Le Musulman (Christophe-Barthélémy FAGAN DE LUGNY)

Comédie en un acte.

Non représentée.

 

Personnages

 

ÉMILIE, jeune veuve

HALY

FLORISE, Suivante d’Émilie

ZAGUT, Valet d’Haly

MONSIEUR CLIDAMIS

UN VIEILLARD, inconnu

 

La Scène est à Paris.

 

Le Théâtre représente un Jardin dans le fond, et sur les ailes deux Bâtiments.

 

 

Scène première

 

HALY, ZAGUT

 

HALY.

J’avoue que mon sort est singulier.

ZAGUT.

Il l’est en effet, Seigneur Haly. Vous adorez Émilie : elle est, si vous voulez, charmante ; elle a le brillant du Soleil et la douceur de la Lune ; mais enfin, pour l’épouser, il faudra vous soumettre aux Lois de ce Pays-ci, et ceux avec qui je suis en correspondance m’ont très assuré que, si la chose arrivait, jamais nous ne retournerions à Constantinople sans être empalés, vous d’abord, et moi ensuite par compagnie. Ils m’ont même fait entendre qu’il y avait un parti tout formé pour venir nous surprendre ici ; et sans tout cela représentez-vous que votre famille reste sous la puissance d’un Bacha qui est votre ennemi juré, et qui ne manquera pas de prendre ce prétexte pour la réduire en esclavage.

HALY.

Ce sont d’aussi fortes raisons qui me déterminent à déguiser mes desseins avec le soin le plus exact. Je t’ai fait lecture de la Lettre que j’envoie. Je t’ai dit ce que tu pouvais ajouter de ton côté, et comme il fallait répondre à toutes ces menaces. Ne m’en parle plus ; car rien ne peut faire changer mon cœur.

ZAGUT.

Rien ne le peut faire changer ? ô Mahomet !

HALY.

Eh ! quoi ! Peux-tu donc en douter ? Quand ce Dépositaire des ordres de notre Sultan se fut acquitté, ici, de ses devoirs, et qu’il vint à se rembarquer, tu dois te souvenir des prières et des violences qu’il employa pour m’obliger à le suivre. Me fut-il possible de lui obéir ? Fut-il en ma puissance d’oublier Émilie, de quitter ces Rivages charmants, ce Pays fortuné, où le prix de la liberté que l’on donne aux femmes, est d’en être aimé plus tendrement : Crois-tu que ce soit sans avoir eu les vues les plus sérieuses que, depuis deux ans, j’aye étudié les manières et prit l’habit d’un Cavalier français, que j’aie inventé sur ma naissance et les circonstances de ma vie, mille fables que mon amour est enfin venu à bout de persuader à Émilie.

ZAGUT.

Je ne sais que répondre à l’égard de cet habillement : il faut convenir que vous vous y êtes accoutumé à merveille. Je n’ai pas l’air tout-à-fait aussi Français que vous, moi. Aussi n’ai-je pas toutes les idées que vous avez, ni des projets impies de mariage ; et, foi de Musulman, le jambon et le vin de Champagne sont tout ce que j’ai sur ma conscience depuis que je suis à Paris.

HALY.

Je crois savoir assez bien la Langue ; mais je te dirai que je suis continuellement arrêté, et qu’il y a nombre d’usages que je ne sais pas encore, surtout ceux qui regardent les propositions que je fais à Émilie.

ZAGUT.

Ma foi, je suis là-dessus encore plus ignorant que vous. Tout ce que je puis vous dire, c’est que si vous aimez passionnément, il me paraît que cette belle Française ne vous cède rien en tendresse, et que le rosier de son cœur s’anime de plus en plus...

HALY.

Eh ! Laisse-là ces phrases, ces façons de parler qui, avec d’autres indices, peuvent servir à nous faire découvrir. Ne te l’ai-je pas déjà dit ?

ZAGUT.

Il est vrai. Il y a encore une chose à laquelle il faut que je fasse attention.

HALY.

Qu’est-ce que c’est ?

ZAGUT.

J’ai, de tout temps, eu la mauvaise habitude de me rendre compte à moi-même, quand je suis seul, et de m’entretenir sur mes affaires et sur les commissions que vous me donnez ; je me suis aperçu, qu’attendu la proximité des logis, il se trouvait souvent contre la porte de ma chambre des gens de la maison d’Émilie, qui étaient tout étourdis quand je les y surprenais.

HALY.

Que dis-tu ? Tu me fais trembler. Aurais-tu été assez malheureux pour laisser échapper ?...

ZAGUT.

Eh ! Non, non. Je ne dis pas cela.

HALY.

Zagut. Il y va de la vie.

ZAGUT.

Eh ! tranquillisez-vous. Vous n’avez rien entendu dire.

HALY.

Ô Ciel ! La moindre indiscrétion me perdrait : si Émilie apprend qui je suis, sans apprendre en même temps, les des seins que mon cœur a formés, elle rejettera mes vœux avec indignation, je la perdrai pour toujours ; et avant de rien déclarer, tu sais, aussi bien que moi, qu’il faut que je prenne des arrangements indispensables, pour assurer ma vie, ma fortune, et sauver ma famille.

ZAGUT.

Les parents et la fortune sont de fort bonnes choses, mais la vie est le principal.

HALY.

Je te laisse. Songe à exécuter mes ordres. Quelqu’un que j’ai chargé d’une commission secrète, m’attend ici-près. J’y vais en attendant l’heure où Émilie m’a permis de rendre hommage à ses beaux yeux.

 

 

Scène II

 

ZAGUT, seul

 

Comme diantre il s’emporte pour une parole ! voici donc des Dépêches qui vont partir pour Stamboul, que l’on appelle ici Constantinople. Je vais aussi écrire de mon côté ; il me l’a permis : et je ferai bien entendre à tous ceux qui nous menacent, qu’il n’est pas un mot de ce qu’ils soupçonnent...

 

 

Scène III

 

FLORISE, ZAGUT

 

Florise vient pas-à-pas pour tâcher d’entendre, mais elle n’ose approcher de trop près de peur d’être surprise.

ZAGUT, continuant.

Que mon Maître est trop attaché à ses Lois, que son turban lui est plus cher que sa vie, qu’il aimerait mieux mourir ou être condamné, toute sa vie, à servir dans l’intérieur d’un Sérail, que de concevoir un fol amour pour une Étrangère, sans doute : que d’épouser une infidèle ;

Élevant un peu plus la voix.

oui, une infidèle : que s’ils font des démarches et des poursuites, ils y seront attrapés : en un mot qu’il n’en est rien : ce qui s’appelle rien, et que...

Apercevant Florise.

La peur me saisit ; serait-il possible ?... J’ai parlé, ce me semble, trop bas pour qu’elle ait pu m’entendre, et il faudrait que ce fut le diable... Florise... Elle ne répond pas. Florise...

FLORISE, feignant.

Qui est-ce donc qui m’appelle ? Je ne vois personne, de quel côté vient cette voix ?...

ZAGUT.

Eh ! c’est moi ; c’est Provençal, le Valet de Monsieur le Comte, qui t’appelle.

FLORISE.

Ah ! c’est toi ? Je ne te voyais pas. Eh ! bien, que me veux-tu ?

ZAGUT.

N’oses-tu t’approcher un moment ?

FLORISE.

Oh ! Je suis occupée de bien d’autres choses que de toutes celles que tu pourrais me dire.

ZAGUT, à part, riant.

Elle n’a rien entendu.

À Florise.

Adieu donc, puisque tu n’as pas le temps de m’écouter.

FLORISE.

Adieu. Quand j’ai quelque chose en tête je n’aime point qu’on m’interrompe, ni qu’on me demande ce que j’ai ou ce que je n’ai pas, de même que je ne suis pas curieuse des affaires des autres, et que je ne vais pas m’embarrasser de ce qu’ils disent ou de ce qu’ils font.

ZAGUT, à part, riant.

Elle n’a rien entendu. Adieu, adieu, Florise.

FLORISE.

Adieu, Provençal. Écoute, Monsieur le Comte viendra, sans doute, voir ma Maîtresse aujourd’hui ?

ZAGUT.

Dans un instant.

À part, riant.

Elle n’a rien entendu.

 

 

Scène IV

 

FLORISE, seule

 

La crainte d’être surprise m’a empêché d’approcher de plus près, et je n’ai entendu qu’imparfaitement quelques mots qui ne me paraissent point du tout se rapporter à ma Maîtresse. Infidèle... Épouser une infidèle... Il faut espérer que de toutes les voies que nous employons pour nous éclaircir, il y en aura quelqu’une qui réussira. Mais je vois Émilie qui, dans son inquiétude, ne peut se passer un moment de moi.

 

 

Scène V

 

ÉMILIE, FLORISE

 

ÉMILIE.

Ah ! Florise, je n’y puis résister, si cela continue, c’en est fait de ma vie. Je ne sais que penser : je ne sais à qui m’en prendre...

FLORISE.

Je ne sais pas quand cette énigme-là sera développée.

ÉMILIE.

Avec des preuves de l’amour le plus violent, avec des assiduités qui ne font que redoubler de jour en jour, opposer sans cesse des délais, quand il s’agit de terminer. Dis-moi donc, cela se peut-il comprendre ?

FLORISE.

Non.

ÉMILIE.

J’éclaterai. Oui, Florise, j’éclaterai. Il faudra que le Comte s’explique ; quoique je craigne plus que tout au monde de l’alarmer, car je ne puis me lasser de redire : combien il est aimable ! La vérité semble être le principe de toutes ses actions, de tous ses discours, et l’Amour y répand une grâce qui enchante.

FLORISE.

Pour moi, j’ai souvent pensé qu’il était secrètement engagé.

ÉMILIE.

Mais ne disais-tu pas que son Valet... 

FLORISE.

Son Valet gesticulait, il raisonnait beaucoup, et j’avais pris toutes mes précautions pour entendre, mais il parlait si fort entre ses dents, que je n’ai rien pu démêler. Le peu que j’ai entendu ne peut pas absolument vous regarder. Infidèle... Épouser une infidèle.

ÉMILIE.

Quoi !...

FLORISE.

Oui. Voilà ce que j’ai entendu de mieux...

ÉMILIE.

Mais... Sais-tu que, dans toutes les idées qui me sont venues dans l’esprit, j’ai pensé que le Comte pouvait avoir quelque soupçon à ce sujet, et qu’il dissimulait intérieurement son chagrin.

FLORISE.

Et de qui croyez-vous qu’il pourrait être jaloux ?

ÉMILIE.

De ce Monsieur Clidamis, par exemple, qui vient si souvent au logis.

FLORISE.

Dame ! À l’égard de ce mot-là, je l’ai entendu très distinctement.

ÉMILIE.

Ah ! Florise. Il n’en faut pas douter. Effectivement sous prétexte de je ne sais qu’elle amitié, convient-il à cet homme d’être sans cesse, à me poursuivre, à m’obséder comme il fait ?

FLORISE.

Eh ! mais, Madame, il y a une chose bien simple. Il faut, à la première occasion, interroger ce Monsieur Clidamis ; et s’il paraît prétendre des droits sur votre cœur, le congédier tout de suite.

ÉMILIE.

Florise, sois sure que ce n’est point autre chose. Pourquoi faut-il que cet homme-là ait la fureur d’être éternellement chez moi ? Un Amant s’inquiète et se refroidit sur de bien plus faibles apparences ; et si le Comte a gardé le silence, même en me soupçonnant, c’est qu’il est dans son caractère d’avoir, jusqu’à la dernière extrémité, des égards inexprimables, et qu’il semble qu’il ait fait vœu de m’épargner jusqu’au moindre reproche.

FLORISE.

Voici l’homme en question.

 

 

Scène VI

 

MONSIEUR CLIDAMIS, ÉMILIE, FLORISE

 

ÉMILIE.

Monsieur Clidamis, n’allez-vous jamais à la campagne ?

MONSIEUR CLIDAMIS.

Moi ! Madame, pourquoi donc cette question-là, s’il vous plaît ?

ÉMILIE.

Ne vous fâchez point. C’est une fantaisie qui me prend ; mon dessein n’est pas de vous offenser.

FLORISE, à Émilie.

Au contraire, c’est par l’intérêt que vous prenez à la santé de Monsieur.

MONSIEUR CLIDAMIS.

Ah ! C’est autre chose.

À Émilie.

Vous savez que je quitte très peu Paris, et que je me plais si fort auprès de vous, que ma santé n’a pas besoin d’autre secours.

ÉMILIE.

Cela est fort bien... Assurément...

FLORISE.

Oui.

MONSIEUR CLIDAMIS, faisant une petite révérence.

Madame, c’est une vérité que vous n’ignorez pas.

ÉMILIE.

À merveille... Dites-moi un peu, Monsieur Clidamis, n’avez-vous jamais eu quelques entretiens particuliers avec Monsieur le Comte qui vient au logis, et à qui vous savez que je dois de la considération ?

MONSIEUR CLIDAMIS.

Très rarement, Madame, très rarement ; et quelque compagnie que vous ayez, je ne suis presque jamais occupé que de vous seule.

ÉMILIE.

Rien n’est plus obligeant.

FLORISE.

Ce sont des sentiments que l’amitié doit inspirer. Il n’y a rien de mieux.

ÉMILIE.

Je ne sais ce que c’est que de manquer à mes amis, mais vous n’ignorez pas que, de concert avec mes parents, il y a, entre le Comte et moi, des desseins assez sérieux. Croyez-vous qu’il ait jamais pu vous soupçonner d’en avoir de votre côté ?

MONSIEUR CLIDAMIS.

Je n’assurerai point, Madame, qu’il m’en ait soupçonné, mais quand cela serait... il ne se tromperait pas trop.

ÉMILIE.

Comment ?

MONSIEUR CLIDAMIS.

Non assurément, Madame.

ÉMILIE.

Quand on devrait m’accuser de mauvais procédé, si cela était, Monsieur, il faudrait y mettre ordre.

MONSIEUR CLIDAMIS.

Que dites-vous ?

ÉMILIE.

Quoi ! Le Comte aurait pu soupçonner qu’il y aurait des vues de mariage entre vous et moi ?

MONSIEUR CLIDAMIS.

À l’égard des vues, Madame, tout le monde peut en avoir ; mais je ne me crois pas assez heureux pour que vous en ayez pour moi.

ÉMILIE, s’emportant un peu.

Mais il ne s’agit pas de votre bonheur là-dedans ; entendons-nous, s’il vous plaît.

MONSIEUR CLIDAMIS.

Je suis obligé de subir, Madame, toutes les lois que vous voudrez m’imposer.

ÉMILIE.

Les lois que je vous impose, Monsieur, c’est...

FLORISE, bas.

De sortir.

ÉMILIE.

C’est, Monsieur, de cesser à jamais de me voir, ou d’avoir soin, dans le moment, de bien instruire le Comte que c’est uniquement le hasard, le voisinage, et une espèce d’habitude qui vous ont fait vous trouver si souvent chez moi.

MONSIEUR CLIDAMIS.

J’entends.

ÉMILIE.

Qu’il serait étrange qu’une amitié telle que la vôtre eut donné à penser à qui que ce fut, et que ce n’est point du tout à des conditions suspectes que vos assiduités ont été souffertes.

MONSIEUR CLIDAMIS.

Il n’y a rien que je ne fisse au monde, plutôt que d’être privé du bonheur de vous voir.

ÉMILIE, d’un ton ferme.

Ayez donc bien soin de le lui persuader.

MONSIEUR CLIDAMIS.

La peine dont vous me menacez est trop cruelle pour que je ne débrouille pas cela dans l’instant. Je le vois venir, Madame, retirez-vous. Vous serez ponctuellement obéie.

ÉMILIE, à Florise.

Il vient, Florise. Il sera dissuadé. Trop heureuse que ce soit-là, sans doute, le seul obstacle qui le retienne !...

 

 

Scène VII

 

MONSIEUR CLIDAMIS, seul

 

Franchement, j’ai cru d’abord qu’elle voulait se déclarer en faveur de mon mérite. Elle n’aurait pas tout le tort. Mais exécutons ce que j’ai promis.

 

 

Scène VIII

 

HALY, ZAGUT, MONSIEUR CLIDAMIS

 

ZAGUT, à Haly, au fond du Théâtre.

Ce que l’on vient de nous raconter sur la complaisance des Maris, est singulier, et les femmes de ce Pays sont terriblement adroites.

HALY.

Elle rentre chez elle : je vais la suivre.

MONSIEUR CLIDAMIS.

Monsieur le Comte, un mot, je vous supplie.

HALY.

Que puis-je pour votre service ?

MONSIEUR CLIDAMIS.

Je vais vous le dire : mais je souhaite rois que ce fut sans témoins.

ZAGUT.

Quel air de mystère.

À son Maître qui le regarde.

J’entends.

À part.

Le sabre de Monsieur Clidamis ne me parais pas bien dangereux, ainsi je me retire.

HALY, à Zagut.

Entre toujours chez Émilie.

 

 

Scène IX

 

HALY, MONSIEUR CLIDAMIS

 

MONSIEUR CLIDAMIS.

Ce que je veux, Monsieur, vous le saurez bientôt.

HALY.

À la bonne heure.

MONSIEUR CLIDAMIS.

Je voudrais vous demander, Monsieur, si l’ancienne amitié que j’ai pour Émilie ne vous a jamais causé quelque peine ?

HALY.

Votre amitié pour Émilie me causer de la peine ? Non, Monsieur.

MONSIEUR CLIDAMIS.

Quoi ! mes visites assidues ne vous ont point du tout inquiété ?

HALY.

Non, assurément. Ce n’est point par orgueil que je vous le proteste : mais vous connaissez Émilie avant moi, et il n’y aurait guères de justice à désirer que tous les amis d’une personne que l’on aime, désertassent.

MONSIEUR CLIDAMIS, se donnant quelques airs.

Mais : pardonnez-moi, Monsieur, quand on voit un Cavalier venir journellement dans une maison...

HALY.

Non, Monsieur. Je vous répète que je ne me suis point affligé de vous y voir. Eh ! quoi ! a-t-on coutume, dans ce Pays-ci, de rendre les femmes esclaves ? Y voudrions-nous adopter l’usage tyrannique de l’Orient, et ne devoir notre félicité qu’à leur malheur ?

MONSIEUR CLIDAMIS.

Je comprends cela. Mais, comme d’une longue amitié, on passe souvent à l’amour, et que je suis aussi libre de mon côté qu’Émilie l’est du sien, il aurait pu arriver que cela eut fait naître en vous des soupçons.

HALY, après un peu de réflexion.

Eh ! Dites-moi un peu, Monsieur, qui peut vous engager à me persuader cette possibilité-là ?

MONSIEUR CLIDAMIS.

Un ordre absolu que j’ai reçu d’Émilie.

HALY.

D’Émilie ?

MONSIEUR CLIDAMIS.

D’elle même.

HALY.

D’Émilie !

MONSIEUR CLIDAMIS.

Dans l’instant.

HALY.

Vous me surprenez. Il est vrai, Monsieur, qu’il n’est point d’événement plus facile et plus ordinaire... que de voir deux amis s’unir... Je vous avoue que je suis étonné d’une précaution aussi grande ; et si Émilie avait pris d’autres desseins que ceux que je lui connais, ce serait... agir avec délicatesse.

MONSIEUR CLIDAMIS, lui mettant la main sur l’épaule.

Je vous dirai naturellement que je ne le crois point, et mon objet est de vous en assurer.

HALY.

Plaît-il, Monsieur ?

MONSIEUR CLIDAMIS.

Ne vous mettez point cela en tête. Je suis charmé que vous n’ayez aucuns soupçons sur les assiduités que j’ai auprès d’elle, et il me suffit que je me sois acquitté de ce que je devais.

HALY.

Arrêtez, il faut parler plus clairement.

MONSIEUR CLIDAMIS.

Comment ?

HALY.

Oui, je n’entends point tous ces détours, vous parlerez, où vous vous expliquerez d’une autre façon avec moi.

MONSIEUR CLIDAMIS.

Eh ! Parbleu. Vous vous moquez.

HALY.

C’en est trop, vous dis-je.

MONSIEUR CLIDAMIS.

Eh ! Finissez donc. Je ne suis point homme de guerre, je n’ai jamais voulu y aller, et je n’ai point du tout envie de me battre.

HALY.

Si l’on ne peut tirer de vous d’autre éclaircissement, encore une fois,

Mettant l’épée à la main.

il me faut celui-ci.

 

 

Scène X

 

HALY, MONSIEUR CLIDAMIS, ZAGUT

 

ZAGUT, accourant.

Comment ! diantre ! Qui s’en serait douté.

Regardant M. Clidamis qui n’a point mis l’épée à la main.

Ah ! ah ! Il n’y a que demi-mal.

MONSIEUR CLIDAMIS.

Cela me suffit, adieu, Monsieur.

 

 

Scène XI

 

HALY, ZAGUT

 

HALY.

Quel trouble s’élève dans mon cœur ! Tu me parlais, il n’y a qu’un moment, des galanteries des Femmes françaises ; j’attribuais tous tes raisonnements à la peur des dangers dont nous sommes menacés. Hélas ! que dois-je penser : Un homme, d’un air indéfinissable, d’un ton moitié plaisant, vient de jeter dans mon âme l’idée la plus cruelle.

ZAGUT.

Il a dû vous dire qu’Émilie et lui ne se marieraient point ensemble. Florise dans l’instant m’en a parlé.

HALY.

Florise ?...

ZAGUT.

Oui, Florise vient de me dire que c’était pour cette explication qu’il venait vous trouver.

HALY, avec emportement.

Eh ! pourquoi est-il question de mariage entr’eux ? Tout semble se réunir pour me désespérer. Qui a jamais parlé de ce mariage ? Qui a pu se l’imaginer encore ?

ZAGUT.

Je ne sais : mais Florise, en un moment, m’a tenu tant de discours là-dessus, et d’un air si animé, que cela ne m’a pas paru signifier rien de bon, à moi non plus.

HALY.

Émilie me trahirait !... Cette démarche paraît faite pour me l’annoncer. Mes délais l’auront rebutée : ils méditaient cette intrigue, sans que j’aie pu m’en apercevoir. Ô Ciel ! C’en est fait.

ZAGUT.

Vous vantiez si fort la liberté dont jouissent les femmes de ce Pays-ci. Vous faisiez l’incrédule sur tout ce qu’on pouvait vous dire. On vous racontait en vain mille supercheries que l’amour leur fait imaginer. Allez, allez, Seigneur, quand nos vénérables pères ont inventé de tenir toujours les femmes très closes et très renfermées, ils savaient bien ce qu’auparavant il leur en avait couté.

HALY.

Si sa trahison est certaine, j’en mourrai de douleur... Mais elle ne me refusera pas peut-être de me dire les motifs...

ZAGUT.

On s’aveugle. Dites-moi un peu pourquoi se serait-on si fort appliqué à nous espionner sans cesse, comme on a fait, si ce n’est pour empêcher que vous ne les surprissiez ensemble, et vous ôter la connaissance de leurs desseins ? Pourquoi, depuis quelque temps, vous aurait-on si souvent reproché vos délais et votre indécision sur le mariage, si ce n’est pour vous faire sentir que cette indécision est un juste motif pour rompre avec vous ? On n’ose pas vous congédier : on demande que vous vous congédiez vous-même. Croyez-moi, Seigneur, (votre mariage étant d’ailleurs impossible), bénissez le Ciel d’une pareille découverte. Regagnons les côtes de Provence, et vogue la galère.

HALY.

Tu me perces le cœur, et je demeure convaincu. Ah ! je vois bien que la France a besoin de plus d’un Sérail.

ZAGUT.

Partons, vous dis-je. Étourdissez-vous sur cette passion qui vous retient, et ne balançons plus.

HALY.

Elle s’approche... Devrais-je chercher à m’éclaircir.

 

 

Scène XII

 

ÉMILIE, FLORISE, HALY, ZAGUT

 

ÉMILIE.

Ce pauvre M. Clidamis a été bien mal reçu. Est-il possible, Monsieur le Comte, que vous persistiez dans les fausses opinions que vous avez conçues ?

HALY.

À l’instant même où vous vous efforcez de ne le pas rendre suspect, il vous échappe, Madame, de le plaindre.

ÉMILIE.

Le plaindre ! non ; mais en vérité il est des choses que l’on ne devrait guères traiter sérieusement.

HALY.

Mon sérieux vous embarrasse, et un reste d’égard pour moi répand quelque amertume sur les nouveaux projets que vous méditez.

ÉMILIE.

Enfin, vous voulez donc être jaloux ?

HALY.

Je le veux... Vous savez si jamais aucun soupçon de ma part a pu vous offenser : mais enseignez-moi donc, Madame, ce qu’il faut que je pense ; quand, de tous les côtés, je n’entends parler que des droits qu’un ancien ami a sur vous, quand des précautions affectées semblent me reprocher de ne m’être pas aperçu qu’un autre vous méritait mieux que moi.

ZAGUT.

Il est aisé de voir que l’on cherche une rupture.

HALY.

Chaque démarche, chaque mot servent à me le confirmer.

ÉMILIE.

Mais, Monsieur, ces précautions qui vous semblent affectées, ces précautions, on ne les aurait point prises, si l’on n’avait été informé que vous aviez commencé à vous plaindre.

HALY.

Moi ! j’avais commencé à me plaindre ! Il m’était échappé quelque reproche ! On vous l’a dit ? Eh ! qui pourrait devant moi tenir ce langage ?

ÉMILIE, bas.

Florise.

FLORISE.

Eh bien ?

ÉMILIE.

Nous serions-nous trompées ?

ZAGUT.

Je suis témoin, et je puis assurer que je n’ai jamais entendu le moindre petit soupir à cette occasion-là.

ÉMILIE, à Haly.

Mais, encore une fois, ce n’est pas d’aujourd’hui !...

HALY.

Eh ! Madame, quel plaisir trouvez-vous à ces suppositions continuelles ? Cet ancien ami, que vous protégez, ne sait pas feindre aussi-bien que vous ; il m’en a suffisamment laissé entendre, et sa politique n’a pas tenu longtemps avec moi.

FLORISE, bas à Émilie.

L’obstacle serait donc quelqu’engagement de cœur, comme nous l’avions pensé.

ÉMILIE, posément.

Quoi ! un ami vous a fait entendre qu’il y avait des projets de mariage entre lui et moi ?

HALY, posément.

Oui, Madame.

ÉMILIE.

Et ce n’est que de ce moment seul que vous avez pris des soupçons ?

HALY.

Non, Madame.

ÉMILIE.

Et auparavant vous n’étiez point secrètement jaloux ?

HALY.

J’étais assez aveuglé pour ne pas l’être.

ÉMILIE, vivement.

Eh ! bien, Monsieur, apprenez que je suis en droit de vous oublier, et de me choisir un autre Époux. Apprenez que sur votre probité naissent dans mon cœur les soupçons les plus injurieux. Vous êtes retenu par un obstacle dont vous voudriez que le secret restât au fond de votre cœur. Vous êtes coupable d’avoir eu quelque chose de caché pour moi ; et bien plus coupable encore de m’en avoir imposé depuis deux ans, puisque cet obstacle est invincible. Eh ! bien ? sais-je deviner, Monsieur ?

HALY.

Madame.

ÉMILIE.

Il se trouble, Florise.

FLORISE.

Eh ! mais, vous vous troublez aussi.

HALY, à part.

Elle déclare qu’elle me trahit, et qu’un obstacle de ma part l’y autorise !

ÉMILIE, à part.

Je l’accuse de m’avoir trompée ; et il ne s’en justifie pas !

HALY.

Zagut, elle est instruite ?

ÉMILIE.

Florise, il a donné sa foi !

 

 

Scène XIII

 

HALY, ZAGUT

 

ZAGUT.

De quels diables de tours les femmes ici se servent pour vous dire les choses, et comme elles savent déguiser leurs pensées ! C’est un labyrinthe que leur cœur.

HALY.

Mais est-ce bien de mon secret qu’elle veut parler ? J’ai, depuis quelques jours, redoublé mes soins pour que rien ne transpirât. Comment donc ce secret lui aurait-il été découvert ? Aurais-tu été assez téméraire ?...

ZAGUT.

Moi ! Seigneur ? Ah ! pouvez-vous le penser ? Non : je le jure. Mais intérieurement je vous avoue que je ne serais pas fâché que vos idées, de vous fixer ici, fussent... la... bien anéanties ; et il vaut mieux que Paris sache que vous êtes Musulman, que Constantinople apprenne que vous voulez cesser de l’être.

HALY, avec passion.

Ah ! Me demander d’étouffer mon amour, c’est me demander l’impossible ! Mais, encore une fois, je ne puis concevoir qu’elle ait pu pénétrer ce mystère...

ZAGUT.

Pour moi, je vous ferais serment...

 

 

Scène XIV

 

UN VIEILLARD, HALY, ZAGUT

 

HALY.

Quel est-ce Vieillard qui nous regarde ?

ZAGUT.

Il a l’air d’un spectre.

HALY.

Éloignons-nous.

LE VIEILLARD, l’arrêtant.

Puisque le sort permet, enfin, que l’on puisse vous joindre, arrêtez un instant et écoutez-moi.

HALY.

Que voulez-vous ?

LE VIEILLARD.

Je n’ai qu’un mot à vous dire. Je ne veux être qu’un instant auprès de vous, car je ne puis vous voir sans effroi, et votre destinée me fait horreur.

HALY.

Et qui êtes-vous, pour oser me parler de la sorte ?

LE VIEILLARD.

Respecte du moins mes années, quoiqu’il ne faille guères espérer que les droits les plus respectables t’en imposent.

HALY.

Pour qui me connaissez-vous ?

LE VIEILLARD.

Juge si je te connais. L’Anatolie ta vu naître, tu es Haly, fils de Mehemet, à qui un Sangiac de Mosul avait donné le jour.

HALY, à part.

Ô ciel ! je frémis.

ZAGUT.

Aï ! Aï !

LE VIEILLARD, après quelque temps.

Tu pourrais n’être point coupable, mais ton lâche cœur te le rendra, sans doute. Apprends que l’on est indigne de voir le jour, que l’on manque à toute l’humanité, quand on est capable d’abandonner sa patrie, et les Lois que nos Ancêtres ont reconnues avant nous. Ce que je te dis est sans réplique. Je te laisse.

 

 

Scène XV

 

HALY, ZAGUT

 

ZAGUT.

Eh ! bien, vous voyez ce qui en est. Pouvez-vous encore douter qu’il n’y ait des émissaires, des gens travestis, chargés d’examiner de près votre conduite, et qu’au sein de notre patrie, ceux de qui vous dépendez ne soient mécontents de votre absence, et n’aient de l’inquiétude à ce sujet ?

HALY.

Zagut... ceci est fâcheux pour vous.

ZAGUT.

Pour moi ?

HALY.

Oui Zagut. Vous êtes perdu, car vous avez parlé.

ZAGUT.

Moi ! parlé ! Je soutiens...

HALY.

Les serments seraient inutiles. Écoute... une seule chose peut te sauver de ma fureur. Déclare-moi devant qui tu as commis cette horrible indiscrétion.

ZAGUT.

J’ai beau m’examiner...

HALY, avec emportement.

Oh ! Si tu diffères d’un instant...

ZAGUT, se jetant à genoux.

Je me souviens d’une chose, mais si légère... si légère, qu’à peine y ai-je pensé depuis. Un jour que je vous attendais chez Émilie, et que vous étiez allé faire un tour de jardin avec elle, ce Monsieur Clidamis entra. Florise, lui, et moi nous fîmes la conversation. (Les rangs observés), je dis que j’avais été en Turquie, et que j’en connaissais les coutumes. Je songeai dans le moment que ce pouvait être une faute, et pour dépayser mes Auditeurs, j’ajoutai que j’avais voyagé dans beaucoup d’autres endroits. Je ne m’aperçus pas que cela leur fit faire aucune réflexion, et je ne me doutai pas que cela put jamais avoir aucune suite.

HALY.

Malheureux !... Peut-on se flatter de savoir garder un secret, quand on est tenté de parler de soi sans cesse ? Un rival sait profiter de tout. Ce discours joint à quelque souvenir que l’on peut avoir conservé de mes traits, malgré les soins que j’avais pris pour n’être point trop remarqué, même avant mon travestissement, cette imprudence affreuse commise devant cet homme-là, aura servi à tout révéler.

ZAGUT, larmoyant.

Ce Monsieur Clidamis est un sot.

HALY.

Il n’est point de sot rival.

ZAGUT.

Voilà tout, et je vous jure par la barbe du Muphti...

HALY.

Je t’ai promis la vie, mais je ne me l’accorderai point à moi-même, car m’est-il possible de résister à de tels incidents ? Ô ciel ! Elle est instruite !

ZAGUT.

Il faut, Seigneur, songer au remède, et vous informer secrètement...

HALY, voyant venir Clidamis.

Tais-toi.

 

 

Scène XVI

 

MONSIEUR CLIDAMIS, HALY, ZAGUT

 

MONSIEUR CLIDAMIS, sans voir Haly ni Zagut.

Je ne quitte point la partie. Il est question de moi dans tout ceci, et on ne sait pas comment les choses peuvent tourner.

HALY.

Monsieur Clidamis ?

MONSIEUR CLIDAMIS.

Ah ! Vous voilà ?... Mon dessein n’était pas de vous rencontrer, et je n’aime point le bruit ; mais Émilie m’a fait dire qu’elle avait quelque chose de particulier à me communiquer, et que j’eusse à me rendre ici dans l’instant.

HALY.

À vous rendre ici.

MONSIEUR CLIDAMIS.

Oui, et seul avec elle.

HALY.

Je respecte ses ordres ; mais puisque vous êtes en une si grande faveur, voudriez-vous bien me faire la grâce, avant que je puisse paraître devant elle, de lui dire deux mots sur mon compte ?

MONSIEUR CLIDAMIS.

Monsieur, volontiers.

HALY.

Parlez-moi franchement. Savez-vous qui je suis ?

MONSIEUR CLIDAMIS.

Pas autrement. Je vous connais pour un homme qui aviez dessein d’épouser Émilie, qui, par quelqu’engagement secret, sentez bien qu’il y a un obstacle à ce mariage, qui ne regardez pas de trop bon œil ceux qui depuis longtemps lui sont attachés, et qui dans l’occasion, traitez les gens de Turc à Maure.

ZAGUT, bas à Haly.

De Turc à Maure ?

HALY.

Il règne dans vos discours une espèce de dissimulation qui est inconcevable ; mais, c’en est assez, et je vous entends. Je sais quelle confidence vous avez faite à Émilie. Je sais que sur un mot, vous avez tiré une conjecture que vous avez donnée pour une vérité ; mais je vous déclare que fussiez-vous au centre de la terre, je saurais vous y trouver, et qu’il faudrait y décider de votre vie ou de la mienne, si, dans l’instant, vous n’avez soin de persuader à Émilie que cette conjecture est fausse, et si vous ne détruisez le rapport indiscret que vous avez fait. Entendez-vous, Monsieur ?

ZAGUT, à M. Clidamis.

Entendez-vous ?

MONSIEUR CLIDAMIS.

Je dirai ce qu’il vous plaira ; mais je pourrais pourtant assurer que je ne sais pas de quoi il est question.

HALY.

Vos feintes sont superflues, il s’agit de dire à Émilie, et de bien vous en convaincre vous-même, qu’il n’est point d’engagement qui puisse jamais m’ôter l’espoir de devenir son Époux.

MONSIEUR CLIDAMIS, répétant.

Qu’il n’est point d’engagement qui puisse jamais vous ôter l’espoir de devenir son Époux.

HALY.

Oui.

MONSIEUR CLIDAMIS.

Allons donc.

HALY, ironiquement.

Vous avez trop de crédit sur son esprit pour ne lui pas faire entendre tout ce que vous voudrez. Songez à quelle condition je vous demande cette grâce.

ZAGUT, à M. Clidamis.

Songez à quelle condition on vous demande cette grâce.

MONSIEUR CLIDAMIS.

Fort bien.

HALY.

Quand votre visite sera rendue, il me sera peut-être permis de paraître à mon tour, et je verrai, Monsieur, si vous êtes homme de parole.

 

 

Scène XVII

 

MONSIEUR CLIDAMIS, seul

 

Ils ont l’un et l’autre continuellement affaire à moi, et je veux que le Diable m’emporte si je sais ce qu’ils me veulent dire.

 

 

Scène XVIII

 

ÉMILIE, FLORISE, MONSIEUR CLIDAMIS

 

ÉMILIE.

Il a donné sa foi ! Ah ! tâchons d’en douter encore.

FLORISE.

Voilà Monsieur Clidamis qui vient exactement au rendez-vous.

MONSIEUR CLIDAMIS.

J’aurais été bien au désespoir d’y manquer.

ÉMILIE.

J’ai besoin, Monsieur, d’un nouvel éclaircissement avec vous, au sujet de Monsieur le Comte.

MONSIEUR CLIDAMIS, à part.

Encore Monsieur le Comte ! Parlez Madame. Mais après tant d’obéissance et de soumission de ma part, il faut espérer que je vous trouverai moins insensible, et que de l’amitié, je passerai à un grade plus élevé.

ÉMILIE.

C’est justement sur cet article que je veux vous parler. Dites-moi : quand je vous ai engagé à assurer Monsieur le Comte, qu’il n’y avait jamais eu la moindre apparence de mariage entre vous et moi, auriez-vous manqué d’exécuter ce que vous m’aviez promis, et lui auriez-vous fait entendre tout le contraire ?

MONSIEUR CLIDAMIS.

Non, Madame. Mais, plus je le rassurais, et plus il semblait entrevoir en moi des sujets d’inquiétude.

ÉMILIE.

Vous avez donc remarqué qu’il était dès longtemps jaloux, et que toutes les assurances que vous lui donniez, ne pouvaient rien sur sa prévention ?

MONSIEUR CLIDAMIS.

Je l’ai remarqué, Madame.

ÉMILIE, à Florise.

Eh ! bien, tu entends. Malgré tous ses efforts qu’il fait pour cacher son inquiétude, il se peut que ce soit-là uniquement la cause de nos troubles, et de ses délais.

MONSIEUR CLIDAMIS.

Je voudrais qu’une bonne fois il perdît toute espérance : cependant je me suis chargé de vous dire de sa part, que malgré l’engagement qui le retient, il ne perdra jamais l’espoir d’être votre Époux.

ÉMILIE.

L’engagement ! Comment ?

MONSIEUR CLIDAMIS.

Oui, Madame, dans l’instant il m’a prié de vous le dire.

ÉMILIE.

Quoi ! lui-même, il le déclare cet engagement ?

MONSIEUR CLIDAMIS.

Je vous rapporte ses propres paroles, et il paraît que son espoir ne peut être fondé que sur un veuvage, ou sur un parjure.

ÉMILIE.

Ah ! Florise.

FLORISE.

Soyez donc une bonne fois persuadée.

ÉMILIE.

Ô ciel ! Comment pourrais-je balancer encore.

À Clidamis.

Monsieur, ne doutez pas que votre ancienne amitié ne vous donne des droits légitimes sur mon cœur. Je ne vous défends plus d’espérer, et peut-être ma vengeance, avant peu, me forcera... à me déterminer en votre faveur.

MONSIEUR CLIDAMIS.

Ô coup fortuné du sort !

ÉMILIE.

Oui, Monsieur, vos assiduités vous seront plus permises que jamais, et je ne prétends pas que vous soyez davantage exposé aux fureurs d’un homme aussi violent, aussi injuste qu’il est perfide. Non, car je saurai lui ôter toute sorte de prétention. Ayez soin de l’éviter, Monsieur, jusqu’au moment où je lui fasse une défense expresse de me voir, et regardez-vous dorénavant comme quelqu’un... pour qui mon cœur s’intéresse.

MONSIEUR CLIDAMIS.

Ah ! Madame, puis-je croire l’excès de mon bonheur ? Je me suis toujours secrètement appliqué à tout ce qui vous pouvait faire pencher de mon côté ; et c’est dans cette vue, puisqu’il faut l’avouer, que je vous avais prié d’accepter un petit divertissement que j’ai fait préparer. Je vais m’efforcer de le rendre plus complet, et j’espère qu’une telle galanterie appuyant d’autres motifs, vous n’hésiterez plus à couronner l’Amant le plus sincère, et le plus fidèle.

ÉMILIE.

Je vois ce perfide...

FLORISE, à M. Clidamis.

Ne faites point semblant de le voir, et, ne vous piquez point d’une fausse bravoure...

MONSIEUR CLIDAMIS.

Allons donc, par déférence.

 

 

Scène XIX

 

HALY, ÉMILIE, FLORISE, ZAGUT

 

ZAGUT, à Haly.

Voyons.

ÉMILIE, à part.

L’ingrat ! que pourra-t-il me dire ?

HALY.

Ceux qui vous quittent, Madame, remportent un caractère de sérénité, et de joie, qu’il n’est pas difficile d’interpréter.

ÉMILIE.

Et quelle est cette jalousie que vous tâchez d’affecter, vous ?

HALY.

Votre inconstance en est la cause.

ÉMILIE.

Mon inconstance ! N’est-elle pas fondée ?

HALY.

Il est vrai. Cependant celui qui s’est fait un mérite de révéler mon secret, a du vous dire que rien ne pouvait éteindre mon espoir.

ÉMILIE.

Y pensez-vous bien ? Un obstacle tel que le vôtre peut-il se vaincre ?

HALY.

Ah ! j’ai cru que l’amour pouvait tout faire excuser, et surtout l’amour que l’on a conçu pour vous.

ÉMILIE.

Quoi ! ce que vous sentiriez d’amour pour moi pourrait détruire, rompre les serments que vous auriez faits à une autre ?

HALY.

À une autre ? Moi ? Que dites-vous, Madame ?

ÉMILIE, avec passion.

N’êtes-vous pas secrètement engagé ? N’avez-vous pas disposé de votre foi ?

HALY.

J’ai disposé de ma foi ?

ÉMILIE.

Eh ! quoi donc ! Voudriez-vous m’abuser encore ?

HALY.

Ah ! le croirai-je ? Le motif de votre inconstance serait-il une illusion ? Moi, j’ai disposé de ma foi ? Si c’est-là le reproche que vous avez à me faire, si c’est sur ce fondement que vous établissez ma disgrâce, je respire, et s’il ne faut que prouver ma tendresse, ah ! qu’il m’est aisé de me justifier !

ZAGUT, transporté de joie.

On ne sait encore rien ; et nous voilà sauvés !

FLORISE.

Quelque Lutin sans doute préside à nos affaires et prend plaisir à nous tromper.

ÉMILIE.

Je demeure incertaine. Je désire, je crains, j’éprouve tous les sentiments à la fois.

À Haly.

Que dois-je donc penser ?

HALY.

Que je vous adore, et que vous seule possédez mon cœur.

ÉMILIE.

Mais enfin quel est donc cet obstacle ? Je vous ordonne de ne m’en plus faire un mystère.

HALY.

Madame...

ÉMILIE.

Eh ! bien ?

HALY.

Il est impossible de vous obéir.

ÉMILIE.

Quoi !

HALY.

Ma fortune, ce que je dois à des parents abandonnés, ma propre sureté, les raisons les plus fortes m’obligent à ne vous point faire cet aveu, avant de m’être acquitté de devoirs dont je ne puis me dispenser sans inhumanité, et si vous daignez prendre quelqu’intérêt à ma vie...

ZAGUT, se mettant à genoux.

Et à la mienne.

HALY, continuant.

Ayez une généreuse indulgence, et permettez que, quelques jours encore, ce secret en soit un pour vous. C’est ce que je demande à genoux à ces divins attraits qui règnent souverainement sur mon âme.

ZAGUT, voyant le Vieillard.

Seigneur.

HALY.

Ah ! que vois-je ? Le Ciel impitoyable a résolu de me perdre.

 

 

Scène XX

 

LE VIEILLARD, HALY, ÉMILIE, FLORISE, ZAGUT

 

LE VIEILLARD.

Un inconnu vous a fait demander la grâce de vous entretenir un moment. Vous avez eu la bonté de la lui accorder. Je suis cet inconnu, Madame.

ÉMILIE, à part.

Eh ! quoi ! il se trouble à la vue de ce Vieillard !

ZAGUT.

Où suis-je ?

FLORISE, à part.

Ils ont beau se masquer. Il y a sûrement quelque trahison dans leur affaire.

LE VIEILLARD.

Celui qui dans l’instant était à vos genoux, vous trompe, Madame. Je puis vous l’assurer, et je le connais mieux que vous.

HALY, à part.

Je suis perdu.

ÉMILIE, à part.

Hélas !

LE VIEILLARD.

Un intérêt particulier m’a fait m’informer de son sort quand il vint, il y a deux ans, à Paris ; des infirmités presqu’inséparables de mon âge, m’empêchèrent de le voir : je lui fis faire indirectement des propositions qu’il ne daigna pas entendre. Je l’ai cru parti, et ce n’est que depuis quelques jours que j’ai appris qu’il avait été ici retenu par vos charmes ; mais ses délais continuels, un entêtement invincible, prouvent bien qu’il est fait pour les lâches sentiments dans lesquels il est né ; car il voudrait en vain s’excuser en disant qu’on a pris soin de lui cacher son origine et ses malheurs.

HALY, à part.

Que signifie ce discours ?

ZAGUT.

Au diable cent et cent fois le maudit Vieillard !

FLORISE.

Mais celui dont vous parlez vous est-il aussi connu que vous le dites ? Madame n’ignore point son origine et ses malheurs ; et Monsieur le Comte a quitté la Provence...

LE VIEILLARD.

Eh ! c’est une imposture. Ne doutez pas que ses discours ne soient autant de fictions, et qu’il ne soit disposé à vous en imposer sans cesse.

ZAGUT, à part.

Allons donc. Empalés !

LE VIEILLARD.

Je ne suis point incertain de ce que j’avance, et on n’en doutera plus quand je dirai qu’il m’est attaché par les liens du sang. Oui, Madame, il est petit-fils de mon frère ; et ce frère fut assez malheureux, assez enivré d’idées ambitieuses pour aller briguer des emplois auprès du plus puissant Seigneur de l’Asie, auprès... des Sectateurs de Mahomet. Ce frère fut assez lâche pour renoncer à sa Patrie, pour quitter la France, et il a transmis ses sentiments à sa postérité.

HALY.

Qu’entends-je ?

ÉMILIE.

Que dites-vous ?

HALY.

Ne me trompé-je point ?

FLORISE, effrayée.

Un Turc, Madame !

HALY, au Vieillard.

Ce que vous assurez est-il croyable ? Ah ! je ne puis revenir de mon étonnement : mais je puis certifier que j’ignorais cette origine. J’étais de Sang Français ! Émilie !... Avec quelle circonstance mon secret vous est-il révélé ! Émilie ! Pardonnez-moi ce transport. J’étais Français ! Ah ! je le sentais bien à mon cœur.

ÉMILIE.

Je ne puis concevoir...

LE VIEILLARD, s’approchant d’Haly.

Ce changement que je n’osais espérer.

HALY.

Ah ! Seigneur, pourquoi, en me rendant la vie, m’avez-vous alarmé, et étiez-vous alarmé vous-même ? Les dangers dont j’étais menacé, ne m’épouvantent plus : mon devoir est de me fixer ici, et dans ces heureux climats où la justice et la gloire semblent avoir établi leur Empire ; dans ces heureux climats on est à l’abri de toutes poursuites en s’acquit tant de ses devoirs.

ZAGUT.

Mais je ne suis point petit-fils d’un Français, moi ?

FLORISE.

Quoi ! tu es Turc aussi ?

ZAGUT.

Vraiment oui : c’est moi qui chantais si bien ce que de certaines Dames venaient entendre par curiosité. Ne me reconnais-tu pas ?

ÉMILIE, à Haly.

Comment vous nom mer ? Ah ! vous ne voyez que trop quelle part je prends à cet événement.

HALY.

Voilà quel était mon secret, Émilie, et l’obstacle qui s’opposait à mon bonheur.

LE VIEILLARD.

Avec quelle joie je le vois digne de ses Ancêtres !

À Émilie.

Que les singularités ne ralentissent point vos bontés pour Haly, Madame. Il sera puissamment riche, et je vous demande seulement de pouvoir l’emmener quelque temps à mes Terres pour qu’il y connaisse quels sont ses biens, sa famille, et les sages Lois de sa véritable Patrie.

ÉMILIE.

Ah ! soyez-en sur, Haly sera mon Époux.

 

 

Scène XXI

 

MONSIEUR CLIDAMIS, ÉMILIE, FLORISE, HALY, ZAGUT

 

MONSIEUR CLIDAMIS.

Madame la petite fête, la petite fête est préparée.

ZAGUT, le saluant en Turc.

Salamalec, caraba.

MONSIEUR CLIDAMIS.

Qu’est ce que cela veut dire ?

FLORISE.

Cela veut dire que vous êtes au milieu de deux Musulmans, que, d’Étranger, votre rival est devenu Français, et qu’il épouse ma Maîtresse.

ZAGUT.

Votre petite fête ne doit point être dérangée pour cela, Monsieur Clidamis, et si l’on veut me le permettre, j’y donnerai un petit échantillon des chants et des danses de mon pays. Pour toi, Florise, nous ferons, quand il te plaira, un mariage à la Turque, ensemble.

FLORISE.

Va t’en te promener.

MONSIEUR CLIDAMIS, à Émilie.

Vous épouserez un Turc, Madame ? Que je vous plains !

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