Le Plan de campagne (Eugène SCRIBE - MÉLESVILLE - Jean-Henri DUPIN)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase, le 14 avril 1823.

 

Personnages

 

VERT-BOIS, marchand de draps

DOUCET

DENIS

DIDIER, secrétaire da prévôt des marchands, amant de Cécile

LARAMÉE, soldat

CÉCILE, fille de Vert-Bois

DEUX COUSINS de M. Vert-Bois

 

À Paris.

 

Une petite salle attenante au magasin de Vert-Bois. Porte au fond et portes latérales.

 

 

Scène première

 

DOUCET, DENIS, DEUX COUSINS de M. Vert-Bois

 

Au lever du rideau, Doucet est assis sur une table, sur laquelle est étendue une carte géographique piquée de grandes épingles. Denis et les deux cousins sont debout.

DENIS, à Doucet.

Allez toujours... tous les parents ne sont pas encore arrivés ! et M. Vert-Bois, le père de la mariée, n’est pas encore prêt.

TOUS.

Oui... oui, continuez...

DOUCET.

Voyez-vous, qu’on me donne trente mille hommes... je réponds de tout, et voici comme nous arrangerons cela : nous établissons d’abord un camp retranché dans les plaines de Westphalie... vous suivez les lignes de circonvallation, de là nous déboucherons sur deux colonnes... avec armes et bagages, toujours en suivant le cours du Weser.

DENIS, appuyé sur sa canne.

Ah çà ! monsieur Trente Mille Hommes, vous croyez donc décidément que nous allons passer le Rhin ?...

DOUCET.

Comment, vous en êtes encore là, mon cher Denis !

À demi-voix.

Il y a eu un conseil hier à Versailles... je sais cela d’un garçon tapissier qui a placé lui-même les fauteuils dans la salle du conseil.

DENIS.

Au fait, voilà qui est officiel !

DOUCET, se levant.

Ah ! dites donc, une autre nouvelle qui vous intéresse... une promotion...

DENIS.

Militaire ?

DOUCET.

Non, une promotion civile : ce cher M. Vert-Bois, comme le plus ancien marchand de draps de la rue Saint-Jacques, va être nommé syndic de sa communauté.

DENIS.

En vérité !...

DOUCET.

M. le prévôt des marchands doit le faire venir aujourd’hui pour lui annoncer sa nomination.

Air : À soixante ans, on ne doit pas remettre. (Le Dîner de Madelon.)

C’est une place honorifique
Qu’à ses talents on devait confier ;
Depuis vingt ans qu’il tient boutique,
Il habille tout le quartier.
Les promenades sont peuplées
Des plus beaux draps mesurés par sa main,
Il en est fier, et le dimanche enfin,
Luxembourg il voit dans les allées
Circuler tout son magasin.

Aussi il ne faut pas en parler, pour le surprendre tantôt au dessert...

DENIS.

Êtes-vous heureux... d’être comme cela au fait de toutes les nouvelles !...

DOUCET.

Il le faut bien, quand on ne me les dit pas, je les devine, et je dois m’entendre un peu en administration civile et militaire, depuis vingt ans que je fais la guerre au Luxembourg.

DENIS.

Oui, autour de l’arbre de Cracovie... Dites-moi donc, on vous appelle partout M. Trente Mille Hommes ; est-ce que c’est votre véritable nom ?

DOUCET.

Du tout, je suis Doucet de mon nom patronymique, mais plus généralement connu sous celui de M. Trente Mille Hommes, sobriquet honorable, qui est une conséquence de mon système... Je prétends qu’avec trente mille hommes on doit tout faire, comme je vous le démontrais tout à l’heure, parce que tout dépend non pas du nombre, mais de la science des positions et de l’habileté des manœuvres. Supposez une armée dans une plaine... la voilà... avec mes trente mille hommes, je m’empare successivement de toutes les hauteurs ; lorsque je suis maître des positions... nous approchons tout doucement, dans le plus grand silence... et à un signal convenu, par exemple un coup de canon...

Il ferme la main.

En avez-vous vu échapper un seul ?... C’est de cette manière que, l’année passée, j’avais bloqué le roi de Prusse avec mes trente mille hommes... ah ! il était pincé... malheureusement Louis XV a fait la paix !

Air de Marianne. (Dalayrac.)

De plus d’un combat formidable,
C’est à moi que l’on doit les plans ;
Avec ma canne et sur le sable
J’ai tracé vingt retranchements.
J’ai fait campagne
En Allemagne,
Où j’ai suivi la guerre de Trente Ans !

DENIS.

Mais à ce compte.
C’est une honte,
On doit vous mettre aux rangs
Des vétérans !

DOUCET.

À la pension de retraite
Tout comme un autre j’aurais droit,
Car j’ai presque perdu l’œil droit
À lire la gazette.

 

 

Scène II

 

DOUCET, DENIS, LES DEUX COUSINS, VERT-BOIS

 

VERT-BOIS.

Eh bien ! qu’est-ce que vous faites donc, vous autres ?... mon gendre Brocantin vient d’arriver avec sa mère... monsieur Doucet, monsieur Denis, allez donc les recevoir...

DOUCET.

Eh bien ! n’étiez-vous pas là ?...

VERT-BOIS.

J’ai affaire au magasin... et puis je n’entends rien à tous ces compliments... je ne sais parler qu’à mes pratiques.

DOUCET.

Oui, l’éloquence du comptoir !

VERT-BOIS.

Comme vous dites ; si on me sort de là... je m’embrouille... tandis que vous, monsieur Trente Mille Hommes, qui êtes un beau parleur...

DOUCET.

J’y vais... j’y vais... comme étant de la famille du futur, c’est à moi de tenir la conversation.

VERT-BOIS.

Surtout, je vous en prie, ne parlez pas de politique comme vous faites toujours... ça fait du tort à une maison... il y a un domestique de madame de Pompadour, que j’habillais ordinairement, et qui va chez le voisin à présent... j’ai peur que ce ne soit à cause de vous...

DOUCET.

Je vous reconnais bien là ! vous avez peur de tout... Allons, venez, cousins, je vais vous faire part, ainsi qu’à ces dames, d’un siège que je médite...

En s’en allant.

Voyez-vous, qu’on me donne trente mille hommes...

Ils sortent en causant.

 

 

Scène III

 

VERT-BOIS, DENIS

 

VERT-BOIS.

C’est ça... encore une bataille ! ils mettraient tout sens dessus dessous dans une maison. Là... voilà encore ma belle carte toute piquée d’épingles.

DENIS.

Ne dérangez donc pas... c’est un camp retranché...

VERT-BOIS.

Et vous aussi, beau-frère... je vous demande de quoi vous vous mêlez.

DENIS.

Je me mêle... que j’aime à être au courant des choses... c’est instructif et amusant de prendre des villes... de se promener sur la carte...

VERT-BOIS.

Eh ! allez vous promener sur les boulevards neufs, ça vous fera plus de bien.

DENIS.

Au fait, vous ne devez pas me comprendre... vous qui, en fait de géographie, ne connaissez que la rue Saint-Jacques et le Luxembourg... Ainsi, parlons d’autre chose... vous mariez aujourd’hui votre fille unique... la voilà établie, j’espère que vous allez songer au repos et me céder votre fonds comme vous me l’avez promis.

VERT-BOIS.

Oui ! mon ami, mais depuis j’ai réfléchi : me retirer du commerce... quitter mon comptoir, n’être plus qu’un simple particulier, après avoir été quarante ans marchand de draps... c’est impossible !... qu’est-ce que je deviendrais ?

Air du vaudeville de La Robe et les Bottes.

Dans mon comptoir il faut que je me tienne.
C’est mon bonheur, ma vie et mon destin ;
Mon seul chagrin, c’est qu’un jour par semaine
Il faut, hélas ! fermer mon magasin !
Dès samedi je suis mélancolique,
Dimanche je suis désolé ;
Mais le lundi quand j’ouvre ma boutique,
C’est le retour de l’exilé.

DENIS.

Eh bien ! beau-frère... je vous en avais offert cinquante mille livres... le prix que vous y avez mis... je vous en offre soixante... avec une pareille somme vous pouvez aspirer à tous les honneurs de la bourgeoisie.

Air du vaudeville de L’Écu de six francs.

C’est une fortune honorable,
On peut briller avec cela
Sous le costume de notable,
De marguillier et cætera.

VERT-BOIS.

Pour moi le bonheur n’est pas là,
Qu’ai-je besoin que l’on me prône ?
Qu’ai-je besoin d’habits brillants ?
Quand on en vend depuis trente ans,
On doit savoir ce qu’en vaut l’aune.

DENIS.

Comme vous voudrez... mais songez que plus tard, je ne vous ferai pas d’aussi belles propositions !... vous ne savez donc pas le bruit qui court à Versailles ?...

VERT-BOIS.

Je ne suis pas de Versailles, je ne suis pas de Paris... je suis de la rue Saint-Jacques, je ne me mêle de rien que de mon commerce... la pluie et le beau temps, tout me convient, tout est bien... je me réjouis quand il fait chaud, parce que cela fait débiter le silésie, le bouracan et le camelot ; je me frotte les mains quand il fait froid, parce que cela fait partir la ratine, le louviers et les velours ; j’aime la paix parce qu’elle fait vendre des habits de cour ; j’estime la guerre parce qu’elle fait vendre des uniformes ; sur ce, je suis bien votre serviteur.

DENIS.

Eh bien ! où allez-vous donc ?

VERT-BOIS.

Chez M. le duc de Brissac, qui doit renouveler ses livrées et qui m’a dit de lui porter des échantillons à midi précis.

DENIS.

Au moment de signer le contrat, quand toute la famille est rassemblée !

VERT-BOIS.

J’aime mieux faire attendre la famille qu’une pratique ; d’ailleurs, c’est l’affaire de cinq minutes... je n’ai que le Luxembourg à traverser et je reviens.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

DENIS, seul

 

Impossible de lui faire entendre raison... cependant ce magasin me conviendrait à merveille, dans ce moment-ci surtout où il est impossible que les draps n’augmentent pas d’un tiers... et lui qui ne s’informe jamais de rien, dans son imprévoyance politique, va faire fortune sans s’en douter... Hein !... c’est Cécile, ma petite nièce, la mariée...

 

 

Scène V

 

DENIS, CÉCILE

 

DENIS.

Eh bien ! mon enfant, est-ce que l’on signe ?... me voilà...

CÉCILE, tristement.

Pas encore, heureusement !

DENIS.

Comment, pas encore !

CÉCILE.

Ah ! mon oncle, je suis bien assez malheureuse déjà !... j’ai fait tout ce que j’ai pu pour m’accoutumer au neveu de M. Trente Mille Hommes... mais pas possible.

DENIS.

Tu t’y feras.

CÉCILE.

Du tout.

Air : C’est bien le plus joli corsage. (Ninon chez madame de Sévigné.)

Pendant la première semaine,
J’en conviens, il me déplaisait.

DENIS.

Eh bien ?

CÉCILE.

Au bout de la quinzaine,
Je le haïssais tout à fait.
Jugez d’après un tel prélude,
Quand je le verrai chaque jour...

DENIS.

La haine alors devient de l’habitude,
Et l’habitude
Parfois, dit-on, mène à l’amour.

Et puis, Vert-Bois le veut... écoute donc, c’est ton père.

CÉCILE.

Je ne dis pas non... mais ce pauvre Didier...

DENIS.

Qu’est-ce que c’est que Didier ?

CÉCILE.

Un garçon très aimable, qui ira loin... il est déjà secrétaire de M. le prévôt des marchands, et certainement c’était un parti bien plus avantageux.

DENIS.

Puisque ton père l’a refusé... c’est que le jeune homme ne convenait pas, et je dois être de son avis.

CÉCILE.

Du tout ; il ne l’a seulement pas vu... dès les premiers mots d’un ami commun, il a rompu toutes les négociations !... vous entendez bien que M. Didier le père, qui est employé dans les bureaux de M. de Choiseul, et qui jouit d’une certaine considération, voulait pousser son fils, lui acheter une charge, et pour cela il exigeait que mon papa vendit son magasin pour me donner une dot de vingt mille livres.

DENIS.

Vendre son magasin... mais ça serait très bien, très convenable... il faut nous entendre ensemble...

CÉCILE.

Ah ! le bon oncle !... je savais bien qu’en m’adressant à vous...

DENIS.

Parbleu ! je ne demande que ton bonheur... mais comment s’y prendre ?... Chut ! voici ton père qui revient ; rentrons vite, et tâchons de trouver quelque moyen de gagner du temps.

Ils sortent.

 

 

Scène VI

 

VERT-BOIS, seul

 

Il pose son chapeau sur un fauteuil

Personne ici... avant de rentrer là-dedans, et pendant que je suis seul, voyons donc ce que peut contenir ce papier que je viens de trouver en passant dans le Luxembourg...

Il tire de sa poche un papier plié en quatre.

J’étais si pressé que je n’ai pas eu le temps...

Il déploie le papier.

Hein ! quelqu’un qui aurait la main heureuse pour les trouvailles...

Il lit.

« La 1re colonne prendra position à Huningue le 7 ; la cavalerie légère passera le Rhin le 8 et nettoiera l’autre rive. » Que diable est-ce que cela veut dire ?... la cavalerie nettoiera l’autre rive !

Il lit le titre du papier.

« Plan de campagne pour le maréchal de Belle-Isle. » Quelle découverte !... c’est le plan de la campagne dans laquelle nous allons entrer... justement, j’ai entendu dire à M. Doucet que c’est le maréchal de Belle-Isle qui commande l’armée... il aura perdu cela au Luxembourg...

Parcourant le papier.

oui... oui... voilà la marche des opérations jour par jour ; voilà l’infanterie, les chevaux légers, les carabiniers, l’artillerie... Eh ! mais, j’y pense à présent ; quand il va s’apercevoir qu’il a perdu son plan, ce pauvre maréchal de Belle-Isle va se trouver dans un fier embarras... il ne saura plus par où attaquer.

Air : J’ai vu partout dans mes voyages. (Le Jaloux malgré lui.)

Je vais me hâter de lui rendre
Ce plan qui me paraît fort bien,
Pour le garder, pour le lui prendre,
Je suis un trop bon citoyen.
Mais pour un bourgeois quelle gloire !
Et qui jamais pourrait penser
Que je tiens là quelque victoire,
Et qu’on m’attend pour commencer !

Eh ! mais, quel est ce bruit, et qu’ont-ils à se disputer ?...

 

 

Scène VII

 

VERT-BOIS, DOUCET, DENIS, se disputant

 

DOUCET.

Vous prétendez peut-être en savoir plus que moi ?

DENIS.

On peut être de son avis...

VERT-BOIS.

Eh bien ! qu’y a-t-il donc ?

DENIS.

Voilà les deux familles qui s’en vont.

VERT-BOIS.

Et le contrat ?...

DENIS.

Grâce à monsieur, on s’est dispute sur la marche de l’armée... les tantes, les neveux, les cousins s’en sont tous mêlés et ils viennent de se quitter brouillés à jamais...

À part.

Je puis me vanter d’y avoir un peu aidé...

VERT-BOIS.

Je cours les chercher et tout raccommoder.

DOUCET, le retenant par le bras.

Non pas... je m’en rapporte à vous... je soutiens que la cavalerie débouchera par Altkirch...

DENIS.

Et moi je soutiens que ce sera par Strasbourg.

DOUCET.

Altkirch...

DENIS.

Strasbourg...

DOUCET.

Je parie deux louis.

VERT-BOIS, regardant de côté son plan.

Un moment, messieurs... vous pariez deux louis que la cavalerie débouchera...

DOUCET.

Par Altkirch...

VERT-BOIS.

Je suis de moitié avec M. Trente Mille Hommes.

DENIS.

Tiens, mon beau-frère qui s’en mêle aussi...

VERT-BOIS.

Oui, parce que je suis sûr de gagner...

DENIS.

Vous avez donc des nouvelles ?... Ah ! dame, si vous avez des nouvelles !

VERT-BOIS.

Du tout... je ne sais pas seulement, ce que c’est qu’Altkirch... dites donc, ça me fait venir une idée... savez-vous que quelqu’un qui trouverait le plan de campagne du général en chef... quelqu’un qui aurait ce bonheur-là... pourrait gagner de fameux paris...

DOUCET.

Oui, gagner... gagner ! si j’avais le malheur de faire une pareille trouvaille... je commencerais par me sauver.

VERT-BOIS.

Vous sauver !...

DENIS.

Et pourquoi donc ?

DOUCET.

Comment ? vous ne sentez pas le danger !... un homme qui a lu le plan de campagne peut en parler... pour s’assurer de sa discrétion, on est forcé de l’arrêter et de le traiter en prisonnier d’État !...

VERT-BOIS.

Prisonnier d’État ?

À part.

Dieu ! si on m’avait vu ramasser ce papier...

DOUCET.

Quant à nos parents, il ne faut pas que ça vous inquiète... je cours les trouver, et je vous les ramène...

VERT-BOIS, le retenant.

Dites-moi, mon ami... qu’est-ce qu’on fait aux prisonniers d’État ?

DOUCET.

On les enferme pour dix ans... vingt ans, toute leur vie... J’irai en même temps retenir pour la noce le grand salon de M. Bonneau près le Châtelet...

VERT-BOIS, l’arrêtant.

Oui... mais les prisonniers d’État peuvent-ils recevoir leurs amis ?

DOUCET.

D’abord, ils n’en ont plus... mais d’ailleurs ils ne voient personne... J’oubliais encore, mon ami... je vais hâter le notaire, qui devrait être ici avec le contrat...

VERT-BOIS.

À la bonne heure... Mais qui est-ce qui régit leurs biens ?

DOUCET.

Les biens des époux ?

VERT-BOIS.

Eh non ! des prisonniers d’État.

DOUCET.

À qui diable en avez-vous ? je vous parle de choses sérieuses, et vous me répondez par des balivernes.

VERT-BOIS.

Des balivernes !...

DOUCET.

Oui, sans doute... et ce trouble, cet embarras... ah çà !... y a quelque chose.

DENIS.

Oh ! oui... il y a quelque chose.

VERT-BOIS, effrayé.

Comment... il y a quelque chose ? je vous prie, monsieur, de ne pas faire de suppositions... il suffit d’un bavard comme celui-là... pour donner l’éveil.

 

 

Scène VIII

 

VERT-BOIS, DOUCET, DENIS, CÉCILE

 

CÉCILE.

Mon père, voilà un monsieur en noir qui vous demande.

VERT-BOIS, à part.

Là... justement...

Tremblant.

Un monsieur en noir... je n’y suis pas...

DOUCET.

Pourquoi donc ?... c’est probablement le notaire.

CÉCILE, à part.

Hélas ! oui.

VERT-BOIS.

C’est égal... notaire ou autre, je n’y suis pour personne...

DOUCET.

Comment ! monsieur Vert-Bois, au moment de signer !

VERT-BOIS.

Eh bien ! on signera demain... un autre jour.

DOUCET.

Qu’est-ce que cela signifie ?

Air du vaudeville de Un Dimanche à Passy.

Rompre avec éclat,
Renvoyer le notaire !
D’un pareil débat
Craignez le résultat ;
Signez le contrat,
Ou craignez ma colère
Si notre traité
N’est pas exécuté.

VERT-BOIS.

Eh ! morbleu ! monsieur, finissons, je vous prie,
Nous verrons plus tard.

DOUCET.

Songez au décorum.

CÉCILE.

Rompre cet hymen ! que je vous remercie

DENIS.

Tout va bien pour nous.

DOUCET.

C’est mon ultimatum.

VERT-BOIS.

Qu’il est ennuyeux !
Eh ! laissez-moi tranquille.

DENIS.

Hélas ! entre eux deux
Quelle conduite hostile !

VERT-BOIS.

Chaque instant, je crois,
Redouble mon effroi.
Quel malheur pour moi !

DOUCET.

Quel affront pour moi !

CÉCILE.

Ah ! quel bonheur pour moi.

Ensemble.

CÉCILE et DENIS.

Un pareil éclat
Fera bien notre affaire.
D’un pareil débat
J’aime le résultat.
Oui, plus de contrat,
Les voilà tous en guerre.
Qu’il est irrité !
Mon cœur est enchanté

VERT-BOIS.

Je crains peu l’éclat
D’une pareille affaire ;
Prisonnier d’État,
Quel triste résultat !
Quant à ce contrat.
Il ne m’importe guère ;
D’un autre côté
Je suis inquiété.

DOUCET.

Rompre avec éclat,
Renvoyer le notaire ?
D’un pareil débat
Craignez le résultat ;
Signez le contrat,
Ou craignez ma colère
Si notre traité
N’est pas exécuté.

Cécile, Denis et Doucet sortent.

 

 

Scène IX

 

VERT-BOIS, seul

 

Il sort furieux... je crois qu’il m’a menacé... Ah ! mon Dieu, est-ce qu’il soupçonnerait !... prisonnier d’État... moi, bourgeois de la rue Saint-Jacques, qui n’ai jamais lu une gazette !

Air du vaudeville de La Somnambule.

Puisqu’ en mes mains un secret si funeste
Contre mon gré s’est venu confier,
Le seul parti qu’à présent il me reste,
C’est de tâcher de l’oublier !
Mais c’est en vain ! moi qui toute ma vie
N’ai jamais pu rien retenir,
Je pense, hélas ! qu’il faut que je l’oublie,
Et cela seul m’en fait ressouvenir.

De quoi diable aussi ai-je été m’aviser de ramasser ce papier ? et dans un jardin public où je suis connu, où il ne faut qu’un seul badaud... et je vous demande s’il en manque, au Luxembourg !... Hein ! qui vient ici ? quel est cet étranger ? et que demande-t-il ?

 

 

Scène X

 

VERT-BOIS, DIDIER

 

DIDIER, à part.

C’est le père, avançons... et Cécile qui n’est pas là... si j’avais pu profiter de cette occasion pour la voir...

VERT-BOIS.

Monsieur... puis-je savoir ?...

À part.

Il a la figure sinistre...

DIDIER.

Monsieur, je suis chargé d’une commission. M. le prévôt des marchands, dont j’ai l’honneur d’être secrétaire, vous prie de passer chez lui le plus tôt possible.

VERT-BOIS.

M. le prévôt des marchands ?

DIDIER.

Oui, monsieur.

VERT-BOIS, à part.

C’est cela même... je pensais bien que ça irait d’abord au prévôt des marchands.

Haut. 

Y aurait-il de l’indiscrétion à vous demander ce que veut M. le prévôt ?

DIDIER.

Je l’ignore, il ne me l’a pas dit... je sais seulement qu’il veut vous parler.

VERT-BOIS.

Et pour cela il faut que je me rende chez lui, à l’Hôtel de Ville ?

DIDIER.

Vous n’aurez pas la peine d’aller si loin ; nous le trouverons ici près, Hôtel du Plessis, chez M. le lieutenant criminel, où il est et où il vous attend.

VERT-BOIS, à part.

Le lieutenant criminel !... c’est fini, on veut s’assurer de ma personne.

 

 

Scène XI

 

VERT-BOIS, DIDIER, CÉCILE

 

CÉCILE.

Mon papa ! mon papa !...

Apercevant Didier.

Monsieur Didier !...

VERT-BOIS.

Quoi ! tu connaîtrais...

CÉCILE.

Oui, mon papa ; c’est M. Didier dont on vous a parlé... vous savez bien...

VERT-BOIS.

Vous seriez...

À part.

Ah ! que c’est heureux ! celui qui est chargé de m’arrêter se trouve être précisément l’amoureux de ma fille !

Air du Pot de fleurs.

Monsieur, si vous aimez ma fille,
Vous me portez quelque intérêt ?

CÉCILE.

Il est l’ami de toute la famille.

DIDIER.

À le prouver je suis tout prêt.

CÉCILE.

Oui, dans son ardeur généreuse.
Pour vous servir, vous protéger,
Il voudrait vous voir en danger.

VERT-BOIS, à part.

Faut-il qu’il ait la main heureuse !

Eh bien ! mes enfants...

À part.

ou plutôt tâchons, même auprès d’eux, de ne pas me compromettre...

Haut.

Voyez-vous, j’ai un ami... retenez bien cela... c’est un ami qui a eu l’imprudence de trouver le plan de campagne du maréchal de Belle-Isle et de m’en parler... c’est pour cela sans doute que M. le prévôt des marchands me fait demander.

DIDIER.

C’est possible.

VERT-BOIS.

C’est sûr, et si vos ordres n’étaient pas formels... si vous pouviez attendre une heure...

DIDIER.

Deux, s’il le faut.

VERT-BOIS.

Bon jeune homme !... je profilerai de ce délai pour savoir jusqu’à quel point mon ami peut se trouver compromis.

DIDIER.

Rien de plus facile... je ne suis pas au fait de ces sortes d’affaires, mais j’ai un oncle qui loge à deux pas d’ici et qui est commis aux Affaires étrangères... je cours le consulter.

VERT-BOIS.

À merveille !

Air : Le briquet frappe la pierre. (Les Deux Chasseurs.)

À Cécile.

À mon beau-frère va dire
Qu’il me parle ici... soudain ;
Au traité de ce matin
Je suis moins loin de souscrire...

CÉCILE.

Quel heureux événement !

VERT-BOIS, à Didier.

Vous, rendez-vous sur-le-champ
Près de cet homme puissant !
Vous pouvez, je l’autorise,
Dire... sans l’en informer,
Que c’est moi... sans me nommer...
Contez tout avec franchise.
Mais s’il se peut, tâchez bien
Qu’il ne se doute de rien.

Cécile et Didier sortent par le fond, l’un à gauche et l’autre à droite.

 

 

Scène XII

 

VERT-BOIS, puis CÉCILE

 

VERT-BOIS, seul.

Dieu ! est-on à plaindre de se trouver ainsi, sans le savoir, initié aux affaires d’État !... Ce M. Didier est un honnête garçon... qui adore ma fille et qui se compromet pour moi... avec cela, j’ai peut-être eu tort de lui confier... s’il allait deviner que je suis, moi-même, mon ami... si les questions qu’il va faire éveillaient les soupçons, si on le suivait, si on venait faire une visite...

Avec joie.

Dieu ! quelle idée !... je suis étonné que cela ne me soit pas venu plus tôt... ce papier est la seule preuve qu’il y ait contre moi, et en la détruisant je suis sauvé ; oui, c’est cela... il n’en restera aucune trace... vite, une bougie...

Pendant qu’il l’allume.

là, près de la cheminée...

Air : Fait une pause en allant à la gloire. (Les Filles à marier.)

La flamme gagne... oui, la voilà partie,
De mon secret la moitié disparaît...

Regardant.

L’infanterie... et puis l’artillerie !
Bon, me voilà rassuré tout à fait.
Que l’on pardonne à mon inquiétude,
Si, sans respect, j’expose ainsi
Devant un feu semblable à celui-ci,
Des braves qui, par habitude,
Ne vont jamais qu’au feu de l’ennemi.

Personne ne m’a vu ; malheureusement nous sommes dans une maison où on ne fait pas de feu... pourvu qu’on n’aperçoive pas la fumée dans le quartier... il faut si peu de chose !...

CÉCILE, qui entre pendant ce temps et qui voit encore brûler le papier.

Tiens, que faites-vous donc, mon père ?

VERT-BOIS, effrayé.

Ah ! mon Dieu ! qui vient là ?... c’est Cécile.

CÉCILE.

Oui, je venais vous dire...

VERT-BOIS.

Tais-toi, lais-toi donc !... ne veux-tu pas faire venir tous les voisins ?

CÉCILE, à voix basse.

Mon oncle a été enchanté et va venir vous trouver... mais il dit qu’il va, auparavant, faire dresser l’acte de cession.

VERT-BOIS.

Oh ! rien ne presse,

À part.

maintenant que je suis en sûreté...

Apercevant la bougie qu’il va souffler.

Et cette bougie qui est restée allumée... il ne faut qu’un indice comme celui-là.

 

 

Scène XIII

 

VERT-BOIS, CÉCILE, DIDIER

 

DIDIER.

Me voilà, me voilà.

VERT-BOIS.

Eh bien ! jeune homme...

DIDIER.

Bonne nouvelle !... rassurez-vous, j’ai vu mon oncle il m’a dit que votre ami n’avait rien à craindre ; il ne sera pas inquiété, pourvu qu’il rapporte, sur-le-champ, le plan de campagne dans les bureaux.

VERT-BOIS, troublé.

Qu’il rapporte... le plan !

DIDIER.

Oh ! sur-le-champ ; mon oncle m’a dit que son sort en dépendait.

VERT-BOIS.

Ah ! mon Dieu, qu’est-ce que vous me dites là ?

CÉCILE.

Eh ! mais, vous paraissez tout troublé.

VERT-BOIS.

C’est que je vous avouerai, jeune homme, que mon ami, dans la crainte d’une indiscrétion, l’a brûlé.

DIDIER.

Comment !

CÉCILE, avec un mouvement.

Quoi ! mon père, c’était...

VERT-BOIS, lui faisant signe.

Chut ! ma fille.

DIDIER.

Ah ! alors, l’affaire devient très dangereuse... mais comment a-t-il pu se décider...

VERT-BOIS, troublé.

Que voulez-vous ! il a hésité longtemps... il tenait ce plan d’une main ; je ne sais pas comment ça s’est fait, j’ai cru entendre du bruit, et ma foi...

DIDIER.

Comment ! monsieur, c’était donc vous ?

VERT-BOIS.

Est-ce que j’ai dit ?... eh bien ! oui, jeune homme, puisque vous le savez, votre générosité mérite cette confiance de ma part !

DIDIER.

Ah ! monsieur, qu’avez-vous fait ?... d’après ce que mon oncle m’a appris, vous n’êtes pas en sûreté ici.

CÉCILE, en pleurant.

Est-il possible !... mon pauvre papa, qu’allons-nous devenir ?

VERT-BOIS, sanglotant.

Allons, mon enfant, ne pleure pas... de la fermeté ! regarde-moi...

DIDIER.

Il faut partir, quitter Paris sur-le-champ.

VERT-BOIS.

Et comment ?

DIDIER.

Par le messager... celui d’Orléans.

VERT-BOIS.

Air des Scythes et les Amazones.

Que dites-vous ? quelle nouvelle angoisse !
Il faut partir, il faut m’expatrier !
Moi qui jamais n’ai quitté ma paroisse.

DIDIER et CÉCILE.

D’un tel voyage on doit peu s’effrayer !

VERT-BOIS.

Marchand paisible et bourgeois sédentaire,
J’ai plus que vous du mal à voyager !
Car songez donc que, passé la barrière,
J’entre aussitôt en pays étranger.

CÉCILE.

Il le faut... pour vous... pour notre tranquillité.

VERT-BOIS.

À la bonne heure... mais le plus grand secret ! car si le ministre se doutait de mon projet... Cécile... prépare tout ce qu’il faut... le sac de nuit... mon bonnet, mon parapluie ; dans ces pays éloignés on ne sait pas quel temps il fait.

CÉCILE.

Non, mon papa... Didier... vous l’accompagnerez jusqu’à la voiture.

DIDIER.

Je ne le quitterai pas qu’il ne soit hors de danger.

Cécile sort.

 

 

Scène XIV

 

VERT-BOIS, DIDIER

 

VERT-BOIS.

Vous dites donc que vous me mènerez au messager ?

DIDIER.

Oui, je connais le maître de la voiture... je vous ferai passer pour un de mes cousins, qui se rend à Orléans.

VERT-BOIS,

Orléans... où prenons-nous Orléans ?... ce n’est pas sur la route d’Allemagne...

DIDIER.

C’est tout l’opposé.

VERT-BOIS.

À la bonne heure !... parce que si l’on venait à me reconnaître... et qu’on m’arrêtât sur la route d’Allemagne...

DIDIER.

Eli ! qui voulez-vous qui vous découvre ?

VERT-BOIS.

Je suis si connu dans Paris ! voilà quarante ans que je l’habille de la tête aux pieds... il ne faut qu’une pratique mécontente de son dernier habit, pour me mettre dans l’embarras. Ah çà ! vous, mon cher Didier, pendant mon absence... vous solliciterez... pour moi... vous proclamerez l’innocence du malheureux Vert-Bois.

DIDIER.

En effet ! il faut quelqu’un qui prenne vos intérêts.

VERT-BOIS.

Oui, qui les regarde comme les siens... n’oubliez pas que vous êtes mon gendre.

DIDIER.

Comment ! monsieur...

VERT-BOIS.

Oui, jeune homme, le bonheur de ma fille... et les intérêts d’un père fugitif... tout l’exige.

Air du vaudeville de L’Avare et son Ami.

Puisqu’autrement je ne puis faire,
En vous je mets tout mon espoir.
En mon absence, à mon beau-frère
Je m’en vais céder mon comptoir.
Par ces mesures politiques
Il sera toujours fréquenté,
Et si je perds ma liberté,
Je garde du moins mes pratiques.

 

 

Scène XV

 

VERT-BOIS, DIDIER, CÉCILE, apportant un sac de nuit, un parapluie, un bonnet et une pelisse qu’elle pose sur la table

 

CÉCILE.

Voilà tout ce qu’il vous faut, mon père...

DIDIER.

Vite, à votre toilette... et surtout ce que je vous recommande... c’est de l’assurance... de la présence d’esprit... avec un mot souvent on se tire d’embarras !...

VERT-BOIS, étant sa perruque, pour mettre son bonnet.

Oui, de la présence d’esprit... oh ! ce n’est pas ce qui me manque... Dieu ! on vient... c’est fait de nous...

 

 

Scène XVI

 

VERT-BOIS, DIDIER, CÉCILE, DENIS

 

DENIS.

C’est moi, beau-frère... il y a là un soldat qui veut absolument vous parler.

VERT-BOIS, regardant ses enfants.

Un soldat...

DENIS.

Oui, et voici en même temps notre acte de vente... il n’y a plus qu’à signer !

VERT-BOIS.

Un soldat...

DENIS.

Du régiment de Champagne.

VERT-BOIS, atterré.

De Champagne ?... C’est fini !...

DIDIER.

Qu’on ne le laisse pas entrer...

DENIS.

Le voici !

CÉCILE, à part.

Tout est perdu !

 

 

Scène XVII

 

VERT-BOIS, DIDIER, CÉCILE, DENIS, LARAMÉE

 

LARAMÉE, la main à son chapeau.

Pardon, excuse... la compagnie ! M. Vert-Bois ?...

DIDIER, bas à Vert-Bois.

De la présence d’esprit... c’est le moment.

VERT-BOIS, bas.

Soyez tranquille...

Haut.

C’est moi, monsieur.

DIDIER, bas.

Qu’est-ce que vous dites ?... Il fallait soutenir... que c’était votre beau-frère.

VERT-BOIS, bas.

Il fallait donc me le dire !...

LARAMÉE.

Le colonel vous attend...

VERT-BOIS.

Le colonel...

LARAMÉE.

Il m’a recommandé de vous conduire moi-même... et de ne pas vous quitter que vous ne soyez rendu...

VERT-BOIS, bas.

À ma destination !... c’est clair...

Signant le papier et le donnant à Denis.

Tenez, beau-frère... c’est toujours cela de sauvé.

Haut.

Monsieur... le... soldat... je... je suis prêt à vous suivre...

DIDIER, vivement.

Comment ?...

Haut.

Vous avez bien chaud, mon camarade...

LARAMÉE, s’essuyant.

Je crois bien... j’avais si grand’peur de manquer monsieur... que j’ai couru.

DIDIER.

Eh bien ! pendant que monsieur va finir sa toilette... vous boirez bien un coup ?...

LARAMÉE.

Deux, mon bourgeois !

DIDIER.

Je crois bien, un soldat du régiment de Champagne !

VERT-BOIS, à part.

Est-il heureux d’oser plaisanter dans un moment comme celui-là ! Mais c’est adroit ; ça détourne les soupçons.

Haut.

Beau-frère, conduisez M. le soldat dans la salle à manger.

DENIS, bas.

Dites donc, je vais lui donner du petit vin des commis.

VERT-BOIS, bas.

Donnez-lui mon meilleur vin... il faut l’attraper...

DENIS, bas.

L’attraper...

DIDIER, le poussant.

Chut... allez vite !...

DENIS.

Mais que se passe-t-il donc ?... Ça m’est égal... le fonds de commerce est à moi...

Denis et le soldat sortent.

 

 

Scène XVIII

 

VERT-BOIS, CÉCILE, DIDIER

 

DIDIER.

Encore une de sauvée...

Vert-Bois, accablé, tombe dans un fauteuil, comme s’il allait se trouver mal.

CÉCILE.

Eh bien !... eh bien !... mon père...

DIDIER.

Qu’avez-vous donc ?...

Ils lui frappent dans les mains.

VERT-BOIS, d’une voix faible.

C’en est trop... Il faudrait une force d’âme...

CÉCILE.

Du courage !...

DIDIER.

Il faut partir...

VERT-BOIS.

Je partirai... mes enfants... Mais, je le sens... je n’irai pas loin... Tenez, mon ami, vous devriez vous sauver à ma place.

DIDIER.

Habillez-vous... Vous n’avez pas un moment à perdre. Vite, le manteau !

VERT-BOIS.

Pourvu qu’il trouve le vin bon !...

CÉCILE.

Le bonnet... sous votre chapeau.

DIDIER.

Le sac de nuit.

CÉCILE.

Le parapluie.

VERT-BOIS.

Ah ! mes lunettes !...

CÉCILE.

Les voici...

VERT-BOIS, à Cécile.

Tu m’écriras, n’est-ce pas ?... Ah ! mon Dieu... et ma tabatière... qu’est-ce que j’en ai fait ?

DIDIER.

Elle est là... sur la table !...

VERT-BOIS, le parapluie sous le bras, et son sac de nuit à la main.

Il faut partir. Adieu, mes enfants...

CÉCILE, voyant Doucet.

M. Doucet.

VERT-BOIS.

Dieux !... trente mille hommes qui me ferment le passage !...

 

 

Scène XIX

 

VERT-BOIS, CÉCILE, DIDIER, DOUCET

 

DOUCET.

Un moment, monsieur !... vous ne m’échapperez pas

CÉCILE, à Didier.

Que veut-il dire ?

VERT-BOIS, à ses enfants.

C’est mon ennemi mortel à présent... Nous sommes perdus !...

DOUCET.

Après la scène qui s’est passée entre nous, monsieur... vous devez être étonné de me revoir chez vous... Je ne m’y présenterais certainement pas, si je n’y étais forcé par un motif de la plus grande importance.

VERT-BOIS, tremblant.

Qu’est-ce que c’est, monsieur ?

DOUCET.

Vous avez passé ce matin dans le Luxembourg.

VERT-BOIS, balbutiant.

Dans le... le Luxembo... bourg...

DOUCET.

Vous vous êtes approché de l’arbre de Cracovie.

VERT-BOIS.

Comment ! monsieur...

DOUCET.

On vous a vu, monsieur, à dix pas de l’arbre de Cracovie, dans la seconde allée... La petite fille du loueur de chaises vous a reconnu... Vous avez ramassé un papier...

VERT-BOIS.

Eh bien ! ce papier...

DOUCET.

C’est le fruit de quinze jours de veilles et de travaux... Je devais l’adresser à M. le comte de Belle-Isle, et je viens le réclamer comme ma propriété.

VERT-BOIS.

Est-il possible... C’est vous !... Quoi ! ce plan de campagne...

DOUCET.

Plié en quatre...

VERT-BOIS.

Sur du papier Tellière...

DOUCET.

Avec deux pâtés sur l’avant-garde...

VERT-BOIS.

C’est cela !... nous sommes sauvés... ma fille... mes enfants !

Dieu ! quelle journée !...

Il les embrasse.

Ah ! qu’on est heureux, après un exil aussi cruel, de se retrouver au sein de sa famille !...

CÉCILE.

Mon pauvre papa !

DIDIER.

Quel bonheur !...

DOUCET.

Ah çà !... m’expliquerez-vous ?...

VERT-BOIS, lui tendant la main.

Rassurez-vous, mon ami, votre plan est brûlé...

DOUCET.

Brûlé !...

VERT-BOIS.

La crainte d’être compromis... Étais-je bête ! Aussi, j’aurais dû vous reconnaître à vos trente mille hommes !...

CÉCILE.

Mais alors, que voulait donc ce soldat ?

 

 

Scène XX

 

VERT-BOIS, CÉCILE, DIDIER, DOUCET, DENIS

 

DENIS, prenant son chapeau.

Ne vous dérangez pas, beau-frère... je viens prendre mon chapeau... je m’en vais y aller pour vous.

VERT-BOIS.

Où donc ?

DENIS.

Chez le colonel... À présent que j’ai acheté le fonds... les pratiques me regardent.

VERT-BOIS.

Comment ? le colonel de Champagne...

DENIS.

Va faire habiller son régiment à neuf. Ce brave soldat vient de me le confier à la seconde bouteille, et c’est pour cela !...

VERT-BOIS.

Là... je l’aurais parié ! C’était bien la peine de se donner tant de mal...

À Didier et à sa fille.

C’est égal, mon cher Didier... quoique le danger soit passé... je n’oublierai pas votre dévouement. Je ne m’en dédis pas ; vous avez ma promesse, vous serez mon gendre.

DOUCET.

Comment ? comment ?... Ah çà ! vous rompez donc décidément avec mon neveu ?

VERT-BOIS.

Que voulez-vous, mon ami ? c’est votre faute ; car c’est vous qui avez fait rompre le mariage ; c’est vous qui m’avez fait vendre mon magasin dix mille livres de plus qu’il ne valait ; enfin, votre diable de plan de campagne a dérouté tous les nôtres... et vous êtes cause de tout sans vous en douter...

DOUCET.

Nous autres grands politiques, nous n’eu faisons jamais d’autres...

VAUDEVILLE.

Air du vaudeville du Bon Papa.

VERT-BOIS.

Je ne veux plus ramasser les écrits
Qu’au Luxembourg perdent des étourdis.
Tel est pour mon bonheur le plan que je veux suivre :
Sans lire les journaux et sans voir aucun livre,
Sans sortir de chez moi désormais je veux vivre
En bourgeois de Paris.

DOUCET.

Les habitants que renferme Paris
Seront toujours ce qu’ils étaient jadis,
Et du fond du Marais jusqu’au faubourg du Roule,
Quel est ce curieux qui court où va la foule,
Quel est ce bon rentier admirant l’eau qui coule ?...
Un bourgeois de Paris.

DENIS.

Parisiens, vous qui dans tous pays
Passez, dit-on, pour de trop bons maris,
Méprisez les l’ailleurs, vous pouvez les confondre ;
Le climat n’y fait rien, il est, j’en puis répondre,
Chez plus d’un noble époux de Berlin ou de Londres,
Des bourgeois de Paris.

DIDIER.

Ces citoyens, tranquilles et soumis,
Sauraient encor marcher aux ennemis ;
Du titre de Fronçais alors chacun est digne !
Au poste que l’honneur, que le roi leur assigne,
Veiller pour leur pays, fut toujours la consigne
Des bourgeois de Paris.

VERT-BOIS, au public.

Un bon bourgeois, ainsi que je le suis,
Ne doit chez vous trouver que des amis !
À son compatriote il est doux d’être utile,
Et sur mon avenir je serais bien tranquille,
Si je pouvais chez moi voir s’établir la file
Des bourgeois de Paris.

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