Le plaisant de société (Eugène SCRIBE - MÉLESVILLE)

Folie-Vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase, le 14 février 1822.

 

Personnages

 

M. DE VERSAC, riche propriétaire

COQUART DE BEAUVOISIN

ÉDOUARD, jeune officier

UN VALET

FÉLIX, neveu de M. de Versac

CÉLINE, fille de M. de Versac

PLUSIEURS JEUNES GENS et JEUNES DAMES

VALETS

 

Dans le château de M. de Versac.

 

Un salon avec un lustre et des girandoles garnis de bougies qui ne sont pas encore allumées. À droite, une porte ouverte qui conduit à la salle de bal. Une porte au fond et un cabinet à gauche.

 

 

Scène première

 

FÉLIX, CÉLINE, en toilette de bal très élégante

 

CÉLINE.

Félix... Félix... mais écoute-moi donc ?...

FÉLIX, revenant sur ses pas.

Je n’ai pas le temps, ma petite cousine... mon oncle m’a nommé grand maître des cérémonies pour le bal d’aujourd’hui, et tu vois qu’on n’a pas encore allumé.

CÉLINE.

Je crois que c’est bien inutile.

FÉLIX.

Pourquoi donc ?

CÉLINE, soupirant.

C’est qu’il n’y aura pas de bal.

FÉLIX.

Pas de bal !... Un mardi gras !... quand mon oncle a invité toutes les dames et les plus jolies demoiselles de la province...

CÉLINE.

C’est là ce qui nous désole, toutes ces dames s’attendent à passer une soirée délicieuse et nous n’avons pas un seul danseur...

FÉLIX.

Pas un seul danseur !

CÉLINE.

Non sans doute... mon père avait invité les officiers du régiment de chasseurs qui est en garnison à Poitiers ; nous comptions sur eux... pas du tout, voilà un ordre du ministre qui arrive hier soir...

FÉLIX, toujours avec ironie.

C’est très mal... déplacer le régiment dans la saison des bals... comme s’il ne pouvait pas attendre le carême !

Air : De sommeiller encor, ma chère. (Fanchon la vielleuse.)

Les demoiselles et les dames
Entr’ elles viendront se prier.

CÉLINE.

Rien n’est plus triste pour des femmes
Que de danser sans cavalier.
Auprès de vous nul ne se place,
Nul ne vient remarquer vos pas ;
Je ne puis danser avec grâce
Quand on ne me regarde pas.

Encore, si nous avions eu M. Duvernis, ce jeune peintre que tu avais invité à venir passer les jours gras avec nous, et que l’on nous dit si amusant... nous nous serions résignées.

FÉLIX.

Eh bien ! est-ce qu’il ne vient pas ?

CÉLINE.

Mon Dieu, non ! il a écrit pour s’excuser... mon père est désolé, lui qui se faisait une fête de le connaître ! on aurait joué des proverbes, des charades !... mais tout nous manque à la fois... et pour le dernier jour de carnaval, nous allons passer la soirée la plus maussade...

Air de Marianne. (Dalayrac.)

Oui, pour nous le carême austère
Va commencer un jour plus tôt.

FÉLIX.

Non pas, ne pressons rien, ma chère,
Demain sera bien assez tôt.
Triste saison
De la raison,
Tâchons d’un jour
D’éloigner ton retour.
Les noirs soucis
Et les ennuis,
Éloignons-les ;
Mais les plaisirs, jamais.
Ce sera toujours mon système
En folie ainsi qu’en amours.
Je veux me dire tous les jours :
À demain le carême !

En confidence.

Rassure-toi, ma chère Céline, on dansera : je connaissais tous les contretemps dont tu me parles, et j’y avais déjà remédié... je vous prépare une surprise.

CÉLINE.

Encore quelque espièglerie... en vérité tu serais digne d’entrer dans les pages.

FÉLIX.

Ah ! je conviens que le moyen est violent... et qu’on ne s’est pas encore avisé d’inviter des danseurs... le pistolet sur la gorge...

CÉLINE.

Ah ! mon Dieu, qu’est-ce que tu as donc fait ?

FÉLIX.

Je me suis dévoué pour le salut général : l’heure du bal approchait, il nous fallait une société choisie ; ma foi, je me suis décidé à faire arrêter sur la grande route tous les voyageurs que le hasard m’adresserait, et dont la mise serait décente, parce que c’est de rigueur !...

CÉLINE.

Comment ?

FÉLIX.

Air : Dans ce castel de haut lignage.

Notre existence est, dit-on, un voyage
Ou bien souvent le pauvre pèlerin
Se voit battu par les vents et l’orage,
Mille accidents lui ferment le chemin.
Et quand enfin tant de maux qu’on redoute
À nos regards pourraient se présenter,
Peut-on se plaindre, alors que sur la route
C’est le plaisir qui vient nous arrêter ?

CÉLINE.

Tu te seras attiré quelque méchante affaire.

FÉLIX.

Du tout... j’ai joué de bonheur... la première chaise de poste que nous rencontrons conduisait deux officiers.

CÉLINE, effrayée.

Ah ! mon Dieu !

FÉLIX.

Au premier mot que je prononce, l’un des deux descend de voiture et se jette dans mes bras... c’était M. Édouard.

CÉLINE, émue.

M. Édouard...

FÉLIX.

Oui, ce jeune capitaine qui, il y a deux ans, a passé quinze jours avec nous... Tu rougis ? À la bonne heure au moins... je croyais que tu l’avais oublié !...

CÉLINE, avec embarras.

Non... non... je me souviens très bien.

FÉLIX.

Tu ne sais pas... il allait en poste à Paris, remercier le ministre, parce qu’il a un nouveau grade... parce qu’il est nommé... il t’expliquera cela lui-même ; mais quand il a su que tu n’étais pas à Paris, que mon oncle passait l’hiver dans sa terre, que nous manquions de danseurs... non-seulement il s’est offert de bonne grâce... mais il m’a même dénoncé une diligence composée de jeunes gens très aimables avec lesquels il avait dîné à la dernière auberge... et qui ne devait pas être très éloignée... L’occasion était trop belle pour la laisser échapper... nous arrêtons la diligence !...

CÉLINE.

La diligence !... Allons, décidément voilà notre pauvre route perdue de réputation...

FÉLIX.

Au contraire... çà va lui donner la vogue ! si tu avais été témoin de la joie, des transports de nos jeunes gens quand ils ont su de quoi il s’agissait.... je crois que c’était toute une école de droit qui venait de prendre ses licences... tant ils étaient gais et spirituels... Aux mots de bal, souper, ils se jettent en bas de la voiture ; le postillon, qui entend parler de vin à discrétion, se range de notre parti ; le conducteur seul, comme agent responsable, met en avant ses chefs. – Supposons, lui dit-on, que ta voiture soit brisée, tu serais bien forcé de t’arrêter. – À la bonne heure, mais comme elle est en bon état. – Qu’à cela ne tienne, pour l’acquit de ta conscience... tu n’as qu’à parler... Tu sens bien qu’il n’a pas pu tenir à cet argument-là, d’autant plus qu’Édouard, qui a l’habitude du monde, lui glissait en même temps quelques louis dans la main.

CÉLINE.

Et il vous a suivis ?...

FÉLIX.

Sans doute... il nous accorde cinq heures... le temps présumé nécessaire pour remettre une roue, ou un essieu... Vois-tu d’ici les politiques de la cour des Messageries, consultant l’horloge, les lunettes sur le nez, et s’épuisant en conjectures sur le retard de la diligence ; ils ne se douteront guère qu’elle est au bal.

CÉLINE.

Ainsi, nous avons maintenant...

FÉLIX.

Dix-sept danseurs, en me comptant.

CÉLINE.

Et où sont-ils donc ?

FÉLIX.

À leur toilette... je leur ai fait donner des chambres... tu sens bien que M. Édouard surtout veut paraître avec tous ses avantages et...

On entend un son de cor éloigné.

Ah ! mon Dieu !

Criant.

Assez... assez comme cela.

CÉLINE.

Qu’est-ce que c’est donc ?

FÉLIX.

Le signal convenu... encore un voyageur qu’on invite...

CÉLINE.

Comment ?... ça continue !

FÉLIX.

Oui... mais je vais lever la consigne.

Il va pour sortir.

CÉLINE.

Dis donc, Félix, as-tu prévenu M. Édouard que nous attendons un prétendu dans trois ou quatre jours... ce M. Coquart de Beauvoisin qui arrive de Saint-Jean-Pied-de-Port pour m’épouser...

FÉLIX.

Ah ! bien oui...

Air de la valse de Philibert marié.

J’ai bien du temps à perdre en bagatelles !...
Et mes danseurs, mon bal et mon buffet !...
De mes exploits préviens ces demoiselles,
Et qu’on soit prêt au premier coup d’archet.

CÉLINE, à part.

Comment l’instruire, et de ce mariage
Et du rival ? Oh ! l’excellent moyen !
Oui, pour danser il me priera, je gage,
Et quand on danse on s’entend toujours bien.

Ensemble.

FÉLIX.

Va proclamer ces heureuses nouvelles,
Je vais soigner mon bal et mon buffet...
De mes exploits préviens ces demoiselles
Et qu’on soit prêt au premier coup d’archet.

CÉLINE.

Je cours donner ces heureuses nouvelles,
Songe à soigner l’orchestre et le buffet,
Et pour calmer nos alarmes cruelles
Fais résonner le premier coup d’archet.

Céline sort.

 

 

Scène II

 

FÉLIX, UN VALET

 

LE VALET, accourant.

Monsieur Félix... monsieur Félix, en voilà un ! En faut-il encore ?

FÉLIX.

Eh ! non... nous n’en prendrons pas davantage, il faut même relâcher celui-là.

LE VALET.

Ah ! monsieur, si vous le voyiez... il est si drôle ! il a une peur !... Il suffirait à lui seul pour faire les frais d’un mardi gras...

FÉLIX.

Est-ce qu’il était dans une chaise de poste ?

LE VALET.

Non, monsieur, en carriole...

FÉLIX.

Diable ! en carriole, c’est différent... il faut un peu de tout ! Qu’il paraisse...

LE VALET.

Il était avec un domestique qui a l’air aussi intrépide que son patron... Pour nous amuser de leur frayeur, nous avons joué la scène avec tous les accessoires... on leur a bandé les yeux. Et... tenez, voici le maître qu’on vous amène, prenez-le pour amuser le salon ; nous gardons le valet pour divertir l’office !...

 

 

Scène III

 

FÉLIX, LE VALET, COQUART, les yeux bandes, tenant une petite valise sous le bras et conduit par plusieurs valets

 

COQUART.

Messieurs... un peu d’humanité... je suis un jeune homme de famille... d’ailleurs je n’ai rien, absolument rien... et cette valise ne contient que des vêtements à mon usage.

LE VALET.

Avancez donc.

Air : Le briquet frappe la pierre. (Les Deux Chasseurs.)

COQUART.

Je puis respirer à peine,
Je sens fléchir mes genoux.
Ou donc me conduisez-vous ?

LE VALET.

Devant notre capitaine.

COQUART.

Plus de doutes ! en ces lieux
Sont des souterrains affreux.

On lui ôte son bandeau.

Quelle caverne ! – Ah ! grands dieux !
Ce sont, à ce qu’il me semble,
Des voleurs de très bon ton :
Ils agiront sans façon,
Et pour mon argent je tremble.

FÉLIX, à part.

Aurait-il donc à côté
Vu les tables d’écarté ?

À haute voix.

Allons, monsieur, rassurez-vous.

COQUART, à part.

Si jeune, et déjà dans la carrière du crime !... Comme tout se perfectionne ! il fait ses expéditions en bas de soie et en escarpins.

FÉLIX, aux valets.

Laissez-nous... qu’on relève tous les postes et qu’on laisse circuler librement tous les voyageurs.

COQUART, de même.

Là !... il ne pouvait pas donner cet ordre-là une demi-heure plus tôt...

Les valets sortent.

 

 

Scène IV

 

FÉLIX, COQUART

 

FÉLIX, s’approchant, à part.

Ah ! la bonne figure... il se croit dans une caverne de voleurs...

Haut.

Maintenant que nous sommes seuls...

COQUART, reculant.

Il... il est inutile, monsieur... de... de parler de si près... Puis-je savoir ce qu’on exige de moi ?...

FÉLIX.

Une chose terrible...

COQUART, tremblant.

Voyez-vous !...

FÉLIX, d’un grand sérieux.

Il faut que vous passiez la nuit ici...

COQUART.

Ah ! mon Dieu !...

FÉLIX, appuyant.

Que vous dansiez... que vous vous amusiez... que vous soupiez bien... et après cela, vous serez libre de continuer votre voyage...

COQUART.

Qu’est-ce que vous dites donc ?...

FÉLIX, riant.

Ah ! ah ! ah ! comment... vous ne voyez pas que c’est une plaisanterie de carnaval !

COQUART.

Bah !

FÉLIX.

Sans doute... nous avons ici les dames les plus aimables des environs... et nous manquions de danseurs.

COQUART.

Comment ! il serait possible... vous dites des dames aimables... c’est que c’est tout à fait mon genre... moi j’adore les dames aimables... de l’amabilité et un souper soigné, il n’y a pas moyen de vivre sans cela !

FÉLIX.

Vous dansez ?...

COQUART.

Si je danse !... regardez ce coude-pied-là... ça danse tout seul... je ne dis pas dans ce moment... je n’ai là que mes jambes de voyage... mais il faut me voir en jambes de bal !... Je suis l’aérien de mon département ; la gavotte, monsieur... le fandango... avec les castagnettes... et les poses... tra, la, la, la, la, la, la... toutes les danses les plus voluptueuses... c’est mon fort.

Air du Boléro de Grenade.

Pour peu que cela vous plaise,
Je m’en vais prendre mon vol ;
J’ai la jambe à la française
Et le jarret espagnol...
Rival de Terpsichore
Je m’enlève d’un bond.
Pon-pon !

Il s’enlève et retombe sur Félix.

J’en ferais bien plus encore
Sans la crainte du plafond.

Quand j’ai dansé, je commence
À faire aux dames ma cour ;
Je suis léger dans ma danse,
Mais plus encore en amour,
Blessant quinze ou vingt belles
Par un regard fripon,
Pon-pon !
C’est Zéphyr changeant ses ailes
Pour celles de Cupidon.

FÉLIX, à part.

Ah ! c’est un vrai cadeau à faire à ces dames.

Haut.

À merveille... vous nous restez...

COQUART.

Ah ! c’est-à-dire... je vous reste... non, je ne peux pas.

FÉLIX.

Pourquoi donc ?

COQUART.

C’est que je vais me marier... ma mère m’a expédié dans sa carriole pour le château du beau-père... où je serais déjà sans doute... si mon domestique, qui conduisait, ne m’avait pas égaré dans ce chemin de traverse.

FÉLIX.

Et sans doute on vous attend ?

COQUART.

Pas avant cinq ou six jours ; mais j’étais pressé de faire connaissance...

FÉLIX.

Eh bien ! qu’importe ?... Demain il sera assez temps ; vous ne commenceriez pas aujourd’hui à faire votre cour... on ne peut pas parler sentiment un mardi-gras.

COQUART.

Oui... ça aurait l’air d’une farce de carnaval... d’autant (lue j’ai là mon compliment pour la jeune personne, et je n’ai pas encore eu le temps de l’apprendre par cœur...

FÉLIX.

Un compliment de vous...

COQUART.

Du romantique tout pur... je l’ai fait en roule... adressé à la vierge du château par l’homme de la carriole... du sombre... du vaporeux ! À quelle heure soupe-t-on ?...

FÉLIX.

À minuit... Vous avez faim peut-être ?

COQUART.

Un appétit romantique... c’est-à-dire désordonné aussi... ça me tire... mais c’est égal... je m’entretiendrai avec quelques petits gâteaux... y a-t-il des petits gâteaux ?

FÉLIX.

Sans doute... Ah çà ! je vais vous présenter à mon oncle.

COQUART.

En guêtres et sans jabot... Ah ! ça serait perfide... Et les conquêtes ? vous voulez donc que je les laisse dans le fond de ma valise... j’ai là précisément un habit... ah ! un habit... celui-là n’est pas mal, mais l’habit... c’est une couleur... au jour, voyez-vous, on dirait que c’est... du... tirant un peu sur le... et puis à h nuit, ce n’est plus ça, c’est autre chose ; si vous saviez combien je lui ai du de succès... au point qu’au dernier bal... on me l’a déchiré... un mari jaloux... Je vous demande une chambre et deux minutes.

FÉLIX, lui montrant une porte à gauche.

À merveille, suivez ce corridor... Dépêchez-vous, les contredanses vont commencer... et vous êtes obligé de danser pour deux !

COQUART.

Et de souper pour quatre ! c’est dit... un coup de peigne... un doigt de poudre et je me lance...

Il sort.

 

 

Scène V

 

FÉLIX, seul

 

Ah ! l’excellente caricature !

Appelant.

Dubois ! Labrie !... avertissez les musiciens, allumez partout.

Les volets allument les bougies du lustre et les girandoles. Félix, à lui-même.

Voilà la victime qu’il nous fallait ; celui-là nous amusera bien plus que le peintre spirituel que nous attendions... il est capable de donner tête baissée dans toutes les mystifications et... Eh ! mais, quelle idée !... un sot, on en trouve partout, et je ne leur fais pas là un grand cadeau ! si je lui donnais la place du peintre, si je le faisais passer pour un homme d’esprit... je ne suis pas fâché devoir comment il soutiendra sa réputation... et ils sont tous capables d’en être dupes...

Il appelle.

Mon oncle... Céline... mesdames... venez donc vite !

 

 

Scène VI

 

DE VERSAC, CÉLINE, FÉLIX, PLUSIEURS DAMES

 

DE VERSAC.

Qu’est-ce qu’il y a, étourdi ? encore une cargaison de danseurs !

FÉLIX.

Mieux que cela, mon cher oncle : surcroît de bonheur, de gaieté !

CÉLINE.

Comment ?...

FÉLIX.

Il est arrivé...

CÉLINE.

Qui donc ?

FÉLIX.

Ce peintre aimable...

DE VERSAC.

L’élève d’Isabey ?...

CÉLINE.

M. Duvernis ?...

FÉLIX.

Lui-même.

DE VERSAC.

Pas possible... j’ai encore là la lettre par laquelle il s’excuse de ne pouvoir venir...

FÉLIX.

Il avait bien ses raisons... lorsqu’on arrive dans une maison où l’on n’est ni connu ni attendu... c’est bien plus commode pour les mystifications...

DE VERSAC.

C’est juste, et on dit qu’il y excelle...

CÉLINE.

Alors... il ne faut pas en parler aux autres personnes... pour que nous puissions nous amuser de leur surprise...

DE VERSAC.

Et où est-il dans ce moment ?...

FÉLIX.

À s’habiller... dans la chambre verte.

CÉLINE.

Et mon petit sapajou qui est là, s’il allait l’effaroucher !

DE VERSAC.

N’aie donc pas peur...

À Félix.

Et dis-moi, qu’est-ce qu’il compte faire... par quelle charge veut-il commencer ?...

FÉLIX.

Il ne sait pas trop encore... moi j’ai bien une idée... ce serait de lui conseiller de faire l’imbécile...

DE VERSAC.

Eh bien ! mon ami, j’y pensais... il n’y a rien de plus amusant...

Air du vaudeville de La Somnambule.

J’aime les gens qui font les imbéciles,
Car ce talent me semble un don du ciel ;
J’en ai connu vraiment de fort habiles,
Dont j’enviais le naturel.
Quand j’en rencontre, aussi je les seconde ;
Je leur fournis même de bons lazzis,
Et j’en ai vu réussir dans le monde
Avec des mots qu’ils m’avaient pris.

Ainsi, c’est convenu, Félix... dis-lui de faire l’imbécile.

FÉLIX.

Oui, mon oncle...

À part.

Je ne lui dirai rien du tout...

COQUART, en dehors, criant de toutes ses forces.

Au secours... au secours !

FÉLIX.

Ah ! mon Dieu, quel est ce bruit ?...

 

 

Scène VII

 

DE VERSAC, CÉLINE, FÉLIX, COQUART, PLUSIEURS DAMES

 

TOUTES LES DAMES.

Qu’y a-t-il donc ? qu’y a-t-il donc ?

La porte à gauche s’ouvre et Coquart s’élance à moitié habillé ; il est coiffé, a son habit sur le bras, et porte, autour du cou, une serviette à barbe.

COQUART.

Au secours ! au secours, arrêtez !...

FÉLIX, bas à de Versac.

C’est lui-même.

DE VERSAC, se frottant les mains.

Voilà que ça commence.

COQUART.

Pcht ! pcht !... oh ! la... la maudite bête... le vilain animal.

Regardant autour de lui et apercevant de Versac.

Ah ! mon Dieu... monsieur... je ne vous voyais pas... non plus que ces dames...

Se dépêchant d’arracher sa serviette et de passer son habit.

Dans quel état me voilà... pour ma présentation...

À Félix.

C’est le maître de la maison, n’est-ce pas... l’habit bleu... avec des ailes de pigeon...

À de Versac.

Monsieur, certainement... je vous demande pardon... de faire ainsi ma première entrée.

DE VERSAC.

Du tout... du tout... mon cher, c’est bien plus dramatique...

COQUART.

Dramatique si vous voulez, parce que...

Se retournant et regardant autour de lui.

Ah ! mon Dieu, voilà-t-il des lumières !

DE VERSAC, bas à Félix.

Tu l’as donc prévenu ?

FÉLIX.

Oui, mon oncle... il est dans son rôle...

COQUART.

Imaginez-vous, mon cher monsieur, que j’étais dans la chambre ici près, et je venais de finir ma barbe... lorsqu’un de ces animaux folâtres et imitateurs qu’on appelle, je crois, sapajou, et qui depuis quelques instants était dans un coin de la chambre à me regarder... saute tout à coup sur mes rasoirs... et s’élance sur moi.

DE VERSAC, en riant.

Vraiment !...

COQUART.

Cela vous fait rire... c’est que cela m’a joliment fait peur... parce qu’il n’avait pas la moindre notion et qu’il s’y prenait très mal... avec cela une obstination ! il voulait absolument me raser... moi je ne voulais pas, je l’étais... de là, une lutte opiniâtre... Je le prends par le cou et veux le jeter par terre... mais il s’arrête à moitié chemin,

Mettant la main sur sa hanche.

et me mord... Ah !... c’est ce qui m’a fait crier comme vous l’avez entendu... j’ai cru qu’il avait emporté la pièce...

DE VERSAC.

L’histoire est charmante, et je vous en fais compliment.

COQUART.

Il n’y a pas de quoi, car maintenant, j’ai bien une autre peur...

FÉLIX.

Laquelle ?

COQUART.

Je crains que cela ne nuise au fini de ma danse... parce que, voyez-vous, dès que je veux faire un pas... ça me répond...

Il essaie de marcher et fait quelques contorsions.

DE VERSAC.

Air du vaudeville de L’Écu de six francs.

Ah ! la démarche est admirable !
Je vous en prie, encore un peu !

COQUART, allant à lui.

Comment ! encore ?

DE VERSAC.

Inimitable !

COQUART.

Je ne plaisante pas, morbleu ! (Bis.)
Cela me fait un mal horrible.

TOUTES LES DAMES, riant.

Bravo ! divin !... ah ! c’est au mieux !

COQUART.

C’est étonnant comme en ces lieux
Les femmes ont le cœur sensible !

DE VERSAC.

De grâce... ne dites rien... il y a là-dedans des dames qui ne vous connaissent pas... il faut recommencer pour elles...

COQUART.

Je suis bien votre serviteur.

DE VERSAC.

Allons... je vous en prie... faites-leur celle-là !

COQUART.

Comment celle-là ?

DE VERSAC.

À moins que vous n’en aimiez mieux une autre... car vous en avez peut-être pour le bal...

COQUART.

Pour le bal ?...

DE VERSAC.

Oui... vous nous avez préparé quelque chose...

COQUART.

Parbleu !... je suis toujours prêt... et vous allez en voir de belles...

Montrant Félix.

J’ai déjà prévenu monsieur, mais j’aimerais mieux avant... commencer par quelque chose de... Est-ce que vous n’avez pas ici... des petits gâteaux...

DE VERSAC.

Si vraiment... est-ce que vous voulez faire quelque chose avec des petits gâteaux ?

COQUART.

Mais sans doute.

DE VERSAC.

On va vous en donner...

Aux autres personnages.

Il va nous faire la charge des petits gâteaux...

À Coquart.

Par exemple, je ne sais pas si vous pourrez avec ceux-là... ils sont un peu gros peut-être.

COQUART.

Avec ceux-là ou avec d’autres, ça m’est égal, pour ce que j’en veux faire.

DE VERSAC.

Eh bien ! vous trouverez tout cela dans la salle à manger.

COQUART.

Je l’aime mieux... parce que c’est plus commode... je vais m’y installer.

CÉLINE.

Nous vous suivons.

COQUART.

En vérité... mademoiselle ! c’est trop d’honneur.

CÉLINE.

Non... je veux vous voir et être bien placée.

LES AUTRES DAMES.

Et moi aussi... et moi aussi.

COQUART.

Air du vaudeville de L’Avare et son Ami.

Voilà des dames fort honnêtes.
Ah ! c’est trop de bonté, vraiment.

CÉLINE.

À chaque instant, nouvelles fêtes !
Vous êtes un homme charmant.

COQUART, à part.

Ah ! mon succès est étonnant !

DE VERSAC.

C’est un charme, c’est un délire,
Dès qu’il ouvre la bouche enfin,
Cela suffit pour mettre en train.

COQUART, faisant le signe de manger.

Eh bien ! alors vous allez rire.

TOUS.

Ah ! pour le coup, nous allons rire.

COQUART, présentant la main à Céline.

Belle dame... voulez-vous permettre ?...

DE VERSAC.

Gardez-moi aussi une place.

FÉLIX, à son oncle, en sortant.

Hein ! qu’est-ce que je vous disais !

DE VERSAC.

Délicieux ! mon cher, délicieux ! tâche seulement qu’il ne se ralentisse pas... que les farces se succèdent.

FÉLIX.

Soyez tranquille... Vous en verrez bien d’autres...

 

 

Scène VIII

 

DE VERSAC, seul, appelant

 

Dubois... Dubois !...

À lui-même.

Est-on heureux d’avoir de l’esprit comme cela... c’est un talent d’imitation admirable... et il est bête jusqu’au bout des doigts...

Appelant.

Dubois !...

Un valet paraît.

Faites toujours servir les viandes froides... et dites au cuisinier d’être prêt dans une heure... Courons vite rejoindre...

 

 

Scène IX

 

DE VERSAC, ÉDOUARD

 

ÉDOUARD, le retenant.

Ah ! monsieur, de grâce, un seul mot.

DE VERSAC.

C’est vous, monsieur Édouard ; est-ce que vous ne dansez pas ?...

ÉDOUARD.

Si vraiment... Mais ce que vient de me dire madame de Solange est-il possible... vous attendez un prétendu ?

DE VERSAC.

Oui, mon ami... mais nous parlerons de cela dans un autre moment...

ÉDOUARD.

Après la parole que vous m’aviez donnée ! lorsque j’ai obtenu enfin le grade que je désirais...

Air du vaudeville de Voltaire chez Ninon.

Quand j’accours ici plein d’espoir !

DE VERSAC, embarrassé.

Mais permettez donc, mon cher hôte,
Moi je ne pouvais pas prévoir...
Aussi, morbleu ! c’est votre faute !
Vous revenez après deux ans
Encor plus fidèle et plus tendre...
Voilà, mon cher, des accidents
Auxquels on ne peut pas s’attendre.

D’ailleurs, nous verrons demain... ce n’est pas dans un bal que l’on peut traiter des affaires sérieuses... La ! entendez-vous... je suis sûr qu’ils s’amusent, et je n’y suis pas... Tenez, mon ami... vous êtes un brave garçon... que j’estime... que j’aime... qui êtes le premier en date... trouvez un moyen de me dégager avec M. Coquart de Beauvoisin, notre prétendu... et alors...

Entendant rire en dehors.

La ! vous m’aurez fait perdre celle-là... il aura encore fait des siennes.

Il sort en riant.

ÉDOUARD.

Impossible de parler raison avec de pareilles gens... je ne sais ce qu’ils ont aujourd’hui... ils ont tous perdu la tête...

 

 

Scène X

 

ÉDOUARD, DE VERSAC, rentrant avec CÉLINE

 

CÉLINE.

Ah ! mon père, vous ne savez pas... ah !

DE VERSAC.

Non... mais c’est égal, je ris de confiance... ah ! ah ! ah !

Ils rient tous les deux.

CÉLINE.

Ah ! monsieur Édouard, on vous appelle... madame de Solange vous attend pour cette contredanse.

ÉDOUARD.

Ah ! mon Dieu... c’est vrai, je l’ai invitée.

CÉLINE.

Air de la contredanse de La Leçon de danse.

C’est le signal,
Oui, la danse
Commence.

ÉDOUARD.

Quoi ! le signal !
Ô contretemps fatal !

À de Versac.

Si mon rival
Obtient la préférence,
À ce rival
Je prépare le bal.
Ne soyez pas sourd
À mon amour,
À ma prière !

DE VERSAC, impatienté.

Mais de votre amour
Nous parlerons un autre jour.

ÉDOUARD, à de Versac.

Cédez à mes vœux,
Soyez mon appui tutélaire
Ou bien à vos yeux...

Regardant la salle de bal.

Grands dieux !
Qu’entends-je ?... en avant-deux !

Il revient près de Versac.

CÉLINE.

Courez donc, monsieur...

ÉDOUARD.

J’y suis, mademoiselle...

À de Versac.

Oui, votre rigueur
Nous portera malheur.
Songez que je dois
Lui brûler la cervelle,
Et si je le vois...

Se retournant du côté du bal.

Ciel ! l’allemande à trois !

On entend appeler en dehors.

Édouard, Édouard !...

Ensemble.

DE VERSAC.

C’est le signal.
Courez donc à la danse,
C’est le signal,
Le retard est fatal.
Quoi ! dans un bal
Parle-t-on de constance,
De son rival
Et d’amour conjugal !

ÉDOUARD.

C’est le signal,
Je retourne à la danse.
C’est le signal,
Quel contretemps fatal !
Si mon rival
Obtient la préférence,
À ce rival
Je prépare le bal.

 

 

Scène XI

 

DE VERSAC, CÉLINE

 

DE VERSAC, riant toujours.

Ah ! ah ! ah !... Eh bien ! ma chère amie, tu disais donc... notre homme...

CÉLINE.

Délicieux... si vous l’aviez vu danser avec moi, l’air gauche... et à prétention... la tête dans les épaules... les bras arrondis... et des entrechats qui se terminaient toujours dans les jambes de ses voisins... il a déjà eu deux ou trois disputes avec des personnes qui n’étaient pas dans le secret...

DE VERSAC.

Vais-je me moquer d’eux !

CÉLINE.

Mais le meilleur, c’est que dans un moment où il feignait d’exécuter un entrechat couché, dans le genre aérien... il a eu l’air de se laisser tomber... il s’est retenu d’une main à un buffet... de l’autre à un vase, et tout cela a roulé sur lui en se brisant en éclats... Ah ! ah ! ah !... Par exemple, je ne sais pas comment il peut produire ces effets-là, mais on jurerait qu’il a là une bosse... ceux qui n’étaient pas prévenus avaient une frayeur... et j’ai vu le moment où, sans nos éclats de rire... ils allaient à son secours... mais nous n’avons pas pu y tenir... tout cela est d’un naturel, d’une vérité... Ah ! mon père... il n’y a pas de doutes, ce doit être le plus fort de Paris.

DE VERSAC.

Et je n’étais pas là !... Et dis-moi, sa charge des petits gâteaux ?...

CÉLINE.

Unique... une mystification délicieuse !... il entre dans la salle à manger... et, en présence de nous toutes qui étions à le regarder... il prend l’un après l’autre des gâteaux et les mange... nous attendions toujours... il se met à table... et en fait autant de presque tout le souper... et après, il se lève d’un grand sang-froid... en nous disant : Mesdames, c’est fini... Eh ! le voilà lui-même, on nous l’amène...

Ritournelle du chœur.

CHŒUR.

Air du vaudeville du Bouquet du Roi.

Ah ! c’est un homme charmant !
Dieux ! quel délire
Il inspire !
Ah ! c’est un homme charmant ;
Quel esprit vif cl piquant !

 

 

Scène XII

 

DE VERSAC, CÉLINE, FÉLIX, COQUART et LES AUTRES DAMES

 

DE VERSAC.

Eh bien !... mon cher ami, le souper était-il bon ?...

COQUART.

Mais, j’en ai pris un échantillon... qui m’a donné une excellente opinion du reste...

FÉLIX.

Ah ! vous appelez cela un échantillon...

Air du vaudeville de Vadé à la Grenouillère.

Par deux perdreaux, par un faisan,
Sa verve est à peine échauffée,
Que son appétit renaissant
Entame une dinde truffée.
Le mardi gras en ce moment
Finissait... ô douleur extrême !
Minuit sonnait, et cependant
Mangeant toujours, voilà comment
Il a commencé le carême.

COQUART.

Taisez-vous donc...

FÉLIX.

Pourquoi donc ? il vaut mieux que nous racontons vos exploits à M. de Versac.

COQUART, faisant un saut.

M. de Versac ?... qu’est-ce que vous dites ?

CÉLINE.

Eh bien ! qu’est-ce qu’il a donc...

COQUART.

M. de Versac !... Comment ! c’est ça, M. de Versac ?

CÉLINE.

Sans doute.

COQUART.

C’est ici son château ?...

DE VERSAC.

Apparemment...

COQUART.

Oh ! par exemple...

DE VERSAC, bas aux autres.

Chut... chut... encore une qu’il nous prépare, vous allez voir...

Tout le monde se rapproche.

COQUART.

Eh bien !... dites donc, vous ne vous y attendiez pas, ni moi non plus... c’est moi, Coquart de Beauvoisin, le prétendu...

TOUS.

Coquart !...

DE VERSAC, se roulant sur un fauteuil.

Ah ! ah ! ah ! Coquart mon gendre, j’en étais sûr... celui-là est du meilleur goût... enchanté, mon cher !...

COQUART.

Et moi donc... voilà cinq jours que je roule dans la patache... j’ai là dans ma valise une lettre de maman que je vais vous chercher.

DE VERSAC, riant.

C’est inutile... je vous crois sur parole !... le plus singulier, c’est que voilà l’idée que je me faisais de mon gendre... on m’avait assuré qu’il avait l’air bête...

COQUART, à part.

Eh bien ! par exemple, voilà qui est joliment malhonnête, pourquoi me dit-il donc cela ?

DE VERSAC.

C’est égal, soyez le bienvenu, mon gendre... Ah ! et ma fille que j’oubliais de vous présenter...

COQUART.

Votre fille !... Dieux... pas encore, pas encore...

Fouillant dans sa poche.

Attendez que j’y sois...

DE VERSAC.

Eh bien !... mon cher ami, qu’est-ce que vous cherchez donc ?

COQUART.

Pardi ! mon compliment... pour ma future... que j’ai composé.

DE VERSAC.

Un compliment de vous !... Voyons, voyons cela...

Bas aux autres.

Le morceau sera curieux.

COQUART.

Ah bien ! oui... mais c’est que je n’ai pas encore eu le temps de l’apprendre par cœur... et si ça vous est égal... j’aimerais mieux le lire...

DE VERSAC.

Certainement, ce sera bien plus drôle.

COQUART, déployant un papier.

« Mademoiselle... »

CÉLINE, bas et riant dans son mouchoir.

Je ne pourrai jamais garder mon sérieux...

COQUART.

« Mademoiselle... »

DE VERSAC.

Silence, mesdames !...

COQUART, lisant.

« Mademoiselle... »

S’interrompant.

Un peu de silence, mesdames... ce n’est pas tout à fait de moi, mais j’ai lu de bons auteurs...

Il lit.

« À l’aspect de la vierge du monastère... »

DE VERSAC.

Il n’y a pas ici de monastère.

COQUART.

« À l’aspect de la vierge de la vallée... »

DE VERSAC.

Il n’y a ici que des montagnes.

COQUART.

Eh bien !... « À l’aspect de la vierge du mont sauvage, » et que cela finisse !... « le commis voyageur de l’hyménée, l’homme des pataches, l’homme des cahots, l’homme de l’ornière... »

S’arrêtant.

Toujours trois, c’est de rigueur... quelquefois plus... jamais moins... « l’homme des pataches sent rafraîchir son cœur par la brise de la mélancolie, et jusqu’aux sources de l’existence, il voit rétrograder son  âme, comme l’écrevisse du désert. Son âme... »

S’arrêtant.

Un instant, mesdames, qu’est-ce que son âme ?...

Lisant.

« C’est la ravine desséchée où s’est écoulé le torrent des premiers âges, et qui, tempérée maintenant par la froide raison et les glaçons de l’hyménée, va se trouver prise indéfiniment, sauf le dégel des passions, précurseur de la débâcle. Pour copie conforme, signé : COQUART DE BEAUVOISIN. »

CÉLINE, riant.

Ah ! ah !

COQUART, surpris.

Eh bien !... elle rit, ma future... comme elle prend cela gaiement...

CÉLINE.

C’est qu’il n’y a pas moyen de faire autrement, c’est charmant.

COQUART.

N’est-ce pas ?

CÉLINE.

Ah ! c’est bête...

COQUART.

Comment ! c’est bête.

DE VERSAC.

Et d’autant mieux que j’ai déjà reçu de mon gendre une lettre qui est presque dans ce style-là.

COQUART.

Cela vous étonne...

DE VERSAC.

Du tout... parce que les Coquarts... voyez-vous, sont de très braves gens... mais n’ont jamais eu grand esprit...

COQUART, à part.

Par exemple... je ne conçois pas que le beau-père, qui a de l’usage, vienne dire en face des choses comme celles-là... c’est la seule fois...

Haut.

Il me semble cependant que j’ai fait mes preuves... et que ce compliment-là suffirait... je m’en rapporte à la société...

TOUS, l’entourant en riant.

Vous avez raison... charmant ! charmant...

COQUART, à part.

C’est unique... ils me font tous des compliments et ils ont l’air de me rire au nez...

 

 

Scène XIII

 

LES MÊMES, ÉDOUARD

 

ÉDOUARD.

Eh bien ! mesdames, on danse l’anglaise... est-ce que vous ne venez pas ?

CÉLINE.

Si, vraiment !... Monsieur Coquart de Beauvoisin... me fera-t-il l’honneur d’être mon partner ?...

COQUART.

Pas dans le moment... ma future... ma dernière contre-danse m’a un peu fatigué...

ÉDOUARD, surpris.

Comment ! il serait possible ! c’est là M. Coquart de Beauvoisin !...

COQUART.

Lui-même... monsieur.

ÉDOUARD.

Vous êtes le prétendu qu’on attend ?

COQUART.

En propre original...

ÉDOUARD.

Et vous venez pour épouser ?

COQUART, chantant.

Si vous voulez bien le permettre...

ÉDOUARD.

À merveille, monsieur ; mais puisque vous ne dansez pas, j’aurais deux mots à vous dire.

COQUART.

À moi, monsieur ?

ÉDOUARD.

À vous-même et en particulier.

DE VERSAC, à ceux qui l’entourent.

Oh ! je devine ! la scène va être délicieuse... dites donc... Édouard qui croit que c’est réellement le prétendu... il va être mystifié d’importance... ne lui dites rien et écoutons ici près... ce sera charmant...

Bas à Coquart.

À merveille... ne le ménagez pas... il est en bonnes mains...

COQUART.

Comment ! que je ne le ménage pas...

DE VERSAC.

Oui... nous allons joliment rire... allez aussi loin que vous voudrez ! avec lui, il n’y a pas de mal...

Haut.

Messieurs, nous vous laissons...

Ils font semblant de sortir par le fond et entrent dans le cabinet qui est à gauche.

 

 

Scène XIV

 

COQUART, ÉDOUARD

 

COQUART, à part.

Le diable m’emporte si je sais ce que cela veut dire !

ÉDOUARD.

Monsieur, à ce qu’il parait, est décidé à épouser...

COQUART.

Comme vous dites...

ÉDOUARD.

Je suppose alors... que monsieur a fait ses réflexions ?

COQUART.

Des réflexions...

ÉDOUARD.

Oui !

COQUART.

Mais... ça... et mon compliment, je n’ai fait que cela en route.

ÉDOUARD.

Alors, monsieur, puisque c’est votre dernier mot, voici le mien : j’aime aussi mademoiselle Céline.

COQUART.

Comment ! monsieur ?

ÉDOUARD.

Je vous prie de m’écouter : M. de Versac m’a permis d’aspirer à la main de sa fille, si je pouvais retirer de vous la parole qu’il vous a donnée. Je viens donc, amicalement et en douceur, vous prier de vouloir bien me la rendre, et de m’écrire seulement un petit mot de renonciation...

COQUART.

Eh bien ! par exemple... voilà une proposition... qu’est-ce que c’est donc que cela ? Je vous déclare, monsieur, que je refuse positivement et en douceur... non pas que je tienne à cette alliance, car je trouve que le père est un imbécile qui veut faire de l’esprit et qui ne dit que des bêtises... et la fille une mijaurée qui ne vous écoute pas ou qui vous rit au nez... et je me soucie de toute la famille autant que de cela... mais ma mère veut que j’épouse, je ne suis venu que pour cela, et je ne sortirai d’ici que marié... dans toute la force du terme.

ÉDOUARD.

En ce cas, monsieur, vous m’entendez...

Air des Visitandines.

Pour parler ici sans détour,
Il faut ou ma vie ou la vôtre.

COQUART.

Quoi ! perdre ma femme ou le jour ?
Je refuse net l’un et l’autre.
Je sais ce que l’honneur m’enjoint ;
Mais périr d’un coup héroïque,
Ou comme époux être... non point,
Je ne veux pas jusqu’à ce point
Donner dans le romantique.

ÉDOUARD.

N’importe, monsieur, sortons.

COQUART.

Je vous ferai observer que je ne peux pas, je suis en bas de soie.

ÉDOUARD.

Le costume n’y fait rien, et vous vous battrez.

COQUART.

Je ne me battrai pas... c’est connu d’ailleurs, je ne me bats jamais.

ÉDOUARD.

Par lâcheté...

COQUART.

Non, monsieur, par raison de santé... cela m’est défendu par les médecins...

 

 

Scène XV

 

COQUART, ÉDOUARD, DE VERSAC et QUELQUES DAMES, sortant du cabinet qui est à gauche

 

DE VERSAC, riant.

Ma foi... je n’y tiens plus.

COQUART.

Dieux ! le beau-père ! comment ! vous étiez là ?...

À part.

J’ai pour d’avoir lâché une phrase insidieuse.

DE VERSAC.

Oui, et j’ai tout entendu... le beau-père qui est un imbécile... et la fille une mijaurée... c’est charmant et vous venez, mon cher Édouard, de nous donner à vos dépens la scène la plus risible...

ÉDOUARD.

Comment ! monsieur... que signifie ?...

DE VERSAC, montrant Coquart.

Qu’il s’est montré à merveille et, quelque idée que nous eussions de lui... nous ne pouvions pas nous attendre à cela...

ÉDOUARD.

Eh bien ! alors, vous n’êtes pas difficile.

COQUART, à part.

C’est assez vrai... moi qui avais peur qu’il ne fût scandalisé.

ÉDOUARD.

Mais n’importe... que vous nous ayez entendus ou non... monsieur va signer la renonciation que je lui demande... ou il ne mourra que de ma main.

DE VERSAC, riant.

Encore... il va recommencer...

Bas.

Écoutez-moi, mon cher Édouard, les choses vont trop loin et il est temps de vous prévenir que l’on se moque de vous...

ÉDOUARD.

Comment ?

DE VERSAC.

Oui... ce n’est pas le prétendu ! c’est M. Duvernis, un peintre célèbre... et un fameux mystificateur dont vous avez peut-être entendu parler à Paris.

ÉDOUARD.

Il serait possible... j’ai été dupe à ce point...

DE VERSAC.

Taisez-vous, et n’en dites rien... vous ne serez pas ce soir le seul attrapé... j’ai fait réparer la brèche que monsieur avait faite au souper... et nous allons nous mettre à table... c’est là que vous en verrez bien d’autres...

COQUART, à part.

Il paraît que le beau-père lui fait entendre raison...

UN VALET, annonçant.

Ces dames sont servies...

DE VERSAC.

Allons, mesdames... passons dans la salle à manger... Vous venez, mon cher Édouard ?

ÉDOUARD.

Oui monsieur... je vous suis...

Toutes les dames vont pour sortir ; Édouard retient Coquart qui est le dernier et le ramène sur le devant du théâtre.

 

 

Scène XVI

 

ÉDOUARD, COQUART

 

ÉDOUARD.

Un mot, monsieur, s’il vous plaît...

COQUART.

Comment ! encore ?

ÉDOUARD.

Oui, monsieur.

COQUART, à part.

Ah çà ! il a toujours à me parler, est-il bavard !

ÉDOUARD.

Je sais la vérité, monsieur... je vois que tout à l’heure j’ai été votre dupe, votre plastron.

COQUART.

Je ne vois pas cela comme vous... mais enfin, si vous le voulez...

ÉDOUARD.

Oui, monsieur... il est impossible d’être mystifié d’une manière plus sanglante... d’être traité plus cruellement que je ne l’ai été par vous... et je vous crois trop galant homme pour ne pas m’en rendre raison.

COQUART, tremblant.

Certainement, monsieur, je ne demande pas mieux que de vous la rendre.

ÉDOUARD.

Encore un mot piquant.

COQUART.

Du tout, monsieur ; mais pourquoi cette dispute ?

ÉDOUARD.

Parce que vous ne cessez pas de faire de l’esprit à mes dépens.

COQUART.

Par exemple... si on peut dire... il me cherche une querelle d’Allemand.

ÉDOUARD.

Oui, monsieur, je ne vous quitterai pas que je ne sois vengé, et qu’un de nous ne soit resté sur la place.

COQUART.

Ah ! mon Dieu ! c’est fait de moi... et ils sont tous à souper... personne ne peut venir à mon secours...

Tremblant, à voix basse.

Monsieur, puisqu’il le faut absolument...

Montrant une table.

je vous prie d’attendre un instant.

ÉDOUARD.

Qu’est-ce que c’est ?

COQUART, écrivant.

Je suis à vous.

ÉDOUARD.

Finirez-vous bientôt... monsieur ?

COQUART.

Voilà, monsieur,

Lui donnant le papier.

voilà ce que vous m’avez demandé.

ÉDOUARD, lisant.

« Je renonce à la main de mademoiselle de Versac. – signé : COQUART DE BEAUVOISIN. »

Parlant.

Oser encore recommencer cette plaisanterie !

COQUART.

Oui, monsieur... je suis un Coquart.

ÉDOUARD.

Monsieur... craignez de me pousser à bout...

Il le prend à la gorge.

Morceau d’ensemble.

Air : Finissez donc, monsieur le militaire. (Félix.)

COQUART.

Finissez donc, c’est un accès de rage,

ÉDOUARD.

Allons, monsieur, un accès de courage !

 

 

Scène XVII

 

ÉDOUARD, COQUART, FÉLIX

 

FÉLIX.

Mais d’où vient donc tout ce tapage ?

ÉDOUARD.

C’est monsieur qui m’outrage.

COQUART.

J’enrage... j’enrage !
C’est plutôt moi qu’on étranglait,
J’ai pourtant fait ce qu’il voulait,

ÉDOUARD.

Vous l’entendez ; mais à présent,
Il veut faire encor le plaisant.
Monsieur pousse la raillerie
Jusqu’à me signer cet aveu.

FÉLIX.

Donnez ce papier, je vous prie.

Le regardant.

Oui, vraiment, ce n’est pas un jeu.

 

 

Scène XVIII

 

ÉDOUARD, COQUART, FÉLIX, DE VERSAC, CÉLINE, TOUT LE MONDE

 

Suite de l’air.

FÉLIX.

Venez, venez, l’excellente aventure !

CÉLINE, à son père.

Daignez m’entendre... ah ! je vous en conjure.

ÉDOUARD.

Pour moi, je jure
De venger mon injure.

COQUART.

A-t-il la tête dure !

Ensemble.

CÉLINE, FÉLIX, ÉDOUARD, à de Versac.

Vous pouvez faire des heureux.
Ah ! daignez vous rendre à nos vœux.

COQUART, à de Versac.

Sauvez-moi de ce furieux.
C’est là le plus cher de mes vœux.

DE VERSAC.

Je voudrais tous vous voir heureux,
Voilà le plus cher de mes vœux.

Mais, mes enfants, je ne puis que vous répéter ce que je vous ai dit ce matin : les choses sont toujours dans le même état, et tant que M. de Beauvoisin ne m’aura pas rendu sa parole...

COQUART.

Eh bien ! il n’y a pas besoin de tant disputer : je vous la rends... et que cela finisse...

ÉDOUARD.

Encore, monsieur...

DE VERSAC, à Coquart.

Oui, mon cher, en voilà assez...

COQUART.

Puisque je vous donne mon consentement, ou plutôt que je lui déjà donné...

DE VERSAC.

C’est bon... c’est bon ! on ne vous le demande pas.

COQUART.

C’est égal, si je veux le donner... j’en suis le maître, je le donne et j’unis ces enfants...

DE VERSAC, à part.

Ah ! mais... il n’a pas de tact, ce monsieur... que diable, les meilleures plaisanteries doivent avoir un terme...

À Coquart.

C’est très bien, mon cher... votre petite scène était fort agréable... mais nous parlons maintenant d’affaires de famille.

COQUART.

Eh bien !... et moi, de quoi est-ce donc que je parle ?

À part.

car vraiment, il est impossible d’avoir la conception plus ingrate...

FÉLIX, à de Versac.

Puisque vous ne voulez pas entendre monsieur, peut-être bien voudrez-vous le lire, et voilà un papier qui vous est adressé.

DE VERSAC.

Que vois-je ? l’écriture de Coquart... il serait possible... il donne son consentement !...

COQUART.

Faites donc l’étonné ! puisque je vous le dis.

DE VERSAC.

Et comment ce papier est-il donc arrivé ?...

COQUART.

Parbleu ! je viens de récrire à main levée... en majuscules... c’est un peu tremblé... à cause de la position où j’étais, mais c’est égal...

DE VERSAC.

Comment ! vous seriez réellement M. Coquart !

COQUART.

Oui, monsieur, et je n’ai jamais cessé de l’être... Ah çà ! qu’est-ce qu’ils ont donc avec leur air étonné ? voilà au moins trois heures que vous le savez...

DE VERSAC.

Il serait possible !... De sorte que tout ce que vous avez fait, tout ce que vous avez dit, c’était sérieusement ?

COQUART.

Oui, monsieur, je ne plaisante jamais...

DE VERSAC, lui tournant le dos, à Édouard et à Céline.

Mes enfants... je vous unis !

COQUART.

La ! il ne fait que répéter ce que j’ai dit... Ah çà ! voyons, pour qui me preniez-vous donc ?...

FÉLIX.

Pour un peintre aimable que nous attendions... un homme d’esprit...

COQUART.

Un homme d’esprit... dieux ! ont-ils été mystifiés !...

On entend crier en dehors : En route.

FÉLIX.

Il est cinq heures du matin, c’est le conducteur de la diligence ; messieurs, au carnaval prochain.

On entend des coups de fouet. Les jeunes gens tenant à la main leurs paquets qu’on vient de leur apporter.

Vaudeville.

Air : Montagne, montagne. (Amédée de Beauplan.)

DE VERSAC, FÉLIX, CÉLINE.

En route, (Bis.)
Sans doute
Ailleurs on vous attend.

En route (Bis.)
Parlez gaiement.

LES JEUNES GENS.

En route, (Bis.)
Sans doute
Ailleurs on nous attend.
En route (Bis.)
Partons gaiement.

DE VERSAC.

Disons aux sots qui nous ennuient.
Aux méchants qui nous calomnient,
Disons aux flatteurs assidus,
Aux intrigants, aux parvenus,
Et surtout aux abus :

En route, (Bis.) etc.

TOUS.

En route, (Bis.) etc.

FÉLIX.

Quoi qu’on dise de la jeunesse,
Moi je la vois prête sans cesse
À mettre le temps à profit,
Dès que le plaisir lui sourit
Ou que l’honneur lui dit :

En route, (Bis.) etc.

TOUS.

En route, (Bis.) etc.

COQUART.

Je vois, quoi qu’en dise ma mère,
Que je mourrai célibataire...
Pour épouser j’arrive exprès,
Et chacun, charmé de mes traits,
Me dit une heure après :

En route, (Bis.) etc.

TOUS.

En route, (Bis.) etc.

CÉLINE, au public.

Messieurs, sans un peu d’indulgence
Aujourd’hui notre diligence
Pourrait bien rester en chemin ;
Mais donnez-nous un coup de main
Et nous dirons soudain :

En route, (Bis.)
Ne redoutons nul accident,
En route, (Bis.)
Partons gaiement.

TOUS.

En route, (Bis.) etc.

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