Le Prince fugitif (Balthazar BARO)

Poème héroïque en cinq actes.

Imprimé en 1649.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 10 juillet 1697.

 

Personnages

 

PHILOXANDRE

CLYTON

LE ROI de Cyrène

ARCHESTRATE, fille du Roi

LUCINDE

ALCESTE, prince rival d’Orphise

ORPHISE, prince rival d’Alceste

ARCYLAS, capitaine des gardes

ACANTE, ambassadeur

SOLDAT.

 

La Scène : Le Palais du Roi dans Cyrène assiégée.

 

 

À TRÈS HAUTE, TRÈS PUISSANTE ET SOUVERAINE PRINCESSE CHRISTINE, REINE DE SUÈDE

 

MADAME,

Ce Prince que j’ai l’honneur de présenter à Votre Majesté ne croirait pas avoir reçu toute la gloire que ses belles actions ont méritée, s’il ne s’efforçait d’ajouter à l’estime que la France en a faite, l’approbation d’une Reine qui est aujourd’hui la merveille et l’étonnement de tout le monde. C’est pour cela, MADAME, qu’il vole avec joie vers les climats où vous commandez, et qu’il va tâcher en vous apprenant ses aventures, d’apprendre lui-même dans l’exemple de votre vie la science de bien régner. Et certes on ne peut savoir de quels châtiments vous accablez le vice, et de quelles récompenses vous honorez la vertu, sans confesser que c’est une espèce de prodige de voir que Votre Majesté possède en l’âge de vingt-deux ans, ce qu’à peine les plus grands Politiques ont bien su dans l’étendue de plusieurs siècles. Je sais bien que GUSTAVE, cet illustre Conquérant, qui s’étant fait sentir à nos Ennemis comme un foudre, disparut quasi comme un éclair ; je sais bien, dis-je, que ce grand Prince qui avait porté l’affection ou la crainte jusques dans le cœur de tous les Monarques, ne pouvait rien produire qui ne fût miraculeux. Mais, MADAME, ceux qui voient de quels trésors vous enrichissez une naissance si avantageuse, demeurent d’accord que vous vous devez presque tout à vous-même, et que les perfections que vous faites éclater, et les belles connaissances dont vous vous remplissez tous les jours, sont bien plutôt un ouvrage de vos veilles et de vos soins, qu’un présent de la Nature. J’entreprendrais d’exagérer dans cette lettre une partie des vertus dont vous brillez, si je n’étais bien assuré que ce que j’en dirais trouverait fort peu de créance parmi les hommes ; car, MADAME, qui pourrait se persuader que le Soleil n’eût jamais surpris dans le lit une jeune Reine, et que ces longues heures que les autres donnent au sommeil ne fussent employées par elle qu’à l’étude des belles choses ? Qui croirait que malgré la délicatesse de son sexe, Votre majesté eût pu s’accoutumer à l’usage des armes, et qu’au lieu de se plaire aux artifices d’une coiffure, ou à la pompe des habits, elle eût tant d’amour pour le courage et pour les lettres, qu’elle ne pût souffrir auprès d’elle ni les lâches, ni les ignorants ? Qui croirait que pour l’expérience de la guerre on pût avec justice préférer Votre Majesté aux plus grands Héros que l’antiquité nous ait vantés, puisque aussi savante qu’eux en l’Art de faire subsister et combattre les armées vous avez encore le secret d’y attacher inséparablement la victoire ? Qui croirait enfin que dans un âge si peu avancé une Princesse présidât dans son Conseil, beaucoup moins par sa condition que par sa suffisance, et qu’en toutes rencontres faisant de ses Conseillers les sectateurs de ses justes sentiments, elle leur fit avouer qu’il serait impossible de trouver dans tous ses États un plus solide jugement, ni plus capable de la conduite d’un Empire. Ce sont là, MADAME, des choses qui semblent aller au-delà de l’imagination. Et ce sont pourtant des vérités que j’ai apprises, non pas d’un simple bruit commun, mais d’une bouche sacrée, et qui a cet avantage sur la Renommée, de ne savoir ni déguiser ni mentir. Et c’est par cette même bouche, MADAME, que j’ose espérer que Votre Majesté saura quelque jour combien sensiblement m’ont touché des qualités si extraordinaires, et que quand je ne devrais pas toutes choses aux bontés qu’elle a pour ma Nation, je ne laisserais pas d’être par une obligation très légitime, et avec un respect très soumis,

De Votre Majesté, MADAME,

Très humble, très obéissant, et très fidèle serviteur,

 

BARO.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

PHILOXANDRE, CLYTON

 

PHILOXANDRE.

Dis-tu que ce barbare investissant la ville

A brûlé ta maison, ou plutôt mon asile ?

CLYTON.

J’en ai vu jusqu’aux Cieux les flammes s’élever.

Le torrent de mes pleurs n’a pu la conserver,

Et si votre pitié, grand Prince...

PHILOXANDRE.

Ah ! je te prie

Tiens mon rang plus secret, il y va de ma vie,

Pour peu que ton repos au mien soit attaché,

Fais si bien, cher Clyton, que mon nom soit caché.

CLYTON.

Pourquoi ?

PHILOXANDRE.

Le fier Tyran dont j’éprouve la haine,

Compte entre ses parents le Prince de Cyrène,

Qui, m’ayant eu chez soi, pour s’en justifier

Croirait être obligé de me sacrifier :

Si tu veux donc me faire une grâce infinie

Ne prononce jamais le nom d’Apollonie,

Puisqu’enfin je ne puis sans un prompt repentir

Faire briller ici la Couronne de Tyr.

Hélas...

CLYTON.

Vous soupirez.

PHILOXANDRE.

Oui, Clyton, je soupire.

Mais.

CLYTON.

Quoi, mais, achevez, vous me pouvez tout dire ;

Après ce que j’ai su que me doit-on celer ?

PHILOXANDRE.

Dis qu’après tes bienfaits, Clyton, je dois parler,

Tu m’as sauvé la vie, il faut le reconnaître,

Et que de mon destin tu sois deux fois le maître.

Apprends donc en deux mots la rigueur de mon sort,

J’ai trouvé le naufrage où je cherchais le port,

Par un coup de tempête, à mon âme imprévue,

Contre un écueil vivant ma raison s’est perdue,

Et pour comble des maux que j’ai déjà soufferts

Quand j’ai cru d’être libre on m’a donné des fers.

CLYTON.

Vous êtes prisonnier ?

PHILOXANDRE.

Je le suis d’Archestrate,

Cette rare beauté qui me tue et me flatte

A des traits dans les yeux si doux et si puissants

Que je leur ai cédé l’empire de mes sens :

Mais hélas tant s’en faut que j’ose en sa présence

Donner de mes désirs la moindre connaissance,

Qu’à peine, éloigné d’elle, ai-je pu librement

Prêter à ma douleur un soupir seulement.

CLYTON.

Que craignez-vous ?

PHILOXANDRE.

Le Roi, mes Rivaux, elle-même,

Elle, qui jugeant mal de cette ardeur extrême,

Et croyant que je sors des termes du devoir

Me défendrait l’honneur et le bien de la voir.

CLYTON.

Que prétendez-vous donc ?

PHILOXANDRE.

Parmi les Gentilshommes

Qui composent l’éclat de la Cour où nous sommes,

Les devoirs assidus, et les soins que je rends

Ont les regards du Roi les moins indifférents ;

Deux ou trois actions m’ont donné l’avantage

De passer près de lui pour homme de courage,

Et j’y veux, si je puis, tant d’honneur acquérir

Qu’il ait de quoi me craindre, ou de quoi me chérir.

Alors, mais il s’avance.

 

 

Scène II

 

LE ROI, ARCYLAS, ALCESTE, PHILOXANDRE, CLYTON

 

LE ROI, parlant à Arcylas.

Est-il hors de Cyrène ?

ARCYLAS.

Non, Sire, on l’a trouvé.

LE ROI.

C’est assez, qu’on l’amène.

Alceste, pardonnez à ma juste douleur

Si je blâme aujourd’hui ces marques de valeur ;

De vouloir dans un duel exposer sa personne

C’est trahir mon espoir, c’est blesser ma Couronne

Que je vois chancelante, et prête à succomber

Sous les mêmes efforts qui vous feraient tomber.

Assez d’autres sujets pressent le témoignage

De votre affection et de votre courage,

Cette ville attaquée, et ses murs investis,

Offrent de quoi saouler vos sanglants appétits.

ALCESTE.

Sire, si ce dessein a pu troubler votre âme,

Orphise en doit porter et la honte et le blâme :

Il a fait la querelle, et j’atteste les Dieux

Que j’allais à regret perdre ce furieux :

Mais, Sire, vous savez où l’honneur nous convie,

Comme il est au-dessus des biens et de la vie

Il est si délicat, si facile à périr

Et pour peu qu’on le blesse, il fait tout pour guérir.

LE ROI.

Je sais : Mais à nos yeux Orphise se présente.

 

 

Scène III

 

LE ROI, ORPHISE, ALCESTE, ARCYLAS, PHILOXANDRE, CLYTON

 

LE ROI.

Enfin ma vigilance a trompé votre attente,

Et le Ciel ennemi d’un projet inhumain

Vous ôte pour ce coup les armes de la main :

Ne dissimulez plus, j’ai su votre querelle,

Mais si mon intérêt peut prévaloir sur elle,

Ce que vous me devez vous parle de changer

L’ardeur de vous détruire au soin de me venger.

ORPHISE.

Sire, si j’ai failli ma flamme a fait mon crime,

Flatté comme je suis d’un espoir légitime,

Je fais comme un torrent qui se plaît à briser

L’obstacle qu’à sa chute on tâche d’opposer :

Je ne le cache point, un rival m’importune,

Non pour être pareils de sang et de fortune,

Mais pour voir un captif sous de mêmes liens

Élever ses désirs où je porte les miens.

LE ROI.

Arrêtez ce transport dont votre âme est saisie,

Ne vous regardez plus d’un œil de jalousie,

Car enfin, où tendrait ce combat entrepris ?

Pensez-vous qu’Archestrate en dût être le prix ?

Elle dépend de moi, non du sort de vos armes,

Il faut pour l’acquérir moins de sang que de larmes,

Ou s’il en faut du sang il ne vous est permis

D’en puiser autre part que chez mes ennemis ;

C’est là qu’il faut cueillir des lauriers dignes d’elle,

À ce noble devoir la gloire vous appelle,

Mais que veut ce soldat que ma fille conduit ?

 

 

Scène IV

 

ARCHESTRATE, SOLDAT, LE ROI, ORPHISE, ALCESTE, ARCYLAS, PHILOXANDRE, CLYTON

 

ARCHESTRATE.

Sire, apprenez l’état où le sort nous réduit,

Osmond cet orgueilleux qui du sceptre s’empare

Prétend vous accabler sous l’effort qu’il prépare,

Glorieux comme il est des triomphes passés,

Et d’un nombre infini de soldats amassés,

Il vient pour couronner ses injustes conquêtes

Par le sac de Cyrène, et le prix de nos têtes.

LE ROI.

As-tu vu sa démarche ?

SOLDAT.

Il s’avance à grands pas.

LE ROI.

C’est l’ordre de la guerre, et l’effet des combats

Dont le succès sinistre, et fatal à ma gloire,

Le presse d’achever ma perte, et sa victoire.

Mais le sort peut changer, Cyrène a des guerriers

Qui peuvent de son front arracher les lauriers,

Et pour peu que le Ciel en veuille à l’injustice

Le trône qu’il prétend sera son précipice.

Il est bon toutefois qu’en des termes pareils

Un Roi se détermine aux plus sages conseils.

Orphise, et vous Alceste en qui je me propose

De trouver la défense et l’appui de ma cause,

J’appelle à mon secours votre fidélité,

Parlez, que dois-je faire en cette extrémité ?

ORPHISE.

Ô Dieux ! sur ce sujet faut-il qu’on délibère,

Sire, tout contribue au bonheur que j’espère,

Puisque cet insolent qui pense triompher

S’approche de la main qui le doit étouffer.

Pour cela permettez qu’au front de cette armée

Que vos derniers malheurs ont ici renfermée,

Mon bras aille écraser ce funeste serpent

Dans le propre venin que sa haine répand.

Par les justes efforts d’une prompte vengeance

Osmond verra sa perte, et votre délivrance,

Il verra foudroyer ses bataillons épais,

Et naître de leur sang l’abondance et la paix.

Grand Prince accordez-moi cet illustre avantage

De produire un effet d’amour, et de courage,

De délivrer Cyrène, ou pour en parler mieux

De venger Archestrate, et d’essuyer ses yeux.

ALCESTE.

Sire, ce sentiment répond à ma pensée,

Mais le soin de venger Archestrate offensée,

Et de porter la mort au sein des ennemis

À nul autre qu’à moi ne doit être remis.

C’est de moi que Cyrène attend cette merveille,

Tu le peux mon amour, ta force est sans pareille,

Et l’on ne peut m’offrir murs, remparts, ni fossés,

Qui sous tes étendards ne se trouvent forcés.

Animé des beaux yeux qui font toute ma gloire

J’irai des bras d’Osmond arracher la victoire,

Et de son attentat justement irrité

J’irai punir l’orgueil où l’ingrat s’est porté.

LE ROI.

Je lis dans votre cœur ce qu’exprime la bouche,

De votre affection cette marque me touche,

Elle flatte mes sens, mais cet emploi fameux

De tous deux désiré, ne peut être à tous deux.

Philoxandre ? on ne peut sans espèce de crime

Négliger un conseil dont je dois faire estime,

Donne-moi ton avis, que dois-je exécuter ?

Tu sais le différend que l’on vient d’agiter.

PHILOXANDRE.

Sire, je sais qu’Osmond en veut à votre Empire,

Et puisque mon devoir me force de le dire,

Je sais que les combats par les vôtres tentés

Ont de votre disgrâce enflé ses vanités :

Oui, depuis que les flots de l’inconstant Neptune

Ont à votre personne attaché ma fortune ;

J’ai vu dans quel état vous ont enfin réduit

Et l’heur qui l’accompagne, et celui qui vous fuit.

Mais, Sire, il faut tenter un dessein légitime,

Il faut des souverains pratiquer la maxime,

Et chercher de vos maux la prompte guérison,

Sans vouloir de vos murs faire votre prison.

Quoi ? souffrir lâchement qu’au milieu de Cyrène

Un insolent vainqueur en triomphe vous traîne,

Et qu’ayant usurpé le trône de leurs Rois

À vos peuples soumis il impose des lois !

Ah ! Sire, détournez ce péril qui m’étonne,

Il en faut, s’il se peut, sauver votre Couronne,

Ou si d’un ennemi l’indomptable bonheur

Veut que vous la perdiez, la perdre avec honneur.

C’est donc mon sentiment qu’assisté d’une armée

Par l’objet de son Prince à mieux faire animée

Votre Majesté cherche un moyen glorieux

Ou de chasser Osmond, ou de quitter ces lieux :

Vous pouvez autre part rencontrer un asile,

Et laissant la Princesse à défendre la ville

Revenir plus puissant faire un dernier effort,

Et près d’elle trouver la victoire ou la mort.

Voilà ce que je pense.

LE ROI.

Ah ! conseil légitime.

ARCHESTRATE.

Mais conseil dangereux.

LE ROI.

Mais conseil magnanime.

ARCHESTRATE.

Vous exposer Seigneur !

LE ROI.

Il le faut, je le veux,

Et toi dont la pensée a secondé mes vœux

Pour le prix d’un conseil si juste.

ARCHESTRATE, à part.

Et si funeste.

LE ROI.

Je te laisse en dépôt tout le bien qui me reste,

Je te laisse avec elle une ville à garder,

Défends-la, s’il le faut, mais sans rien hasarder,

Le temps est nécessaire à l’effet où j’aspire,

Et ce temps ménagé peut sauver mon Empire.

PHILOXANDRE.

Mais, Sire.

LE ROI.

Je l’ai dit, ne me réplique point.

PHILOXANDRE.

Vous pouvez tout sur moi.

LE ROI.

Je n’en veux que ce point,

Et je t’accuserai d’aimer peu mon service,

Si ta fidélité ne me rend cet office.

Et vous mon seul refuge, enfin voici le jour

Où Mars doit préparer un triomphe à l’Amour.

Dans le fameux combat où ce Dieu nous appelle

Celui qui produira l’action la plus belle

Sera de la Princesse unique possesseur,

Et d’un trône affermi le juste successeur.

Oui, Princes, nous joindrons son cœur et ma couronne

À ces fameux lauriers que la victoire donne,

Mais qui succombera sous l’effort d’un vainqueur

Qu’il n’espère jamais ni Couronne, ni cœur.

ORPHISE.

Cette loi me ravit.

ALCESTE.

Bien loin qu’elle m’offense,

Comme elle est mon désir, elle est mon espérance.

LE ROI.

Allons donc où l’honneur nous presse de courir.

ARCHESTRATE, à part.

Ah ! funeste départ qui me fera mourir.

LE ROI.

Allons fouler aux pieds l’orgueil des Adversaires,

Et donner pour cela les ordres nécessaires.

 

 

Scène V

 

PHILOXANDRE, ARCHESTRATE, LUCINDE

 

PHILOXANDRE.

Vous partez mécontente ?

ARCHESTRATE.

Ah ! cruel, laisse-moi ?

PHILOXANDRE.

Vous fuyez !

ARCHESTRATE.

Oui barbare, et tu sais bien pourquoi.

Après ce beau conseil, que veux-tu que j’espère ?

Je ne dois qu’à toi seul la perte de mon père.

PHILOXANDRE.

Avant que me blâmer, voyez ce que j’ai pu,

Lui donnant ce conseil j’ai fait ce que j’ai dû,

Et j’eusse en le flattant d’un contraire langage

Blessé ma conscience et trahi son courage.

Je sais que la nature a des droits bien puissants,

Je les ai violés, vengez-vous j’y consens.

Mais dites pour le moins en voyant mon supplice,

C’est le sang qui le perd, et non pas la justice.

ARCHESTRATE.

Me privant pour jamais et d’un père et d’un Roi,

De même que le sang la justice est pour moi,

Qui n’en saurait tirer de vengeance si dure

Qu’elle ne soit encore au-dessous de l’injure.

PHILOXANDRE.

L’honneur et le devoir, ont fait mon attentat,

Mais soit qu’il ait blessé vos plaisirs, ou l’État,

Je vais vous épargner par un soin légitime

La peine d’imposer une peine à mon crime.

Ne remettez qu’à moi ce rude châtiment,

Il est prêt, Archestrate, en voici le moment,

Puisqu’il faut vous quitter, et perdre l’espérance

De recouvrer chez vous ma première innocence.

ARCHESTRATE.

Me quitter !

PHILOXANDRE.

Oui, Madame, un dessein glorieux

Veut que ce criminel s’éloigne de vos yeux,

Il veut que ce coupable exécute en personne

Les funestes conseils que son audace donne,

Et que dans les périls qu’il vous préparés

Il trouve enfin la mort que vous lui désirez.

ARCHESTRATE.

Moi, désirer ta mort, ah ! Soupçon qui me fâche,

Peux-tu me présumer si barbare, ou si lâche ?

Cruel fais d’Archestrate un meilleur jugement,

Ta vie est au-dessous de mon ressentiment,

Et bien qu’à ma colère elle soit exposée

Ma colère méprise une vengeance aisée.

Non, non, suis le chemin que le Roi t’a prescrit,

Seconde son courage, avecque ton esprit ;

Tandis que son acier brillera dans la plaine

Fais briller ta conduite au milieu de Cyrène,

Et si jamais ton cœur montra quelque vertu

Relève en t’élevant tout un peuple abattu.

Quoi, tu ne réponds rien ? qui te ferme la bouche ?

Voudrais-tu négliger un salut qui me touche ?

Parle, suis-je un dépôt indigne de tes soins ?

PHILOXANDRE.

J’en prends votre mérite et vos yeux à témoins.

Mais, Madame, une loi secrète et souveraine

Me force de quitter Archestrate et Cyrène ;

Y vivre est un bonheur que le Ciel m’interdit,

Et pour m’y retenir le Prince en a trop dit.

Allez d’autres que moi donneront dans la ville

Un ordre plus puissant, un ordre plus utile,

Et quelque grand malheur qui la pût menacer

Vous portez dans les yeux des traits pour le chasser.

Permettez-donc, Madame, et je vous en conjure,

Par tout ce qui peut vaincre une âme la plus dure,

Permettez que je cueille un peu de ces lauriers

Dont se va couronner le front de vos guerriers.

Consentez...

ARCHESTRATE.

C’est assez, j’aime ta résistance,

J’aurais trouvé du crime en ton obéissance,

Cyrène est un séjour que l’honneur t’interdit,

Et pour t’y retenir le Prince en a trop dit.

Je ne résiste plus, ami, va, vois, surmonte,

Couvre l’ingrat Osmond d’une éternelle honte,

Et punissant l’orgueil qu’il ose témoigner

Étouffe dans son cœur le désir de régner.

Lance jusqu’à ce traître un éclat de tonnerre,

Fais rougir de son crime et son front et la terre,

Porte cent coups mortels dans cet indigne flanc,

Et songe qu’un Empire est le prix de son sang :

Montre dans ce combat où la gloire t’engage

Qu’on peut tout espérer quand on a du courage,

Et qu’un bras qui n’a point de sceptres à porter

En peut bien acquérir, s’il en peut mériter.

Va, puisque t’arrêter est un coup impossible,

Souviens-toi seulement dans ce moment terrible,

Où l’air retentira de tes coups furieux,

De ménager des jours qui nous sont précieux,

Mêle au soin d’attaquer celui de te défendre,

Et ramène vainqueur mon père et Philoxandre.

PHILOXANDRE.

J’y ferai mon effort, mais avant que partir

Si je vous ai déplu voyez mon repentir,

Les pleurs et les soupirs où mon cœur s’abandonne

Demandent un pardon.

ARCHESTRATE.

Adieu je te pardonne.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

ARCHESTRATE, LUCINDE

 

ARCHESTRATE.

Ah ! ne me retiens point.

LUCINDE.

Madame, pardonnez

Si j’ose demander pourquoi vous revenez,

Vous descendez bientôt.

ARCHESTRATE.

Lucinde, je me lasse,

L’occupe qui voudra, j’abandonne la place.

Cet objet, ce spectacle horrible et furieux

Offense également mon esprit et mes yeux ;

Blâme-moi si tu veux de manquer ce courage,

Je te dis mon humeur, j’abhorre le carnage.

LUCINDE.

Quel plaisir toutefois du haut de cette Tour

De voir naître la nuit dans le milieu du jour,

Et du Soleil naissant obscurcir la lumière

Par un brouillard formé de traits et de poussière :

Quel plaisir de revoir cet Astre flamboyant

Se faire d’un armet un miroir ondoyant,

Et déployant au jour ses couleurs éclatantes,

Peindre mille Soleils sur des armes brillantes.

ARCHESTRATE.

Je ne m’étonne pas si ton âme s’y plaît,

Où que tourne le sort elle est sans intérêt ;

Mais à deux passions la mienne assujettie

Croit faire du combat la meilleure partie,

Les cris de tant de morts sous le fer expirants

La blessent à la fois de cent coups différents,

Elle brûle, elle tremble, et n’est pas moins atteinte

Des traits de la pitié, que de ceux de la crainte.

LUCINDE.

La crainte ?

ARCHESTRATE.

Pour mon père.

LUCINDE.

Et la pitié ?

ARCHESTRATE.

Pour tous.

LUCINDE.

Vous étendez bien loin un sentiment si doux,

Sans choix ? vous me trompez.

ARCHESTRATE.

N’en sois pas offensée,

Et puisqu’il faut t’ouvrir le fonds de ma pensée,

Sache qu’à deux objets mon âme se restreint,

C’est pour eux qu’elle espère, et pour eux qu’elle craint.

LUCINDE.

Si tous deux ont sur vous un pareil avantage,

La Nature et l’Amour font ce juste partage,

Ces deux Divinités touchent également,

C’est-à-dire qu’Alceste et le Roi...

ARCHESTRATE.

Nullement.

Alceste : qu’as-tu dit ?

LUCINDE.

Si je me suis méprise

C’est donc en vous nommant Alceste pour Orphise.

ARCHESTRATE.

Orphise encore moins.

LUCINDE.

Qui donc ? je ne vois pas

D’autre objet dans la Cour digne de vos appas,

Ces Princes pour vous plaire ont quitté leur patrie,

Vous êtes le sujet de leur idolâtrie,

Et sans faire les vains ils peuvent espérer

Qu’à toute autre personne on les doit préférer.

ARCHESTRATE.

Ah ! que tu connais mal ce que peut le mérite,

Comme leur passion leur recherche m’irrite,

Tandis que leur esprit par l’amour échauffé

Disputait la victoire, un tiers a triomphé.

LUCINDE.

Ce discours est obscur.

ARCHESTRATE.

Quoi tu ne peux m’entendre ?

LUCINDE.

Il faut s’expliquer mieux.

ARCHESTRATE.

Connais-tu Philoxandre ?

LUCINDE.

Je le vois tous les jours.

ARCHESTRATE.

Mais le connais-tu bien ?

LUCINDE.

J’en fais beaucoup de cas, j’aime son entretien,

Et crois que pour prétendre de hautes fortunes

Il a des qualités qui ne sont pas communes,

Mais d’aller jusqu’à vous, il peut tout hors ce point.

ARCHESTRATE.

Dès là n’en parlons plus, tu ne le connais point,

Pour te dire en deux mots ce que j’en imagine,

Je crois qu’à sa vertu répond son origine,

Et sache, s’il ne porte un visage menteur,

Qu’il est grand de naissance aussi bien que de cœur.

J’observe dans ses yeux je ne sais quoi d’illustre,

Tout autre comparé ne lui sert que de lustre,

Ses discours relevés comme ses actions

Excitent dans les cœurs de justes passions ;

Instruit comme je crois dans l’école des Princes,

Il sait l’art de régir les cœurs et les Provinces

Il sait ce qu’il faut suivre, et ce qu’il faut blâmer,

En un mot il sait tout jusqu’à se faire aimer.

LUCINDE.

Je ne m’informe point de ces hautes sciences

Où ce fameux esprit porte ses connaissances,

Mais voyant aujourd’hui combien vous l’estimez

Je dis qu’il en sait trop s’il sait que vous l’aimez.

ARCHESTRATE.

Il ne le saura point, l’amour que je lui porte

Trouve dans mon devoir une chaîne trop forte.

LUCINDE.

Un soupir le peut dire.

ARCHESTRATE.

Un soupir ? je promets

Qu’il serait le dernier que je ferais jamais.

LUCINDE.

Clyton, ce bon vieillard dont le soin favorable

Le tira d’un état triste et misérable,

Sait-il point sa naissance ?

ARCHESTRATE.

Il faudrait l’éprouver.

LUCINDE.

Il est dans le Palais.

ARCHESTRATE.

Tâche de le trouver,

Mais ne sois qu’un moment.

Lucinde sort.

Dieux, ô dieux de justice

Si mon feu vous déplaît creusez mon précipice,

Et s’il est innocent sauvez qui l’a produit,

Et retirez son nom des ombres de la nuit.

Déjà ?

 

 

Scène II

 

LUCINDE, ARCHESTRATE, CLYTON

 

LUCINDE.

Je l’ai trouvé dans ce premier passage

Tout triste et tout tremblant.

ARCHESTRATE.

Il craint pour son ouvrage.

Approche, bon vieillard, par la foi que tu dois

À cette majesté dont éclatent les Rois,

Ne me déguise rien, connais-tu ?

CLYTON.

Qui, Madame ?

ARCHESTRATE.

Celui dont tes bontés ont prolongé la trame,

Et qui depuis trois mois dans Cyrène est venu ?

CLYTON.

Philoxandre ?

ARCHESTRATE.

Oui, Clyton.

CLYTON.

S’il vous est inconnu

Par quel moyen, Madame, aurais-je pu connaître

Dans quel endroit du monde il a tiré son être ?

ARCHESTRATE.

Lorsqu’à ce malheureux ton secours fut ouvert,

Quels étaient les habits dont il était couvert ?

CLYTON.

Il les avait quittés pour venir à la nage

Gagner le même écueil qui causa son naufrage.

Par bonheur ma fenêtre ouverte en ce moment

Laissait aller mes yeux jusqu’à cet élément,

Voyant donc ce dépôt que la mer semblait rendre,

Je pris une chaloupe et j’y mis Philoxandre.

ARCHESTRATE.

Quel parut son esprit dans son adversité ?

CLYTON.

Tel qu’un ferme rocher contre un flot irrité,

Sa bouche ne poussa ni plainte ni menace,

Et son cœur fut encor plus grand que sa disgrâce.

Dieux que ne dit-il point de l’injure des flots,

De l’effroi qui saisit l’âme des matelots,

De la fureur des vents, de l’effort du tonnerre,

De ses mâts abattus et brisés comme verre,

Des nuages crevés, de leurs feux nonpareils,

Et d’une obscure nuit qui dura trois Soleils.

Il vit cent et cent fois la pointe de ses voiles

Du centre de la terre aller jusqu’aux étoiles,

Enfin pour achever, il vit tous ses vaisseaux

Céder à la tempête et périr sous les eaux.

ARCHESTRATE.

J’en déplore le sort, mais ma Lucinde écoute

Le Soleil nous paraît au milieu de sa route,

Et personne ne vient me parler du combat.

Ah ! je le vois lui-même, ô Dieux le cœur me bat.

Et bien ?

 

 

Scène III

 

PHILOXANDRE, ARCHESTRATE, LUCINDE, CLYTON

 

PHILOXANDRE.

Consolez-vous, Princesse toute belle,

J’accours vous apporter une grande nouvelle.

ARCHESTRATE.

Quoi ? mon père revient ?

PHILOXANDRE.

Tout chargé de lauriers.

L’insolence d’Osmond funeste à ses guerriers,

Fatale à son État, et fatale à lui-même,

A fléchi sous le poids d’un châtiment suprême :

On voit par son orgueil pour jamais abattu

Ce que peut la justice avecque la vertu,

Enfin, comme son corps, le corps de son armée

N’est plus qu’un peu de cendre, ou qu’un peu de fumée.

ARCHESTRATE.

Ne me flattes-tu point d’un espoir décevant ?

Nos ennemis sont morts, et mon père est vivant,

Se peut-il, Philoxandre ?

PHILOXANDRE.

Oui, j’ai vu cet infâme

Perdre en même temps l’espoir, le sang et l’âme.

Mais pour ne mentir point, les efforts qu’il a faits

Ont produit aujourd’hui de funestes effets,

Et je puis assurer que jamais dix batailles

N’ont fourni de matière à tant de funérailles.

La frayeur et la mort allaient de tous côtés,

Tantôt à pas tardifs, tantôt précipités,

Tandis que la victoire en pompe descendue

Entre les deux partis demeurait suspendue :

Enfin par un bonheur tant de fois désiré,

Et par un coup du Ciel justement espéré

Osmond ayant versé pour terminer vos peines

Tout le fiel et le sang qu’il avait dans les veines,

On a vu tout d’un coup ses escadrons plier,

Et sans qu’aucun fuyard ait pu se rallier,

Pour vous laisser jouir d’une victoire entière

Ils ont fait de nos champs un ample cimetière.

Le Roi voulant sauver par ses rares bontés

Ce qui reste vivant des ennemis domptés

Fait cesser le carnage, et vient par sa retraite

Rendre comme vos yeux votre âme satisfaite.

Mon zèle cependant a prévenu ses pas.

ARCHESTRATE.

Sage et parfait ami que ne te dois-je pas ?

Et quelle récompense assez grande, assez digne

Peut jamais égaler cette faveur insigne ?

Demande.

PHILOXANDRE.

Permettez, Madame,

À part.

ah ! que fais-tu ?

Regarde tes malheurs, et qu’elle est sa vertu.

ARCHESTRATE.

Quoi ? poursuis.

PHILOXANDRE.

Permettez qu’un éternel silence

À ce Prince vainqueur cache mon imprudence ;

Ne lui témoignez pas que pour aller aux coups

Mon honneur m’ait forcé de m’éloigner de vous,

Ni que je sois venu du bruit de ses merveilles

Charmer également votre âme et vos oreilles.

Aussi bien n’ai-je fait que le suivre des yeux,

Et bien loin d’imiter ses exploits glorieux,

De m’attacher à lui, d’être comme son ombre,

À peine en ce combat ai-je servi de nombre,

À peine un ennemi de son sang a mouillé

L’habit que j’avais pris, et que j’ai dépouillé.

ARCHESTRATE.

Je le veux, Philoxandre, il faut te satisfaire,

Depuis assez longtemps je sais l’art de me taire,

Mais j’entends quelque bruit.

PHILOXANDRE.

Madame c’est le Roi.

ARCHESTRATE.

Courons à sa rencontre.

Elle sort.

PHILOXANDRE.

Ah ! Clyton, jure-moi

De ne me point cacher qu’elle est cette aventure,

Ne m’as-tu point trahi, parle ?

CLYTON.

Non, je le jure.

PHILOXANDRE.

J’en veux être éclairci, mais je les vois venir,

Cherchons un lieu plus propre à nous entretenir.

 

 

Scène IV

 

LE ROI, ARCHESTRATE, ALCESTE, ORPHISE

 

LE ROI.

Arrête, enfin le cours de ces larmes de joie,

Dans les maux et les biens que le Ciel nous envoie

Un cœur est peu constant qui se laisse saisir,

Ou de trop de douleur, ou de trop de plaisir.

ARCHESTRATE.

Vouloir que je rejette un penser qui me flatte,

C’est chercher trop de force en l’esprit d’Archestrate,

Elle veut que ses yeux mêlent en même jour

Les larmes du départ aux larmes du retour.

Quoi ? Vous voir triomphant et n’être pas atteinte

D’un mouvement contraire à ma première crainte,

Ce serait exiger de l’état où je suis

Et plus que je ne dois, et plus que je ne puis.

LE ROI.

Ce triomphe obtenu n’est rien en apparence,

J’ai fait dans le combat beaucoup moins qu’on ne pense,

Un démon inconnu parmi nous se coulant

A tout seul soutenu cet État chancelant,

Par le secours puissant de cette main hardie

Osmond a vu punir sa noire perfidie,

Déchoir ses vains désirs de leur superbe rang,

Et noyer son espoir dans les flots de son sang.

Parmi des faits guerriers si dignes de l’Histoire

Ces Princes ont de même éternisé leur gloire,

Assistés doublement et de Mars et d’Amour

Ils ont sauvé l’État, et m’ont rendu le jour.

Pensez-y désormais, mon aimable Archestrate,

Prends part à ce bienfait, et n’en soit point ingrate,

Écoute leurs soupirs, récompense leurs vœux,

C’est ce que tu leur dois, et c’est ce que je veux.

ARCHESTRATE.

Je sais que l’on ne peut, sans faire une injustice,

Laisser sans récompense un si rare service ;

Mais pour le reconnaître on ne devrait songer

Qu’à leur donner un prix qui se pût partager :

Si leur ambition aux richesses aspire

Vous pouvez épuiser les trésors de l’Empire,

Mais, Seigneur, tout le monde est d’accord de ce point

Que le sceptre et le cœur ne se divisent point.

ALCESTE.

Sire, cette Princesse en miracles féconde

A prononcé l’Arrêt le plus juste du monde,

Ses grâces qu’un Amant ne saurait trop priser

Ne sont pas un butin qu’on doive diviser,

Il faut, et c’est un mal qui n’a point de remède,

Que nul ne la mérite, et qu’un seul la possède.

C’est trop pour un mortel que de la rechercher,

Je ne vois rien en moi qui la puisse toucher.

Mais je crois si quelqu’un a droit de la prétendre,

Que ce droit est un bien qu’on ne peut me défendre,

J’y fonde mon espoir, et fais vœu de périr

Si mon affection ne la peut acquérir.

ORPHISE.

Prince victorieux, c’est en vain qu’on agite

S’il est dans l’Univers quelqu’un qui la mérite,

Ses rares qualités par un charme apparent

Ont déjà décidé ce fameux différend :

Il ne s’agit donc plus, Sire, que de résoudre

Qui dans le champ de Mars dans le sang et la poudre,

Dans l’horreur d’un combat de triomphes suivi,

Ou d’Alceste ou de moi vous a le mieux servi :

Cette condition de tous deux acceptée

Trouve dans ce moment la chose exécutée,

Vous pouvez prononcer quel sera notre sort,

C’est de là que j’attends ou la vie ou la mort.

LE ROI.

Tout ce que votre bras a fait dans mon armée

Je l’ai su par mes yeux ou par la Renommée,

Mais plus je le balance, et plus son juste poids

Ôte à mon jugement la liberté du choix :

Je sais bien toutefois qu’il faut vous satisfaire,

Aussi l’Astre qui luit dessus notre hémisphère

N’en retirera point ses rayons éclatants,

Qu’un décret solennel ne vous rende contents.

ARCHESTRATE.

Donner si peu de terme à m’y pouvoir résoudre,

Ah ! Seigneur, cet arrêt est pis qu’un coup de foudre,

M’ayant donné la vie éloignez mon trépas,

Et sans vouloir m’ouïr ne me condamnez pas,

Goûtez avec plaisir le fruit d’une victoire

Qui vous rend le repos, qui vous comble de gloire,

Mais qu’un jour si brillant ne devienne pas noir

Par votre violence, ou par mon désespoir :

Que j’aurai peu de part au bonheur de Cyrène

Si de votre salut on voit naître ma peine,

Et que vos soins pour moi seront mal témoignés

Si je deviens esclave alors que vous régnez.

De l’État et de moi le sort est dissemblable,

Il veut le plus vaillant, je veux le plus aimable.

C’est un peu d’exercice à ces deux combattants,

Et pour faire ce choix je demande du temps.

LE ROI.

Du temps ? n’espère pas d’en tirer avantage,

Tu connais leur mérite autant que leur courage,

Pour juger toutefois du prix de tes amants

Je veux bien t’accorder quelque peu de moments,

Je me rends, Archestrate, au pouvoir de tes larmes.

Cependant chers Amis allons quitter nos armes,

Et pousser jusqu’aux Cieux sous l’odeur des encens

Mille sacrés témoins du plaisir que je sens.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

ALCESTE, ORPHISE

 

ALCESTE.

J’y rêve comme vous, mais plus je me consomme

À chercher un Héros pareil à ce grand homme,

Moins je trouve d’exemple à ses rares exploits,

Mars parut moins terrible et moins fier mille fois

Lorsque...

ORPHISE.

N’en parlons plus, quittons cette manie,

Comme nous les États ont chacun leur Génie

Qui veille à leur défense, et sans doute aujourd’hui

Le Démon de l’Empire a combattu pour lui.

ALCESTE.

Que le nôtre ou le sien ait produit ce miracle,

Si la valeur d’Osmond n’eût trouvé cet obstacle,

Nous serions dans ses fers, ou nous ne serions plus.

ORPHISE.

Alceste, ces discours me semblent superflus,

Imitons le Pilote échappé du naufrage,

Il se moque des flots, il se rit de l’orage,

Et s’abandonnant tout au bien dont il jouit,

Plus il eut de frayeur, plus il se réjouit.

Enfin, puisque le Prince a banni de notre âme

La haine qui naissait de notre seule flamme,

Et qu’il fait compatir nous ayant bien remis

Ces titres opposés de rivaux et d’amis,

Ouvrons un peu nos cœurs, mais n’usons plus de feinte,

Et pour me confirmer le sujet de ma crainte

Confessez qu’Archestrate a d’un œil plus humain

Vu fumer les Encens offerts de votre main ;

Vous êtes son désir, vous êtes ses délices,

Les faveurs sont pour vous, et pour moi les supplices.

ALCESTE.

Renversez tout cela, dites qu’elle a pour vous

Un cœur plus favorable, et des regards plus doux ;

Vous êtes de ses vœux la plus chère espérance,

Les peines sont pour moi, pour vous la récompense.

ORPHISE.

Jamais cette beauté n’a payé mes respects

Que de discours forcés, ou de termes suspects.

ALCESTE.

Jamais je n’ai connu qu’elle eût au fond de l’âme

Aucun ressentiment de ma discrète flamme.

ORPHISE.

N’avez-vous rien tenté pour vaincre sa rigueur ?

ALCESTE.

J’ai tout fait, j’ai tout dit pour m’en rendre vainqueur,

Mais inutilement.

ORPHISE.

J’ai tout osé de même

Pour vaincre ses mépris et sa rigueur extrême,

Mais inutilement.

ALCESTE.

Pour la dernière fois

Je m’en vais consulter l’oracle de sa voix.

Mais tâchons de savoir ce que fait la Princesse.

Lucinde vient ici.

 

 

Scène II

 

ALCESTE, LUCINDE, ORPHISE

 

ALCESTE.

Peut-on voir ta Maîtresse ?

LUCINDE.

Je le crois.

ORPHISE.

Que fait-elle ?

LUCINDE.

Un dessein merveilleux,

Elle trace d’Osmond les projets orgueilleux,

Sous la fable de ceux qu’un éclat de tonnerre

Fit rentrer tous fumants dans le sein de la terre.

Là se verront dépeints ces superbes géants,

Bien qu’à peine sortis de leurs gouffres béants,

Qui d’un soin empressé portant roches sur roches

Feront contre le Ciel leurs fatales approches,

Là Jupiter riant de leur vaine fureur

Se couvrira le front d’une feinte terreur,

Puis lâchant tout d’un coup sa colère et sa foudre

Fera de ces Titans une masse de poudre.

Là pour avoir fini sa crainte et ses malheurs

Elle vous portraira, mais avec des couleurs

Qui des temps à venir mépriseront l’injure,

Et ne mourront jamais qu’avecque la Nature.

ALCESTE.

Que je suis redevable à ce noble désir ;

Si sa bonté pourtant m’eût permis de choisir,

J’eusse tenu sans doute à bien plus d’avantage

De me voir dans son cœur que dedans son ouvrage ;

Et bien que ce bonheur ne se puisse espérer,

Puisque j’en ai le temps je vais l’en conjurer.

Il sort.

ORPHISE.

Ah Lucinde !

LUCINDE.

Seigneur.

ORPHISE.

Ah Lucinde ! ah ma vie !

Si tu voulais un peu seconder mon envie,

Si tu voulais, Lucinde, éloigner mon trépas,

Qu’est-ce qu’en ta faveur je n’entreprendrais pas ?

Confidente d’un cœur que le mien idolâtre,

Tu peux me rendre maître en l’art de la combattre,

Et malgré mes malheurs que tu peux étouffer,

Tu peux me rendre maître en l’art de triompher.

Fais-le donc ma Lucinde, et d’un soin pitoyable

Favorise le sort d’un Prince misérable.

Trouble de mon Rival les desseins amoureux,

Et fût-il plus aimé, fais qu’il soit moins heureux.

Si pour une faveur j’en ai mille à te rendre,

Juge après ce bienfait ce que tu dois attendre.

LUCINDE.

Vouloir par des présents me vaincre ou me lier,

C’est de votre mérite un peu se défier,

Si je pouvais toucher ce courage de glace

Je ne regarderais promesse ni menace,

Et pour tirer de moi toute sorte d’efforts,

Vos vertus pourraient plus que non pas vos trésors :

Mais le cœur d’Archestrate est un fort imprenable,

Elle a pour le défendre un garde inexorable.

ORPHISE.

Quel ?

LUCINDE.

Sa propre vertu qui lui donne pour loi

D’accommoder son âme aux sentiments du Roi ;

Rendez-le favorable à votre amour fidèle,

En triomphant de lui vous triompherez d’elle,

Voilà tout le conseil que je puis vous donner,

Adieu je suis forcée à vous abandonner.

ORPHISE.

Sitôt.

LUCINDE.

J’ai trop tardé, je crains qu’on ne m’attende,

Une petite affaire autre part me demande.

Elle sort.

ORPHISE.

Juste Ciel, mais Alceste est déjà de retour.

 

 

Scène III

 

ORPHISE, ALCESTE

 

ORPHISE.

Et bien vous revenez plein de gloire et d’amour.

ALCESTE.

Je reviens tout confus.

ORPHISE.

La cause ? on la peut dire.

ALCESTE.

On se rit de nos vœux et de notre martyre,

Archestrate nous joue, et feint adroitement

De craindre l’esclavage où languit son amant.

À peine elle m’a vu qu’elle s’est retirée,

Et cédant à l’aigreur dont elle est inspirée,

Maintenant qu’elle goûte un repos assuré

Elle songe à bannir ceux qui l’ont procuré.

ORPHISE.

Trop de présomption pourrait bien la séduire,

Qui sait l’art d’élever, sait bien l’art de détruire :

Si son père nous force à venger un affront,

Quelque ombre de lauriers qui lui couvre le front,

Il faut qu’il craigne un bras sans qui cette Couronne

Gémirait aujourd’hui sous le joug qu’elle donne.

Mais sans nous amuser à flatter un esprit

Qui de nos passions se défend ou s’aigrit,

Voyons le Roi.

ALCESTE.

Voyons, ô l’heureuse rencontre !

Ne sortons point d’ici, le voilà qui se montre.

 

 

Scène IV

 

LE ROI, PHILOXANDRE, ORPHISE, ALCESTE

 

LE ROI.

Après ce nombre affreux d’ennemis surmontés,

Crois-tu seul résister contre mes volontés ?

Cesse de t’en défendre, il faut que tu demandes

Quelque prix qui réponde à des faveurs si grandes ;

Tes conseils ont sauvé le sceptre que tu vois,

Et ne l’impute point à nos fameux exploits,

Assez d’autres que toi, s’il faut croire aux Histoires,

Par leur seule prudence ont gagné des victoires.

Ne conteste donc plus, exprime tes désirs,

De ta félicité je ferai mes plaisirs.

Il n’est dans mes États de dignité si belle

Que ton mérite encor ne soit au-dessus d’elle.

PHILOXANDRE.

Tout ce que je demande, et qu’on doit m’accorder

C’est qu’il me soit permis de ne rien demander,

Ou s’il faut malgré moi que je sois mercenaire,

Je ne veux pour tout bien que le bien de vous plaire,

Lui seul peut assouvir toutes mes vanités,

Et là tous mes désirs se trouvent limités.

Les trésors dont nos mains font des sources de crime,

Ne sont pas un objet digne de mon estime,

Je fuis les dignités, et sais que je ne puis

Être plus malheureux, ni plus grand que je suis,

Ces Princes sont tous seuls dignes de ce langage.

LE ROI.

Je ne les voyais pas, et bien quel avantage

Avez-vous obtenu ?

ALCESTE.

Sire, cette beauté

A fait un sacrifice à la sévérité,

Par quel vœu secret qui la tient attachée

Sa froideur envers moi ne s’est point relâchée,

Au contraire...

LE ROI.

Sans doute une honnête pudeur

Dans votre impatience a passé pour froideur.

Et vous ?

ORPHISE.

Trop assuré de son humeur farouche

Je n’ai voulu tenter ni son cœur ni sa bouche,

Sa vertu m’est connue, extrême comme elle est,

Il faut qu’elle se règle à tout ce qui vous plaît :

Pour cela c’est à vous, Sire, que je m’adresse,

Vous seul me tenez lieu de Maître et de Maîtresse.

LE ROI.

Vous n’avez pu connaître où penche son esprit ?

ALCESTE.

Ni soupir, ni regard, jamais ne me l’apprit.

LE ROI.

Peut-être le respect en ce fait qui la touche

A contraint son humeur et retenu sa bouche ;

Par quelque stratagème apprenons son dessein,

Et pour ouvrir son cœur servons-nous de sa main.

Il faut que vos deux noms écrits dans mes tablettes

Découvrent à nos yeux ses passions secrètes.

Porte-les, Philoxandre, et fais qu’absolument

Elle y marque celui qu’elle veut pour amant,

Sous peine d’attirer une juste colère.

PHILOXANDRE.

Que je les porte, Sire.

LE ROI.

Oui, si tu veux me plaire,

Ton cœur et ton esprit éprouvés tant de fois

M’obligeant à t’aimer, m’obligent à ce choix,

Et sache qu’aujourd’hui cet illustre message

N’est pas de mon estime un faible témoignage.

Mais te trouves-tu mal tu changes de couleur,

D’où vient cette triste et soudaine pâleur ?

PHILOXANDRE.

D’un fâcheux souvenir dont l’image me blesse.

LE ROI.

Tu dois en ma faveur vaincre cette faiblesse,

Mon amitié remet leur sort en ton pouvoir,

Ne délibère plus, va, rends-nous ce devoir.

Le Roi sort avec les deux Princes.

PHILOXANDRE.

Dure Commission, injuste obéissance,

Éclate, Apollonie, ah ! C’est trop de silence,

Exhale ta douleur, et fais-la retentir

Du Palais de Cyrène aux murailles de Tyr.

Appelle à ton secours cette illustre Couronne

Riche des plus beaux droits que la naissance donne,

Appelle à ton secours ces illustres Aïeux

Qui confondent leur source à la source des Dieux.

Enfin, parle si haut que ta voix entendue

Ne laisse plus douter de l’ardeur qui me tue,

Et que l’air tout rempli de ses tristes accents

Disant ce que je suis, dise ce que je sens.

Mais parler qu’ai-je dit ? Étouffons cette envie,

Ménageons un peu mieux quelques restes de vie,

Et n’abandonnons pas au gré d’un ennemi

Un sang que les destins n’ont sauvé qu’à demi.

Toutefois consentir qu’on me vole Archestrate

Sans que je la dispute, ou sans que je combatte,

Et que par la rigueur d’un message fatal

Je l’immole moi-même aux désirs d’un rival !

Que je la perde ! Ô Dieux, détournez cet outrage,

Exécute plutôt ce qu’inspire la rage,

Meurs, Prince misérable, achève tes travaux,

Mais trouve dans ta mort la mort de tes rivaux ;

Et ta juste vengeance une fois assouvie

Nomme quel fut le bras qui leur ôta la vie.

Mais quand je parlerai, quels seront mes témoins ?

Clyton sera-t-il cru ? Philoxandre ? bien moins,

Et je ne trouverai dans ce dessein funeste

Qu’un naufrage assuré de l’espoir qui me reste.

À quoi donc se résoudre ou pencher désormais,

Si je parle je meurs, je meurs si je me tais,

Et dans ce dur combat ; mais voici la Princesse.

 

 

Scène V

 

ARCHESTRATE, PHILOXANDRE, LUCINDE

 

ARCHESTRATE.

Ainsi mon défenseur au besoin me délaisse ?

PHILOXANDRE.

Moi, Madame ?

ARCHESTRATE.

Toi-même, on t’excuse pourtant,

Et bien que ton secours fût assez important,

Sans lui j’ai su combattre une âme ambitieuse,

Et sortir du combat saine et victorieuse.

PHILOXANDRE.

Je ne sais quel combat votre esprit a rendu,

Ni de quoi votre cœur s’est si bien défendu.

ARCHESTRATE.

Deux mots te l’apprendront, Alceste, c’est tout dire.

PHILOXANDRE.

Qu’a-t-il fait ?

ARCHESTRATE.

Un dessein dont je n’ai fait que rire,

Il venait me donner, par des traits tous de feu,

Des marques d’une amour que j’estime si peu,

Que ne tournant vers lui qu’un visage farouche

J’ai fait mourir sa joie, et sa voix dans sa bouche ;

Enfin je l’ai quitté tout confus et déçu.

PHILOXANDRE.

Il s’en est plaint au Roi.

ARCHESTRATE.

Quoi mon père l’a su ?

PHILOXANDRE.

Oui, Madame, et de plus sa passion aigrie

Se prépare à vous faire une supercherie.

ARCHESTRATE.

Comment ?

PHILOXANDRE.

Un Ennemi n’a su vous surmonter ?

ARCHESTRATE.

Non.

PHILOXANDRE.

Deux tout à la fois viennent vous affronter,

Dont je crois le pouvoir d’autant plus redoutable

Qu’ils doivent vous porter un coup inévitable.

Ces tablettes que j’ai vous les reconnaissez ?

ARCHESTRATE.

Oui, qu’insères-tu ?

PHILOXANDRE.

Vous y verrez tracés,

Mais d’une main sacrée, et qu’on ne peut dédire,

Deux noms, parmi lesquels.

ARCHESTRATE.

Achève.

PHILOXANDRE.

Quel martyre,

Parmi lesquels un père absolu dessus vous

Vous impose la loi de choisir un époux.

ARCHESTRATE.

Voyons. La main te tremble, ô Dieux quelle surprise !

Elle lit.

Marque lequel tu veux ou d’Alceste ou d’Orphise,

L’un d’eux sera ce soir ton Époux et ton Roi.

Ô Ciel ! quelle menace ? et quelle injuste loi ?

Lucinde quel arrêt !

LUCINDE.

Remettez-vous, Madame,

Et tâchez de calmer le trouble de votre âme,

Tout ce visage en feu marque votre douleur.

ARCHESTRATE.

Hélas ! que dirais-tu si tu voyais mon cœur.

Mais cachons ce transport. Quel si grand avantage

Penses-tu rencontrer en ce plaisant message ?

As-tu bien sans regret accepté cet emploi ?

PHILOXANDRE.

Madame, je dois tout aux volontés du Roi.

ARCHESTRATE.

Cette Commission que le Roi t’a fait prendre

A flatté ton esprit, ne mens point Philoxandre,

Et peut-être en cela tu penses me servir ?

PHILOXANDRE.

J’en ai fait un dessein qu’on ne peut me ravir

Sans me ravir aussi le jour que je respire,

Vous étendez partout les lois de votre Empire,

Et dans tous les climats qu’habitent les mortels

Vos yeux ou votre nom se sont fait des autels :

Sans doute en ce moment mille Rois tributaires

Languissent attachés à des fers volontaires,

Et s’ils doivent pour vous souffrir mille trépas

Descendez jusqu’à moi, que ne vous dois-je pas ?

ARCHESTRATE.

J’ai trop vu ton devoir dans ton obéissance,

Mais enfin cette douce ou cruelle ordonnance

Te déplaît-elle ou non ?

PHILOXANDRE.

Vous en devez juger,

Selon qu’elle vous plaît, ou vous peut affliger,

C’est à votre intérêt que le mien se mesure.

ARCHESTRATE.

Que me conseilles-tu ?

PHILOXANDRE.

D’obéir sans murmure.

ARCHESTRATE.

Sais-tu bien la raison qui m’en peut empêcher ?

PHILOXANDRE.

Lorsqu’un père commande, il n’en faut point chercher.

ARCHESTRATE.

Mais il peut être injuste en ce qu’il nous ordonne.

PHILOXANDRE.

Un père a toujours droit quelques lois qu’il nous donne.

ARCHESTRATE.

Il n’est rien si douteux que le choix d’un Amant.

PHILOXANDRE.

Le Roi pour y faillir a trop de jugement.

ARCHESTRATE.

Cet exemple le montre.

PHILOXANDRE.

On voit par cet exemple

De l’amitié d’un père une preuve bien ample,

Vous donner aujourd’hui deux Princes à choisir.

ARCHESTRATE.

Mais en me les donnant restreindre mon désir,

Régler mes volontés au gré de sa manie

N’est-ce pas me traiter avecque tyrannie ?

Sait-il bien si mon cœur n’a point d’autre dessein ?

Peut-être que je brûle, et que j’ai dans le sein

Un trait empoisonné, dont la vive pointure

Me force à violer les lois de la Nature :

Peut-être qu’un vainqueur plus digne qu’ils ne sont

D’avoir un diadème à lui ceindre le front,

Malgré les monuments de leur race ancienne

Du débris de leur gloire a composé la sienne,

Et plus fort que ne sont les Princes ni les Rois

En un même triomphe il nous traîne tous trois.

PHILOXANDRE.

Le Roi ne peut juger que selon l’apparence ;

Il sait votre froideur et votre indifférence,

Et combien vos esprits se trouvent éloignés

De l’ombre seulement du mal que vous feignez.

Pour cela se bornant au choix de ces deux Princes,

Riches de tant de gloire et de tant de Provinces,

Puisque nul autre qu’eux ne vous peut mériter

Il croit que vos désirs le doivent imiter.

ARCHESTRATE.

Peut-être qu’il se trompe, et qu’en cette matière

Ayant moins d’intérêt, il a moins de lumière.

Mais Lucinde, que dis-je, et que fais-je aujourd’hui,

J’entretiens un objet plus aveugle que lui ;

Et bien puisqu’il le faut tiens

Elle lui jette les tablettes.

et marque toi-même

Celui que je dois prendre et que tu veux que j’aime,

Incapable de choix en l’état où je suis

Soulage un peu ma main, fais ce que je ne puis,

Mon esprit combattu remet à ta prudence

Le soin de procéder à cette différence,

Nomme duquel des deux je serai le butin,

À part.

Je vois qu’il t’est fatal de faire mon destin.

PHILOXANDRE.

Ne me condamnez pas si ma main vous refuse,

Elle est un peu suspecte, et le droit la récuse,

Le Roi pour cet arrêt ne consulte que vous.

ARCHESTRATE.

Donne, je vais saouler sa haine et mon courroux,

Elle reprend les tablettes.

Adieu, ne m’attends point, mais reviens dans une heure.

PHILOXANDRE.

Pour prévenir ce mal, Dieux faites que je meure !

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

ARCHESTRATE, LUCINDE

 

ARCHESTRATE.

D’un esprit partagé mouvements incertains,

Amour pour qui j’espère, Honneur pour qui je crains,

Ne me tourmentez plus, et laissez-moi paisible

Attendre la rigueur d’une mort infaillible.

LUCINDE.

Qu’avez-vous résolu ?

ARCHESTRATE.

Je ne puis l’assurer,

Le trouble que je sens ne se peut mesurer,

Et ma faible mémoire en l’abîme où je tombe

Ne sait si je triomphe ou bien si je succombe.

LUCINDE.

Vous avez satisfait aux volontés du Roi ?

ARCHESTRATE.

Ma main malgré moi-même a disposé de moi.

LUCINDE.

Et malgré vos discours j’ai bien jugé, Madame,

Que vous pourriez guérir de cette injuste flamme.

ARCHESTRATE.

Injuste ?

LUCINDE.

Doublement.

ARCHESTRATE.

Pourquoi ?

LUCINDE.

Vous le savez,

Pourriez-vous sans faillir à ce que vous devez.

Aimer un inconnu ?

ARCHESTRATE.

Je connais sans mérite.

LUCINDE.

Supposons que d’aimer l’offense fut petite,

C’est à mon jugement faillir au dernier point

Que d’avoir de l’amour pour un qui n’en a point.

ARCHESTRATE.

Qu’en sais-tu ?

LUCINDE.

Je le vois.

ARCHESTRATE.

Quelque nuage sombre

Te fait quitter le corps pour t’attacher à l’ombre :

Hélas ! si tu pouvais, afin d’en juger mieux,

Emprunter pour une heure ou ma flamme ou mes yeux,

Tu verrais que la sienne est d’autant plus ardente

Et plus rude à souffrir qu’elle est moins évidente.

N’as-tu point observé combien en me parlant

Il a paru tantôt pâle, triste, et tremblant ?

LUCINDE.

Que cela soit, Madame, est-ce tant de merveille,

0n n’a pas en tout temps une santé pareille,

Il ne faut pour causer toute cette langueur

Qu’un simple mal de tête.

ARCHESTRATE.

Ah ! son mal est au cœur,

Et demeure d’accord, sans flatter ce que j’aime,

Qu’au retour du combat il n’était pas de même.

Il souffre, mais il n’ose exhaler sa douleur,

Et tout vaillant qu’il est il cède à son malheur.

Je lis dans ses regards et sa flamme et sa crainte,

J’y vois les mouvements dont son âme est atteinte,

Et malgré le silence ou juste ou criminel

Où j’engage pour moi son respect éternel,

Il me semble d’ouïr chaque fois qu’il soupire

Je meurs belle Archestrate, et je n’ose le dire.

Le voici, prends-y garde, il a l’œil et le port

D’un homme condamné que l’on traîne à la mort.

 

 

Scène II

 

ARCHESTRATE, PHILOXANDRE, LUCINDE

 

ARCHESTRATE.

Je t’attends Philoxandre avec impatience

Pour te montrer l’effet de mon obéissance.

Enfin la main craintive et le cœur tout tremblant,

J’ai satisfait aux lois d’un père violent,

Mon âme à lui complaire enfin déterminée

Soit bonne soit mauvaise a fait sa destinée,

J’ai choisi.

PHILOXANDRE.

C’en est fait, Madame ?

ARCHESTRATE.

Absolument.

PHILOXANDRE.

J’admire le destin de cet heureux Amant,

Et nul à mon avis ne respire la vie

Qui n’ai quelque sujet de lui porter envie ;

Mais admirant le sort d’un que vous couronnez

Je plains un malheureux que vous abandonnez.

Et certes quand je pense à cet excès de rage

Où ce coup dangereux portera son courage,

Je me trouve réduit à telle extrémité

Qu’il semble que c’est moi que vous avez quitté.

ARCHESTRATE.

Si quelque téméraire en mon choix s’intéresse,

Qu’il cherche à soulager la douleur qui le presse,

Qu’il forme sur moi-même un dessein généreux,

Dès lors qu’on peut mourir on n’est plus malheureux.

Tiens, va trouver le Roi, rapporte ses tablettes

De mon intention fidèles interprètes.

Sois discret toutefois rends-les sans les ouvrir,

Si d’un blâme éternel tu ne veux te couvrir,

S’il y faut ajouter une force plus grande

Songe que je le veux et que je le commande.

Elle sort.

PHILOXANDRE.

Fuite précipitée où je lis mon malheur.

Arrêt jadis ma crainte, aujourd’hui ma douleur,

Écrit infortuné, choix, tablettes, message,

Que vous faites d’une âme un funeste partage.

Apprenons notre sort, ouvrons-les, ah ! mon cœur,

Étouffe pour jamais ce désir suborneur,

Et chasse loin de toi ce penser infidèle,

On n’apprend que trop tôt une triste nouvelle.

Mais je suis sans témoins, n’importe mon devoir

Quelque part où je sois ne cesse de me voir,

Et l’Amour qui se rit des maux qui me travaillent

Lui prête pour cela les yeux qui lui défaillent.

Obéis, Philoxandre, et ne les ouvre pas,

Ouvre-toi seulement le chemin du trépas,

Et cédant sans murmure au malheur qui t’accable,

Saoule de ton destin la rigueur implacable.

Mais si l’on voit mon zèle aux respects que je rends

Qu’on voit de lâcheté dans le soin que je prends,

Quoi, j’irai d’un Rival proclamer la victoire ?

J’irai faire éclater et ma honte et sa gloire ?

Et m’imposant moi-même un supplice nouveau,

Quand je serai son Dieu je serai mon bourreau.

Ah ! plutôt que tomber dans ce malheur étrange,

Cherche qui te punisse ou trouve qui te venge,

Et pour courir à l’une ou l’autre extrémité

Va-t’en rendre à la mer ce qu’elle t’a prêté,

Ou lui redemander avec plus de justice

Tout ce que t’a ravi sa dernière malice.

Mais pourquoi s’attacher à des projets si vains ?

Mais pourquoi se former d’impossibles desseins ?

Plutôt foulons aux pieds l’arrêt illégitime

Qui de tous nos plaisirs va faire une victime,

Donnons un témoignage à l’amant qu’elle a pris,

Et de notre colère et de notre mépris,

Et pour braver l’orgueil d’un Rival qui nous brave

Foulons son nom superbe et traitons-le d’esclave.

Toutefois insensé qu’est-ce que j’entreprends ?

Ah ! Dieux que mes transports sont injustes et grands :

C’est trop nous oublier, vengeons-nous d’autre sorte,

Foulons au lieu du nom le Prince qui le porte,

Respectons Archestrate, et baisons cet arrêt,

Tout injuste, tout rude et funeste qu’il est.

Mais le Prince paraît.

 

 

Scène III

 

LE ROI, PHILOXANDRE

 

LE ROI.

Où sera ton excuse ?

Quoi ? pressé d’obéir, Philoxandre s’amuse ?

Quel sujet si longtemps a pu te retenir ?

PHILOXANDRE.

Sire, on n’a su plutôt sa réponse obtenir.

LE ROI.

Dis pour en parler mieux qu’on ne l’a point pressée.

PHILOXANDRE.

Comme elle est dans ce choix la plus intéressée,

Elle ne pouvait moins, ce me semble, espérer

Que d’avoir un moment pour en délibérer.

LE ROI.

Enfin pour se soumettre aux lois de l’hyménée

A quel des deux partis s’est-elle destinée ?

Tu le sais, et sans doute en un état pareil,

Comme moi la Princesse a suivi ton conseil.

PHILOXANDRE.

Sire, puissent les Dieux me traiter en parjure,

Si j’ai de son dessein la moindre conjecture,

J’en ai reçu l’arrêt sans y porter les yeux.

LE ROI.

On pourrait t’accuser d’être peu curieux,

Quelle raison puissante en peut être la cause ?

PHILOXANDRE.

Un sensible respect pour tout ce qu’elle impose,

Elle me l’a prescrit, et j’observe la loi

Qui de son sentiment fait un secret pour moi.

LE ROI, à part, lit.

Marque lequel tu veux d’Alceste ou d’Orphise,

L’un d’eux sera ce soir ton Époux et ton Roi,

Qu’ils cessent désormais de soupirer pour moi,

Les Dieux ont autre part engagé ma franchise.

Ta franchise ! Ah destins à quoi suis-je réduit ?

À part.

Ô discours impudent ! Mais voyons ce qui suit.

Eussent-ils dans leurs mains tous les sceptres du monde,

Mon cœur préoccupé les méprise aujourd’hui,

Et s’il peut demander il demande celui

Que Clyton a sauvé de la fureur de l’onde.

Vous vous trompez mes yeux, vous vous êtes mépris ;

Nullement, elle-même a peint ce que je lis,

Et les traits apparents de sa main effrontée

Découvrent le venin dont elle est infectée.

Ce perfide abusant de ma facilité

En a fait les degrés de sa témérité,

S’il est vrai mille morts puniront cette injure,

Et pour venger un sang où le sien se mesure,

Ma haine appellera contre sa lâcheté

Tout ce que les Tyrans ont jamais inventé.

Mais tâchons de savoir combien elle contribue

À former ou nourrir ce dessein qui me tue,

Philoxandre ? ce choix me comble de plaisir,

Elle s’est expliquée, Alceste est son désir.

PHILOXANDRE.

Je l’ai cru.

LE ROI.

Que t’en semble ?

PHILOXANDRE.

Elle a trop de lumière

Pour se pouvoir tromper.

LE ROI.

En semblable matière

Par un aveuglement dont notre œil est frappé

Tel pense bien choisir qui se trouve attrapé.

PHILOXANDRE.

D’un pareil déplaisir son mérite l’exempte.

LE ROI.

Veux-tu bien de tout point rendre une âme contente,

Fais qu’Alceste par toi de sa gloire informé

Sache dans ce moment combien il est aimé ;

Sois l’heureux messager par lequel il apprenne

Le temps de son triomphe et la fin de sa peine,

Dis-lui qu’il se dispose à cet heureux accord

Dans ce soir au plus tard.

PHILOXANDRE, s’en allant.

Ou plutôt à la mort.

LE ROI.

Ô Dieux ! il obéit. Arrête, Philoxandre,

Ce bien n’est pas si grand qu’il ne puisse attendre,

Reviens.

À part.

Ses yeux ardents témoignent son courroux,

Quelque secret mystère est caché là-dessous,

Il faut le découvrir. J’ai deux mots à te dire,

Approche, Philoxandre, et que l’on se retire.

Ai-je sur ton esprit un absolu pouvoir ?

PHILOXANDRE.

Sire, je suis tout prêt de vous le faire voir,

Et l’on n’en peut douter sans me faire un outrage.

LE ROI.

Dans ta confession j’en cherche un témoignage,

N’es-tu point amoureux ?

PHILOXANDRE.

Oui, mais j’aime en un lieu

Où même n’oserait prétendre un demi-dieu.

LE ROI, à part.

Il est pris.

PHILOXANDRE.

Le tyran qui règne dans mon âme

N’a jamais allumé de plus puissante flamme,

Puisque jamais le Ciel pour former un beau corps

N’obligea la Nature à de si grands efforts.

LE ROI.

Ses qualités ?

PHILOXANDRE.

Ah ! Sire, elle est belle, elle est sage,

L’éclat de sa vertu brille sur son visage,

Et l’honneur a donné le secret à ses yeux

D’inspirer le respect aux plus audacieux.

LE ROI.

Elle a su ton amour.

PHILOXANDRE.

La douleur qui me touche

N’a jamais su voler du cœur jusqu’à la bouche,

J’en étouffe l’aigreur, et je veux expirer

Avant qu’un seul soupir ose la déclarer.

LE ROI.

Son nom.

PHILOXANDRE.

Pardonnez-moi, Sire, si mon silence

M’accuse en votre endroit de peu d’obéissance,

Je le cache, et jamais ni faveur ni tourment

Ne m’en feront donner un signe seulement.

LE ROI.

Brûler comme tu fais, d’une flamme secrète,

N’est pas une action d’une âme peu discrète,

J’admire ton respect, mais si tu peux cacher

Sous ce juste silence un nom qui t’est si cher,

Si je dois ignorer cette beauté divine

Pour le moins cher Ami dis-moi ton origine :

Depuis que sur nos bords Neptune t’a jeté

Je n’ai pu contenter ma curiosité,

Assouvi maintenant ce désir qui me presse,

J’aime le serviteur autant que la maîtresse.

PHILOXANDRE, à part.

Si tu la connaissais.

LE ROI.

Veux-tu donc m’obliger

Commence.

PHILOXANDRE.

À quel récit m’allez-vous engager ?

Et ne savez-vous pas, Sire, que l’imposture

Traite comme il lui plaît une naissance obscure.

Il ne tiendra qu’à moi de feindre de sortir

De cent Princes assis sur le Trône de Tyr ;

Je puis pour éclater d’une gloire infinie

Emprunter si je veux le nom d’Apollonie,

Feindre que dans la Grèce il n’est point de grandeur

Que ne puisse éblouir l’éclat de ma splendeur.

Qui voudra tant soit peu faire agir sa mémoire

De quoi ne peut-il pas enrichir son histoire,

Le monde est un théâtre où chacun comme moi

Peut faire en même jour et l’esclave et le Roi,

Vous connaissez la flamme et l’amour impudique

Dont brûle pour sa fille un Prince Asiatique,

Et dessous quel énigme il cache lâchement

Ces doubles qualités et de père et d’Amant.

Je feindrai si je veux d’avoir avec adresse,

Cet Énigme expliquant, découvert sa finesse,

Mis son crime en lumière, et d’avoir essayé

Ce que mille avant moi de leur sang ont payé.

Je dirai que sa haine ou bien sa jalousie

M’a banni de chez moi, m’a chassé de l’Asie,

M’a poursuivi sur terre et sur les flots amers,

Jusqu’à ce que ma flotte ayant couru les mers,

Sans savoir où surgir, errante ou vagabonde

A saoulé la fureur de Séleuque et de l’onde.

LE ROI.

Quand on veut nous toucher de quelques vérités

On ne se jette pas dans ces extrémités,

Parle plus nettement, je jure Philoxandre

Que ta vertu m’inspire un sentiment bien tendre.

PHILOXANDRE.

Si votre Majesté me le veut témoigner

Qu’elle ne songe plus qu’au plaisir de régner,

Qu’elle perde le soin d’aider un misérable

Dont les malheurs divers passent pour une fable,

Et de qui la fortune est réduite à ce point

Que même en la disant on ne la connaît point.

Hâtez puisqu’il le faut le triomphe d’Alceste,

Il languit trop longtemps, pressez l’heure funeste

Que le jaloux Orphise et bien d’autres que lui,

S’ils ne meurent d’amour doivent mourir d’ennui.

LE ROI.

Je suivrai ton conseil, ne te mets pas en peine,

Va, je suis satisfait.

PHILOXANDRE, à part.

Prépare-toi ma haine

Et sans délibérer où je dois recourir

Allons, puisqu’il le veut nous venger ou mourir.

Il sort.

LE ROI.

Infidèle Archestrate, âme lâche et rebelle

Voilà de tes désirs la source criminelle,

Et ce triste rebut d’un perfide élément

Fait aujourd’hui ma peine et ton aveuglement.

Ah ! Si je ne punis... Mais que veux-je entreprendre,

Ce qui peut l’accuser peut aussi la défendre,

Le feu qu’elle ressent n’a jamais vu le jour,

Et sa discrétion excuse son amour :

Ah ! cachons un malheur où ma part est si grande,

La nature le veut, l’honneur me le commande,

L’effet de mon courroux sur moi rejaillirait,

Et dans son châtiment ma honte éclaterait :

Non, non, couvrons ici d’un éternel silence

Un trait de ma disgrâce et de son imprudence,

Qu’est-ce ?

 

 

Scène IV

 

ARCYLAS, LE ROI

 

ARCYLAS.

Les Princes, Sire, attendent.

LE ROI.

Je t’entends,

Un arrêt dont sans doute ils seront peu contents,

Qu’ils entrent, achevons, puisqu’on m’en sollicite,

Il faut que je la donne à qui mieux la mérite

 

 

Scène V

 

LE ROI, ALCESTE, ORPHISE

 

LE ROI.

Archestrate incertaine en tous ses mouvements

L’est encor davantage au choix de ses amants.

ALCESTE.

Qu’a-t-elle prononcé, Sire ?

LE ROI.

Rien qui m’arrête,

Enfin à m’obéir il faut qu’elle s’apprête,

J’ai droit sur ses désirs, et j’en veux ordonner,

Puisqu’elle a tant de peine à se déterminer ;

Je me lasse de voir dans son incertitude

Sa désobéissance ou son ingratitude.

ORPHISE.

Archestrate, grand Roi ne peut trop balancer

Un choix qui doit nous perdre ou nous récompenser,

Et j’oserais jurer qu’elle serait ravie

De ne devoir son bien qu’à l’auteur de sa vie.

LE ROI.

Dans le juste désir de procurer son bien

Il ne faut consulter son esprit ni le mien,

Mais pesant vos exploits et vos vertus insignes

Voir quelles actions en seront les plus dignes :

C’est un expédient où j’avais recouru,

Avant que vous eussiez mon état secouru,

Achevons ce dessein, et mettons en balance

Les effets qu’a produits votre rare vaillance :

Mon faible jugement tâchera de vider

Cet illustre débat qui reste à décider,

Et je suis résolu de donner la Couronne

À qui le plus de droit voudra que je la donne.

Princes, pour un moment il faut nous séparer,

L’affaire le mérite, allez vous préparer.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

LUCINDE

 

Ô Dieux ! pour soulager cette âme impatiente

Où dois-je recourir ? que faut-il que j’invente ?

 

 

Scène II

 

ARCHESTRATE, LUCINDE

 

ARCHESTRATE.

Et bien l’as-tu trouvé ?

LUCINDE.

Je l’ai cherché partout,

J’ai couru le Palais de l’un à l’autre bout,

Mais sans rien avancer.

ARCHESTRATE.

N’en soyons plus en peine,

Philoxandre a quitté le séjour de Cyrène,

Mais ne peut-on savoir le chemin qu’il a pris ?

Lucinde dis-le moi, n’en as-tu rien appris ?

LUCINDE.

Pourquoi ?

ARCHESTRATE.

Pourquoi cruelle, ah ! je vais te le dire,

Pleine de ce beau feu qui fait que je soupire,

J’irais sans redouter les plus âpres dangers

M’enquérir de moi-même aux climats étrangers,

Chercher avec plaisir jusques dans la Scythie

De ce tout divisé la meilleure partie,

Et joindre par le nœud d’une chaste amitié

La moitié de mon âme à son autre moitié.

LUCINDE.

Hélas ! que dites-vous, une âme bien sensée

Conçut-elle jamais une telle pensée,

Songez un peu Madame, au nom que vous portez,

Et ne démentez pas le sang dont vous sortez :

Tant d’illustres Aïeux dont la gloire épandue

De l’injure des ans s’est si bien défendue,

Rougissent aujourd’hui de votre aveuglement

Sous les marbres d’un obscur monument,

Ce discours vous offense et leur fait une injure.

ARCHESTRATE.

Amour n’a point d’égard aux droits de la Nature,

Il faut que tout lui cède, et son puissant effort

Détruit les lois du sang et celles de la mort.

Ces Aïeux renommés dont tu fais tant de compte,

Ont connu comme moi le Tyran qui me dompte,

Voudraient-ils condamner un cœur qu’ils ont formé

Et qui n’aimerait pas s’ils n’avaient point aimé ?

Mais je formais sans doute un projet inutile,

Je crains que Philoxandre en malheurs si fertile

Ayant su qu’on me donne en proie à ses rivaux ;

N’ait cherché dans la mort la fin de ses travaux,

D’un Roi méconnaissant il a craint la menace,

Son bras a prévenu le coup de sa disgrâce,

Et le même respect qui pour ne faillir pas

Me cacha son amour, m’a caché son trépas.

S’il est vrai, ma Lucinde, en vain tu me consoles,

Ma douleur trahira tes soins et tes paroles,

Enfin je le suivrai, pour un si beau dessein,

J’ai déjà préparé mon courage et ma main.

LUCINDE.

Pourquoi sur un soupçon se rendre malheureuse ?

Votre âme à s’affliger est trop ingénieuse,

Après tout si le Prince en était averti

Il lui ferait sans doute un très mauvais parti.

ARCHESTRATE.

Peut-être l’a-t-il fait, ma coupable imprudence

N’a donné de mon feu que trop de connaissance,

Mais essuyons nos yeux, le Roi s’en vient à nous.

LUCINDE.

Je ne vois dans les siens aucun trait de courroux.

 

 

Scène III

 

LE ROI, ARCHESTRATE

 

LE ROI.

Archestrate ?

ARCHESTRATE.

Seigneur.

LE ROI.

Quoi tu baisses la vue

Cette noble fierté qu’est-elle devenue ?

Laisse dire à tes yeux ton coupable dessein,

Et ne les punis pas du crime de ta main.

ARCHESTRATE.

C’est eux seuls toutefois qu’il faut que l’on punisse,

Ils sont auteurs du mal dont ma main est complice,

Puisqu’au lieu de s’armer d’une juste rigueur,

Ils ont bu le poison qui m’a gagné le cœur.

Sire, permettez-donc que dans l’eau de mes larmes

J’éteigne ce qu’ils ont de lumière ou de charmes,

Et que pour les punir du feu que vous blâmez

Ces flambeaux criminels soient à jamais fermés.

Seigneur à deux genoux j’implore cette grâce.

LE ROI.

Est-il quelque péché qu’un repentir n’efface ?

Lève-toi, quelque grand que semble ton forfait

D’une cause forcée on excuse l’effet :

Si j’ai su ton amour j’ai su ta retenue,

Et puisque de moi seul cette ardeur est connue,

Ta conduite me plaît et me fait balancer,

Si je dois te punir ou te récompenser.

Mais enfin, Archestrate, il est temps que ton âme

S’affranchisse du joug de cette indigne flamme,

Et que la passion des deux Princes offerts

Te retienne captive en de plus nobles fers ;

Tu seras du conseil. Les voilà qui s’avancent.

ARCHESTRATE.

Leur triomphe n’est pas si proche qu’ils le pensent

De l’arrêt qu’aujourd’hui l’un ou l’autre obtiendra,

Je ne crains point l’effet, ma mort le préviendra.

 

 

Scène IV

 

LE ROI, ORPHISE, ALCESTE, ARCHESTRATE, LUCINDE

 

LE ROI.

Princes ? puisqu’un destin favorable ou contraire

A suspendu le choix qu’Archestrate a dû faire,

C’est à vous d’alléguer par quels fameux exploits

Ce cœur irrésolu doit tomber sous vos lois,

Parlez.

ORPHISE.

Cette rougeur qui couvre mon visage

Devrait me dispenser de tout autre langage,

Et m’épargner, grand Roi, la honte d’avouer,

Deux ou trois actions dont je dois me louer,

Puisqu’il faut toutefois par une loi prescrite

De ce peu que j’ai fait exalter le mérite,

Je jure par vous, Sire, et par cette beauté

De ne rien avancer contre la vérité.

Âmes par ma valeur aux Enfers descendues,

Malgré tous les efforts qui vous ont défendues,

Rentrez dans vos prisons et sur vos corps sanglants

Montrez la pesanteur de mes coups violents,

Que celles dont Alceste a fait de pâles ombres

Sortent en même temps de leurs demeures sombres,

S’il est vrai que leur nombre est au-dessous du mien

J’abandonne le myrte, et n’espère plus rien

Mais, Sire, à des exploits de cette conséquence

Promettre la Princesse, est trop de récompense,

Le gain d’une bataille est moins qu’elle ne vaut,

Et pour la mériter il faut monter plus haut.

C’est par là qu’on me doit le prix que je dispute,

De l’État ébranlé j’ai détourné la chute,

Lorsque vous rencontrant sous un cheval blessé

Abattu sans défense, et d’ennemis pressé,

Cette fatale main de peu d’autres suivie

Pour vous en retirer a prodigué ma vie.

Sire, ce souvenir est encore tout récent,

J’ai procuré le bien qu’Archestrate ressent,

Mêlant votre salut à celui de vos armes,

J’ai tari pour jamais la source de ses larmes,

Ce service est-il grand ? vous le savez grand Roi,

Je n’ai donc qu’à me taire, il parle assez pour moi.

ALCESTE.

Dans la nécessité qui me force à répondre,

Je sens des mouvements qui me viennent confondre,

Mais, Sire, votre loi couvre la vanité

Qui me fait publier ce que j’ai mérité.

Je ne rappelle pas de ces noires demeures

D’où le Ciel a banni les saisons et les heures,

Ces coupables esprits que j’ai précipités

Et qui tremblent encor des coups que j’ai portés,

Séparés comme ils sont du commerce du monde

Jamais pour le reprendre ils ne repassent l’onde ;

J’appelle pour témoin de mes rares efforts

La bouche des vivants, non pas celle des morts ;

Mais, Sire, quand j’aurais sous mon bras indomptable

Vu tomber d’ennemis une suite innombrable,

Cent autres exposés dans le même danger

Peuvent avecque moi cet honneur partager ;

Au père d’Archestrate avoir sauvé la vie,

Est la seule action dont je me glorifie,

D’autant mieux qu’il n’est point de motifs plus puissants

Pour la rendre sensible aux peines que je sens.

Orphise je l’avoue en la même rencontre

A fait de sa valeur une superbe montre,

Et son bras échauffé par un noble courroux

A chassé l’ennemi qui fondait dessus vous,

Mais je l’ai secondé dans ce péril extrême,

Et devenu pour vous oublieux de moi-même,

Voyant votre cheval sans force et sans soutien,

J’ai commis votre vie à l’adresse du mien.

Veut-on de mon courage une plus belle marque,

J’ai sauvé tout un peuple en sauvant son Monarque,

Sire, si cet exploit a pu vous obliger

Vous l’avez ressenti, c’est à vous d’en juger.

LE ROI.

Si jamais un esprit ; mais que te veut ce page ?

ARCYLAS.

Il dit qu’un Chevalier en superbe équipage

Demande d’être ouï.

LE ROI.

Qu’il entre, justes Cieux

Que cet objet me touche, et qu’il plaît à mes yeux,

Je l’ai vu tout brillant sortir de nos murailles,

Et je l’ai pris tantôt pour le Dieu des batailles.

 

 

Scène V

 

PHILOXANDRE, LE ROI, ARCHESTRATE, ORPHISE, ALCESTE, LUCINDE, CLYTON

 

PHILOXANDRE.

Sire.

ARCHESTRATE.

Ah ! je n’en puis plus, Lucinde soutiens-moi,

Voilà mon fugitif.

LE ROI.

Dieux qu’est-ce que je vois ?

Philoxandre l’auteur de notre délivrance !

PHILOXANDRE.

Sire, je vous demande un moment d’audience.

LE ROI.

Parle quand tu voudras, tu seras écouté.

PHILOXANDRE.

Oui, Sire, je présente à votre Majesté

Celui de qui la voix dans le Ciel entendue

A de votre ennemi l’audace confondue ;

Ce lâche usurpateur de cent crimes souillé

Enfin a vu son bras de forces dépouillé,

Me céder en mourant cette fatale épée

Il jette aux pieds du Roi l’épée d’Osmond.

Du sang de vos sujets encor toute trempée ;

Ces Princes n’auraient pas un destin plus heureux

Sans les derniers périls que j’ai franchis pour eux,

Et j’ose protester que l’honneur qu’ils reçoivent

De même que la vie est un bien qu’ils me doivent :

Ayant du fier Osmond les escadrons ouverts

J’ai tiré ces captifs de la honte des fers,

Et sans leur reprocher un coup de la fortune

Je les ai relevés d’une chute commune.

Que mille beaux desseins exécutés depuis

Les rendent d’un État les solides appuis,

Qu’un Prince conservé leur doive la lumière,

Sire, j’en suis l’auteur et la cause première ;

Mais de tous ces exploits perdez le souvenir,

Armez votre colère afin de me punir,

Je viens dans les remords qu’excitent mes offenses,

Chercher des châtiments, non pas des récompenses.

Secret jusqu’à ce jour dans mon âme caché

Vous respects où mon cœur s’est toujours attaché,

Mourez je vous suivrez, mais souffrez que j’exprime

Dans mon dernier soupir la grandeur de mon crime.

Je ne tarderai pas, je ne veux qu’un moment,

Et je vais l’expliquer par un mot seulement.

J’aime, ah ! vous le savez ce courroux qui s’enflamme,

Montre que vos regards ont pénétré mon âme,

Oui, vous savez que j’aime, et ce qu’a mérité

Le punissable excès de ma témérité.

Qu’à venger cet affront votre main se prépare,

Tournez contre mon cœur le fer de ce barbare,

Perdez en même jour deux funestes objets,

Et couvrez de mon sang celui de vos sujets.

De ce juste dessein rien ne vous doit distraire,

Faites ce que la mer a refusé de faire,

Et punissant ici pour la dernière fois

Une âme accoutumée aux disgrâces des Rois,

Vengez Séleuque et vous, d’une coupable vie,

Et noyez votre haine au sang d’Apollonie ;

Je suis ce malheureux qui tout grand Roi qu’il est

Nourrit pour Archestrate un feu qui vous déplaît.

LE ROI.

Ah ! ne poursuivez pas un discours qui m’étonne,

Séleuque m’est bien cher, j’honore sa personne,

Mais après le repos que je goûte aujourd’hui

Je ne le cache point, je vous dois plus qu’à lui :

Pardonnez seulement à ma crainte première,

Si je demande aux Dieux un peu plus de lumière,

Et si par ce récit mon jugement flatté

Cherche un peu plus de jour dans cette obscurité.

CLYTON.

Grand Roi, si mes serments ou mon rapport fidèle

Pouvaient autoriser cette heureuse nouvelle,

J’oserais protester à votre Majesté

Que ce jeune Monarque a dit la vérité ;

Le jour que mon secours détourna son naufrage,

J’ouïs la même plainte et le même langage,

Et j’en aurais parlé, mais par un ordre exprès

Je me suis vu forcé de les tenir secrets.

ALCESTE.

Sire, n’en doutez plus, une moindre naissance

Eût montré moins de cœur ou moins d’expérience,

Mais quand à ses vertus un sceptre manquerait

Du trône qui m’attend je lui cède le droit ;

Je dois à sa valeur le jour que je respire,

Et bien loin de porter les rênes d’un Empire,

Sans lui j’aurais souffert par l’injure du sort,

Et la rigueur des fers et celle de la mort.

ARCHESTRATE.

Ah ! Lucinde, ma joie et ma flamme redoublent.

LE ROI.

Plus j’entends ces discours, plus ces discours me troublent.

Et dans l’incertitude où je me vois réduit

Ce qu’un penser élève un autre le détruit.

ARCYLAS.

Sire, deux Étrangers arrivés dans Cyrène

Qui de quelque accident témoignent d’être en peine

Demandent de parler à votre Majesté.

LE ROI.

Qu’est-ce que nos destins ont encor suscité,

Qu’ils viennent.

 

 

Scène VI

 

PHILOXANDRE, ACANTE, LE ROI, ARCHESTRATE, ORPHISE, ALCESTE, LUCINDE, CLYTON, APOLLONIE

 

PHILOXANDRE.

Juste Ciel ! C’est mon fidèle Acante.

ACANTE.

Grand Roi toute l’Asie à vos pieds se présente,

Et vient par notre bouche offrir à vos vertus

Deux sceptres différents que deux Princes ont eus.

Quatre mois sont passés depuis l’heure funeste

Que Séleuque souillé de l’horreur d’un inceste

De nos climats heureux contraignit de sortir

Le juste possesseur du Royaume de Tyr,

Pour avoir découvert et sa flamme et son crime

Ce cruel le chassa d’un trône légitime,

Et la force pour lors surmontant la valeur

Porta ce jeune Prince à son dernier malheur.

Enfin le Ciel touché de cette violence

Arrêta du Tyran la coupable insolence,

Et sa foudre en deux corps perça de mêmes coups

Et le père et la fille, et la femme et l’époux.

Nos peuples affranchis de cette tyrannie

Attendaient le retour du grand Apollonie,

Mais ils surent enfin que Neptune irrité

Dans l’Abyme des eaux l’avait précipité.

Ainsi n’espérant plus ce Prince légitime,

Et prévenus pour vous et d’amour et d’estime,

Ils nous ont députés afin de vous offrir

Ces deux sceptres fameux d’Antioche et de Tyr.

LE ROI.

Quoi, Séleuque n’est plus, ô suprême justice,

Vous avez au forfait égalé le supplice ;

Je le plains toutefois cet illustre parent

Mais avant que penser aux honneurs qu’on me rend

Sages Ambassadeurs pourriez-vous me dépeindre

Ce Prince dont la perte aujourd’hui vous fait plaindre ?

Quel de mes Courtisans de visage ou de port

Peut le mieux ressembler à cet illustre mort,

Voyez, observez-les.

ARCHESTRATE.

Pourra-t-il le connaître ?

LUCINDE.

Il n’en faut point douter.

ACANTE, se jetant aux pieds de Philoxandre.

Ah ! mon Prince, ah ! mon maître.

LE ROI.

C’est lui, n’en doutons plus.

ACANTE.

Dieux ! qu’est-ce que je vois ?

Mon Prince vous vivez !

APOLLONIE.

Acante lève-toi,

Je t’apprendrai comment.

LE ROI, embrassant Philoxandre.

Vaillant Apollonie

Je me sens accablé d’une honte infinie,

D’avoir si mal connu, d’avoir si mal traité

Le glorieux auteur de ma félicité.

Illustre fugitif que faut-il que je fasse

Pour réparer ce tort.

APOLLONIE.

M’accorder une grâce,

Laisser à la Princesse exprimer son désir,

Et remettre son âme en pouvoir de choisir.

Maintenant qu’elle voit ma passion extrême,

Qu’elle sait qui je suis, qu’elle sait que je l’aime,

S’il faut qu’elle résiste à l’ardeur de mes feux

ORPHISE.

Ah ! Sire, c’est assez, épargnez à sa bouche

La peine d’avouer le tourment qui la touche.

Son teint parle pour elle, et ce rouge éclatant

Prononce contre nous cet arrêt important.

Qu’elle aille sans obstacle où son bonheur l’invite,

C’est un coup du destin, ce Prince la mérite,

Ayant eu tout l’honneur du combat entrepris

Il la doit emporter, puisqu’elle en fut le prix.

APOLLONIE.

Le bien dont ce discours flatte mon espérance

Ne laisse point de place à la reconnaissance,

J’ai deux sœurs toutefois qui cet Astre excepté

Emportent aujourd’hui le prix de la beauté,

J’ose vous les offrir, et ce noble partage

Nous tiendrait tous unis de sang et de courage.

ORPHISE.

J’accepte cet honneur.

ALCESTE.

C’est plus que je ne vaux.

LE ROI.

Allons donc, sage Prince, après tant de travaux

Rendre grâces au Ciel du repos qu’il nous donne ;

Venez à votre Empire ajouter ma Couronne,

Et joindre à cet objet à vos vœux immolé

Le Trône de Séleuque où j’étais appelé.

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