Le Petit hôtel (Henri MEILHAC - Ludovic HALÉVY)

Comédie en un acte

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre-Français, le 21 février 1879.

 

Personnages

 

BOISMARTIN

LA MARSILLIÈRE

UN NOTAIRE

JOSEPH

ANTOINETTE DE CERNAY

 

À Paris, de nos jours.

 

Chez La Marsillière. Un salon Porte d’entrée au fond. Portes latérales. Fenêtre à gauche. Un bureau à droite. À gauche, guéridon et canapé près du guéridon. Tous les préparatifs d’un déménagement. Des bibelots emballés, des piles de livres sur les chaises et sur le bureau. Des tableaux par terre retournés contre le mur, etc. etc.

 

 

Scène première

 

LA MARSILLIÈRE, UN NOTAIRE

 

Le notaire assis au bureau à droite. La Marsillière se promenant en long et en large.

LE NOTAIRE.

Moi, tu sais, je suis notaire ; en ma qualité de notaire, je me crois obligé de t’adresser une question.

LA MARSILLIÈRE.

Quelle question ?

LE NOTAIRE.

Veux-tu ou ne veux-tu pas te marier ?

LA MARSILLIÈRE.

Je veux me marier...

LE NOTAIRE.

Décidément ?...

LA MARSILLIÈRE.

Décidément !...

LE NOTAIRE.

Alors il est de toute nécessité que tu connaisses ton contrat.

LA MARSILLIÈRE.

Je ne demande pas mieux.

Il va s’asseoir près du bureau.

LE NOTAIRE.

À la bonne heure.

Lisant.

« Contrat de mariage entre M. de La Marsillière et madame Piétranéra... »

LA MARSILLIÈRE.

Qu’est-ce que tu en penses, toi, de ce mariage ?

LE NOTAIRE, stupéfait.

Plaît-il ?...

LA MARSILLIÈRE.

Réponds-moi sincèrement. Qu’est-ce que tu penses de mon mariage avec madame Piétranéra ?

LE NOTAIRE.

C’est un mariage superbe.

LA MARSILLIÈRE.

Ce qui m’y a surtout fait penser, à ce mariage superbe, c’est que j’ai appris que Mautravers, mon ami Mautravers, du cercle, avait envie de l’épouser ; alors comme il y a, depuis vingt ans, une rivalité entre Mautravers et moi et que je me suis promis d’avoir le dernier...

LE NOTAIRE.

Tu t’es mis sur les rangs et madame Piétranéra a tout de suite paru t’accorder la préférence... ce dont je te félicite... madame Piétranéra est une femme charmante.

LA MARSILLIÈRE.

Un peu coquette.

LE NOTAIRE.

Excessivement coquette...

LA MARSILLIÈRE.

Tu en conviens ?...

LE NOTAIRE.

Pourquoi n’en conviendrais-je pas ?... Entourée d’hommages comme elle l’a toujours été, il n’est pas étonnant que madame...

LA MARSILLIÈRE.

Elle est encore jeune, madame Piétranéra ?...

LE NOTAIRE.

Je le crois bien, elle n’a pas trente ans.

LA MARSILLIÈRE.

Et moi, j’en ai quarante-huit.

LE NOTAIRE.

Mon ami...

LA MARSILLIÈRE.

Eh bien ?...

LE NOTAIRE.

Je croirais manquer à mon devoir si je ne t’adressais pas derechef la question que je t’ai adressée tout à l’heure : Veux-tu ou ne veux-tu pas ?...

LA MARSILLIÈRE.

Je veux.

LE NOTAIRE.

Décidément ?

LA MARSILLIÈRE.

Oui, décidément, et la preuve, c’est que j’ai mis mon hôtel en vente.

LE NOTAIRE.

Ah ! c’est fait ?

LA MARSILLIÈRE.

Oui.

LE NOTAIRE.

Ça a été dur.

LA MARSILLIÈRE.

Très dur... mais il fallait bien... il n’y aurait pas eu ici assez de place pour ma femme et pour moi...

Se levant.

Aussi tu vois, j’empaquète mes bibelots, mes livres ; je vais partir, je pars ; mais cela me crève le cœur de le quitter, ce charmant petit hôtel où pendant vingt-cinq années j’ai vécu si heureux...

LE NOTAIRE, se levant.

Vingt-cinq ans...

LA MARSILLIÈRE.

Oui, vingt-cinq ans... Et si je te racontais tout ce qui s’y est passé, dans mon petit hôtel, pendant ces vingt cinq ans... tiens, pendant les quinze premières années surtout, si je te disais combien de petits coupés se sont arrêtés là, devant la porte... Et je courais à mon rideau... c’est elle... oui, c’est bien elle !... Et quelquefois... tiens, non ce n’est pas elle, c’en est une autre...

LE NOTAIRE.

Moi, tu sais, je suis notaire... ces choses-là ne me regardent pas...

LA MARSILLIÈRE.

Elles n’en sont pas plus désagréables pour ça !

LE NOTAIRE.

Eh bien ! non, vois-tu, il n’y a pas moyen de lire un contrat de mariage...

LA MARSILLIÈRE.

Mais si, mais si...

LE NOTAIRE.

Non, je t’assure, tu ne me parais pas du tout être dans les dispositions... Le voilà, ton contrat, je te le laisse, tu vas le lire, et je reviendrai dans une heure te demander si tu as des observations à faire... Est-ce entendu ?...

LA MARSILLIÈRE.

C’est entendu, seulement...

LE NOTAIRE.

Seulement ?...

LA MARSILLIÈRE.

Je t’en prie, ne parle à personne de ce mariage...

LE NOTAIRE.

Et pourquoi ne pas en parler ? Tu n’es donc pas encore ?...

LA MARSILLIÈRE.

Si fait, si fait, je suis décidé, absolument décidé, il est bien évident que si je n’étais pas décidé, je n’aurais pas laissé aller les choses... Mais si l’on en parle, de ce mariage, je vais être en proie à tous les donneurs de conseils... au cercle, par exemple... tu sais que j’y vais tous les soirs, j’y vais pour faire mon piquet, eh bien ! j’en connais au cercle, qui ne pourraient pas s’empêcher de me dire : comment, vous vous mariez ?... Quelle drôle d’idée vous avez là !... Ça me serait désagréable...

LE NOTAIRE, en riant.

C’est bien, je n’en parlerai pas...

LA MARSILLIÈRE.

Cela vaudra mieux.

LE NOTAIRE.

Et tu vas lire...

LA MARSILLIÈRE.

Oui.

LE NOTAIRE.

À tout à l’heure, alors.

LA MARSILLIÈRE.

À tout à l’heure...

Le notaire sort.

 

 

Scène II

 

LA MARSILLIÈRE, puis JOSEPH

 

LA MARSILLIÈRE.

Voyons un peu.

Regardant autour de lui avec regret.

Ah !...

Prenant son parti. Il va s’asseoir au bureau à droite et lit.

« Il y aura communauté de biens entre les futurs époux, conformément aux dispositions du code Napoléon, sauf les modifications... »

Entre Joseph apportant une carte.

Qu’est-ce qu’il y a, Joseph ?

JOSEPH.

Monsieur, c’est un monsieur qui vient pour voir l’hôtel.

Il donne la carte.

LA MARSILLIÈRE.

Comment, pour voir...

JOSEPH.

Dame, monsieur, puisqu’il est en vente...

LA MARSILLIÈRE.

C’est vrai, au fait !... puisque mon hôtel est en vente, il est tout naturel qu’on vienne... Faites entrer ce monsieur.

Joseph sort. La Marsillière regarde la carte que l’on vient de lui donner.

De Boismartin. Tiens, tiens... Est-ce que ce serait un parent ?...

Entre Boismartin.

 

 

Scène III

 

BOISMARTIN, LA MARSILLIÈRE

 

BOISMARTIN.

Monsieur.

LA MARSILLIÈRE.

Je viens de lire votre carte, monsieur. Nous avons au cercle un M. de Boismartin avec qui, presque tous les soirs, j’ai le plaisir de faire ma partie.

BOISMARTIN.

C’est mon oncle.

LA MARSILLIÈRE.

Votre oncle ?... Est-ce que par hasard vous seriez ?...

BOISMARTIN.

Louis de Boismartin, moi...

LA MARSILLIÈRE.

Louis de Boismartin... c’est bien cela !

Boismartin vient s’asseoir sur une chaise près du bureau à droite. La Marsillière se rassied dans le fauteuil devant son bureau.

Mais alors, je vous connais beaucoup plus que je ne croyais... et beaucoup plus que vous ne croyez vous-même...

BOISMARTIN.

Comment !...

LA MARSILLIÈRE.

M. de Boismartin, votre oncle, est le plus fort joueur de piquet du cercle...

BOISMARTIN.

Ah !

LA MARSILLIÈRE.

Moi, aussi... c’est ce qui fait que nous jouons presque toujours ensemble... Or, monsieur votre oncle a cela de particulier que, lorsqu’il perd, il ne dit rien, mais que lorsqu’il gagne, il est bavard, bavard... Comme il vous adore, c’est de vous qu’il parle, et il ne s’arrête pas. – Aussi je connais votre histoire sur le bout du doigt... Il y a un an, vous êtes allé en Amérique...

BOISMARTIN.

En effet !...

LA MARSILLIÈRE.

Un grand chagrin, une grande colère après une rupture... une femme du monde que vous adoriez... vous avez découvert qu’elle vous trompait...

BOISMARTIN, surpris.

Mon oncle vous a raconté...

LA MARSILLIÈRE.

Oui,, un soir qu’il avait gagné dix-huit cents points... il ne m’a pas dit le nom, mais, à cela près, il m’a donné tous les détails, et bien souvent, ensemble, nous avons maudit la personne qui vous avait tant fait souffrir.

BOISMARTIN.

Vous l’avez maudite ?...

LA MARSILLIÈRE.

Oui... en mêlant les cartes...

BOISMARTIN, avec éclat.

Eh bien ! vous avez eu tort...

LA MARSILLIÈRE, étonné.

Monsieur...

BOISMARTIN.

Pardonnez-moi, quand je parle de cela, je ne suis pas maître...

LA MARSILLIÈRE, s’excusant.

Si j’avais su...

BOISMARTIN.

Mais ça ne fait rien, il ne me déplaît pas d’en parler...

LA MARSILLIÈRE.

Alors...

BOISMARTIN.

Vous avez eu tort, je le répète... la femme qui m’a trompé était maîtresse de ses actions après tout... et il n’y avait entre nous que ces serments qui jamais n’ont engagé personne, et que l’on échange tout uniment parce qu’il est doux de les faire et qu’il est doux de les entendre... rien ne m’attachait à elle, rien ne l’attachait à moi, aussi je ne lui en veux pas à celle-là, mais il y en a une autre...

LA MARSILLIÈRE, légèrement.

Je sais...

BOISMARTIN, stupéfait.

Ah !

LA MARSILLIÈRE.

Oui, un soir qu’il avait gagné trois mille points, votre oncle... il ne m’en a pas dit autant sur cette seconde aventure que sur la première, mais je sais cependant quelques petites choses... je sais qu’en revenant d’Amérique, vous vous êtes arrêté en Italie...

BOISMARTIN.

Et que là, n’est-ce pas, j’ai rencontré une femme ?...

LA MARSILLIÈRE.

Oui...

BOISMARTIN.

Que cette femme, j’ai été sur le point de l’épouser ?...

LA MARSILLIÈRE.

Oui. Et qu’à la suite d’une querelle survenue au dernier moment, le mariage avait été rompu...

BOISMARTIN.

Et cette querelle ! mon oncle vous l’a-t-il racontée, cette querelle ?

LA MARSILLIÈRE.

Non.

BOISMARTIN, sombre.

Moi non plus, je ne vous la raconterai pas...

LA MARSILLIÈRE.

Je respecte...

BOISMARTIN.

Ce que je tiens à vous dire cependant, c’est que si je vous la racontais, vous ne pourriez pas vous empêcher de me donner raison...

Mouvement approbateur de La Marsillière.

Après cette querelle je suis reparti, j’ai fait un voyage...

Il se lève et se met à marcher avec agitation.

LA MARSILLIÈRE.

C’est votre moyen, il paraît.

Il se lève.

BOISMARTIN.

Depuis deux jours je suis revenu à Paris, j’y suis revenu, parce que je me sentais calme... très calme, tout à fait calme.

Il continue à marcher avec agitation.

LA MARSILLIÈRE.

Ah ! vous trouvez que vous êtes calme, très calme.

BOISMARTIN, s’arrêtant brusquement.

Vous ne trouvez pas, vous...

LA MARSILLIÈRE.

Tout est relatif ; si j’étais dans l’état où vous êtes, il me semblerait, à moi, que je suis plutôt agité... mais il est possible que pour vous...

BOISMARTIN.

Je suis guéri maintenant, parfaitement guéri ; je suis décidé à vivre en garçon, en vieux garçon... inutile à tout le monde, égoïste...

LA MARSILLIÈRE.

Eh là ! monsieur...

BOISMARTIN.

Monsieur...

LA MARSILLIÈRE.

C’est que moi-même... j’ai quarante... deux ans, moi, et j’ai toujours vécu de cette façon-là...

BOISMARTIN.

Oh ! pardonnez !...

LA MARSILLIÈRE, riant.

Très volontiers.

BOISMARTIN, changeant de ton.

J’ai appris que vous vendiez votre petit hôtel, et comme, étant données mes dernières résolutions, ce petit hôtel faisait parfaitement mon affaire...

LA MARSILLIÈRE.

Vous êtes venu pour le visiter...

BOISMARTIN.

Mon Dieu, oui...

LA MARSILLIÈRE.

Vous me permettrez de vous en faire moi-même les honneurs.

BOISMARTIN.

Monsieur !...

LA MARSILLIÈRE.

Je vous en prie... le neveu de Boismartin... il est tout naturel... Commençons-nous par la droite ou par la gauche ?

BOISMARTIN.

Oh ! quant à ça !...

LA MARSILLIÈRE.

Commençons par la gauche... Je vais vous montrer un meuble du seizième siècle...

Au moment où ils se dirigent tous les deux vers la porte latérale de droite, entre Joseph.

 

 

Scène IV

 

BOISMARTIN, LA MARSILLIÈRE, JOSEPH

 

JOSEPH.

Monsieur, c’est une dame...

LA MARSILLIÈRE, léger.

Quelle dame ?...

Boismartin le regarde d’un air étonné.

Ne faites pas attention, c’est le vieil homme... non, c’est le jeune homme qui reparaît.

D’un ton posé à Joseph.

Voyons, quelle dame ?

Il prend la carte ; à part.

La comtesse de Cernay ! Ah ! mon Dieu !

À Boismartin.

Monsieur, je vous avais offert de vous accompagner, mais... je suis obligé...

BOISMARTIN.

Comment donc, monsieur... et même, si je vous dérange le moins du monde, je puis très bien revenir dans un autre moment !...

LA MARSILLIÈRE.

Pas du tout ! pas du tout ! Joseph va vous montrer l’hôtel. Vous entendez, Joseph !...

JOSEPH.

Oui, monsieur...

Il va ouvrir la porte de droite, Boismartin et Joseph sortent. Dès qu’ils sont sortis, La Marsillière va au fond au-devant d’Antoinette.

 

 

Scène V

 

LA MARSILLIÈRE, ANTOINETTE

 

LA MARSILLIÈRE.

Mais c’est vrai, ma foi, c’est bien vous !

ANTOINETTE, entrant.

Eh oui ! c’est bien moi...

LA MARSILLIÈRE.

Comme il y a longtemps qu’on ne vous avait vue !...

ANTOINETTE.

Il y a un peu plus de deux ans... j’ai quitté Paris après...

LA MARSILLIÈRE.

Après ?...

ANTOINETTE, très grave.

Après mes malheurs...

La Marsillière fait asseoir Antoinette sur le canapé à gauche et s’assied, lui, sur une chaise près du canapé.

LA MARSILLIÈRE.

Vous n’y avez pas remis les pieds, à Paris, depuis deux ans ?

ANTOINETTE.

Si fait ! il y a trois mois... j’y ai passé quinze jours... mais pendant ces quinze jours-là, je n’ai vu personne... j’y reviens aujourd’hui pour m’y fixer...

LA MARSILLIÈRE.

Et votre première idée a été de rendre visite à un de vos plus vieux amis... à un homme qui vous a fait sauter sur ses genoux... car, enfin, je vous ai fait sauter... on vous appelait Ninette, alors... C’est très bien à vous, Ninette, d’avoir pensé...

ANTOINETTE.

Certainement, j’ai beaucoup de plaisir... mais ma visite a un but...

LA MARSILLIÈRE.

Lequel ?...

ANTOINETTE.

J’ai entendu dire que vous vendiez votre hôtel, et je venais...

LA MARSILLIÈRE.

Pour le visiter ?...

ANTOINETTE.

Si vous le voulez bien.

LA MARSILLIÈRE, riant.

Mon hôtel est beaucoup trop petit pour vous, beaucoup trop petit, c’est un hôtel de garçon !...

ANTOINETTE, très sérieuse.

C’est ce qu’il me faut !

LA MARSILLIÈRE.

Ah !

ANTOINETTE.

Mon intention étant tout justement de vivre...

LA MARSILLIÈRE.

En garçon ?...

ANTOINETTE.

De vivre seule, si vous aimez mieux !

LA MARSILLIÈRE.

Toute seule ?...

ANTOINETTE.

Toute seule, toute seule !... Ces deux dernières années, je les ai passées avec ma mère, mais je ne sais comment vous dire, ma mère...

LA MARSILLIÈRE.

Elle est insupportable...

ANTOINETTE.

Oh !

LA MARSILLIÈRE.

Vous ne savez comment le dire, alors moi... je ne le dirais pas, bien entendu, si je n’avais à ajouter qu’il n’y a pas de femme meilleure que madame votre mère, mais enfin, elle est...

ANTOINETTE.

Nous avons toutes les deux le même caractère... absolument. Dans de pareilles conditions, la vie commune, vous comprenez...

LA MARSILLIÈRE.

Je comprends, mais ce n’est pas du tout à madame votre mère que je pensais, et quand je vous avertissais que mon hôtel était trop petit, je voulais dire qu’il me paraissait impossible qu’un jour ou l’autre, un mariage...

ANTOINETTE, éclatant.

Un mariage !...

LA MARSILLIÈRE.

Oui.

ANTOINETTE.

Moi, un mariage !!!

LA MARSILLIÈRE.

Sans doute.

ANTOINETTE.

Mais vous oubliez donc que je l’ai été, mariée ?...

LA MARSILLIÈRE.

Non, je ne l’oublie pas, bien qu’en vous voyant, il me fût parfaitement permis...

ANTOINETTE.

Ah ! c’est joli cela, c’est très joli...

LA MARSILLIÈRE.

Je ne dis pas qu’en s’appliquant on ne pourrait pas trouver mieux, mais enfin, pour la conversation courante... il me semble...

ANTOINETTE.

J’en ai goûté du mariage... pendant huit jours, et vous la savez, l’histoire de mes huit jours de mariage ?...

LA MARSILLIÈRE.

J’en ai entendu parler comme tout Paris, vaguement...

ANTOINETTE.

Cela ne suffit pas, et l’histoire de l’agent de change, la connaissez-vous, l’histoire de l’agent de change de mon mari ?

LA MARSILLIÈRE.

Je l’ai entendu raconter de vingt manières différentes...

ANTOINETTE.

Je vais vous dire la vraie. Nous étions mariés depuis trois jours... mon mari était sorti... pour aller chez son agent de change... il avait pris le coupé et, moi, j’étais sortie à pied toute seule... ça m’amusait, vous comprenez... Je remontais le boulevard Haussmann... Tout à coup, sur ce boulevard même, au coin, tout près de l’église Saint-Augustin, j’aperçois le coupé de mon mari... j’avais beau être mariée... j’étais restée enfant, un peu gamine...

LA MARSILLIÈRE.

Ninette...

ANTOINETTE.

Oui, Ninette... Je me dis : tiens je vais lui faire une bonne plaisanterie à mon mari... Va-t-il être surpris quand il redescendra de chez son agent de change. Et me voilà dans la voiture ; le domestique et le cocher avaient bien l’air un peu embarrassé, mais ils n’osent rien me dire ; un quart d’heure se passe ; au bout de ce quart d’heure, comme je commençais à m’ennuyer, je m’avisai, pour me distraire, de regarder les gens qui allaient et venaient... Il y avait justement à Saint Augustin, un mariage, un grand mariage, et beaucoup de personnes, attendant la fin de la messe, se promenaient devant l’église... un de ces promeneurs vient tourner autour de ma voiture, je le reconnais et lui aussi me reconnaît. – C’était le petit Lafresnaye, vous savez...

LA MARSILLIÈRE.

Le petit Lafresnaye, celui de madame de ?...

ANTOINETTE.

Non, l’autre. Il vient à moi. – Comment c’est vous, qu’est-ce que vous faites là ? – J’attends mon mari qui est allé donner un ordre à son agent de change...  – Son agent de change, s’écrie le petit Lafresnaye, et il me regarde d’un air effaré... – Mais oui, son agent de change !... Là dessus, le petit Lafresnaye me salue, me quitte en courant, et je le vois qui s’en va, de groupe en groupe, racontant à tout le monde une histoire qu’il a l’air de trouver excessivement drôle... Alors, parmi les personnes qui se promenaient devant l’église, il se produit un mouvement... on regarde ma voiture, on regarde cette maison devant laquelle ma voiture est arrêtée... Le petit Lafresnaye montre du doigt les fenêtres du premier étage, des fenêtres avec des rideaux bleus et roses... et des clignements d’yeux, des sourires et des exclamations que je n’entends pas, mais que je devine. Cependant la place se vide peu à peu... On entre dans l’église pour aller féliciter les mariés... Moi aussi l’on m’a félicitée, je me le rappelle !... Et j’attends toujours mon mari, moi, et mon mari ne redescend pas... Les larmes me viennent aux yeux, et, sans que je sache pourquoi, je me sens rougir de honte... À l’église, il paraît que tout est fini... L’on sort, l’on s’en va. Tout à coup, je m’entends appeler... c’était madame de Senermont, une amie de ma mère... Elle était allée à ce mariage, et elle s’en retournait : Qu’est-ce que vous faites là ? me dit-elle... – Moi, madame, j’attends mon mari qui est allé... Les larmes éclatent et m’empêchent de finir. – Pauvre enfant, dit madame de Senermont, rentrez chez vous, croyez-moi, rentrez chez vous tout de suite... Et elle même donne l’ordre au cocher... je rentre... je raconte à ma mère ce qui vient de se passer. – Boulevard Haussmann. – Oui, maman. – Au coin, près de Saint-Augustin ? – Oui, maman. – Oh ! l’infâme, à la porte de sa maîtresse !... Et c’était vrai, monsieur, c’était vrai !... Trois jours après mon mariage, mon mari... Il reparut un peu avant l’heure du dîner... je ne le vis pas, ma mère lui parla ; à la suite de cette conversation, il partit... Je pensais qu’il reviendrait le soir... Il ne revint pas, ce soir-là ni jamais... Cinq jours plus tard, j’appris qu’il s’était battu en Belgique, et qu’il avait été tué par un étranger qui était jaloux de la dame...

LA MARSILLIÈRE.

Oui, je me rappelle le tapage...

ANTOINETTE.

Et je restai là, moi... veuve en face de ma corbeille de mariée, de ma corbeille à peine défaite, et n’ayant d’autre consolation que d’être, à dix-sept ans, l’héroïne d’un des scandales les plus retentissants de Paris... La voilà l’histoire de mon premier mariage... Et après cela, vous venez, vous, vous venez me parler...

LA MARSILLIÈRE, hésitant.

Mon Dieu...

ANTOINETTE.

Mon Dieu quoi, voyons, mon Dieu quoi ?...

LA MARSILLIÈRE.

Je conviens que cette première épreuve... mais enfin... en prenant un second mari vous seriez au moins sûre d’une chose...

ANTOINETTE.

C’est que le second mari, n’est-ce pas, ne pourrait pas être plus mauvais que le premier ?...

LA MARSILLIÈRE.

Dame...

ANTOINETTE.

Vous croyez cela, vous ?...

LA MARSILLIÈRE.

J’oserais même affirmer...

ANTOINETTE.

Eh bien ! vous vous trompez.

LA MARSILLIÈRE.

Oh !...

ANTOINETTE.

Je vous ai dit qu’il y a trois mois, j’étais venue à Paris et que j’y avais passé quinze jours... Pendant ces quinze jours, il a été question pour moi d’un nouveau mariage...

LA MARSILLIÈRE.

Eh bien ?...

ANTOINETTE.

Eh bien ! à côté de cet homme que j’ai failli épouser il y a trois mois, mon premier mari était un ange...

Elle se lève et descend vers la gauche.

LA MARSILLIÈRE, se levant.

Vous devez exagérer...

ANTOINETTE.

Non, je n’exagère pas...

LA MARSILLIÈRE.

S’il en est ainsi, je n’ai plus rien à répondre ; je comprends cette résolution que vous avez prise de vivre seule, toute seule...

ANTOINETTE.

Alors vous voulez bien permettre que je visite votre hôtel...

LA MARSILLIÈRE.

Je vous conduirai moi-même...

Montrant la gauche.

Si vous le voulez bien, nous allons commencer par ce côté-ci...

Au moment où ils remontent vers la porte latérale de gauche, reparaissent  à droite Boismartin et Joseph.

 

 

Scène VI

 

LA MARSILLIÈRE, ANTOINETTE, BOISMARTIN, JOSEPH

 

LA MARSILLIÈRE.

Ah ! bien non, alors, puisque l’on a fini de visiter ce côté-là, nous allons, nous...

BOISMARTIN, reconnaissant Antoinette.

Oh !

ANTOINETTE, reconnaissant Boismartin.

Oh ! Et tous deux restent immobiles, atterrés, face à face, Boismartin s’appuyant de la main droite sur le bureau et Antoinette s’appuyant de la main gauche sur le guéridon.

LA MARSILLIÈRE, allant à Boismartin.

Monsieur ?...

BOISMARTIN, bouleversé.

Qu’est-ce que vous dites, monsieur ?...

LA MARSILLIÈRE.

Je dis que puisque vous avez fini de visiter ce côté-là...

BOISMARTIN, ne sachant ce qu’il dit, sans bouger.

Ce côté-là...

LA MARSILLIÈRE.

Eh bien, oui... ce côté-là... puisque vous avez fini de le visiter, nous allons, madame et moi...

Il traverse le salon et va à Antoinette.

Madame...

ANTOINETTE, éperdue, anéantie.

C’est à moi que vous parlez ?...

LA MARSILLIÈRE.

Sans doute...

À part.

Ah çà ! qu’est-ce qu’ils ont ?...

Haut.

Puisque monsieur a fini... Monsieur vient aussi pour voir l’hôtel...

ANTOINETTE, sans bouger.

Ah ! monsieur vient...

LA MARSILLIÈRE.

Oui. – Nous allons faire un chassé-croisé, pendant que monsieur ira par ici, nous irons par là, nous...

ANTOINETTE, prenant le bras de La Marsillière et s’appuyant comme une femme qui va se trouver mal.

Oui, oui... Vous avez raison... Allons par là, monsieur, allons...

Elle entraine La Marsillière, et sort rapidement avec lui par la porte latérale de droite.

 

 

Scène VII

 

BOISMARTIN, JOSEPH, puis LA MARSILLIÈRE

 

JOSEPH, qui pendant ce temps est resté au fond et a ouvert la porte latérale de gauche.

Par ici, monsieur, il y a la salle à manger. – Si monsieur veut se donner la peine d’examiner les panneaux.

BOISMARTIN.

Les panneaux...

JOSEPH.

Oui, monsieur...

BOISMARTIN.

Quels panneaux ?...

JOSEPH.

Les panneaux de la salle à manger... J’ai l’honneur de dire à monsieur, que par ici...

BOISMARTIN.

Mon ami, vous pouvez me rendre un grand service... Cette dame qui était là, il faudrait...

JOSEPH.

Il faudrait ?...

BOISMARTIN.

Il faudrait... il me semble que les murs tournent au tour de moi, je vais tomber...

Il tombe sur la chaise près du bureau à droite.

JOSEPH.

C’est un étourdissement, monsieur. – Je vais aller chercher de l’eau de mélisse et un morceau de sucre...

BOISMARTIN.

Oui, je veux bien, allez chercher.

Joseph sort par la gauche.

C’est la surprise, la colère. Elle est là ?... Qu’est-ce qu’elle fait ? – Qu’est-ce qu’elle dit ?... Elle parle de moi sans doute... elle raconte... Et je ne puis pas la voir, je ne puis pas l’entendre... Elle est là, il suffirait d’ouvrir cette porte...

En ce moment revient par la gauche Joseph rapportant un verre d’eau sucrée avec de l’eau de mélisse. Il s’approche de Boismartin toujours assis.

LA MARSILLIÈRE, rentrant vivement par la droite.

Joseph ! où est Joseph ?...

Il voit Joseph qui présente le verre à Boismartin.

Qu’est-ce que vous apportez là ?

JOSEPH.

Du sucre, monsieur, du sucre et de l’eau de mélisse.

LA MARSILLIÈRE.

C’est justement ce qu’il faut. Donnez-moi.

JOSEPH.

Mais, monsieur...

LA MARSILLIÈRE.

Donnez donc vite...

Il s’empare du verre d’eau sucrée et sort rapidement.

JOSEPH.

Ce n’est pas ma faute, monsieur...

BOISMARTIN, se levant.

Ça ne fait rien, je vais mieux.

Donnant de l’argent à Joseph.

Tenez, mon ami, tenez... Tant que cette dame sera ici, je tiens à y rester, moi aussi... et je compte sur vous... Tenez encore, tenez... Ma foi, je n’en ai plus...

JOSEPH.

Je regrette, monsieur !...

Entre La Marsillière.

LA MARSILLIÈRE, faisant signe à Joseph de sortir.

Joseph...

Joseph sort.

 

 

Scène VIII

 

LA MARSILLIÈRE, BOISMARTIN

 

LA MARSILLIÈRE.

Mon Dieu, monsieur, je suis vraiment désolé... Cette dame... le hasard fait que je la connais beau coup.

BOISMARTIN.

Vous connaissez madame de Cernay ?

LA MARSILLIÈRE.

Oui, monsieur.

BOISMARTIN.

Elle vous a parlé, qu’est-ce qu’elle vous a dit ?

LA MARSILLIÈRE.

Que votre présence lui était pénible.

BOISMARTIN.

En vérité...

LA MARSILLIÈRE.

Excessivement pénible.

Saluant à moitié.

Je suis donc, à mon grand regret, obligé de...

BOISMARTIN.

Monsieur, il y a un instant, j’ai refusé de vous raconter cette querelle... cette querelle qui a eu lieu entre madame de Cernay et moi...

LA MARSILLIÈRE.

Vous me rendrez cette justice que je n’ai pas insisté...

BOISMARTIN.

Les circonstances ne sont plus les mêmes. Tout à l’heure je devais me taire, maintenant je dois parler.

LA MARSILLIÈRE.

Non, non... vous ne devez pas...

BOISMARTIN.

Si fait, monsieur.

LA MARSILLIÈRE.

Pas maintenant, du moins...

BOISMARTIN.

Vous êtes l’ami de mon oncle... Vous ne pouvez pas refuser de m’entendre...

LA MARSILLIÈRE.

Eh bien !... Oui, là... je veux bien... mais plus tard.

BOISMARTIN.

Non pas, monsieur. C’est maintenant, c’est tout de suite...

LA MARSILLIÈRE.

Je vous en prie...

BOISMARTIN.

C’est moi, monsieur, qui vous en prie... N’ayez pas peur, il ne me faudra que peu de mots pour vous prou ver que c’est elle qui a tous les torts... C’était il y a trois mois... le mariage était convenu, il ne restait plus qu’à envoyer les lettres de faire part. Nous étions tous les trois, elle, sa mère et moi, assis autour d’une table, et nous écrivions les adresses, tout à coup...

Entre Antoinette brusquement par la droite.

 

 

Scène IX

 

LA MARSILLIÈRE, BOISMARTIN, ANTOINETTE

 

ANTOINETTE.

Ce n’est pas vrai...

LA MARSILLIÈRE.

Madame...

ANTOINETTE.

Il n’y a pas un mot de vrai dans ce que vient de dire monsieur...

LA MARSILLIÈRE.

Madame, je vous en conjure...

ANTOINETTE.

Pas un mot de vrai... pas un mot...

LA MARSILLIÈRE.

Madame.

ANTOINETTE.

N’ayez pas peur, je m’en tiendrai là. Je vous avais prié de prier monsieur... mais puisque vous n’avez pas jugé à propos... puisque monsieur est encore là, c’est moi qui...

Elle fait un mouvement pour sortir.

LA MARSILLIÈRE, l’arrêtant.

Par exemple... vous voyez, monsieur...

BOISMARTIN.

Je m’en vais... je m’en vais...

Il salue et sort.

ANTOINETTE, passant à gauche.

À la bonne heure.

LA MARSILLIÈRE.

Vous voyez, il est parti.

BOISMARTIN, passant sa tête par la porte du fond.

Mais je reviendrai...

ANTOINETTE.

Ah !

BOISMARTIN, à La Marsillière, parlant de la porte du fond.

Il faut que nous ayons tous les deux une conversation...

LA MARSILLIÈRE.

C’est entendu.

BOISMARTIN, rentrant.

Bientôt, n’est-ce pas ?

LA MARSILLIÈRE.

Oui, oui, bientôt...

BOISMARTIN, voulant emmener La Marsillière.

Tout de suite vaudrait mieux, et si vous pouviez venir...

LA MARSILLIÈRE.

Mais non, monsieur, je ne peux pas.

ANTOINETTE.

Il ne s’en va pas... Vous voyez qu’il ne s’en va pas... alors c’est moi qui...

Elle veut sortir.

LA MARSILLIÈRE, l’arrêtant.

Mais non... mais non...

À Boismartin.

Monsieur.

BOISMARTIN, redescendant en scène.

Oui... je m’en vais, mais...

ANTOINETTE, défaillante.

Il veut que je meure, décidément, il veut que je meure...

Elle tombe évanouie dans les bras de La Marsillière.

LA MARSILLIÈRE.

Allez-vous en, monsieur.

BOISMARTIN.

Oui, je m’en vais, mais cet évanouissement...

LA MARSILLIÈRE, furieux.

Allez-vous en !... Je n’ai pas autre chose à vous dire... Allez-vous en !...

BOISMARTIN, ému et montrant Antoinette évanouie.

Cependant...

LA MARSILLIÈRE, exaspéré.

Oh !

BOISMARTIN.

Je m’en vais, je m’en vais...

Il sort.

 

 

Scène X

 

ANTOINETTE, LA MARSILLIÈRE

 

LA MARSILLIÈRE, tenant toujours Antoinette et ne pouvant guère remuer.

L’eau de mélisse... elle est par là...

Il fait toujours, sans quitter Antoinette, quelques pas vers la porte de droite.

ANTOINETTE, revenant à elle.

Il est parti ?...

LA MARSILLIÈRE.

Oui, madame, oui...

ANTOINETTE.

Oh ! monsieur.

S’apercevant qu’elle est dans les bras de La Marsillière et se dégageant.

Je vous demande pardon, monsieur, je vous demande mille pardons...

LA MARSILLIÈRE, faisant un pas vers la porte.

Si vous voulez de l’eau de mélisse...

ANTOINETTE.

Non, je vous remercie... dans un instant il n’y paraîtra plus...

Elle s’assied sur le canapé à gauche.

LA MARSILLIÈRE.

Oui... c’est cela, asseyez-vous... ne parlez pas... Ne parlez pas.

ANTOINETTE.

Si fait... je veux parler, je tiens à parler...

LA MARSILLIÈRE.

Ah !

ANTOINETTE.

Cet homme... que j’ai dû épouser, il y a trois mois...

LA MARSILLIÈRE.

C’était ?...

ANTOINETTE.

Oui... Je vous ai dit tout à l’heure, qu’à côté de lui mon premier mari avait été un ange... Vous m’avez ré pondu que je devais exagérer.

LA MARSILLIÈRE.

En effet.

ANTOINETTE.

Je tiens à vous prouver que je n’exagérais pas... Je tiens à vous dire ce qui s’est passé entre cet homme et moi... Vous êtes l’ami de ma mère, vous êtes mon ami, vous ne pouvez pas refuser de m’entendre...

LA MARSILLIÈRE, venant s’asseoir sur une chaise, près du canapé.

Mais je ne refuse pas du tout... au contraire... je vous avouerai même que ma curiosité...

ANTOINETTE.

Elle est bien naturelle. C’était il y a trois mois... le mariage était convenu, il ne restait plus qu’à envoyer les lettres de faire part. Nous étions tous les trois, lui, ma mère et moi, assis autour d’une table, et nous écrivions les adresses. Tout à coup...

Entre Boismartin par la gauche. Répétition exacte de la rentrée d’Antoinette à la fin de la scène VIII.

 

 

Scène XI

 

ANTOINETTE, LA MARSILLIÈRE, BOISMARTIN

 

BOISMARTIN.

Ce n’est pas... ce n’est pas exact...

ANTOINETTE, se levant.

Ah !

BOISMARTIN.

Je suis vraiment désolé de vous interrompre, madame... Mais je le répète, ce que vous dites n’est pas...

ANTOINETTE.

Lui !... encore lui !...

LA MARSILLIÈRE, ouvrant les bras pour la recevoir.

Madame...

ANTOINETTE, faisant signe que cette fois elle ne va pas s’évanouir.

Non...

LA MARSILLIÈRE.

Comment se fait-il, monsieur ?...

BOISMARTIN.

C’est votre domestique... il a consenti à me cacher dans cette chambre...

LA MARSILLIÈRE, furieux.

Joseph !...

BOISMARTIN.

Je lui ai promis que vous lui pardonneriez... J’ai ajouté que, dans le cas où vous ne lui pardonneriez pas, je le prendrais à mon service...

LA MARSILLIÈRE.

S’il en est ainsi, monsieur... je n’ai qu’à vous prier de l’emmener tout de suite, tout de suite, vous entendez...

BOISMARTIN.

Monsieur, je vous en prie... je vous assure, monsieur, qu’il n’est pas besoin de vous mettre en colère... Il est bien évident que si vous voulez que je sorte, je sortirai... Mais, là, voyons, est-ce qu’il ne serait pas plus simple... puisque madame et moi nous nous sommes, par hasard, rencontrés chez vous, chez vous, qui nous connaissez tous les deux, ne serait-il pas plus simple de vous faire, vous-même, juge de cette querelle ?...

LA MARSILLIÈRE.

Mon Dieu, moi, je ne demanderais pas mieux.

ANTOINETTE.

Mais moi, je ne veux pas...

LA MARSILLIÈRE.

Ah !

BOISMARTIN.

Madame vous a parlé de moi, n’est-ce pas ?

LA MARSILLIÈRE.

Oui...

BOISMARTIN.

Et vous en a dit du mal, beaucoup de mal ?

LA MARSILLIÈRE.

Oh ! oui, quant à ça...

BOISMARTIN.

N’est-il pas juste alors, quand je demande à me défendre...

LA MARSILLIÈRE.

Je vous répète que, moi, je le veux bien...

ANTOINETTE.

Et je vous répète que, moi, je m’oppose absolument... Vous ne prétendez pas je suppose, me forcer à écouter...

BOISMARTIN.

Je ne dirai rien, madame parlera d’abord et je ne répondrai que lorsque madame aura fini de parler. Tant que madame parlera, je ne dirai rien, je ne ferai pas un geste...

LA MARSILLIÈRE, à Antoinette.

Vous entendez ?

ANTOINETTE.

Vous en mourez d’envie, que je consente à parler, vous en mourez d’envie, je sais bien pourquoi...

LA MARSILLIÈRE.

Mon Dieu, c’est parce que...

ANTOINETTE.

C’est parce que vous êtes curieux comme une vieille pie... C’est maman qui dit ça, et elle a bien raison, maman...

LA MARSILLIÈRE.

Oh !...

Sur ce mot de vieille pie, Boismartin regarde La Marsillière, « Vous voyez » a-t-il l’air de lui dire en lui montrant Antoinette.

Je ne dirai pas qu’il n’y a pas un peu de curiosité... mais je pourrais, ce me semble, ajouter qu’un motif plus noble, le désir de voir deux personnes...

ANTOINETTE.

Enfin, je consens... mais il est bien convenu que monsieur ne dira pas un mot, ne fera pas un geste...

LA MARSILLIÈRE.

Il l’a promis.

BOISMARTIN.

Et je le promets encore...

ANTOINETTE.

Nous verrons bien...

Antoinette va s’asseoir à gauche, de profil, près du petit guéridon, La Marsillière s’assied sur le canapé, et Boismartin sur une chaise au milieu du théâtre.

Nous étions donc, monsieur, ma mère et moi, assis autour d’une table, et nous étions en train...

Mouvement de Boismartin.

Vous dites, monsieur ?...

BOISMARTIN.

Moi, rien...

ANTOINETTE.

Pardon, il me semblait...

BOISMARTIN.

J’aurais bien quelque chose à dire... oh ! oui ! j’aurais bien... mais j’ai promis de me taire, je me tais.

ANTOINETTE.

Nous étions en train de préparer les lettres de faire part !... Monsieur écrivait les adresses, je mettais, moi, les lettres dans les enveloppes, et maman...

S’interrompant.

Vous avez fait un geste, monsieur...

BOISMARTIN.

Oui, madame. Est-ce que je n’ai pas le droit ?...

LA MARSILLIÈRE.

Non, vous n’avez pas le droit, vous avez promis tout à l’heure de ne pas...

BOISMARTIN.

C’est vrai... j’ai promis... je n’aurais pas dû... Je vous demande pardon...

ANTOINETTE.

Je mettais, moi les lettres dans les enveloppes et maman les rangeait sur la table, de façon à faire des paquets de vingt-cinq. Quand il y en avait vingt-cinq, ça faisait un paquet et alors...

S’interrompant.

Mais ce n’était vraiment pas la peine de renoncer aux gestes, si vous les remplacez par des jeux de physionomie...

BOISMARTIN.

Immobile alors, absolument immobile ?... C’est très bien !...

ANTOINETTE, à La Marsillière.

Vous m’avouerez qu’il est vraiment difficile, sans de pareilles conditions...

LA MARSILLIÈRE.

Mais non, madame, mais non... Je saisis parfaitement... Vous êtes autour de la table... vous mettez les lettres en paquet, quand il y en a vingt-cinq, cela fait un paquet...

ANTOINETTE.

On venait justement d’en terminer un, le premier, quand on annonça une visite...

Regardant Boismartin qui est là sur sa chaise, immobile, impassible, et s’interrompant.

Je comprends tout ce qu’il y a d’ironique dans cette immobilité apparente, monsieur, mais cela ne m’empêchera pas de continuer... Où en étais-je ?

LA MARSILLIÈRE.

On annonça une visite...

ANTOINETTE.

Oui, et madame de Noriolis entra. Elle regarda le paquet terminé et, tout naturellement, elle vit le nom qui était écrit sur la lettre du haut... Ah ! ah ! dit-elle, vous envoyez une invitation à madame...

BOISMARTIN, se levant.

Il me paraît inutile...

ANTOINETTE, se levant.

Il parle à présent, il parle complètement.

BOISMARTIN.

Eh bien ! oui, je parle et je dis...

LA MARSILLIÈRE, se levant.

Vous aviez promis de ne rien dire...

Courant après Antoinette qui s’est levée et qui s’en va.

Eh bien, madame, eh bien, où allez-vous ?

ANTOINETTE.

Je m’en vais... Monsieur a manqué de la façon la plus complète aux conditions qu’il avait fixées lui-même, je me lève et je m’en vais...

LA MARSILLIÈRE, faisant redescendre Antoinette en scène.

Je vous en prie, madame... Tenez, il y a un moyen de tout arranger...

À Boismartin.

Voici du papier, un crayon... si vous avez quelque chose à dire, au lieu de parler, vous écrirez... et c’est moi qui lirai, je lirai tout haut... cela vous va, n’est-ce pas ?

BOISMARTIN.

Soit.

Il s’assied au bureau à droite et se met à écrire.

LA MARSILLIÈRE, pendant que Boismartin écrit.

Je vous en prie, madame... nous avons de la peine, mais nous finirons par arriver...

Il fait asseoir Antoinette sur le canapé. Boismartin donne à La Marsillière le papier sur lequel il vient d’écrire.

Je vais lire, vous écoutez ?

ANTOINETTE.

J’écoute !

LA MARSILLIÈRE.

« La personne dont le nom était sur la première enveloppe, devant être l’objet d’accusations assez graves, il est, ce me... »

À Boismartin qui veut parler.

Non, non, ne parlez pas !

Lisant.

« Il est, ce me semble... »

À Boismartin.

C’est bien cela, n’est-ce pas ?...

Lisant.

« Il est, ce me semble, préférable que ce nom ne soit pas prononcé... »

ANTOINETTE, se levant.

Ah ! ah !

LA MARSILLIÈRE.

Eh bien ?

ANTOINETTE, prenant le milieu.

Je consens à ne pas nommer cette personne.

LA MARSILLIÈRE.

Je le regrette...

Se reprenant.

Non, je ne le regrette pas...

À Antoinette.

Vous, madame, ayez la bonté de continuer...

Antoinette s’assied sur une chaise au milieu du théâtre. La Marsillière sur le canapé et Boismartin à droite dans le fauteuil près de bureau.

ANTOINETTE, reprenant absolument l’intonation qu’elle avait au moment où elle a été interrompue par Boismartin.

Ah ! ah ! dit madame de Noriolis, vous envoyez une lettre de faire part à madame... N’ayez pas peur... j’ai dit que je ne la nommerais pas... – Mais oui, répond ma man, est-ce qu’il ne faut pas ?... – Oh ! mon Dieu si, dit madame de Noriolis, on peut bien lui envoyer une lettre de faire part puisqu’on la reçoit partout, bien que sa liaison avec M. de Méré soit connue de tout Paris...

Boismartin saisit une plume et se met à écrire.

Là-dessus, deux autres visites... madame de Croisilles et madame de Précy-Bussac ; elles aussi regardent les lettres et lisent le nom... le fameux nom... – Tiens, dit madame de Croisilles, vous envoyez une lettre de faire part à madame... Vous avez raison après tout, on la voit, bien que tout le monde connaisse sa liaison avec M. de Ginesty. – Vous voulez dire avec M. Palmer, reprend madame de Précy-Bussac.

Boismartin écrit très rapidement avec agitation.

– Mais non, avec M. de Ginesty, j’ai des preuves. – Moi aussi j’ai des preuves. – Tous les deux alors ! – Mettons tous les trois, dit maman, car voilà madame de Noriolis qui prétend que M. de Méré... Et là-dessus encore deux visites, et toujours la même scène avec cette seule variante que chaque fois l’adorateur de la dame avait un nouveau nom.

Boismartin écrit toujours.

LA MARSILLIÈRE, enchanté.

Oh ! oh ! il paraît que la dame...

ANTOINETTE.

Il paraît... il paraît aussi que monsieur a quelque chose à dire, et que ce quelque chose est un peu long.

En effet Boismartin, fiévreusement, couvre de notes une demi-douzaine de feuillets.

C’est un peu long, décidément c’est un peu long.

LA MARSILLIÈRE.

Ça ne fait rien, quand une chose a été convenue, il ne faut pas...

ANTOINETTE.

J’attendrai...

LA MARSILLIÈRE, pendant que Boismartin continue à écrire.

Qui ça peut-il être la dame ?... Vous ne pouvez pas me dire... Non, je ne vous le demande pas, mais qui ça peut-il être ?...

ANTOINETTE, voyant que Boismartin a fini.

Enfin, c’est fini...

La Marsillière va à Boismartin, Antoinette descend à gauche. Boismartin, qui paraît enchanté de ce qu’il vient d’écrire, met ses notes en ordre et les donne à La Marsillière ; mais, au moment où celui-ci va les lire, Boismartin les lui reprend, les parcourt de nouveau, fait la grimace en les relisant et finalement les déchire.

LA MARSILLIÈRE.

Ah ! vous aimez mieux ?...

Boismartin fait signe que oui.

Eh bien ! quelque chose me dit que vous n’avez pas tort... Et voyez comme mon idée est bonne... Si vous aviez parlé, vous n’auriez pas pu rattraper vos paroles, tandis qu’avec mon procédé... Continuez, madame, je vous prie.

ANTOINETTE.

Je peux ?...

LA MARSILLIÈRE.

Mais oui, il me semble...

ANTOINETTE, elle reprend le milieu.

Du reste, je vais avoir fini. Au bout de toutes ces visites, arrive ma cousine de Saint-André...

Boismartin veut retourner au bureau pour écrire.

Ce n’est pas la peine, je sais ce que vous allez écrire... Ma cousine est une méchante femme, jalouse, envieuse, enragée d’avoir trente cinq ans et de n’avoir jamais été ni jeune, ni jolie, ni mariée, une peste enfin, une véritable peste, mais enfin telle qu’elle est, ma cousine de Saint-André arrive, et son premier mot, en apercevant le nom, le nom de la dame, c’est : Je suis bien sûre que ce nom-là était sur la liste de M. de Boismartin. – En effet, dit maman. – Ça ne m’étonne pas, dit ma cousine... Et moi alors, qui jusque-là n’avais rien dit, je me lève et j’ordonne à ma cousine de s’expliquer...

À Boismartin.

C’est bien ça, n’est-ce pas, c’est bien ainsi que les choses se sont passées ?

BOISMARTIN.

Oui, mais voyons un peu si vous irez jusqu’au bout, voyons si vous répéterez ce que votre cousine...

ANTOINETTE.

Certainement je le répéterai... Elle est tombée dans mes bras, ma cousine, elle m’a arrosée de ses larmes...

BOISMARTIN.

Ah ! ah ! ses larmes...

ANTOINETTE.

Enfin, elle a eu l’air... et elle m’a dit...

Entre Joseph.

 

 

Scène XII

 

ANTOINETTE, LA MARSILLIÈRE, BOISMARTIN, JOSEPH

 

JOSEPH, à La Marsillière.

Monsieur, il y a là une personne.

BOISMARTIN, remontant au fond.

Renvoyez-la.

LA MARSILLIÈRE, étonné.

Hé ?

BOISMARTIN, redescendant, à La Marsillière.

Eh bien quoi ?... C’est quelqu’un qui demande à visiter votre hôtel. Je l’achète, votre hôtel, il n’est plus à vendre... Renvoyez... renvoyez...

JOSEPH.

Bien, monsieur...

Il sort.

BOISMARTIN, à Antoinette.

Eh bien, voyons... que vous a-t-elle dit, votre cousine ?...

ANTOINETTE.

Ce qu’elle m’a dit ? Malheureuse enfant... Voilà ce qu’elle m’a dit... Ton premier mari au moins, avait attendu quarante-huit heures, mais celui-ci c’est le jour même de la cérémonie qu’il veut...

LA MARSILLIÈRE.

Oh !

BOISMARTIN.

Vous entendez ?

LA MARSILLIÈRE.

J’entends et je comprends...

ANTOINETTE.

Qu’est-ce que vous comprenez ?

LA MARSILLIÈRE, gaiement.

Je comprends qu’à tous les noms qui avaient été dits, il fallait encore en ajouter un, celui de...

ANTOINETTE.

C’est cela même... Et là-dessus, n’est-ce pas, vous croyez qu’il va se justifier, se défendre... pas du tout, au lieu de se défendre, il s’est mis dans une colère...

BOISMARTIN.

Et j’ai bien fait... Oui, j’ai bien fait... m’entendre ainsi traiter,

Avec violence.

moi qui vous adorais, moi qui avais pour vous tout l’amour...

ANTOINETTE, ironique.

Tout l’amour...

BOISMARTIN, marchant vers elle.

Oui, tout l’amour !... oui, tout l’amour !...

LA MARSILLIÈRE, à part.

Il va la battre...

Haut.

Monsieur, monsieur...

BOISMARTIN, très animé.

Et vous le savez bien, que j’avais pour vous tout l’amour...

ANTOINETTE, très animée.

Mais non, je ne le sais pas... je ne le sais pas du tout, et je serais vraiment curieuse...

Entre Joseph.

JOSEPH.

Monsieur, c’est une personne...

ANTOINETTE, remontant vers le fond. Répétition du jeu de scène de Boismartin à la précédente entrée de Joseph.

Renvoyez cette personne... On vous a dit que l’hôtel n était plus à vendre, je l’ai acheté...

LA MARSILLIÈRE.

Ah ! c’est vous maintenant ?

ANTOINETTE.

Renvoyez, renvoyez...

Joseph sort. Antoinette continue s’adressant à Boismartin.

Tout l’amour, vraiment... Reste à m’expliquer comment tout cet amour s’accorde avec la scène épouvantable que vous avez jugé à propos...

BOISMARTIN.

À qui la faute, si ce n’est à vous, qui, au lieu d’imposer silence à votre cousine, vous êtes jointe à elle et m’avez dit les choses les plus dures...

ANTOINETTE.

Ah ! ah !

BOISMARTIN.

Oui, les plus dures.

ANTOINETTE.

Je sais bien, et j’en ai dit bien d’autres depuis, quand je parlais de vous.

LA MARSILLIÈRE, légèrement.

C’est vrai, tout à l’heure encore...

ANTOINETTE, se retournant brusquement vers La Marsillière.

Pourquoi dites-vous ça, vous ?...

LA MARSILLIÈRE.

Mais je le dis parce que...

ANTOINETTE.

Parce que ça vous amuse de nous exciter l’un contre l’autre. Je vous reconnais bien là.

LA MARSILLIÈRE.

Moi... ça m’amuse de vous exciter.

À Boismartin.

Vous entendez, monsieur...

BOISMARTIN.

Oui j’entends et je ne suis pas de l’avis de madame... je ne crois pas que vous le fassiez exprès.

LA MARSILLIÈRE.

C’est heureux.

BOISMARTIN.

Vous ne le faites pas exprès, mais il est évident que malgré vous, par votre présence et par les observations que vous faites...

LA MARSILLIÈRE.

Les observations... mais je ne dis rien.

ANTOINETTE.

Si fait... vous parlez à chaque instant... Et au lieu de chercher à nous calmer comme ce serait votre devoir...

BOISMARTIN.

Ce n’est pas votre faute, j’en suis bien sûr... mais enfin, si vous n’étiez pas là...

LA MARSILLIÈRE.

Si je n’étais pas...

BOISMARTIN.

Ça irait bien mieux, si vous n’étiez pas là, ça irait tout seul...

LA MARSILLIÈRE.

Ah çà ! mais, est-ce qu’après avoir renvoyé les gens qui venaient chez moi, vous auriez par hasard la prétention...

ANTOINETTE.

Oui, c’est ça, allez-vous en.

BOISMARTIN.

Allez-vous en... allez-vous en.

LA MARSILLIÈRE.

Hé ?

ANTOINETTE.

Peut-être, quand vous serez parti, M. de Boismartin pourra-t-il me donner cette explication qu’il n’a pas pu me donner il y a trois mois, peut-être pourra-t-il me dire comment il se fait que madame Piétranéra...

LA MARSILLIÈRE.

Madame...

ANTOINETTE.

Ma foi, je l’ai nommée...

LA MARSILLIÈRE.

Comment... cette dame... sur qui l’on racontait... en changeant le nom chaque fois, c’était... madame Piétranéra...

ANTOINETTE.

Oui.

LA MARSILLIÈRE, défaillant.

L’eau de mélisse !...

BOISMARTIN et ANTOINETTE, avançant chacun une chaise.

Eh bien ! eh bien !...

LA MARSILLIÈRE, tombant sur les deux chaises.

L’eau de mélisse, je vous en prie...

ANTOINETTE, à Boismartin.

Là, dans la chambre.

Boismartin sort par la droite.

Eh bien, voyons, eh bien...

Rentre Boismartin apportant l’eau de mélisse.

Donnez vite...

BOISMARTIN, bas.

Qu’est-ce qu’il a ?...

ANTOINETTE, bas.

Je ne sais pas...

La Marsillière boit le verre d’eau sucrée.

Là... Tenez... ça va mieux, n’est-ce pas ?... Oui, ça va mieux...

LA MARSILLIÈRE, revenant à lui.

Mon petit hôtel...

ANTOINETTE.

Eh bien...

LA MARSILLIÈRE.

Mon petit hôtel que j’aimais tant, dans lequel j’ai vécu si heureux...

BOISMARTIN.

Oui.

LA MARSILLIÈRE.

C’est parce que j’allais me marier que je le quittais... Mon Dieu oui, j’allais me marier, et la femme que j’étais sur le point d’épouser, c’était...

ANTOINETTE.

Madame Piétranéra ?

LA MARSILLIÈRE.

Oui. Elle est allée passer quinze jours en Angleterre pour embrasser une tante qu’elle a dans le Devonshire... et, à son retour, ce mariage devait avoir lieu.

Boismartin et Antoinette essaient de résister, mais ils ne peuvent pas et ils finissent par aller tomber assis : Antoinette près du guéridon, et Boismartin près du bureau, pris d’un accès de fou rire qui, malgré tous leurs efforts, repart en fusée à deux ou trois reprises.

ANTOINETTE.

Je vous demande bien pardon, mais...

LA MARSILLIÈRE.

Vous êtes encore aimables... Je sais bien qu’à tout prendre, c’est un service...

Se levant.

Mais qu’est-ce que je vais devenir à présent ?... Il n’est plus à moi, mon petit hôtel.

BOISMARTIN, se levant.

Quant à cela, c’est moi qui l’ai acheté...

ANTOINETTE, se levant.

Non... c’est moi... mais je vous le rends bien volontiers...

BOISMARTIN.

Moi aussi...

LA MARSILLIÈRE.

À la bonne heure... mais c’est que j’en avais acheté un autre... un plus vaste... un très vaste... pour ma femme et pour moi... Je voudrais bien m’en débarrasser de celui-là.

Il regarde Boismartin et Antoinette, mais celle-ci n’a pas l’air de comprendre.

Savez-vous ce que vous devriez faire tous les deux ?

ANTOINETTE.

Non...

LA MARSILLIÈRE.

Vous ne devinez pas ?

ANTOINETTE.

Non...

LA MARSILLIÈRE.

Vous devriez me le racheter... tous les deux !...

ANTOINETTE.

Oh ! non... par exemple...

LA MARSILLIÈRE.

Vous ne direz pas que cette fois je cherche à vous exciter l’un contre l’autre...

ANTOINETTE.

Non, non, cent fois non...

BOISMARTIN.

C’est bien, madame, c’est bien... Il est inutile de le dire avec tant d’acrimonie.

ANTOINETTE.

Acrimonie, monsieur...

BOISMARTIN.

Oui, madame, acrimonie...

LA MARSILLIÈRE, les calmant.

Eh bien, eh bien !

ANTOINETTE.

Mais voyez... c’est comme il y a trois mois. Le voilà qui va se mettre en colère au lieu de demander grâce, au lieu d’avouer.

BOISMARTIN.

Avouer quoi ?... que j’ai aimé madame Piétranéra... Eh bien, oui, là, je l’ai aimée... et quand j’ai su qu’elle me trompait, j’ai été malheureux, très malheureux... pour me consoler, j’ai fait un voyage !...

LA MARSILLIÈRE, avec sentiment.

Il est allé en Amérique...

BOISMARTIN.

En revenant je me suis arrêté en Italie, et c’est là, à Florence, que je vous ai vue pour la première fois...

S’approchant d’Antoinette.

Et depuis ce jour où je vous ai vue... je ne lui en ai plus voulu du tout à madame... je l’aurais remerciée au contraire, je l’aurais bénie... N’était ce pas à elle que je devais le plus grand bonheur de ma vie, puisque c’est à elle que je dois de vous avoir rencontrée... vous que j’aime, vous que j’ai tout de suite aimée du grand amour, du vrai, de celui qui ne vient qu’une fois, qui vous prend tout entier et qui dure toujours... Vous entendez, Ninette, toujours, toujours... Le voilà, mon aveu... je n’ai pas autre chose à vous dire... et si je me suis mis en colère, il y a trois mois, c’est que cela m’indignait que vous eussiez l’air de douter. Il me semblait que c’était à vous de me défendre contre les personnes qui m’accusaient... Il me semblait que vous auriez dû leur dire : Eh bien ! oui, il en a aimé une autre, mais regardez-le, c’est moi qu’il aime maintenant, moi seule, et à cause de cet amour qu’il a pour moi, de cet amour dont je suis sûre, j’ai bien le droit de le croire et de lui pardonner.

ANTOINETTE.

Ah ! selon vous, c’est là ce que j’aurais dû dire.

BOISMARTIN.

Oui.

ANTOINETTE.

J’avoue que l’idée ne m’en est pas venue... mais il est possible que j’aie eu tort, et je vous en demande pardon.

BOISMARTIN.

Ah ! Ninette, Ninette !...

JOSEPH, entrant.

Monsieur, il y a là...

LA MARSILLIÈRE.

Renvoyez, on vous a dit, renvoyez, renvoyez...

JOSEPH.

Mais c’est que c’est M. Majorel.

LA MARSILLIÈRE.

Le notaire... Ah bien ! non, alors, ne renvoyez pas, faites entrer au contraire, faites entrer.

Entre le notaire.

 

 

Scène XIII

 

ANTOINETTE, LA MARSILLIÈRE, BOISMARTIN, LE NOTAIRE

 

LA MARSILLIÈRE.

Te voilà, toi. Tu viens encore me demander si je veux me marier ?

LE NOTAIRE.

Mais sans doute.

LA MARSILLIÈRE.

Eh bien ! non... je ne veux pas me marier... tu entends, je ne veux pas me marier, et je ne me marierai pas...

LE NOTAIRE.

Décidément ?

LA MARSILLIÈRE.

Décidément !

LE NOTAIRE.

Mes compliments, mon cher ami, tu as parfaitement raison de ne pas épouser madame Piétranéra, sa liaison avec M. de Sainte-Maure...

LA MARSILLIÈRE.

Avec M. de Sainte-Maure...

Mouvement de Boismartin.

LE NOTAIRE.

Oui.

LA MARSILLIÈRE.

Tu le savais, et tu ne m’en disais rien...

LE NOTAIRE.

Dame ! moi, tu sais, je suis notaire... Mais ça ne fait rien, je trouve que tu as raison, bien que j’y perde un contrat...

BOISMARTIN, au notaire.

Vous ne perdrez rien du tout, monsieur, et si vous voulez faire notre contrat à nous...

ANTOINETTE.

À qui, à nous ?... à nous deux ?...

BOISMARTIN.

Sans doute...

ANTOINETTE, au notaire.

N’y comptez pas, monsieur, jamais je n’épouserai monsieur...

BOISMARTIN.

Comment ?

ANTOINETTE.

Je vous guettais... et j’ai bien vu tout à l’heure, quand. on a nommé M. de Sainte-Maure, vous avez fait une grimace.

BOISMARTIN.

Une grimace, moi ?... j’ai fait une...

ANTOINETTE.

Oui... Comme il y a trois mois quand on a nommé les autres, et j’ai vu le moment où, comme il y a trois mois, vous alliez...

BOISMARTIN.

Oh !...

ANTOINETTE.

Jamais je n’épouserai monsieur, jamais... jamais...

LE NOTAIRE.

Madame.

ANTOINETTE.

Jamais, jamais...

BOISMARTIN.

À votre aise, madame. Et si vous croyez que je n’en prendrai pas mon parti...

LA MARSILLIÈRE, éclatant.

En voilà assez... pour qui me prend-on à la fin ?... Vous venez chez moi... vous bouleversez ma maison... Vous achetez mes domestiques, vous mettez à la porte les gens qui viennent me voir, et vous vous imaginez que je ne me révolterai pas et que je ne saurai pas vous montrer que je suis le maître chez moi... parbleu si, je vous le montrerai. Assieds-toi là, notaire.

Il fait asseoir le notaire au bureau à droite.

LE NOTAIRE.

Oui, mon ami.

LA MARSILLIÈRE.

Tu vas faire leur contrat, tu entends !...

À Antoinette.

Venez là, vous...

ANTOINETTE.

Cependant...

LA MARSILLIÈRE.

Nous verrons bien si je ne vous forcerai pas à faire ce dont vous mourez d’envie tous les deux. Venez là, je vous dis...

ANTOINETTE, venant s’asseoir près du bureau.

C’est bien, ne vous fâchez pas.

LA MARSILLIÈRE, à Boismartin.

Vous ici...

Boismartin vient s’asseoir près d’Antoinette.

Et maintenant donnez vos noms.

ANTOINETTE.

Ninette, monsieur, non, Antoinette... Antoinette de Cernay...

LA MARSILLIÈRE.

À vous, maintenant.

BOISMARTIN, d’une voix très douce.

Louis de Boismartin, rentier. Je suis doux, moi, vous voyez... je ne suis pas comme elle... je suis doux, je suis très doux...

Entre Joseph.

 

 

Scène XIV

 

ANTOINETTE, LA MARSILLIÈRE, BOISMARTIN, LE NOTAIRE, JOSEPH

 

JOSEPH.

Pardon, monsieur.

LA MARSILLIÈRE.

Qu’est-ce qu’il y a encore ? Renvoyez, renvoyez...

TOUS.

Renvoyez, renvoyez.

Antoinette et Boismartin se lèvent.

JOSEPH.

Mais, monsieur, c’est une dépêche de Londres.

LA MARSILLIÈRE.

Une dépêche de Londres !

Il prend la dépêche, Joseph sort. La Marsillière descend à gauche. Il lit la dépêche et après l’avoir lue.

Ah ! Mautravers, mon ami Mautravers.

LE NOTAIRE.

Eh bien !

LA MARSILLIÈRE, reprenant le milieu.

Il l’a épousée ! Madame Piétranéra et lui viennent de se marier à Londres. Mautravers, ce pauvre Mautravers !

Il tombe sur une chaise en éclatant de rire.

BOISMARTIN et ANTOINETTE, voyant qu’il va étouffer à force de rire.

L’eau de mélisse, l’eau de mélisse !...

Ils rapportent à La Marsillière le verre d’eau sucrée.

LA MARSILLIÈRE, après avoir bu.

Je savais bien que j’aurais le dernier !

Et le rideau tombe sur un éclat de rire des quatre personnages.

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