu ris. Suis-je venu pour mettre la réforme ?

DAMON, ironiquement.

Le serment de s’aimer n’est donc que pour la forme ?

L’intérêt le fait taire ; il ne tient qu’un moment...

Vivement.

Dis-moi, trahirais-tu tout autre engagement ?

Oserais-tu produire une excuse aussi folle ?

Au dernier des humains tu tiendrais ta parole ;

Il saurait t’y forcer, aussi-bien que les lois.

Tendrement.

Mais une femme n’a pour soutenir ses droits,

Que sa fidélité, sa faiblesse et ses larmes ;

Un époux ne craint point de si fragiles armes.

Ah ! peut-on faire ainsi, sans le moindre remord,

Un abus si cruel de la loi du plus fort ?

DURVAL.

Je suis désespéré ; mais je cède à l’usage.

Suis-je le seul ?... Tu sais que l’homme le plus sage

Doit s’en rendre l’esclave.

DAMON, vivement.

Oui, lorsqu’il ne s’agit

Que d’un goût passager, d’un meuble ou d’un habit :

Mais la vertu n’est point sujette à ses caprices ;

La mode n’a point droit de nous donner des vices,

Ou de légitimer le crime au fond des cœurs.

Il suffit qu’un usage intéresse les mœurs,        

Pour qu’on ne doive plus en être la victime ;

L’exemple ne peut pas autoriser un crime.

Faisons ce qu’on doit faire, et non pas ce qu’on fait.

DURVAL.

Mais enfin je me sens assez fort en effet,

Pour sacrifier tout, sans que je le regrette,        

Pour aller vivre ensemble au fond d’une retraite.

DAMON.

Mais voilà le parti d’un vrai désespéré.

DURVAL.

Et c’est pourtant le seul que j’aurais préféré.

Un inconvénient, sans doute inévitable,

M’imprime une terreur encor plus véritable.

Si j’apprends à Constance un triomphe si doux,

Si ma femme me voit tomber à ses genoux,

Comment daignera-t-elle user de sa victoire ?

Je crains de lui donner moins d’amour que de gloire ;

Je crains que sa fierté ne surcharge mes fers.

On en voit tous les jours mille exemples divers.

DAMON.

On en trouve toujours de toutes les espèces,

Surtout lorsque l’on cherche à flatter ses faiblesses.

Ce soupçon pour Constance est trop injurieux.

DURVAL.

Tu ne le connais pas, ce sexe impérieux :         

Dans notre abaissement il met son bien suprême ;

Il veut régner, il veut maîtriser ce qu’il aime,

Et ne croit point jouir du plaisir d’être aimé,

S’il n’est pas le tyran du cœur qu’il a charmé.

DAMON.

Ce reproche convient à l’un tout comme à l’autre.      

Eh ! pourquoi voulons-nous qu’il soit soumis au nôtre ?

Mais le traitons-nous mieux, quand nous l’avons séduit ?

Notre empire commence où le sien est détruit.

Nous plaindrons-nous toujours, injustes que nous sommes,

De ce sexe qui n’a que le défaut des hommes ?

Quel ridicule orgueil nous fait mésestimer

Ce que nous ne pouvons nous empêcher d’aimer ?

DURVAL.

Constance aura de plus à punir mes parjures,

À redouter encor de nouvelles injures,

À craindre une rechute, un nouvel abandon ;

Constance doit me faire acheter mon pardon.

Que de soins, de soupirs, de regrets et de larmes,

Faudra-t-il que j’oppose à ses justes alarmes !

Plus je vais employer de faiblesse et d’amour,

Et plus son ascendant croîtra de jour en jour.

Il rêve.

Ah ! c’en est trop, il faut suivre ma destinée,

La résolution en est déterminée...

DAMON, en l’embrassant.

Ah ! cher ami, reçois le prix de ta vertu.

Que ce retour heureux va causer !...

DURVAL.

Que dis-tu ?

Quelle méprise !

DAMON.

Aux pieds d’une épouse adorable, 

Ne vas-tu pas reprendre une chaîne durable ?

DURVAL.

Au contraire.

DAMON.

Quoi donc ?

DURVAL.

Je vais me dérober

Au danger évident où j’allais succomber.

Je renonce aux projets dont je viens de t’instruire.

Laisse-moi, tes conseils ont pensé me séduire.

DAMON.

Mais songe donc aux biens où tu vas renoncer.

Sais-tu bien quel arrêt tu viens de prononcer ?

Il faut donc que Constance expire dans les larmes,

Lorsqu’elle eût pu te faire un sort si plein de charmes ?

Que d’attraits, que d’amour, que de plaisirs perdus !

Si tu la haïssais, que ferais-tu de plus ?

DURVAL, d’un ton pénétré.

Hélas ! il faut se rendre, et lui sauver la vie.

C’en est fait, pour jamais ma honte est asservie...

Sois content, mon cœur cède, et se rend à l’amour.

Viens être le témoin du plus tendre retour.

Il fait quelques pas pour sortir, Constance arrive, il se trouble.

Quelle rencontre, ô ciel ! C’est elle qui s’avance...

Ne ferai-je pas mieux d’éviter sa présence ?

Il veut s’en aller, Damon le retient.

 

 

Scène II

 

CONSTANCE, DURVAL, DAMON

 

DURVAL, après quelque résistance, se rapproche avec Damon, à Constance.

Je retenais Damon qui voulait s’en aller :

Je crois que devant lui nous pouvons nous parler ?

CONSTANCE.

Il n’est jamais de trop.

DURVAL.

On vous a demandée.

DAMON.

L’on a dit que Madame était incommodée.

CONSTANCE, à Durval.

Je l’ai feint, et je viens vous en rendre raison.

DURVAL, avec douceur.

Vous ne m’en devez rendre en aucune façon.

CONSTANCE.

Hélas ! j’avais besoin d’un peu de solitude.

Vous savez le sujet de mon inquiétude ;          

Elle augmente sans cesse, et je crains tous les yeux.

Depuis que l’on m’a fait ces dons injurieux,

Je n’en puis sans douleur envisager la suite ;

Je crains d’autoriser une indigne poursuite...

DURVAL.

Est-ce pour ces présents ? On saura vos refus.

CONSTANCE.

Ah ! j’étais respectée, et je ne le suis plus.

DURVAL, l’embrasse, et tendrement.

Rassurez-vous, c’est moi... qui... me charge du blâme.

CONSTANCE.

J’en mourrai de douleur.

DURVAL, avec trouble.

Cela suffit, Madame...

À Damon.

Je ne sais où j’en suis.

DAMON, bas, à Durval.

Il faut t’aider un peu.

DURVAL, bas, et vivement, à Damon.

Cher ami, n’en fais rien, ou crains mon désaveu.        

CONSTANCE, étonnée, s’approchant d’eux.

Qu’avez-vous ?

DURVAL, un peu remis.

Ce n’est rien. J’ai peine à le réduire...

C’est à votre sujet... il faut vous en instruire...

Sachez donc un secret... vous ne le croirez pas...

Vous voyez devant vous...

CONSTANCE.

Eh ! bien ?

DURVAL.

Notre embarras...

Oui, vous voyez... quelqu’un qui n’ose plus attendre...        

Qui craint de compromettre un amour aussi tendre...

Mais... que ne pouvez-vous lire au fond de son cœur...

Vous parlez de Damon ?

DURVAL, vivement.

Justement.

DAMON.

Quelle erreur !

En vérité, Madame, il parle de lui-même.

DURVAL.

Non, il me fait parler... voyez son trouble extrême...

Il est timide, il craint de vous trop rabaisser...

Il n’ose vous prier de vous intéresser

À son bonheur.

DAMON.

Bourreau !

CONSTANCE.

Sa crainte est indiscrète.

DURVAL.

Je le disais.

CONSTANCE.

Il sait combien je le souhaite.

DURVAL.

Ah ! vous me ravissez : prêtez-lui votre appui.

CONSTANCE.

Damon y peut compter.

DURVAL.

Moi, je réponds pour lui ;

Je me rends le garant d’une flamme si belle.

DAMON, bas, à Durval.

Morbleu, parlez pour vous.

CONSTANCE, bas.

Quel garant infidèle !

DURVAL.

Ôtez donc à Sophie un préjugé fatal

Qu’elle a contre l’hymen. Ah ! qu’elle en juge mal !

Qu’au contraire leur sort sera digne d’envie !

Non, il n’est point d’état plus heureux dans la vie,

Pour ceux que la raison et l’amour ont unis.

L’hymen seul peut donner des plaisirs infinis ;

On en jouit sans peine et sans inquiétude :      

On se fait l’un pour l’autre une heureuse habitude

D’égards, de complaisance, et de soins les plus doux.

S’il est un sort heureux, c’est celui d’un époux,

Qui rencontre à la fois dans l’objet qui l’enchante,

Une épouse chérie, une amie, une amante.      

Quel moyen de n’y pas fixer tous ses désirs !

Il trouve son devoir dans le sein des plaisirs.

CONSTANCE, tendrement.

Je sens que ce portrait devrait être fidèle.

DURVAL, en la regardant de même.

Madame, on en pourrait trouver plus d’un modèle.

 

 

Scène III

 

CLITANDRE, DAMIS, ARGANT, CONSTANCE, DURVAL, DAMON

 

CLITANDRE, aux autres, en entrant.

Voilà ce que jamais on n’aurait attendu.           

DURVAL, troublé, à Damon.

C’est Clitandre et Damis ; m’auraient-ils entendu ?

CLITANDRE, en riant.

Venez, rassemblons-nous, la scène est impayable...

Si risible, en un mot, qu’elle en est incroyable.

Il rit.

Laisse-m’en rire encore.

ARGANT.

Allons, rions. De quoi ?

CLITANDRE, à Durval.

On m’écrit... tu riras.

DURVAL, froidement.

Peut-être.

CLITANDRE.

Oh ! par ma foi,

Nous ne le craindrons plus, cet aimable volage,

Ce célèbre coquet, ce galant de notre âge,

Qui fut le plus heureux de tous les inconstants ;

Nous le connaissons tous, et même à nos dépens :

Sainfar.

ARGANT.

Je le connais : son père fut de même ;

Il était en amour d’une fortune extrême.

Il faut qu’à son sujet je vous... Non, poursuivez ;

Voyons quels contretemps lui sont donc arrivés.

DAMON.

Peut-être quelque époux d’humeur moins pacifique,

En a fait le héros d’une histoire tragique ?       

ARGANT.

Est-ce que pour si peu l’on traite ainsi les gens ?

CLITANDRE.

Non, il n’en a jamais trouvé que d’indulgents.

CONSTANCE.

Aurait-il fait au jeu quelque dette importune ?

CLITANDRE.

Non, le jeu n’a jamais dérangé sa fortune.

DURVAL.

Se serait-il battu ?

DAMIS.

Ce n’est pas son défaut.

DAMON.

Est-il disgracié ?

CLITANDRE.

Bien pis.

ARGANT.

Mort ?

CLITANDRE.

Autant vaut ;

Il est amoureux fou.

TOUS, c’est-à-dire, Durval, Argant, Damon.

De qui ?

CLITANDRE.

C’est lettres closes.

Devine si tu peux, et choisis si tu l’oses :

Je vous le donne en cent. Qui l’aurait jamais cru ?

DURVAL.

Il est audacieux.

CLITANDRE.

Il en a rabattu.

DAMON.

Une franche coquette a-t-elle su lui plaire ?

CLITANDRE.

Eh ! mais, une coquette est un choix ordinaire.

ARGANT.

Est-ce cette Marquise assez bien en appas,

Mais qui ne plaît qu’alors qu’elle n’y pense pas ?

CLITANDRE.

Non.

ARGANT.

A-t-il entrepris le cœur de quelque prude ?

En tout cas, je le plains ; l’esclavage en est rude ;

Il faut trop les aimer, et trop correctement.

CLITANDRE.

Non.

ARGANT.

C’est donc cette Actrice ?

CLITANDRE.

Eh ! non, aucunement.

CONSTANCE.

Mais ne serait-ce point son épouse qu’il aime ?

ARGANT.

Sa femme !

CLITANDRE.

Et vraiment oui, c’est sa femme, elle-même...

ARGANT.

Ce sont contes en l’air qu’il vient vous faire ici.

CLITANDRE.

Pardonnez-moi.

DURVAL, à Damon.

Sainfar aime sa femme aussi.

DAMIS, à Constance.

On vous en avait dit quelque mot à l’oreille ;

On ne devine pas une énigme pareille.

CONSTANCE, avec un peu de fierté.

Pour peu qu’on soit sensé, l’on devine le bien...

Mais vous vous étonnez fort à propos de rien :

C’est un cœur égaré que le devoir ramène,

Que l’amour fait rentrer dans sa première chaîne,

Qui n’a jamais trouvé de vrais plaisirs ailleurs,

Et qui veut être heureux en dépit des railleurs.          

Je crains que ma présence ici ne vous déplaise,

Je vous laisse railler et médire à votre aise.

 

 

Scène IV

 

ARGANT, DURVAL, DAMON, CLITANDRE, DAMIS

 

CLITANDRE.

Constance prend la chose affirmativement.

ARGANT.

Bon ! bon ! c’est pour la forme.

DAMON.

Elle a grand tort, vraiment.

ARGANT.

Je suis sûr qu’elle en rit dans le fond de son âme...

Eh ! bien, notre galant aime jusqu’à sa femme ?

C’est avoir pour le sexe un furieux penchant.

DURVAL, à Clitandre.

Et que dit-on partout d’un retour si touchant ?

DAMIS.

À ton avis, Durval ? L’enquête me fait rire.

CLITANDRE.

Parbleu, cette sottise en a fait beaucoup dire.

À la cour, à la ville, on l’a tant blasonné,

Hué, sifflé, berné, brocardé, chansonné,

Qu’enfin, ne pouvant plus tenir tête à l’orage,

Avec sa Pénélope il a plié bagage :

En fin fond de province, il l’a contrainte à fuir ;          

Ils sont allés s’aimer, et bientôt se haïr.

ARGANT.

C’est un enlèvement.

DAMIS.

Qui n’est pas fort d’usage.

ARGANT.

Ce n’est point là le but que le sexe envisage ;

Lorsqu’au nôtre il veut bien se laisser assortir,

C’est d’entrer dans le monde, et non pas d’en sortir.

DURVAL.

Ils jouissent, sans doute, au fond de leur retraite,

D’une félicité qui doit être parfaite.

CLITANDRE.

Sainfar n’a de ses jours été si malheureux ;

Il adore en esclave un tyran dédaigneux,

Un maître dont il est le premier domestique,

Qui trop sûr à présent d’un pouvoir despotique,

Le punit du passé, se venge de l’ennui

De se voir enterré de la sorte avec lui.

DAMIS.

Sa femme l’a remis à son apprentissage.

CLITANDRE.

C’est à recommencer.

ARGANT.

Sans doute, c’est l’usage...

Cet homme est possédé du démon conjugal.

CLITANDRE.

Possédé de sa femme... Eh ! ris-en donc, Durval.

DURVAL, à Damon.

Oui... rien n’est plus plaisant... Quelle épreuve !... J’enrage.

CLITANDRE.

C’est un homme perdu, noyé dans son ménage.

ARGANT.

Abîmé.

CLITANDRE.

Confisqué.

DAMIS.

Nul.

DURVAL, à Damon.

Ami, quels propos !

DAMIS, à Durval.

Depuis quand n’oses-tu rire aux dépens des sots ?

DURVAL, avec embarras.

Moi ? point du tout ; j’en ris autant qu’il m’est possible.

DAMON, avec indignation.

Pour qui donc cette histoire est-elle si risible ?

Pour des évaporés, des gens avantageux,

Qui croiraient composer tout le public entr’eux,        

Et qui ne sont pour lui qu’un sujet de scandale.

Mais je vous crois, messieurs, un peu plus de morale :

Non, vous ne pensez pas ce que vous avancez.

À tous autres qu’à vous, à des gens moins sensés,

Je dirais, indigné de tout ce badinage,

Si l’amour du devoir n’est pas à votre usage,

Laissez-le pratiquer, sans y prendre intérêt ;

Oui, laissez la vertu du moins pour ce qu’elle est.

DAMIS, à Damon.

Je n’ai jamais douté de ta philosophie ;

Nous en ferons ta cour à l’aimable Sophie.      

DAMON.

Que ceux à qui je parle en fassent leur profit ;

Du reste, je vous suis obligé.

DAMIS.

C’est bien dit.

Moi, je crois qu’on peut rire, et même sans scrupule,

D’un amour que le monde a jugé ridicule.

Sainfar est dans le cas ; on en est convenu.       

Il a pris un travers assez bien reconnu,

Puisque son aventure est mise en comédie.

ARGANT.

Tout de bon ?

DAMIS.

J’ai la pièce ; on l’a fort applaudie :

Nous sommes dans le goût d’en jouer entre nous ;

Nous jouerons celle-ci... Messieurs, qu’en dites-vous ?        

ARGANT.

Volontiers.

DURVAL, froidement.

Si l’on veut.

DAMON, avec colère.

C’est une farce infâme.

DAMIS.

On la nomme l’Époux amoureux de sa femme.

ARGANT.

Bon ! c’est un des travers qu’on doit moins épargner :

Il n’est pas fort commun : mais il pourrait gagner ;

Et la société n’y ferait pas son compte.

Combien il est d’époux retenus par la honte !

Tant mieux... Aurai-je un rôle ?

DAMIS.

Oui, sans doute.

ARGANT.

Fort bien.

DAMIS.

Les Dames y joueront : Constance aura le sien,

Elle sera l’épouse aimée à toute outrance :

Durval contrefera l’amoureux de Constance :

Damon aura tout juste un rôle de Caton ;

À Clitandre.

Toi, celui d’Étourdi.

ARGANT.

L’arrangement est bon.

DAMIS.

Il nous faut un Valet : qui pourrait bien le faire ?...

À Durval.

Ah ! ton Valet de chambre, Henri ; c’est notre affaire.

Ainsi du reste.

DAMON.

Oui ; mais ne comptez pas sur moi.  

DAMIS.

Durval, tu te fais fort apparemment ?

DURVAL, froidement.

De quoi ?

DAMIS.

C’est d’engager Constance à jouer dans la Pièce.

ARGANT.

Je vais la prévenir, aussi-bien que ma nièce.

Il sort.

DAMIS, à Durval.

Détermine Damon : quant à toi, tu sais bien

Que l’on doit se prêter ; tu ne risqueras rien.

Ils sortent.

 

 

Scène V

 

DURVAL, DAMON

 

DURVAL, d’un air ironique.

En est-ce assez ? Dis-moi, que pourras-tu répondre ?

Il fallait cet exemple, afin de te confondre.

Où m’allais-je embarquer ?... Ne me presse donc plus ;

Tes conseils désormais deviendraient superflus.

DAMON.

Vous permettez qu’on joue une farce indiscrète,        

Et vous y prenez même un rôle.

DURVAL.

Oui, je m’y prête.

À ma femme du moins je parlerai d’amour ;

Je verrai ses beaux yeux y répondre à leur tour ;

J’en jouirai sans risque, et sans me compromettre.

Hélas ! c’est un plaisir qu’on doit bien me permettre...         

J’aurais dû refuser... Oui, je me trahirai :

On verra que je sens tout ce que je dirai.

Je mettrai, malgré moi, trop d’amour dans mon rôle ;

Je me perdrais : je vais retirer ma parole.

DAMON.

Est-il temps ? Il fallait ne pas tant s’avancer.

Constance est prévenue, elle pourra penser

Que tu n’as refusé que par mépris pour elle.

À part.

Il le faut embarquer.

DURVAL, après avoir rêvé.

Ta remarque est cruelle...

Je ferai beaucoup mieux de tout abandonner ;

De prétexter un ordre, et de m’en retourner ;

Je le vais annoncer, et partir tout de suite.

Il va pour sortir, et revient.

DAMON.

Quelle faiblesse !

DURVAL.

Écoute : avant que je les quitte,

J’ai fait peindre Constance en secret, et je crois

Que son portrait est fait ; car c’est depuis un mois

Qu’on est après. Le peintre est dans le voisinage,      

Vois si par aventure il a fini l’ouvrage :

C’est un soulagement dont mes yeux ont besoin,

Je voudrais l’emporter.

DAMON.

Va, je prendrai ce soin.

Mais tu ne partiras peut-être pas si vite ?

DURVAL.

Dès ce soir même.

Il sort.

DAMON.

Il faut que j’empêche sa fuite.

Si la mode empoisonne un naturel heureux,

À quoi sert le bonheur d’être né vertueux ?

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

DAMON, seul

 

Enfin Durval nous reste, et j’en ai sa parole ;

Je crois avoir détruit son préjugé frivole.

C’est un retour heureux qui n’est dû qu’à mes soins ;

Sophie a contre moi ce prétexte de moins.

Sachons s’il est le seul qui me reste à détruire...

Mais devrais-je chercher à vouloir m’en instruire ?...

 

 

Scène II

 

SOPHIE, DAMON

 

SOPHIE, en traversant le théâtre.

Ah ! Vous voici, monsieur ! Entrez-vous au concert ?

DAMON.

Je vous suis.

SOPHIE.

À propos, est-il vrai qu’on vous perd ?

DAMON.

Ce terme est trop flatteur ; mais je sais le réduire

À sa juste valeur.

SOPHIE.

Eh ! tâchez de m’instruire.

DAMON.

Durval devait partir, un contre-ordre est venu ;

C’est par ce contretemps que je suis retenu.

SOPHIE.

Un contretemps, Monsieur !

DAMON.

Qui fait que j’offre encore

Un objet qui déplaît à celui que j’adore.

Mais, par votre ordre enfin, j’ai reçu mon arrêt ;

Je l’exécuterai, tout injuste qu’il est...

Pardonnez ce murmure, il est bien légitime

Au malheureux à qui l’on va chercher un crime         

Au fond d’un avenir qui n’est pas fait pour lui :

On me punit de ceux dont on soupçonne autrui.

SOPHIE.

Je vois qu’on vous a fait un rapport trop fidèle ;

On pouvait l’adoucir.

DAMON.

Il est donc vrai, cruelle ?

Un autre plus heureux, plus digne apparemment...

SOPHIE, vivement.

Me ferait encor moins changer de sentiment.

DAMON.

Ai-je pu m’attirer un refus légitime ?

J’aurais eu votre cœur, si j’avais votre estime.

SOPHIE.

Puisque vous en tirez cette conclusion,

Je n’ai rien à répondre en cette occasion.          

Quoi ! Faut-il vous aimer pour vous rendre justice ?

DAMON.

C’est exiger de vous un trop grand sacrifice.

Vous aimez votre erreur.

SOPHIE.

Non... J’en voudrais guérir.

DAMON.

Mais enfin, si celui qui sert à la nourrir,

Si Durval...

SOPHIE.

Je connais jusqu’où va votre zèle ;

Que vous justifiez cet époux infidèle.

DAMON.

Madame, supposons qu’il soit...

SOPHIE.

Oui, tel qu’il est.

DAMON.

Eh ! bien, en convenant de tout ce qui vous plaît...

SOPHIE.

Vous aurez tort ; et moi, j’ai de justes alarmes...

Vous m’allez opposer des discours pleins de charmes,        

Me jurer un amour qui durera toujours.

Constance fut séduite avec ces beaux discours.

Qu’elle en a fait depuis une épreuve cruelle !

Vous la voyez : elle est étrangère chez elle ;

Une personne à charge, et sans autorité ;          

Exposée au mépris, à la témérité ;

Réduite, pour tout bien, au nom qu’elle partage

Avec un infidèle : inutile avantage !

Sans l’amour d’un époux, nous sommes sans éclat :

Son cœur fait notre titre, et nous donne un état.          

DAMON.

Mais cet homme, en un mot, que vous jugez coupable,

D’un généreux retour est-il donc incapable ?

SOPHIE.

Il est accoutumé ; cela ne se peut pas.

DAMON.

Quand on s’égare, on peut revenir sur ses pas.

SOPHIE.

Il ne reviendra point, j’en suis trop assurée :

Son humeur inconstante est trop bien avérée :

Son exemple, en un mot... Eh ! croyez-vous ?... Mais non.

DAMON.

Quoi !...

SOPHIE.

Ce que je voulais dire est hors de saison.

DAMON.

Je suis trop malheureux pour avoir rien à craindre.

Parlez, de grâce.

SOPHIE.

Il est inutile de feindre.

Écoutez : je suis franche, et vous l’allez bien voir.

Oui, je sens tout le prix que vous pouvez valoir ;

Je crois connaître à fond votre heureux caractère ;

Autant que votre amour, votre vertu m’est chère :

Peut-être l’on pourrait vivre heureuse avec vous,      

Si la constance était au pouvoir d’un époux :

Mais la fatalité que l’hyménée entraîne...

Durval vous ressemblait.

DAMON.

Mais s’il reprend sa chaîne...

SOPHIE.

Lorsque l’on craint pour vous, vous répondez d’autrui.

Damon, vous me perdrez, si vous comptez sur lui.

DAMON.

Mais du moins laissez-moi cette unique espérance :

Promettez de vous rendre à ma persévérance,

Si Durval...

SOPHIE.

En ce cas...

DAMON.

Achevez, prononcez...

Eh ! quoi, vous hésitez ?

SOPHIE.

Mais vous m’embarrassez.

DAMON.

Quel risque courez-vous, si vous êtes si sûre

Que Durval, dites-vous, sera toujours parjure ?

SOPHIE.

À quoi servira-t-il de nourrir votre amour ?...

Tendrement.

Le croyez-vous bien sûr, ce prétendu retour ?

DAMON.

On pourrait l’espérer.

SOPHIE.

Eh ! bien, il faut l’attendre.

DAMON.

Comment ?

SOPHIE.

Jusqu’à ce temps je ne veux rien entendre          

Qui puisse m’exposer en aucune façon.

DAMON.

Vous exposer !

SOPHIE.

Suffit.

DAMON.

En quoi ?

SOPHIE.

J’ai mes raisons.

En un mot, je prétends...

DAMON.

Imposez sans réserve,

Il n’est point de traité qu’avec vous je n’observe.

SOPHIE.

Je ne m’engage à rien.

DAMON.

Moi, je m’engage à tout.

SOPHIE.

Peut-être.

DAMON.

En doutez-vous ?

SOPHIE.

Écoutez jusqu’au bout.

J’exige... Vous m’aimez ?

DAMON.

Ah ! si je vous adore ?

SOPHIE.

Eh ! bien, je vous défends de m’en parler encore.

Supprimez désormais ces discours séducteurs,

Ces soupirs, ces regards, et ces soins enchanteurs,     

Dont toute autre que moi se laisserait surprendre.

Enfin, je ne veux plus avoir à me défendre.

DAMON.

De quel soulagement voulez-vous me priver ?

SOPHIE.

Ce bienheureux retour peut ne pas arriver.

DAMON.

Je vous adorerais sans pouvoir vous le dire !

SOPHIE.

Vous n’avez que trop pris le soin de m’en instruire.

DAMON.

Vous voulez l’oublier ; dois-je vous obéir ?

SOPHIE.

Damon, vous voulez donc me contraindre à vous fuir ?

Elle veut sortir.

DAMON.

Mon malheureux amour se fera violence ;

Je vais le condamner au plus cruel silence.      

SOPHIE.

De plus, je vous défends jusques au mot d’amour.

DAMON.

Il faut s’y conformer jusques à ce retour.

Oui, cruelle, malgré tout l’amour qui me presse,

Comptez sur un respect égal à ma tendresse...

Je vous promets bien plus que je ne puis tenir.

Il lui prend la main.

Oui, ma bouche et mes yeux sauront se contenir.

Il se jette à ses genoux. Il lui baise la main

J’en jure à vos genoux : si jamais je m’oublie...

Il continue à lui baiser la main.

SOPHIE, interdite.

Damon, est-ce donc là le serment qui vous lie ?

DAMON, étonné.

Me serais-je échappé ?

Il recommence.

SOPHIE, en voulant se débarrasser.

Je le crois... au surplus...

Encore... Une autre fois ne nous oublions plus.

Elle sort.

 

 

Scène III

 

DAMON, seul

 

Je serai donc heureux, et je le suis d’avance :

Je jouis des plaisirs que donne l’espérance.

Durval m’a tout promis, allons le retrouver ;

Dans le bosquet prochain il s’occupe à rêver.

 

 

Scène IV

 

DAMIS, DAMON rencontré par Damis

 

DAMIS.

Damon, voilà ton rôle.

DAMON.

Oh ! faites-moi la grâce

De ne pas m’en charger ; que quelqu’autre le fasse.

Il sort.

 

 

Scène V

 

DAMIS, CLITANDRE

 

DAMIS, à Clitandre.

On le lui fera prendre... Ah ! je te cherche aussi.

C’était pour te donner ton rôle ; le voici.

Tu sors de chez Constance ?

CLITANDRE.

Oui, j’étais chez les Dames,

Où je viens d’obliger au moins cinq ou six femmes.

DAMIS.

Peut-on savoir comment ?

CLITANDRE.

J’ai joué, j’ai perdu.

DAMIS.

C’est bien faire ta cour.

CLITANDRE.

N’est-ce pas ? Qu’en dis-tu ?

DAMIS.

Voilà le vrai moyen d’être un homme adorable.

Je n’ai pas, comme toi, ce secret admirable.

CLITANDRE.

Marquis, tu n’es pas moins un homme merveilleux.

DAMIS.

Ah ! merveilleux toi-même.

CLITANDRE.

Ami, j’ai de bons yeux :

Et celle à qui l’on donne ici toutes ces fêtes,

Sera-t-elle bientôt au rang de tes conquêtes ?

DAMIS.

C’est de toi qu’il faudrait avoir pris des leçons.

CLITANDRE.

Quoi ! tu voudrais sur moi détourner les soupçons !

DAMIS.

Tant de discrétion m’alarme et m’épouvante.

CLITANDRE.

Jamais je ne me vante.

DAMIS.

Eh ! qui diable se vante ?

Des sots.

CLITANDRE.

Sans contredit.

DAMIS.

Des têtes à l’évent.

Quand j’en trouve, (cela m’arrive assez souvent)

Mon plus grand plaisir est de leur rompre en visière.

CLITANDRE.

Je les traite à peu près de la même manière...

À propos, sais-tu bien ?...

DAMIS.

Non.

CLITANDRE.

Que sans y songer...

DAMIS.

Quoi ?

CLITANDRE.

Nous pourrions nous nuire : il faudrait s’arranger,

Et nous concilier dans certaine occurrence,

Pour ne nous pas trouver tous deux en concurrence.

DAMIS.

Je t’entends.

À part.

C’est un fat que je veux dérouter.

Nous sommes l’un pour l’autre assez à redouter.

CLITANDRE.

Oui, c’est le mot. Ainsi, dans nos galanteries,

Entendons-nous ; surtout point de supercheries :

Entre nous seulement soyons honnêtes gens :

Nous sommes en amour assez intelligents ;

Nous avons sous la main vingt conquêtes pour une.

DAMIS.

Il est vrai.

CLITANDRE.

Partageons entre nous la fortune :

Établis ton quartier.

DAMIS.

Le mien sera partout.

CLITANDRE.

Tu ris. Ne cherchons point à nous pousser à bout :

Il faut rouler, il faut avancer : le temps passe ;

Nous en perdrions trop devant la même place...

D’ailleurs, certain égard nous convient à tous deux.

Si la même Maîtresse est l’objet de nos vœux,

L’embarras de choisir la rendra trop perplexe.

Ma foi, marquis, il faut avoir pitié du sexe,

Et lui faciliter sa gloire et ses plaisirs ;

C’est pourquoi convenons.

DAMIS.

Je cède à tes désirs.

CLITANDRE.

Eh ! bien, quel est le cœur où tu veux t’introduire ?

DAMIS.

Et toi, quel est celui que tu voudrais séduire ?

CLITANDRE.

Quant à moi, c’en est un de difficile accès.

DAMIS.

Mon choix n’annonçait pas un facile succès.

Es-tu bien avancé ?

CLITANDRE, mystérieusement.

J’espère.

DAMIS, le contrefaisant.

Et moi, de même...

CLITANDRE.

Nous espérons tous deux, ma joie en est extrême ;

Nous ne nous croisons pas.

DAMIS.

Je t’en fais compliment.

CLITANDRE.

Ma concurrence eût pu te nuire également.

Je vais pousser ma chance, et toi songe à la tienne.

Dans peu je te rendrai bon compte de la mienne.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

DAMIS, seul, se met à rire en le voyant aller

 

Va, c’est où je t’attends. Je rabattrai les airs

Du fat le plus parfait qui soit dans l’univers.

Oh ! parbleu, nous verrons qui s’en fait plus accroire :

Je ne puis être aimé ; mais j’en aurai la gloire.

Il en veut à Constance indubitablement ;

C’est, aussi bien que moi, fort inutilement.

Nous nous sommes joués, il trouvera son maître :     

On n’est heureux qu’autant qu’on se donne pour l’être.

Il tire un portrait.

Je sais me fabriquer des preuves de bonheur :

J’ai là certain portrait qui doit me faire honneur...

 

 

Scène VII

 

DAMIS, DURVAL, DAMON

 

DAMIS.

Durval, voilà ton rôle et celui de Constance.

Pour Damon, je n’ai pu vaincre sa résistance :

Je te laisse ce soin.

DURVAL.

Donne, il le voudra bien.

DAMIS.

Je vais chercher Argant, et lui donner le sien.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

DURVAL, DAMON

 

Durval a les yeux fixés sur les rôles qu’il tient à la main.

DAMON.

À quoi t’amuses-tu ? Vas-tu lire ces rôles ?

Eh ! morbleu ! laisse-là des choses aussi folles.

DURVAL.

Je regardais sans voir : mon esprit occupé       

Du pas que je vais faire, est encore frappé.

De toutes mes terreurs, il m’en reste encore une,

Qui malheureusement est la plus importune.

Me garantiras-tu ?... Mais tu ne le peux pas...

En renouant des nœuds pour moi si pleins d’appas,

Retrouverai-je encor sa première tendresse,

Cette conformité, cette même faiblesse,

Ce penchant naturel, ce rapport enchanteur,

Que le ciel pour moi seul avait mis dans son cœur,

Et que je trouve encor dans le fond de mon âme ?     

J’ai cessé trop longtemps d’entretenir sa flamme.

Eh ! de quoi son amour se serait-il nourri ?

Dans le fond de son cœur il doit avoir péri.

Ce soupçon est fondé sur trop de circonstances.

Vois comme elle a souffert toutes mes instances.       

Non, de si grands chagrins ne sont point si secrets ;

Ils s’exhalent en pleurs, en soupirs, en regrets.

M’a-t-elle seulement honoré de ses larmes ?

En a-t-elle perdu le moindre de ses charmes ?

DAMON.

Ah ! ne t’y trompe pas ; c’est un calme apparent,        

Et d’un cœur vertueux c’est l’effort le plus grand.

On ménage un ingrat qu’on trouve encore aimable.

Peut-être que d’ailleurs cette épouse estimable,

Ne sait pas à quel point ses malheurs ont été :

Tous tes égarements n’ont point trop éclaté.

Une femme sensée est fort peu curieuse

De ce qui peut la rendre encor plus malheureuse.

En tout cas, sa vertu te répond...

DURVAL.

Quel espoir !

Quel amour, que celui qu’on ne doit qu’au devoir !

N’importe. Va trouver ton aimable Sophie ;

Annonce-lui qu’enfin je me réconcilie ;

Vante-lui mon amour, pour avancer le tien...

Mais non ; attends encore, ami ; ne lui dis rien.

Je crois qu’il vaudrait mieux que Constance lui dise...

Va, je vais achever cette grande entreprise.      

DAMON.

Pour la dernière fois je puis donc y compter ?

DURVAL.

Cher ami, tu me fais injure d’en douter.

Damon sort.

 

 

Scène IX

 

DURVAL, HENRI

 

DURVAL.

Ai-je là quelqu’un ?... Hé !... va-t’en et reviens vite.

HENRI.

Lequel des deux ? De quoi faut-il que je m’acquitte ?

DURVAL.

Va voir si quelqu’un est dans son appartement :        

Va, cours, vole, et reviens le dire promptement.

Henri reste.

Que fais-tu là, planté contre cette muraille ?

HENRI.

À quel appartement, monsieur, faut-il que j’aille ?

DURVAL.

Plaît-il ? Une autre fois tâchez de m’écouter.

HENRI.

Ce que l’on n’a point dit, peut bien se répéter.

DURVAL.

Qu’on sache si Madame a du monde chez elle.

HENRI.

Chez Madame ! Ma foi, l’ambassade est nouvelle.

 

 

Scène X

 

DURVAL, seul

 

Pourvu qu’elle soit seule... Aurai-je ce bonheur ?

Pourrai-je, sans témoins, débarrasser mon cœur

D’un secret, dont le poids sans cesse se redouble ?...

Mais il ne revient point... Le voici... Je me trouble...

Que va-t-il m’annoncer ?

 

 

Scène XI

 

DURVAL, HENRI

 

HENRI.

Monsieur, présentement

Clitandre et Damis.

DURVAL.

Sont chez elle apparemment.

Que je suis malheureux ! Remettons la partie.

HENRI.

Oui ; mais la compagnie à l’instant est sortie ;

En sorte que Madame est seule en ce moment.

DURVAL.

Comment ! Madame est seule ?

HENRI.

Oui, seule, absolument.

DURVAL.

Est-il sûr ? L’as-tu vu ?

HENRI.

Le rapport est fidèle.

Oui, Monsieur, elle n’a que Florine avec elle.

Il s’éloigne.

DURVAL.

Florine, me dis-tu ? Mais... c’est toujours quelqu’un...

Je pourrai renvoyer ce témoin importun...

Allons... il faut aller... puisque tout me seconde.

Mais je ne songe pas qu’il peut entrer du monde.

Je suis trop obsédé... Ne pourrai-je jamais

Disposer d’un moment au gré de mes souhaits ?...

Quel contretemps s’oppose à ce que je désire !...

Oui ; car pour expliquer ce qui me reste à dire,

Il me faut... Je n’aurai qu’un entretien en l’air...

Irai-je commencer, et fuir comme un éclair ?

Je ne puis m’enfermer sans que l’on en raisonne...     

Que faire... Aussi, d’où vient que Damon m’abandonne ?...

Je ne puis le risquer... Il faut y renoncer...

Il me vient dans l’esprit... Oui, c’est bien mieux penser.

Assurément... sans doute... Aussi-bien sa présence...

Ses charmes... ses regards, dont je sais la puissance...

Mes remords... mon amour, dans ce terrible instant,

Causeraient dans mes sens un désordre trop grand.

Ah ! qu’il est malaisé, quand l’amour est extrême,

De parler aussi-bien qu’on pense à ce qu’on aime !...

À Henri.

Approche cette table... Un fauteuil... Est-ce fait ?...     

Ai-je là ce qu’il faut ?... Une lettre, en effet,

Préparera bien mieux ma première visite.

Le plus fort sera fait ; le reste ira de suite.

Il se met à écrire.

HENRI.

C’est affaire de cœur. Parbleu, depuis longtemps,

Le patron reprenait haleine à mes dépens...

Tant mieux : plus un Maître aime, et plus un Valet gagne.

Allons, apprêtons-nous à battre la campagne.

J’ai bien l’air de coucher hors d’ici.

DURVAL.

Sûrement,

Je n’aurai de ma vie écrit si tendrement.

Je prépare à Constance une aimable surprise.

Il continue d’écrire.

HENRI, tirant son rôle.

J’ai là certains papiers, il faut que je les lise.

Voyons, tandis qu’il fait éclore son poulet,

Quel est mon rôle. À moi, le rôle de Valet !

Mais cela ne va point avec mon ministère :

Je suis Homme de chambre, et presque Secrétaire :

À quelqu’un de nos gens il pourrait convenir...

Sachons donc à qui j’ai l’honneur d’appartenir...

Il feuillette et retourne son rôle de tous côtés.

Je veux être pendu, si j’entends cette gamme...

Ah ! je sers un époux amoureux de sa femme.

Ventrebleu, le sot maître à qui l’on m’a donné !

Oui-dà, le personnage est bien imaginé.

DURVAL.

Ce maraud me distrait. C’est son rôle, je gage.

HENRI.

Monsieur, je m’entretiens avec mon personnage...

Peste ! en voici bien long tout d’un article écrit !

Voyons : c’est moi qui parle ; aurai-je de l’esprit ?     

Il lit.

Oui, Nérine, je suis à l’imbécile Maître,

Qui s’est acoquiné, dans ce taudis champêtre,

À la triste moitié, dont il s’est empêtré ;

Son ridicule amour ici l’a séquestré :

C’est un oison bridé, tapi dans sa retraite,    

Qui n’a plus que l’instinct que sa femme lui prête.

Le bel équivalent, au lieu du sens commun !

DURVAL, impatient.

Faquin... Contenons-nous... Chassons cet importun.

À Henri.

Vous plairait-il d’aller un peu plus loin attendre ?

Aurais-je dû le dire ? Ayez soin de m’entendre,         

Lorsque j’appellerai ; que l’on se tienne prêt.

HENRI.

Allons ; hé ! Qu’on me selle un coureur vif et frais.

Il sort.

 

 

Scène XII

 

DURVAL, seul

 

Il se lève.

Le parti que je prends est donc bien ridicule,

Si jusqu’à des Valets... Étouffons ce scrupule...

Il se remet.

Ce coquin sortira... Je ne sais où j’en suis...      

Continuons pourtant... Achevons, si je puis.

Il écrit.

Puissé-je en voir l’effet que j’ose m’en promettre !

Holà... Henri... voyons, relisons cette lettre.

Il lit.

C’est trop entretenir vos mortelles douleurs ;

L’ingrat que vous pleurez, ne fait plus vos malheurs...        

Il lit bas.

Je la puis envoyer... mettons ma signature...

En signant.

Je voudrais me pouvoir trouver à la lecture.

Ah ! j’oubliais d’y joindre aussi ces diamants.

Il tire un écrin.

Constance est peu sensible à ces vains ornements ;

Mais je me satisfais, j’embellis ce que j’aime.

Henri !... Les Valets sont d’une lenteur extrême.

 

 

Scène XIII

 

DURVAL, HENRI, en équipage de postillon

 

HENRI.

Monsieur, me voilà prêt ; vous n’avez qu’à parler.

DURVAL.

Quel est cet équipage ? Où crois-tu donc aller ?

HENRI.

À Paris... C’est, je crois, vers certaine Duchesse...

Vous vous reprenez donc pour elle de tendresse ?

DURVAL, en cachetant la lettre.

Tu n’iras pas si loin.

HENRI.

Ma foi, monsieur, tant pis.

Elle se vengera, je vous en avertis.

La Duchesse se plaint que, pour rompre avec elle,

Et lui mieux déguiser une intrigue nouvelle,

Avec Madame vous... feignez de renouer.       

Je ne sais pas quel tour elle veut vous jouer ;

Mais... tout franc, convenez que votre amour la traite

Comme je traiterais une simple soubrette.

DURVAL, en donnant la lettre et l’écrin.

Va chercher la réponse, et donne cet écrin.

HENRI.

Et des bijoux aussi ! L’affaire ira grand train.

DURVAL.

Finissons ces discours ; va-t’en où je t’envoie :

Je t’attends ; que surtout personne ne te voie.

Henri sort.

 

 

Scène XIV

 

DURVAL, seul, rêvant

 

D’un terrible fardeau me voilà soulagé...

Ne me serai-je pas un peu trop engagé ?

Je le crains : cependant l’affaire est embarquée.          

Oui, mon impatience est un peu trop marquée...

Il est bien dangereux de montrer tant d’amour.

Mais qu’y faire à présent... Te voilà de retour ?

 

 

Scène XV

 

HENRI, DURVAL

 

DURVAL.

Eh ! bien, quelle réponse ?

HENRI.

Elle est encore à faire.

Un petit mot d’adresse eût été nécessaire.

DURVAL, reprenant la lettre.

Étourdi.

HENRI.

Regardez... Parmi tant de Beautés

Que le bal nous attire ici de tous côtés,

Je n’ai pu démêler quelle est la favorite.

DURVAL.

N’ai-je pas dit l’adresse ?

HENRI.

Ah ! si vous l’aviez dite.

DURVAL, à part.

Non ? Tant mieux ; ce coquin ignore mon secret.        

Cette lettre est de trop ; j’en avais du regret.

Cet écrin peut suffire ; il faut que je le mette

Moi-même adroitement tantôt sur sa toilette.

Constance, avec raison, viendra me confier

Cette insulte nouvelle, et s’en justifier :

Notre explication sera plus naturelle,

Et je serai bien moins compromis avec elle.

Il reprend l’écrin, et met la lettre dans sa poche.

C’est bien dit ; je m’en tiens à ce dernier moyen :

À Henri.

Damon l’approuverait. Je n’ai besoin de rien.

Il sort.

 

 

Scène XVI

 

HENRI, seul, en le voyant aller

 

Je suis perdu, s’il fait lui-même ses affaires.

Diable ! ceci m’aurait donné des honoraires...

Dans le premier mémoire il faudra les compter.

Item, pour un présent que j’aurais dû porter,

Qui m’aurait dû valoir en espèce courante,

Combien ? Dix, vingt louis ; ma foi, mettons-en trente.         

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

CONSTANCE, FLORINE

 

CONSTANCE, avec un paquet de lettres et l’écrin à la main.

Durval n’est point ici : va, ne perds point de temps ;

Tâche de le trouver, dis-lui que je l’attends ;

Mais ne lui parle point du sujet qui m’agite ;

Il ne daignerait pas me rendre une visite.

Fais en sorte, en un mot, que je puisse le voir.

FLORINE.

J’y cours ; mais je ne sais si j’aurai ce pouvoir.

 

 

Scène II

 

CONSTANCE, seule

 

Eh ! quoi ! de tous côtés la fortune ennemie

S’obstine à traverser ma déplorable vie !

Au moment que je prends un trop crédule espoir,

On vient me l’arracher par le trait le plus noir.

En montrant un paquet de lettres.

Un inconnu m’apporte une preuve trop sûre

Des mépris d’un ingrat, et d’un nouveau parjure.

Une rivale indigne, et barbare à la fois,

M’avertit que Durval, qui vivait sous ses lois,

La quitte, la trahit pour prendre d’autres chaînes...

Est-ce elle qu’il trahit ? Et pour surcroît de peines,

Il semble qu’on se plaise encore à redoubler

En montrant l’écrin.

Ces indignes présents, dont on veut m’accabler.

 

 

Scène III

 

CONSTANCE, FLORINE

 

CONSTANCE.

As-tu trouvé Durval ?

FLORINE.

Non, ma recherche est vaine.

CONSTANCE.

Quel fâcheux contretemps !

FLORINE.

On dit qu’il se promène.

CONSTANCE.

Je l’attendrai. Je veux m’expliquer avec lui :

Je ne puis plus souffrir l’excès de mon ennui.

FLORINE.

Oui, Madame, éclatez, cessez de vous contraindre :

Quand on n’est plus aimée, il faut se faire craindre.

CONSTANCE, tendrement.

Quand on n’est plus aimée !

FLORINE.

On peut le mener loin.

Moi, je déposerais, s’il en était besoin.

CONSTANCE.

Je ne veux employer que mes uniques armes.

FLORINE.

Eh ! qui sont-elles donc ?

CONSTANCE.

Les soupirs et les larmes.

FLORINE.

Bon ! il vous laissera gémir et soupirer.

On croit nous faire grâce, en nous faisant pleurer :

On ne convient jamais des chagrins qu’on nous donne :

On croit que dans nos cœurs le plaisir s’empoisonne ;

Que le sexe se fait lui-même son tourment,

Et qu’il n’a pas l’esprit d’être jamais content.

Servez-vous contre lui de ces lettres fatales,

Que vous a fait remettre une de vos rivales.

Que j’aurais de plaisir à confondre un ingrat !

CONSTANCE, remettant les lettres dans sa poche.

Je me garderai bien de faire cet éclat.

Il ne saura jamais, si j’en suis la maîtresse,

Que je sais à quel point il trahit ma tendresse.

Je ne veux point aigrir son cœur et son esprit,

Ni détruire un espoir que mon amour nourrit.

En feignant d’ignorer, et de vivre tranquille,

J’assure à mon volage un retour plus facile :

Je lui donne un moyen de me mieux abuser,

Et, quand il le voudra, de se mieux excuser.

Je veux lui demander ce qu’il faut que je fasse

Des présents qu’on m’a faits, et qu’il m’en débarrasse :

Je veux entre ses mains remettre cet écrin.

FLORINE.

Vous en aurez, Madame, encore du chagrin ;

Ce ne sera, pour lui, que des galanteries :

Il vous éconduira par des plaisanteries,

Comme il a déjà fait : vous aurez la douleur

De ne le pas trouver sensible à son honneur.

CONSTANCE.

Tu le crois ?... Il est vrai... j’y serais trop sensible ;      

Mon cœur, que je contiens dans un calme pénible,

Pour la première fois ne m’obéirait plus,

Et j’en aurais après des regrets superflus.

Fuyons l’occasion, peut-être inévitable,

De trouver mon époux encore plus coupable.

Je ne le verrai point... Je m’en prive à regret...

Et toi, prends cet écrin ; tu connais l’indiscret...

Que je le hais !

FLORINE.

Lequel ?

CONSTANCE.

Ah ! tu me désespères !

FLORINE.

Je vous l’ai dit, Madame, ils sont deux téméraires.

CONSTANCE.

Que ce soit l’un ou l’autre, il n’importe. Au surplus

Fais comme tu voudras ; mais ne m’en parle plus.

Que cette indignité ne blesse plus ma vue.

Elle sort.

FLORINE.

Allons, Madame, quitte à faire une bévue.

 

 

Scène IV

 

FLORINE, seule

 

Voyons pourtant. À qui remettrai-je l’écrin ?

Entre nos deux Marquis le choix est incertain ;           

Gens de même acabit, personnages frivoles,

Fiers d’avoir peut-être eu le cœur de quelques folles,

Étourdis par instinct et par réflexion,

Effrontés sans succès et sans confusion,

Impudents, toujours pleins d’un espoir téméraire,

Qu’on éconduit toujours, sans pouvoir s’en défaire,

Satisfaits sans sujet, indiscrets sans faveurs,

Jaloux de nos vertus, ravis de nos malheurs,

Scélérats en amour, dont les langues traîtresses

Nous font bien plus de tort que toutes nos faiblesses :

Voilà les compagnons, dont le couple indiscret

M’a vingt fois confié leur risible secret.

Quel est celui des deux qui s’est mis en dépense ?...

Comment le démêler ?... C’est en vain que j’y pense.

C’est l’un ou l’autre ; mais de quel côté pencher ?...

Il faut pourtant résoudre... attendez : pour trancher,

Si j’empochais l’écrin... j’en aurais pour ma vie...

Ce n’est pas l’intérêt qui m’en donne l’envie :

Oh ! non ; c’est seulement pour finir ce tracas,

Et tirer ma Maîtresse avec moi d’embarras...

Ne nous y jouons point : l’intention est pure ;

On y pourrait donner toute une autre tournure.

Elle voit Clitandre et Damis.

Mais la fortune ici les amène tous deux

Fort à propos. Partez, bijoux trop dangereux.

 

 

Scène V

 

DAMIS, CLITANDRE, FLORINE

 

FLORINE.

Reprenez votre enjeu, la boîte est complète ;

Ma Maîtresse, à ce prix, ne veut point faire emplette.

Consolez-vous, une autre en fera plus d’état :

Vous savez ce que c’est : entre vous le débat.

Elle sort.

 

 

Scène VI

 

DAMIS, CLITANDRE, recevant l’écrin

 

DAMIS.

Eh ! c’est à toi, marquis, que tes présents reviennent ?

CLITANDRE.

À moi ! C’est bien à toi, parbleu, qu’ils appartiennent.

DAMIS.

Tu veux par vanité me les abandonner.

CLITANDRE.

Le change me paraît difficile à donner.

DAMIS.

La gloire...

CLITANDRE.

Le dépit...

DAMIS.

Prends toujours, à bon compte ;

Je m’engage au secret.

CLITANDRE.

Je cacherai ta honte.

DAMIS.

Que ne me disais-tu ?...

CLITANDRE.

Tu devais m’avouer...

DAMIS.

Je t’aurais, à coup sûr, empêché d’échouer.

Voyons donc à quel prix tu mettais ta conquête.

Il ouvre l’écrin.

Comment, diable ! Ah ! Marquis... le présent est honnête.

CLITANDRE.

Une cruelle est rare ; on en trouve si peu,

Qu’elle n’a point de prix. Retire ton enjeu.      

DAMIS.

C’est le tien. L’art de plaire épargne bien la bourse.

CLITANDRE.

Auprès du sexe aussi c’est toute ma ressource.

Te voilà bien piqué.

DAMIS.

Te voilà bien confus

De ce qu’en ma présence on te les a rendus.

On avait ses raisons.

CLITANDRE.

Finis ce badinage.

DAMIS.

Va, je te trouve encor bien plus heureux que sage.

CLITANDRE.

Voici Durval.

DAMIS.

Qu’importe ? Il peut être présent,

En ne nommant personne.

CLITANDRE.

Oui. Le tour est plaisant !

 

 

Scène VII

 

DURVAL, DAMIS, CLITANDRE

 

DURVAL, à part, en entrant.

Que vois-je ! Mon écrin !

CLITANDRE, à Durval.

Nous disputons ensemble.

DAMIS, en montrant l’écrin.

En voici le sujet.

DURVAL.

Oui, c’est ce qu’il me semble.

À part.

Constance aura pensé qu’il venait de l’un d’eux.

DAMIS.

Clitandre est mon rival.

DURVAL, ironiquement.

C’est être courageux.

CLITANDRE.

À peu près comme lui.

DAMIS.

Passons, je te l’accorde.

En lui montrant l’écrin.

Durval, je te remets la pomme de discorde.

DURVAL.

Vous ne pouviez la mettre en de plus sûres mains.

DAMIS.

Mais ce n’est qu’un dépôt.

DURVAL.

Soyez-en bien certains.

DAMIS.

Ce n’est que pour le rendre à son propriétaire.

DURVAL.

C’est comme s’il l’avait.

DAMIS.

Apprends donc ce mystère.

CLITANDRE.

Nous ne nommerons pas.

DURVAL.

Il n’en est pas besoin.

DAMIS.

Certaine Dame, à qui nous rendons quelque soin,     

Nous a fait, de sa part, sans désigner personne,

Renvoyer cet écrin.

DURVAL.

C’est ce que je soupçonne.

DAMIS, en regardant Clitandre.

Un de nous l’a donné.

CLITANDRE, en regardant Damis.

Oui, rien n’est plus constant.

DAMIS.

Mais aucun n’en convient.

DURVAL.

J’en ferais bien autant.

CLITANDRE.

Damis, par vanité, n’ose le reconnaître.

DAMIS.

Il aime mieux le perdre.

DURVAL, ironiquement.

Eh ! mais vous pourriez être

Bien plus honnêtes gens que vous ne vous croyez.

DAMIS.

Durval, à qui crois-tu qu’on les ait renvoyés ?

DURVAL.

Messieurs, en supposant, mais sans que je le croie,

Que, pour plaire, un de vous ait tenté cette voie,       

Qu’il ait donné l’écrin, de grâce, dites-moi,

Quelle conclusion tirez-vous du renvoi ?

DAMIS.

On ne refuse rien de quelqu’un qui sait plaire.

CLITANDRE.

Ce n’est donc point de moi ? La conséquence est claire.

DAMIS, en frappant sur l’épaule de Durval.

Si je l’avais donné, crois qu’on l’aurait gardé.

DURVAL.

Tiens, Marquis, cet espoir lui paraît hasardé.

Son désaveu peut être aussi vrai que le vôtre ;

Vous pourriez n’être pas plus heureux l’un que l’autre.

Qui sait si quelque tiers, qu’on n’imagine pas,

N’a point secrètement causé cet embarras ?

Quelqu’autre pourrait être épris des mêmes charmes.

Bornez-vous sur vous seuls la force de leurs armes ?

DAMIS.

Oh ! qu’il paroisse donc, ce rival ténébreux.

En tout cas, que celui qui fait le généreux

Cherche quelqu’autre objet ailleurs qui le console.

Quand je le dis, on peut m’en croire à ma parole.

DURVAL.

Clitandre veut encore une autre caution.

CLITANDRE.

Oui.

DAMIS.

Ne me fais point faire une indiscrétion.

CLITANDRE.

De grâce, fais-en une ; il y va de ta gloire ;

Sans quoi, Durval et moi, nous n’osons pas te croire.

DAMIS.

Il faut vous satisfaire.

DURVAL.

En puis-je être témoin ?

DAMIS, à Durval.

En t’éloignant un peu ; car il n’est pas besoin

Que tu sois plus avant dans cette confidence.

Il le place au fond du théâtre. À Clitandre, à demi-bas.

Te voilà bien... Et toi, surtout, point d’imprudence.

Il tire un portrait. Clitandre se trouble.

Tiens, considère un peu...

À Durval.

Vois sa confusion.

À Clitandre.

Est-ce là le portrait de celle... en question...

De la Dame à l’écrin... Eh ! bien ?

CLITANDRE, avec confusion.

Ah ! l’infidèle !

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

DAMIS, DURVAL

 

DAMIS, en regardant Clitandre.

Infidèle !... Est-ce ainsi qu’on nomme une cruelle ?

À Durval.

Mais c’est encore un trait de vanité. Pour toi,

Durval, une autre fois, pense un peu mieux de moi.

 

 

Scène IX

 

DURVAL, seul

 

Est-ce une illusion ?... Est-ce un songe funeste ?...

Quel rapport !... Ah ! cruels, achevez donc le reste.

La vie, après les biens que vous m’avez ôtés...

Je ne saurais forcer mes esprits révoltés...

Le doute... La fureur... Ô ciel !... Ah ! malheureuse...

Est-ce à moi qu’ils ont fait leur confidence affreuse ?...

Constance, est-il possible ?... Ai-je bien entendu ?

Ton faible cœur s’est-il lassé de sa vertu ?

Que dis-je ? Elle n’en eut jamais que l’apparence.

Était-ce à moi d’y prendre une folle assurance ?

Mais ma crédulité se laisse empoisonner

Par des convictions que je dois soupçonner.

Rejetons loin de nous... le puis-je ? Quand j’y songe !

Quoi !... d’une vérité puis-je faire un mensonge ?...

Douce sécurité, préjugé si flatteur,        

Que sa fausse vertu nourrissait dans mon cœur !

Ah ! pourquoi n’ai-je plus ton voile salutaire ?

L’affreuse vérité découvre ce mystère...

Voilà donc le sujet de sa tranquillité,

De ce calme trop vrai, que je crus affecté.         

Elle ne se faisait aucune violence.

Tout ce que je croyais le fruit de sa prudence,

L’effet de son amour, l’effort de sa raison,

Ne l’a jamais été que de sa trahison.

 

 

Scène X

 

DURVAL, DAMON

 

DAMON, en suivant Durval.

Sans doute que l’écrin aura fait des merveilles ?

De ce récit charmant enchante mes oreilles.

DURVAL, avec un regard fixe sur Damon.

Il a bien réussi.

DAMON.

Je m’en étais douté :

Tu ne te repens plus de m’avoir écouté ?

DURVAL, en prenant la main de Damon.

Constance a surpassé ton attente et la mienne.

DAMON.

Tant mieux.

DURVAL, avec fureur.

Holà... Quelqu’un... Ma femme, qu’elle vienne.         

DAMON.

Tu ne l’as donc pas vue ?

DURVAL.

Ami, je vais la voir.

DAMON.

Je ne sais que penser, je ne sais que prévoir

Du trouble où je te vois.

DURVAL.

Sa cause est imprévue.

Tu vas être témoin d’une étrange entrevue.

Quel aveu différent de celui !...

DAMON.

Quel courroux !

DURVAL.

Je suis désespéré.

DAMON.

Quoi ! serais-tu jaloux ?

DURVAL.

Je ne le fus jamais ; j’estimais trop Constance :

Je serais trop heureux dans cette circonstance...

Estime, amour, il faut tout changer en fureur.

Ah ! quel supplice entraîne après lui plus d’horreur,

Que de se voir forcé de haïr ce qu’on aime ?

DAMON.

On soupçonne aisément, on accuse de même.

DURVAL, avec fureur.

J’ai des rivaux heureux... L’un d’eux a son portrait,

Et l’autre avait son cœur : c’est l’aveu qu’on m’a fait...

C’est un mystère affreux.

DAMON.

Que je ne saurais croire.

Constance absolument n’a point trahi sa gloire.

DURVAL.

Ne prends plus sa défense ; il n’est aucun moyen.

Que fera l’amitié, quand l’amour ne peut rien ?

DAMON, en apercevant Constance.

Modérez-vous du moins ; la voilà qui s’approche.

 

 

Scène XI

 

CONSTANCE, DURVAL, DAMON

 

DURVAL, avec un air un peu plus modéré.

Madame, épargnons-nous la plainte et le reproche :

Il faut nous séparer pour ne nous voir jamais.

Voyez où vous voulez vous fixer désormais,

Jusqu’à ce que le ciel, au gré de votre envie,

Termine, mais trop tard, ma déplorable vie.

Vivez, et reprenez ce que je tiens de vous :      

Je n’excepte qu’un bien, que je préfère à tous,

Ce fruit de mon amour, si cher à ma tendresse,

C’est, de tous vos bienfaits, le seul qui m’intéresse.

CONSTANCE.

Disposez de mon sort au gré de vos souhaits ;

Je n’examine rien, puisque je vous déplais.     

Daignez déterminer ma dernière demeure :

Où faut-il que je vive, ou plutôt que je meure ?

DURVAL.

Eh ! Madame, vivez.

CONSTANCE.

Vous ne le voulez plus ;

Mais vous serez bientôt satisfait. Au surplus,

Jouissez de ces biens que vous voulez me rendre ;

De vos seules bontés je veux toujours dépendre.

À l’égard de ma fille... il m’eût été bien doux

De garder le seul bien qui me reste de vous.

Puisse-t-elle éviter les malheurs de sa mère,

N’être pas moins fidèle, et vous être plus chère !       

DURVAL, avec fureur.

Je ne puis supporter cette témérité ;

Perfide ! il vous sied bien, ce langage affecté !

CONSTANCE.

Ah ! quel titre odieux ! Est-ce à moi qu’il s’adresse ?

DURVAL.

Oui, Madame.

CONSTANCE.

Est-ce là le prix de ma tendresse ?

Eh ! quoi ! de quels transports êtes-vous enflammé ?

Doit-on déshonorer ce qu’on a tant aimé ?

DURVAL.

Il fallait savoir mieux conserver mon estime.

CONSTANCE.

Pourquoi ne l’ai-je plus ? Apprenez-moi mon crime.

Qu’ai-je fait ?

DURVAL.

Vous osez encor me défier.

CONSTANCE.

Hélas ! dois-je mourir sans me justifier !           

Que je sache du moins ce qui m’ôte la vie...

J’y succombe... Je meurs...

DAMON.

Elle est évanouie.

Constance se laisse aller dans un fauteuil ; et en tirant son mouchoir, elle laisse tomber un paquet de lettres, que Damon veut ramasser furtivement ; mais il est aperçu par Durval, qui les saisit.

DURVAL, en saisissant le paquet de lettres.

Donne, donne. À quoi sert tant de discrétion ?

Sans doute ce sera quelque conviction

Des affronts que m’a faits une épouse infidèle.

DAMON.

Il faut la secourir ; permettez que j’appelle.

Il sort.

 

 

Scène XII

 

DURVAL, CONSTANCE, presque évanouie

 

DURVAL.

Que m’importe le soin de ses jours et des miens ?

Je vais donc la convaincre ; en voici les moyens.

Ah ! ciel ! quelle ressource accablante et funeste !

L’espoir de la confondre est tout ce qui me reste.       

CONSTANCE, ouvrant les yeux.

Ah ! que tenez-vous là ? Je voulais les brûler.

DURVAL.

S’ils ne vous chargent point, pourquoi tant vous troubler ?

Ils s’adressent à vous.

CONSTANCE.

Hélas ! qu’allez-vous faire ?

DURVAL.

Plus vous craignez, et plus je veux me satisfaire.

CONSTANCE.

Sur ces tristes écrits ne portez point vos yeux ;

Durval... ce n’est qu’à moi qu’ils sont injurieux.

De grâce... écoutez-moi.

DURVAL.

Je ne veux rien entendre.

CONSTANCE.

Puisque nous sommes seuls, je vais...

DURVAL.

Il faut attendre.

À des discours sans preuve on aurait répondu ;

Mais je prétends qu’ici chacun soit confondu.

CONSTANCE.

Je me jette à vos pieds ; souffrez que je vous presse.

DURVAL.

Vous vous justifierez.

 

 

Scène XIII

 

SOPHIE, ARGANT, FLORINE, DAMON, DURVAL, CONSTANCE

 

FLORINE, en courant à Constance.

Ah ! ma chère maîtresse,

Dans quel abaissement...

SOPHIE, à Durval.

Constance à vos genoux ?

Ils la relèvent, et la mettent dans un fauteuil.

DURVAL.

Reconnaissez l’erreur qui vous prévenait tous

En faveur d’une femme instruite en l’art de feindre :

Jugez qui de nous deux était le plus à plaindre.

À Argant.

Damon vous aura dit ce qui se passe ici ?

ARGANT.

C’est un fait important qui doit être éclairci.

DURVAL.

Il va l’être à l’instant ; je vous en fais arbitre.

ARGANT.

Outre ce qu’on m’a dit, vous avez quelque titre ?      

DURVAL, distribuant des lettres.

En voici ; lisez donc ces coupables écrits.

Que je me trouve heureux de les avoir surpris !

SOPHIE, en prenant un billet.

Moi, je les soutiens faux.

DURVAL.

Je vois ce qu’elles craignent :

Je la veux accabler devant ceux qui la plaignent.

CONSTANCE.

Je vous conjure encore en cette occasion...        

Monsieur, épargnez-vous cette confusion.

ARGANT, surpris, en ouvrant les billets.

Diable ! Allons doucement ; ceci change la thèse.

Ce billet-là...

DURVAL.

Quoi donc ?

ARGANT.

Eh ! mais, par parenthèse ;

Il est de votre main.

SOPHIE.

Le mien en est aussi.

DURVAL.

De mon écriture ?

ARGANT.

Oui.

DURVAL.

Que veut dire ceci ?

ARGANT.

Mais voyez.

DURVAL, en regardant, reconnaît son écriture.

Juste ciel !

ARGANT.

Parbleu, c’est de vous-même.

FLORINE.

Et celui-ci, Monsieur ?

SOPHIE.

Ma joie en est extrême.

ARGANT, en lui rendant le sien.

N’allons pas plus avant ; le reste est superflu.

SOPHIE.

Nous lirons, s’il vous plaît ; c’est lui qui l’a voulu.

Elle lit.

Que je suis offensé de toutes vos alarmes !    

S’il est vrai qu’à mes yeux Constance ait eu des charmes,

Ils ont fait, dans leur temps, leur effet sur mon cœur.

Vous allumez des feux qui ne peuvent s’éteindre :

Une épouse n’est point une rivale à craindre.

Puis-je vous préférer un semblable vainqueur ?       

Madame, en vérité, c’est trop d’être incrédule,

Et de me soupçonner d’un si grand ridicule.

Le style est obligeant.

ARGANT.

Ne nous épargnez pas :

Nos fautes ont pour vous de furieux appas.

Vous nous ressemblez peu, vous triomphez des nôtres,      

Et nous ne demandons qu’à partager les vôtres.

SOPHIE.

Fort bien.

FLORINE, s’avance pour lire la sienne.

Autre lecture... Enfin... Oh ! par ma foi,

Celui-ci me paraît un peu trop fort pour moi.

Elle rend ou brûle le billet.

Monsieur, en vérité, l’on ne peut mieux écrire ;

C’est dommage pourtant qu’on ne puisse vous lire.

Damon reprend les billets.

DURVAL, en revenant de son étonnement.

Mais enfin le portrait...

SOPHIE.

Quoi ! vous récriminez ?

FLORINE.

C’est une trahison que vous imaginez.

SOPHIE.

Vous voulez joindre encor l’insulte à la blessure ?

C’est être trop cruel.

FLORINE, vivement.

C’est un traître, un parjure,

Qu’une autre traiterait de la bonne façon.        

SOPHIE.

Elles enlèvent Constance.

Venez ; pour vous venger, laissez-lui son soupçon.

CONSTANCE, entraînée malgré elle.

Je ne puis... Permettez... Quoi ! ne pourrai-je apprendre...

SOPHIE.

Non. Ce n’est plus à vous, Madame, à vous défendre.

FLORINE.

Il ne mérite pas ce que vous demandez.

SOPHIE, en se retournant vers Damon.

Voilà ce beau retour... Damon, vous m’entendez.      

Elles sortent.

DAMON.

Ô ciel !

 

 

Scène XIV

 

ARGANT, DURVAL, DAMON

 

ARGANT, à Durval.

Vous avez fait une rude entreprise ;

Vous n’y reviendrez plus, votre bisque est mal prise.

Pour convaincre une femme, il faut bien du bonheur ;

Rarement un époux en vient à son honneur.

Quand on veut s’embarquer dans ces sortes d’affaires,         

On ne saurait avoir des preuves assez claires ;

Et par malheur pour vous, vous ne les avez point.

Les femmes sont d’ailleurs terribles sur ce point :

Elles ne s’aiment pas ; mais accusez-en une,

L’émeute est générale, et la cause est commune.        

Vous verrez aussitôt le peuple féminin

S’élever à grands cris, et sonner le tocsin ;

Protéger l’accusée, et s’enflammer pour elle ;

Se prendre aveuglément de tendresse et de zèle ;

Passer de la pitié jusques à la fureur,

Et traiter un époux de calomniateur...

Tenez, voilà pourquoi, sans accuser la vôtre,

J’ai toujours crû ma femme aussi sage qu’une autre.

Je vous plains ; mais que faire ? Elle a barre sur vous :

Il faut, en attendant, se taire et filer doux.        

Il sort.

 

 

Scène XV

 

DURVAL, DAMON

 

DURVAL.

Tu me vois pénétré de douleur et de rage.

Je ne m’attendais pas à ce nouvel orage...

Quelle vengeance affreuse exerce contre moi

Cet objet étranger dont j’ai quitté la loi !...

Que m’importe, après tout, qu’une épouse volage

Sache de sa rivale à quel point je l’outrage ?...

Cependant je l’accuse, et je suis confondu.

DAMON.

N’es-tu pas plus heureux, que d’être convaincu ?

DURVAL.

En suis-je moins certain ? L’injure est manifeste.

Va, je ne cherchais plus que le plaisir funeste

De la rendre odieuse autant que je la hais ;

Mais sa fausse vertu couvre tous ses forfaits.

DAMON.

J’ignore les détails de cette perfidie ;

Mais je connais Constance, et je mettrais ma vie...

DURVAL.

Tu la perdrais... Constance... Ô regret superflu !

J’ai creusé cet abîme où son cœur s’est perdu ;

Mon exemple a causé la chute qui m’accable.

Est-ce une autorité qu’un exemple coupable ?

DAMON.

Ne le suivez donc plus, comme vous avez fait,

Puisque vous convenez d’un si funeste effet.

Si tu voulais pourtant m’instruire davantage,

Ton repos deviendrait peut-être mon ouvrage :

Tu n’as que trop suivi ton premier mouvement.

DURVAL.

Je le paye assez cher, hélas ! en ce moment.

J’avais beau m’enflammer et m’irriter contre elle,

J’ai frémi du danger où j’ai mis l’infidèle ;

Et je mourais du coup que j’allais lui porter.

DAMON.

J’ai des pressentiments que je ne puis m’ôter.

DURVAL.

Ils sont faux ; mais enfin je cède à ta prière :

Suis-moi, je t’en ferai la confidence entière.

Mais ce n’est point l’espoir d’être désabusé

Qui m’arrache un récit que j’aurais refusé.

Je te veux inspirer la fureur qui m’anime :

Tu sens que j’ai besoin de plus d’une victime ;

Puisque j’ai des rivaux, je dois compter sur toi,         

Et tu vas t’engager à te perdre avec moi.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

DURVAL, DAMON, en domino

 

Il paraît dans le fond du Théâtre des girandoles allumées.

DURVAL.

Viens ; tandis que le bal, dans cette galerie,

Occupe tout le monde, achève, je te prie.

Que veut dire ce Peintre ?

DAMON.

À l’égard du portrait,

C’est un vol ; et voici comme on te l’a soustrait.         

Damis a chez ce peintre été par aventure ;

Il l’a vu travaillant à cette miniature ;

Alors notre Marquis a formé le dessein

De se l’approprier, et d’en faire un larcin.

Un de ses gens, qu’il a couvert de ta livrée,

L’est allé demander : le peintre l’a livrée,

Croyant que ce portrait devait t’être remis.

C’est ce que j’en ai su, sans t’avoir compromis ;

Car je viens de trouver ce Peintre chez Constance :

J’ignore à quel sujet, je n’ai point fait d’instance.        

DURVAL.

Quelle scélératesse !... Ah ! permets, cher ami...

DAMON.

Attends ; je ne sais pas les choses à demi.

Dans un endroit du parc j’ai détourné mes traîtres ;

D’abord ils ont voulu faire les petits-maîtres ;

Mais je leur ai serré de si près le bouton,         

Qu’il a fallu, morbleu, qu’ils changeassent de ton.

J’en ai tiré l’aveu de leurs forfanteries :

Ils s’étaient fait tous deux autant de menteries.

Le renvoi de l’écrin leur a fait inventer

Le bonheur dont ces fats ont osé se vanter.      

Après leur avoir fait la leçon assez forte,

En lui donnant le portrait.

J’ai repris le portrait, et je te le rapporte.

Je n’imagine pas qu’ils en osent parler ;

Et même tous les deux viennent de s’en aller.

DURVAL, abattu.

Dans quel excès m’a fait tomber leur imprudence !

Et d’un autre côté, quelle affreuse vengeance !

DAMON.

Mais tu me parais peu sensible à ce succès.

DURVAL.

Hélas ! reproche-moi plutôt un autre excès.

Je me trouve au milieu de mon bonheur extrême,

Un traître, un malheureux en horreur à lui-même,

Indigne désormais de ma félicité ;

Et l’on m’accuse encor d’insensibilité,

Lorsque je vais périr accablé sous la honte

Où m’a plongé l’accès d’une fureur trop prompte.

DAMON.

Je vois à tes regrets...

DURVAL.

Dis à mon désespoir.    

DAMON.

Mais au sort de Constance il est temps de pourvoir.

DURVAL, attendri, et les larmes aux yeux.

Que fait-elle à présent... Que faut-il que j’espère ?

Dis-moi... qu’est devenue une épouse si chère ?...

Ah ! je suis son bourreau plutôt que son époux.

Pourra-t-elle survivre à de si rudes coups ?

Sa blessure est mortelle, et j’en mourrai moi-même.

DAMON.

Rien n’est désespéré dans ce malheur extrême.

Constance t’a sauvé la honte de l’éclat :

Elle en impose à tous, et cache son état ;

Son courage surpasse encor son infortune ;

Elle fait les honneurs d’une fête importune,

Dont elle ne croit pas être l’objet secret.

Il est vrai qu’en passant, mais sans être indiscret,

Je l’ai calmée un peu ; j’ai caché tout le reste.

Viens, un plus long délai lui deviendrait funeste.     

Son courage est peut-être à son dernier effort.

DURVAL.

Cher ami, je te rends le maître de mon sort.

Sois mon unique appui, ma ressource auprès d’elle ;

Peins-lui mon désespoir. Ah ! quel que soit ton zèle,

Tu ne pourras jamais en peindre la moitié :

Ne me ménage plus, implore sa pitié.

DAMON.

Tu sauras mieux que moi persuader Constance :

Je lui serais suspect dans cette circonstance.

Pourquoi te refuser ce plaisir si flatteur,

D’aller à ses genoux lui reporter ton cœur ?

DURVAL.

Me refuserais-tu d’achever ton ouvrage ?

DAMON, avec vivacité.

Tu n’es impétueux que pour faire un outrage.

DURVAL.

Tu veux qu’un furieux qui sort de son accès,

Qui vient de se porter au plus coupable excès,

Qui vient d’accumuler blessure sur blessure,

Opprobre sur opprobre, injure sur injure,

Aille aussitôt braver l’objet de sa fureur ;

Et s’offrir à des yeux qu’il a remplis d’horreur :

La honte me retient...

DAMON.

Durval, elle t’abuse :

La honte est dans l’offense, et non pas dans l’excuse.

DURVAL.

Puis-je désavouer ces malheureux écrits,

Où je jure à Constance un éternel mépris ?

Peut-elle désormais prendre aucune assurance,

Compter sur des serments que j’ai détruits d’avance ?

DAMON.

L’amour pardonne tout : mais je t’ouvre un moyen ;

Je dois avec Constance avoir un entretien ;

C’est sans doute au sujet de tout ce qui se passe :

C’est elle qui m’a fait demander cette grâce ;

Pendant le bal, j’espère en trouver le moment.

Nous sommes convenus de ce déguisement ;

Je dois rester masqué.

DURVAL.

Si je prenais ta place ?

DAMON.

Durval, tu me préviens.

DURVAL.

En parlant à voix basse,

Je pourrai la tromper ; j’éclaircirai mon sort,

Je lirai dans son cœur.

DAMON.

Je parlerai d’abord,

Afin de lui donner une pleine assurance ;        

Tu nous observeras alors avec prudence,

Et tu pourras bientôt trouver l’heureux moment

De te substituer près d’elle adroitement.

DURVAL, après avoir rêvé.

Ma curiosité me fait trop entreprendre.

DAMON.

J’aurai tout préparé, tu n’auras qu’à l’entendre.

DURVAL.

J’aurais trop à souffrir... En croyant te parler,

Constance contre moi peut et doit exhaler

Ces reproches qu’elle a condamnés au silence :

Ce serait essuyer toute leur violence ;

Ce serait m’exposer à ses premiers transports ;           

Et j’ai, pour en mourir, assez de mes remords.

DAMON.

Ce qui vient d’arriver te prouve le contraire ;

La douceur de Constance a dû te satisfaire.

Quel autre aurait ainsi ménagé son époux ?

Je suis sûr que vos cœurs s’entendent mieux que vous.        

DURVAL.

Trop de timidité me punit et la venge.

DAMON.

C’est une cruauté...

DURVAL.

Ma faiblesse est étrange :

Mais enfin... Quelqu’un vient. C’est Florine, je crois ?

Je te laisse ; sers-moi pour la dernière fois.

Il sort.

 

 

Scène II

 

DAMON, FLORINE, éloignée

 

DAMON.

Que l’amour-propre abonde en mauvaises défaites,

Quand il faut réparer les fautes qu’on a faites !...

S’il me désavouait ?... Ah ! trop cruel ami !...

N’importe, il faut encor faire un effort pour lui.

FLORINE.

Madame vous attend, lui tiendrez-vous parole ?

Elle est impatiente.

DAMON.

Oui, Florine, j’y vole.        

 

 

Scène III

 

FLORINE, seule

 

Quelle sera la fin de cet événement ?

Gare le cloître, il fait un triste dénouement.

S’aller claquemurer, c’est ce qui m’inquiète ;

Car enfin je n’ai pas le goût de la retraite :

Prendre congé du siècle à l’âge de vingt ans ;

Il nous quitte assez tôt, sans prévenir ce temps.

Passe, quand jusqu’au bout on a joué son rôle ;

Du moins le souvenir du passé vous console ;

On l’emporte avec soi, cela sert de soutien :

Mais pour moi, dieu merci, je suis réduite à rien ;

Car ce que j’ai vécu ne s’appelle pas vivre.

Que faire dans l’exil où je m’en vais la suivre ?

Me plaindre que le temps coule trop lentement ;

N’avoir que mon ennui pour tout amusement.

Le monde a ses chagrins : eh ! bien, on les essuie ;     

On s’accoutume, on roule, et l’on pousse la vie ;

On va, l’on vient, on voit, on babille, on se plaint,

On s’agite, on se flatte, on espère, et l’on craint ;

Il vient un bon moment, car il faut qu’il en vienne,

On en fait son profit, afin qu’on s’en souvienne.         

 

 

Scène IV

 

CONSTANCE, en domino, démasquée, FLORINE

 

CONSTANCE, en regardant derrière elle.

Damon suivait mes pas... et je ne le vois plus ;

Mais il ne peut tarder. Nous sommes convenus

De nous réfugier dans ce lieu plus tranquille ;

Notre entretien sera plus sûr et plus facile.

 

 

Scène V

 

CONSTANCE, UN HOMME, déguisé

 

CONSTANCE, congédie Florine.

Vous voici... Reprenons le fil de ce discours,

Dont on nous empêchait de poursuivre le cours.

Damon, permettez-moi de répandre des larmes

Dans le sein d’un ami sensible à mes alarmes ;

Aux yeux de tout le monde elles m’allaient trahir :

C’est encor un motif qui m’a contrainte à fuir.

Elle essuie ses yeux.

Je rappelais un temps bien cher à ma mémoire :

Quand Durval commença mon bonheur et ma gloire,

Mon cœur sembla pour lui prévenir sa saison.

Aurais-je mieux choisi dans l’âge de raison ?

Notre hymen se conclut. Aurais-je dû m’attendre,

Pouvais-je imaginer qu’un cœur déjà si tendre,

Le serait encor plus ? Je vis, de jour en jour,

Qu’on ne saurait donner de bornes à l’amour.

Quel que fût le progrès de ma tendresse extrême,

Mon bonheur fut plus grand, puisqu’on m’aima de même.

Qu’est devenu ce temps ? Vous ne croirez jamais

D’où vint le changement d’un sort si pleins d’attraits.

Un revers imprévu détruisit ma fortune ;

Ma tendresse bientôt lui devint importune ;

L’excès de mon amour lui parut indiscret :      

Je le vis ; il fallut le rendre plus secret.

Le refroidissement, bien plus terrible encore,

Vint éteindre l’amour d’un époux que j’adore,

Et bientôt loin de moi l’entraîna tour à tour.

Je crus perdre la vie en perdant son amour.

J’eusse été trop heureuse ! En ce malheur extrême,

Je sentis qu’on ne vit que par l’objet qu’on aime ;

Qu’on perd tout en perdant ces transports mutuels,

Ces égards si flatteurs, ces soins continuels,

Cet ascendant si cher, et cette complaisance,

Cet intérêt si tendre, et cette confiance,

Qu’on trouve dans un cœur que l’on tient sous ses lois.

Cependant je vécus pour mourir mille fois.

Je joignis à mes maux celui de me contraindre.

Je me suis toujours fait un crime de me plaindre.      

C’est la première fois, dans l’état où je suis,

Je ne vous aurais pas parlé de mes ennuis ;

Je m’épanche avec vous, je ne dois rien vous taire,

Puisque je vous demande un conseil salutaire.

 

Je ne prétends point faire un détail superflu,

Ni rappeler ici ce que vous avez vu.

Vous êtes le témoin de ce dernier orage...

Vous vous attendrissez... Est-ce un heureux présage ?

Enfin, est-il bien vrai que Durval ait rendu

Justice à son épouse ? Ai-je bien entendu ?      

C’est beaucoup. N’avait-il rien de plus à me rendre ?

Vous-même n’avez-vous rien de plus à m’apprendre ?

Mais comment puis-je avoir révolté mon époux ?

Un cœur indifférent peut-il être jaloux ?...

Je m’y perds... Cependant je lis dans sa pensée.         

Se pardonnera-t-il de m’avoir offensée ?

Je souffre, plus que lui, du juste repentir

Que sans doute à présent il en doit ressentir.

Je crains (s’il ne m’estime autant que je l’adore)

Que sa confusion ne l’aliène encore ;

Que sa honte offensante et cruelle pour moi,

Ne l’empêche à jamais de me rendre sa foi.

Ah ! peut-être j’étais dans cette conjoncture ;

Ce qui m’est revenu flattait ma conjecture.

Je le désire trop pour ne pas l’espérer...

Vous ne me dites mot ?... Que dois-je en augurer ?

Mais si je n’ai point pris une fausse espérance,

Si son heureux retour avait quelque apparence,

Qui peut le retarder ?... Si mes jours lui sont chers,

Qu’il vienne en sûreté... mes bras lui sont ouverts...

S’il voyait les transports que mon cœur vous déploie...

Ah ! qu’il ne craigne rien, que l’excès de ma joie...

Que dis-je ! S’il le faut, j’irai le prévenir :

C’est sur quoi je cherchais à vous entretenir.

 

Je ne puis à présent être trop circonspecte ;

Un pardon trop aisé doit me rendre suspecte.

Que pourra-t-il penser de ma facilité ?...

Mais n’importe, malgré cette fatalité,

Autant que mon amour, mon devoir m’y convie ;

Il faut que j’aille perdre ou reprendre la vie...

Ah ! daignez par pitié... Vous soupirez tout bas...

Je ne puis donc m’aller jeter entre ses bras ?...

J’entends ce que veut dire un si cruel silence ;

Vous n’osez...

LE MASQUE, à part.

Ah ! c’est trop me faire violence !

CONSTANCE.

Qu’avez-vous dit ?... Parlez... Quel funeste regret ?...

Elle voit un portrait entre ses mains.

Mais... Qu’ai-je vu ? Comment ?... D’où vous vient mon portrait ?

Vous n’en êtes chargé que pour me le remettre.

LE MASQUE, en lui présentant une lettre.

Il faut...

CONSTANCE.

Que m’offrez-vous ?...

LE MASQUE.

Voyez...

CONSTANCE.

C’est une lettre.

Vous tremblez... Je frémis... On ne veut plus me voir.

C’est le coup de la mort que je vais recevoir...

Elle ouvre le billet.

De la main de Durval ces lignes sont tracées.

Mais que vois-je ? Des pleurs les ont presque effacées.

Elle lit.

C’est trop entretenir vos mortelles douleurs ;

L’ingrat que vous pleurez, ne fait plus vos malheurs.

Chère épouse, il n’est rien que votre époux ne fasse,

Pour tarir à jamais la source de vos pleurs.

Vous avez rallumé ses premières ardeurs ;

Trop heureux s’il expire en obtenant sa grâce !... 

Ah ! pourquoi n’ai-je pas prévenu mon époux ?

Conduisez-moi, courons...

DURVAL, démasqué, à ses pieds.

Il est à vos genoux...          

C’est où je dois mourir... laissez-moi dans les larmes,

Expier mes excès et venger tous vos charmes.

CONSTANCE.

Cher époux, lève-toi. Va, je reçois ton cœur :

Je reprends avec lui ma vie et mon bonheur.

DURVAL.

Quoi ! vous me pardonnez l’outrage et le parjure ?

CONSTANCE.

Oui ; laisse-moi goûter une joie aussi pure.

DURVAL.

Vengez-vous.

CONSTANCE.

Eh ! de qui ? C’est un songe passé ;

Ton retour me suffit.

DURVAL.

Il n’a rien effacé.

CONSTANCE.

Si tu veux me prouver combien je te suis chère,

Oublions qu’autrefois j’ai cessé de te plaire.

DURVAL.

Je veux m’en souvenir pour le mieux réparer.

On entend du monde ; Constance paraît inquiète.

Devant tout l’univers je vais me déclarer...

 

 

Scène VI

 

CONSTANCE, DURVAL, SOPHIE, ARGANT, DAMON, FLORINE

 

ARGANT.

Comment, diable ! La scène a bien changé de face.

Ah ! ah ! mon gendre en conte à sa femme... Il l’embrasse !...

Mais, est-ce tout de bon ?

FLORINE.

Certes, l’effort est grand.

SOPHIE, ironiquement, à Damon.

Monsieur a du bonheur dans ce qu’il entreprend.

DURVAL, avec véhémence.

Oui, je ne prétends plus que personne l’ignore ;

C’est ma femme, en un mot, c’est elle que j’adore.

Que l’on m’approuve ou non, mon bonheur me suffit.

Peut-être mon exemple aura plus de crédit :

On pourra m’imiter. Non, il n’est pas possible

Qu’un préjugé si faux soit toujours invincible.

ARGANT.

Ce n’est pas que je trouve à redire à cela ;

Mais c’est qu’on n’est pas fait à ces incidents-là.

Lorsqu’une femme plaît, quoiqu’elle soit la nôtre,     

Je crois qu’on peut l’aimer, même encor mieux qu’une autre.

DAMON, à Sophie.

Oserais-je à mon tour, sans indiscrétion,

Vous faire souvenir d’une convention ?

SOPHIE

Damon, je m’en souviens.

À Constance.

Ah ! ma chère Constance...

Elle l’embrasse.

Mais conseillez-moi donc dans cette circonstance...

ARGANT, en lui prenant la main et la mettant dans celle de Damon.

Oui, conseillez un cœur déjà déterminé...

Le conseil en est pris, quand l’Amour l’a donné.

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