Le Moulin de Javelle (Eugène SCRIBE - MÉLESVILLE)

Comédie-vaudeville en deux actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase Dramatique, le 8 juillet 1833.

 

Personnages

 

LE RÉGENT, sous le nom de M. François, commis aux Aides

L’ABBÉ DUBOIS, son ministre, sous le nom de M. Prudhomme

BABET, maîtresse de François

TOINON, maîtresse de Prudhomme

LA DUCHESSE DU MAINE

PORTO-CARRERO, secrétaire du prince de Cellamare

D’AUBIGNY, officier

VERDIER, intendant du Régent

JUSTINE, jeune ouvrière

ROSE, jeune ouvrière

AUTRES GRISETTES

OFFICIERS

MOUSQUETAIRES

VALETS

 

La scène se passe en 1718 ; au premier acte, au Moulin de Javelle ; au 2e, au Palais-Royal.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente un jardin de cabaret hors barrières, au temps de la régence. À gauche de l’acteur le corps de logis avec des cabinets particuliers ; sortie au fond, donnant sur la cour, ou sur le boulevard extérieur.  À droite des charmilles conduisant dans les bosquets du jardin : une table de ce côté.

 

 

Scène première

 

PORTO-CARRERO, LA DUCHESSE DU MAINE

 

Tous deux sont déguisés en bourgeois de l’époque. Ils entrent mystérieusement. La Duchesse sort du cabinet n° 4, Porto-Carrero arrive par le fond à droite.

LA DUCHESSE.

Entrez ici, mon cher Porto-Carrero, et parlons bas !

PORTO-CARRERO, regardant autour de lui.

D’honneur, le lieu est singulièrement choisi pour une conférence politique !... Le moulin de Javelle !... Un cabaret hors barrières, ou toutes les petites grisettes de Paris donnent rendez-vous à leurs galants !... Et la duchesse du Maine sous un pareil déguisement...

LA DUCHESSE.

Silence !

PORTO-CARRERO.

Air : J’ai vu partout dans mes voyages.

Mais c’est assez votre coutume,
Et votre esprit aventureux
Doit se plaire sous ce costume,
Et modeste et mystérieux !
Oui, fuyant une cour ingrate,
Parfois la reine des amours
Et déguisée...

LA DUCHESSE, souriant.

Et diplomate.
Vous, monsieur, vous l’êtes toujours !
Et secrétaire diplomate,
Vous, monsieur, vous l’êtes toujours.

PORTO-CARRERO.

Pas avec vous, du moins.

LA DUCHESSE.

Vous avez reçu mon petit mot ?...

PORTO-CARRERO.

J’ai suivi les intentions de votre altesse...

Montrant son habit.

Le plus stricte incognito... J’ai renvoyé la voiture et les gens de l’ambassade... les couleurs espagnoles pouvaient nous trahir...

LA DUCHESSE.

Cellamare est prévenu ?...

PORTO-CARRERO.

Il ne bouge plus de l’Arsenal.

LA DUCHESSE.

Et quelles nouvelles de Perpignan ?...

PORTO-CARRERO.

D’excellentes... Le gouverneur est un homme sur et loyal, et moyennant la somme promise, il ouvrira ses portes aux troupes de Philippe V.

LA DUCHESSE, avec joie.

À merveille !... Mais avant d’aller plus loin, mon cher abbé, parlez-moi à cœur ouvert, et avec toute la franchise d’un secrétaire d’ambassade ! ce n’est pas vous en demander trop : dois je me fier à la parole d’Alberoni ?

PORTO-CARRERO.

Qui peut vous en faire douter, madame la duchesse ?

LA DUCHESSE.

Il est Italien, et premier ministre !

PORTO-CARRERO.

Son intérêt vous répond de sa sincérité. Pourvu que la régence et la tutelle du jeune Louis XV soient données au roi d’Espagne, il consent à en déléguer les pouvoirs à M. le duc du Maine : et comme vous avez tout empire sur votre époux...

LA DUCHESSE, souriant.

C’est moi qui gouvernerai la France !... Ce n’est que justice ! car cette régence nous appartenait : et sans la faiblesse de mon mari et les intrigues de ce misérable Dubois, que je hais presque autant que son patron ! Impudent personnage !... il a voulu faire un régent de son ancien élève, pour devenir ministre de sa puissance, comme il l’était de ses plaisirs ! Effronté parvenu, qui se venge de son origine obscure en nous rabaissant jusqu’à lui, en faisant déclarer les princes du sang déchus de leurs prérogatives ! en se servant de sa police pour livrer aux brocards de la ville les correspondances secrètes des premières dames de la cour !...

PORTO-CARRERO, avec malice.

Quoi ! les intrigues de ces dames ?... Quelle horreur !

LA DUCHESSE.

Il ne respecte rien... Ce n’est pas pour moi que je parle...

PORTO-CARRERO.

Parbleu !...

À part.

Elle était en tête de la liste.

Haut.

Et c’est un pareil homme qui aspire aux plus hautes dignités de l’Église !...

LA DUCHESSE, avec mépris.

Il aura beau faire, il sera toujours plus fourré de vices que d’hermine !... mais j’y mettrai bon ordre ; et pour nous débarrasser à-la-fois de nos deux ennemis, il faut que le Régent soit en route, cette nuit, pour l’Espagne...

PORTO-CARRERO.

Cette nuit !

LA DUCHESSE.

Il ira faire sa cour aux belles castillanes ! ça le changera.

PORTO-CARRERO.

L’enlever au milieu de Paris, de ses officiers !... prenez garde ; malgré son amour effréné pour ses plaisirs, ses folies, ses dissipations... le vainqueur de Steinkerque et de Nerwinde a ici de la popularité.

Air de Lantara.

Il sait aimer, boire et se battre,
Gloire et plaisir ont pour lui des attraits,
Et je crois, témoin Henri-Quatre,
Que les princes mauvais sujets
En France ont toujours du succès !
Du peuple l’amour l’environne ;
Car il a pour mieux le gagner,
L’esprit qui plaît, la bonté qui pardonne,
Et des défauts qui font tout pardonner !

LA DUCHESSE, avec impatience.

Qui vous demande son panégyrique, monsieur ; et qui vous parle de l’enlever au milieu de Paris ?

Baissant la voix.

C’est ici qu’il va venir...

PORTO-CARRERO.

Le prince !...

LA DUCHESSE, plus bas.

Sans doute !... une petite grisette dont il est amoureux fou !... Pour échapper aux soupçons de Mme de Parabère et des autres maîtresses en titre, c’est ici qu’il lui a donné rendez-vous. Sa cour l’ignore, mais nos limiers m’en ont avertie !

Montrant une porte à gauche.

J’ai fait aussitôt retenir cet appartement pour épier ses démarches... des gens sûrs entourent la maison, et s’il y met le pied...

PORTO-CARRERO.

Par Notre-Dame del Pilar ! voilà un plan dont Alberoni serait jaloux !... mais une voiture ?

LA DUCHESSE.

Elle est prête.

PORTO-CARRERO.

Les relais ?

LA DUCHESSE.

Disposés sur toute la route, dont les commandants nous sont dévoués !

PORTO-CARRERO.

Et pour s’emparer de la personne du jeune roi ?

LA DUCHESSE.

Il nous faut un homme de tête, d’exécution, qui ne sache nos secrets qu’à moitié... j’ai notre affaire... un jeune officier qui croit avoir à se plaindre... il y en a toujours... je l’ai fait prévenir, et... Chut ! le voici, pas un mot de plus !

 

 

Scène II

 

PORTO-CARRERO, LA DUCHESSE DU MAINE, D’AUBIGNY

 

PORTO-CARRERO, remontant, et regardant dans la coulisse à droite.

Ah ! ce jeune officier qui vient de ce côté ?... une très bonne tournure...

LA DUCHESSE, bas et d’un air indifférent.

Oui... Je n’y avais pas pris garde.

PORTO-CARRERO, bas et souriant.

Oh ! que si... Mais, vous avez raison ; en conspiration comme en amour, il ne faut jamais avoir à rougir de ses complices.

D’AUBIGNY, s’approchant.

Madame la duchesse !...

LA DUCHESSE, allant au-devant de lui.

Approchez, monsieur d’Aubigny, et soyez sans crainte !

Montrant Carrero.

Monsieur est des nôtres ! Eh bien ! les gardes françaises ?

D’AUBIGNY.

Je quitte plusieurs officiers qui, comme moi, madame, ont servi dans le régiment du Maine, et sont dévoués à M. le duc, à votre altesse... mais ils demandent avant tout, l’assurance qu’il ne sera rien tenté de contraire au roi et à leur honneur...

LA DUCHESSE, regardant Carrero.

Qui pourrait en douter.

D’AUBIGNY.

Air : Un page aimait la jeune Adèle.

Pourvu qu’une armée étrangère
Ne mette pas le pied sur notre sol ;
Pourvu que sur notre frontière
Ne flotte pas l’étendard espagnol !

LA DUCHESSE.

Des alliés !

D’AUBIGNY.

Qu’un seul s’avance,
Et nos soldats vont contre eux se ranger,
En s’écriant : « Mon parti, c’est la France,
Et l’ennemi, c’est l’étranger ! »

LA DUCHESSE, d’un air embarrassé.

Rassurez-vous, et dites-leur bien que nous ne voulons qu’affranchir sa majesté d’une tutelle odieuse et rendre la paix au royaume.

PORTO-CARRERO.

C’est évident ! on ne conspire jamais que pour être plus tranquille !

LA DUCHESSE, d’un air caressant.

Et pour réparer les injustices faites au mérite... à ce titre, monsieur d’Aubigny, vous avez des droits !... Vous demandiez un régiment, vous l’aurez... et s’il est d’autres moyens de vous prouver mon estime...

PORTO-CARRERO, à part, en souriant.

Il fera son chemin...

D’AUBIGNY, avec un soupir.

Je suis pénétré de vos bontés, madame... mais l’ambition me touche moins que le désir de me venger !... De ce grade, que l’on m’a refusé pour le vendre sous mes yeux à une créature de ce Dubois, dépendaient mon avenir, mes projets de bonheur !

LA DUCHESSE.

Comment ?...

PORTO-CARRERO.

Quelque amour contrarié ?

LA DUCHESSE.

Il serait possible ! pauvre jeune homme !...

D’AUBIGNY.

Que je me venge... c’est tout ce que je demande ! J’ai voulu réclamer... mais étranger à Paris, à la cour... n’y connaissant personne, je n’ai trouvé que des refus, des humiliations !... et sans votre généreux appui...

LA DUCHIESSE.

Vous voyez bien que notre cause est commune.

Air de Voltaire chez Ninon.

Il faut renverser sur-le-champ
Un pouvoir et des chefs infâmes ;
Tout se prostitue et se vend,
Tout est gouverné par les femmes.
Par moi tout changera ce soir !
Car maint exemple nous l’enseigne,
Quant une femme est au pouvoir...

PORTO-CARRERO, souriant.

C’est toujours un homme qui règne !

Aussi, tous les hommes doivent vous seconder...

D’AUBIGNY.

Vous n’avez qu’à ordonner, madame.

LA DUCHESSE.

C’est bien, monsieur d’Aubigny... les moments sont précieux...

Elle tire de son sein un papier cacheté.

Ce billet, au président de Mêsmes... pour que le Parlement s’assemble au premier signe...

D’AUBIGNY.

J’y cours !

LA DUCHESSE.

Que vos amis se tiennent prêts pour une expédition hardie... et revenez ici dans une heure, chercher vos instructions.

Bas à Carrero.

Nous, allons rejoindre le duc qui nous attend dans cette chambre, pour expédier tous les ordres.

Air de Robin des bois.

Un tel projet, j’en conviens, doit me plaire,
Et tout entier mon cœur vient s’y livrer ;
Oui, des dangers, des complots, du mystère,
Ah ! c’est vraiment charmant de conspirer !

PORTO-CARRERO.

Comme en amour, il faut du soin, du zèle !

LA DUCHESSE, à d’Aubigny.

Être discret !

PORTO-CARRERO, de même.

Surtout entreprenant !

LA DUCHESSE.

Comme en amour, il faut être fidèle !

PORTO-CARRERO.

Fidèle à tous !...

LA DUCHESSE, riant.

C’est de l’amour en grand !

ENSEMBLE.

Un tel projet, j’en conviens, doit me plaire, etc.

La Duchesse fait un signe à d’Aubigny, et entre avec Carrero dans une chambre à gauche, dont la porte se referme aussitôt.

 

 

Scène III

 

D’AUBIGNY, seul

 

Me voilà donc lancé dans une conspiration !... après tout, il ne s’agit que de renverser un ministre, un Dubois... et c’est encore servir mon pays ! mais, quand j’aurai satisfait ma vengeance, en serai-je plus avancé ?... Cette pauvre Babet, si bonne, si jolie !... que rien n’a pu me faire oublier ! où la chercher... où la retrouver ?... je me suis vainement informé...

Il regarde vers le fond à droite.

Qu’est-ce que c’est ?... une troupe de jeunes filles... de petites grisettes qui descendent de fiacre... en effet, c’est ici, m’a-t-on dit, qu’elles se réunissent d’ordinaire !... des minois charmants, en honneur !... Eh bon Dieu ! cette taille... ces traits...

Il se met de côte.

Serait-il possible ?...

 

 

Scène IV

 

D’AUBIGNY, BABET, JUSTINE, ROSE, PLUSIEURS GRISETTES avec les costumes du temps

 

Elles entrent gaiement en se donnant la main.

CHŒUR.

Air : Contredanse de la Semaine des Amours.

Au plaisir, aux jeux, à l’amour,
Notre âge
Nous engage ;
Au plaisir, aux jeux, à l’amour,
Donnons au moins un jour !

JUSTINE.

Jusqu’au dimanch’, nuit et jour,
On travaille sans peine...
Mais pour s’reposer d’ la s’maine
Faut qu’la danse ait son tour.

TOUTES.

Au plaisir, aux jeux, à l’amour, etc.

JUSTINE.

Qui est-ce qui a payé le fiacre, mesdemoiselles ?...

BABET.

C’est moi... puisque vous n’aviez pas d’argent !

D’AUBIGNY, à part.

C’est bien elle !...

ROSE.

Nous te rendrons ça... Allons-nous nous amuser !... une journée complète...

BABET.

Ah ça ! mesdemoiselles, un peu de tenue...

JUSTINE.

Pardi !... qui est-ce qui me prête une épingle pour remettre mon bonnet ?...

BABET.

Et Toinon ? elle n’est donc pas venue ?

JUSTINE.

Bah !... une bégueule !... elle avait un dîner de famille ; je ne lui en ai pas parlé !...

Regardant de côté.

Il paraît que M. François se fait attendre !...

ROSE.

C’est joli !

BABET.

Il est peut-être retenu à son bureau ! dame !... un commis aux Aides n’a pas tout son temps !...

ROSE.

Oh !... Babet le défend toujours...

JUSTINE.

Elle a raison, parce qu’il est très aimable M. François !

TOUTES.

Très galant...

ROSE.

Une figure distinguée...

JUSTINE.

Certainement... pour un commis !...

BABET, souriant.

C’est bon ! je vous plaisanterai aussi sur vos bons amis, que nous allons trouver ici par hasard, comme d’habitude !... allons, venez...

Elles font un mouvement et se trouvent en face de d’Aubigny, qui s’est approché.

BABET.

Que vois-je ? M. d’Aubigny !...

D’AUBIGNY.

Babet !...

BABET.

Vous à Paris !

D’AUBIGNY.

Depuis quelques jours seulement, et je ne m’attendais pas...

Regardant les petites.

Mais puis-je vous parler un moment sans témoins...

ROSE, à ses compagnes.

Sans doute... sans doute !... venez, mesdemoiselles...

Bas.

C’est un amoureux !...

BABET, bas.

Du tout... n’allez pas croire... c’est un jeune homme de mon pays.

JUSTINE, aux autres.

Oui, je sais ! comme tous ceux qui viennent nous demander au magasin !...

À Babet.

Nous n’en dirons rien à M. François...

Haut.

Au jardin, mesdemoiselles, il y a une balançoire... ça fait tourner la tête, c’est charmant !...

TOUTES.

Air : Reprise du chœur.

Au plaisir, aux jeux, à l’amour,
Notre âge
Nous engage ;
Au plaisir, aux jeux, à l’amour
Donnons au moins un jour !

Elles sortent en riant par le fond à droite.

 

 

Scène V

 

BABET, D’AUBIGNY

 

D’AUBIGNY.

Je ne reviens pas de ma surprise, chère Babet !

BABET.

Vous ignoriez que j’étais à Paris ?...

D’AUBIGNY.

Je savais seulement que vous aviez quitté Dijon... Sans confier à personne les motifs de ce brusque départ... et j’allais y retourner, pour tâcher de découvrir vos traces !

BABET.

Comment !... Vous ne m’aviez pas oubliée ?...

D’AUBIGNY.

Vous oublier, Babet !... le Ciel m’est témoin que, pendant cette longue absence, mon amour s’est encore augmenté : et je vous aime plus que jamais !

BABET, tristement.

Vraiment ! Ah ! que vous m’affligez, et que je regrette maintenant de vous avoir revu !...

D’AUBIGNY, surpris.

Qu’entends-je ?

BABET.

Écoutez-moi, monsieur d’Aubigny, et surtout ne vous emportez pas, ne vous mettez pas en colère... car cela me trouble, et j’ai tant de choses à vous dire !... Nous étions bien enfants... bien peu raisonnables, lorsque nous nous jurions une tendresse éternelle !... Élevée près de vous, par les bontés de votre famille, je vous aimai dès que je me connus, sans me douter que c’était mal... que votre rang, votre naissance me le défendaient !

En soupirant.

On me l’apprit plus tard !... À peine étiez-vous parti pour votre régiment, à peine avions-nous perdu votre bonne mère, ma seule protectrice, que votre oncle, le conseiller au parlement, effrayé de votre attachement pour moi, et craignant votre retour à Dijon, me reprocha mon ingratitude, m’accusa de coquetterie, de séduction, et me menaça de vous déshériter, si je ne m’éloignais sur-le-champ !

D’AUBIGNY.

Et vous avez consenti ?...

BABET.

Je le devais à la mémoire de votre mère !... à vous... je me résignai, je partis pour Paris, où j’espérais trouver un parent... le seul qui me restait... mais hélas ! quand j’arrivai il n’était plus !...

D’AUBIGNY.

Ô Ciel !...

BABET.

C’est alors que je me vis sans ressource, sans appui... au milieu de cette ville immense !... exposée à des dangers que je soupçonnais sans les connaître, et que je redoutais plus que la misère et l’abandon ! je n’avais qu’un moyen de m’y soustraire... le travail !... je suivis les conseils d’une bonne femme qui m’avait recueillie ; j’entrai dans un magasin, persuadée que partout, quand on le veut bien, on peut rester honnête... et je ne me suis pas trompée ; car sans blâmer celles de mes compagnes qui pensent autrement... j’ai mérité l’estime des autres et conservé la mienne...

D’AUBIGNY, attendri.

Chère Babet... et c’est moi qui suis cause !... que de torts à vous faire oublier !... mais maintenant vous avez un ami, un défenseur près de vous... je reprends tous mes droits...

Remarquant son trouble.

Eh ! mais... vous tremblez ?... vous détournez les yeux !...

BABET, avec embarras.

C’est que... je ne vous ai pas tout dit...

D’AUBIGNY, étonné.

Comment ?...

BABET, timidement.

Vous ne vous fâcherez pas ?...

D’AUBIGNY, inquiet.

Non... mais...

BABET, de même.

Vous me le promettez !...

D’AUBIGNY, cherchant.

Qu’est-ce donc ?...

Comme frappé d’une idée subite.

Dieux !... vous en aimez un autre !...

BABET.

Monsieur d’Aubigny !...

D’AUBIGNY, très agité.

Vous en aimez un autre ?

BABET, baissant les yeux.

Eh bien !... s’il était vrai ?...

D’AUBIGNY.

S’il était vrai !...

BABET.

Pourquoi ne l’avouerai-je pas sans rougir, à mon frère... à mon ami...

D’AUBIGNY.

Votre frère !...

BABET.

Je ne pouvais être à vous, monsieur d’Aubigny, votre naissance !... les menaces de votre oncle...

D’AUBIGNY, avec emportement.

Que m’importe sa fortune !... j’aurais tout bravé pour vous donner mon nom !...

BABET.

À moi ! vous vous en seriez bientôt repenti ; et jamais je n’entrerai dans une famille qui me mépriserait !... J’ai aussi quelque fierté... je suis bien jeune ; je connais peu le monde... mais j’ai compris qu’une pauvre fille, pour être heureuse, ne devait pas avoir d’ambition... ne devait aimer que son mari... et ce mari... je l’ai trouvé... un honnête homme... de mon rang, de mon état... en qui j’ai placé ma confiance...

Air : Voilà trois ans qu’en ce village (de Léocadie).

Il m’aime de toute son âme,
Il m’épouse sans en rougir ;
Et moi sans redouter le blâme,
Comme époux je peux le chérir ;
Il faut que dans un bon ménage,
Tout soit égal, et, Dieu merci !
Je n’ai rien... lui pas davantage !
Voilà (bis) pourquoi je l’ai choisi !

Jugez-moi, maintenant... suis-je donc si coupable ?...

D’AUBIGNY, atterré.

Ah ! Babet !... et voilà ma récompense !... quand je n’étais occupé que de vous... quand pour m’affranchir de ma famille, pour m’assurer un sort indépendant, je m’expose peut-être...

BABET, avec intérêt.

Vous vous exposez !... et à quoi ?

D’AUBIGNY, s’arrêtant.

Vous le saurez ! il faut que je m’éloigne... un devoir sacré... mais je reviendra bientôt... je verrai ce rival...

BABET.

Ô Ciel ! que prétendez-vous ?...

D’AUBIGNY, lui serrant la main avec expression.

Faire valoir mes droits !... souvenez-vous que j’ai vos premiers serments... que nulle puissance humaine ne peut vous enlever à mon amour... et malheur à celui qui oserait le tenter...

Il sort par la seconde coulisse à droite.

BABET, le suivant.

Monsieur d’Aubigny... monsieur d’Aubigny !

Elle s’arrête.

Il ne m’entend plus !... Ah ! que je le plains... il méritait d’être aimé !... mais un moment de réflexion le calmera, j’en suis sûre : il me rendra son amitié, il est si généreux, si bon... si aimable !... pas tant que M. François, ce pendant...

Avec joie, et regardant de côté.

Ah ! c’est lui !... quel bonheur qu’ils ne se soient pas rencontrés !...

 

 

Scène VI

 

BABET, MONSIEUR FRANÇOIS, JUSTINE, ROSE et LES AUTRES GRISETTES

 

M. François entre par la droite, entouré de petites filles ; il est vêtu d’un habit très simple, recouvert d’une steinkerque bleue à brandebourgs ; il porte l’épée à poignée d’acier uni. Toutes sautant autour de lui.

MONSIEUR FRANÇOIS.

Air : Vivent les fillettes.

Vivent les fillettes,
Et vive l’amour,
C’est chez les grisettes,
Qu’il fixe sa cour.

Fraîcheur et jeunesse,
Corps souple et léger ;
Plus d’une duchesse
Voudrait bien changer.

Vivent les fillettes, etc.

Sans rouge et sans mouche,
Vivent les appas
Que Zéphyre touche
Et n’abîme pas !

Vivent les fillettes, etc.

JUSTINE, le pinçant.

Je parie que vous m’avez oublié mes rubans ?...

ROSE, de même.

Mes bonbons ?

MONSIEUR FRANÇOIS, gaiement.

Ah ! mesdemoiselles... je me vengerai !...

Il les embrasse en leur donnant des paquets de rubans et de bonbons.

BABET, s’approchant un peu fâchée.

Eh bien ! monsieur... que faites-vous donc ?...

MONSIEUR FRANÇOIS, tendrement, et lui baisant la main.

Pardon !... c’était pour avoir le droit d’arriver jusqu’à vous.

JUSTINE, ne voyant plus d’Aubigny, et bas à ses compagnes.

Elle a renvoyé l’autre !... c’est bien ; elle se forme !

BABET, à demi-voix.

Comme vous venez tard !

MONSIEUR FRANÇOIS, de même.

Ne m’en parlez pas !... j’étais au supplice, un travail pressé avec notre contrôleur...

BABET, de même.

Lui avez-vous demandé la permission... pour notre mariage ?...

MONSIEUR FRANÇOIS, hésitant.

Oui, oui... j’aurai son agrément, et j’espère même de l’avancement... une place au Palais-Royal, dans la maison même du Régent...

BABET.

Une place !... et laquelle ?...

FRANÇOIS.

Je vous le dirai... ce n’est pas là ce qui m’inquiète...

BABET, de même.

Et quoi donc ?...

MONSIEUR FRANÇOIS, tendrement.

C’est vous, chère Babet... cette défiance, cette réserve continuelle que vous opposez sans cesse à mon amour !... on dirait que vous n’osez m’aimer qu’à l’abri d’un contrat... Ah ! si votre cœur était réellement épris !...

BABET, bas et avec amour.

Ingrat !... plaignez-vous, je vous le conseille... quand je ne pense qu’à vous, que je ne suis heureuse qu’auprès de vous...

MONSIEUR FRANÇOIS, avec joie.

Vrai ?...

BABET, bas.

Si vous me trompiez... je serais si malheureuse !... si à plaindre !...

JUSTINE, se mettant entre François et Babet, et les séparant.

Ah çà ! les amoureux... les conversations particulières sont défendues...

BABET, avec humeur.

Quel ennui !... on ne peut pas causer.

JUSTINE.

Ce n’est pas pour faire du sentiment à vous deux que nous sommes venues hors barrières... il faut que M. François soit aimable pour tout le monde.

MONSIEUR FRANÇOIS, gaiement.

C’est juste... je vais commander le diner.

Air du Verre.

Allons, mes belles, dépêchons,
La carte sera bientôt faite ;
La gaîté qui fuit les salons
Se réfugie à la guinguette !
Je conçois pourquoi, dans Paris,
Plaisirs et bonheur n’entrent guère ;
Les amoureux et les commis
Les retiennent à la barrière !

TOUTES.

Les amoureux et les commis
Les retiennent à la barrière !

Il s’est assis devant la table, a pris la plume et va écrire la carte.

BABET, l’empêchant d’écrire.

Non pas !... c’est nous qui vous traitons ; vous avez accepté.

MONSIEUR FRANÇOIS.

Soit, mais à une condition... c’est que demain vous viendrez toutes souper chez moi, au Palais-Royal.

TOUTES.

Au palais-Royal ?...

MONSIEUR FRANÇOIS, se reprenant.

C’est-à-dire près du Palais... rue de Richelieu... une petite porte à droite...

JUSTINE.

Certainement, nous irons !... C’est amusant de souper chez un garçon... on met tout sens-dessus-dessous...

BABET, bas aux grisettes.

Du tout, mesdemoiselles... j’espère que vous ne toucherez à rien.

ROSE, aux autres.

Tiens ! ne dirait-on pas que c’est déjà son ménage.

JUSTINE, regardant à droite.

Ah ! mesdemoiselles, je viens de voir Toinon !

BABET.

Elle est ici ?...

MONSIEUR FRANÇOIS.

Qu’est-ce que c’est que Toinon ?...

JUSTINE.

La fille de boutique de la lingère à côté de chez nous... une mijaurée qui m’a dit ce matin qu’elle allait diner chez sa tante... qui arrive de Bretagne...

BABET.

Sa tante ?... elle n’en a pas...

MONSIEUR FRANÇOIS, riant.

Très bien !

JUSTINE, regardant.

Et elle est avec un monsieur...

TOUTES, avec curiosité.

Un jeune homme ?...

JUSTINE.

Non !

ROSE.

Joli garçon ?...

JUSTINE.

Au contraire... Nous allons rire !... chut ! les voici.

François, Babet, Justine, Rose et les autres grisettes se placent sur le côté à gauche, pendant que Prudhomme et Toinon entrent par la droite.

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, TOINON, donnant le bras à MONSIEUR PRUDHOMME, et entrant par la droite

 

PRUDHOMME.

Air : Vivent les fillettes.

Vivent les fillettes,
Et vive l’amour,
C’est chez les grisettes
Qu’il fixe sa cour !

De leur inconstance
Je crains peu l’effet,
Car je suis d’avance
Certain de mon fait.

Vivent les fillettes, etc.

À la cantonade.

Garçon !... la fille !... un cabinet particulier !...

TOINON.

Certainement... c’est si mal composé... toutes ces guinguettes !

JUSTINE, aux autres.

C’te Pimbêche !...

BABET, jouant l’étonnement.

Ah ! mesdemoiselles... c’est Toinon !

TOUTES.

Toinon !...

TOINON, déconcertée.

Ah mon Dieu !

Aux autres.

Ah ! bonjour, bonjour...

PRUDHOMME.

Qu’est-ce donc ?...

TOINON, d’un air agréable.

Mes meilleures amies que je vous présente...

Bas.

les plus mauvaises langues du quartier...

Haut.

Je suis enchantée...

Bas.

Si j’avais su, je ne serais pas venue !

BABET.

Eh ! mais... vous deviez dîner chez votre tante de Bretagne...

TOINON, embarrassée.

Elle est un peu malade... et c’est mon respectable oncle, M. Prudhomme, un marchand tapissier, qui a voulu me dis traire...

BABET, à M. François.

Oui, son oncle...

MONSIEUR FRANÇOIS.

À la mode de Bretagne...

PRUDHOMME, s’avançant.

Rencontre charmante... parbleu ! ces petites mines éveillées !...

Il passe devant les grisettes, qu’il caresse, et se trouve nez à nez avec M. François, qui le regarde et se met à rire. Les petites filles remontent vers le fond.

PRUDHOMME, stupéfait.

Ah !...

MONSIEUR FRANÇOIS, bas.

C’est toi, l’abbé ?...

PRUDHOMME, bas.

Monseigneur !...

MONSIEUR FRANÇOIS, bas.

Chut !

PRUDHOMME, bas.

J’entends... ce déguisement !... Soyez tranquille, je vais vous seconder...

BABET, à Prudhomme.

Vous connaissez M. François ?...

PRUDHOMME.

M. François ?... oh ! beaucoup ; nous avons fait nos caravanes ensemble.

FRANÇOIS, lui faisant signe.

Hein !

PRUDHOMME.

C’est-à-dire nos voyages ; nous nous sommes connus...

FRANÇOIS, l’interrompant.

Dans les Aides...

PRUDHOMME.

Oui... dans les Aides !

Bas.

Drôle d’état que vous avez choisi là, monseigneur !... ça a l’air d’une épigramme...

Haut.

Moi, je me suis lancé dans le commerce, je suis devenu tapissier... marchand tapissier... et, jusqu’à présent, j’ai assez bien fait mes affaires.

Les grisettes reviennent sur le devant de la scène.

FRANÇOIS.

Oui, il est assez bien dans ses meubles.

PRUDHOMME.

Grâce à M. François... qui m’a aidé à m’établir, et je lui revaudrai ça... parce que c’est un brave homme que M. François...

Il lui frappe sur l’épaule.

bon vivant !...

Même geste.

oh ! oh ! monsieur François !...

Même geste.

FRANÇOIS, bas et se frottant l’épaule.

Dis donc, l’abbé, tu me déguises trop !

BABET, bas à François.

Comme il est familier avec vous !

FRANÇOIS, bas à Babet.

Oui, c’est une mauvaise habitude qu’il a prise ; mais il nous amusera.

DUBOIS.

Et moi aussi...

Bas au Prince.

Vive l’incognito pour dire la vérité aux princes !

LE PRINCE, de même.

Avec ça que tu te gênes pour me la dire ailleurs...

Haut.

Ah ça ! si nous réunissions les deux repas ?...

TOUTES.

Bien vu !

TOINON.

Si ça convient à mon respectable oncle ?

PRUDHOMME.

Sans doute, mes petits amours, ça sera plus gai...

À mi-voix.

Et puis, ma chère Toinon, je te conseille de laisser là notre parenté, personne n’en est dupe.

TOINON.

Vous croyez ?... à la bonne heure ! çà m’ennuyait déjà d’avoir un oncle... moi qui n’ai que des cousins !...

FRANÇOIS, appelant.

Garçon !

Prudhomme et François remontent.

JUSTINE, à Toinon.

Ce n’est donc pas ton parent ?

TOINON, bas.

Non, un vieux garçon très riche, qui veut m’épouser.

BABET, bas.

Tu l’aimes donc...

TOINON, bas.

Du tout...

BABET, bas.

Et tu l’épouseras ?... ah ! bien, moi, je ne me marierai que selon mon cœur...

TOINON, bas.

Bah ! si on écoutait son cœur... on n’en finirait pas...

FRANÇOIS, revenant sur le devant du théâtre.

Voilà qui est arrangé, nous passons la journée ensemble... Et demain, mademoiselle Toinon... c’est chez moi, vous serez des nôtres.

TOINON, minaudant.

Trop honnête !... Il est très bien ce M. François...

BABET, à part.

Elle lui fait des mines !... qu’elle a mauvais ton, cette petite fille !

TOINON, à Prudhomme.

Je lui trouve un faux air d’un homme de qualité... et moi, d’abord, les gens de qualité, c’est ma passion...

PRUDHOMME, avec ironie.

Oh ! parbleu !... pour vous plaire, il ne faudrait pas moins qu’une altesse royale... ou le Régent lui-même...

BABET.

Ah ! que le Ciel nous préserve de jamais le rencontrer... Un prince qui passe sa vie à tromper de pauvres filles...

PRUDHOMME.

Rassurez-vous, on le lui rend bien...

TOINON.

Air : Le luth galant.

Est-il possible ? on le trompe parfois !

PRUDHOMME.

Et pourquoi pas ? et princes et bourgeois
Sont sujets à ces coups... la trace s’en découvre,
Sur le front des héros où le laurier les couvre.

Avec emphase.

Et la garde qui veille aux barrières du Louvre
N’en défend pas nos rois !

TOINON.

Eh bien ! j’en suis fâchée pour lui, parce que, sans le connaître, j’ai un faible pour cet homme-là...

FRANÇOIS, avec complaisance.

Vraiment !

TOINON.

Il est si brave... il se bat si bien... et tant de bonnes qualités... d’abord il aime les femmes, c’est toujours bon signe !...

PRUDHOMME.

Oui, mais il les aime trop... il est trop libertin.

FRANÇOIS.

Ah ! ça, c’est un peu la faute de son digne précepteur... il a été si mal élevé.

TOINON.

Juste !... Ce mauvais sujet de Dubois, ah !...

À Prudhomme.

Par exemple, voilà un homme que je ne voudrais pas envisager ! il est si vicieux !

FRANÇOIS, toussant en regardant Prudhomme.

Hum !...

PRUDHOMME, froidement.

C’est possible... il a deviné son siècle...

FRANÇOIS, riant.

Il l’a devancé...

TOINON.

Et puis, un homme qu’on dit si médiocre... qui n’a nul talent...

PRUDHOMME, vivement.

Un instant... je vous ai passé les vices... parce que les vices ça peut être une bonne chose, pour parvenir... mais ça ne suffit pas... et celui qui de rien est devenu ministre, celui qui tient en échec Alberoni et l’Espagne... celui qui, déjouant toutes les coalitions, vient de faire signer le traité de la Triple Alliance... celui-là n’est pas un homme sans talent... un coquin, si vous le voulez... ce sont des mots, et j’y consens... mais une bête !... non pas... et je le prouverai !...

TOINON.

Comme M. Prudhomme prend feu... est ce que par hasard il aurait la pratique de cet abbé du diable ?...

PRUDHOMME.

Précisément... je dois meubler son palais dès qu’il sera cardinal...

FRANÇOIS.

Eh bien ! par exemple... voilà une prétention...

PRUDHOMME.

Il aura le chapeau...

FRANÇOIS.

Il ne l’aura pas !... je le jure bien...

PRUDHOMME.

Bah ! qu’est-ce que vous en savez ?...

FRANÇOIS.

Air du vaudeville de la Famille de l’Apothicaire.

Vraiment cela serait nouveau.

PRUDHOMME.

Personne plus que lui, j’espère,
N’aura mérité le chapeau.

FRANÇOIS.

Le pape pourra bien en faire
Un des plus illustres prélats,
Un évêque, un prince de Rome...
Mais je le défie, en tous cas,
D’en jamais faire un honnête homme.

BABET.

Mon Dieu ! laissons tout cela et occupons nous du dîner.

PRUDHOMME.

C’est juste, le dîner... garçon !...

Aux petites filles.

Avez-vous commandé quelque chose ?

BABET.

Pas encore !

TOINON.

Qu’est-ce que nous prendrons ?

PRUDHOMME.

Ce qu’il y a de mieux !...

FRANÇOIS.

Cela regarde les dames...

Il appelle.

Garçon !

BABET.

Des friandises...

JUSTINE.

Une matelote...

FRANÇOIS, appelant.

Garçon !

TOINON.

Ah ! oui... une matelote, c’est ma passion... avec des croûtes...

BABET.

Une volaille... de la friture.

FRANÇOIS.

Les garçons ne paraissent pas...

TOINON.

Ah ! c’est qu’il y a une noce, une grande société...

BABET.

Nous n’en finirons pas, si nous ne mettons pas le couvert nous-mêmes...

TOUTES.

Oui... oui... mettons le couvert...

BABET.

Vous nous aiderez, monsieur François...

FRANÇOIS, souriant.

Volontiers...

BABET, aux grisettes.

Allons vite chercher des verres, des assiettes...

TOUTES.

C’est ça !...

Elles se dispersent au fond et sortent de différents côtés. Le Prince et Dubois restent seuls sur le devant de la scène. Ils se regardent un instant, sans parler.

DUBOIS, à mi-voix.

Comment, monseigneur, vous au Moulin de Javelle !

LE PRINCE.

Pourquoi pas ?... tu y es bien, l’abbé !...

DUBOIS.

Et pour une grisette !

LE PRINCE.

C’est vrai... je suis amoureux fou !... je l’aime plus que je n’ai aimé dans toute ma vie...

DUBOIS.

C’est beaucoup dire... je ne m’étonne plus si on ne vous voit nulle part... plus de petits soupers... vos bons amis, Nocé et Saint-Simon jettent les hauts cris, et l’autre jour à l’Opéra, à la reprise de Cadmus, la petite Florence et la Maupin voulaient m’arracher les yeux...

Air du vaudeville de Partie et Revanche.

Elles criaient à la disette :
Et certes n’auraient pas prévu
Que, près d’une simple grisette,
Mon noble élève, à notre insu,
Prenait des leçons de vertu !
N’y persistez pas davantage,
Car mon crédit en baisse de moitié.

LE PRINCE.

Comment cela ?

DUBOIS.

Quand vous devenez sage,
Chacun me croit disgracié !
Oui, monseigneur, quand vous devenez sage,
Chacun me croit disgracié !

Et je vous prie de ne plus vous déranger...

LE PRINCE.

Ah ! mon ami... celle-ci, ce n’est pas comme les autres...

DUBOIS, ironiquement.

Je sais bien, la dernière n’est jamais comme les autres... elle est la dernière...

LE PRINCE.

Une vertu !...

DUBOIS, de même.

En magasin !... je ne la connais donc pas ?

LE PRINCE.

Je l’espère bien, parbleu !... imagine la candeur en personne, et si je dois bénir le hasard qui me l’a fait rencontrer !... Il y a un mois environ, à la nuit tombante, je me rendais dans le jardin du palais, sous ce costume... pour certaine aventure... J’aperçois, dans une allée, un groupe de mauvais sujets de notre connaissance, poussant de longs éclats de rire, et courant ça et là... je m’approche pour prendre part à  la joie... c’était une pauvre jeune fille qu’ils poursuivaient de leurs propos malins, de leurs discours fort peu édifiants... pâle, tremblante, la pauvre enfant cherchait en vain un refuge... et ne savait où fuir... je parais, et soudain elle s’élance, se jette presque dans mes bras... en me criant d’une voix émue : Monsieur !... monsieur !... vous paraissez un honnête homme, de grâce, protégez-moi... ne souffrez pas que l’on m’insulte !... Un coup d’œil éloigne aussitôt les indiscrets... et juge de ce que je devins, envoyant près de moi... cette figure ravissante... ces yeux baignés de larmes... c’était le Ciel qui me l’envoyait...

DUBOIS.

Il l’adressait bien !...

LE PRINCE.

Tu te trompes !... sa confiance, son abandon, m’inspirèrent un respect que jamais grande dame ne me fit éprouver... Dès ce moment, je la vis tous les jours ; et chaque jour je l’aimai davantage... tu penses bien que pour être accueilli, il a fallu promettre d’épouser...

DUBOIS.

Elles demandent toujours cela pour la forme... ça met l’innocence à son aise...

LE PRINCE.

Oh ! c’est sérieux... elle est d’une sévérité... enfin, l’abbé, tu ne me croiras pas... mais jusqu’à présent...

DUBOIS.

Comment ! monseigneur... depuis un mois ?...

LE PRINCE.

Foi d’Altesse !

DUBOIS.

Quelle inconséquence !...

LE PRINCE.

Que veux-tu, elle m’impose !... et puis elle est si bonne, si aimante..., je crois vraiment que j’ai des scrupules... Mais te voilà, je me retrouve !... Il faut qu’elle soit à moi... il le faut à tout prix !... dussé-je me faire connaître !... et si elle m’aime déjà sous le nom de François... crois-tu qu’elle puisse me résister quand elle saura qui je suis !...

DUBOIS, secouant la tête.

Hum ! prenez garde... l’amour est une étrange chose... que l’on ne commande pas.

LE PRINCE, gaiement.

Eh bien ! moi, je te commande à toi, qui n’es pas l’Amour, de me seconder, d’avoir de l’esprit, de trouver un moyen pour me ménager ce soir un tête-à-tête avec Babet... d’abord, tu occuperas ces petites...

DUBOIS.

Ah ! monseigneur... j’ai bien d’autres affaires... ce diable d’Alberoni... qui ne me sort pas de la tête.

LE PRINCE, avec impatience.

Bah ! Albéroni, nous le retrouverons toujours, tandis que Babet...

DUBOIS.

La vieille Maintenon intrigue...

LE PRINCE.

Un reste d’habitude...

DUBOIS.

La Du Maine remue ciel et terre...

LE PRINCE.

Bon ! elle a assez à faire de mettre un peu d’ordre dans... ses amans...

DUBOIS.

Et Cellamare lui-même...

LE PRINCE.

Il ne pense qu’à ses maîtresses...

DUBOIS.

Mais, il conspire à ses moments perdus... et un ambassadeur en a tant !

LE PRINCE.

Folie !... je ne veux pas que tu me parles d’affaires aujourd’hui... je ne veux songer qu’à Babet : et si tu ne m’aides pas...

DUBOIS.

Moi, vous aider !... et la décence... et les convenances... tout ce que je peux vous dire... c’est que ce soir, en reconduisant ces demoiselles... car il faudra bien les reconduire... je pourrais combiner un embarras de fiacres, pour que vous vous trouviez dans le vôtre, seul avec Babet... mais ne m’en demandez pas davantage.

LE PRINCE, l’embrassant.

Ah ! tu es le héros des abbés !...

DUBOIS, humblement.

Monseigneur... je ne suis que l’abbé d’un héros !

LE PRINCE.

Chut ! ce sont elles !

Les grisettes reviennent en sautant, en dansant et portant des verres, des assiettes et du linge.

TOUTES.

Voilà !... Voilà !...

BABET.

Ce n’est pas sans peine.

TOINON.

Nous pouvons mettre le couvert au numéro 10.

BABET.

En attendant le dîner, Toinon va nous faire des crêpes.

JUSTINE et LES GRISETTES.

Ah !... oui, des crêpes...elle les fait excellentes.

TOINON.

Monsieur Prudhomme, vous les retournerez.

DUBOIS.

Moi ?

TOINON.

Et ne les jetez pas dans les cendres.

DUBOIS.

Par exemple...

LE PRINCE, bas.

Allons, l’abbé, un peu de complaisance... retourne les crêpes, puisque ça les amuse... depuis que tu es ministre, tu n’es plus bon à rien.

Il va auprès de la table avec les autres grisettes.

TOINON, à Prudhomme, lui jetant un tablier à la figure.

Allons, monsieur le chef, habit bas, et ne faites pas la moue, je vais aller chercher de quoi faire la pâte ; et

Lui passant la main sous le menton.

si vous êtes bien gentil, pour votre récompense, je vous chanterai au dessert la nouvelle chanson du cocher de Verthamont sur ce vilain Dubois.

DUBOIS.

Hein ?...

TOINON, chantant en mettant une serviette devant elle.

« Où allez-vous, monsieur l’abbé,
« Vous allez vous casser le nez ;
« Vous allez sans chandelle
« Eh bien !... »

Vous verrez... elle est très jolie... Venez, mesdemoiselles...

BABET, au Prince, lui donnant des assiettes.

Portez cela, monsieur François,

LE PRINCE, en riant.

C’est délicieux !

BABET.

Il va tout casser... Ah ! que les hommes sont gauches !...

Elles l’emmènent en riant, et sortent par le fond à gauche.

 

 

Scène VIII

 

DUBOIS, seul, ôtant son habit

 

« Où allez-vous, monsieur l’abbé !... » Il paraît que tout n’est pas bénéfice dans les incognitos !... Bah ! j’en ai entendu bien d’autres... et si ça se bornait à des chansons ! Mais ce caprice...

Il met le tablier de cuisine devant lui et le bonnet de coton sur la tête.

A-t-on jamais vu un secrétaire d’état en tablier et en bonnet de coton ?... allez donc présider le conseil après ça... je sais bien que c’est toujours tenir la queue de la poêle !...

 

 

Scène IX

 

TOINON, DUBOIS

 

TOINON, avec une serviette devant elle, et remuant la pâte des crêpes avec une cuillère.

La pâte vient très bien.

Elle pose le saladier sur la table.

DUBOIS.

Eh bien ! arrange cela... car je n’y entends rien... je ne suis pas bien fort.

TOINON, toujours remuant la pâte.

Vous ne savez pas une histoire ?...

DUBOIS.

Quoi donc ?...

TOINON, à mi-voix.

Je viens de l’apprendre à la cuisine... Il y a une grande dame... déguisée... au numéro 4...

Elle montre la porte de la Duchesse.

Air : De sommeiller encor, ma chère.

Elle est là, dit-on, en cachette.

DUBOIS.

C’est quelque dame de la cour,
Qui vient sans doute à la guinguette
Pour quelque aventure d’amour.

TOINON.

Ces dames si grandes, si belles,
Donnent ici leurs rendez-vous...
Eh ! mais... nous n’allons pas chez elles,
Pourquoi viennent-elles chez nous ?

DUBOIS.

C’est amusant !... Et comment sais-tu que c’est une grande dame ?...

TOINON.

Le petit Fritot, l’aide de cuisine, a vu, près du petit bois, une voiture... et puis, autour de la maison, cinq ou six hommes à cheval, enveloppés de larges manteaux.

DUBOIS.

Cinq ou six ?

TOINON.

Peut-être plus... et comme l’un d’eux est venu respectueusement recevoir ses ordres... il a pensé que c’étaient des gens de sa suite.

DUBOIS.

C’est juste : mais c’est original... cette dame qui ne va en partie fine qu’avec un piquet de cavalerie... Qui diable ça peut-il être ?... Si je regardais par le trou de la serrure...

TOINON.

Comment ! monsieur...

DUBOIS.

Pendant que tu fais les crêpes.

Il va à la porte du numéro 4, et regarde par le trou de la serrure.

Tais-toi donc... elle est en face de la porte.

TOINON, à la table, et remuant la pâte.

Les hommes sont-ils curieux !

DUBOIS, à part.

Que vois-je !... la duchesse du Maine... déguisée !... c’est impayable !... et voilà une aventure dont je réjouirai le Régent et toute la cour.

TOINON.

Est-ce que vous connaissez la dame ?

DUBOIS.

Justement... et beaucoup...

À Toinon, qui veut aller à lui.

Mais, silence donc... que je sache avec qui elle est... avec le beau garde-du-corps Ancenis ou le prieur de Saint-Martin... Hein !...

Regardant.

Porto-Carrero... le secrétaire d’ambassade !... Ah ! madame la Duchesse... des liaisons secrètes avec l’Espagne...

Toinon traverse le théâtre, et vient auprès de Dubois.

Et moi, qui les croyais occupés d’intrigues galantes.

TOINON.

À mon tour, que je regarde...

Elle regarde par le trou de la serrure.

DUBOIS.

Non... elle n’est pas curieuse !... Eh bien ! vois-tu le monsieur ?...

TOINON.

Le monsieur !... j’en vois deux.

DUBOIS.

Pas possible !

TOINON, s’éloignant de la porte.

Quel luxe !... on voit bien que c’est une duchesse... car, nous autres bourgeoises...

DUBOIS, qui, pendant ce temps, a regardé aussi.

Le duc du Maine... le mari... et tous trois réunis en secret, et déguisés... Damnation ! c’est ce que je croyais... complot, conspiration... et moi qui donnais dans le piège comme un benêt.

TOINON, qui est revenue auprès de la table.

Eh bien ! monsieur, qu’avez-vous donc ? comme vous voilà troublé.

DUBOIS.

Moi, du tout...

TOINON, s’approchant de Dubois.

Si, vraiment... vous m’avez dit que vous la connaissiez... et c’est peut-être une ancienne à vous ?

DUBOIS.

Quelle idée !

TOINON.

Et vous êtes jaloux !

DUBOIS, à demi-voix.

Pas le moins du monde... mais je voulais seulement savoir...

TOINON.

Et moi, je ne le souffrirai pas... et si vous approchez seulement de cette porte...

DUBOIS, à demi-voix.

Silence, au nom du Ciel !

TOINON.

Je ferai un tel bruit qu’il faudra bien qu’elle sorte.

DUBOIS.

C’est ce qu’il ne faut pas... et je t’en prie, je t’en supplie, ma petite Toinon, laisse-moi écouter.

TOINON.

Non, monsieur... retournez à vos crêpes... c’est moi seule qui dois savoir...

DUBOIS, qui a été prendre sur la table le saladier où est la pâte, et qui passe au milieu du théâtre, pendant que Toinon regarde à la porte du numéro 4.

Ah ! si j’osais éclater !... mais ce serait tout perdre... et, dans un moment pareil, être dans les crêpes !... crêpes funèbres que le diable emporte !... Eh bien ! Toinon, eh bien !...

TOINON, écoutant.

Ils parlent d’un nommé Dubois... un de leurs domestiques, sans doute.

DUBOIS, s’efforçant de rire.

Ah ! ah !... Dubois !...

TOINON.

Ils ont dit : « Un coquin... un scélérat... un infâme ! »

DUBOIS, à part.

Plus de doute... il s’agit de moi... les traîtres !

TOINON, écoutant, et répétant ce qu’elle entend.

« Lui et son maître... nous les tenons. »

DUBOIS, s’approchant toujours, et tenant le saladier.

Vraiment !

TOINON.

« Ils ne peuvent plus nous échapper. »

DUBOIS.

Dieu !... le piquet de cavalerie !... je comprends maintenant... piège, embuscade... on sait que le Régent est ici... la maison est cernée...

Oubliant qu’il tient le saladier, il baisse la main et répand toute la pâte.

TOINON.

Eh bien ! que faites-vous donc ?... les crêpes que vous renversez...

DUBOIS.

C’est ma foi vrai...

À part.

On serait retourné à moins... et comment prévenir le Prince ?... comment le sauver surtout ?... Ah ! Dieu soit loué... le voici.

 

 

Scène X

 

TOINON, DUBOIS, LE PRINCE

 

LE PRINCE.

Eh bien ! mademoiselle Toinon, on vous attend, on vous appelle ; car il paraît qu’avant le souper, il s’agit d’un bal... je paie les ménétriers.

TOINON.

Un bal !... emportons tout... je cours ôter mon tablier.

Elle sort et emporte le saladier.

DUBOIS.

Ah ! monseigneur, je vous cherchais.

LE PRINCE, vivement.

Moi aussi, l’abbé... Jamais Babet n’a été plus aimable, plus tendre... elle ne me résistera plus longtemps... elle est à moi.

DUBOIS.

Il ne s’agit pas de cela.

LE PRINCE.

Si, vraiment... et pendant que ces petites filles vont danser... dans le tumulte du bal, il me sera facile de la déterminer... de l’entraîner.

DUBOIS, avec impatience.

Mais, monseigneur...

LE PRINCE.

Tais-toi donc... les instants sont précieux.

DUBOIS.

À qui le dites-vous.

LE PRINCE.

Charge-toi seulement de me faire avancer un fiacre... prends-le à l’heure : et pas trop vif.

DUBOIS.

Mais écoutez-moi, de grâce.

LE PRINCE.

Ah ! tu ne veux pas...

Appelant à haute voix.

Garçon !... un fiacre !...

À un garçon qui a paru à sa voix.

Va vite...

Lui donnant une pièce de monnaie.

Qu’il m’attende à la porte...

Le garçon sort.

DUBOIS, toujours à demi-voix.

Comment, morbleu !... quand nous sommes menacés... quand un complot infernal !

LE PRINCE.

Encore !... je crois qu’il en invente pour se rendre nécessaire.

DUBOIS, hors de lui.

Je vous dis que je suis la conspiration à la piste...

LE PRINCE.

Va-t’en au diable... il n’y a de conspirateur que toi contre mon repos et mes plaisirs...

DUBOIS, à part.

Allons, il faudra le sauver malgré lui, et sans qu’il s’en doute.

Haut.

Mais un mot seulement.

Le Prince le repousse et court à Babet, qui entre avec toutes les grisettes.

 

 

Scène XI

 

DUBOIS, LE PRINCE, BABET, TOINON, JUSTINE, ROSE, TOUTES LES GRISETTES

 

CHŒUR DES GRISETTES.

Air : Vive, vive l’Italie.

Quel plaisir ! vite à la danse !
Car c’est le bal qui commence,
Ce bruit nous donne d’avance
Du bonheur en espérance !
Quel plaisir ! vite à la danse !
Oui, c’est le bal qui commence,
Et je ne dois pas, je pense,
Manquer une contredanse...

DUBOIS, au Prince, et repoussant les petites filles, qui l’entourent.

Écoutez !...

BABET.

Prenons place.

DUBOIS.

Morbleu !...

LE PRINCE.

Ne vas-tu pas crier ?

DUBOIS, aux petites filles, qui le pressent.

Un moment...

Au Prince.

mais de grâce...

TOINON, le prenant par le bras.

Je vous prends pour mon cavalier...

DUBOIS, au Prince.

Un danger... trop affreux !

LE PRINCE, regardant Babet.

Jamais je ne fus plus heureux !...

DUBOIS.

Ah ! j’enrage !...

TOINON, voulant l’entrainer.

À nous deux !

DUBOIS, hors de lui.

Au diable !... je suis furieux !...

TOUTES, riant et l’entraînant.

Quel plaisir ! vite à la danse ! etc.

Elles sortent en riant et en entraînant Dubois ; le Prince les suit, emmenant Babet sous son bras.

 

 

Scène XII

 

LA DUCHESSE DU MAINE, PORTO-CARRERO, UN VALET, enveloppé d’un manteau

 

Ils entrent mystérieusement par la porte à gauche. La Duchesse a paru à la fin du chœur et a suivi le Prince des yeux.

LA DUCHESSE.

Ils s’éloignent !

Au valet.

Tu l’as bien remarqué ? une steinkerque bleue... à brandebourgs ?... il a demandé un fiacre... fais vite avancer le nôtre... les meilleurs chevaux... c’est toi qui conduiras !... que nos gens soient prêts à l’escorter.

PORTO-CARRERO.

Et dès que le Régent sera monté... ventre à terre jusqu’au premier relais...

Le valet sort, à la Duchesse.

Et la petite ?

LA DUCHESSE.

Elle ira faire un tour, à Madrid !... Vous, Carrero, prévenez Cellamare... et partez au plus vite pour l’Espagne... Ayez quelques heures d’avance...

PORTO-CARRERO.

Ma chaise de poste m’attend à l’hôtel !... le temps de prendre mes papiers !... Mais votre jeune officier...

LA DUCHESSE.

Ah ! le voici...

 

 

Scène XIII

 

LA DUCHESSE DU MAINE, PORTO-CARRERO, D’AUBIGNY

 

La nuit vient peu-à-peu.

LA DUCHESSE, vivement.

Eh bien !... le président...

D’AUDIGNY.

Vos ordres sont exécutés, madame, le Parlement va s’assembler...

LA DUCHESSE, d’un air résolu.

Voici l’instant d’agir...

Lui donnant un papier.

Tenez, monsieur d’Aubigny... prenez cet ordre signé du duc du Maine... rassemblez vos amis, deux compagnies des gardes françaises et volez aux Tuileries ! Le jeune Roi court des dangers... pour sa sûreté vous le conduirez à Sceaux, sur-le-champ.

D’AUBIGNY.

Le Roi...

LA DUCHESSE.

Vous m’avez entendue...

D’AUBIGNY.

Madame...

LA DUCHESSE.

Point d’observations !...

D’AUBIGNY.

Mais pourtant...

LA DUCHESSE, sèchement.

J’ai compté sur votre courage, monsieur... en manqueriez-vous au moment du péril ?...

D’AUBIGNY, vivement.

Un pareil doute !...

LA DUCHESSE.

Il suffit !... Allez et songez qu’un gentilhomme n’a qu’une parole !...

Regardant par la coulisse à droite.

Notre fiacre est à la porte !... Ah ! l’imprudent ? il a des lanternes !... il faut tout faire éteindre et donner mes derniers ordres...

À Carrero.

Suivez-moi !...

Ils sortent de côté.

D’AUBIGNY, seul.

Elle a raison !... ce n’est plus le moment de réfléchir... mais Babet... j’aurais voulu la défendre des pièges...

Regardant au fond à droite.

Ah grand Dieu ! c’est elle qu’un inconnu entraîne de ce côté !

Il remonte vers le fond.

 

 

Scène XIV

 

D’AUBIGNY, de côté, LE PRINCE, entrainant BABET qui résiste faiblement

 

LE PRINCE, à Babet.

Allons !... venez... il est tard !...

BABET, émue.

Que diront ces demoiselles ?...

LE PRINCE.

Elles ne manqueront pas de cavaliers ! personne ne nous a vu disparaître... La voiture est là !...

BABET, avec crainte.

Comment ? seule avec vous !...

LE PRINCE, tendrement.

Que craignez-vous de votre amant, votre époux ?

D’AUBIGNY, s’approchant vivement.

Son époux ! jamais !

BABET, avec un cri.

M. d’Aubigny !...

LE PRINCE, à part.

Au diable l’importun...

Haut et fièrement.

Que voulez-vous, monsieur ?

D’AUBIGNY, vivement.

Vous punir de tant d’audace... car si j’ignore qui vous êtes... vos desseins ne se trahissent que trop !...

LE PRINCE, avec hauteur.

Qu’est-ce à dire, mon officier ?...

BABET, d’un air suppliant.

Au nom du Ciel !...

D’AUBIGNY, vivement.

Sortez, monsieur ?

LE PRINCE, avec un geste expressif.

Volontiers, si vous voulez me montrer le chemin...

D’AUBIGNY.

C’est tout ce que je demande...

BABET, regardant au fond.

Grand Dieu !... et personne pour les arrêter !...

D’AUBIGNY, à mi-voix et d’un ton méprisant.

C’est peut-être vous faire plus d’honneur que vous ne méritez...

LE PRINCE, bas et souriant.

N’est-ce que cela ?... Soyez tranquille, mon gentilhomme, vous pouvez croiser l’épée avec moi sans rougir !...

Il entr’ouvre son habit et lui montre un cordon bleu.

D’AUBIGNY, frappé et d’une voix étouffée.

Un grand seigneur...

LE PRINCE, à voix basse.

Air : La Trompette guerrière (de Robert.)

Eh ! qu’importe ! silence !
Marchons, marchons soudain
Il n’est plus de distance
Les armes à la main !

Tirant son épée.

Au jardin...

D’AUBIGNY, de même.

Il fait nuit !

LE PRINCE.

Nous y verrons assez !

BABET.

Ô mon Dieu ! de terreur tous mes sens sont glacés !

D’AUBIGNY, au prince à demi-voix.

Mais ce déguisement...
Votre nom... votre rang...

LE PRINCE.

Eh ! qu’importe ? silence,
Marchons, marchons soudain,
Il n’est plus de distance
Les armes à la main !

Ils sortent de côté, sur la ritournelle de l’air.

BABET, éperdue et se soutenant avec peine.

Monsieur d’Aubigny !... arrêtez !... au secours !...et personne ! je me meurs !...

Elle retombe inanimée sur la chaise auprès de la table.

 

 

Scène XV

 

BABET, presque évanouie, DUBOIS

 

DUBOIS, rentrant par le fond, à droite.

C’est bien ce que je croyais... et ces gens à manteaux !... ils parlent espagnol... ils sont armés, j’en ai compté une douzaine... à moins que la frayeur ne m’ait fait voir double... et si ce petit Savoyard que j’ai envoyé à M. de Nocé, n’arrive pas à temps, c’est fait de nous.

Courant à Babet qu’il aperçoit.

Ah mon Dieu ! cette petite évanouie !

BABET, revenant un peu à elle, et d’une voix étouffée.

Sauvez-le... sauvez-le !

DUBOIS.

Comment !... Que s’est-il donc passé ?...

Lui frappant dans les mains.

Mon enfant, ma chère enfant... revenez à vous !... parlez... où est M. François ?...

BABET, montrant le jardin.

Là... courez vite !... il se bat...

DUBOIS.

Il se bat !

On entend le cliquetis des épées.

BABET, avec horreur et se bouchant les oreilles.

Ah !... tenez !... entendez-vous ?...

DUBOIS, courant à la coulisse.

Arrêtez ! Bonté divine ! il ne nous manquait plus que çà... faire le coup d’épée comme un sous-lieutenant...

Criant.

Malheureux !... vous ne savez pas avec qui !... Allons, si je le nomme... j’éveille les autres... il y a de quoi devenir fou !... Ah ! les voici !...

 

 

Scène XVI

 

LE PRINCE, sans sa steinkerque, TOINON, JUSTINE, ROSE, TOUTES LES PETITES FILLES, VALETS, avec des flambeaux, BABET et DUBOIS, courant au Prince

 

LES PETITES FILLES.

Qu’est-ce que c’est ?...

BABET, courant au Prince.

Vous êtes blessé !...

LE PRINCE.

Non, Babet... tu le vois bien...

BABET.

Ah mon ! Dieu... et lui...

LE PRINCE.

Très légèrement... ce ne sera rien... mais la nuit était froide... je lui ai donné ma steinkerque... de plus et pour retourner chez lui... je l’ai forcé de monter dans le fiacre que j’avais fait demander pour nous et qui attendait à la porte... nous nous en irons à pied...

Musique.

DUBOIS.

Eh mais ! quel est ce bruit ?

LE PRINCE.

C’est le fiacre qui part...

DUBOIS, courant à la coulisse á droite.

Et ce galop de chevaux... ces cavaliers qui l’entourent et l’escortent bride abattue...

LE PRINCE, regardant aussi.

C’est ma foi vrai !... va-t-il vite pour un fiacre... c’est étonnant !...

 

 

Scène XVII

 

LES MÊMES, LA DUCHESSE, entrant par la coulisse à droite, avec PORTO-CARRERO

 

Le Prince, Dubois et les grisettes sont un peu dans le fond à gauche.

LA DUCHESSE, à part.

La voiture s’éloigne avec le Prince ; je triomphe... me voilà régente...

Elle aperçoit le Prince entouré de petites filles.

Dieu !... c’est lui !... je suis jouée !

LE PRINCE, à Babet et lui offrant son bras.

Partons, Babet, je suis votre cavalier...

Aux autres.

À demain, mesdemoiselles, chez moi...

TOUTES.

À demain... notre souper...

PORTO-CARRERO, bas à la Duchesse.

À demain notre revanche !...

La Duchesse paraît accablée, le Prince baise la main de Babet et fait ses adieux aux petites filles, tandis que Dubois, qui aperçoit la Duchesse et Porto-Carrero les nargue à la dérobée.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente un petit salon au Palais-Royal. Portes à gauche et à droite, et porte au fond. Un canapé sur le devant à droite de l’acteur ; à gauche une table : des bougies allumées.

 

 

Scène première

 

LE RÉGENT, seul, assis auprès de la table

 

C’était un brave gentilhomme qui se battait fort bien... Il a parbleu manqué de me... et certainement, si je le retrouve... je ferai quelque chose pour lui... en le priant, par exemple, de ne plus venir une autre fois troubler mes rendez-vous... parce qu’il y a des circonstances où l’on ne doit jamais déranger un galant homme... après cela, je conçois sa jalousie, sa colère... Babet m’a tout raconté hier, lorsque je la reconduisais... car je l’ai reconduite chez elle à pied... bras dessus, bras dessous... en bons bourgeois de la rue Saint-Denis... et le trajet ne m’a point paru long... il y avait dans ses discours tant de charme... tant de candeur... elle m’a appris comment M. d’Aubigny l’aimait... comment il voulait l’épouser... je le crois parbleu bien !... et si j’étais à sa place... si seulement j’étais libre...

Riant en lui-même.

Ah !... ah !... ah !... voilà une folie !... pas plus folle que bien d’autres...

Il se lève.

Babet vaut bien la veuve Scarron... que notre oncle Louis-le-Grand n’a pas craint de me donner pour tante... il est vrai qu’il était dévot, et que je ne le suis pas... et qu’il avait pour conseiller un saint homme, son confesseur... moi je n’ai que ce coquin de Dubois, qui ne me laisserait jamais faire une pareille sottise... et tous ces roués qui m’entourent... ce Nocé, ce Conflans, ce Brancas... je tremble pourtant devant eux et devant leurs railleries... je n’ose pas être vertueux quoique souvent j’en meure d’envie... et une fois lancé, je vais plus loin qu’eux tous... Je dois convenir aussi que c’est amusant... et ce soir, par exemple, ce souper de grisettes... de la gaîté... de la franchise... cela me délassera un peu des dames de la cour... et de Mme de Parabère, qui n’en saura rien... j’avais bien envie de ne pas même prévenir ces messieurs... parce que ces petites filles... si innocentes... si naïves... ils en auront bientôt fait des duchesses ! mais d’un autre côté... il n’y avait que ce moyen-là d’être un peu seul avec Babet... car aujourd’hui enfin il faut qu’elle cesse de me résister... il faut qu’elle soit à moi...

À demi-voix.

Je l’aime tant et depuis si longtemps... que, si on le savait ici, je serais perdu de réputation... Hein, qui vient là ?...

Voyant entrer Verdier, il se rassied auprès de la table.

 

 

Scène II

 

LE RÉGENT, VERDIER

 

VERDIER.

Je viens prendre pour ce soir les ordres de son Altesse...

LE RÉGENT.

Un souper de douze couverts dans le petit salon... voici la liste des convives qui sont admis...

Il lui donne un papier.

VERDIER, lisant.

Quatre messieurs seulement...

LE RÉGENT.

Oui, et puis moi... et Dubois qui est de toutes les bonnes fêtes...

À part.

d’ailleurs je l’ai promis à Mlle Toinon qui compte sur M. Prudhomme...

Haut.

Pour les dames...

VERDIER.

Celles d’avant hier...

LE RÉGENT.

Du tout...

Air : Il n’est pas temps de nous quitter.

Quoi ! la Duchesse...

LE RÉGENT.

Eh ! non, vraiment
Que nous importent les duchesses !

VERDIER.

Ô Ciel !... c’est donc d’un plus haut rang ?
Des altesses ?...

LE RÉGENT.

Oui, des altesses !
Des princesses, des majestés !...

À part.

Si la fraîcheur, la gentillesse,
Aujourd’hui parmi nos beautés
Étaient des titres de noblesse.

Il se lève et vient sur le devant de la scène.

Haut.

Mais, grâce au Ciel, mon cher Verdier, tu ne les connais pas... elles ne sont jamais venues ici... et c’est bien ce qui en fait le charme... ce soir à neuf heures, et nous n’en sommes pas loin... elles seront à la petite porte de la rue de Valois... tu les recevras...

VERDIER.

Je leur offrirai la main pour descendre de voiture...

LE RÉGENT, avec indignation.

Une voiture !... j’espère bien qu’elles viendront à pied... si cependant elles arrivaient en fiacre, ce qui m’étonnerait... que la grande porte leur soit ouverte...

VERDIER.

Un fiacre ! il n’en est jamais entré dans la cour du palais...

LE RÉGENT.

Que celui-là soit privilégié et traité avec tous les égards dus au mérite... qu’il renferme !

VERDIER.

Oui, monseigneur...

LE RÉGENT.

Tu feras attendre les personnes... là, dans la salle du conseil...

Montrant la porte à droite.

VERDIER.

Oui, monseigneur...

À part.

Qui diable ça peut-il être ?...

LE RÉGENT.

Mais il y en a une qui arrivera avant les autres...

À part.

Du moins elle me l’a bien promis...

Haut.

Mlle Babet... tu entends...

VERDIER.

Oui, monseigneur... un nom déguisé...

LE RÉGENT, lui frappant sur l’épaule et d’un ton ironique.

Tu as de l’esprit... Verdier...

VERDIER.

Un peu de tact... un peu de finesse, et voilà tout...

LE RÉGENT, à part, le regardant.

Un imbécile... qui ne voit et n’entend rien...

Haut.

Enfin dès que Mlle Babet paraîtra... tu la feras entrer de ce côté.

Montrant la porte à gauche.

VERDIER.

Oui, monseigneur... et votre Altesse peut être sûre...

LE RÉGENT.

C’est bien... va-t’en...

Il s’assied auprès de la table.

VERDIER, continuant ses salutations.

C’est trop d’honneur...

LE RÉGENT.

Comme tu voudras... mais laisse-moi...

Verdier sort.

Car il ne sera pas dit que le souper se passera sans chansons... et j’ai là quelques couplets à achever.

Chantant.

Eh ! bon, bon, bon,
Que le vin est bon !
Buvons à nos sultanes.

Eh ! voici justement l’abbé.

 

 

Scène III

 

LE PRINCE, DUBOIS, qui entre d’un air soucieux par la porte à droite

 

LE RÉGENT, le regardant.

Il va m’aider.

DUBOIS.

À quoi, monseigneur ?

LE RÉGENT.

À finir une chanson de table, une chanson profane.

DUBOIS.

Miséricorde !

LE RÉGENT.

Cela te scandalise, l’abbé... tu as une pudeur si farouche.

DUBOIS.

Mon Dieu ! je vous abandonne ma pudeur... faites-en ce que vous voudrez, si vous pouvez en faire quelque chose... mais à votre tour, il faut que vous m’abandonniez...

LE RÉGENT.

Eh ! qui donc ?

DUBOIS.

Le Duc du Maine et sa femme.

LE RÉGENT.

Non.

DUBOIS.

Eh bien !... sa femme seulement... je m’en contenterai.

LE RÉGENT, avec impatience.

Toujours la Duchesse... il ne fait que m’en parler... je crois vraiment que tu en e amoureux.

DUBOIS, avec ironie.

C’est pour cela que je veux l’enlever à mes rivaux.

LE RÉGENT, riant.

Cela ferait crier trop de monde et tu as déjà tant d’ennemis.

DUBOIS, avec colère.

Eh morbleu ! il ne s’agit pas ici de mes ennemis ; mais des vôtres que je surveille... et je vous invite seulement.

LE RÉGENT, se levant.

Moi, je t’invite à souper pour ce soir... un repas délicieux.

DUBOIS, avec impatience.

Monseigneur...

LE RÉGENT.

Tu y trouveras Mlle Toinon... et ces demoiselles que j’attends...

Il traverse le théâtre et va s’asseoir sur le canapé.

DUBOIS, de même.

Au nom du Ciel.

LE RÉGENT.

Et au lieu de m’aider, tu es venu là, me déranger... au milieu d’une chanson que je composais...

DUBOIS.

Jour de Dieu ! des chansons !... des orgies... lorsque nous sommes sur un volcan, lorsqu’il se trame en ce moment une conspiration...

LE RÉGENT.

Quelle folie !...

Chantant.

« Eh, bon, bon, bon,
« Que le vin est bon. »

DUBOIS.

Vous voilà... vous ne croyez à rien...

LE RÉGENT.

Et toi, l’abbé, tu crois à tout, excepté en Dieu...

DUBOIS.

Tout ce que vous voudrez... des sarcasmes... des injures... j’y suis fait... mais vous m’écouterez... et puisque vous me refusez la Duchesse... vous ne me refuserez pas du moins... une petite arrestation... sans conséquence...

Il s’approche du Régent.

LE RÉGENT.

Sans conséquence...

DUBOIS.

Un banquier... rien que cela !... un banquier espagnol qui, pour se dérober à ses créanciers, part cette nuit avec Porto-Carrero...

LE RÉGENT.

Tout ce qu’il te plaira... pourvu que tu ne me parles plus d’affaires...

DUBOIS, se mettant à la table et écrivant.

Soit... Je ne vous dirai pas qu’hier un complot était dirigé contre vous... qu’hier, et dans cette voiture que vous avez cédée à M. d’Aubigny, on devait vous enlever, vous conduire en Espagne...

LE RÉGENT.

Quelles balivernes !

DUBOIS.

Vous ne le croiriez pas... aussi je n’en dis mot... je ne parle pas... j’agis...

LE RÉGENT, le regardant pendant qu’il écrit.

Il a le diable au corps pour rêver des complots... Sais-tu, l’abbé, que je te plains et que tu dois être malheureux... toujours dans la crainte, la défiance... aussi, une justice à te rendre, c’est que tu es généralement détesté...

DUBOIS.

C’est ce qu’il faut... je serais bien fâché d’avoir leur estime...

LE RÉGENT.

De ce côté-là, sois tranquille...

DUBOIS.

Tant mieux, monseigneur ; s’ils me méprisent... je le leur rends bien... et nous sommes quittes... je ne m’en porte pas plus mal, au contraire, et je ne vois pas la nécessité d’être aimé d’eux...

Se levant et allant auprès du Régent.

Vous, par exemple, le meilleur et le plus généreux des hommes... vous ont-ils épargné les outrages et les calomnies ?... ne vous ont ils point, témoin ce Lagrange Chancel, à qui vous avez fait grâce... accusé en prose, comme en vers, des plus horribles attentats ?... le fer, le poison, que sais-je ?... et pourquoi ?... parce que vous êtes bon, loyal, clément ; et que personne n’a plus que vous ressemblé à votre aïeul Henri IV... mais vous en ferez tant, que vous lui ressemblerez jusqu’au bout... ils vous assassineront...

LE RÉGENT.

Dubois !...

Il se lève et passe de l’autre côté.

DUBOIS.

Tandis que moi, qui tâche tout uniment de ressembler à Richelieu... je suis comme lui haï, détesté, abhorré... mais comme lui je serai riche, heureux, puissant... et comme lui je mourrai tranquillement dans mon lit... Voilà à quoi sert l’amour du peuple...

LE RÉGENT.

Infâme...

DUBOIS.

C’est possible... mais j’ai raison...

Lui présentant le papier.

Signez !...

LE RÉGENT.

Un instant...

Il lit le papier.

Oui... un banquier espagnol... qui a fait banqueroute à Londres... d’où il s’est enfui...

Regardant Dubois, qui est debout derrière lui auprès de la table.

Qu’est-ce que ça te fait ?...

DUBOIS.

L’ambassadeur d’Angleterre demande à le faire arrêter en France... et il n’y a pas de temps à perdre, car il part cette nuit pour l’Espagne avec l’abbé Porto-Carrero... secrétaire du prince de Cellamare...

LE RÉGENT, signant.

Ça, c’est juste... le couvert de l’ambassade ne doit pas protéger les fripons... qu’on l’arrête...

Il signe.

DUBOIS, appuyant.

Et qu’on examine ses papiers... c’est tout ce que je demande...

À part sur le devant de la scène pendant que le Régent signe.

Parce qu’en visitant les siens, on visitera ceux du secrétaire d’ambassade... un hasard que j’aurai soin de commander...

Haut, au Régent.

Maintenant, monseigneur, amusez vous... moi, je veille...

Il va pour sortir.

LE RÉGENT.

Est-ce que tu ne souperas pas avec nous ?

DUBOIS.

Si j’ai le temps.

LE RÉGENT.

Tâche... car j’ai à te parler...

DUBOIS, se rapprochant vivement.

Et de quoi ?...

LE RÉGENT.

De cette petite Babet, que j’attends !...

DUBOIS, avec humeur.

Encore elle !... est-ce que vous ne devriez pas déjà vous occuper d’une autre... vous qui, parmi nos roués, avez une si belle réputation... réputation usurpée...

LE RÉGENT, piqué.

Halte-là !... c’est ce que nous verrons !...

DUBOIS.

Vous aurez beau faire... vous ne serez jamais, comme disait le feu roi, qui s’y connaissait, qu’un fanfaron de vices...

LE RÉGENT.

Et toi, l’abbé, tu es de ce côté-là un vrai brave...

DUBOIS.

Brave comme César !...

Écoutant.

On monte l’escalier,

LE RÉGENT.

C’est Babet...

DUBOIS.

À merveille !... je m’en vais.

LE RÉGENT.

Tu fais bien.

DUBOIS.

N’est-ce pas, monseigneur ?... Savoir arriver... et surtout s’en aller à propos... voilà le moyen de faire son chemin à la cour...

LE RÉGENT, lui frappant sur la joue.

Aussi je t’aime... à condition que tu ne reviendras plus.

DUBOIS.

C’est convenu... à moins d’un danger réel.

LE RÉGENT.

Dans le cas seulement où mon pupille... où le jeune roi serait menacé.

DUBOIS.

Je vous le jure... et alors, je frappe discrètement trois coups à cette porte...

Montrant la porte à gauche.

Tenez, comme on le fait en ce moment...

On entend frapper trois petits coups bien distincts à la porte.

LE RÉGENT.

C’est Babet... tais-toi, et va-t’en.

Il éteint les bougies qui sont sur la table, et va ouvrir la porte.

 

 

Scène IV

 

LE RÉGENT, allant ouvrir la porte à gauche, BABET

 

LE RÉGENT.

Vous voilà, Babet... donnez-moi la main.

Elle entre dans l’appartement ; pendant ce temps, Dubois, marchant sur la pointe du pied, passe derrière elle et sort par la porte à gauche, qu’il referme sur lui.

BABET.

Ah mon Dieu ! quelle obscurité... et puis, dans cette mansarde... où vous m’avez dit que vous demeuriez... je crains toujours de me cogner tête...

LE RÉGENT.

N’ayez pas peur... grâce au Ciel, vous n’êtes pas si grande que ceux qui l’habitent... Pour de la lumière, on va nous en apporter, je l’avais ordonné...

BABET.

Vous avez donc un domestique ?...

LE RÉGENT.

Oui, vraiment...

BABET.

Vous ne me l’aviez pas dit... C’est donc depuis que vous espérez cette nouvelle place ?...

LE RÉGENT.

Oui, Babet...

BABET.

Et il paraît que vous êtes servi...

LE RÉGENT, souriant.

Comme un prince... c’est-à-dire horriblement mal.

BABET.

Voilà ce que c’est... si vous faisiez comme moi... je n’ai jamais à gronder ma femme de chambre...

LE RÉGENT.

Je crois bien... elle est si jolie... et elle vous habille si bien...

BABET.

Monsieur François, finissez...

LE RÉGENT.

Asseyez-vous, de grâce...

Il la conduit vers le Canapé : ils s’asseyent tous deux ; Babet est à la gauche du Régent.

BABET.

Volontiers... mais il me tarde de voir votre appartement... je veux dire le nôtre... celui qui bientôt m’appartiendra... et de faire connaissance avec notre petit mobilier... Eh mais ! voilà un canapé qui n’est pas mal... moi, je n’ai que deux chaises, et elles sont en paille... celui-là est rembourré.

LE RÉGENT.

Il n’y a rien de trop beau pour vous, qui êtes ma reine et ma souveraine...

BABET.

Ah ! oui... je m’en suis déjà aperçu... vous êtes très galant, et vous faites pour moi des dépenses qui me fâchent... une fois marié, il faudra de l’économie... je m’en charge.

LE RÉGENT.

Ce ne sera pas la peine... j’espère bien monter en grade et arriver à une place supérieure.

BABET.

À quoi bon ?...

LE RÉGENT.

Vous n’avez donc pas d’ambition ?...

BABET.

Pas du tout.

Air du Baiser au Porteur.

Dans mes rêves de jeune fille,
Ce n’est pas là ce que je désirais ;
Un bon ménage, une famille,
Des enfants que j’élèverais,
Voilà, voilà ce que je souhaitais.
Oui, je voulais, dans ma tendresse,
Un bon mari, dont l’ sort s’unît au mien,
Pour l’rendre heureux, et pour l’aimer sans cesse ;

Le regardant tendrement.

Je vous vois, et ne veux plus rien.

LE RÉGENT.

Quoi ! vraiment... la fortune, l’opulence...

BABET.

J’aurais pu l’avoir un jour, en épousant ce pauvre M. d’Aubigny... car lui, c’est bien autre chose que vous... c’est un gentilhomme.

LE RÉGENT.

Et vous me préférez à lui ?...

BABET.

Oui... l’on aime mieux son égal que son maître.

LE RÉGENT, à part.

Ô Ciel !...

Haut.

Et si j’étais grand seigneur, vous ne m’aimeriez donc plus ?...

BABET, d’un air détaché.

Ma foi ! non...

Gaiement.

à moins que je ne fusse aussi grande dame.

LE RÉGENT.

C’est trop juste... et s’il ne tenait qu’à toi de demander... de désirer... que voudrais-tu ?...

BABET.

Vous !... vous, comme vous êtes et pas autre chose...

LE RÉGENT, hors de lui.

Ah !... voilà ce que je n’ai jamais entendu ! ce qu’on ne m’a jamais dit... Babet, tu ne sais pas quelle ivresse... quelles délices inconnues j’éprouve auprès de toi !

BABET.

Eh bien ! monsieur François...

LE RÉGENT.

Ah ! reste de grâce... ne me retire pas cette main qui est à moi, qui m’appartient, car je te consacre mes jours... tu es tout pour moi ; et, à son amant... à son mari on peut bien accorder...

BABET.

Ah ! que c’est mal à vous... laissez-moi, mon ami... laissez-moi... dans huit jours je serai votre femme... votre compagne... mais d’ici là...

LE RÉGENT.

Babet... un seul baiser...

BABET.

Oh non !... je vous en prie... ce n’est pas pour moi... c’est pour vous... c’est votre bien que je vous prie de défendre.

Se levant et résistant plus faiblement.

Ah dame ! si vous n’y mettez pas du vôtre !

Air de Céline.

Que voulez-vous que je devienne ?
Ayez de la raison pour nous ;
Moi, j’ai déjà bien de la peine,
Mon amour n’est que trop pour vous.
Il vous seconde assez... de grâce,
Mon ami soyez généreux...
Comment voulez-vous que je fasse,
Si je suis seule contre deux ?

LE RÉGENT, l’embrassant.

Babet, Babet, ne me résiste plus.

On frappe trois coups à la porte à gauche.

Ô Ciel : ce que m’a dit Dubois... Y aurait-il réellement conspiration ? en voudrait-on aux jours ou à la liberté du Roi ?

Il va du côté de la porte à gauche.

BABET.

Qu’avez-vous ?

LE RÉGENT.

Rien... c’est pour le souper que j’avais commandé... et l’on vient me prévenir...

BABET.

Il y a peut-être un accident.

LE RÉGENT.

Justement... je vais voir ce que c’est... et je reviens... attendez-moi ici.

BABET.

Si je peux vous aider, me voilà.

LE RÉGENT.

Non, non, je reviens, vous dis-je... ou je vous envoie M. Prudhomme. Ne vous impatientez pas... c’est tout ce que je vous demande.

Il sort par la porte à gauche qu’il referme.

 

 

Scène V

 

BABET, seule

 

Eh bien !... il s’en va... il me laisse ! et sans lumière encore !... si je savais seulement où sont les nappes et les serviettes, je mettrais le couvert... mais encore faut-il y voir clair... et pas de briquet seulement... ni briquet ni allumettes !...

Allant à la table qu’elle cherche à ouvrir.

Et des tables sans tiroirs... Ah ! quelle maison ! comme c’est monté !... on voit bien que c’est un ménage de garçon... mais patience ! lorsque j’y serai, ce sera un peu mieux...

Allant vers le fond.

Ah ! une porte ! celle de la cuisine, sans doute...

Tournant un bouton doré.

Et en tournant le loquet...

La porte s’ouvre, et Babet recule, étonnée, en voyant entrer avec des flambeaux, Toi non et ses compagnes.

 

 

Scène VI

 

BABET, TOINON, JUSTINE, ROSE, GRISETTES

 

CHŒUR.

Air de la Tentation.

Quel éclat ! plus je le regarde,
Moins je crois à ce que je vois !
Dieu ! quelle superbe mansarde
Habite ce monsieur François !

TOINON.

Je connais plus d’un ménage
Fort gentiment arrangé,
Mais jamais j’n’ai vu, je gage,
De garçon si bien logé.

TOUTES.

Quel éclat ! oui, plus je regarde, etc.

BABET.

Qu’est-ce que cela veut dire ?... et où sommes-nous donc ?

TOINON.

Nous ne le savons pas plus que toi... en descendant du fiacre, où nous étions six... six dans un fiacre, sans cavalier !... aussi nous sommes chiffonnées !... c’est une horreur !... On ne croirait jamais que nous sortons de chez nous... enfin, un grand monsieur a ouvert la voiture, nous a fait monter par un escalier sans lumière...

BABET.

C’est comme moi.

TOINON.

Et nous nous sommes trouvées dans le salon à côté de celui-ci... un grand salon doré... avec des glaces, des peintures, et des girandoles de bougies... ça nous a tellement éblouies, que nous n’y avons plus rien vu... pendant ce temps, le monsieur avait disparu ; et les deux battants s’étaient refermés.

BABET.

Savez-vous que c’est effrayant.

TOINON.

Pas tant... moi, je m’y ferais... et c’est en ouvrant toutes les portes, que nous sommes arrivées jusqu’ici.

BABET.

Ah ! mon Dieu ! mon Dieu ! Qu’est-ce que ça signifie ?

TOINON.

Nous le saurons... n’as-tu pas peur qu’on mous mange ?... nous sommes trop pour cela... si j’étais seule, je ne dis pas ; ça m’inquiéterait... et encore...

JUSTINE, qui s’est assise sur le canapé.

Ah ! mesdemoiselles ! le bon canapé ! qu’on y est bien !

TOINON et LES AUTRES, allant auprès de Justine.

Eh ! c’est du lampasse...

JUSTINE.

De quinze à vingt livres l’aune.

TOINON.

À vingt-cinq, mesdemoiselles... nous n’en avons jamais eu de si beau au magasin... regarde donc, Babet.

Pendant que toutes les petites filles formées en groupe à droite, regardent... Dubois sort de la porte à gauche, qu’il referme.

 

 

Scène VII

 

BABET, TOINON, JUSTINE, ROSE, GRISETTES, DUBOIS

 

DUBOIS, à part.

Je suis tranquille... le prisonnier restera là, jusqu’à ce que le Régent vienne l’interroger.

Apercevant les grisettes.

Dieu ! toutes ces petites filles réunies !... et le Régent qui m’a défendu de rien avouer encore à Babet.

TOINON, se retournant.

Ah ! monsieur Prudhomme !

BABET.

Quel bonheur ! il va nous dire où nous sommes.

Elles l’entourent.

TOINON.

Et quels sont ces beaux appartements ?

BABET.

Nous, qui croyions être dans la mansarde de M. François !

TOINON.

Est-ce que nous nous serions trompées de porte ?

BABET.

Mais parlez donc, monsieur Prudhomme.

TOINON.

Parlez vite...

TOUTES.

Oui, parlez vite...

DUBOIS.

M’y voici, mes petits anges... c’est une surprise que nous vous ménagions... et qui a réussi... car vous êtes surprises... je le suis aussi... nous le sommes tous... voilà même ce que j’appelle une surprise...

BABET.

Mais comment se fait-il ?...

TOUTES.

Oui... comment se fait-il ?

DUBOIS.

De la manière la plus simple... c’est moi, maître tapissier, qui ai meublé ces appartements... ce qui m’a procuré quelque crédit auprès de l’intendant... c’est par ce crédit que j’ai fait avoir à M. François... une place, au Palais-Royal.

BABET.

Celle qu’il espérait obtenir... et dont il me parlait hier ?...

DUBOIS.

Précisément... il ne voulait vous l’apprendre que ce soir...

TOINON.

Est-elle heureuse... cette Babet !...

BABET.

Et quelle place ?...

DUBOIS.

Une place... qui tient encore aux Aides où il était !... une place de sommelier... commis juré, dégustateur... c’est lui qui goûte tous les vins que boit le Régent... et je vous réponds qu’il a de l’occupation... du reste un emploi superbe qui lui donne un logement dans les combles...

TOINON.

C’est bien loin de la cave...

DUBOIS.

C’est égal... il descend... il aime à descendre !... Et, comme aujourd’hui il n’y a personne dans cette partie du château... comme le prince et toute sa famille sont depuis hier dans leur résidence d’été... M. François a eu l’idée de vous recevoir ici... sans vous en prévenir... et sans que personne le sache...

TOINON, gaiement.

Nous sommes donc au palais ?...

JUSTINE, de même.

Dans les appartements du prince...

TOUTES, sautant de joie.

Ah !... que c’est joli !... que c’est amusant...

TOINON.

À nous le château...

TOUTES.

À nous le palais...

TOINON.

Nous voilà princesses pour tout une soirée... allons-nous nous amuser !...

JUSTINE.

C’est M. François qui sera le prince...

TOINON.

Et Babet sa maîtresse ! Mme de Parabère !...

BABET.

Eh bien ! par exemple, m’en préserve le Ciel.

Air : Lise épous’ le beau Gernance.

TOINON.

Fait-elle la renchérie !
Un emploi qu’chacun envie.

JUSTINE.

Que plus d’un dam’ de la cour
Sollicite chaque jour.

TOINON.

Une place enfin, ma chère,
Qui n’est pas sans agréments,
Et qui n’a pas, d’ordinaire,
Les plus mauvais appoint’ments.

Moi, je me contenterai d’être de la famille royale... je serai Mlle de Beaujolais...

JUSTINE.

Moi, Mlle de Valois...

BABET.

Et M. Prudhomme...

TOINON.

Le confident du prince !...

BABET.

L’abbé Dubois ?...

TOINON.

Il a une mine à ça...

TOUTES, sautant autour de lui.

Ah ! monsieur l’abbé... monsieur l’abbé...

Elles le quittent et vont causer dans le fond.

DUBOIS, sur le devant du théâtre.

On ne peut pas échapper à sa destinée... il était impossible que je ne fusse pas... ce que je suis... c’était écrit.

À Babet, qui a pris sur la table un papier qu’elle déchire.

Eh bien ! eh bien ! qu’est-ce qu’elle fait là ?

BABET.

Je suis toute défrisée... et je mets des papillotes.

DUBOIS, ramassant la moitié du papier que Babet a déchiré.

Ah mon Dieu !

À part et lisant.

Une pension qu’il accordait au duc de Villeroi, son ennemi... quelle faiblesse ! quelle injustice ! heureusement

Montrant le papier.

voici la pension supprimée... elle croyait ne faire que des papillotes, et elle fait des économies... Ah ! si on introduisait les grisettes dans le gouvernement.

À Justine, qui se dirige vers la porte à gauche.

Eh bien ! eh bien ! où allez-vous ?

Il court à elle.

JUSTINE.

Voir où donne cette porte.

DUBOIS, à part.

Et notre prisonnier d’état à qui elle rendrait visite...

Il ferme la porte, et met la clef dans sa poche.

Du tout, on n’entre pas.

TOUTES.

Et pourquoi donc.

Elles l’entourent.

Ah ! monsieur Prudhomme !

TOINON, le caressant.

Ah ! monsieur l’abbé !

DUBOIS.

C’est encore une surprise !... le dessert qui est là... et on ne peut pas... avant le souper... vous surtout, vous, Toinon, qui êtes friande...

TOINON.

Ce n’est pas vrai...

DUBOIS.

Vous aimez ce qui est bon...

TOINON, d’un air caressant et lui frappant la joue.

Ce n’est pas à vous à dire ça !

DUBOIS.

A-t-elle de l’instinct...

À part.

On dirait qu’elle me connaît réellement...

Haut.

Écoutez, mes petites amours... M. François va revenir... il a de l’occupation dans ce moment... il donne des ordres... ce qui ne l’amuse pas beaucoup.

BABET.

Qu’il se dépêche donc... car je meurs de faim...

TOINON.

Moi aussi...

DUBOIS.

Permettez-moi de vous laisser un instant...

JUSTINE.

Nous ne le voulons pas...

TOUTES.

Nous ne voulons pas.

DUBOIS.

C’est pour l’aider... il m’attend... et quand je suis là, voyez-vous... cela va plus vite... parce que moi, vrai !... dans la poêle à frire... avant une demi-heure, le souper... et d’ici là, faites tout ce que vous voudrez... vous êtes les maîtresses...

Il sort par le fond.

 

 

Scène VIII

 

BABET, TOINON, JUSTINE, ROSE, GRISETTES

 

TOINON.

Voilà bien de l’embarras pour un souper...

BABET.

Ce sera trop beau... ce pauvre François va se ruiner...

TOINON.

Tiens ! quand on aime... aussi je n’empêche pas M. Prudhomme... je le laisse faire...

JUSTINE.

Malgré cela, de s’en aller ainsi... ce n’est pas galant...

TOINON.

Il n’y a pas de mal... parce que tout à l’heure... là, dans cette chambre...où il nous a dit qu’était le dessert...

TOUTES.

Eh bien !...

TOINON.

Eh bien !... j’ai entendu le dessert remuer...

BABET.

Est-elle bête...

TOINON.

Pas tant... j’ai idée qu’il y a quelqu’un !...

À mi-voix.

Dites donc, si c’était une femme...

BABET.

Une femme !... ici, près de M. François !...

TOINON, faisant signe de se taire.

Silence !...

Elle s’approche à pas de loup de la porte à gauche et frappe légèrement, après un instant d’intervalle on répond.

Vous entendez ?...

TOUTES.

Qu’est-ce que ça veut dire ?...

BABET.

Et cette porte qui est fermée...

TOINON.

Comment l’ouvrir ?...

BABET, regardant la porte du fond par la quelle Dubois vient de sortir.

Ah ! cette porte... cette serrure sont pareilles... et si la même clef pouvait...

Elle retire la clef de la serrure.

TOINON, prenant la clef.

Air de la Rente Viagère.

Chut ! c’est convenu
Par ce moyen, je l’espère,
Bientôt, ma chère,
Nous saurons l’affaire,
Et le mystère
Sera connu.

Cherchant à ouvrir.

Dieu ! c’est désolant
Ça n’ouvre pas.

TOUTES.

Ah ! quel dommage !

TOINON, tournant la clef.

Si fait, du courage ;
Mais tournons-la bien doucement,

Regardant de tous côtés avant d’ouvrir.

TOUTES, à demi-voix.

Chut ! c’est convenu...
Par ce moyen, je l’espère,
Bientôt, ma chère,
Nous saurons l’affaire...
Et le mystère
Sera connu.

TOINON, essayant encore.

Si vraiment... la porte s’ouvre... sortez, madame !... ah ! un jeune homme !...

TOUTES.

Un militaire.

 

 

Scène IX

 

BABET, TOINON, JUSTINE, ROSE, GRISETTES, D’AUBIGNY, le bras en écharpe

 

D’AUBIGNY, entrant brusquement.

Eh bien ! que me veut-on ?... mon supplice est-il prêt ?... Dieu ! Babet...

BABET, courant à lui.

Monsieur d’Aubigny !...

TOINON.

C’est son autre...

JUSTINE.

Est-ce que M. François l’aurait aussi invité à souper ?...

TOINON.

Il serait bon enfant... par exemple !

D’AUBIGNY.

Je ne sais encore si je veille... me retrouver auprès de vous et de ces demoiselles... moi... emprisonné... arrêté...

BABET.

Que dites-vous ?...

D’AUBIGNY.

Que surpris et désarmé au moment où je tentais d’enlever le jeune roi...

BABET.

Vous, monsieur ?

D’AUBIGNY.

Rien ne peut me sauver... je le sais... et je me résigne à mon sort... mais la Duchesse... mais ses amis... qui ignorent que Porto-Carrero vient d’être arrêté, que le coup est manqué ; et qui vont se compromettre... s’exposer... Ah ! si je pouvais seulement les prévenir...

BABET.

Qui vous en empêche ?...

D’AUBIGNY.

Et comment sortir de ces lieux ?... comment échapper à mes ennemis ?...

BABET.

Rien de plus facile... en nous adressant à M. François...

TOINON.

Son bon ami, qui nous a amenées ici.

D’AUBIGNY.

M. François, mon adversaire d’hier au soir...

BABET, vivement.

Ah ! cela n’y fait rien... il vous sauvera, j’en réponds... il vous conduira hors de ce palais... il le connaît si bien...

D’AUBIGNY.

Trop bien peut-être !... et puisqu’il vous y a conduite, il y a ici quelque piège... quelque trahison qui vous menace...

Air : Quand l’Amour naquit à Cythère.

Pour une fille jeune et belle,
Savez-vous bien qu’à tous les yeux,
C’est être déjà criminelle
Que de paraître dans ces lieux...
Dans ce palais il n’est personne
Qui de régner n’obtienne la faveur...
Mais pour un jour... et c’est une couronne
Qu’il faut payer de son honneur.

BABET.

Quelle idée !... lui, M. François... vous ne le connaissez pas.

D’AUBIGNY.

Non... mais plutôt mourir que de lui rien devoir.

TOINON.

Eh bien ! monsieur Prudhomme...

BABET.

Il est si bon enfant... il vous rendra ce service.

TOINON.

Il le faudra bien... moi, d’abord, je l’exige... Et lui qui avait promis de revenir si vite.

 

 

Scène X

 

BABET, TOINON, JUSTINE, ROSE, GRISETTES, D’AUBIGNY, DUBOIS, VERDIER

 

TOINON, se retournant.

C’est bien heureux... le voilà... Arrivez donc, monsieur...

DUBOIS.

Ne vous impatientez pas, mes amours... tout marche à souhait... et le souper est servi.

TOINON.

Quelle bonne nouvelle !... Mais nous, pendant ce temps...

Montrant la porte à gauche.

nous nous sommes occupées du dessert... et voilà un jeune homme...

DUBOIS, apercevant d’Aubigny.

Dieu ! le prisonnier, qu’elles ont délivré !

BABET.

Nous le protégeons d’abord.

TOINON.

Et vous, mon bon monsieur Prudhomme, il faudrait, tout de suite, tout de suite... pour des raisons inutiles à vous expliquer...

Aux autres.

car ce pauvre Prudhomme ne se doute pas de la conséquence... il faudrait le faire sortir en secret de ce palais, dont vous connaissez si bien les êtres.

DUBOIS.

Comment donc... avec le plus grand plaisir... dès que ces demoiselles me le commandent, je vous réponds qu’avant peu il sera en lieu sûr.

BABET, à d’Aubigny.

Vous voyez.

TOINON.

Quand je vous le disais.

DUBOIS.

Vous, mes petits anges, passez vite dans la salle à manger...

À Verdier, qui est derrière.

Verdier, conduisez ces demoiselles.

Toutes les petites filles entrent avec Verdier dans l’appartement à droite. Babet, qui est restée la dernière, regarde d’Aubigny comme pour lui dire adieu ; elle reste au près de la porte.

DUBOIS, à d’Aubigny.

Vous, mon gentilhomme, suivez-moi.

D’AUBIGNY.

Je vous remercie, monsieur, de vos bons offices... mais, quoi qu’il puisse m’arriver en restant dans ces lieux... je ne quitte pas Babet... je dois veiller sur elle.

DUBOIS.

Et moi sur vous...

Appelant.

Holà ! quelqu’un...

La porte du fond s’ouvre ; deux gardes-du-corps paraissent.

Emparez-vous de monsieur au nom du roi.

BABET.

Qu’est-ce que cela veut dire ?...

DUBOIS.

Conduisez-le dans la chambre du conseil...

À d’Aubigny.

Vous savez, monsieur, que toute résistance serait inutile.

BABET.

Ô Ciel ! M. Prudhomme !... il leur commande à tous.

D’AUBIGNY, à Babet.

Quand je vous disais qu’il y avait trahison... Babet, méfiez-vous d’eux tous ; c’est pour vous perdre qu’ils vous ont entraînée en ces lieux... et le Régent, et son infâme ministre...

BABET, éperdue.

Comment !

DUBOIS, faisant signe aux gardes.

Obéissez.

Air : La voix de la patrie (de Wallace).

DUBOIS et LES GARDES.

D’une telle insolence
Il faut la préserver,
Venez } la résistance
Sortez }
Ne saurait vous sauver.

BABET.

Ô Ciel !

D’AUBIGNY, entraîné.

Tout se prépare
Pour vous perdre aujourd’hui,
Puisque l’on vous sépare
De votre seul ami.

DUBOIS et LES GARDES.

D’une telle insolence, etc.

BABET.

De cette violence
Comment le préserver,
Hélas ! ma résistance
Ne saurait le sauver.

D’AUBIGNY.

D’une telle insolence
Je dois la préserver,
Hélas ! ma résistance
Ne pourra la sauver.

D’Aubigny sort entouré par les gardes.

 

 

Scène XI

 

BABET, DUBOIS

 

DUBOIS.

Non, mademoiselle Babet... non, ne le croyez pas... nul danger ne vous menace... au contraire... les honneurs... les richesses vous attendent...

BABET.

Que voulez-vous dire ?...

DUBOIS.

Que tout dépend de vous... et n’allez pas, par de vains scrupules, manquer à la plus belle destinée qui jamais se soit offerte...

BABET.

Je ne vous comprends pas... mais pourquoi ce changement dans vos discours... dans vos manières ?... pourquoi tout le monde ici semble-t-il vous obéir ?...

DUBOIS.

Ce n’est pas moi... c’est vous qui commandez... et quand tout reconnaîtra vos lois... rappelez-vous seulement que cette puissance, c’est à moi que vous la devez...

BABET, regardant autour d’elle.

Et M. François... pourquoi ne revient-il pas ?... où est-il ?...

DUBOIS.

Il n’y a plus de M. François... son règne est fini... un autre commence...

BABET.

Il est donc vrai... on nous a séparés... on m’enlève à lui... et pour quel motif ?... Je ne veux pas rester ici... je veux sortir... je suivrai ces demoiselles...

DUBOIS.

Impossible... la porte est fermée en dedans...

BABET, courant à la porte à droite.

Cela ne se peut...

DUBOIS.

Je l’ai ordonné...

BABET, avec désespoir.

Ô mon Dieu !...

DUBOIS.

Mais écoutez-moi...

BABET.

Ne m’approchez pas, monsieur... ne m’approchez pas... ou je ne sais de quoi je suis capable...

Elle se jette sur le canapé.

DUBOIS.

Calmez-vous, Babet... calmez-vous... je me retire... aussi bien d’autres soins me réclament, et je laisse à une voix plus persuasive que la mienne le bonheur de vous rassurer... Adieu... pensez à ce que je vous ai dit...

Il sort par le fond.

 

 

Scène XII

 

BABET, seule, se levant

 

D’Aubigny avait raison... on m’a entraînée dans un piège... un piège infernal... mais je me tuerai plutôt... On vient... on monte un escalier... c’est fait de moi... je suis perdue... non ! je suis sauvée...

Courant au Régent, qui entre par la porte à gauche, et se jetant à son cou.

 

 

Scène XIII

 

BABET, LE RÉGENT

 

BABET.

François... ah ! mon ami !... je vous revois... je vous retrouve...

LE RÉGENT.

Babet, qu’avez-vous ?...

BABET.

Secourez-moi !... protégez-moi !...

LE RÉGENT.

Et contre qui ?...

BABET.

Contre le Régent...

LE RÉGENT, à part.

Ô Ciel !...

BABET.

Contre son ministre, qui m’a, dit-on, livrée, vendue !... Oh ! non, ce n’est pas possible... je suis près de vous, dans vos bras... je suis tranquille... je ne crains rien !...

LE RÉGENT.

Oui, Babet... oui, vous serez défendue... protégée par mon amour... nous ne nous quitterons plus...

BABET.

À la bonne heure !... je suis à toi... à toi seul... n’est-ce pas ?... ils n’ont pas le droit de nous séparer... viens... partons... quittons ce palais... je ne peux pas y rester... j’y mourrais... allons-nous-en...

LE RÉGENT.

Et si tu savais quels devoirs m’y retiennent...

BABET.

Renonces-y... renonce à ta place... nous n’en avons pas besoin pour nous aimer...

LE RÉGENT.

Oui... tu as raison... et s’il ne tenait qu’à moi... mais crois-tu qu’on te laissera quitter ces lieux ?... crois-tu que celui que tu redoutes puisse se résoudre à te perdre ?...

BABET.

Oui, je l’espère... oui, j’en suis sûre... c’est un noble prince... c’est un homme d’honneur... et me retenir en ce palais par la force ou par la ruse serait trop indigne de lui...

Au Régent, qui se dégage de ses bras et fait quelques pas.

Eh bien ! tu t’éloignes de moi... viens plutôt, ne me quitte pas... j’irai me jeter à ses pieds... et quelque méchant qu’il soit, il ne voudra pas des pleurs et du déshonneur d’une pauvre fille... Mon Dieu ! cette honte que je repousse... il y en a tant qui l’ambitionnent !... et ce serait pour lui un regret, un remords éternel... Il comprendra cela, n’est-il pas vrai ?...

LE RÉGENT.

Oui, sans doute, et son cœur le lui reproche déjà... mais si tu savais comme moi à quel point il t’aime...

BABET.

Qui te l’a dit ?...

LE RÉGENT.

Je ne puis en douter... Et s’il t’offrait tout ce qu’il possède et d’honneurs et de fortune... s’il te disait qu’il ne veut plus vivre que pour toi ?...

BABET, avec délire.

Je lui répondrais que je t’aime... que tu es mon amant, mon mari... que, dans quelque rang que tu sois placé... je te préfère à tout...

LE RÉGENT.

Est il possible !...

BABET.

Mais que lui, qui veut me tromper et me séduire, je l’abhorre, je le déteste... et, tout prince qu’il est, je le...

LE RÉGENT.

N’achève pas... Si tu connaissais ses tourments, si tu savais ce qu’il souffre... tu aurais pitié de lui...

BABET.

Que dis-tu ?...

LE RÉGENT.

Qu’il n’est point tel qu’on te l’a représenté... qu’il est sensible et généreux... et loin de vouloir contraindre ta tendresse...

BABET, étonnée.

C’est toi qui le défends !...

LE RÉGENT.

Il est si malheureux !... pardonne-lui... Babet, pardonne-lui...

BABET.

Ô Ciel !... tu demandes grâce pour lui ?...

LE RÉGENT.

Oui, grâce et pitié... mais non pour lui seul...

BABET.

Qu’est-ce que ça signifie ?...

LE RÉGENT, se jetant à ses pieds.

Que je suis aussi coupable... et que lui et moi...

BABET, le regardant avec anxiété et désespoir.

Ah ! tais-toi... tais-toi... ce n’est pas possible... je ne puis croire... je me trompe... ma raison s’égare... n’est-il pas vrai ?...

 

 

Scène XIV

 

BABET, LE RÉGENT, DUBOIS, tenant des papiers à la main et courant vivement au Régent

 

DUBOIS.

Monseigneur !...

BABET, poussant un cri d’horreur.

Ah !...

Elle s’élance vers la porte du fond et disparaît.

LE RÉGENT, courant à la porte.

Babet... où va-t-elle... courons...

DUBOIS, le retenant.

Non, monseigneur... non vous ne la suivrez pas... vous m’écouterez...

LE RÉGENT, se débattant.

Laisse-moi tranquille...

DUBOIS, le tenant toujours.

Je ne vous laisserai pas...

LE RÉGENT, avec désespoir.

Elle me délaisse... elle me fuit...

DUBOIS.

Mon Dieu ! elle reviendra !... tandis que l’occasion perdue ne revient pas... et quand il s’agit de votre gloire... de votre salut... de celui de l’état...

LE RÉGENT.

Je veux du moins savoir ce qu’elle est devenue... que l’on suive ses pas... Holà ! quelqu’un !... Verdier...

Verdier paraît à la porte.

Une jeune fille sort d’ici... courez après elle... qu’on ne la quitte pas... qu’on me la ramène... je veux la revoir... je le veux !...

Redescendant le théâtre.

La pauvre enfant !...

DUBOIS, à part.

Au diable les amours...

LE RÉGENT, revenant à Dubois.

Eh bien ! voyons... je suis calme... je t’écoute... parle donc !... qu’y a-t-il ?...

DUBOIS, froidement.

Presque rien ! j’ai arrêté Cellamare, et  saisi ses papiers.

LE RÉGENT.

Arrêter un ambassadeur !

DUBOIS.

Un ambassadeur qui conspire !... Il ne s’agissait rien moins que de vous enlever la régence...

LE RÉGENT, avec impatience.

C’est bien !...

DUBOIS.

De la donner au roi d’Espagne...

LE RÉGENT, de même.

C’est bien, l’abbé !... c’est bien...

DUBOIS.

Eh non ! morbleu !... ce n’est pas bien... mais nous y mettrons bon ordre... j’ai là le nom de tous les conjurés...

LE RÉGENT, écoutant vers le fond.

Tais-toi... j’ai cru entendre... Eh mon Dieu ! non... personne... elle ne revient pas...

DUBOIS.

Je ne comprends pas l’inquiétude de monseigneur... je vous promets qu’avant un quart d’heure... elle sera de retour...

LE RÉGENT, avec joie et se rapprochant de lui.

Tu crois...

DUBOIS, lui présentant la plume.

J’en suis sûr... deux ou trois signatures à donner.

LE RÉGENT, allant auprès de la table.

Qu’est-ce que c’est ?...

DUBOIS.

La duchesse du Maine et son mari qu’il nous faut décidément arrêter...

Geste de refus du Régent, Dubois reprend vivement.

Et puis cette petite Babet qui meurt d’envie de vous pardonner... résistera d’abord...

LE RÉGENT, avec joie.

Vraiment !...

DUBOIS.

C’est dans l’ordre... elle ne peut pas faire autrement... signez... monseigneur...

LE RÉGENT, en signant.

Mais si tu avais vu son effroi... quand elle a su qui j’étais...

DUBOIS.

Parbleu !... l’étonnement, la surprise...

Lui donnant un autre papier.

Nous comprenons aussi là-dedans, notre ami Malezieux... Polignac... Laval... le duc de Richelieu.

Se frottant les mains.

Tous mes ennemis !...

LE RÉGENT.

Tant de monde... Dubois...

DUBOIS.

Qui sait même... une joie déguisée... on n’apprend pas que celui qu’on aime... est un duc... un Prince... un Régent, sans que la tête ne vous tourne...

LE RÉGENT, avec joie.

Dis-tu vrai ?...

DUBOIS.

Je le parierais...

Lui donnant un autre papier.

Plus que celui-là... C’est le dernier.

LE RÉGENT, avec impatience.

Mais ce n’est pas un ordre...

Regardant le papier.

Une lettre à sa sainteté... un chapeau de cardinal ?

DUBOIS.

Que vous lui demandez pour moi... j’espère que je ne l’ai pas volé...

LE RÉGENT.

Et il ose croire que le pape pourra jamais consentir.

DUBOIS.

Cela ne vous regarde pas, ni moi non plus... Ce qu’il fera, sera bien fait... il est infaillible... ce n’est pas comme nous, monseigneur.

LE RÉGENT, jetant les papiers de côté.

Par exemple !... ah ! cette fois je ne me trompe pas... une voiture... c’est Babet qu’on me ramène... courons !

 

 

Scène XV

 

BABET, LE RÉGENT, DUBOIS, D’AUBIGNY

 

Au moment où le Régent va sortir par la porte du fond, d’Aubigny entre escorté par les gardes.

LE RÉGENT.

Dieu ! que vois-je !

DUBOIS.

Le prisonnier que vous devez interroger, et qu’on vous amène.

LE RÉGENT, avec colère et impatience.

Dubois !

DUBOIS.

Celui qui a voulu enlever le jeune Roi.

Lui donnant une lettre.

Qui l’avait même promis à la duchesse du Maine, ainsi que cette lettre le prouve... et vous ne pouvez tarder...

LE RÉGENT, à part et se contenant à peine.

C’en est trop...

S’avançant vers le prisonnier.

Ciel ! d’Aubigny !

D’AUBIGNY, le regardant et stupéfait.

Que vois je !

DUBOIS, montrant le Prince.

Le Régent qui me charge de vous interroger.

Il passe entre le Régent et d’Aubigny.

D’AUBIGNY.

Et qui êtes vous ?

DUBOIS.

L’abbé Dubois.

D’AUBIGNY.

J’aurais dû m’en douter ; et je suis ravi de vous connaître.

DUBOIS.

Il n’y a pas de quoi... du reste, je le suppose, la connaissance ne sera pas longue.

D’AUBIGNY.

Oui... je sais le sort qui m’attend, et ne demande point de grâce... mais je demande au Régent de France, justice.

DUBOIS.

Contre qui ?

D’AUBIGNY.

Contre vous... qui n’avez pas craint de contribuer lâchement à l’enlèvement d’une jeune fille.

DUBOIS.

Mlle Babet ?... ça ne me regarde plus.

LE RÉGENT.

Rassurez-vous, monsieur... sa jeunesse et sa vertu ont été respectées... elle a trouvé ici des protecteurs... et elle vous dira elle même...

 

 

Scène XVI

 

BABET, LE RÉGENT, DUBOIS, D’AUBIGNY, VERDIER

 

VERDIER.

Ah ! monseigneur !... cette jeune fille

LE RÉGENT.

Babet ! ne l’as-tu pas suivie ?... ne l’as-tu pas ramenée ?

VERDIER.

Oui, monseigneur. Nous courions sur ses pas ; et c’est au moment même où elle s’élançait du haut du parapet, que nous avons pu l’atteindre et la retenir.

LE RÉGENT.

Ah ! quel bonheur !

VERDIER.

Mais elle est tombée sans connaissance dans nos bras... et la voici... on la ramène.

LE RÉGENT, l’apercevant.

Babet !... Babet !... c’est elle !

D’AUBIGNY, avec colère.

Et c’est ainsi que vous la protégiez !

LE RÉGENT.

Ah ! monsieur ! épargnez-moi... mon malheur vous donne trop d’avantage.

 

 

Scène XVII

 

D’AUBIGNY, LE RÉGENT, BABET

 

Deux femmes de chambre du palais la soutiennent et l’aident à marcher. Elle tombe sur un fauteuil auprès de la table, presque sans mouvement et comme anéantie ; le Régent fait signe aux deux femmes, à Verdier et à Dubois de s’éloigner. Ils sortent. D’Aubigny est debout à l’autre côté du théâtre.

BABET, après un long silence.

Ah ! que je souffre !

Portant la main à sa tête.

Là !

Puis à son cœur.

Là !... et pourtant, mon Dieu, vous connaissez mon innocence.

Elle baisse les yeux et aperçoit le Régent auprès d’elle.

LE RÉGENT.

Babet... un seul regard.

BABET, lui faisant signe de la main.

Qui que vous soyez, taisez-vous... cette voix-là me fait mal !... elle me rappelle...

Promenant ses regards de tous côtés.

Ah ! je croyais avoir quitté ces lieux pour jamais... et m’y voilà encore une fois entourée de pièges, sans ami.

Apercevant d’Aubigny et courant à lui.

Non, non, grâce au Ciel, je m’abusais, en voilà un qui ne me trompera pas.

LE RÉGENT.

Et moi qui t’aimais tant.

BABET, froidement.

Moi, je ne vous aime plus... vous n’êtes plus rien pour moi qu’un prince... que le Régent...

Montrant d’Aubigny.

Voilà mon seul appui sur la terre : le seul à qui je me confie... ordonnez qu’on nous laisse sortir de ce palais.

Elle s’éloigne.

LE RÉGENT.

Ah ! je le vois, tout est fini... Je la perds pour jamais.

À d’Aubigny.

Vous son appui, son protecteur, emmenez-la dans votre province... partez, vous êtes libre... partez, car, malgré moi, je sens !... Dieu ! c’est Dubois !

Il se hâte d’essuyer ses yeux, et prend un air riant.

Eh bien ! qu’y a-t-il ?

 

 

Scène XVIII

 

D’AUBIGNY, LE RÉGENT, BABET, DUBOIS, TOINON et TOUTES LES JEUNES FILLES

 

DUBOIS, entrant par la droite avec toutes les jeunes filles.

Il y a, monseigneur, que le souper est servi... et que tous vos amis vous attendent.

TOINON.

Des seigneurs bien aimables.

DUBOIS.

Avec qui ces demoiselles ont déjà fait connaissance... car il n’y a pas d’incognito... Quant aux affaires, n’y pensez plus... demain, tout sera terminé... il ne reste plus à prononcer que sur monsieur.

Montrant d’Aubigny.

LE RÉGENT.

À qui j’ai rendu la liberté !

D’AUBIGNY.

Moi, monseigneur, qui ai conspiré con.tre vous, et qui, coupable d’un crime dont vous avez les preuves.

LE RÉGENT, déchirant la lettre de d’Aubigny.

Je n’en ai plus... vous êtes innocent... partez tous deux...

DUBOIS.

Y pensez-vous !

LE RÉGENT.

Il nous quitte... il s’éloigne avec mademoiselle.

TOINON, à Dubois.

Comment ! elle revient à l’autre !

DUBOIS.

Elle ne sera pas du souper.

TOINON, à part.

Est-elle bête !

LE RÉGENT.

Pauvre Babet ! celle-là seule m’aimait.

DUBOIS,

Qu’est-ce que cela ? Un soupir !... je vous dénonce à ces messieurs... à tous les roués de la cour ; et nous allons rire.

LE RÉGENT, s’efforçant à rire.

As-tu perdu la tête ! et me crois-tu capable ?...

Aux jeunes filles.

Allons, mesdemoiselles... allons l’abbé, à table... je veux griser un prince de l’église... une orgie... des chansons... du champagne... du bruit... cela étourdit.

DUBOIS.

À la bonne heure... je le reconnais.

TOINON, à Dubois.

Et moi, que vous deviez épouser.

DUBOIS.

Impossible, ma petite... je vais être cardinal.

CHŒUR, dans la coulisse.

Air de la Tentation.

Qu’en ce lieu la folie
Au plaisir nous convie,
Qu’ici chacun oublie
Les grandeurs et la cour ;
Et que jusqu’à l’aurore
Ce nectar que j’adore
Près de nous fixe encore
Les plaisirs et l’amour.

Le Régent, Dubois et les jeunes filles sortent par la porte à droite, Babet appuyée sur le bras de d’Aubigny, sort avec lui par le fond.

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