Le Moulin de l’Ermitage (Adèle REGNAULD DE PRÉBOIS)

Drame en cinq actes.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Ambigu-Comique, le 22 novembre 1855.

 

Personnages

 

EMMANUEL DE SALZBERG, 25 ans

ALEXIS DE STERK, 25 ans

LE CHEVALIER DE SELIGMAN, ami et tuteur de Louise, 60 ans

LE MARQUIS DE MONTEVERDE, 28 ans

WALSTEIN, son ami, même âge

TROTMANN, meunier et aubergiste

FRITZ, domestique

UN OFFICIER DE POLICE

UN AMI DE MONTEVERDE

UN SOLDAT

IRÈNE DE SALZBERG, sœur d’Emmanuel

LOUISE DE MORSEN, sa fiancée

LISBETH, femme de Trotmann

 

La scène se passe en Hongrie, de 1849 à 1850.

 

 

ACTE I

 

Un paysage à quelque distance de Presbourg, capitale de la Hongrie ; sur le devant du théâtre, habitation de Trotmann, meunier et cabaretier. À gauche, au quatrième plan, un moulin. À droite, un pavillon. Degrés praticables pour arriver à l’un et à l’autre. Au cinquième plan, une haie qui sert de clôture ; une porte grossière au milieu. Plus loin, une ferme de village, et à l’horizon la ville de Presbourg.

 

 

Scène première

 

MONTEVERDE, entrant par le fond

 

Il se fait tard, et cette course à travers les bois m’a donné un appétit féroce... Je trouverai bien à dîner, je l’espère, dans l’ermitage de l’ami Trotmann.

À un domestique qui paraît au fond.

Allez, retournez à Presbourg avec mes équipages de chasse... je prendrai la voiture publique qui m’a ramené l’autre soir à la ville.

Seul.

La patache est horriblement mauvaise... mais on y  fat parfois de piquantes rencontres, témoin cette charmante Lisbeth, qui en vérité n’avait d’autre défaut... que la vieille paysanne placée à ses côtés par la jalousie stupide d’un mari.

TROTMANN, au dehors.

Non, Madame, non, non, je ne veux pas !...

MONTEVERDE.

Eh ! mais... n’est-ce pas lui que j’entends ?

Entrée de Trotmann.

 

 

Scène II

 

MONTEVERDE, TROTMANN

 

TROTMANN, à la cantonade.

Je vous dis, Madame, que c’est moi qui suis le maître ici !... que moi seul ai le droit de commander !

MONTEVERDE.

Eh !... voilà bien du bruit, maître Trotmann.

TROTMANN.

Monsieur de Monteverde... ici !... pardon !... Qu’y a-t-il pour votre service, Monseigneur ?

MONTEVERDE.

Trouverai-je à dîner chez toi ?

TROTMANN.

Pardieu ! nous avons une noce, une noce comme on n’en voit guère.

MONTEVERDE.

Beaucoup de monde ?

TROTMANN.

Au contraire... rien que le mari, la femme, les témoins et la demoiselle d’honneur !... On a l’air de se cacher pour se marier... et encore j’oubliais le plus joli... on vient me faire dire qu’on ne dinerait pas... non ; on n’aura que le temps de monter en chaise de poste aussitôt après la cérémonie. Il est vrai qu’on m’a payé, et largement payé ; mais enfin toutes mes provisions me restent sur les bras... je suis trop heureux de vous les offrir.

MONTEVERDE.

À merveille !... Mais dis-moi... qui donc grondais-tu si fort ? ta fille d’auberge ?

TROTMANN.

Du tout... ma vieille servante... je suis trop bon maître pour lui rien dire de désagréable... je grondais ma femme, voilà tout.

MONTEVERDE.

Si tu es bon maître, tu es donc mauvais mari ?

TROTMANN.

Moi ! juste ciel ! le meilleur mari de la terre... J’aime, j’adore ma petite Lisbeth... et si elle n’était pas d’une coquetterie...

MONTEVERDE.

Tu es jaloux ?

TROTMANN.

Pardieu ! depuis huit jours on ne sait pas ce que madame a dans la tête...

MONTEVERDE, à part, avec joie.

Depuis huit jours !

TROTMANN.

Pas moyen d’obtenir d’elle un sourire, un regard, un pauvre petit regard, même quand je lui parle de parures et de colifichets, ce qui me réussissait toujours autrefois... À quoi songe-t-elle ?...

MONTEVERDE, à part.

Peut-être à moi...

TROTMANN.

Plaît-il ?

MONTEVERDE.

Rien... Elle est jolie, ce me semble, madame Trotmann.

TROTMANN, vivement.

Comment, jolie... elle est superbe...

MONTEVERDE, riant.

Je te crois ! Et que répond-elle quand tu l’interroges ?

TROTMANN.

Elle me tourne le dos !... voilà sa manière de répondre... et s’il faut vous le dire... Au fait, ça m’étouffe.

MONTEVERDE.

Eh bien ?

TROTMANN.

Eh bien ! depuis huit jours je passe toutes mes nuits au moulin...

MONTEVERDE, riant.

À moudre ta farine, en honnête meunier que tu es ?

TROTMANN.

Ah ! bien oui ! à pleurer de rage, parce que je suis... comme vous dites dans votre beau langage, je suis en délicatesse avec ma femme.

MONTEVERDE.

Et tes larmes n’attendrissent pas ta cruelle ?

TROTMANN.

Elle ! elle ne les voit pas... puisqu’elle dort là, bien tranquillement dans ce pavillon...

MONTEVERDE.

Dans ce pavillon...

À lui-même.

C’est charmant ! Entre nous, mon cher Trotmann, tout ce qui arrive est un peu ta faute ; tu es ambitieux, tu me l’as confié...

TROTMANN.

Je suis ambitieux... je tiens à m’arrondir, voilà tout... mais quel rapport ma femme...

MONTEVERDE.

Permets un peu... tout s’enchaine... Tu n’étais d’abord que simple garçon de moulin, tu as voulu que le moulin fut à toi... après le moulin, il t’a semblé avantageux d’y joindre...

TROTMANN.

L’auberge, qui en était une dépendance... c’était mon rêve... mais quel rapport ma femme...

MONTEVERDE.

Patience. Tu as épousé une jolie femme pour en faire une enseigne attrayante à ton auberge. Si malheureusement pour toi tes souhaits ne se sont que trop réalisés... si l’enseigne plaît tellement à tout le monde, que tout le monde convoite ce trésor et cherche à te le ravir ; si enfin tu éprouves à présent tous les tourments de la jalousie, à qui la faute, mon très cher... à qui la faute ?...

TROTMANN.

C’est vrai... c’est vrai... Imbécile que je suis !... j’aurais dû penser à tout cela... Tenez, monsieur le marquis... tenez, vous avez toujours été si bon pour moi, que votre présence ici me donne une idée...

MONTEVERDE.

Laquelle ?

TROTMANN.

Je n’ose pas... pourtant ça me rendrait un fameux service !...

MONTEVERDE, lui emplissant un verre.

Tu sais bien que je ne suis pas fier !... Allons, de quoi s’agit-il ?

TROTMANN.

Parlez de moi à ma femme...

MONTEVERDE.

Je le veux bien.

TROTMANN.

Dites-lui du bien de moi.

MONTEVERDE.

Je lui dirai de toi tout ce que j’en pense.

TROTMANN.

Merci...

MONTEVERDE.

Il n’y a pas de quoi.

TROTMANN.

Enfin, décidez-la à me rendre la clé de ce bienheureux pavillon...

MONTEVERDE.

La clé !

À part.

Tiens, elle est à la porte.

WALSTEIN, au dehors.

Holà ! hé !... la maison... l’aubergiste...

MONTEVERDE.

Je connais cette voix.

TROTMANN.

C’est quelqu’un de la noce... un des témoins... on y va... Ainsi, c’est convenu, vous tâcherez de convaincre ma femme...

MONTEVERDE.

C’est mon plus cher désir...

TROTMANN.

Merci... oh ! merci, Monseigneur... On y va... on y va !  

 

 

Scène III

 

MONTEVERDE, un instant seul, puis LISBETH et TROTMANN

 

MONTEVERDE.

L’excellente pâte de mari ! et je le laisserais possesseur d’un trésor comme celui-là !... j’y mettrai bon ordre... La clé du pavillon... elle est à la porte, et le lourdaud ne songe même pas à la prendre... Décidément il veut que ce soit moi...

Il prend la clé.

LISBETH, entrant.

Monsieur le marquis, que faites-vous ? Rendez-moi cette clé...

MONTEVERDE.

Plus tard, ma charmante Lisbeth.

LISBETH.

Non pas, sur-le-champ...

MONTEVERDE.

D’abord, ma chère enfant... j’ai à causer avec vous.

LISBETH.

Causer ! c’est impossible !...

TROTMANN, entrant avec un porte manteau sur les épaules, et précédant Walstein qui paraît à l’extérieur.

Comment, c’est impossible !... mais il le faut...

LISBETH.

Eh quoi ! tu veux !

TROTMANN.

Mais certainement, je le veux... Monsieur le marquis nous fait l’honneur de dîner à notre auberge... il prendra comme d’habitude son café dans la salle basse... Vous veillerez à ce qu’il soit bon et chaud bon et chaud.

LISBETH.

Mais...

TROTTMANN.

Bon et chaud, Madame, et vous le lui servirez vous-même...

LISBETH.

J’obéirai, monsieur Trotmann...

À part.

Ces maris ont des yeux pour ne pas voir.

Haut.

J’obéirai...

 

 

Scène IV

 

MONTEVERDE, LISBETH, TROTMANN, WALSTEIN

 

WALSTEIN.

Un instant, ma belle madame Lisbeth... je vous ai chargé ce matin d’une commission.

MONTEVERDE.

Walstein... toi ici !

WALSTEIN, lui serrant la main.

Moi-même, mon cher ami.

À Lisbeth.

Tout sera-t-il prêt à l’heure indiquée.

TROTMANN.

Pour la noce ! dame ! j’avais moi-même plumé les canards. Mais puisqu’on ne dîne pas...

LISBETH.

Moi, je me suis entendue avec le pasteur pour tout ce qui concerne la cérémonie. Point de bruit point de faste ! mais en revanche une abondante pluie d’aumônes... N’est-ce pas ainsi que l’a ordonné monsieur le comte de Salzberg, le noble fiancé.

Mouvement de surprise de Monteverde.

WALSTEIN.

Oui, c’est cela... c’est cela même... je compte sur vous.

TROTMANN, bas.

Tu penseras à la salle basse.

LISBETH, riant.

J’y penserai.

TROTMANN, à Monteverde.

Vous lui parlerez ?

MONTEVERDE.

Je commençais.

TROTMANN.

À la bonne heure, ça va bien... ça va très bien...

Il sort d’un côté et Lisbeth d’un autre.

 

 

Scène V

 

MONTEVERDE, WALSTEIN

 

MONTEVERDE.

Emmanuel de Salzberg se marie ?...

WALSTEIN.

Ce soir même...

MONTEVERDE.

Je comprends le mystère dont il s’entoure... Le comte Emmanuel est un de ceux qui se sont le plus follement compromis dans le dernier mouvement.

WALSTEIN.

Oui, il s’est lancé un peu en aveugle dans un chemin qui tôt ou tard devait le conduire à l’exil.

MONTEVERDE.

Le fait est que je le croyais parti depuis une quinzaine de jours au moins.

WALSTEIN.

Sa sûreté l’aurait exigé... mais l’amour en a décidé autrement.

MONTEVERDE.

Et qu’elle est donc parmi nos grandes dames la beauté jusqu’à ce jour méconnue, qui renonce à toutes les vanités du monde pour partager le sort d’un proscrit ?

WALSTEIN.

Ce n’est pas une grande dame, c’est une pauvre et belle orpheline, pensionnaire du couvent de Sainte-Marie, où la jeune Irène de Salzberg, la sœur du comte, fut élevée : elle était même l’amie la plus intime de l’orpheline qui épouse aujourd’hui son frère.

MONTEVERDE, vivement.

Au couvent de Sainte-Marie ?... Et l’on nomme cette jeune fille...

WALSTEIN.

La mariée d’aujourd’hui ! mademoiselle Louise de Morsen.

MONTEVERDE, très vivement.

Louise de Morsen !...

WALSTEIN, riant.

Mais je n’ai pas besoin de te faire son éloge... tu la connais... La chronique des salons n’a-t-elle pas même fait courir le bruit étrange, invraisemblable, que le marquis de Monteverde, ce noble roué, ce Don Juan moderne, s’était pris d’un passion purement contemplative pour la belle pensionnaire du couvent de Sainte Marie, qu’il avait aperçue à l’office du dimanche, derrière les grilles qui séparaient les religieuses de la foule...

Riant.

Pauvre Monteverde ! le voilà retombé du ciel sur la terre : l’ange qui avait presque converti le pécheur endurci n’était qu’une femme, cher ami, et qui, plus est... la voilà aujourd’hui, la femme d’un autre.

MONTEVERDE, cachant son dépit.

Ce qui rendrait la chose beaucoup plus piquante... si jamais j’y avais songé... mon très cher ; mais ce qui m’occupe en ce moment, c’est une beauté beaucoup moins délicate peut-être, mais, à mes yeux, c’est le plus grand mérite de Lisbeth.

WALSTEIN.

La petite meunière !... Elle est gentillette, c’est vrai... mais il y a un mari...

MONTEVERDE.

Le mari !... il m’a donné carte blanche... pour dire du bien de : lui à sa femme.

WALSTEIN.

Confiance qui t’honore, et dont tu abuseras...

MONTEVERDE.

Je l’espère bien...

Avec colère.

Louise de Morsen, mariée !...

WALSTEIN.

Mais il est tard... je m’étonne... de ne pas voir encore le comte et sa fiancée...

Il va regarder au fond.

MONTEVERDE, à lui-même.

Elle va venir heureuse, aimée, cette fière jeune fille qui a refusé d’être ma femme et que j’aime pourtant, que j’aimerai toujours, malgré tous ses dédains.

TROTMANN, rentrant.

On apporte à l’instant cette lettre pour M. de Walstein.

WALSTEIN, la prenant.

De Frantz de Liénard, le second témoin du comte.

Lisant.

Est ce possible... un coup d’épée le retient dans sa chambre...

MONTEVERDE.

Voilà le mariage de tes chers amis bien loin.

WALSTEIN.

Parce qu’il nous manque un témoin ? mais n’es-tu pas là, toi ?

MONTEVERDE.

Moi !

WALSTEIN, avec raillerie.

Puisque tu n’as jamais aimé Louise.

MONTEVERDE.

Tu as raison, c’est accepté !

À part.

C’est un moyen de la revoir.

WALSTEIN.

Mais n’est-ce pas elle qui arrive avec son vieil ami, son tuteur... le chevalier de Seligman ?

MONTEVERDE, à part.

Ce railleur philosophe... je le déteste !...

 

 

Scène VI

 

MONTEVERDE, WALSTEIN, LE CHEVALIER, LOUISE

 

LE CHEVALIER.

Nous sommes les premiers arrivés, ma Louise.

WALSTEIN.

Les premiers ! pas tout à fait, monsieur le chevalier...

LOUISE, le saluant.

Monsieur de Walstein...

Elle s’arrête.

MONTEVERDE, s’inclinant.

Mademoiselle.

LE CHEVALIER, le regardant d’un air sardonique.

Ah ! monsieur de Monteverde ?

LOUISE, s’inclinant froidement.

Monsieur...

À part.

Sa présence dans un pareil jour, c’est pour moi comme un présage de malheur...

Au chevalier.

Mon ami, vous devez être fatigué !... Si nous rentrions... Vous vous reposeriez...

MONTEVERDE, avançant un siège rustique au chevalier.

C’est à nous de vous céder la place, chevalier.

LE CHEVALIER, souriant.

Je n’attendais pas moins de votre courtoisie, mon cher ennemi...

MONTEVERDE.

Ce mot !...

LE CHEVALIER.

Je le maintiens, ennemi intime... ce n’est pas ma faute, ni la vôtre, sans doute... c’est celle de la nature, qui nous a faits si différents l’un de l’autre, qu’il nous est impossible de nous entendre sur quoi que ce soit au monde.

MONTEVERDE.

Vos railleries, chevalier...

LE CHEVALIER.

Avec vous, je suis toujours très sérieux...

MONTEVERDE.

Alors, votre brusque franchise ne parviendra pas à décourager l’estime profonde que j’ai pour vous, et je m’efforcerai toujours de conformer mes pensées, mes opinions aux vôtres.

LE CHEVALIER.

Ce sera difficile... C’est chez moi une chose tellement irrésistible d’être en contradiction avec vous, que si une fois par hasard je me trouvais de votre avis j’en changerais sur-le-champ pour ne pas mentir à mes habitudes.

MONTEVERDE.

Alors, la lutte est ouverte, et nous verrons qui l’emportera, de vos préventions contre moi ou de mes sympathies pour vous.

LE CHEVALIER.

Nous verrons...

 

 

Scène VII

 

MONTEVERDE, WALSTEIN, LE CHEVALIER, LOUISE, TROTMANN et LISBETH

 

LISBETH, à Monteverde.

Monsieur le marquis, vous êtes servi...

Au chevalier et à Louise.

Je vais prévenir M. le pasteur.

Elle sort par le fond... Monteverde s’incline de nouveau devant Louise et le chevalier.

TROTMANN, bas en s’approchant de lui.

Tout à l’heure, je me disais que ça allait bien... ça va mal, ça va très mal au contraire.

MONTEVERDE.

Où donc ?

TROTMANN.

Dans mon ménage... j’ai voulu embrasser ma femme, elle m’a donné un soufflet.

WALSTEIN, qui a entendu.

Un soufflet ?

Il sourit avec Monteverde.

TROTMANN.

Je suis outré... et je ne réponds de rien, si vous ne m’obtenez pas un raccommodement.

MONTEVERDE.

Je l’obtiendrai.

TROTMANN.

Mais le plus tôt possible.

MONTEVERDE.

Pour demain !

TROTMANN.

Demain, c’est trop tard. Pour ce soir.

MONTEVERDE, à lui-même.

Ce soir, c’est trop tôt.

TROTMANN.

Je compte sur vous.

MONTEVERDE.

Sois tranquille... j’agirai comme pour moi-même.

TROTMANN.

Excellent homme... je vous l’enverrai dès qu’elle va revenir !...

WALSTEIN, à part, en le regardant.

Décidément, ce mari-là est prédestiné.

Trotmann est entré dans l’auberge à la suite de Monteverde ; Walstein sort par le fond.

 

 

Scène VIII

 

LE CHEVALIER, LOUISE

 

LOUISE.

La vue de cet homme !

LE CHEVALIER.

Elle m’irrite...

LOUISE.

Moi, elle me fait peur. Pourquoi ?... nous le connaissons à peine, et nous n’avons pas à nous plaindre de lui. Il m’a fait l’honneur de me demander en mariage, et je...

LE CHEVALIER.

Et tu l’as refusé ? Tu as bien fait.

LOUISE.

Je n’ai eu qu’à vous regarder pour cela. J’ai lu dans vos yeux ce que vous pensiez de lui à première vue ; je n’ai jamais de peine à vous comprendre, même quand vous ne parlez pas, mon ami, mon père.

LE CHEVALIER.

À la bonne heure, c’est ce nom-là que j’aime le mieux.

LOUISE.

Vous avez si noblement accompli la triste mission que vous avait léguée ma mère.

LE CHEVALIER.

Et n’en ai-je pas été payé au centuple... Oui, Mademoiselle, c’est moi qui te redois encore, chère blondinette, douce enfant confiée à mes soins, et dont le premier sourire, la première caresse furent pour le vieil orphelin comme une révélation sublime des joies de la famille.

LOUISE.

Mon bon père !

LE CHEVALIER. Il l’embrasse sur le front, et reprend en souriant, après avoir essuyé une larme.

Nous disons donc, ma fille, que nous avons tous les deux refusé la main de M. de Monteverde ; qu’il ne nous pardonne pas, qu’il ne nous pardonnera jamais cette blessure faite à sa vanité, et qu’avec nous depuis cette journée, doucereux dans ses paroles et poli jusqu’à l’affectation, il a toujours la menace dans le regard. C’est pour cela...

LOUISE.

C’est pour cela que j’en ai peur.

LE CHEVALIER.

C’est pour cela que je ne peux pas le souffrir... J’éprouve toujours quand il me fait une politesse je ne sais quelle velléité de lui dire quelque chose de désagréable pour qu’il me réponde sur le même ton, ce qui, par malheur, n’arrive pas. Je n’ai jamais été querelleur, je ne connais pas l’escrime... si j’ai été témoin de trois ou quatre duels dans ma vie, c’était toujours pour arranger les affaires, réconcilier les ennemis ou charger les pistolets.

LOUISE.

À poudre.

LE CHEVALIER.

Ou à liège, quand il n’y avait pas moyen de sauvegarder les amours propres. Eh bien ! avec M. de Monteverde, je sens que je pourrais devenir à mon âge un forcené duelliste ; que j’aurais du plaisir à me battre sérieusement à outrance et avec des armes véritables.

LOUISE.

Mon ami ?...

LE CHEVALIER.

J’ai tort, c’est vrai, c’est de la déraison ; mais que veux-tu, mon enfant, c’est plus fort que moi...

LOUISE.

Ne parlons plus de lui...

LE CHEVALIER.

Non, c’est trop nous occuper de ceux que nous n’aimons pas, quand ceux que nous aimons... Ils se font bien attendre ceux que nous aimons.

LOUISE.

Emmanuel !... cher Emmanuel !... je tremble... tant que ces bruits d’amnistie ne seront pas confirmés. Je tremble toujours pour sa liberté, pour sa vie...

LE CHEVALIER.

Oh ! rassure-toi, Louise, rassure-toi, sa vie n’est pas, ne sera jamais menacée, je l’espéré... Et quant à sa liberté... mon Dieu ! tu as voulu te condamner toi-même à toutes ces frayeurs, tu les connaissais à l’avance... puisqu’après avoir lutté longtemps contre ton amour par excès de générosité, parce que tu ne voulais pas, disais-tu, associer ta pauvreté à son immense fortune, tu n’as consenti à devenir sa femme que le jour où sa sœur est venue t’apprendre qu’il était malheureux, proscrit.

LOUISE.

Oh ! je ne m’en repens pas, mon père, et je le ferais encore... Mais pourquoi n’est-il pas ici, ni lui, ni Irène... Irène, cette chère compagne de mon enfance, qui va devenir ma sœur ?...

 

 

Scène IX

 

LE CHEVALIER, LOUISE, IRÈNE, puis EMMANUEL et ALEXIS

 

LE CHEVALIER, apercevant une jeune fille dans la coulisse.

Ah ! rassure-toi, la voilà.

LOUISE.

Ah ! c’est elle, enfin !...

IRÈNE.

Ma bonne sœur !

LOUISE.

Tu es seule ?...

IRÈNE.

Non pas, j’ai couru un peu plus vite que ces deux messieurs, les deux inséparables, mon frère et ton second témoin ; tu sais bien, le capitaine Alexis...

LOUISE.

Celui que tu aimes !

IRÈNE.

Tais-toi ! il n’aurait qu’à l’entendre... les voici...

Entrent ensemble Emmanuel de Salzberg et le capitaine Alexis de Sterk.

EMMANUEL.

Ma chère Louise !...

Il lui baise la main ; au chevalier.

Mon ami !

ALEXIS, à Louise.

Je me félicite d’être le premier à vous appeler Madame.

LE CHEVALIER, à Emmanuel.

Retardataire !...

LOUISE, souriant.

En effet...

EMMANUEL.

Ne m’accusez pas. Vous savez, Louise, tu sais, ma bien-aimée, que loin de toi je n’existe pas... et je comprends, d’ailleurs, les mortelles inquiétudes qui se mêlent pour toi, pour nous tous au bonheur de cette journée ; ce n’est pas moi qui me suis fait attendre... c’est lui, c’est le capitaine...

ALEXIS.

Je m’occupais de toi.

EMMANUEL.

Je le sais bien, et je t’en remercie.

ALEXIS.

Je croyais vous rapporter à tons une bienheureuse nouvelle...

LOUISE.

L’amnistie !

ALEXIS.

Et je n’en sais rien... rien encore !

LES AUTRES PERSONNAGES.

Rien !...

ALEXIS.

J’espère, voilà tout ; j’ai vu mettre en liberté quelques jeunes gens, choisis, il est vrai, par les moins fougueux et les moins entreprenants.

LE CHEVALIER, à Emmanuel, en souriant.

Deux qualités qui ne sont pas précisément les nôtres.

EMMANUEL, souriant.

Injuste ami, qui ne supposez pas que l’expérience du passé puisse servir d’enseignement pour l’avenir... Ah ! bienheureux le sage qui a su se prémunir à l’avance contre cette fièvre contagieuse que tout homme, à vingt-cinq ans, sent naître et grandir en lui à ce seul mot de liberté... fièvre qui tôt ou tard tombe d’elle-même devant la froide barrière de l’impossible on de la déception ! Vous-même, chevalier, cherchez bien dans vos souvenirs, et dites-moi s’il est un jeune homme, un seul, qui n’ait pas eu, au moins une fois dans sa vie, la stupide vanité de vouloir réformer le monde.

LE CHEVALIER.

C’est vrai, je n’en connais pas.

IRÈNE.

J’en connais un, moi, monsieur le capitaine Alexis...

EMMANUEL, riant.

Lui ! il a été plus malade que nous tous... mais dans le parti contraire... N’est-ce point parmi nos adversaires que je le rencontrai pour la première fois le jour où il ma sauvé la vie ?

IRÈNE.

Je ne l’ai pas oublié, je ne l’oublierai jamais !

ALEXIS.

Ne me remerciez pas, Mademoiselle, je ne connaissais pas encore Emmanuel... et ce que je fis pour lui, je l’eusse fait sans hésiter pour le dernier de mes ennemis. J’avais ma conviction, pourtant, comme il avait la sienne, et j’étais résolu à faire loyalement mon devoir... mais ce n’est jamais à plaisir qu’on verse le sang, dans une guerre civile ; et quand j’ai vu renversé, désarmé, celui qui venait de croiser son épée avec la mienne ; quand je l’ai entendu, prêt à périr, prononcer avec tristesse le nom de Louise, celui d’Irène, de sa sœur, j’ai senti à mon tour que mon épée allait s’échapper de ma main, et j’ai reculé avec horreur ; il m’a semblé enfin que si je pouvais avoir le triste courage de frapper cet ennemi sans armes, je commettrais un crime qui rappellerait celui du premier frère !

EMMANUEL.

Si nous ne nous connaissions pas alors, nous avons bien vite comblé le vide du passé. L’amitié est venue si sincère et si vivace que, pour en arracher aujourd’hui les racines, il faudrait, je crois, nous arracher le cœur... ces deux cœurs que Dieu semblait avoir créés pour être frères !...

ALEXIS.

Voilà un mot qui m’est doux à entendre dans votre bouche, Emmanuel.

EMMANUEL, souriant.

N’avons-nous pas les mêmes goûts, les mêmes sympathies ?... N’aimez-vous pas comme une sœur celle qui va devenir ma femme... Et quant à celle que je nomme ma sœur...

Souriant.

Allons ! frère, n’as-tu donc rien à lui dire ?

ALEXIS, avec émotion.

Les mots manquent quelquefois à un cœur trop plein. N’importe... en ce jour solennel de ton mariage, ami, et peut-être de notre séparation... car tu seras obligé de fuir avec ta femme et la sœur, si mes espérances ne se réalisent pas... Eh bien ! j’ose dans ce jour, et en ta présence, dire à mademoiselle de Salzberg Je vous aime, Irène, je vous aime... et de toute mon âme !

EMMANUEL, riant.

Que de mal pour arracher cet aveu de la poitrine d’un capitaine de cavalerie... Et toi, qu’as-tu à répondre, petite sœur ?

IRÈNE.

Mon Dieu ! vous m’embarrassez beaucoup, mon frère... il me semble qu’en engageant le capitaine à me parler ainsi vous avez répondu pour moi à l’avance, et je ne peux pas vous contredire. 

ALEXIS.

Ma chère Irène !...

LOUISE.

Mais, que parlez-vous de séparation, capitaine ? Avez-vous donc oublié la promesse que vous nous avez faite, de venir passer votre premier congé auprès de vos amis.

IRÈNE, sautant au cou de Louise.

Ah ! Louise, que tu es charmante !

EMMANUEL, souriant.

À qui dirait le contraire, j’irais chercher querelle.

Musique en sourdine et bruit de cloche.

 

 

Scène X

 

LE CHEVALIER, LOUISE, IRÈNE, EMMANUEL, ALEXIS, LISBETH, puis WALSTEIN, puis MONTEVERDE

 

LISBETH.

Messieurs, Mesdames... je viens vous avertir que le pasteur attend.

EMMANUEL.

Il ne faut pas qu’il attende... ses moments, comme les nôtres, sont comptés... mais je ne vois pas mes témoins... Walstein, Frantz.

WALSTEIN, entrant.

Walstein, le voici... Quant à Frantz, une malencontreuse blessure le retient chez lui... mais voici monsieur de Monteverde qui s’est offert très obligeamment à le remplacer.

LOUISE, à part.

Monsieur de Monteverde !

LE CHEVALIER, à part.

Lui devoir un service, c’est fâcheux.

EMMANUEL, allant à Monteverde.

Je suis heureux de vous dire : Marquis, à charge de revanche !

MONTEVERDE, regardant Louise.

Je vous remercie, monsieur le comte, mais je ne me marierai jamais... jamais...

En achevant ces paroles, il se trouve auprès de Lisbeth, et la regarde ironiquement en répétant à demi voix : Jamais !

LISBETH, à elle-même.

C’est à cause de moi qu’il ne veut pas se marier... Qu’il est aimable !

Bas.

Rendez-moi ma clé !

MONTEVERDE.

Jamais !

TROTMANN, qui vient de paraître.

Il parle à ma femme, bravo ! il lui dit du bien de moi... Ça va mieux.

Sortie des autres personnages. Le chevalier donne la main à Louise, Emmanuel à Irène ; suivent les deux témoins. La nuit commence à venir peu à peu pendant la scène suivante.

 

 

Scène XI

 

LISBETH et TROTMANN

 

LISBETH, à elle-même.

Il faudra pourtant bien qu’il me la rende.

TROTMANN.

Nous allons voir s’il a parlé en conscience ; du courage !

LISBETH, en elle-même.

Il a beau être aimable, et mon mari a beau être...

TROTMANN, lui prenant la taille

C’est moi, ma chérie, c’est moi.

LISBETH, poussant un cri.

Ah ! que c’est bête de faire des peurs comme ça ! Voilà mon cœur qui tourne plus vite que notre moulin.

TROTMANN, joyeux.

Et c’est moi qui le fait battre, moi, ton petit mari !

LISBETH, de mauvaise humeur.

Laissez-moi donc ! qu’est-ce qui vous prend ?

TROTMANN, interdit.

Elle ne me tutoie plus, elle me vouzoie...

Haut.

Lisbeth... est-ce que ce mariage ne te dit rien ?

LISBETH, brusquement.

Eh ! que veux-tu qu’il me dise ?

TROTMANN, à part.

Elle a dit tu !

Haut.

Souviens-toi ma petite femme...

LISBETH.

Me souvenir... de quoi ?

TROTMANN.

Ah ! voilà que la mémoire te revient... car tu baisses tes beaux petits grands yeux !... Tu te souviens, n’est-ce pas ? de ce que nous disait monsieur le pasteur... « Aimez-vous bien... aimez-vous fidèlement, afin qu’un jour vos enfants vous bénissent. » Ce jour-là, Lisbeth, tu disais de même, et tu ne me donnais pas, comme aujourd’hui, des grands soufflets quand je te parlais de mon amour ; tu ne repoussais pas ma main comme à présent ; tu me laissais prendre la tienne.

Il lui prend la main.

et tu ne me refusais pas ce que tu me refuses depuis huit jours... la clé du pavillon.

LISBETH.

La clé...

À part.

Oh ! certainement ; il faudra que le marquis me la rende.

TROTMANN.

Eh bien !

LISBETH.

Eh bien !

TROTMANN.

Tu n’es plus en colère... te voilà dans un de tes bons mouvements... donne-moi-la donc.

LISBETH.

La lui donner...

TROTMANN.

Tout de suite.

LISBETH, à part.

Je ne peux pourtant pas lui avouer que je ne l’ai pas.

TROTMANN.

Qu’est-ce que tu chuchotes ?

LISBETH.

Rien...

À part.

Gagnons du temps.

Haut.

Vous la donner, Monsieur ?

TROTMANN.

Allons, bon ! v’là les vous qui recommencent.

LISBETH.

Cette clé !...

TROTMANN.

Où est-elle ?

LISBETH.

Il faut d’abord la mériter.

TROTMANN.

Tout ce que tu voudras, tout ce que tu voudras, ma chérie, pour la jolie petite clé du pavillon, une robe de soie et des pendants d’oreille.

LISBETH.

Une robe de soie ! quel bonheur !

TROTMANN, souriant.

Ah ! tu es toujours coquette !

LISBETH, vivement.

Non, je ne le serai plus jamais !

TROTMANN.

Bien vrai ? Alors je te permettrai d’être toujours la plus belle... Je vais acheter la robe de soie.

LISBETH, lui sautant au cou.

Ô mon gros chéri !

TROTMANN.

Est-elle aimable !

À part.

Tiens ! je me suis raccommodé tout seul ! Je vais dire au marquis de ne plus s’en mêler.

LISBETH.

Va donc vite !

TROTMANN.

Au revoir, ma jolie petite Lisbeth, au revoir ; je vais gagner ma clé.

Il sort en lui envoyant des baisers. Se cogne contre un sergent autrichien qui vient de paraître à l’extérieur, entouré de quelques soldats.

Ne faites pas attention, mon sergent, il n’y a pas d’offense.

Il disparaît.

 

 

Scène XII

 

LISBETH, UN SERGENT et DES SOLDATS

 

LISBETH, à elle-même.

Une robe de soie ! il ne m’a pas dit si elle serait bleue ou gorge de pigeon.

LE SERGENT, entrant et parlant à ses soldats, et leur désignant une table.

Mettez-vous la... je vais tâcher de savoir... Asseyez-vous...

Tapant sur la table.

Eh ! ma mie !

LISBETH.

Voilà ! voilà ! que faut-il servir à ces messieurs ?

LE SERGENT.

De ton meilleur vin, et cinq verres.

LISBETH.

J’y vais !

À elle-même en sortant.

Une robe de soie... Il me faudra un bonnet neuf aussi...

Elle disparaît un instant, puis rentre avec une vieille servante d’auberge, qui apporte deux bouteilles et des verres.

LE SERGENT.

Les femmes aiment à jaser ; je connais leur faible, laides ou jolies... attention !

Haut à Lisbeth.

Il y a donc du nouveau ici, ma belle enfant ?

LISBETH, préoccupée.

C’est possible !

À elle-même.

Il sera gentil mon petit bonnet.

LE SERGENT.

Vous avez d’abord un mariage... La mariée est-elle belle ?

LISBETH, pensant à son bonnet.

Très jolie... avec trois rangs de garnitures.

LE SERGENT, aux soldats.

Qu’est-ce qu’elle chante ? Je vais lui dégourdir la langue :

Haut et railleur.

Allons, je parie qu’elle est plus belle que toi !

LISBETH, piquée.

Parce qu’elle a une robe de soie ?

LE SERGENT.

C’est donc une grande dame ? Et son mari ?

LISBETH.

Quoi ? plaît-il ? De quel mari voulez-vous me parler ?

LE SERGENT.

Je te demande si le marié est noble, et si on ne le nommerait pas par hasard le comte Emmanuel de Salzberg ?...

LISBETH.

Tiens, vous le connaissez ?

LE SERGENT.

C’est lui ! c’est bien lui !

Aux soldats qui se lèvent.

Vous savez ce que vous avez à faire.

Haut.

Combien vous dois-je, ma belle enfant ? Payez-vous ; le surplus, ce sera pour mettre à votre futur bonnet un quatrième rang de garnitures.

LISBETH.

Merci bien, monsieur l’officier.

Le sergent et les soldats sortent de différents côtés.

 

 

Scène XIII

 

LISBETH, puis EMMANUEL et LOUISE, ALEXIS et IRÈNE, MONTEVERDE et WALSTEIN

 

LISBETH.

L’essentiel à présent est de ravoir ma clé ; c’est difficile, le marquis m’aime tant ! Oh ! il m’aime bien sincèrement ! j’en suis sûre ; et si ce n’était pas une conscience de faire de la peine à un brave garçon comme mon gros Trotmann... Allons ! n’y pensons plus... le bon Dieu voudra peut-être que ce pauvre marquis m’oublie... Le voilà qui revient de l’église avec tout le monde... Tiens ! il regarde de bien près la mariée.

Pendant ce monologue on a vu rentrer Louise à qui Emmanuel donne la main. Irène au bras d’Emmanuel, Walstein et Monteverde. Il fait nuit, mais nuit assez claire pour qu’on voie bien toutes les physionomies.

EMMANUEL, donnant le bras à Louise.

Pourquoi, ma belle Louise, lorsque je suis si heureux, semblez-vous triste ?

LOUISE.

Je ne sais... j’ai peine à vous convaincre les sinistres pressentiments qui me poursuivent... Je voudrais, mon ami, que nous fussions déjà partis.

EMMANUEL.

Cela ne peut tarder. Le chevalier est allé faire avancer la chaise de poste.

Il la quitte et va au fond rejoindre Alexis, qui se promène avec Irène sous les arbres.

MONTEVERDE, s’approchant de Louise.

Eh ! quoi, Madame, pas in regard de pitié pour celui qui vous adore toujours ?

LISBETH, qui peu à peu s’est approchée avec inquiétude.

Hein ? qu’est-ce qu’il dit ?

LOUISE.

Monsieur le marquis !

MONTEVERDE.

Quant à vous, Madame, votre souvenir vivra éternellement en moi... je ne saurais oublier...

LISBETH.

Plaît-il ?

LOUISE, froidement.

C’est une chose qu’un homme d’honneur ne doit jamais oublier : c’est le respect de lui-même.

Elle salue et va rejoindre au fond Emmanuel, Alexis et Irène. On les voit un instant sous les arbres, puis disparaître par une des allées du jardin.

MONTEVERDE, à part.

Oh ! cette femme !

LISBETH, à elle-même.

Cette femme est une honnête femme, et je ne saurai trop l’imiter.

S’approchant de Monteverde.

Monseigneur...

MONTEVERDE.

Ah ! Lisbeth !

À part.

Ma consolation !

LISBETH.

Monseigneur... ma clé... il me la faut !

MONTEVERDE.

Pourquoi ?

LISBETH.

Pour rentrer chez moi, donc.

MONTEVERDE.

Rentrer seule, ou avec ton mari ?

LISBETH.

Qu’est-ce que cela vous fait ?

MONTEVERDE.

Je suis jaloux...

LISBETH.

Jaloux !...

À part.

Ça ne prend plus, mon gentilhomme... Mais il n’y a pas de mal à vous tromper, vous... c’est pain béni.

TROTMANN, arrivant au fond, un paquet à la main.

J’apporte la robe de soie.

MONTEVERDE, à Lisbeth.

Je ne t’entends pas, ma charmante... tu dis ?

LISBETH.

Je dis, monsieur le marquis, que je veux avoir ma clé pour moi seule.

MONTEVERDE.

Et tu me donnes ta parole que ton mari...

LISBETH.

Je vous jure, Monsieur, que mon mari ne viendra pas cette nuit au pavillon.

Monteverde lui rend la clé.

 

 

Scène XIV

 

LISBETH, MONTEVERDE, WALSTEIN, TROTMANN, qui s’est approché doucement et a entendu

 

TROTMANN.

Hein ? qu’est-ce que tu dis ?

LISBETH, bas.

Tais-Toi donc béta, j’irai au moulin.

TROTMANN, à part.

Au moulin !... est-elle gentille !...

Haut.

J’ajouterai une chaine d’or aux pendants d’oreille.

Ils sortent ensemble.

WALSTEIN, qui vient de rentrer depuis quelques instants et a vu rendre la clé à Monteverde.

Eh bien ! cher ami, tu as trouvé ton maître... une paysanne... elle a repris sa clé.

MONTEVERDE.

C’est vrai, mon pauvre Frédéric... mais rassure-toi, il y a d’excellents ouvriers dans ce village... j’en ai fait faire une autre.

Il la montre.

WALSTEIN.

Une autre !

MONTEVERDE.

À minuit je reviendrai...

WALSTEIN.

Tu oserais ?

MONTEVERDE.

L’audace, c’est le bonheur !

Ils sortent ensemble au fond par la gauche. De l’autre côté, on voit arriver une chaise de poste ; Emmanuel, Louise, Alexis et le chevalier sont rentrés en scène, et marchent vers la chaise de poste. Le chevalier en descend.

 

 

Scène XV

 

EMMANUEL, ALEXIS, LOUISE, IRÈNE, LE CHEVALIER

 

EMMANUEL.

Enfin, c’est le chevalier.

LE CHEVALIER.

Je n’ai pas perdu de temps... À vous, mes amis, de suivre mon exemple, et de gagner avec moi la frontière... Je ne crois pas au danger... mais de loin... nous le braverons beaucoup mieux que de près.

EMMANUEL.

Vous avez raison, mon ami... Louise... ma sœur, il faut partir.

TOUTES DEUX.

Partir !

EMMANUEL.

Oh ! cet instant est moins douloureux pour moi que je n’avais cru : j’emmène avec moi tout ce que j’aime au monde.

ALEXIS.

Emmanuel !... tu oublies que je reste.

EMMANUEL.

Je le sais, mais si tu restes pour t’occuper de nous, pour préparer notre retour... absents nous serons toujours ensemble par la pensée... je te le promets, Alexis ; je te le promets pour moi et...

ALEXIS, regardant Irène.

Et pour elle, n’est-ce pas ?

EMMANUEL

Oui, pour elle. Grâce à toi, elles partagent mes espérances ces deux femmes chéries... qui vont partager mon exil ; grâce à ton dévouement fraternel, nous reverrons bientôt notre patrie... Partons ! partons !

Ils marchent vers le fond. Louise va monter en voiture ; mais en un instant le fond du théâtre s’est garni de soldats qui portent des flambeaux. À leur tête est le sergent qu’on a vu boire et causer avec Lisbeth. Les personnages qui allaient monter en voiture reculent devant ce sergent, qui est venu se placer à la portière. Trotmann et Lisbeth viennent de rentrer.

 

 

Scène XVI

 

EMMANUEL, ALEXIS, LOUISE, IRÈNE, LE CHEVALIER, LE SERGENT, DES SOLDATS, TROTMANN et LISBETH

 

LE SERGENT.

Comte Emmanuel de Salzberg vous êtes mon prisonnier.

TOUS, ensemble.

Prisonnier !

LOUISE.

Emmanuel !

IRÈNE.

Mon frère !

ALEXIS.

Mais c’est impossible !

LE SERGENT.

Lisez, capitaine.

Il lui remet le papier qu’il tenait à la main. Alexis baisse la tête, avec désespoir, après avoir lu.

LOUISE.

Nous séparer !... Mais je suis ta femme ! je veux te suivre !...

IRÈNE.

Et moi aussi.

TOUTES DEUX, ensemble.

Non, nous ne te quitterons pas.

ALEXIS.

Hélas ! l’ordre est formel, il doit partir seul.

EMMANUEL.

Il faut obéir... il faut dire adieu à tous mes rêves de bonheur !... Louise, ma bien-aimée Louise ! Irène !...

Prenant la main du chevalier et du capitaine.

Ah ! mes amis, mes amis ! ne les abandonnez pas.

LE CHEVALIER et ALEXIS.

Jamais !...

EMMANUEL.

Ma sœur... parle-lui souvent de moi ! Louise... aime-la bien !... Écrivez-moi toutes les deux. Louise, écris-moi que tu m’aimes, puisque de longtemps peut-être tu ne pourras me le dire !

LE SERGENT, s’inclinant devant Emmanuel en lui montrant le marchepied de la voiture.

Monsieur le comte !...

EMMANUEL.

Allons ! du courage !

Il marche vers la voiture ; les femmes poussent un grand cri et s’attachent encore à lui.

S’arrachant de leurs bras.

Adieu !... non !... non !... au revoir !...

Il monte dans la voiture ; les soldats et le sergent y montent avec lui. La voiture part ; Alexis et le chevalier ramènent sur le devant de la scène les deux jeunes femmes qui se lais sent conduire, l’œil fixe, et comme si elles n’avaient plus le sentiment de ce qui se passe autour d’elles. On les fait asseoir ensemble sur un banc de pierre placé sur le premier plan.

 

 

Scène XVII

 

ALEXIS, LOUISE, IRÈNE, LE CHEVALIER, LE SERGENT, TROTMANN, LISBETH

 

Lisbeth et Trotmann ont observé tout ce qui vient d’avoir lieu avec intérêt et tristesse.

LISBETH.

Pauvres jeunes gens !

TROTMANN.

Séparés le jour même de leur mariage !

LISBETH.

Et ils s’aiment tant !

ALEXIS, à Irène.

Cette promesse que je viens de faire à Emmanuel, c’est encore la tenir que de songer à le défendre, lui, auprès de ceux qui l’ont condamné... ! De ce pas, Irène, je vais à Presbourg ; j’ai des amis, des amis puissants, et peut-être...

IRÈNE, se levant et lui tendant la main.

Alexis... je serai votre femme le jour où vous me ramènerez mon frère.

ALEXIS.

Merci !... merci pour cette parole bénie...

Il va au chevalier, lui tend la main et regarde Louise.

Pauvre âme brisée, dites-lui d’espérer... l’espérance centuple les forces pour la lutte !... dites-lui que je le sauverai.

Regardant Irène et sortant.

Oui, je le sauverai ! oh ! je le sauverai !

Il sort. Irène revient auprès de Louise qui est demeurée immobile sur un banc de pierre.

IRÈNE.

Louise, ma sœur !...

Louise se lève, la regarde, s’efforce vainement de lui parler : sa voix est étouffée par les sanglots ; elle laisse tomber sa tête dans les bras d’Irène en fondant en langes. Irène lui montre le ciel, s’incline, et toutes les deux tombent à genoux. Le chevalier se découvre ; Trotmann qui s’est approché en fait autant, et Lisbeth baisse la tête comme pour prendre part à la prière des deux jeunes femmes.

LE CHEVALIER, après un moment de silence, s’adressant aux deux paysans.

Mes amis, vous pourrez nous garder cette nuit, n’est-ce pas ?

LISBETH.

De grand cœur.

TROTMANN.

Vous serez mal logés, mais enfin une mauvaise nuit...

LISBETH.

Pour vous, Monsieur, il y a une petite chambre au-dessus de la nôtre, dans le moulin.

TROTMANN.

Pour la demoiselle...

Il montre la porte à gauche, dont s’approche, une lanterne à la main, la vieille paysanne qu’on a déjà vue.

la chambre basse auprès de celle de la jardinière.

LISBETH, montrant Louise.

Et pour Madame ?

TROTMANN.

Pour Madame, la chambre du pavillon.

Le chevalier leur serre la main en signe de remerciement. La toile tombe.

 

 

ACTE II

 

Quinze mois après.

Un salon d’été aux environs de Presbourg.

 

 

Scène première

 

LE CHEVALIER, FRITZ

 

Le chevalier est assis devant un guéridon et tient un livre.

LE CHEVALIER.

J’ai beau faire, je ne suis pas à ma lecture...

Il se lève et sonne à Fritz qui entre.

Ces dames ne sont pas encore prêtes.

FRITZ.

Oh ! soyez tranquille, monsieur le chevalier, elles ne sont pas moins impatientes que vous... mais il est matin encore.

LE CHEVALIER, prenant sa montre.

En effet, dix heures et demie, et le courrier de Vienne à Presbourg n’arrive qu’à midi.

FRITZ, lui présentant un journal.

Si monsieur le chevalier, en attendant, veut lire les dernières nouvelles d’Autriche, je crois que là-bas tout va un peu mieux pour ceux qui nous intéressent.

LE CHEVALIER, avec inquiétude.

Fritz ! vous l’avez lu ce journal ?

FRITZ.

Tout entier, monsieur le chevalier... On peut sans crainte le laisser entre les mains de ces dames.

LE CHEVALIER.

Vous êtes un brave homme, Fritz !

FRITZ.

Dame, Monsieur !... les domestiques sont si bien traités qu’ils se croient presque de la famille. On ne se méfie pas d’eux comme s’ils étaient des ennemis ou des espions... et puis comment ne m’intéresserais-je pas au sort de ce jeune maître que je ne connais pas, c’est vrai, mais qui, depuis près de quinze mois, languit si fatalement dans une forteresse militaire.

LE CHEVALIER.

Il faut encore remercier Dieu qui, jusqu’à ce jour, a protégé sa vie.

FRITZ.

Dieu !... et monsieur le capitaine Alexis de Sterk !

LE CHEVALIER.

Tu as raison... Alexis, le noble fiancé de notre chère Irène, à qui il a juré de lui ramener son frère... Pauvre Emmanuel ! Toucher au but de ses désirs et voir tout à coup se dresser entre soi et la femme de son choix les sombres murailles d’une prison d’État. Et Louise... mon enfant d’adoption !... je la vois encore dans sa sombre douleur refuser les secours d’Irène et me méconnaître moi-même. Longtemps j’ai tremblé pour sa vie, plus encore pour sa raison !... Le docteur, mon vieil ami, a exigé en pleurant qu’elle aussi, fut séparée de nous pendant des mois entiers... puis il nous l’a ramenée enfin, revenue de ses cruels accès de délire, plus calme, mais toujours triste, repoussant à la fois la consolation et l’espérance. La volonté d’Emmanuel était que Louise et Irène attendissent les événements dans une campagne à mon choix aux environs de Presbourg, où leur vie s’écoulerait, sinon heureuse, du moins à l’abri des orages du monde... Cette retraite, j’espère qu’il l’a trouvera bien choisie quand, après son retour, il lui sera donné de la voir et d’y retrouver ces deux femmes chéries !... Mais elles ne viennent pas et le temps se passe !... Fritz, va leur dire... Non, non, j’y vais moi-même ; il faut que je m’en mêle pour presser un peu notre départ.

Il sort à gauche.

 

 

Scène II

 

FRITZ, seul, puis MONTEVERDE

 

FRITZ.

Quel excellent homme que monsieur le chevalier ! Que je m’estime heureux d’être entré à son service.

MONTEVERDE, entrant au fond.

Ces dames sont-elles visibles ?

FRITZ.

Monsieur le marquis !...

MONTEVERDE.

Annoncez-moi, je vous prie.

FRITZ.

C’est que monsieur le marquis !...

MONTEVERDE.

Annoncez-moi...

Fritz s’incline et sort.

 

 

Scène III

 

MONTEVERDE, seul

 

À l’exemple du chevalier, mon ennemi intime, comme il lui plaît de s’appeler lui-même, tout le monde ici, jusqu’aux serviteurs, me reçoit avec une sorte de déplaisir... Que m’importe, quand je veux j’ai la vue basse, mais en revanche j’ai toujours une volonté de fer... Louise ! j’aurai tôt ou tard raison de ses dédains ! Entraîné loin de la Hongrie par des affaires, le lendemain même de cette folle aventure du pavillon, qui marquera dans mes souvenirs de jeunesse, et qui, sans doute, n’a pas empêché ce bon Trotmann et sa fidèle Lisbeth de vivre en parfaite intelligence, j’ai couru le monde, pensant toujours, non pas à ce bonheur fugitif que j’avais dérobé dans le ménage du pauvre meunier... mais à cette passion de toute ma vie qui était brisée à la fois par les refus de Louise et par son mariage avec un autre, rien n’a pu me la l’aire oublier, ni les voyages, ni les triomphes de l’ambition satisfaite, ni les distractions de tous genres qui ne m’ont pas manqué depuis quinze mois. J’apprends à mon retour que son mari est absent, proscrit, et je reviens auprès d’elle, plus éperdument épris que jamais, plus méprise peut-être, et ni le dédain de ses lèvres, ni la colère de ses yeux ne m’ont guéri d’une passion folle, insensée... Moi qui partout me suis fait un jeu de tromper et de séduire, je trouve ici mon châtiment dans ce fatal amour.

La voix du chevalier au dehors.

C’est bien, Fritz, c’est bien, je vais le recevoir.

MONTEVERDE, seul.

Le chevalier.

 

 

Scène IV

 

LE CHEVALIER, MONTEVERDE

 

LE CHEVALIER.

Monsieur le marquis, je vous salue.

MONTEVERDE.

Monsieur le chevalier.

LE CHEVALIER.

J’ai à vous demander deux fois pardon, d’abord de vous recevoir à la place de ces dames ; elles m’attendent pour aller avec moi chercher à la poste des nouvelles de M. de Salzberg, ensuite d’abréger avec vous toutes vaines formules de politesse pour en venir brusquement au fait. Mon excuse est encore dans la raison même que je viens de vous dire : ces dames m’attendent, et l’heure de la poste est venue. 

MONTEVERDE.

Ne vous gênez pas pour moi, je reviendrai.

LE CHEVALIER.

Non pas... je tiens à m’expliquer dès à présent.

MONTEVERDE.

Je vous écoute, mon cher ennemi.

LE CHEVALIER.

Aujourd’hui je peux répudier ce titre, c’est un conseil d’ami que je viens vous donner.

MONTEVERDE.

Vrai !

LE CHEVALIER.

Ce n’est pas pour moi que depuis six semaines vous venez tous les jours dans cette maison, convenez-en ?

MONTEVERDE, ironiquement.

Mais, je ne dis pas cela.

LE CHEVALIER.

Il y a ici, confiées à ma garde, à ma tendresse, deux femmes que vous poursuivez tour à tour pour me donner le change de vos assiduités et de vos hommages ; l’une est mariée à M. de Salzberg, qui, je l’espère, ne tardera pas d’être rendu à son amour.

MONTEVERDE, vivement et d’un air contrarié.

Que dites-vous ?

LE CHEVALIER.

Ça vous fait plaisir, n’est-ce pas ? L’autre est promise au capitaine Alexis de Sterk... et elle épousera son fiancé dès qu’il va lui ramener son frère ; vous voyez, monsieur de Monteverde, que des deux côtés vous devez perdre toute espérance ; en galant homme, vous n’avez qu’un seul parti à prendre.

MONTEVERDE.

C’est là votre conseil d’ami !...

LE CHEVALIER.

Acceptez-le avec loyauté, Monsieur... ce sera mettre un terme à toutes mes préventions contre vous ; et moi, c’est loyalement aussi que je vous tendrai la main en recevant vos adieux.

Il tend la main à Monteverde.

MONTEVERDE, le saluant après un instant d’hésitation.

Permettez-moi du moins de ne pas céder à votre conseil avant d’avoir salué ces dames ; j’aurai l’honneur de revenir.

Il sort à droite.

 

 

Scène V

 

LE CHEVALIER, un instant seul, puis FRITZ

 

LE CHEVALIER.

Décidément cet homme-là me fera sortir de mon caractère et j’aurai une querelle avec lui.

FRITZ, paraissant à gauche.

Monsieur le chevalier, cette fois c’est vous qui vous faites attendre !

LE CHEVALIER.

Me voilà !... mon ami, me voilà !... Louise !... Irène !... je suis à vous ! et puissions-nous rapporter ensemble d’heureuses nouvelles.

Il sort à gauche.

 

 

Scène VI

 

FRITZ, seul

 

Il range les meubles autour de lui.

Madame la comtesse est un peu moins chagrine que d’habitude ; mademoiselle Irène est presque joyeuse... M. le chevalier espère... Allons ! voilà une journée qui commence mieux que les autres ; moi j’ai ma part de leurs instants de joie et de bon heur, comme j’ai ma part de leurs chagrins... sans connaître ces nobles jeunes gens dont tout le monde raffole dans la maison ; je les attends et moi aussi j’espère.

Il a achevé de tout mettre en ordre. La musique sur le piano. Un tableau sur son chevalet. Des vases de fleurs sur la cheminée ; puis il porte au fond du théâtre le petit guéridon sur lequel le chevalier lisait au lever du rideau ; il a pris le livre, et, en disant son dernier mot, il l’emporte daris une pièce voisine, dont la porte est à droite au premier plan. La porte du fond se rouvre doucement, et l’on voit entrer d’abord Alexis, puis Emmanuel, tous les deux en redingote de voyage.

 

 

Scène VII

 

ALEXIS, EMMANUEL

 

ALEXIS.

Ici... ce doit être ici...

EMMANUEL, regardant partout autour de lui avec émotion.

Oui, je le crois, je le devine.

ALEXIS.

Et personne... personne pour nous recevoir. Est-ce qu’on n’aurait pas reçu notre lettre ?

EMMANUEL.

Un retard n’aurait rien d’étonnant... et puis nous sommes venus si vite...

ALEXIS.

Nous étions si impatients de les revoir, après une si longue absence ; mais regardez donc, Emmanuel... quelle charmante habitation, quelle délicieuse retraite a su découvrir ce bon chevalier... C’est un Éden !

EMMANUEL.

Tenez, Alexis, je ne suis pas fâché que personne ne soit là ; je veux, égoïste que je suis, savourer tous les bonheurs les uns après les autres. Est-ce qu’ici tout ne vous parle pas d’elles, de ces deux femmes, objet de tant d’amour et de sollicitude ?

S’arrêtant devant un tableau.

Ce tableau !... ce portrait... le mien, fait de mémoire par elle !... Ah ! Louise !... ma chère Louise !... ma femme !...

ALEXIS, de l’autre côté.

Qu’ai-je lu ? mon nom sur cet album ! une écriture charmante tracée par une main adorée !...

Il embrasse la page.

EMMANUEL, de l’autre côté.

Une bourse inachevée... avec mon chiffre.

ALEXIS.

La romance que j’aimais sur le piano d’Irène !... Ah ! j’ai peine à retenir mon cœur.

EMMANUEL

Alexis !

Prenant la main du jeune homme qu’il place sur son cœur.

dites-moi celui qui bat le plus fort.

ALEXIS, souriant.

Ah ! nous sommes bien frères !

EMMANUEL, après un instant.

Mais savez-vous que nous voilà comme deux enfants que la joie étourdit, que le bonheur enivre.

Ici Fritz reparaît à droite.

ALEXIS.

Quelqu’un ?

 

 

Scène VIII

 

ALEXIS, EMMANUEL, FRITZ

 

FRITZ.

Des étrangers !...

EMMANUEL, vivement.

Votre maîtresse, monsieur Fritz !

ALEXIS.

Oui, monsieur Fritz, votre maîtresse...

FRITZ, à part, étonné.

Ils savent mon nom !...

Le regardant.

Mais, moi aussi, je connais ce visage... Où donc ?... Ah !...

EMMANUEL.

Eh bien ?

FRITZ, reprenant vivement.

Madame la comtesse est sortie.

ALEXIS, vivement.

Et sa sœur, mademoiselle Irène... et le chevalier.

FRITZ, très attentif.

Mademoiselle et monsieur le chevalier ont accompagné Madame.

EMMANUEL

Sorties ?... si matin !...

FRITZ, à part, regardant le tableau devant lequel Emmanuel vient de s’arrêter.

Oui, Messieurs, c’est l’heure où chaque jour ces dames vont à la ville attendre le courrier...

Appuyant.

Mais aujourd’hui ce sera inutilement.

ALEXIS.

Et pourquoi ?

FRITZ.

D’abord parce que le facteur est en avance sur elles !

Il montre une lettre qu’il tient à la main.

EMMANUEL, bas à Alexis.

Ma lettre.

FRITZ, remettant la lettre.

Et ensuite parce que celui qui a écrit cette lettre peut la reprendre et s’annoncer lui-même.

EMMANUEL.

Que voulez-vous dire, monsieur Fritz ?

FRITZ, avec émotion.

Je veux dire que vous êtes le comte de Salzberg, que vous êtes, vous, le plus cher, le plus dévoué de ses amis, et je vous salue dans cette maison où l’on vous attend toujours, mes nobles maîtres...

Il s’incline.

EMMANUEL, ému, le relevant.

À nos pieds... vous ! vous, le premier visage qui ait eu un bon regard, une bonne parole, pour celui qui revient de l’exil... Mon ami... votre main !...

ALEXIS.

Voici la mienne.

FRITZ.

Mais, écoutez !... n’entendez-vous pas ?

IRÈNE.

Fritz !... Fritz.

ALEXIS.

Ah ! c’est Irène.

EMMANUEL

C’est ma sœur !

 

 

Scène IX

 

ALEXIS, EMMANUEL, FRITZ, IRÈNE

 

IRÈNE, entrant en courant et sans voir les deux jeunes gens.

On vient de me dire qu’il était arrivé une lettre en notre absence.

FRITZ.

C’est vrai... mais ce n’est plus moi qui puis vous la remettre, Mademoiselle.

IRÈNE.

Qui donc ?

ALEXIS, qui a pris la lettre des mains d’Emmanuel.

C’est moi !

IRÈNE, stupéfaite.

Ah ! mon Dieu ! je rêve ! Alexis !

Courant à lui.

Est-ce bien vous ?

S’arrêtant avec effroi.

Vous êtes seul ? Mon frère ?

L’apercevant.

Ah ! mon frère ! le voilà !

Elle se jette à son cou, et tend la main à Alexis.

EMMANUEL.

Irène... ma chère sœur !...

ALEXIS, bas, lui embrassant la main.

Ma bien-aimée !

IRÈNE, émue.

Mon ami !... ah ! quel bonheur ! quelle surprise ! quelle fête !... et pour elle aussi, je l’oubliais.

Appelant.

Louise !... Louise !... Ah ! la voici !

S’arrêtant.

Mais éloignez-vous un peu, que j’aie le temps de la préparer.

 

 

Scène X

 

ALEXIS, EMMANUEL, FRITZ, IRÈNE, LOUISE

 

LOUISE.

Irène !... tu m’as appelée ?... Cette lettre... te l’a-t-on remise enfin... que contient-elle ? Mon Dieu !... mon Dieu ! que vas-tu m’apprendre ?

IRÈNE,

Rien de fâcheux... rassure-toi !... nous avons de bonnes nouvelles.

LOUISE, vivement.

Est-il possible ! Il y a quelque espoir !

IRÈNE.

Mieux que de l’espoir.

LOUISE.

Comment ?... que veux-tu dire... mais parle donc... mais parle.

IRÈNE, souriant.

Devine ?

LOUISE.

Je ne sais pas... je...

Elle regarde, voit Emmanuel, reste un moment immobile, puis tombe dans ses bras sans connaissance.

EMMANUEL.

Louise !... ah ! tout mon cœur s’est ému.

IRÈNE.

Reviens, reviens à toi, ma sœur ; aussi je craignais... elle a été si malade...

EMMANUEL

Malade !... ma Louise ! malade ! et on ne me l’a pas écrit !

IRÈNE.

N’étiez-vous pas assez malheureux.

ALEXIS.

Ah ! ses lèvres s’agitent... elle rouvre les yeux !

EMMANUEL.

Regarde-moi !... regarde-moi !... Louise, c’est ton amant, ton époux !... qui ne doit plus te quitter... Non, jamais, jamais, ma Louise.

LOUISE, relevant peu à peu la tête, attirée par la voix d’Emmanuel et se jetant dans ses bras en poussant un cri de joie.

Ah ! c’est lui !... lui, hors de tout danger ; lui, sauvé !... Ô merci, mon Dieu ! vous avez exaucé mes prières de chaque jour, de chaque nuit ; vous l’avez sauvé, celui que j’aime de toutes les forces de mon âme ; soyez béni, mon Dieu... soyez béni !

EMMANUEL

C’est elle, c’est bien elle, tendre, dévouée, heureuse de mon retour, telle que le prisonnier la voyait dans ses beaux jours de liberté ! Ah ! se retrouver ainsi auprès de tout ce qu’on aime, sa femme, sa famille, ses amis, c’est tant de bonheur inespéré que le cœur ne peut suffire... il bat, il se gonfle... il semble qu’il veuille embrasser l’univers dans son immense joie... et il ne trouve pas un mot pour peindre les sentiments qu’il éprouve... Il n’a qu’une larme pour vous dire et sa félicité ci sa reconnaissance...

IRÈNE.

Et tout ce bonheur si bien partagé... à qui le devons-nous ?...

Elle tend la main à Alexis.

ALEXIS.

Je devais réussir, Irène... et je n’y ai aucun mérite... N’étiez vous pas l’ange qui conduisait mes pas, l’étoile qui me guidait dans toutes mes démarches ; vos dernières paroles résonnaient sans cesse à mon cœur, comme un chant d’espoir : je serai votre femme, Alexis, le jour où vous me ramènerez mon frère.

IRÈNE, émue et souriant.

Ah ! j’ai dit cela ! alors il faudra donc que je vous tienne parole.

EMMANUEL.

Et tu feras bien ; où trouverais-tu un cœur plus digne de te comprendre, ma sœur... Ah ! cette année passée loin de vous a été pour lui comme pour moi une longue épreuve. Que de fois, au moment de toucher au succès, la fatalité nous rejetait plus que jamais en arrière, mais sans décourager cette vaillante victime ! Un jour cependant je crus que tout était fini ; c’était le lendemain que je devais mourir.

TOUS.

Mourir !

EMMANUEL.

J’avais passé tout le jour à vous écrire, chères âmes de ma vie ! Je recommandais l’un à l’autre ces deux trésors. Le soir venu, je venais de m’endormir, lorsqu’un bruit de clé dans la serrure vint me tirer de cet assoupissement, et tout aussitôt, une voix dure et brève m’ordonne de me lever. C’était l’instant fatal... Je mis la main sur mon cœur... il ne battait pas plus vite, je remerciai Dieu ; et je suivis mon geôlier, dont le manteau et le large chapeau se dessinaient vaguement à travers les obscurs couloirs. Enfin, une porte, la dernière, roula lentement sur ses gonds : mon silencieux conducteur s’arrêta ; je compris que nous étions arrivés ; je jetai un dernier regard vers le ciel tout scintillant d’étoiles, beau ciel que je ne devais plus revoir ! et bientôt, raffermi par cette muette prière, je regardai en face celui qui sans doute épiait dans mes yeux quelque signe de faiblesse... Mais quelle surprise ! au lieu du visage ironique et implacable que je m’attendais à voir, le visage d’un ami me souriait à travers des larmes... C’était Alexis, c’était la liberté, c’était la vie !

Ils se jettent dans les bras l’un de l’autre, Alexis fait un mouvement et porte la main à son bras gauche.

IRÈNE.

Alexis ! mais qu’avez-vous ? vous avez pâli.

ALEXIS.

Ce n’est rien, Emmanuel m’a serré un peu fort.

EMMANUEL

Pardon !... j’oublie toujours cette blessure qui, après si longtemps...

IRÈNE et LOUISE.

Une blessure ?

EMMANUEL.

Un coup d’épée qu’Alexis reçut à ce qu’il paraît peu de temps après mon arrestation.

IRÈNE.

Un coup d’épée... Alexis ! comment ? pourquoi ?

ALEXIS, vivement.

Eh ! mon Dieu ! peut-on dire souvent pourquoi le sang nous monte au cerveau, la colère à la tête ; el quand on porte une épée, est-il possible de ne pas prendre la défense de l’absent que l’on insulte ou que l’on calomnie, surtout lorsque cet absent est une femme.

LOUISE.

Une femme !

IRÈNE.

Ah ! c’était une femme que vous défendiez ?

Louise il prêté involontairement une attention très vive à ce qu’a dit Alexis.

ALEXIS, s’approchant d’elle.

Tenez, c’est vous, Louise, que je veux faire mon juge.

LOUISE.

Parlez...

ALEXIS.

C’était le lendemain de l’arrestation d’Emmanuel. À force de démarches, j’avais obtenu de faire partie de l’escorte qui devait conduire à Vienne nos malheureux prisonniers d’État, et j’avais une heure pour les rejoindre. Quelques personnes étaient réunies dans l’auberge où a été célébré ton mariage, et parmi elles des jeunes gens que j’avais été à même de voir souvent dans le monde ; l’un d’eux osait sans remords et sans honte se vanter d’une aventure qui lui était arrivée la veille et dans ce lieu mène. Il ne s’agissait pas pourtant d’une de ces victoires éclatantes remportées sur le cœur d’une coquette ; non !... mais tout simplement, et c’est là ce qui me paraît affreux, de la séduction d’une jeune villageoise qui s’était avisée de lui préférer son mari ! Qu’avait fait alors notre lovelace ? Par une ruse infernale, il était entré la nuit dans la chambre isolée où reposait la jeune femme. Oh ! j’avoue qu’en entendant un semblable récit, je ne pus m’empêcher de dire à cet homme : « Votre action est déjà une infamie, vous en vanter est plus infamie encore ; et je m’étonne, parmi tous ceux qui vous écoutent, d’être le seul ici à vous crier que vous êtes un lâche. »

EMMANUEL.

Ah ! pourquoi étais-je prisonnier... je t’aurais servi de second frère et j’aurais ramassé ton épée lorsqu’elle s’est échappée de ta main.

LOUISE, se parlant à elle-même, son émotion a augmenté à mesure que parlait le capitaine.

J’ai cru que j’allais apprendre le nom de ce misérable, mais je n’ose pas le demander.

ALEXIS.

Eh bien ! Louise, je vous ai dit que je vous prenais pour juge.

LOUISE.

Alexis... je vous remercie au nom de cette malheureuse femme, qui sans doute ne connaîtra jamais son généreux défenseur.

IRÈNE, tendant la main au jeune homme.

Et moi, je ne peux pas rester en arrière, je vois bien que vous n’avez jamais eu tort.

ALEXIS.

Mais l’ami oublie trop facilement auprès de vous ses devoirs de soldat ; tu sais, Emmanuel, que nous devons ensemble et sur-le-champ faire une visite au gouverneur militaire de Presbourg

LOUISE, tressaillant et se rapprochant vivement d’Emmanuel.

Comment ?

IRÈNE.

À peine de retour.

LOUISE.

Vous me quittez encore.

EMMANUEL.

Ah ! pas pour longtemps cette fois ; mais Alexis à mission de me présenter à Son Excellence et de lui remettre devant moi l’ordre officiel de ma mise en liberté.

IRÈNE.

Sur votre route, vous allez rencontrer notre vieil ami !

LES DEUX JEUNES.

Le chevalier.

ALEXIS.

En effet, où donc est-il ?

EMMANUEL.

Ingrat que j’étais, je ne pensais pas à lui.

IRÈNE, bas à Emmanuel.

Inquiet de ne pas recevoir de tes nouvelles, il s’est obstiné à demeurer en ville pour attendre le courrier de ce soir.

EMMANUEL.

C’est bien, je vais lui donner moi-même de mes nouvelles, et je le ramène avec nous, ce cher chevalier !

ALEXIS.

C’est qu’une amitié comme la sienne, au retour de l’exil, c’est quelque chose !...

IRÈNE.

Eh bien ! et nous, ne sommes-nous rien ?

ALEXIS.

Vous, vous êtes le printemps, vous êtes l’espérance.

EMMANUEL.

Vous êtes le bonheur !

TOUS DEUX ENSEMBLE.

À bientôt ! à bientôt !

Ils sortent.

 

 

Scène XI

 

LOUISE, IRÈNE

 

IRÈNE.

Moi, si tu le veux bien, Louise, je vais donner des ordres en ton nom à tout le monde pour que notre cher proscrit se trouve si bien dans cette raison qu’il ne veuille jamais s’en éloigner... Me le promets-tu ?... Abdiques-tu ton pouvoir en ma faveur ?...

LOUISE.

Va, ma chère Irène... tout ce que t’inspirera ton affection pour Emmanuel... je l’approuve d’avance.

IRÈNE.

Ma bonne sœur !...

Elle sort en sautant de joie.

 

 

Scène XII

 

LOUISE, seule

 

Emmanuel !... près de moi ! il avait la joie dans les yeux et la confiance dans le cœur ! Et moi !... j’ai pu ne pas me trahir, lorsqu’à la voix d’Alexis tout me revenait en mémoire !... Nuit fatale ! nuit maudite ! qui a détruit le bonheur, la dignité de toute ma vie !... Le nom de cet homme dont le crime m’a perdue, pourquoi tout à l’heure aspirais-je donc à le savoir ?... pourquoi ?... Quelle réparation pour moi, quand je le connaîtrais ? quelle expiation pour lui, quel châtiment, quelle vengeance pourrais-je jamais obtenir ?... Comment Emmanuel n’a t-il pas eu déjà le soupçon de quelqu’affreux mystère ?... et comment soutiendrai-je encore ses regards à lui, malheureuse !... lui que j’aime toujours, que je n’ai jamais tant aimé !... Me taire !... c’est la trahison ! tout lui dire, c’est la mort... et le ciel ne veut pas que je meure... il ne peut pas le vouloir !... Est-ce que ma vie est à moi maintenant ?... Relisons une dernière fois ce billet de Catherine Pliman, l’unique confidente de mon terrible secret.

Elle tire de son sein un billet. Entre Monteverde qui la voit, fait quelques pas... va pour saluer, puis s’arrête en l’entendant lire la lettre suivante.

 

 

Scène XIII

 

LOUISE, MONTEVERDE

 

LOUISE, lisant.

« Brûlez bien vite ce billet après l’avoir lu, chère dame. Je n’écrirai plus... je ne serais pas toujours sûre des personnes qui vous porteraient mes lettres... et puis, je vous en prie, ne venez plus à la ferme de Saint-Norbert... j’ai trop peur... on s’inquiète trop de vos visites... et je ne sais plus que dire, lorsqu’on me demande votre nom, celui de votre enfant... »

MONTEVERDE.

Qu’entends-je ?...

LOUISE, lisant toujours.

« Ne soyez pas inquiète de lui... je l’aime et j’en aurai toujours soin, comme si j’étais sa vraie mère... Je vous enverrai souvent de ses nouvelles par un moyen bien simple et qui ne sera compris que de nous deux... Tant que vous n’aurez rien à craindre pour la santé de ce cher petit ange, un bouquet de violettes ; si par malheur il était malade, des primevères. Adieu, chère dame, j’espère bien ne jamais vous envoyer que le premier de mes deux bouquets. »

MONTEVERDE, s’est avancé lentement pendant la lecture, et il vient s’incliner devant Louise.

Madame la comtesse.

LOUISE, se levant vivement après avoir caché la lettre dans son sein et regardant avec effroi.

Ah ! vous, Monsieur !...

À elle-même.

A-t-il entendu ?

MONTEVERDE.

Je viens d’apprendre que M. le comte de Salzberg était libre enfin et rendu à votre tendresse... Madame... je venais le saluer en vous présentant mes hommages.

LOUISE, à part.

Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! que dois-je croire ?...

On entend au dehors la voix de Trotmann et celle de Lisbeth.

TROTMANN.

J’entrerai, vous dis-je.

LISBETH.

Nous entrerons.

 

 

Scène XIV

 

LOUISE, MONTEVERDE, FRITZ, LISBETH et TROTMANN

 

FRITZ.

Madame, deux paysans qui demandent absolument à vous parler.

TROTMANN, entrant avec sa femme... leurs costumes sont beaucoup plus riches qu’à l’acte précédent.

Certainement nous nous sommes chargés d’une commission.

LISBETH.

Nous voulons la faire.

MONTEVERDE, à lui-même.

Trotmann et sa femme !... Qu’elle rencontre !

LOUISE.

Parlez, que me voulez-vous, de quoi s’agit-il ?

TROTMANN.

Il s’agit...

Il aperçoit Monteverde et s’arrête en disant à part.

Ah ! c’est lui !...

LOUISE.

Eh bien ?

LISBETH.

Mon Dieu !... il s’agit tout bonnement...

Même jeu de scène, elle s’arrête en reconnaissant le marquis.

Ah ! le v’là !

TROTMANN, bas à Lisbeth.

Le marquis !...

LISBETH, bas.

Je le reconnais bien.

TROTMANN, bas.

Et moi donc ! depuis que tu m’as tout raconté, en voilà un que je porte dans mon cœur.

LISBETH.

Tais-toi, nous ne sommes pas chez nous.

TROTMANN.

C’est juste.

MONTEVERDE.

Quand je disais qu’ils devaient s’entendre à merveille en dépit du passé.

LOUISE.

Parlez donc, j’attends ! à quoi pensez-vous ?

TROTMANN.

Mon Dieu ! madame la comtesse.

Il la regarde, et se retournant encore vers Lisbeth.

Tiens, dis donc, femme, encore une figure...

LISBETH.

Attends donc la mariée.

TROTMANN.

C’est ça, la mariée.

MONTEVERDE.

Ils sont fous tous les deux.

LOUISE, se levant avec impatience.

Enfin !...

TROTMANN.

Enfin, nous y voilà... madame la mariée... c’est-à-dire non... madame la comtesse ; c’est une voisine, une amie, la fermière de Saint-Norbert.

MONTEVERDE et LOUISE, ensemble.

Saint-Norbert !

TROTMANN.

Oui, Catherine Pliman, qui nous a chargés tout bonnement en passant de venir vous saluer de sa part.

LISBETH.

Et de vous remettre ?

LOUISE, s’écriant vivement.

Un bouquet !

TROTMANN.

C’est cela.

LOUISE.

Donne... mais donne donc... Ah ! vous ne faites mourir.

LISBETH.

Voilà, madame la comtesse...

Elle lui donne un bouquet de violettes.

MONTEVERDE.

Des violettes !

LOUISE, avec un cri de joie.

Ah ! merci, merci, merci, mes amis...

Elle embrasse le bouquet.

TROTMANN.

Cette dame-là aime beaucoup les fleurs.

LOUISE, s’arrêtant devant le mouvement qu’elle vient de faire en se souvenant de Monteverde, et jetant les yeux sur lui.

Comme il me regarde !

Elle affecte de l’indifférence et met son bouquet sur la table, puis elle offre sa bourse aux paysans.

Tenez, prenez.

TROTMANN.

Ça ne vaut pas la peine...

LISBETH.

De l’argent ! nous n’en voulons pas.

TROTMANN.

Nous sommes riches à présent.

LISBETH.

Notre moulin a prospéré.

MONTEVERDE.

C’est vrai, tous les rêves d’ambition se sont enfin réalisés, mon cher Trotmann.

TROTMANN, bas.

Plaît-il... votre cher... Dis donc, femme, il ose encore m’appeler son cher Trotmann, lui qui a voulu...

LISBETH.

Contiens-toi donc...

TROTMANN.

Oui, ma femme ; qu’il revienne au moulin, je lui dirai son fait.

LISBETH.

À quoi bon ! tu es sûr de moi.

TROTMANN.

Oui, ma femme, je t’achèterai demain quatre robes de soie...

LISBETH.

Votre servante, madame la comtesse.

Ils sortent par une porte latérale.

LOUISE, restée seule avec Monteverde.

Toujours ! toujours ce regard !

MONTEVERDE, à part.

Je connais son secret... elle est à moi...

Rentrent au fond Emmanuel, Alexis et le chevalier.

 

 

Scène XV

 

LOUISE, MONTEVERDE, ALEXIS, LE CHEVALIER, EMMANUEL

 

LE CHEVALIER.

Merci de la bonne surprise que vous m’avez faite, mon cher Emmanuel... achevez donc de tenir à votre parole, et ramenez-moi à notre chère Louise.

EMMANUEL.

Louise... elle n’est pas seule.

LE CHEVALIER.

Le marquis !

ALEXIS.

M. de Monteverde !

EMMANUEL, à demi voix.

Ton adversaire, dont nous parlions à l’instant, mon cher Alexis.

MONTEVERDE.

J’ai voulu, monsieur le comte, avoir l’honneur d’être le premier de vous féliciter de votre retour.

EMMANUEL.

Monsieur !...

Bas, au chevalier.

Je n’aime pas cet homme-là.

LE CHEVALIER.

Et moi donc ?

Tous deux retournent à Louise, Monteverde s’est approché d’Alexis.

MONTEVERDE, bas.

Eh mais ! je ne me trompe pas, monsieur Alexis de Sterk, une vieille connaissance... J’espère, Monsieur, que vous ne souffrez plus de votre blessure...

Il lui tend la main.

ALEXIS, reculant la sienne.

Il en est à ce qu’il paraît d’inguérissables, Monsieur, puisque malgré tous mes efforts, je ne puis soulever ma main jusqu’à la vôtre.

MONTEVERDE.

C’est de la rancune.

ALEXIS.

C’est ce qu’il vous plaira.

EMMANUEL.

Je dirai, moi, que c’est de la mémoire, trop de mémoire d’un côté...

Il regarde Alexis.

et peut-être pas assez de l’autre.

 

 

Scène XVI

 

LOUISE, MONTEVERDE, ALEXIS, LE CHEVALIER, EMMANUEL, IRÈNE

 

IRÈNE, qui vient de rentrer et qui a vu les trois jeunes gens causer ensemble.

Vous vous connaissez, Messieurs ; alors, au nom de ma sœur qui m’a donné ses pleins pouvoirs, je prierai monsieur de Monteverde de passer la soirée avec nous.

Mouvement de mécontentement de tous les personnages et surtout de Louise.

LE CHEVALIER et EMMANUEL.

Comment ?

ALEXIS.

Que dit-elle ?

IRÈNE, continuant sans s’en apercevoir.

Et j’espère qu’il ne refusera pas de fêter avec nous le retour de mon frère.

LE CHEVALIER.

Oh ! ces petites filles !

MONTEVERDE.

J’accepte, Mademoiselle, j’accepte avec la plus vive reconnaissance.

ALEXIS.

Cependant !

EMMANUEL, bas.

Tais-toi.

ALEXIS.

Est-ce pour elle qu’il vient dans cette maison ?

LE CHEVALIER.

Mais nous n’abuserons pas des instants trop précieux de M. de Monteverde ; nous lui rendrons sa liberté de bonne heure... Il y a tête ce soir au moulin de l’Ermitage.

EMMANUEL.

Et qu’est-ce que c’est que l’Ermitage ? il me semble que je connais cela !

LE CHEVALIER.

Parbleu ! puisque c’est là que s’est fait votre mariage... Ce n’était alors qu’un chétif moulin que l’industrie de son propriétaire a transformé depuis en un véritable Eldorado, où se donnent, deux fois par semaine, des fêtes à l’instar des Nuits Vénitiennes... fêtes curieuses ou rien ne manque, ni le masque, ni l’extravagance... On a raconté que, jeudi dernier, un pauvre diable à la recherche de sa femme ou de sa fille, je ne sais trop, s’était fait escorter par la maréchaussée !

EMMANUEL, vivement.

La maréchaussée !... où donc cet homme avait-il mis son cœur et son honneur ? La maréchaussée !... est-ce qu’on fait arrêter l’amant de sa femme ? Est-ce qu’on fait emprisonner le séducteur de sa fille ?... À ce dernier, on lui fait rendre compte de l’honneur qu’il a volé... à l’autre, à l’autre, on ne lui de mande rien... on le tue !

LE CHEVALIER.

Ou l’on est tué !

Louise a pris part avec effroi à toute cette scène ; dans un mouvement machinal, elle a repris sur la table le bouquet de la scène précédente. Ici le bouquet s’échappe de ses mains.

MONTEVERDE, s’approchant d’elle, et les ramassant à demi-voix.

Ces fleurs que vous avez laissé tomber.

LOUISE.

Merci.

MONTEVERDE, sur le même ton et avec beaucoup de galanterie.

Vos fleurs favorites !... Si jamais vous permettez, Madame, de vous envoyer un bouquet, j’aurai soin de n’y mettre que des violettes.

LOUISE.

Oh ! j’ai peur !... j’ai peur !...

Louise appuie sa main sur le dos d’un fauteuil, comme épouvantée de ce qu’elle vient d’entendre, et reculant devant le regard de Monteverde. Celui-ci s’éloigne en souriant d’un air railleur au chevalier qui est venu inquiet se placer entre lui et la jeune femme.

 

 

Scène XVII

 

LOUISE, MONTEVERDE, ALEXIS, LE CHEVALIER, EMMANUEL, IRÈNE, FRITZ

 

FRITZ, annonçant.

Madame la comtesse est servie.

EMMANUEL.

Ma chère Louise !

Louise prend le bras que son mari lui offre... mais ses yeux, toujours pleins de frayeur, ne peuvent se détacher de Monteverde.

LE CHEVALIER, à part.

Je veillerai.

Irène marche gaiement vers Alexis et va lui tendre la main ; mais Monteverde se trouve en ce moment vers la jeune fille et lui présente le bras.

IRÈNE, l’acceptant malgré elle.

Monsieur !...

MONTEVERDE.

Que je vous remercie, Mademoiselle, d’avoir bien voulu me retenir !

ALEXIS.

Ah ! c’en est trop...

EMMANUEL, se retournant, prêt de disparaître avec sa femme.

Tu ne viens pas, Alexis ? qu’as-tu donc ?

ALEXIS.

Moi ? rien !...

À lui-même.

Je suis fou, je suis... je suis jaloux.

 

 

ACTE III

 

Un boudoir coquettement meublé, une table à ouvrage sur le devant à droite.

 

 

Scène première

 

FRITZ, puis IRÈNE, puis MONTEVERDE

 

FRITZ, occupé à faire du feu.

Quelle singulière température !... être obligé d’avoir du feu au mois d’août. Là, le voilà qui pétille : on ne peut tarder maintenant à sortir de table.

IRÈNE, entrant.

Fritz ! le flacon de sels de ma sœur !...

FRITZ.

Sur la cheminée peut-être...

IRÈNE.

Non, je me souviens, dans sa corbeille à ouvrage... le voilà...

Elle prend le flacon.

FRITZ.

Mademoiselle est souffrante ?...

IRÈNE.

Non, c’est ma sœur, qu’une migraine subite vient d’obliger de rentrer chez elle.

MONTEVERDE, entrant.

Nous espérons, Mademoiselle, que cette indisposition n’aura pas de suites...

IRÈNE.

C’est égal, Monsieur, je suis bien inquiète, et vous permettez...

MONTEVERDE, à Irène.

Pardon, me quitter sitôt !... Aurez-vous bien cette cruauté, Mademoiselle ?... Ils sont si rapides et si rares les instants où il m’est permis de vous voir seule.

IRÈNE.

Monsieur, je retourne auprès de ma sœur...

À part, et s’éloignant.

Je me repens bien de l’avoir retenu ici. Il me semble que sa présence fait de la peine à tout le monde...

Elle sort.

 

 

Scène II

 

MONTEVERDE, seul

 

Cette jeune fille est charmante. Le plus riche et le plus noble serait également fier de l’avoir ou pour femme ou pour maîtresse, et moi je devrais, ne fût-ce que pour déjouer les soupçons du chevalier, tourner vers elle cet amour sans cesse repoussé par sa belle-sœur... Impossible... c’est vainement que je m’efforce de paraître empressé, aimable, auprès d’une autre que Louise... elle qui n’est, après tout, je le sais à présent, qu’une femme plus habilement trompeuse que tant d’autres ; jusque dans sa chute elle me domine encore... c’est en vain que je veux la braver, l’accabler du secret que j’ai surpris ; son regard calme et fier m’impose et m’humilie... Oh ! mais je sortirai de cette honteuse dépendance... elle révolte tous mes instincts, elle ment à toutes mes habitudes... j’en sortirai...

 

 

Scène III

 

MONTEVERDE, LE CHEVALIER

 

LE CHEVALIER, qui a entendu.

Vous sortirez... de la maison ?... Alors, je n’ai plus rien à vous dire...

MONTEVERDE.

Plaît-il ?...

LE CHEVALIER.

Je vous remercie de vouloir bien suivre mes conseils, et je vous ouvre la porte à deux battants...

Ouvrant.

Enchanté de vous faire les honneurs.

MONTEVERDE.

Je ne comprends pas...

LE CHEVALIER.

Vrai ! vous y mettez de la mauvaise volonté !...

Il prend le chapeau de Monteverde.

Mon cher marquis...

MONTEVERDE.

Trop de bonté !...

Il met son chapeau.

Couvrez-vous donc aussi, mon cher chevalier... la température ce soir s’est considérable ment rafraîchie.

LE CHEVALIER.

Ah ! vous avez donc grand’peur d’un rhume...

LE MARQUIS.

Autant que vous-même avez peur de ma présence dans cette maison.

LE CHEVALIER, venant s’asseoir.

Eh bien... eh bien, oui ! Je la redoute pour tous ceux que j’aime ; mais avant tout, Monsieur, je la redoute pour vous.

LE MARQUIS.

Pour moi !...

LE CHEVALIER.

Savez-vous bien que vous jouez un jeu terrible...

LE MARQUIS.

Vous trouvez ?

LE CHEVALIER.

Un jeu, puisqu’il faut vous le dire, à vous faire casser la tête...

LE MARQUIS.

Par vous !...

LE CHEVALIER.

Pourquoi pas ?

LE MARQUIS, se levant.

Vous plaisantez !...

LE CHEVALIER.

Je n’en ai pas envie... mais je veux bien me contenir encore... Écoutez, Monsieur, écoutez-moi... je suis ici, pour les quatre personnes qui veulent bien m’honorer de leur confiance et de leur affection ; je suis plus qu’un ami ordinaire, je suis un chef de famille, un père... or, votre présence ici est menaçante pour le repos, pour le bonheur de mes enfants. Je veille pour eux, je veille sur vous... Je vous ai donné ce matin un conseil d’ami, vous avez dédaigné de le suivre. Après le conseil, la prière... Je vous prie donc, Monsieur, de renoncer à vos projets qui ne sont pas ceux d’un homme d’honneur, à votre amour qui s’adresse audacieusement à la femme d’un autre... Oh ! je n’en doute plus à présent, c’est Louise que je dois protéger contre vous. Je vous le répète, je vous prie, je vous supplie de renoncer à elle...

Monteverde sourit.

Vous ne répondez rien... et vous restez...

Même jeu.

et vous persistez à vouloir accabler madame la comtesse de vos insolents hommages ?...

Mouvement de colère de Monteverde ; il prend son calepin, son crayon et se met à écrire.

Que faites vous donc ?...

MONTEVERDE.

Rien, je prends une note...

LE CHEVALIER.

Est-ce que par hasard vous écririez vos mémoires ?...

MONTEVERDE.

Qui sait ?... La chose qui nous occupe mériterait bien d’y prendre sa place... qu’en dites-vous ?...

LE CHEVALIER.

Je ne crois pas... L’histoire d’un homme écrite par lui-même n’est jamais sa biographie, mais bien son panégyrique. Lors qu’une page fidèle vient à faire descendre le héros, le dieu, au  rang de simple mortel, l’historien complaisant déchire bien vite la page...

Monteverde déchire le feuillet.

C’est ce que vous faites...

LE MARQUIS.

C’est ce que je fais...

LE CHEVALIER.

Et il la jette au vent...

MONTEVERDE.

C’est ce que je ne fais pas.

Il plie le papier.

Ces lignes que je viens d’écrire, je les tiens pour bonnes et d’un effet certain... Je vais les faire remettre à madame la comtesse de Salzberg.

LE CHEVALIER.

À Louise !

MONTEVERDE.

Pour vous prouver que vous remplissez mal ses intentions en me conseillant... en me priant de la fuir ; que j’exerce sur elle un empire plus grand, plus irrésistible que le votre ; et que si je consens à quitter cette demeure, je n’ai qu’à dire un mot pour qu’elle me suive...

LE CHEVALIER.

Vous suivre !... elle, Louise !

MONTEVERDE.

Oui, Monsieur, Louise.

LE CHEVALIER.

Vous ! Monsieur...

MONTEVERDE.

Moi, quand je voudrai, où je voudrai ; et tenez, vous avez parlé de la fête de l’Ermitage... je n’y vais jamais, quoique vous en disiez ; mais pour vous être agréable, j’y serai dans une heure ; je ne désespère pas de vous y voir, chevalier, et de vous y convaincre !...

LE CHEVALIER.

De votre irrésistible pouvoir...

MONTEVERDE.

Vous l’avez dit...

LE CHEVALIER.

Mais cet homme est en démence.

MONTEVERDE.

Nous verrons bien... Je vais envoyer cette lettre...

LE CHEVALIER.

Arrêtez ! Sans croire à une seule de vos paroles, sans redouter le moins du monde votre empire sur la comtesse, je ne veux pas que ce billet lui soit remis.

MONTEVERDE.

Vous ne voulez pas !

LE CHEVALIER.

Non, ce serait déjà un outrage pour elle, et je l’en préserverai... Vous ne l’enverrez pas, je vous le défends...

MONTEVERDE.

Ah ! vous me le défendez.

LE CHEVALIER.

Oui, Monsieur, je vous le défends... Je ne conseille plus, je ne m’abaisse plus jusqu’à la prière... Quand je rencontre sur mon chemin un animal malfaisant ou même seulement nuisible je l’écrase ; voilà tout.

MONTEVERDE.

Une provocation de votre part ! un duel avec vous !

LE CHEVALIER.

Avec moi !...

MONTEVERDE.

Je m’incline devant vos cheveux blancs, monsieur le chevalier, pour vous affirmer que nous ne nous battrons jamais ensemble...

LE CHEVALIER.

Jamais !... monsieur le marquis ; retenez bien la promesse très sérieuse que je vais vous faire. Dans la mauvaise route que vous êtes résolu à suivre, vous recevrez sans d’autres provocations que la mienne... vous le savez bien, cette destinée-là vous vous la faites vous-même... Vous cherchez les duels, on viendra vous en proposer de toutes parts... et vous vous trouverez en face d’adversaires plus jeunes et plus redoutables que moi...  Mais il est écrit là-haut, et je vous donne ma parole, que ce  n’est aucun d’eux qui aura l’honneur de vous punir, c’est moi. 

MONTEVERDE.

Vous, Monsieur ?...

LE CHEVALIER.

Moi-même, un vieillard, presqu’un enfant... que voulez  vous ?... Le jugement de Dieu !... vous n’y croyez pas... j’y crois.

MONTEVERDE.

En attendant...

Il glisse un billet dans la corbeille à ouvrage.

Cette lettre arrivera à son adresse.

Emmanuel a tout vu.

 

 

Scène IV

 

MONTEVERDE, LE CHEVALIER, EMMANUEL, puis ALEXIS, IRÈNE, LOUISE

 

EMMANUEL, au fond.

Une lettre !

MONTEVERDE.

Le comte !

LE CHEVALIER.

Emmanuel ! 

EMMANUEL, serrant la main du chevalier et allant avec colère vers Monteverde.

Monsieur... je viens de vous voir glisser dans cette corbeille, une lettre, un billet... que sais-je ?...

ALEXIS, LOUISE, IRÈNE, entrant au fond.

Un billet ?

LE CHEVALIER.

Il a osé...

EMMANUEL, se contenant à peine.

Comme il n’entre pas dans mon caractère, comme il ne me  convient pas d’attendre que vous vous soyez éloigné pour saisir et dévorer cette lettre, nous allons en faire la lecture...

LOUISE, saisissant la main d’Irène.

Irène ! je suis perdue !

IRÈNE.

Perdue !

MONTEVERDE, à Emmanuel, l’arrêtant au moment de prendre la lettre.

Mais, Monsieur !...

EMMANUEL, avec hauteur.

Mais, Monsieur... je ne crois pas avoir demandé si cela vous  convenait ou non !...

Irène s’est approchée, s’est emparée de la lettre, Emmanuel la surprend.

Irène ! vous venez de la prendre, cette lettre...

IRÈNE, tremblante et reculant.

Emmanuel... vous croyez ?... 

EMMANUEL, lui saisissant la main.

Cette lettre !...

Avec violence.

Cette lettre... à l’instant donnez là-moi !...

IRÈNE.

Mais...

De l’autre main et par derrière elle lance la lettre dans le feu.

ALEXIS, qui a suivi tous ses mouvements.

Que fait-elle, grand Dieu ?...

EMMANUEL.

J’attends !...

IRÈNE.

Oui, oui, mon frère... la voici...

Elle tire une autre lettre de sa poche et la lui présente.

ALEXIS, retirant le papier du feu et l’éteignant sous son pied. À part.

Quelle audace... quand je la tiens... 

EMMANUEL, qui a vu Alexis marcher sur le papier.

Alexis !... 

IRÈNE, avec embarras, tenant toujours la lettre à la main.

Mais vous la connaissez cette lettre, Emmanuel, c’est celle que j’ai reçue de vous ce matin... je l’avais perdue... cela me contrariait... Monsieur le marquis...

Au marquis.

Mon Dieu ! Monsieur... dites donc à mon frère que vous l’aviez trouvée.

EMMANUEL, vivement et appuyant.

C’est inutile, vous le dites, Irène, cela doit me suffire. La façon toute singulière dont cette lettre vous a été restituée... a pu m’étonner ; mais du moment qu’il n’y a que la forme de répréhensible, continuer plus longtemps l’entretien sur un pareil sujet... serait de mauvais goût.

Regardant Monteverde et appuyant.

Je  hais le scandale, voilà pourquoi je vous demande pardon de vous avoir retenus, Messieurs... nous nous reverrons bientôt,  je l’espère.

MONTEVERDE, bas.

Quand il vous plaira... Monsieur. 

EMMANUEL.

J’y compte.

Monteverde s’incline à la fois devant Emmanuel, devant Alexis qui le regarde aussi avec colère et devant le chevalier.

LE CHEVALIER, à part.

Cela commence... provoqué par tout le monde...

EMMANUEL, à part.

J’aurai cette lettre, Madame ; Irène, rentrez chez vous.

LOUISE.

Mais, Monsieur ?

EMMANUEL.

Je vous en prie.

Au chevalier.

Pardon mon ami, j’ai à causer avec Alexis.

IRÈNE, bas à Louise et froidement.

Qu’avez-vous à craindre, Madame, la lettre est brûlée.

LOUISE, en sortant.

Brûlée !

 

 

Scène V

 

EMMANUEL, ALEXIS

 

ALEXIS, à part, absorbé.

Irène !... Irène !... qui l’aurait cru !...

EMMANUEL, à part.

Irène a pris la lettre... mais était-elle bien pour elle ?

ALEXIS, cachant la lettre.

Qu’il ne sache jamais que sa sœur...

EMMANUEL, venant à lui froidement.

Eh bien !... Alexis... ce n’était que ma lettre...

ALEXIS.

Oui... ce n’était que...

EMMANUEL.

Et comme le cœur est ingénieux à se tourmenter, vous aviez cru, j’en suis sûr... qu’Irène était coupable.

ALEXIS.

Oh ! je me le reprocherai toute ma vie !

EMMANUEL, éclatant.

La lettre n’était donc pas pour elle ?

ALEXIS, stupéfait.

Quelle lettre ?...

EMMANUEL.

Cette lettre que votre jalousie a disputée aux flammes et qui est là...

ALEXIS.

Monsieur le comte ?...

EMMANUEL.

Vous êtes gentilhomme ! vous ne vous abaisserez pas à mentir !...

ALEXIS, avec effort.

J’avoue que j’ai commis une action déloyale en cherchant à surprendre un secret... mais mon devoir est d’ajouter que je n’ai rien vu, rien découvert qui puisse porter la plus légère atteinte...

Vivement.

Emmanuel, vous me croyez, n’est-ce pas ?...

EMMANUEL.

Parfaitement ! Je n’ai plus qu’un mot à vous dire, qu’une seule question à vous faire. Capitaine Alexis de Sterk, voulez vous toujours épouser ma sœur ?

ALEXIS, avec hésitation.

Irène !... j’ai tout fait pour te sauver... mais je ne le pouvais pas au prix de mon honneur !...

Il tire de sa poche le papier à demi brûlé et le tend au comte.

EMMANUEL, saisissant le papier.

Brûlée !... Mon Dieu ! rien que des mots sans suite.

ALEXIS, avec force.

Mais assez pour comprendre un de ces horribles malheurs qui nous confondent... qui nous écrasent...

EMMANUEL, lisant.

« À la ferme de Saint-Norbert... votre enfant... il y va de sa vie... consentez à...

Répétant avec stupeur.

Il y va de sa vie... « votre enfant... » Oh ! c’est infernal !... c’est impossible !

ALEXIS, au désespoir.

Oh ! Irène !... Irène !...

EMMANUEL.

Irène ! Oh ! taisez-vous, malheureux ! taisez-vous, ne mêlez pas le nom d’Irène à toutes ces infamies !

ALEXIS.

Mais n’a-t-elle pas avoué...

EMMANUEL

Quoi ? qu’a-t-elle avoué ?

ALEXIS.

Que la lettre était pour elle ?

EMMANUEL, accablé.

Pour elle !... oh ! c’est un dédale !... La vérité !... la vérité !... qui me la dira !... et je l’ai laissé partir cet homme...

Il s’élance vivement vers le fond.

ALEXIS.

Où courez-vous ?

EMMANUEL.

À l’hôtel de Monteverde.

ALEXIS.

Mais si nous ne parvenons pas à le rencontrer...

EMMANUEL, avec force.

Oh ! je le retrouverai bien !... Je le retrouverai, fût-il dans les entrailles de la terre !...

 

 

Scène VI

 

ALEXIS, puis LOUISE

 

ALEXIS.

Oui, il faut qu’il trouve cet homme !... Mais moi, n’ai-je point aussi à lui demander un compte terrible... Ce n’est pas mon nom qu’il a flétri, ce n’est pas mon blason qu’il a souillé, c’est mon cœur qu’il a brisé, c’est ma vie toute entière qu’il a détruite.

À près un instant.

Ce n’est pas chez lui que je le trouverai. Il y a fête ce soir à l’Ermitage, lui a dit le chevalier de Seligman...

S’arrêtant.

Quelqu’un !...

LOUISE, vivement.

Alexis, vous êtes seul ?... où est Emmanuel ?

ALEXIS.

Il me quitte à l’instant.

LOUISE.

Sorti !

ALEXIS, avec agitation.

Moi-même... des affaires m’appellent au dehors... Excusez-moi, Louise, de vous quitter aussi brusquement.

À part.

À l’Ermitage !... Mon dieu ! faites que ce souvenir ne revienne pas à Emmanuel ; mon Dieu ! faites que j’arrive le premier à ce lâche séducteur.

 

 

Scène VII

 

LOUISE, puis IRÈNE

 

LOUISE.

Je suis seule enfin !

Courant à la cheminée.

et il ne me reste rien de cette lettre... rien !...

En relevant la tête elle se trouve en face d’Irène.

IRÈNE.

Rien ! Madame.

LOUISE.

Irène !...

IRÈNE, froidement.

Vous pouvez respirer tout à fait, Madame... Cette fois vous ne serez pas perdue.

LOUISE.

Irène... Tu dis ?

IRÈNE.

Moi ?... rien !...

Elle allume un flambeau.

Adieu, Madame.

LOUISE.

Tu me quittes déjà ?

IRÈNE.

Il est tard... je rentre chez moi !...

LOUISE.

Pas avant de m’expliquer tes étranges paroles...

IRÈNE.

Mais il ne fallait pas les prononcer vous-même ; ne m’avez vous pas dit : Je suis perdue !...

LOUISE, stupéfaite.

Ah ! elle me croit la complice de cet homme !... Ah ! ma sœur... regarde-moi !... mais regarde-moi donc !... et repousse ma main si tu en as le courage.

IRÈNE.

Non !... non !... c’est toi que je crois... c’est toi seule que je veux croire... tu m’appelles toujours la sœur, lu ne l’oserais plus si tu avais trahi mon frère...

Elle se jette dans ses bras. Louise l’embrasse en pleurant.

Allons ! pardonne-moi, et oublie ce méchant mouvement dont je n’ai pas été la maîtresse... Oui, j’ai douté un instant... pourquoi ?... je ne saurais le dire, car vingt fois j’ai été témoin de la répulsion que te faisait éprouver la vue seule du marquis. Eh bien ! c’est égal... l’idée qu’il avait osé t’écrire j’étais folle !...

LOUISE.

Pauvre Irène !... tant d’émotions t’ont brisée !... Maintenant je ne t’arrête plus, rentre chez toi... Il est tard...

À part.

et j’ai tant besoin de solitude !

IRÈNE.

Tu le veux ?... à demain, Louise, à demain, ma sœur !

Près de disparaître, au seuil de la porte, elle voit entrer Monteverde.

Oh ! lui ici... Mon Dieu !... m’a-t-elle trompée ?

Elle se jette derrière le rideau d’une croisée et le referme sur elle. Monteverde marche vers Louise qui n’a rien vu.

 

 

Scène VIII

 

LOUISE, MONTEVERDE

 

MONTEVERDE, à part.

La seule occasion de lui parler jamais !...

LOUISE, se retournant.

Vous !... vous, Monsieur !... chez moi à cette heure !... à cette heure !... après ce qui s’est passé !...

MONTEVERDE.

Rassurez-vous, Madame, le comte est sorti, m’a-t-on dit, et j’ai éloigné vos gens...

LOUISE.

Vous avez osé !... Mais, Monsieur, de quel droit venez-vous m’insulter jusque dans ma demeure.

MONTEVERDE.

Madame !... veuillez m’écouter...

LOUISE.

Pas un instant, pas une seconde !... Il faut que vous soyez fou pour espérer m’intimider. Une femme ne se laisse dominer que par son maître, monsieur le marquis !... et quelles que soient les apparences qui puissent m’accuser à vos yeux, vous n’êtes pas mon maîtres sortez !

Le chevalier entre par la droite.

 

 

Scène IX

 

LOUISE, MONTEVERDE, LE CHEVALIER

 

MONTEVERDE, froidement, se rapprochant de Louise.

J’ai dit que vous m’écouteriez, Madame.

LOUISE, courant à lui.

Ah !... mon ami... ne me quittez pas !...

MONTEVERDE.

Le chevalier !

LE CHEVALIER.

Ah ! ça, monsieur de Monteverde, vous ne voulez donc pas épargner à madame la comtesse l’ennui de vous faire chasser par ses laquais.

MONTEVERDE, répondant au chevalier avec une froide raillerie.

Madame la comtesse est trop juste pour ne pas permettre à un coupable, ne fût-ce qu’un essai de justification ; seulement je regrette que ce soit devant un tiers que j’aie à lui expliquer comment, voyant de la lumière chez elle, je me suis permis d’y entrer en me rendant à l’Ermitage.

LE CHEVALIER.

À l’Ermitage ! ah ! j’y suis !... Je vous comprends, ma chère Louise, monsieur le marquis venait sans façon vous inviter à cette fête... ne doutant pas un seul instant que vous ne fussiez prête à le suivre.

MONTEVERDE.

Je n’ai pas dit cela précisément, mais...

LE CHEVALIER.

Mais...

MONTEVERDE.

Je ne regarde pas comme impossible qu’une femme, fût-elle, ainsi que madame de Salzberg, l’œuvre la plus parfaite de la création, se décide à accepter une semblable invitation dans certaines circonstances ; et tenez... permettez-moi de citer un exemple qui se trouve être justement un fait véritable et qui se passe aujourd’hui même.

LE CHEVALIER.

Quel exemple ?...

MONTEVERDE, la retenant.

C’est à madame la comtesse que j’ai l’honneur de m’adresser ; daignez, Madame, vous mettre un instant à la place de cette jeune mère qui a confié à une femme de la campagne qu’elle croit sûre le plus précieux de ses trésors, l’enfant de son cœur.

LOUISE, s’arrêtant.

Que dit-il ?...

LE CHEVALIER.

Ah ! ça, mais il perd la tête...

MONTEVERDE.

Mais la fermière, sous l’empire d’une passion coupable qu’elle a su dissimuler à tous les yeux, est prête à commettre la plus lâche des actions... à fuir...

LOUISE.

À fuir !...

MONTEVERDE.

Et pour cela rejoindre à l’Ermitage le vaillant séducteur dont la petite fortune de l’enfant a tenté la cupidité.

LOUISE, à part.

À l’Ermitage !...

Se pressant la tête avec force.

Est-ce vrai ?... est-ce possible ?... j’entends mal !... mon Dieu... je comprends mal...

MONTEVERDE, à Louise.

Croyez-vous donc, Madame, que la véritable mère, si elle était avertie en temps utile, ne braverait pas tout pour empêcher ce vol que l’on veut faire à sa tendresse, et si elle n’aurait pas un pardon pour celui qui vient lui donner les moyens...

LE CHEVALIER, l’interrompant.

Marquis !... tout ceci est fort intéressant, sans doute, mais vous êtes à cent lieues, je crois, du défi que je vous ai adressé, et je ne vois pas...

MONTEVERDE.

Vous ne voyez pas... ni Madame non plus, je suppose... Je cède, alors... il est tard... je me tais... et je me retire en met tant aux pieds de madame la comtesse mes très humbles excuses...

Il va au fond.

LOUISE, éperdue à part.

Ce qu’il a dit... mais il ne peut s’éloigner ainsi... il faut qu’il achève...

Courant à Monteverde.

Monsieur.

LE CHEVALIER.

Quoi donc ?

MONTEVERDE.

Madame ?...

LOUISE, se remettant et glaciale.

Messieurs, je vous salue !...

LE CHEVALIER, vivement.

Qu’avez-vous donc Louise, vous vous soutenez à peine ?...

LOUISE, balbutiant.

Je ne sais... je ne sais pas ce que j’ai ce soir... je suis souffrante !... Et cette histoire... cet enfant...

LE CHEVALIER, étonné.

Cet enfant... mais que vous importe...

LOUISE, avec angoisse.

Mais cet enfant... cet enfant... c’est...

Elle s’arrête.

Mais...

Avec éclat.

mais vous ne songez donc pas à sa pauvre mère... qui, le cœur agité, viendra pleine d’espoir se pencher sur ce pauvre berceau qu’elle trouvera vide... vide ! Mais c’est affreux cela...

LE CHEVALIER, avec force.

Sa mère ! mais si elle existe en effet, si ce n’est pas un jeu d’esprit de monsieur de Monteverde, pourquoi a-t-elle abandonné son enfant...

LOUISE, atterrée.

Ah ! juste ciel !

LE CHEVALIER.

Je ne juge personne... mais c’est à elle, à elle seule à le sauver...

LOUISE, à part.

Le sauver !... le sauver !

MONTEVERDE, un chevalier avec raillerie.

Mais, chevalier, c’est vous maintenant qui abusez de la patience de madame.

LE CHEVALIER.

Pardonnez-moi, Louise, pardonnez-moi !

MONTEVERDE, gagnant le fond du théâtre.

Madame la comtesse, j’ai l’honneur...

À part.

Elle y viendra...

LE CHEVALIER, serrant la main de Louise, affectant de paraître calme.

Ne pensez plus à ces vilaines histoires, Louise, et bonne nuit...

Il va rejoindre Monteverde, regarde Louise et sort.

LOUISE, les regardant s’éloigner.

Bonne nuit !... bonne nuit !... Est-ce qu’une mère peut dormir quand on va lui voler son enfant !...

Elle a pris très vivement un chapeau un mantelet, et sort dans la plus grande agitation. Les rideaux s’ouvrent ; Irène reparaît ; on doit voir, à sa pâleur, qu’elle a tout entendu.

 

 

ACTE IV

 

Le jardin de l’Ermitage. Décor du premier acte. Le moulin à gauche, le pavillon à gauche ; mais tout est fort embelli ; des fleurs par tout, des statues, des charmilles ; une grille dorée a remplacé la haie qui servait autrefois de clôture. Illumination brillante à la vénitienne.

 

 

Scène première

 

ALEXIS, seul

 

Musique de bal à l’extérieur. On chante dans la coulisse le chœur qui sera chanté à pleine voix sur le théâtre dans la scène suivante. Alexis entre par le fond.

C’est ici !... je reconnais... oui, c’est ici qu’il y a quinze mois Irène m’a dit : Sauvez mon frère, et je serai votre femme... et c’est ici que je reviens, le désespoir, la mort dans le cœur... réduit à la soupçonner, elle ! forcé peut-être de la haïr ! de la mépriser et de la fuir pour jamais. La fuir !... ô mon Dieu ! préserve-moi de cette affreuse douleur, accorde-moi surtout le pouvoir de me contraindre... Laisse-moi du sang-froid et de la patience pour découvrir la vérité...

Ici le chœur qui est chanté au lever du rideau, à une assez grande distance, est chanté de nouveau, mais beaucoup plus près de l’endroit où se passe la scène.

Partout autour de moi le bruit de l’orgie ! Ils approchent... c’est parmi eux sans doute, parmi les désœuvrés qui s’amusent, ou du moins qui s’efforcent de le croire, que je vais trouver le misérable... malheur à lui ! Que son insolent amour s’adresse à Irène ou à Louise, il paiera cher toutes nos souffrances.

Ici entrent en scène divers personnages, hommes et femmes, diversement costumes, en masque ou sans masque, et chantant le refrain suivant. Walstein, le jeune homme qui a été au premier acte un des témoins du mariage, est à la tête de tout ce monde.

 

 

Scène II

 

WALSTEIN, HOMMES et FEMMES, puis TROTMANN et LISBETH

 

CHŒUR.

Chantons ce joyeux Ermitage,
Où l’on sait unir tour à tour
À tous les plaisirs du village
Ceux de la ville et de la cour.

WALSTEIN.

Trotmann ! Trotmann ! holà, mon maître, du vin de Tokai... tu nous laisses mourir de soif !...

TROTMANN, qui vient de paraître.

J’aimerais mieux mourir moi-même, mon gentilhomme... Garçons, suivez-moi, du vin de Tokai à ces messieurs, du vin de Champagne à ces dames.

Après un instant, Alexis voyant que Monteverde n’est point parmi ceux qui viennent d’entrer, s’éloigne et disparaît.

UN JEUNE HOMME.

Et maintenant, Walstein, achève donc de nous raconter la joyeuse histoire du pavillon et du moulin.

Il montre et tout le monde regarde, en riant, le moulin et le pavillon.

WALSTEIN.

Tais-toi ! tais-toi ! malheureux, attends au moins que le mari ne soit pas là.

UNE DAME.

Il est parti.

WALSTEIN.

L’histoire était trop simple pour être racontée tout bonne ment, j’en ai fait une chanson.

TOUS.

Chante-nous-la.

WALSTEIN.

Permettez... à l’Ermitage je ne chante que tout bas... et encore je mets autour de moi des factionnaires pour me préserver des oreilles indiscrètes.

Deux jeunes gens vont se placer comme en sentinelles, à droite et à gauche.

LE JEUNE HOMME.

Des factionnaires... me voilà !

UN AUTRE JEUNE HOMME.

Et moi aussi !

LA DAME.

La chanson !

WALSTEIN.

M’y voilà !

Air nouveau :

Amis, faut-il croire,
Ou ne croire pas,
La fable ou l’histoire
Qui dans nos repas
Se chante après boire,
Se chante tout bas ?
Gentille meunière,
Du soir au matin,
Trop vaine et trop fière,
Fait fi du moulin ;
Et de la cruelle
Le mari bénin
S’en va seul loin d’elle
Coucher au moulin,
Pauvre époux ! on lorgne ton bien,
Tu n’y vois rien,
Et tout est bien !
En vérité, je vous le dis :
Il est un Dieu pour les maris.

LE FACTIONNAIRE, de gauche.

Plus bas le refrain ! voici Trotmann !

Trotmann entre en scène avec ses deux garçons apportant le vin de Tokai. Le jeune homme placé en faction et deux autres les empêchent d’approcher, pendant que les autres se resserrent près de Walstein et reprennent à voix basse le refrain précédent.

Pauvre époux ! on lorgne ton bien,
Tu n’y vois rien,
Et tout est bien !
En vérité, je vous le dis :
Il est un Dieu pour les maris.

TROTMANN, à ceux qui le retiennent.

Mais laissez-moi donc passer... j’apporte le tokai demandé.

WALSTEIN.

À la santé de notre hôte ! à l’heureux mari de la belle Lisbeth !...

TROTMANN.

Merci, pour moi et pour ma femme !... Ils sont charmants ces jeunes gens-là ! ils sont trop charmants, ça m’inquiète.

TOUS.

À sa santé !

On trinque avec lui en reprenant assez fort le premier refrain ; puis, tout en chantant et en buvant, on le pousse dans la coulisse.

LA DAME.

Il est parti, le second couplet !

WALSTEIN.

Air précédent.

La nuit est profonde,
L’époux... est-ce un tort ?
Voyant qu’à la ronde
En tous lieux on dort,
Comme tout le monde
À son tour s’endort ;
Il ronfle... et sa femme
De loin l’imitant
De toute son âme
Dort... où fait semblant :
Levez-vous, Madame,
Craignez un malheur,
Criez, pauvre femme,
Criez, au voleur !...
Pauvre époux ! on le prend ton bien,
Tu n’y vois rien,
Et tout est bien !
En vérité, je vous le dis :
Il est un Dieu pour les maris !

LE FACTIONNAIRE, de droite.

Plus bas ! plus bas !... M. Trotmann !

Lisbeth entre en scène par la droite. Le factionnaire de droite la retient pendant qu’on se presse autour de Walstein pour répéter à voix basse.

Pauvre époux ! on prend ton bien,
Tu n’y vois rien, etc.

LISBETH, à part.

Pourquoi donc m’empêche-t-on d’entendre ? Je me défie de cette chanson-là !

WALSTEIN.

À la santé de la belle Lisbeth, la fidèle épouse de notre cher Trotmann !

TOUS.

À sa santé !

LISBETH.

Merci, Messieurs, merci pour moi et pour mon mari... Mais laissez-moi donc, je veux aller lui dire toutes vos bontés pour lui...

On boit en s’inclinant devant elle, et en reprenant encore à haute voix le premier refrain.

TOUS.

À leur santé !

Lisbeth sort par la gauche et en repoussant avec assez de mauvaise humeur quelques-uns des jeunes gens qui veulent la retenir en lui prenant la taille.

WALSTEIN.

Troisième et dernier couplet.

LA DAME.

Ah ! dénouement.

TOUS.

Écoutons ! silence !

WALSTEIN.

Air précédent.

Mais c’est peu de chose
Qu’un pareil larcin !
En vain il en glose
Ce public malin,
L’époux, je suppose
En est peu chagrin.
Loin de la meunière
Le voleur a fui,
L’épouse moins fière
Retourne au mari ;
Et voyant madame
Lui tendre la main,
Tout fier de sa femme,
Il rentre au moulin.

Bon époux tu reprends ton bien,
Sans y voir rien,
Et tout est bien !
En vérité, je vous le dis :
Il est un Dieu pour les maris.

LE FACTIONNAIRE de droite.

Silence ! les voilà tous les deux !...

WALSTEIN.

Se donnant la main, et très bien ensemble, c’est la morale de la chanson.

Il se retire un peu vers la droite avec ses amis, à mesure que Trotmann et Lisbeth, qui viennent d’entrer, s’approchent pour les entendre, et il chante plus bas que jamais, seul d’abord, puis avec tous, le refrain suivant.

Bon époux, tu reprends ton bien,
Sans y voir rien,
Et tout est bien !
En vérité, je vous le dis :
Il est un Dieu pour les maris.

LISBETH.

Vois-tu ! on se cache de nous pour chanter.

TROTMANN.

On ricane en nous regardant.

LISBETH.

Je te dis que je me défie de cette chanson-là.

Tous les personnages se rapprochent et entourent le mari et sa femme.

TROTMANN.

Et moi aussi.

WALSTEIN.

À la santé du mari et de la femme ! à leur union éternelle ! à leur ménage ! à leur bonheur !

TOUS.

À leur bonheur !

LISBETH.

Je suis furieuse.

TROTMANN.

Et moi aussi, j’aurais du bonheur à étrangler quelqu’un.

LISBETH.

Et moi aussi.

Ils s’en vont, pendant qu’on boit autour d’eux en riant et en redisant à pleine voix.

Bon époux... etc.

 

 

Scène III

 

WALSTEIN, HOMMES et FEMMES

 

WALSTEIN, se retournant vers le fond, après la sortie du mari et de sa femme.

Tiens ! quel est donc ce gros monsieur si mal mis, en compagnie d’une dame qui fait avec lui un si remarquable contraste par l’élégance de sa toilette et l’extrême finesse de sa taille ?

LA DAME.

Dites par sa maigreur ! Une perche dans un fourreau de satin.

WALSTEIN.

Prenons garde... je les reconnais. Le monsieur au gros ventre est une puissance à Presbourg, le baron de Malsen, le roi de la finance, le plus riche banquier de toute la Hongrie ; et la dame à la taille de guêpe...

LA DAME.

De guêpe mal nourrie...

WALSTEIN.

C’est la grande Julia, la danseuse.

LA DAME.

La sylphide qui a joué la Nymphe des Eaux dans le dernier ballet.

WALSTEIN.

Justement ; et l’on se demande avec surprise comment un homme, dix fois millionnaire comme le baron, peut avoir à la fois un chapeau si gras et une femme si maigre. Cela me passe.

LA DAME.

Tous les goûts sont dans la nature.

WALSTEIN.

Allons danser.

TOUS.

Allons danser.

En se retournant pour sortir, ils voient au milieu d’eux le chevalier qui vient de paraître et semble chercher autour de lui avec inquiétude.

 

 

Scène IV

 

WALSTEIN, HOMMES et FEMMES, LE CHEVALIER, puis MONTEVERDE, puis LOUISE, puis ALEXIS

 

WALSTEIN.

Le chevalier !... Vous ici, monsieur de Seligman.

LE CHEVALIER.

Moi-même, plus étonné de m’y voir que vous ne pouvez l’être, monsieur de Walstein.

WALSTEIN

En effet... c’est la première fois... Ne nous direz-vous pas, Chevalier, à quel heureux hasard nous devons de vous saluer ce soir à l’Ermitage.

LE CHEVALIER.

Ma foi, Messieurs, vous dire pourquoi et comment je suis ici me serait difficile ; moi-même je ne suis pas bien sûr de le savoir.

MONTEVERDE, qui vient d’entrer.

Alors, je vais vous l’apprendre.

TOUS.

Le marquis !

MONTEVERDE.

Ce cher chevalier avait refusé ce matin de tenir contre moi certaine gageure... il y revient sans doute.

LE CHEVALIER, le regardant avec colère d’abord, puis s’efforçant de se contenir.

Oui... c’est cela... notre gageure... c’est cela même ; puisque vous ne craignez pas de la rendre publique, Monsieur, fixez un enjeu, quel qu’il soit, je l’accepte.

WALSTEIN.

Auparavant, permettez-nous d’insister pour être au courant de l’aventure.

LE CHEVALIER.

Mon Dieu !... la chose est vieille comme le monde. Le marquis a juré qu’il amènerait ici, à l’Ermitage, une femme que je connais ; moi je lui ai répondu qu’il comptait sans son hôte, et que...

MONTEVERDE.

Et que vous me le défendiez.

LE CHEVALIER.

Oui, que je lui défendais, voilà tout !

ALEXIS, qui vient de paraître à l’extrême gauche.

Qu’entends-je ?

WALSTEIN.

Et cette femme, dans quels fastes son nom est-il écrit en lettres d’or ? La prenons-nous parmi les déesses de l’Opéra ou de la Comédie ?

MONTEVERDE.

Prenez-là, Messieurs, parmi les plus grandes dames, cherchez parmi les vertus rigides, la plus irréprochable jusqu’à ce jour, C’est cette haute sagesse que j’amènerai ce soir à l’Ermitage.

ALEXIS, s’élançant vers lui.

Vous mentez, Monsieur ! vous mentez avec impudence !

Mouvement général.

LE CHEVALIER.

Alexis !...

MONTEVERDE, avec fureur.

Ah !... ceci veut du sang ! Je vous donnerai un coup d’épée !... ce sera le second.

ALEXIS.

Je suis à vous.

MONTEVERDE.

Pas avant que j’aie gagné ma gageure... j’y tiens plus que jamais à présent, et je gage deux cents louis, les tenez-vous ?

ALEXIS.

Deux cents louis le déshonneur d’une femme !... allons donc, ce n’est pas paye !... Mille louis que cette femme ne viendra pas !

Ici une dame en domino noir et masquée se trouve placée auprès d’Alexis, et lui dit tout bas, en lui serrant la main.

LA DAME, masquée.

Ne pariez pas ! ne vous battez pas !... elle est venue !

ALEXIS, poussant un cri.

Ah !

Il fait un mouvement pour regarder autour de lui, mais la jeune dame s’est perdue dans la foule ; et Alexis, cherchant vainement autour de lui, ne voit plus que les dames en domino de toutes couleurs, excepté la noire.

ALEXIS.

Mon Dieu ! mon Dieu ! me suis-je trompé !

LE CHEVALIER.

Qu’avez-vous mon ami ?...

ALEXIS.

Rien... rien...

À lui-même.

C’était... oui, je le crois... j’en suis sûr... c’était la voix de Louise... Irène n’est pas coupable !

MONTEVERDE.

Je le vois, le capitaine se ravise ; il recule devant une telle gageure... et surtout devant les suites qu’elle entraine.

ALEXIS.

Moi, reculer ! moi ! deux mille louis, et un duel à mort !

MONTEVERDE.

À mort !

On se place entre les deux adversaires pour les contenir. Monteverde, affectant beaucoup de sang-froid, reprend en s’adressant à ceux qui l’entourent.

Avant une heure, Messieurs, à souper, j’aurai l’honneur de vous présenter cette dame.

WALSTEIN.

Pardon ; tout compte fait, Marquis, nous ne tenons pas à la voir ; pour le souper, j’avais invité, avant vous, ces messieurs et ces dames.

Montrant un des garçons de Trotmann qui s’est approché de lui, la serviette à la main.

Et ce garçon vient m’annoncer que nous sommes servis.

MONTEVERDE, réprimant un mouvement de colère.

Ah !... c’est bien !...

WALSTEIN, à Alexis.

Bonne chance, Capitaine.

Walstein et les hommes qui l’entourent serrent la main d’Alexis ; puis, hommes et femmes s’inclinent avec respect devant le chevalier et sortent à la suite du garçon d’auberge.

LE CHEVALIER, bas, à Alexis pendant cette sortie.

Ainsi, mon ami, vous partagez ma conviction... Elle ne viendra pas.

ALEXIS, bas.

Elle est venue.

LE CHEVALIER, bas.

Louise !

ALEXIS, de même.

Suivez-moi ! suivez-moi, mon ami, il faut la rejoindre, l’emmener loin d’ici, empêcher surtout qu’elle ne parle à cet homme, il le faut.

LE CHEVALIER.

Je vous suis. Je n’ai pas une goutte de sang dans les veines...

 

 

Scène V

 

MONTEVERDE, seul

 

Oui ! un duel à mort ! Ai-je assez dévoré d’insultes et d’outrages, jusqu’à mes amis les moins sévères, les plus dépravés de mes amis...

L’orchestre exécute en sourdine, dans la coulisse de gauche, la partie la plus chantante de la chanson du moulin ; Monteverde poursuit en se retournant de ce côté.

Ils oublient déjà l’émotion étrange qu’ils viennent d’éprouver à cause de moi, ils se racontent en riant, et le verre à la main, quelqu’autre scandaleuse aventure ; mais ici, je les ai vus un instant sérieux et graves... pris d’un accès de raison entre deux orgies, se détourner de moi et témoigner hautement qu’ils me donnaient tort, en souhaitant bonne chance à mon adversaire ! Bonne chance !... ce mot m’a glacé, une sueur froide a ruisselé sur mon front, je n’avais pas peur... j’étais... oui, j’étais honteux de moi-même... Ce n’est plus avec orgueil, et l’amour et l’espoir dans le cœur, que je marche en avant... non, je me jette en aveugle dans un abime, entrainé par une force irrésistible qui ne me permet pas de regarder en arrière... Ce vieillard m’a dit : Je vous le défends, ce jeune homme a osé me dire : Vous mentez !... Adrienne que pourra !... L’honneur est perdu, je sauverai du moins la vanité, j’aurai le courage encore de relever la tête et de sourire à travers la situation terrible que je me suis faite et je gagnerai la gageure... Qui vient là ? est-ce déjà ma belle orgueilleuse ?... Non, Lisbeth, mes amours de passage... ma distraction d’il y a quinze mois... Je l’ai à peine vue ce matin... en galant homme je lui dois au moins des excuses pour mon brusque départ de l’année dernière.

Lisbeth entre en rêvant, à gauche ; l’orchestre reprend en sourdine l’air de la chanson.

 

 

Scène VI

 

MONTEVERDE, LISBETH

 

LISBETH.

C’est mal d’écouter ; mais je n’avais pas d’autre moyen de tout entendre, et j’y suis parvenue...

Fredonnant.

Pauvre époux, on te prend ton bien,
Tu n’y vois rien
Et tout est bien...

MONTEVERDE, à part.

Qu’a-t-elle donc ? comme elle paraît agitée !

LISBETH.

Et c’est de mon pauvre Trotmann qu’on ose parler comme ça !

MONTEVERDE.

À quoi rêvez-vous, ma charmante Lisbeth ?

LISBETH, poussant un cri.

Ah ! lui !... monsieur de Monteverde !

MONTEVERDE.

Moi-même ! le plus passionné, et, malgré l’absence, le plus constant de vos admirateurs !

LISBETH, reculant.

Laissez-moi ! laissez-moi !

À part.

Lui ! et ce sont ses amis qui mettent en chanson mon ménage !

MONTEVERDE.

Qu’avez-vous ? cette émotion de la colère, je crois ? Est-ce encore une querelle de ce lourdaud de Trotmann ?

LISBETH.

Monsieur, ne dites pas de mal de mon mari devant moi.

MONTEVERDE.

En dire du mal !... Vous savez que j’ai toujours du plaisir à vous réconcilier.

LISBETH.

Ce n’est pas contre lui, c’est contre vous que je suis en colère !

MONTEVERDE.

Contre moi ? En effet, vous avez dû me trouver bien oublieux, bien ingrat.

LISBETH.

Bien ingrat ?...

MONTEVERDE.

Moi, que de si doux souvenirs devaient fixer ici pour jamais...

Il montre le pavillon.

LISBETH, suivant son regard.

Des souvenirs...

MONTEVERDE.

Mais quand le devoir m’entraînait loin de vous, ils ne m’ont pas quitté un seul instant, un seul, et l’heure trop rapide que j’ai passée là auprès de vous...

LISBETH.

Là auprès de moi...

MONTEVERDE.

Est, et sera toujours la plus heureuse, la plus regrettable de toute ma vie !

LISBETH, avec éclat.

Monsieur... Je ne vous comprends pas...

MONTEVERDE.

Hein ! plaît-il ? Ah ! son mari... le voilà... Elle l’a vu... elle craignait une surprise. C’est bien, c’est très bien...

Haut.

Rassurez-vous, ma belle Lisbeth, il n’a rien entendu !...

LISBETH.

Comment ?

MONTEVERDE.

Tenez... il rêve, comme vous faisiez tout à l’heure.

LISBETH.

Mon mari !

MONTEVERDE.

Il ne nous voit même pas... notre secret est parfaitement en garde.

LISBETH.

Notre secret !... qu’elle audace !...

 

 

Scène VII

 

MONTEVERDE, LISBETH, TROTMANN

 

TROTMANN.

Je la connais leur chanson, je la connais toute entière... Ma femme avait raison, et comme elle... j’ai fini par la comprendre.

Fredonnant.

Pauvre époux, etc.

MONTEVERDE.

Il chante, vous voyez bien qu’il ne songe pas à nous...

TROTMANN, achevant le refrain et le reprenant d’une voix étouffée par la colère.

En vérité je vous le dis, etc.

Ici le marquis s’est approché de lui en souriant, le fait retourner en lui touchant légèrement l’épaule, et lui tend la main ; Trotmann le reconnait, recule un instant, puis s’élance vers lui avec fureur en s’écriant.

Ah ! c’est lui !... c’est lui ! je te disais, Lisbeth, que j’avais envie d’étrangler quel qu’un !... Je suis fixé... voilà mon homme !

MONTEVERDE.

Arrière, malheureux, arrière !

Un bruit fait par Trotmann, tous les gens du bal sont rentrés en scène, ayant à leur tête Walstein. On se place entre Trotmann et Monteverde.

 

 

Scène VIII

 

MONTEVERDE, LISBETH, TROTMANN, WALSTEIN, TOUS LES GENS DU BAL, puis LE CHEVALIER, ALEXIS, puis LA DAME MASQUÉE

 

WALSTEIN.

Quel est cet accès de folie furieuse, monsieur Trotmann ?...

TROTMANN.

Ah ! je vous reconnais, vous.

LISBETH.

Et moi aussi.

TROTMANN.

Le chanteur !

LISBETH.

Et l’auteur de la chanson.

MONTEVERDE.

Que signifie ?...

LISBETH.

Au fait je suis bien aise que vous soyez tous rassemblés autour de lui, mes beaux messieurs et mes belles dames.

TROTMANN.

Et moi aussi, j’en suis bien aise.

LISBETH.

Car c’te chanson-là m’a calomniée, outragée, devant vous tous, et c’est devant vous tous que je veux être justifiée.

MONTEVERDE.

Saurai-je enfin ?...

TROTMANN.

C’te chanson, c’est à cause de vous, c’est d’après vous que votre ami l’a faite.

MONTEVERDE.

D’après moi ?...

LISBETH.

C’est vous, ce ne peut être que vous qui lui avez raconté...

TROTMANN.

L’histoire du mari bénin...

LISBETH.

Qui s’en va coucher au moulin.

TROTMANN.

Tandis qu’on lui vole son bien au pavillon.

LISBETH.

Eh bien, ça n’est pas vrai !

TROTMANN.

Ça n’est pas vrai. Vous en avez menti !

LISBETH.

Vous en avez menti !

MONTEVERDE, furieux.

Toujours ! Il est écrit que ce mot-là me sera répété par tout le monde !

LISBETH.

C’est que tout le monde a le droit de vous le dire.

Peu à peu la foule s’est resserrée des deux côtés autour de Monteverde et du ménage Trotmann, ce qui fait deux vides à droite et à gauche. On voit rentrer, à gauche, Alexis et le chevalier ; à droite la dame masquée en domino noir, qui n’est autre que Louise. Elle semble attirée par les paroles de l’aubergiste et de sa femme, et écoute avec la plus vive anxiété. La scène va très rapidement et sans être un instant interrompue.

TROTMANN.

Ainsi, monsieur de Walstein, si vous ne voulez pas, vous aussi, qu’on vous accuse de mensonge, refaites au moins votre dernier couplet.

LISBETH.

Et que celui-là dise la vérité.

TROTMANN.

La femme n’a été ni la dupe, ni la victime du voleur, comme vous l’appelez vous-même.

LISBETH.

Oui, du voleur qui convoite à la fois le trésor de tout le monde.

TROTMANN.

La femme s’est réfugiée au moulin avec son mari, après avoir cédé à une grande dame la chambre du pavillon.

Ici Louise pousse un cri et tombe évanouie. Tous les personnages se retournent ; Monteverde, Alexis et le chevalier s’élancent vers elle. Alexis la soutient dans ses bras et le chevalier se place entre elle et Monteverde pour l’empêcher d’approcher.

WALSTEIN.

Une femme évanouie !

LE CHEVALIER et ALEXIS.

Louise !

MONTEVERDE.

Louise !... c’était elle !...

TROTMANN, à demi voix.

Ah ! mon Dieu ! est-ce que par hasard...

LISBETH.

Tais-toi !...

Une des dames en domino lui a remis un flacon, elle donne des secours à Louise.

ALEXIS, à genoux et soutenant dans ses bras la jeune femme évanouie. S’adressant à Lisbeth.

Enfin vos soins l’ont rappelée à la vie !... Mes amis, par grâce...

TROTMANN.

J’obéis, je m’en vas...

LISBETH.

Et moi aussi.

Mouvement lent et rétrograde de tous les personnages.

LE CHEVALIER, faisant un geste de la main pour les arrêter.

Un instant, un instant ! Convenez du moins, monsieur de Monteverde, convenez devant tous,

Montrant Lisbeth.

pour l’honneur de cette femme indignement calomniée, que vous avez passé la nuit au pavillon pour faire croire à une bonne fortune, et que vous n’y avez trouvé personne.

MONTEVERDE, après un temps, courbant la tête et comme frappé de stupeur.

Il est vrai... personne !...

TROTMANN, à demi voix, à Walstein.

Eh bien ! Monsieur, et votre chanson, vous ne la chanterez plus.

WALSTEIN.

Je vous le promets.

TROTMANN.

J’espère qu’on l’oubliera.

Ils sortent tous en silence.

 

 

Scène IX

 

LOUISE, toujours masquée, ALEXIS, LE CHEVALIER, MONTEVERDE

 

LOUISE, se relève, regarde autour d’elle, n’ose accepter la main qui lui est offerte par Alexis ; puis, après un nouveau mouvement d’hésitation et de frayeur, elle accepte celle du chevalier, puis ses yeux se fixent sur Monteverde qui vient de s’approcher, en suivant tous ses mouvements. Louise recule alors avec terreur, et dit d’une voix étouffée.

Lui ! c’était lui !... j’avais raison de le haïr et de le mépriser... c’était lui !...

MONTEVERDE, tombant à genoux.

Grâce ! grâce et pitié, Madame !

ALEXIS, lui saisissant la main, et le relevant avec colère.

Pas de grâce ! pas de pitié !... Vous vous trainez aux genoux d’une femme ! c’est à des hommes que vous devez compte de votre conduite ; l’avez-vous oublié ?

MONTEVERDE.

À toute heure, en tout lieu, je suis à vous.

Louise va prendre la main d’Alexis.

ALEXIS.

Je ne vous quitte pas, Madame, je veux vous sauver avant de songer à vous défendre.

MONTEVERDE.

Je vous attendrai !

ALEXIS.

Vous ne m’attendrez pas longtemps.

MONTEVERDE.

J’y compte.

LE CHEVALIER, bas.

Et moi je compte que je tiendrai ma promesse.

Monteverde regarde avec fierté les deux hommes, s’incline profondément devant la femme, et sort par la droite.

 

 

Scène X

 

LE CHEVALIER, ALEXIS, LOUISE, puis WALSTEIN, DEUX ou TROIS DE SES AMIS et QUELQUES DAMES, puis DES OFFICIERS DE POLICE, DES SOLDATS, puis EMMANUEL

 

ALEXIS.

Venez, venez, Madame, prenez mon bras et partons.

LE CHEVALIER.

Partons.

Ils marchent vers le fond, en ce moment on ferme la grille.

UN OFFICIER DE POLICE.

On ne passe pas.

LOUISE.

Grand Dieu !

On place des sentinelles.

L’OFFICIER, répétant à plusieurs personnes qui marchaient vers la grille.

On ne passe pas.

LE CHEVALIER.

Mais pourquoi ?

ALEXIS.

Qu’y a-t-il ?...

WALSTEIN, à quelques amis et deux ou trois femmes qui l’entourent et s’éloignent de la grille.

C’est la nuit aux aventures, mes amis. Le gros financier réclame contre la femme maigre l’assistance de la police. Ce n’était pas là Julia, c’était une aventurière qui se faisait passer pour elle, et qui a pris à la fois au banquier son cœur et son portefeuille. On fait des perquisitions dans tout le bal, et il est défendu de laisser sortir personne ; moi qui étais en veine de morale et presque de repentir, me voilà force de jouer, de danser et de boire encore avec vous jusqu’au jour. Je serai sage demain.

TOUS.

Et moi aussi.

Ils sortent. L’orchestre du bal... exécute au loin un air de hongroise ; d’autres personnes se sont successivement approchées de la porte, et ont été repoussées par les soldats et les officiers de police.

LOUISE, bas au chevalier.

Mon Dieu ! N’y a-t-il donc aucun moyen de sortir d’ici ?

LE CHEVALIER.

Attendez !... peut-être avec un peu d’audace ou d’adresse... Venez mon enfant.

Ils se rapprochent de la grille, d’autres personnes y viennent en même temps.

LA SENTINELLE.

On ne passe pas !... c’est la consigne !

Murmures autour du soldat ; il répète avec force.

Je vous répète qu’on ne sort pas !

EMMANUEL, paraissant à l’extérieur.

Si l’on ne sort pas, l’on entre du moins.

Mouvement d’effroi de Louise, du chevalier et d’Alexis, ils reculent vers la droite.

ALEXIS.

Emmanuel !

LOUISE, bas au chevalier.

Je suis perdue !

LE CHEVALIER.

Suivez-moi.

ALEXIS.

Oui, emmenez-là, mon ami ; emmenez-là, moi je reste.

Louise sort à droite au bras du chevalier. Emmanuel est entré. Tous les autres personnages se sont éloignés de divers côtés.

 

 

Scène XI

 

ALEXIS, EMMANUEL

 

EMMANUEL.

On ne sort pas !... Ainsi, M. de Monteverde ne saurait m’échapper.

ALEXIS, s’avançant.

Emmanuel, qui t’a dit que cet homme fût ici ?

EMMANUEL

Qui me l’a dit ?...  Quand j’en douterais encore, ta présence ne suffirait-elle pas ?...

ALEXIS.

Ma présence ? Je venais...

EMMANUEL.

Tu venais pour lui, pour lui seul. Quant à moi... les nouvelles honteuses sont promptes à se répandre, et déjà il n’est bruit dans tout Presbourg que d’un pari infâme fait ce soir même à l’Ermitage par M. de Monteverde, et dont l’enjeu est encore l’honneur d’une femme.

ALEXIS.

Ô ciel !

EMMANUEL

Je n’ai pu surprendre ni le nom de l’homme de cœur qui a pris hautement parti contre lui, ni celui de la femme perdue qui doit venir le rejoindre à cette fête ; mais son nom à lui, son nom, qui depuis ce matin me fait battre le cœur de haine et de colère, je l’ai bien reconnu, et me voilà ! Sa journée n’avait pas été assez remplie ; il y a des natures insatiables. Moi, je ne veux, je ne demande qu’une chose au monde, la vengeance ! et je l’aurai. On ne sort pas d’ici ; c’est bien, je l’attends cloué à cette place... je l’attends, sa vie est à moi, et je la disputerai à celui qui s’est fait son adversaire dans cette gageure ; je la disputerai à toute la terre, à toi-même, s’il le faut, Alexis... car cette cause pour laquelle tu prétendrais exposer tes jours, cette cause est avant tout la mienne. Cette lettre, cette lettre maudite...

ALEXIS.

Cette lettre... donne-la-moi... Je tremble qu’il ne découvre...

EMMANUEL.

Et c’est Irène qui l’a prise.

ALEXIS.

Et ne pouvoir la justifier sans le frapper au cœur !

EMMANUEL.

Irène ! Irène, cette âme simple et candide, ce doux visage qui me rappelle celui de notre mère, chère âme qui est là-haut ! Irène, ce jeune cœur que mon père, mon noble père, à son dernier soupir, remit sous ma garde ; Irène, cette douce voix qui murmura alors à mon oreille, car mes yeux désolés ne la voyaient plus : « Frère, je n’ai plus que toi, ne pleure plus, frère, car je sens en moi la force de t’aimer pour tous ceux que nous avons perdus. » Elle coupable ! c’est impossible. Rassure-toi, Alexis, cœur loyal, qu’une si noire trahison aurait brisé... Mais dans l’accusation qu’elle portait ainsi contre elle, il y avait toujours de l’innocence ; à travers cette action de l’enfer, on voyait encore le ciel... Non... non... ma sœur n’est pas coupable.

ALEXIS, réprimant un mouvement de joie.

Oh ! non, elle n’est pas coupable.

EMMANUEL.

Que dis-tu, frère ?

ALEXIS.

Malheureux !... j’oubliais...

EMMANUEL.

Eh bien !

ALEXIS.

Eh bien ! je dis que lorsque ton cœur et le mien, Emmanuel, nous portent à prendre contre elle-même la défense d’Irène, je dis qu’il nous faut craindre d’être cruels... injustes envers une autre...

EMMANUEL.

Une autre... Louise ! que j’ai choisie, parce qu’elle était la plus belle comme la plus pure entre toutes !... Louise, dont chaque mouvement trahit une délicatesse, dont chaque parole respire l’honneur... Louise, ma bien-aimée, ma femme... Ah ! répète-moi, mon ami, répète-moi que ma tendresse est noblement placée sur cette tête charmante ; dis-moi que ce n’est pas à elle que ce misérable a osé écrire !...

ALEXIS.

Non !... non !... ce n’est pas à elle.

EMMANUEL, avec désespoir.

Alors, c’est à Irène...

ALEXIS.

Irène... Oui... ce doit être à...

À part.

Je n’ai pas la force de mentir.

En ce moment Irène masquée entre par le fond et disparaît à la vue d’Emmanuel.

EMMANUEL.

Le doute, n’est-ce pas, pour toi comme pour moi, toujours cet honorable doute ! Louise... Irène... à laquelle des deux cette lettre de l’enfer est-elle écrite... Tu vois bien, ami, tu vois que cette cause est, avant tout, la mienne... Ou comme époux ou comme frère, je suis frappé dans ce que j’ai de plus cher au monde... Et c’est à moi, à moi seul qu’il appartient de juger cet homme, de le condamner et de le punir ! Ah ! c’est lui, enfin le voilà !...

Ils regardent par la gauche.

 

 

Scène XII

 

ALEXIS, EMMANUEL, MONTEVERDE, UNE FEMME, masquée en domino

 

EMMANUEL.

Il n’est pas seul !... Une femme !

ALEXIS, à part.

Grand Dieu !... C’est elle ! c’est Louise !... et le chevalier n’est plus auprès d’elle.

EMMANUEL.

Cette femme ! celle de la gageure, sans doute !

Il fait deux pas en avant.

ALEXIS, s’élançant devant lui.

N’approche pas, frère, n’approche pas.

EMMANUEL.

Comment ? Pourquoi me retenir ? Ô mon Dieu !... quel soupçon !... Cette maîtresse qu’il attend... qu’il doit présenter à table à ses amis... ah ! je la connaîtrai... je veux la connaître !

MONTEVERDE, à la jeune femme qui a reculé.

Ne me fuyez pas, Madame, ne me fuyez pas ! Où sont-ils vos nobles amis, vos généreux protecteurs... Me voilà, moi, puis qu’ils vous ont abandonnée ; me voilà, moi, qui comprends plus que jamais à présent que je vous dois tout mon amour, et que nos deux existences sont désormais inséparables. Prenez mon bras, Madame, et soyez sûre qu’il sera toujours prêt à vous défendre...

Elle recule encore devant lui. Il va pour la poursuivre, mais en ce moment Emmanuel, qui a marché vers lui malgré les efforts d’Alexis, vient poser violemment la main sur son épaule et le force à se retourner vers lui.

MONTEVERDE.

Ah ! lui !... monsieur le comte !

Il retourne vivement près de la jeune femme, qui a paru reconnaître avec terreur Emmanuel et Alexis.

EMMANUEL.

Je vous cherchais, Monsieur. Mais pardon... vous cachez une femme ; est-ce donc que je ne dois pas la voir ?...

MONTEVERDE.

Monsieur !...

EMMANUEL.

Est-ce donc qu’il ne doit être un mystère que pour moi, ce masque qui, bientôt, sans doute, va se lever pour vos amis, joyeux convives, à qui vous avez promis de présenter votre maîtresse.

Cris joyeux à l’extérieur ; à quelque distance l’orchestre exécute en sourdine le chœur de l’ERMITAGE.

N’est-ce point eux qu’on entend ! ils arrivent impatients, moins impatients que moi de connaître.

Il fait deux pas en avant ; Monteverde l’arrête encore, et Alexis va soutenir la jeune femme qui chancelle.

ALEXIS.

Pauvre Louise !

MONTEVERDE, à Emmanuel.

Monsieur ! Monsieur ! on peut venir, vous me l’avez dit... par grâce pour elle... pour vous-même...

EMMANUEL.

Oh ! vous avouez donc ! Il avoue ! il avoue que cette femme dépend de moi, et j’ai le droit...

Il avance malgré Monteverde et arrache le masque de la jeune femme. C’est Irène qui tombe à genoux, pâle et mourante de frayeur.

LES TROIS HOMMES, ensemble.

Irène !!!

ALEXIS.

C’était Irène !

 

 

Scène XIII

 

ALEXIS, EMMANUEL, MONTEVERDE, IRÈNE, LE CHEVALIER et LOUISE, puis DANSEURS et CONVIVES

 

À ce moment Louise reparaît à l’extrême gauche au bras du chevalier. Elle a ôté son masque, elle écoute, les yeux fixes, paraissant à peine comprendre ce qui se dit et se passe autour d’elle.

IRÈNE, suppliante.

Mon frère !

EMMANUEL.

Ne m’appelez pas ainsi, je ne suis pas votre frère, je représente votre père.

MONTEVERDE, qui a paru réfléchir et prendre une résolution subite.

Et c’est pour cela, monsieur le comte, que j’ai l’honneur de vous demander à vous la main de mademoiselle Irène de Salzberg.

EMMANUEL et ALEXIS.

Sa main !...

IRÈNE, se relevant épouvantée.

Moi ! sa femme !

EMMANUEL et ALEXIS.

Sa femme !

LOUISE, qui a fini par sortir de sa stupeur.

Ah ! je parlerai ! je ne souffrirai pas que ma sœur...

LE CHEVALIER, la retenant et lui remettant la main sur la bouche.

Silence ! par pitié ; pour nous tous silence !...

De tous côtés on est entré pendant la fin de la scène. La fenêtre du moulin et celle du pavillon se sont ouvertes. On y boit et on y joue pendant qu’une danse un peu vive est exécutée dans les derniers plans des jardins. Et l’on chante à tue-tête.

Chantons ce joyeux Ermitage, etc.

 

 

ACTE V

 

Un salon de campagne de plain-pied avec jardin dans le genre de celui du premier acte, mais plus élégant, plus grand et plus riche. La scène se passe le lendemain matin au point du jour.

 

 

Scène première

 

EMMANUEL, ALEXIS, puis LE CHEVALIER

 

Emmanuel assis près du guéridon est occupé à écrire ; il est pâle et fatigué. Une boîte de pistolets est près de lui sur le guéridon ; Alexis est debout auprès de lui et suit tous ses mouvements.

EMMANUEL.

Voilà le jour, enfin !...

Il se remet à écrire, puis s’arrête un instant, regarde la boîte de pistolets, puis la repousse, écrit encore, puis il tire de son sein le billet des actes précédents et le relit encore.

La forme de Saint-Norbert... J’irai ce matin même, avant la signature de ce fatal contrat.

Il prend son chapeau et se lève, il se trouve face à face avec Alexis.

ALEXIS.

Vous sortez, monsieur le comte ! et vous ne m’avez pas dit encore ce que vous voulez de moi... et pourquoi vous m’avez retenu ici jusqu’à présent, et...

EMMANUEL.

Et malgré vous... c’est vrai, pardon, pardon, mon ami... Ce que j’ai à vous dire.

Montrant les papiers qui sont sur la table.

Ce contrat, ne parle-t-il pas pour moi ?

ALEXIS.

Ainsi, vous laisserez accomplir ce mariage !

EMMANUEL.

Oui, dans deux heures, tout sera fini, signé... Et si je vous ai retenu près de moi... c’était surtout pour vous empêcher de le rejoindre, lui.

ALEXIS, vivement.

Vous ne voulez donc pas que je le tue ? Non, je ne le veux pas.

Il s’est levé, agite une sonnette. Fritz entre.

Faites porter à l’instant ce projet d’acte chez mon notaire.

LE CHEVALIER, entrant et à part, tressaillant.

Chez un notaire !

EMMANUEL, à Fritz.

Vous m’avez entendu ?

FRITZ.

J’y vais, monsieur le comte.

Il sort.

LE CHEVALIER, bas et vite en passant rapidement près d’Alexis.

Alexis ! ne laissez pas faire ce mariage si vous aimez Irène ?...

ALEXIS, à part.

Que veut-il dire ?

Vivement à Emmanuel.

Et madame la comtesse approuve-t-elle ?...

EMMANUEL.

Elle l’approuvera.

ALEXIS.

Vous ne l’avez donc pas vue ?

EMMANUEL.

Non...

Avec amertume.

Où donc en aurais-je pris le temps... Comment ai-je employé ces dernières heures de la nuit, la tête dans mes mains, ou courbé sur cette table, forçant mon esprit à se concentrer dans une seule pensée... pensée atroce que celle qui fait monter au visage le sang que répand la blessure du cœur.

À lui-même et marchant à grand pas.

Et puis, Louise aussi, semble me fuir ; craint-elle de ma part quelques reproches pour n’avoir pas assez veillé... Au fait, l’homme est si injuste !... Ah ! pourquoi a-t-on ébranlé ma foi ? Je doute de tout... je doute de moi... je douterais même de Dieu... qu’il me pardonne, mais j’étouffe...

Serrant la main de son ami.

Alexis, tu m’as bien compris, n’est-ce pas, et je suis sûr de parler à un homme d’honneur... Cette dernière provocation adressée par toi à monsieur de Monteverde ne doit pas avoir de suite.

ALEXIS.

Emmanuel !

EMMANUEL.

Ne réponds pas... n’hésites pas... ta haine pour lui, tu le sais bien, n’égalera jamais la mienne... Cette nuit, tout à l’heure encore, je songeais à te disputer sa vie pour qu’elle m’appartint tout entière... Je ne voulais pas qu’une goutte du sang fut versée par une autre main que la mienne, celle-ci... Mais à présent, l’infâme ne s’est-il pas fait de ma famille ?... Son crime qui devrait être son arrêt de mort enchaîne ma main et me force... non pas à l’appeler mon frère, mais à respecter ses jours comme s’il méritait ce nom !... Alexis ! tu ne l’oublieras pas.

Fausse sortie.

ALEXIS.

Où vas-tu ?

EMMANUEL.

Tu le sauras et vous aussi... Oui, à mon retour sans doute je vous le dirai... À bientôt mes amis, à bientôt ;

À lui-même.

à la ferme de Saint-Norbert.

Il sort.

 

 

Scène II

 

ALEXIS, LE CHEVALIER

 

ALEXIS, avec feu.

Vous l’avez entendu, Chevalier, on m’ordonne de le laisser vivre, de contenir ma juste indignation, d’être calme en face de celui qui m’a ravi la seule illusion de ma vie, qui a flétri de son souffle maudit la seule femme que je puisse aimer, celle que je vénérais comme un ange... Calme, est-ce possible, quand mon sang bout dans mes veines, quand mon cerveau éclate. Je comprends, j’apprécie la pensée fraternelle de monsieur de Salzberg ; mais me demander de m’y soumettre, c’est exiger au delà des forces humaines... et je ne suis qu’un homme !...

LE CHEVALIER.

Pauvre Alexis !... vous la béniriez n’est-ce pas ? la main qui viendrait soulever le voile...

ALEXIS.

Achevez... que pourrai-je apprendre encore !... Irène !...

LE CHEVALIER.

Oui, tout l’accuse en effet... toutes les apparences sont contre elle.

ALEXIS.

Chevalier, votre langage est étrange, je vous regarde, et je trouve.

LE CHEVALIER.

Alors, j’aime mieux que vous ne me regardiez pas !

ALEXIS.

Oh ! par pitié, si vous savez quelque chose qui puisse, sinon justifier, du moins excuser Irène... dites-le, ah ! dites-le donc, je vous en supplie... quand il me faut renoncer à elle, cela me ferait tant de bien de pouvoir l’estimer encore... Vous vous taisez ?... Mon âme, ma vie, sont suspendues à vos lèvres... et vous vous taisez.

LE CHEVALIER, à part.

Mon Dieu ! ce n’est pas sans peine, mais il le faut pour toi, Louise, il le faut !

 

 

Scène III

 

ALEXIS, LE CHEVALIER, LOUISE, IRÈNE

 

ALEXIS, avec désespoir.

Allons ! je le vois bien... vous n’avez rien à m’apprendre.

LE CHEVALIER.

Rien !

ALEXIS.

Insensé que je suis ! je m’efforçais encore de me rattacher à une ombre d’espérance... Hélas ! tout est réel, trop réel.

Entrée de Louise.

Irène !... c’est elle qui a poussé ce cri terrible, qui est tombée mourante dans mes bras au souvenir que lui apportaient les bruits et les clameurs de l’orgue... C’est elle qui a lui avec horreur en reconnaissant dans monsieur de Monteverde l’auteur de sa honte et de nos misères... et moi, moi dans ce moment même, je la justifiais dans mon cœur... dans ma joie de la savoir innocente ; j’avais tout oublié... tout... jusqu’aux souffrances de mes amis, affreuses souffrances qui l’instant d’auparavant m’avaient torturé moi-même ; j’étais heureux, j’étais enivré... j’étais fou.

Retombant avec désespoir.

Ah ! pauvre fou !... pauvre fou !

LE CHEVALIER.

Alexis, mon ami, revenez à vous...

ALEXIS, sans l’écouter.

Et plus tard, quand je cherchais à détourner sur elle les soupçons de son frère, je m’arrêtais sans pouvoir dire une parole que je me reprochais d’avance comme le plus odieux de tous les mensonges, et ce que je croyais un blasphème n’était qu’une affreuse réalité... Je l’ai vue tomber aux genoux d’Emmanuel et lui demander grâce... je l’ai vue. Eh ! que pouvez-vous, mon ami, que pouvez-vous me dire après cela ?

LE CHEVALIER, la voix étouffée par les sanglots.

Vous avez raison... je... je n’ai rien à dire.

LOUISE, venant se placer entre eux deux.

Rien que la vérité.

Entrée d’Irène.

TOUS DEUX et IRÈNE.

Louise !

LOUISE, au chevalier.

Et si vous manquez de courage, mon père, parce que pour sauver une de vos filles il vous faut perdre l’autre...

ALEXIS.

Que dit-elle ?

LOUISE.

Mais je l’aurai ce courage, et je ferai mon devoir... On saura enfin...

IRÈNE, descendant vivement la scène.

Tais-toi ! oh ! tais-toi... si Emmanuel t’entendait...

ALEXIS.

Irène !... quelle lumière...

LOUISE.

Je parlerai, dût-il m’entendre et dussé-je en mourir à ses yeux, je parlerai !... je ne suis que malheureuse ! Oh ! je te le jure, ma sœur, mais je serais criminelle si je ne te défendais pas... Oui, Monsieur, oui, vous avez dit vrai, la femme qui est tombée à genoux et qui a demandé grâce... c’était-elle ! Mais la femme que vous avez tenue mourante dans vos bras, la femme qui fuyait écrasée par ses souvenirs, celle in qui vous a serré la main en vous disant : Ne pariez pas ! ne vous battez pas ! Je suis venue... c’était moi !...

Elle a dit toutes ces paroles avec une exaltation toujours croissante ; à mesure que Louise parlait Alexis, n’a cessé de regarder Irène avec amour.

ALEXIS.

Irène, ma fiancée !... mon ange pur et sans tache !... et je n’ai pas deviné ton sublime dévouement, ton généreux mensonge, lorsque tu t’accusais toi-même...

IRÈNE.

Maintenant que vous m’avez comprise, Alexis, aidez-moi donc à lui persuader qu’elle doit se taire.

LE CHEVALIER.

Il le faut !

LOUISE.

Mais pour qui me prend-on ici, qu’on ose me faire une proposition semblable ! Est-ce parce que jusqu’à présent j’ai gardé le silence... mais jusqu’à présent... je ne pensais pas... je n’existais plus... j’étais folle... et je n’ai retrouvé la vie et la raison qu’à l’instant, au seuil de cette porte, quand vous avez pleuré dans le sein d’un ami, quand j’ai vu enfin toutes les douleurs dont j’étais cause... Où est Emmanuel ?... je veux le voir... je veux le voir...

TOUS.

Louise !

LOUISE.

Alexis, cherchez-le, amenez-le-moi ; entendez-vous, amenez-le moi... mais ne lui dites rien... à moi, à moi seule de ramener dans son âme la joie qui l’attend de savoir que sa sœur, son Irène est innocente.

LE CHEVALIER.

Le coup que vous allez lui porter n’est pas douteux, Louise, il en mourra.

IRÈNE.

Mon frère !

LOUISE.

Non, non, ne dites pas cela... ne le crois pas, Irène ; pour une femme coupable, est-ce qu’on peut avoir autre chose que du mépris, et le mépris tue l’amour...

ALEXIS.

Coupable ! mais vous l’avez dit, et je le crois, vous n’êtes que malheureuse ; et sur mon honneur, sur ma vie, je crierais au monde entier que vous n’êtes pas, que vous ne pouvez être coupable.

LE CHEVALIER.

N’était-ce pas votre avis déjà quand il y a quinze mois vous vous battiez pour elle !

ALEXIS.

Pour elle !... En effet, je me souviens... ce duel... je l’ignorais alors ce duel... c’était pour vous, Louise... pour vous... Ah ! je comprends, je bénis le dévouement d’Irène, c’était un devoir.

IRÈNE.

Entends-tu, sœur... un devoir !... Accepte donc nos destinées, et sauve Emmanuel du désespoir.

LOUISE.

Au prix de votre bonheur !

ALEXIS.

De notre bonheur !... non ! Oui, d’après mon honneur et ma conscience, je dirai qu’il faut à la jeune fille injustement accusée une réparation complète, éclatante, qui l’aide à remonter sur le piédestal sacré dont pour nous elle n’est jamais descendue... Mais cette réparation... est-il donc au pouvoir de M. de Monteverde de la lui donner... s’il est vrai que le seul soutien, le véritable appui d’une femme c’est l’honneur de son mari... Cette réparation, si c’est moi qui la lui offre, y aura-t-il au monde une voix qui s’élève pour me blâmer... et quand je l’appellerai ma femme, osera-t-on douter de son honneur !

IRÈNE.

Alexis... cher Alexis !...

Elle lui tend la main.

LE CHEVALIER.

Oh ! la jeunesse et ses inspirations généreuses... la belle chose !

LOUISE, au chevalier.

Les nobles cœurs !... et ils croient que j’accepterais !...

LE CHEVALIER.

Eh bien ! vous voyez, Louise, nous voilà tous d’accord pour vous supplier...

LOUISE, froidement le regardant.

Ah ! c’est aussi votre avis, mon père !... C’est bien, je n’ai plus rien à dire !...

À part.

ils ne me comprendraient plus.

Haut.

Seulement je vous le répète, je veux l’attendre seule.

IRÈNE.

Mais...

LOUISE, avec impatience et ironie railleuse.

Oui, j’ai besoin de réfléchir, de m’armer de force et de courage, vous comprenez... on ne se décide pas comme cela tout d’un coup, sans lutte, sans combat... à être déloyale et menteuse... ce n’est pas sans quelque hésitation que l’on prend une pareille résolution... Cependant vous le voulez, je la prendrai... oui, je marcherai hautement dans ma honte. Je vivrai glorieuse d’une estime usurpée... d’un amour volé. Allez... allez sans crainte... je tâcherai de me faire à cela. Je l’entends... il approche... Laissez-moi.

IRÈNE.

Oui, je te laisse, ma sœur... enfin, elle nous a cédé...

ALEXIS, sortant avec elle.

Moi, elle m’épouvante !... et je ne m’éloigne pas...

LE CHEVALIER, à part.

Moi, je vais recevoir M. de Monteverde ; un honnête homme n’a que sa parole.

Il sort. Emmanuel entre d’un autre côté.

 

 

Scène IV

 

EMMANUEL, LOUISE

 

LOUISE, à part.

C’est lui !...

Se soutenant à peine.

Je me croyais plus forte...

Elle veut s’avancer, chancelle et retombe sur un fauteuil.

EMMANUEL, avec agitation.

Qu’ai-je vu ! grand Dieu ! qu’ai-je vu ?... cet enfant ? Est-ce l’enfer ou le ciel qui a dirigé mes pas vers cet endroit fatal ?

S’interrompant en voyant Louise.

Louise... vous étiez là !...

LOUISE.

Monsieur, je vous attendais...

EMMANUEL, avec effusion.

Pardonnez-moi de ne point encore être allé à vous... dans la disposition d’esprit où j’étais, je croyais devoir attendre. Pourquoi êtes-vous venue ?

Amèrement.

Pour essayer de me consoler ?

LOUISE.

Je suis venue, monsieur le comte, parce qu’il faut que je vous parle de votre sœur.

EMMANUEL, avec emportement.

Ma sœur ! ne prononcez pas ce mot... Irène n’est pas ma sœur... Irène est la maîtresse de M. de Monteverde.

LOUISE, reculant et balbutiant.

Sa maîtresse !... Ainsi, vous n’admettrez donc jamais qu’une femme... Irène... ou tout autre, accusée comme elle, puisse avoir encore droit... sinon à la sympathie, du moins à l’estime et à la pitié des honnêtes gens.

EMMANUEL.

Les honnêtes gens ! ceux qui ont, n’est-ce pas, une larme prête à toute occasion, pour les méchants comme pour les bons ! Non, je ne tiens pas pour Irène à la pitié de ces honnêtes gens-là !

LOUISE.

Cependant, écoutez-moi, au nom du ciel ! cependant il est dans la vie de ces circonstances fatales, de ces terribles hasards qui disposent d’une destinée, qui la flétrissent... qui la tuent, sans que la volonté y soit pour quelque chose ; si vous saviez, Monsieur, tout ce qu’elle à souffert, celle que vous condamnez sans l’entendre.

EMMANUEL.

Irène !

LOUISE.

Tout ce qu’elle a dévoré de larmes, tout ce qu’elle a subi de tortures, rien que pour avoir la volonté de vivre... Ah ! si le ciel n’avait pas doué la mère d’une seconde vue, d’un double courage... elle serait morte depuis longtemps.

EMMANUEL.

Morte ! ma pauvre sœur !...

LOUISE.

Est-ce que vous ne m’écoutez pas ?

EMMANUEL, avec émotion.

Si... parlez toujours... ce que vous me dites est poignant pour moi... mais j’aime à vous entendre justifier celle...

LOUISE, agenouillée près de lui.

Oh ! vous lui pardonnerez ? si je vous prouve qu’elle est toujours digne.

EMMANUEL.

Moi ! oui, peut-être... parce que moi, je ne suis que son frère... mais Alexis... Alexis qui l’aime d’un autre amour...

LOUISE.

Alexis... il me demandait encore tout à l’heure de la lui donner pour femme.

EMMANUEL.

Alexis est fou !... Sous l’empire d’une passion noble et généreuse, il ne voit pas l’avenir ! il ne songe pas qu’un jour viendra, demain peut-être, où le regret s’emparera de lui, où il aura beau se répéter, le malheureux, que sa femme est digne de tous les respects... elle n’en aura pas moins appartenu à une autre... Oh ! madame, c’est une pensée qui frappe le cœur plus durement que le fer, plus sûrement que le poison.

LOUISE, à part.

Ô c’est mon arrêt !...

EMMANUEL, avec force.

Non, j’aime trop Irène pour la condamner à cette vie de misères... je dois trop à Alexis pour l’exposer à ressentir ce que j’ai éprouvé, moi, quand je l’ai crue coupable.

LOUISE, balbutiant.

Quand vous m’avez crue coupable ?

EMMANUEL, vivement.

Oui, j’ai douté... la durée d’un éclair !...

Regardant avec expression les pistolets restés sur la table.

mais assez pour avoir senti qu’un mari peut tuer sa femme, à moins que l’arme... tremblant entre ses mains au moment de frapper... il ne la retourne sur lui-même...

LOUISE, qui a vu tous ses mouvements, à part.

Il se serait tué... et j’allais...

Revenant.

Oh ! ne dites pas que, vous auriez attenté à vos jours... n’auriez-vous pas du moins songé à votre sœur ?

EMMANUEL.

Non, à toi... à toi seule, Louise !... toi ma femme que j’aime et qui m’aime aussi, n’est-ce pas ? Oh ! cette pensée de ne plus croire à ton amour, de le retrouver coupable, cette pensée m’aurait frappé à mort.

LOUISE, défaillant, à part.

Ah ! que je suis lâche... je ne le détrompe pas !...

S’arrachant de ses bras.

C’est qu’il dit vrai, mon Dieu ! je l’aime, je l’aime, et je ne peux pas le tuer ; non ! je ne le peux pas !

 

 

Scène V

 

EMMANUEL, LOUISE, FRITZ

 

FRITZ.

Le notaire est dans le salon, il demande les ordres de monsieur le comte.

EMMANUEL, le congédiant.

C’est bien, j’y vais...

LOUISE, à Emmanuel.

C’est inutile, ce mariage... ne peut se faire, il ne se fera pas.

EMMANUEL.

Et qui l’empêchera ?

LOUISE, avec force.

Qui ?... moi... que votre Irène n’aura pas vainement appelée son amie... sa sœur...

EMMANUEL, froidement.

Écoutez-moi, Louise ; pour avoir décidé que ce mariage se ferait... pour avoir jusque-là imposé silence à ma haine, il fallait, Madame, que j’eusse jugé cette union indispensable à la réhabilitation d’Irène.

LOUISE, avec force.

La réhabilitation d’Irène ? mais avez-vous seulement une seule preuve qui l’accuse ?

EMMANUEL.

Une preuve !... Ah ! vous croyez donc, Louise, qu’elle n’existe plus, cette preuve... vous avez donc appris l’affreux malheur...

LOUISE.

Quel malheur ?

EMMANUEL.

Cet enfant.

LOUISE, tressaillant.

Cet enfant !... pourquoi me parlez-vous de cet enfant... que voulez-vous dire... je ne vous comprends pas.

EMMANUEL, la regardant.

Mais, j’ai cru que vous saviez...

LOUISE, tremblement nerveux.

Non, je ne sais rien... Il y a donc quelque chose ?

EMMANUEL.

Un événement terrible... j’en suis encore épouvanté... Oh ! les décrets de Dieu sont impénétrables !... de même que le cœur de l’homme est un bizarre assemblage de contradictions... À la colère la plus violente succède parfois la pitié... une sorte de commisération pour la chose même qui avait excité le plus votre courroux.

LOUISE, balbutiant.

Je ne comprends pas...

EMMANUEL.

Ce matin, entraîné par une force irrésistible, je suis allé à la ferme de Saint-Norbert.

LOUISE, tressaillant.

À la ferme de...

EMMANUEL.

Qu’allais-je y faire ?... je n’en sais rien... mais j’y suis allé.

Après un instant.

Quel horrible spectacle s’offrit alors à ma vue : tous les habitants, pâles, épouvantés, regardaient avec une terreur stupide les flammes qui entouraient la ferme.

LOUISE, à elle-même.

Le feu... à la ferme !...

EMMANUEL, continuant.

Et parmi toutes ces voix qui se désolaient... une voix plus déchirante, celle de la fermière, de Catherine Pliman, dominait toutes les autres... Sauvez-le, criait-elle, avec des sanglots... il est resté là-haut... sauvez-le !...

LOUISE, avec angoisse.

Mais... qui... qui donc !

EMMANUEL.

Un enfant !

LOUISE, avec un cri de terreur.

Un enfant !

EMMANUEL.

Celui dont la naissance était la honte, l’opprobre de notre maison.

LOUISE.

Mon Dieu !

EMMANUEL.

Encore un instant, un seul, et cette preuve terrible de notre déshonneur allait disparaître à jamais... Nul ne bougeait ! car essayer de le sauver, c’était courir à une mort certaine... Comment arrivai-je, moi, jusqu’à ce berceau...

LOUISE, voulant aller à lui et reculant.

Vous !

EMMANUEL

Comment traversai-je tant de décombres, tant d’obstacles... je ne sais... je ne sentais rien... je ne voyais rien... rien, qu’une créature de Dieu qui allait mourir ! Pauvre, petite créature qui riait aux flammes qui l’entouraient, qui tenait ses petits bras la mort qui venait le surprendre... J’allais enfin le saisir... lorsqu’en ce moment même... une poutre embrasée...

LOUISE, avec un cri déchirant.

Ah ! mort !... il est mort !...

EMMANUEL, la regarde, puis lui saisit la main.

Qu’avez-vous donc, Madame ?

 

 

Scène VI

 

EMMANUEL, LOUISE, FRITZ, IRÈNE

 

IRÈNE, défaillante.

C’est moi... c’est moi... mon frère qui lui ai fait peur... elle a eu peur pour moi...

EMMANUEL, à part.

Louise !... Irène !... encore toutes deux... toutes deux pâles et tremblantes... encore ce doute qui me tue !

Allant à elles et les saisissant par la main.

Regardez-moi, regardez-moi, toutes deux... l’une et l’autre, je le veux, je l’ordonne !

FRITZ, entrant vivement.

Monsieur le comte.

EMMANUEL, se retournant.

Quoi... qu’y a-t-il ?

FRITZ, bas.

C’est un homme, un paysan qui vient de Saint-Norbert... il veut sur-le-champ parler à ses dames.

EMMANUEL, vivement, à part.

De Saint-Norbert... oh ! c’est moi seul qui recevrai cet homme. Oh ! la vérité !... la vérité... elle est là peut-être...

Il sort brusquement avec Fritz.

 

 

Scène VII

 

LOUISE, IRÈNE

 

IRÈNE.

Il est sorti... tu peux pleurer... Louise, m’entends-tu... Louise...

LOUISE, pâle et mourante.

J’entends... mais pleurer je le voudrais... je ne peux pas.

IRÈNE.

Ma sœur... ma Louise... allons ! un peu de courage...

LOUISE.

Du courage... mais tu n’as donc pas entendu... que mon enfant est mort.

Éclatant en sanglots.

Si tu savais comme je l’aimais ! Je l’aimais vois-tu... non pas de cette tendresse calme et passive des mères heureuses à qui rien ne peut enlever leur cher trésor... non... mais de cet amour inquiet, dévorant, effréné comme tous les sentiments qui ne peuvent s’exhaler au dehors, et qui, sans cesse refoulés dans le cœur, finissent par y former un chaos terrible, où les larmes déteignent sur les joies et les rendent amères comme des douleurs !... Et lui... le pauvre enfant... Irène, il me connaissait... il me souriait... il était beau comme un ange... Catherine disait que lorsque j’étais partie, longtemps encore, il regardait la porte... Ah ! il ne me sourira plus... il ne cherchera plus des yeux sa pauvre mère... il est mort !... mort ! mort !!!

IRÈNE, effrayée et suppliante.

Louise... par pitié...

LOUISE.

Oh ! tout m’est égal, à présent que je n’ai plus mon enfant

IRÈNE, vivement, regardant au fond.

C’est mon frère !

LOUISE, tressaillant.

Lui !

 

 

Scène VIII

 

LOUISE, IRÈNE, EMMANUEL, puis TROTMANN

 

EMMANUEL, rentrant avec colère.

Rien ! pas un mot ! pas un indice !... Insensé qui m’attache à une ombre pour saisir la trace de la terrible vérité que je cherche, et qui dans cet espoir allais livrer au premier venu le secret de mes souffrances et de ma honte... Je n’ai rien pu savoir, mais, grâce au ciel, je n’ai pas même été compris de ce paysan qui apportait des fleurs de Saint-Norbert.

LOUISE.

Qu’entends-je ?

EMMANUEL

Des fleurs !... en ce moment...

LOUISE.

Quelles fleurs ?... Monsieur... parlez... mais parlez donc... par pitié... répondez-moi, quelles fleurs ?...

IRÈNE.

Louise...

EMMANUEL.

Eh ! que vous importe, Madame ?

LOUISE.

Et ce paysan... je veux... je veux le voir... où est-il ?

EMMANUEL.

Parti !

LOUISE.

Parti !

TROTMANN, paraissant à gauche.

Pas encore, Monseigneur, excusez-moi de vous avoir désobéi ; mais Catherine Pliman, après ce qui s’est passé aujourd’hui, ne m’aurait pas pardonné de ne pas remettre son bouquet à son adresse, et je le remets... le voilà.

LOUISE, saisissant les fleurs ; reconnaissant des violettes, elle pousse un grand cri.

Ah !

EMMANUEL.

Cette émotion.

IRÈNE.

Ma sœur !...

LOUISE, changeant tout à coup de visage comme éprouvant un sentiment de doute et de crainte après le bonheur.

Et cependant n’est-ce pas une erreur, un rêve !... Irène, ma sœur, sont bien là des violettes, n’est-ce pas ?

IRÈNE.

Sans doute !

LOUISE.

Mais alors ce que je venais d’apprendre... cet incendie...

TROTMANN.

Il est éteint.

Bas.

Grâce à vous, Monseigneur.

EMMANUEL.

Tais-toi !...

LOUISE.

Et Catherine Pliman ?...

TROTMANN.

Sauvée, puisqu’elle m’envoie...

LOUISE.

Et l’enfant ?

EMMANUEL

Tais-toi !...

TROTMANN, bas.

Vous ne voulez pas que je dise que vous l’avez sauvé, Monseigneur...

EMMANUEL,

Non, tais-toi et va-t’en !...

LOUISE.

L’enfant ! l’enfant !

TROTMANN.

Ah ! ma foi tant pis, j’ai promis !... L’enfant sauvé aussi !

LOUISE, éclatant, à genou.

Sauvé ! sauvé mon enfant !...

EMMANUEL, qui a observé tous ses mouvements.

Ah ! je ne doute plus ! c’est elle.

 

 

Scène IX

 

LOUISE, IRÈNE, EMMANUEL

 

LOUISE, dans un transport de joie qui tient du délire.

Sauvé ! fleurs bénies, que je vous aime ! il est sauvé... Je l’avais abandonné, je l’avais renié... c’était un crime !... je méritais que Dieu me le reprit... Une mère qui renie son enfant !... mais Dieu, c’est la bonté même.

Riant et pleurant, embrassant le bouquet.

Ah ! mon cher petit enfant... comme je vais t’aimer ! tu verras, mon ange, mon trésor, mon sang ! mon âme !

EMMANUEL, se contraignant.

Madame ! taisez-vous !... taisez-vous !

LOUISE, s’oubliant.

Mais il est vivant !... comprenez-vous ?... vivant !... vivant !...

EMMANUEL.

Ah ! c’est trop d’audace et d’infamie.

Sa main se porte machinalement sur ses pistolets.

IRÈNE.

Emmanuel !... grâce Emmanuel !... tu vois bien qu’elle est folle !...

EMMANUEL, quittant son arme.

Folle !...

LOUISE, avec éclat.

Moi folle ? Ah ! elle dit cela... Je sais... elle veut le garder pour elle, elle vent le reprendre encore ! mais non, c’est moi, moi qui suis sa mère ! Voyez mon cœur bat à se rompre dans ma poitrine, mon visage est inondé de larmes... larmes qui ne font pas de mal... celles-là... Regardez Irène... elle ne pleure pas, elle... Dans ses yeux, il n’y a que de la crainte... Est-ce que c’est là la mère qui a retrouvé son enfant ?...

EMMANUEL, dont la fureur a augmenté en même temps que la joie convulsive de Louise, saisissant un des pistolets et s’élançant sur elle.

Malheureuse !

Irène pousse un cri. Alexis vient d’entrer et arrête le bras d’Emmanuel.

 

 

Scène X

 

LOUISE, IRÈNE, EMMANUEL, ALEXIS

 

ALEXIS.

Arrête Emmanuel ! arrête !...

IRÈNE.

Mon frère !

EMMANUEL.

Laissez-moi ! laissez-moi !

ALEXIS.

Tu m’entendras !...

EMMANUEL.

Arrière ! de quel droit viens-tu te placer entre le juge et la justice !... Arrière, te dis-je !

En roulant repousser Alexis qui se place toujours entre lui et Louise ; il touche violemment le bras d’Alexis qui pousse un cri de douleur et tombe à demi renversé.

IRÈNE.

Ô ciel ! cette blessure...

EMMANUEL.

Malheureux ! qu’ai-je fait ? Alexis... mon ami... mon frère !...

ALEXIS, se relevant et portant la main à son bras.

Ce n’est pas là ce qui doit exciter tes regrets et ton repentir... Tu vois, je suis calme, je ne souffre plus, cette blessure... je la bénis... je l’ai reçue autrefois en combattant pour elle.

EMMANUEL.

Pour elle !

ALEXIS.

Et c’est pour elle encore qu’elle vient de se rouvrir sous ta main... Je la bénis !... je la bénis, car elle apaisera ta colère, car elle sera la défense et la justification de Louise.

EMMANUEL.

Que dis-tu ?

ALEXIS.

La vérité... Souviens-toi de ce jour où, chaste et belle fiancée, elle te donna son amour et sa vie, à toi, Emmanuel, toi, le proscrit, toi, dont elle avait refusé de partager la haute fortune, et à qui elle venait demander sa part de tes malheurs et de ton exil.

EMMANUEL, regardant Louise avec émotion.

C’est vrai... mon Dieu ! c’est vrai... je ne l’ai pas oublié.

ALEXIS.

Souviens-toi encore de quelle manière elle fut arrachée de tes bras... pauvre enfant abandonnée alors dans une misérable chambre d’auberge, livrée à sa douleur, elle ne sut faire qu’une chose, prier Dieu ! mais sa prière ne fut pas entendue ! Le lendemain, un infâme, l’assassin de son honneur, osait se vanter de sa lâcheté en ma présence ; j’ignorais alors quelle était cette femme, mais mon cœur avait deviné son innocence, et mon bras s’était armé pour la défendre... Et aujourd’hui, aujourd’hui que je la connais, que je la vénère, que je suis fier de la nommer ma sœur, dis-moi, m’en veux-tu toujours, frère, de l’avoir défendue encore, de l’avoir défendue contre toi-même ?

EMMANUEL, les yeux fixés sur Louise et serrant la main d’Alexis.

La voix que je viens d’entendre et qui a parlé si haut et si noblement de devoir et de loyauté, c’est celle d’Alexis, un ami vraiment digue de ce nom, à qui mon honneur n’est pas moins, cher qu’à lui-même... et cette femme qui pleure, celle femme contre laquelle ma main furieuse... c’est Louise !... Louise !... À côté de la grandeur d’âme de l’un, de la résignation de l’autre, je me sens chétif et misérable, moi... je ne puis que rougir de mes emportements, de ma folie, et demander grâce... oui, grâce pour moi, ma pauvre Louise, moi, qui ai pu te maudire et t’accabler de mépris pour le crime d’un autre, moi, qui ai pu poursuivre d’une égale colère et le bourreau et la victime.

Il tombe à genoux devant Louise.

LOUISE, le relevant vivement.

Ah ! mon ami, mon Emmanuel !

Emmanuel va l’embrasser. Fritz paraît à la porte ; au même moment Trotmann paraît à gauche, tous occupés de Fritz, ne le voient pas encore.

 

 

Scène XI

 

LOUISE, IRÈNE, EMMANUEL, FRITZ, puis TROTMANN

 

FRITZ.

Monsieur le comte, le notaire est toujours là.

TOUS.

Le notaire !

EMMANUEL.

Et lui, lui, le noble fiancé n’est-il pas là ?

FRITZ.

Monsieur le marquis de Monteverde ? Il vient d’être reçu par monsieur le chevalier à l’entrée de la grande avenue...

EMMANUEL, s’élançant vers le fond.

Enfin, je vais me trouver en face de cet homme !

ALEXIS, de même.

Pas avant moi !... frère... pas avant moi...

LES DEUX FEMMES.

Emmanuel !... Alexis !...

Tous les yeux se fixent sur Trotmann placé devant la porte de gauche.

EMMANUEL.

Que veux-tu ?

TROTMANN.

Il y a là, Monseigneur, une pauvre femme qui vous supplie de la recevoir...

TOUS.

Une femme !

TROTMANN.

Oui, la fermière de Saint-Norbert... Catherine Pliman...

TOUS.

Catherine !

TROTMANN.

Et avec elle, l’enfant à qui vous avez sauvé la vie...

LOUISE, marchant vers la porte.

Ah ! il est là !... là !...

Se retournant vers Emmanuel.

Et c’est par vous, Monsieur, par vous qu’il m’est donné de le revoir, vous, le sauveur de mon enfant !... Et vous étiez à mes genoux, quand c’est à moi d’embrasser les vôtres.

Emmanuel la retient doucement de la main à l’instant où elle va s’agenouiller devant lui, puis attire sa tête sur sa poitrine pendant qu’Alexis et Irène se pressent autour de lui.

EMMANUEL, avec une sorte d’exaltation religieuse.

Mon Dieu !... tu sais qu’en ce moment toute pensée de haine et de vengeance vient de s’éteindre dans mon âme ; mais c’est à toi que j’en appelle... Ta justice me doit la vie de cet homme qui a ose demander la main de ma sœur et qui approche en se flattant de s’imposer par le crime à ma famille !... Pour le repos, pour la dignité de tout ce qui m’entoure, il faut qu’il meure... Je crois à toi, qui dirigera mon bras dans cette rencontre fatale, à toi qui m’ordonne de le frapper, comme tu m’ordonnes, mon Dieu ! d’accueillir l’orphelin que tu viens d’envoyer sur ma route.

En disant ces mots il jette un regard sur la porte de gauche et se dispose à sortir. Mouvement des autres personnages.

Louise... ma sœur... Alexis... ne m’empêchez donc pas d’user de mon droit et de faire mon devoir et croyez comme moi à la justice du ciel !...

Les autres personnages s’écartent ; il serre la main à Alexis, à sa sœur ; embrasse Louise, puis avec énergie.

Allons !...

Les deux femmes sont tombées à genoux ; Trotmann et Fritz se découvrent involontairement. Emmanuel s’élance vers le fond ; mais avant qu’il ait disparu on entend deux coups de pistolet à peu de distance l’un de l’autre... Mouvement général.

EMMANUEL.

Qu’est-ce donc ?

ALEXIS.

Que s’est-il passé ?

 

 

Scène XII

 

LOUISE, IRÈNE, EMMANUEL, FRITZ, TROTMANN, LE CHEVALIER

 

LE CHEVALIER.

Arrêtez, Emmanuel !... et pardonnez-moi d’avoir pris votre place. Par là, vous n’avez plus rien à faire.

EMMANUEL.

Vous l’avez tué !

ALEXIS.

Vous, mon ami !

IRÈNE.

Vous, un duel !

LE CHEVALIER.

Le premier et le dernier de ma vie. J’avais fait une promesse, Dieu l’a tenue pour moi.

On se groupe autour de lui, on lui presse les mains avec affection.

TROTMANN.

Pardon, monsieur le comte, Catherine Pliman attend toujours.

EMMANUEL.

Louise ! va embrasser ton enfant !

Elle fait un pas vers la porte de gauche. La toile tombe.

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