Le Mobilier de Rosine (Léon-Lévy BRUNSWICK - Adolphe DE LEVEN - Paul SIRAUDIN)

Vaudeville en un acte.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 25 août 1848.

 

Personnages

 

BOUGIVAL, doreur sur bois

RADINGUET, parrain de Bougival

BATIFOL, luthier

TAMPONIER, ébéniste

PALANQUIN, tapissier

ROSINE, fleuriste

JOUVENCE, blanchisseuse de fin

TROIS COMMISSIONNAIRES

 

La scène se passe à Paris dans la chambre de Rosine.

 

Le théâtre représente une chambre un peu mansardée. Porte d’entrée au fond ; porte au troisième plan à gauche ; à droite, vers le fond, une fenêtre ; une cheminée à gauche, premier plan. Une chaise de paille au fond, un tabouret à droite et un portrait à cadre rond pendu au fond, pour tout mobilier.

 

 

Scène première

 

ROSINE, puis JOUVENCE

 

Au lever du rideau, le théâtre est vide. On frappe à la porte du fond.

ROSINE, de sa chambre, à gauche.

Qui est là ?

JOUVENCE, en dehors.

C’est moi !...

ROSINE.

Attendez que je mette un fichu... Ne vous impatientez pas...

Paraissant.

Me voilà !

Elle ouvre.

JOUVENCE.

Bonjour, mam’selle Rosine... Dites donc, je vous apporte le linge fin de M. Bougival...

ROSINE.

C’est bien ; mettez-le sur la table.

JOUVENCE.

Il n’y en a pas !...

ROSINE.

Eh bien, sur ce tabouret.

JOUVENCE, lui donnant la note.

Tenez, v’là vot’ note.

ROSINE.

Voyons ça...

Lisant.

Un faux-col...

JOUVENCE.

Le v’là.

ROSINE.

Trois chaussettes...

JOUVENCE.

Les v’là.

ROSINE.

Plus un mouchoir neuf...

JOUVENCE.

Le v’là.

ROSINE, dépliant le mouchoir, qui est affreusement troué.

Il en a deux, comme ça... et un mauvais...

JOUVENCE.

De plus, vos trois z’housses que v là...

ROSINE.

Mes z’housses !...

JOUVENCE.

Oui... L’housse de votre harpe... l’housse de votre guéridon... et l’housse de votre fauteuil.

ROSINE, soupirant.

Ah !

JOUVENCE.

Vous soupirez ?

ROSINE.

Oui, je soupire... En songeant à l’absence de ces meubles, que vous venez d’énumérer... et qui dégarnissent un peu mon local...

JOUVENCE.

Dam ! aussi, c’est votre faute. Pourquoi avez-vous des attaches pour un jeune homme aussi décousu que le sieur Bougival ?

ROSINE, avec tendresse.

Il m’aime !

JOUVENCE.

La belle malice !

ROSINE.

Il veut m’épouser !

JOUVENCE.

La belle avance !

ROSINE.

Eh ! mon Dieu, on ne peut pas avoir tous les bonheurs à la fois !... Bougival et moi, nous nous adorons... ça nous suffit... Nous ne sommes pas riches, c’est vrai... Nous n’avons pas découvert l’île de Monte-Cristo... De plus, l’ouvrage ne va que d’une aile pour Bougival, qui est doreur en cadres de son métier... Pour moi, qui suis dans la fleur artificielle, tout n’est pas rose, non plus... Et, depuis que je ne fais plus de calices, j’en avale joliment !... Ah ! bah ! je ris, quand je songe que j’ai été obligée de vendre mon tapis, mes rideaux... puis, d’emprunter sur mon fauteuil à la Voltaire, sur ma table ronde, et sur ma harpe, qui me venait d’un de mes oncles...

JOUVENCE.

Qui en pinçait ?...

ROSINE.

Non... il jouait du piston.

JOUVENCE.

Mais à quoi ça lui servait-il ?...

ROSINE.

Il l’avait eue en héritage de sa mère.

JOUVENCE.

Qui en pinçait ?

ROSINE.

Non... elle jouait de la flûte... Mais c’te harpe était un instrument de famille, car il paraît que nous descendons en droite ligne d’un ancien barde écossais, qui s’appelait Mac-Dougald-Watfer... Watfer...

JOUVENCE.

Fiche ?...

ROSINE.

Non... Lock... dont voici le portrait.

Elle montre le cadre rond.

JOUVENCE.

Il est gentil !... Mais vous vous appelez Durand, aujourd’hui... Rosine Durand... et pas Watferlock...

ROSINE.

Par corruption... le nom s’est un peu altéré... mais, pour des gens qui savent l’écossais, ça se reconnaît tout de suite.

JOUVENCE.

Ainsi, vous, la descendante d’une noble famille, vous vous êtes laissé pincer par Bougival... Avec ça qu’il n’est guère aimable... Il jure volontiers, et, le soir, il profite de ce que tous les chats sont gris, pour rentrer de la même couleur qu’eux... Il va assez s’humecter à la barrière.

ROSINE.

C’est du patriotisme.

Air Du luth.

Quand là-dessus je lui fais son procès,
Il me répond : Je suis un bon Français.
J’aime de nos aïeux ce noble cri de guerre :
« La victoire, en chantant,
« Nous ouvre la barrière ! »
C’est par entraînement,
Et par humeur guerrière,
Qu’il y va si souvent !

JOUVENCE.

Tenez, mam’selle Rosine, voulez-vous que je vous dise une chose ?

ROSINE.

Voyons.

JOUVENCE.

Eh bien, au lieu de vivre comme vous le faites...

ROSINE.

N’allez pas plus loin... Je sais ce que vous allez me dire...

JOUVENCE.

Oui... Eh bien, je n’irai pas par quatre chemins... La portière m’a remis ces lettres-là pour vous... Je sais d’où elles viennent... et, à votre place...

Elle lui remet trois lettres.

ROSINE, les prenant.

Donnez.

Elle en ouvre une.

Ah ! de M. Batifol, le fils du luthier... qui m’a prêté trente francs sur mon harpe.

Ouvrant la deuxième lettre.

De M. Tamponier, ébéniste, un homme âgé, qui m’a acheté cinquante francs mon fauteuil à la Voltaire... Quant à celle-ci, inutile de l’ouvrir, c’est de M Palanquin.

JOUVENCE.

Le tapissier qui vous retient votre table d’acajou ?

ROSINE.

Des hommes mûrs... et mariés !... quelle horreur !... D’ailleurs, j’aime mon Bougival... Et puis, s’il me fait la cour, c’est pour un bon motif...

JOUVENCE.

Mais le motif des autres n’est pas déjà si mauvais !...

ROSINE.

J’ai mes idées là-dessus... et je vous prie même, à l’avenir, mam’selle Jouvence...

JOUVENCE.

C’est bon... Je vous laisse... je vas faire mes courses... Ah ! dites donc !... je vous recommande de veiller sur mon logement...

ROSINE.

Ici dessous...

JOUVENCE.

C’est ça... et si vous entendez du bruit...

ROSINE, se baissant et levant un petit judas.

Je lève le judas.

JOUVENCE.

Très bien ! c’est entendu... Bien obligée !

Air : Adieu, ma petite Catherine.

J’ voudrais aussi vous rendr’ service...
En vous donnant de bons avis,
Mais votre cœur est trop novice
Et vous avez pris
D’ mauvais plis.

ROSINE.

Quitter Bougival s’rait infâme !
Quoique vous sachiez bien blanchir,
Si j’ perdais la blancheur de l’âme,
Votr’ savon n’ la f’rait pas r’venir !

Ensemble.

ROSINE.

J’suis prête à vous rendre service,
Mais je n’ suivrai pas vos avis ;
Mon amour n’est point un caprice,
Jamais je n’ prendrai d’ mauvais plis.

JOUVENCE.

Je voudrais vous rendre service
En vous donnant de bons avis ;
Mais votre cœur est trop novice,
Et vous avez pris
D’ mauvais plis.

Jouvence sort par le fond.

 

 

Scène II

 

ROSINE, seule

 

Bougival ! mon Bougival, l’abandonner ! ne plus l’aimer !... lui, si spirituel, si gai, si aimable !... quand il n’est pas jaloux... Oh ! alors, quand ça lui prend... on peut dire que Gérard, le tueur de lions, en a détruit qui étaient moins malfaisants... Pas plus tard qu’avant-hier, il y avait un monsieur qui marchait derrière moi... honnêtement... les mains dans ses poches... Bougival arrive, s’imagine qu’on me suit... Il tombe sur ce pauvre monsieur... Et v’lan !... il lui casse treize dents. Dieu ! s’il avait connaissance de cette correspondance caduque ! les malheureux ! ils seraient endommagés, c’est sûr !...

On entend Bougival chanter dans l’escalier.

Dieu ! Bougival !... S’il voyait ces lettres !...

Elle serre les lettres dans un placard, à droite.

 

 

Scène III

 

ROSINE, BOUGIVAL

 

BOUGIVAL, entrant en chantant.

Air : J’avais égaré mon fuseau.

J’avais égaré Calypso,
Je la cherchais à la Chaumière...

Prenant la taille de Rosine.

Bonjour à mes amours... Permettez-moi de t’embrasser.

ROSINE.

Du tout !

BOUGIVAL.

Un petit à-compte sur notre mariage ?

ROSINE.

Par exemple ! vous en avez déjà trop pris d’à-comptes !... faquin !

BOUGIVAL.

Ah ! Rosine, pouvez-vous proférer de ces choses-là !... Au vis-à-vis de vous, je suis comme l’innocent actionnaire de chemin de fer... Je verse, je verse... mais je ne touche pas... c’est ainsi, depuis le premier jour où je vous vis.

ROSINE.

Oui... c’était un dimanche.

BOUGIVAL.

Qui tombait ce jour-là un mardi gras... J’éprouvais depuis longtemps un vif désir de voir le bœuf gras de M. Cornet, de Caen, et son cortège... mais, là, je voulais voir le cortège à vol d’oiseau... Où me nicher, où me percher ? J’avisai la colonne de la place Vendôme, et, moyennant cinquante centimes, je me mis en devoir de franchir les deux cent trente-quatre marches qui conduisent au pied du grand homme... L’escalier était tortueux et sombre... Au beau milieu de mon ascension, je fus arrêté par un objet qui me barra le passage... c’était votre torse ravissant, ô Rosine !...

ROSINE.

C’était moi !

BOUGIVAL.

Je ne voulus pas redescendre, vous refusâtes de remonter... De ce mutuel entêtement, naquit une conversation... de cette conversation, naquit un amour... qu’on peut dire coulé en bronze.

ROSINE.

S’adorer tout à coup, sans se voir, sans se connaître... au milieu d’une colonne...

BOUGIVAL.

Et cependant, je vous l’avoue, il me tardait de refouler l’asphalte, pour juger au grand soleil si ma conquête... car enfin, j’y allais de confiance !... mais Napoléon veillait sur moi ! vous éblouîtes mes regards, ô Rosine ! Alors, commença notre chaîne tressée de roses et de tubéreuses...

ROSINE.

Ça devait être... entre artistes... Je perfectionne la pivoine et le coquelicot ; vous, vous êtes doreur...

BOUGIVAL.

Je travaille dans l’or... mais je ne roule pas sur l’argent... Bah !... qu’importe... cela ne m’empêche pas d’être aimé de ma petite Rosine...

ROSINE.

Gros fat !

BOUGIVAL.

Ah ! vous y êtes forcée !

ROSINE.

Comment ça ?

BOUGIVAL.

Je suis doreur.

ROSINE.

Eh bien ?

BOUGIVAL.

C’est l’état où les hommes sont le plus aimés.

ROSINE.

Et pourquoi cela ?

BOUGIVAL.

Parce qu’ils sont toujours à dorer... Mais il ne s’agit pas de bavarder. Rosine... j’ai des choses très graves à vous confier...

ROSINE.

Voyons...

BOUGIVAL.

Ah ! auparavant, je prendrais bien un verre de tisane...

ROSINE.

Quelle tisane ?

BOUGIVAL.

Vous savez, cette bouteille de kirsch...

ROSINE.

Non, Monsieur, vous n’en aurez pas !

BOUGIVAL.

Mon homéopathe m’ordonne de l’eau de cerises...

ROSINE.

Mais c’est de la tisane faite avec des queues de cerises, qu’il vous faudrait, gros enluminé.

BOUGIVAL.

Des queues ! allons donc !... c’est une tisane de perruquier... D’ailleurs, le kirsch est le lait de notre famille... et mon oncle Radinguet... Tiens ! à propos de cette vénérable perruque, j’ai reçu une lettre de lui !...

ROSINE, vivement.

En réponse à celle où vous lui demandiez son consentement pour m’épouser ?...

BOUGIVAL.

Juste !

ROSINE.

Eh bien ?

BOUGIVAL.

Eh bien, il consent à notre mariage...

ROSINE.

Eh vous ne m’annoncez pas tout de suite... Quelle félicité !...

BOUGIVAL.

Minute !... Vous saurez que cet oncle, riche fabricant de pains...

ROSINE.

C’est un boulanger ?

BOUGIVAL.

Non... fabricant de pains à cacheter... veut s’enquérir de sa nièce future, avant de donner son consentement à la conjonction... Et voici la lettre poignante qu’il m’écrit...

ROSINE.

Lisons...

BOUGIVAL.

Lisons !

Lisant.

« Mon cher Bou... bougival... je... je... »

ROSINE.

Tiens ! il est écrit drôlement, votre oncle...

BOUGIVAL.

Ah ! c’est que j’ai oublié de vous dire que mon oncle bégaie...

ROSINE.

En parlant ?

BOUGIVAL.

Non... en écrivant. C’est un tic qu’il a.

Continuant.

« Je te préviens que je quitte mon é... établissement de pains à ca... ca... cacheter... pour juger ta fi... fi... fiancée... J’ai lu les Mystères de Pa... Pa... Paris... Tu sais que je veux pour nièce une nouvelle Ri... Rigolette... »

ROSINE.

Comment ça ? Rigolette !... qu’est-ce qu’il veut dire ?

BOUGIVAL.

C’est un système... Depuis la lecture du chef-d’œuvre de M. Eugène Sue, l’oncle Radinguet ne rêve plus, pour nièce, qu’une petite ouvrière guillerette, proprette, gentillette, chantant comme une fauvette, dans sa petite chambrette, bien nette et bien faite. Il dit que quand une jeunesse frotte ses meubles à l’encaustique, ça jette sur elle un bon vernis...

ROSINE.

Eh bien ! nous sommes gentils !...

BOUGIVAL.

Je m’en flatte !...

ROSINE, regardant autour d’elle.

Que va dire votre oncle, en voyant ce dénuement ?

BOUGIVAL, regardant la chambre.

Il n’y a pas ici beaucoup de meubles, c’est vrai... mais le peu qu’il y a est coquet et bien rangé. Cela suffit !

ROSINE.

Et quand arrive-t-il ?

BOUGIVAL.

Voilà.

Lisant.

« J’ai eu le cou... coupé... dans la diligence... Et je serai à Paris deux heures après le reçu de la pré... présente !... »

ROSINE.

Deux heures !... Et depuis quand avez-vous cette lettre ?

BOUGIVAL.

Depuis une heure quarante-cinq minutes !

ROSINE.

Mais, malheureux, vous n’avez que le temps de courir aux messageries...

BOUGIVAL.

Je m’y élance... Je vais étreindre mon oncle dans mes bras... et le transporter dans les vôtres... Ô Rosine ! quel tableau !

Air : Des quatre fils Aymon.

Bientôt, je parie,
Il va nous bénir.

ROSINE.

Puis à la mairie
Il faudra courir !
Il a du bien-être...

BOUGIVAL.

Zéro d’ noir’ côté...
C’est l’instant d’ nous mettre
En communauté.
Si l’ bien était de notre côté,
Je n’ voudrais pas d’ la communauté...
Mais l’oncle est dans la prospérité.

ROSINE.

Et tu mords à la communauté.

ENSEMBLE.

Ah ! pour nous quel heureux avenir !
On va nous unir
Et nous bénir !

Bougival sort par le fond, en courant.

 

 

Scène IV

 

ROSINE, seule

 

Ah ! malgré l’assurance de Bougival, j’ai le frisson... Son oncle, qui veut un mobilier à l’instar de mademoiselle Rigolette !... Et ici... jamais on n’a vu de garni plus dégarni !... Pas de meubles, pas de rideaux !

Regardant à la fenêtre.

Ah ! elle est bien heureuse, la voisine du dessus... V’là son tapis qu’elle vient de secouer et qu’elle a laissé accroché à sa fenêtre... Ah ! mon Dieu ! si j’osais... Au fait, qu’est-ce que je risque ?... Elle le laisse comme ça des journées entières... D’ailleurs, je lui évite une amende... Il est défendu de laisser pendre quoi que ce soit à la fenêtre... Et son tapis pend...

Elle tire le tapis vers elle.

Là...

L’étalant par terre.

Il fera très bien, ce tapis... je le lui renverrai tout à l’heure... Maintenant, fermons la fenêtre, pour que la voisine ne se doute pas... Tiens ! la cage du voisin... Si je lui empruntais son canari pour aujourd’hui ?... Au fait... un serin, ça orne... ça meuble...

Elle rentre la cage.

Là !...

Fermant la fenêtre.

Comme c’est pauvre, des fenêtres sans rideaux !... Mais je n’en ai pas... Et à moins d’en faire avec des mouchoirs de poche... Non !... ce serait trop ginglet... Tiens, au fait... mademoiselle Jouvence, la blanchisseuse... elle pourrait bien me prêter... Voyons donc si elle est rentrée ?

Ouvrant le judas et appelant.

Mam’selle Jouvence !... auriez-vous pas, par hasard ?... Elle n’y est pas... quel malheur !... Justement, là, étendue sur une corde, j’en vois une paire... Des amours !... Ah ! si je pouvais...

Se mettant à genoux et allongeant le bras dans le judas.

Non ! j’ai le bras trop court !

Se levant et allant vers la cheminée.

Voyons donc si avec des pincettes...

Elle essaie par le judas.

En v’là une pêche originale... la pêche aux rideaux !...

En se mettant à genoux et cherchant à accrocher les rideaux.

Ça ne mord pas... si... je sens quelque chose !...

Regardant.

Dieu ! un caleçon !... c’est pas ça !... c’est pas ça... J’y suis... Je les tiens !

Tirant les rideaux à elle.

Les v’là !... Vite, accrochons-les...

Tout en plaçant les rideaux.

Air : Benedetta.

Ah ! quel bonheur ! ah ! c’est charmant !
Mon modeste réduit prend tournure et figure,
Décorons mon appartement,
Mettons sur mes carreaux cette blanche tenture.
Je me passe de tapissier,
Et je me fais un mobilier,
D’une mode parfaite !
C’est ainsi qu’avec du talent
On peut se faire, en un instant,
Une chambre coquette.
Mon oncle m’embrassera,
Mon bonheur commencera,
Oui, mon hymen bientôt s’accomplira...
Et tout cela,
Grâce à ce mobilier-là.
Cher oncle, on vous séduira !
Oui, l’on vous plaira,
Vous charmera...
Ah ! ah !
Je n’ vous dis qu’ça ?

Allons, allons, mon petit bazar ne sera pas mal... Ah ! c’est à présent qu’il me faudrait ma pauvre table... mon infortuné fauteuil et mon harpe !... Malheureusement les susdits sont en plan !... ou vendus !...

On frappe au fond.

Qui est là ?...

 

 

Scène V

 

ROSINE, puis BATIFOL

 

BATIFOL, en dehors.

C’est moi...

ROSINE.

Qui vous ?

BATIFOL.

Moi, Batifol.

ROSINE, à part.

Un des négociants qui m’ont écrit.

Élevant la voix.

On n’entre pas.

BATIFOL, entrant.

Bien, bien, j’ai parfaitement entendu.

ROSINE.

Ah ! ça, monsieur, je vous dis...

BATIFOL.

Chut !... pas de cris... pas d’émeute, ô ma fauvette !... Que votre vertu ne batte pas le rappel... Je viens d’escalader vos quatre étages, non compris trois entresols pour vous annoncer...

ROSINE.

Quoi ?

BATIFOL.

Que l’amour m’aiguillonne !... me larde !... Pour me guérir, j’ai essayé de toutes les distractions... lecture, promenades, concerts, Odéon, eau de Seltz... Rien... rien... Votre image était toujours là.

ROSINE.

Avez-vous fini ?

BATIFOL, avec explosion.

Rosine !!

ROSINE, effrayée.

Ah ! mon Dieu !

BATIFOL.

Rosine, je suis affolé de vous, vous le savez... Je m’appelle Batifol, vous le savez encore... Je suis fils d’un père qui est luthier, vous le savez toujours... De plus, je suis auteur d’un demi-quarteron de romances procréées à votre intention... Pour vous ma verve ne tarit pas... Je suis une poule aux œufs d’or, et, en fait de romance, écoutez celle que j’ai pondue ce matin.

ROSINE.

Laissez-moi tranquille.

BATIFOL.

Écoutez-la, ô Rosine !... elle attendrirait un percepteur des contributions réclamant ses quarante-cinq centimes.

Chantant d’un air langoureux.

Air : Jean ne ment pas (Arnaud).

Le soir, sous un réverbère,
Quand la lune au front de lait
Se montre... ainsi qu’un trouvère,
Je viens vous chanter un lai !
Là, ma verve se déploie, 
Tout mon cœur se fond en joie,
Mon âme en doux chants s’en va !
Et je dis Ô ma divine !...
Puisque vous êtes Rosine,
Que ne suis-je Almaviva !...
J’ voudrais être Almaviva !

Le soir, sous une gouttière...

ROSINE, l’interrompant.

Assez...

BATIFOL.

Non... laisse-moi te dérouler mon ardeur ! Je suis un torrent, un fleuve rapide... Ne cherche pas à m’arrêter, ne me fais pas sortir de mon lit, ce serait affreux !... Rosine, écoutez-moi, je vous en prie ; au nom de ce que j’ai de plus cher, de ma montre et de mes breloques, laissez-moi vous dire jusqu’à quel diapason mon amour est monté... Demandez-m’en pour preuve ce qu’il vous plaira. Voulez-vous des bijoux, des cachemires ?... je n’en ai pas à vous offrir... Mais voulez-vous une existence plus bruyante ?... j’ai à votre service la boutique de mon père... instruments à corde, instruments ronflants, instruments à pédales, instruments à vent.

ROSINE.

Après ?

BATIFOL.

Plus encore... Voulez-vous que je vous sacrifie mes goûts ?... J’aime la pêche à la ligne ou au vin... j’y renonce... Le spectacle des tableaux vivants m’a toujours été agréable à l’œil nu !... j’y renonce.

ROSINE.

Monsieur, tout ça ne me tente pas... Faites-moi le plaisir de vous en aller avec vos flûtes.

BATIFOL.

Rosine, il y a chez papa une harpe en gage... la vôtre... Eh bien, Rosine, je vous la rends... En ce moment, elle s’achemine vers votre demeure... Je ne m’en tiendrai pas à la harpe, si...

ROSINE.

Si ?...

BATIFOL.

Si vous daignez sourire au programme amoureux que j’ai libellé dans une missive que la buandière de fin qui demeure ici dessous a dû vous remettre.

ROSINE.

Monsieur Batifol ?...

BATIFOL.

Fils de luthier !

ROSINE.

Fils de luthier... allez à cette porte...

BATIFOL.

Pour la fermer ?... Oh ! bonheur !...

ROSINE.

Non... pour l’ouvrir...

BATIFOL.

Ah !...

ROSINE.

Maintenant, dites-moi... avez-vous compté les marches de mon escalier ?...

BATIFOL.

Non... Quand on a une passion montée à un si haut degré, on oublie ceux de l’escalier.

ROSINE.

Eh bien, faites-moi le plaisir de descendre et de les compter...

BATIFOL.

Mais, si je ne m’abuse, vous me fourrez à la porte ?

ROSINE.

Oui, je vous y flanque...

BATIFOL.

Eh bien, oui... flanquez-m’y... mais auparavant, je vais vous capturer un baiser.

ROSINE.

Monsieur !... vous le prenez sur...

BATIFOL.

Je le prendrai sur ce que vous voudrez...

ROSINE.

Vous le prenez sur un ton...

BATIFOL.

Sur tous les tons... je suis fils de luthier...

Il la poursuit.

ROSINE, courant.

Laissez-moi, monsieur...

Air : De la Reine de Chypre.

Sortez, je vous l’ordonne,
Et dans l’instant !

BATIFOL, la poursuivant.

Non, non, mon cœur bouillonne,
Comme un volcan !
Ma cervelle s’exalte,
Quand je te vois !
Je cuis comme l’asphalte
Auprès de toi !
Ah ! laisse-moi, ma chère,
Luthier rempli d’amour,
Devenir ton trouvère,
Ton troubadour !

Ensemble.

ROSINE.

Tant d’audace m’étonne !
C’est indécent !
Sortez, je vous l’ordonne,
Et dans l’instant.

BATIFOL, la poursuivant.

Non, non, mon cœur bouillonne
Comme un volcan !
Je veux être, friponne,
Ton tendre amant !

Il s’élance vers Rosine qui vient d’ouvrir la porte du fond et qui s’est reculée à l’aspect de Tamponier qui paraît. Batifol, croyant saisir Rosine, presse Tamponier dans ses bras et l’embrasse.

 

 

Scène VI

 

ROSINE, BATIFOL, TAMPONIER

 

ROSINE.

M. Tamponier !... Encore un !...

TAMPONIER, repoussant Batifol.

Arrière, monsieur Batifol !... que signifient ces accolades ?

BATIFOL.

Ce n’est pas à vous qu’elles étaient expédiées, monsieur Tamponier... En poursuivant mademoiselle...

TAMPONIER, avec sévérité.

Vous la poursuiviez, Monsieur !

ROSINE.

Oui, il m’agace depuis une demi-heure.

TAMPONIER.

Quelles mœurs ! Quel relâchement !... Vous... monsieur Batifol !

BATIFOL.

Pourquoi pas ?... Je suis jeune... je suis joli... j’ai la sève des amours... je ne suis pas déjeté comme vous... Je n’ai pas vu démolir la Bastille et bâtir la porte Saint-Denis.

TAMPONIER.

Calomnie, Monsieur !... Je n’aurai que soixante ans viennent les mirabelles.

BATIFOL.

Enfin, n’importe... Pourquoi venez-vous exhiber votre tête chauve ici ?

TAMPONIER, embarrassé.

Je voulais remettre à mademoiselle...

BATIFOL.

Monsieur, Désaugiers l’a dit :

« À soixante ans, il ne faut pas... »

Fi, fi, cachez-vous, vieux dissolu !... Ô Rosine, je vous protégerai contre les véhémences de ce corybante !

TAMPONIER.

Vous avez beau dire... je suis pur, moi je jouis d’un grand lustre.

BATIFOL.

De plusieurs lustres.

TAMPONIER.

Je suis moral, moi !

Bas à Rosine.

Avez-vous déchiffré mon épître ?

ROSINE.

Non.

TAMPONIER, bas.

Oh ! malheur !... elle vous annonçait le retour de votre guéridon... J’ai donné des ordres... je vous le retourne gratis... et, pour un tel sacrifice, qu’est-ce que je demande ?... Un peu d’amour.

ROSINE, à part.

Ah ! le vieux gueux !

 

 

Scène VII

 

ROSINE, BATIFOL, TAMPONIER, PALANQUIN

 

PALANQUIN, apercevant Batifol et Tamponier.

Ah ! j’en étais sûr !

BATIFOL et TAMPONIER.

Palanquin !

ROSINE.

Le tapissier !... Et de trois !... Ah ! ça, Messieurs, tout ça va-t-il bientôt finir !... vous êtes d’un sans-gêne !... vous pénétrez dans mes salons...

PALANQUIN, bas à Rosine.

Méchante, vous deviez vous attendre à ma visite... mon petit billet ne vous annonce-t-il pas que je vous renvoie votre fauteuil à la Voltaire... il est en route.

BATIFOL.

Monsieur Palanquin, pourquoi ces chuchoteries ? pourquoi parler ainsi dans le tuyau de mademoiselle... avez-vous des droits ?...

ROSINE.

Pas plus l’un que l’autre, et si je faisais bien, je prendrais mon châle, mes socques, mon parapluie, et j’irais tout droit avertir vos épouses.

BATIFOL.

Et vous feriez bien, Mademoiselle... Des hommes mariés ! Moi, à la bonne heure... j’ai la volupté d’être garçon... lorsque je donne mon cœur, je ne crains pas la publicité... je crie mes amours, moi, je ne crains rien, moi !...

On entend dans l’escalier Bougival chantant.

J’avais égaré Calypso...

ROSINE.

Dieu ! Bougival !

BATIFOL, effrayé.

Le doreur !

PALANQUIN.

Une bête féroce !

TAMPONIER.

Un jaguar.

ROSINE.

Sauvez-vous !... car s’il vous trouve ici... vous le savez... il l’a déclaré...

BATIFOL.

Nous sauver !... ah ! par l’escalier !

TAMPONIER.

Impossible ! il nous rencontrerait !

BATIFOL.

Ah ! dans votre chambre à coucher ?...

ROSINE, se mettant devant la porte.

Par exemple ! et ma réputation... Ah ! mon Dieu, mon Dieu, que va-t-il arriver !

Elle court ouvrir la porte du fond et regarde dans l’escalier.

BATIFOL.

Mais nous allons être la proie de ce bouledogue anglais... Ah ! l’autorité est bien coupable de le laisser errer sans muselière... et dans les grandes chaleurs encore !

TOUS TROIS, à Rosine qui revient.

Eh bien ?

ROSINE.

Il s’est arrêté sur le carré du troisième pour laisser souffler un monsieur respectable qui l’accompagne...

À part.

L’oncle Radinguet, sans doute !

BATIFOL.

Mais, sacrebleu ! ça presse !... où me percher ?

PALANQUIN.

Où me nicher ?

TAMPONIER.

Pas d’armoires !

PALANQUIN.

De placard !

BATIFOL, regardant le tas de housses.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

ROSINE.

Ah ! quelle idée !... Mes housses !

Elle jette à Palanquin la housse du guéridon, à Tamponier celle de la harpe, et à Batifol celle du fauteuil.

BATIFOL, prenant la housse.

Vos housses ! mais si je pouvais m’empaletoter là-dedans.

Il met la housse.

ROSINE.

Air : De l’Almanach des vingt-cinq mille adresses.

Cachez-vous, évitez ce sauvage.
Mettez-vous à l’abri de ses coups,
Et pour mieux vous soustraire à sa rage,
Que chacun se mette là d’ssous.

LES TROIS.

Cachons-nous, évitons ce sauvage,
Mettons-nous à l’abri de ses coups ;
Et pour mieux nous soustraire à sa rage,
Que chacun se mette là dessous.

ROSINE, à Tamponier, le plaçant sous la housse de la harpe.

Vous, endossez-moi ceci,
Vite, et placez-vous ici.

À Palanquin.

Vous, ce portrait que voici
Vous servira, Dieu merci !

Elle va décrocher le cadre rond pendu au fond, le lui place sur la tête, et met dessus la housse du guéridon. À Batifol.

Vous, Monsieur, soyez aussi
Placé comme celui-ci,
Et si vous restez ainsi,
De lui n’ayez nul souci.

Elle arrange sur lui la housse du fauteuil.

Reprise.

Cach   { ez-vous,       }
            { ons-nous,    }
etc.

ROSINE, à Batifol.

Maintenant, les bras en avant... fauteuil à la Voltaire !...

BATIFOL.

Mais, jamais on ne me prendra pour Voltaire !

ROSINE, à Tamponier.

Et vous, songez que vous remplacez la harpe ?

TAMPONIER.

Jamais on ne me prendra pour La Harpe.

ROSINE.

À présent, motus... et tenez-vous cois sous vos housses !

BATIFOL, sous la housse du fauteuil.

Ah ! j’ai bien peur de me faire houspiller.

Ils figurent tous les trois les meubles indiqués et se tiennent immobiles. Rosine sort au fond.

TOUS TROIS, sous les housses, se levant et invoquant le ciel.

Air : des quatre fils Aymon.

Ô Cupidon, là-dessous je t’implore !
Ah ! sois sensible à nos tristes accents !
Protège-nous, et nous jurons encore
Sur les autels de brûler notre encens !
Ils se replacent précipitamment en entendant du bruit.

 

 

Scène VIII

 

ROSINE, LES TROIS HOMMES, cachés, BOUGIVAL, RADINGUET

 

ROSINE, en dehors.

Par ici, mon oncle, par ici !...

BOUGIVAL.

Entrez, entrez, oncle vénérable ! Rosine, précipitez-vous sur le sein de ce vieillard, frère de ma mère !...

ROSINE, allant pour s’élancer.

Ah !

RADINGUET, la repoussant doucement.

Pardon ! pardon !... laissez-moi... laissez-moi !

ROSINE, de même.

Permettez...

RADINGUET.

Ne me troublez pas...

Il examine scrupuleusement le mobilier, puis, au fur et à mesure, sa figure s’épanouit.

ROSINE, bas à Bougival.

Qu’a-t-il donc ?

BOUGIVAL, bas.

Parbleu ! il examine le... Tiens ces meubles !... Comment se fait-il ?...

ROSINE, bas.

Chut ! plus tard, je vous dirai...

BOUGIVAL, à part.

Tiens, tiens ! c’est louche !...

RADINGUET, continuant d’examiner le mobilier.

Rideaux d’une entière blancheur. Propreté, netteté, ameublement cossu... Ah !...

Se retournant vers Rosine.

ma nièce ! votre intérieur me plaît... votre extérieur m’a charmé !... Dans mes bras... que je vous presse sur mon estomac !...

ROSINE, attendrie.

Mon oncle !...

RADINGUET.

Encore !...

Il l’embrasse de nouveau.

Maintenant, j’ai besoin de deux choses : primo de m’asseoir... secundo de me rafraîchir...

ROSINE, allant chercher la chaise de paille.

Vous asseoir... c’est très facile... je vais vous avancer une chaise...

RADINGUET.

Non !

Montrant le fauteuil à la Voltaire.

Ce fauteuil me flatte l’œil... C’est une ganache !...

BOUGIVAL, à part.

Comment diable a-t-elle pu se procurer si vite un mobilier ?... Oh !... oh !...

RADINGUET, s’asseyant.

Ah ! c’est assez douillet... Non... on sent les élastiques... Il n’est pas supérieurement rembourré, ce support...

ROSINE, à part.

Je tremble...

RADINGUET.

Mais qu’as-tu donc, Bougival ? Tu parais rêveur ?...

BOUGIVAL.

Moi ? non... Rien !

À part.

Comment diable a-t elle pu se procurer si vite un mobilier ?

RADINGUET.

Maintenant, passons au deuxième article... Les rafraîchissements...

BOUGIVAL.

Ah ! pour ça... mon oncle, j’ai du kirsch... mais de l’excellent kirsch...

RADINGUET.

J’accepte !... Décidément, ce fauteuil manque de crin...

BOUGIVAL, ouvrant le placard à droite.

Ah ! voilà la bouteille...

À part.

Que vois-je ? Trois lettres ? Bon !...

Il les prend et les met dans sa poche.

Voici, cher oncle...

Il pose des verres et la bouteille sur le guéridon.

RADINGUET.

Approche la table, mon neveu...

ROSINE, vivement.

Non, non... Il y a un bon vieillard ici dessous ; il est malade... Et rouler les meubles, ça fait du bruit...

RADINGUET.

C’est juste !

Se levant.

Décidément, ce fauteuil n’est pas à tous crins.

Apercevant la harpe.

Que vois-je ?... une harpe ! Je ne l’avais pas encore aperçue !... J’adore les vibrations de cet instrument biblique !... Et j’ai envie de le faire vibrer...

ROSINE, inquiète.

Est-ce que vous en pincez ?

RADINGUET.

Je n’ai jamais essayé... mais je dois être un grand harpiste, vu que j’ai prénom David !... Voyons, voyons, jouons de la lyre !

ROSINE, l’arrêtant.

Pas possible. Il y a au-dessus, au septième, une dame gravement indisposée... La femme d’un conseiller d’État...

BOUGIVAL, à part.

Qu’est-ce qu’elle lui raconte ?...

RADINGUET, à Rosine.

Ah ! ça, des malades en dessus, des malades en dessous... La maison est donc malsaine ?...

À ce moment, le guéridon remue, la bouteille et les verres qui sont dessus, vont tomber.

BOUGIVAL, à part.

Oh ! il y a quelque chose... ces lettres... ces meubles...

Radinguet s’asseyant sur le fauteuil, attire Rosine auprès de lui et la place sur ses genoux.

RADINGUET, à Bougival.

Voyons, Bougival, ne rêvasse pas ainsi... Viens auprès de ton oncle... viens parler de ton mariage...

Il le prend aussi sur ses genoux.

car je consens à votre union... Seulement, il faut se dépêcher... j’ai mes pains à cacheter qui m’attendent... Et, avant huit jours, il faut que votre hymen ait lieu. Ah ! je veux vous acheter votre robe de noce, ma nièce...

ROSINE.

Vous êtes trop bon !

RADINGUET.

Rien ne me coûtera. J’ai guigné, au coin de la rue, un marchand de nouveautés qui affiche un rabais de cinquante pour cent... D’où je conclus qu’une robe de cent francs on l’a pour cinquante francs.

ROSINE.

Mais oui...

RADINGUET.

Et qu’une robe de cinquante francs on l’a pour rien... Je veux vous en acheter une de cinquante francs...Je me fends... Venez, ma nièce...

Rosine hésite et regarde les meubles avec inquiétude.

BOUGIVAL.

Oui... oui... donne ton bras... à mon oncle...

ROSINE.

Et vous ?...

BOUGIVAL.

Moi, je vous suis...

ROSINE, à part.

Se douterait-il ?

RADINGUET.

Allons, ma nièce, courons choisir votre étoffe nuptiale...

Air : Maman et Papa.

Là, sans dépenser,
Sans rien débourser,
On achète
Belle toilette !
Je suis enchanté,
C’est, en vérité,
Un vrai magasin d’ nouveauté !

ENSEMBLE.

Là, sans dépenser, etc.

Rosine sort avec Radinguet.

 

 

Scène IX

 

BOUGIVAL, LES TROIS HOMMES sous les housses

 

BOUGIVAL.

Il me tardait d’être seul... pour déchiffrer cette correspondance... Trois notes diplomatiques... Je suis très ému... Sablons un verre de kirsch... et puis, lisons... Je ne sais... mais il me semble que je touche à un moment critique.

Il s’approche de la cheminée où est la bouteille et boit. Jetant les yeux sur une des lettres.

Saperlotte !... On lui rendra ses meubles, son fauteuil, sa harpe, son guéridon !... Oui... mais à quelle condition ? Et les voilà ; ses meubles !... Elle a donc accepté ?... Oh ! j’ai soif !

Il boit.

Oui... j’ai soif de vengeance... Ah ! si j’avais les vieux sous la main !... quelle razzia !... Mais ces meubles... ces meubles déshonorants... je les laisserais debout !... Où est le merlin à fendre le bois ? Où est le merlin ?... Ah ! là, sur le carré... Bien... Ah ! nous allons en faire des allumettes !...

Il sort vivement par le fond, Batifol Tamponier et Palanquin se mettent tout à coup à courir çà et là avec effroi et toujours couverts de leurs housses.

BATIFOL.

Il a parlé d’allumettes... je souffre... je suis dans une position bien chimique !

PALANQUIN.

Où fuir ?...

BATIFOL.

Où filer ?...

TAMPONNIER, regardant la porte du fond.

La retraite est coupée !...

BATIFOL.

Je voudrais bien trouver un garde-meuble !

TAMPONIER, qui était au fond.

Le voilà !... Il revient...

Dans leur effroi, ils changent leurs premières places, mais en reprenant leur immobilité.

BOUGIVAL, rentrant avec une énorme trique.

Le merlin n’y est pas...

BATIFOL.

Ô mon Dieu ! je te remercie !...

BOUGIVAL.

Je n’ai trouvé que cette baguette à battre les habits... Dieu ! que signifie ?... Qui donc a dérangé les meubles de place ? La harpe était là !... le guéridon ici... Ai-je la berlue ?... Suis-je somnambule ?... ou plutôt est-ce le kirsch ? Qui, ça doit être... Eh bien, tant mieux ! il me donnera plus de poignet...

Air : Des coups d’ poing (A. de Beauplan).

J’ vas briser, j’ vas casser
Les dons faits à l’infidèle ;
Je vais tout mettre en cannelle
En tapant, sans me lasser...
Pif ! paf ! frappons
Sur les dons
Des trois barbons,
En attendant
Qu’ leur dos en reçoive autant !

Il frappe à tour de bras sur les meubles. Batifol et les deux autres se mettent à courir en criant.

BATIFOL et LES DEUX AUTRES.

Au secours ! à la garde ! à l’assassin !

BOUGIVAL, stupéfait.

Hein ! des meubles qui marchent ! qui crient à l’assassin !...

Il arrache les housses et reconnait les vieillards.

Mes trois perruques !... Vous étiez là dessous, mes drôles !... Bis, alors... Je demande bis !...

Il les poursuit.

Suite de l’air.

Pif ! paf ! pan ! pan !
Voilà la dans’ qui reprend ;
Pif ! paf ! v’lan ! v’lan !
J’ vous r’çois amoureusement !

Dans leur effroi, ils se sauvent tous trois par le fond ; les housses restent par terre, à gauche.

 

 

Scène X

 

BOUGIVAL, seul, puis JOUVENCE

 

BOUGIVAL, se retournant.

Hein ! quoi ! disparus !... Oh ! j’ai oublié de fermer la porte du carré... Mais c’est égal... à la première rencontre, je les concasse... Quant à Rosine, infamie !... Mais il n’y a donc plus de mœurs ! la vertu des femmes, c’est donc à la baisse !... au-dessous du pair !... Malheureux ! Radinguet, qui a délaissé ses pains à cacheter tout exprès !...Courons tout lui dire. Je ne veux pas qu’il soit plus longtemps trompé, abusé, chemindeférisé !

JOUVENCE, entrant.

Ah ! c’est vous, monsieur Bougival !...

BOUGIVAL, avec colère.

Fichez-la-moi !...

JOUVENCE.

Quoi ?

BOUGIVAL.

La paix !

JOUVENCE.

Bon ! Et mam’selle Rosine ?

BOUGIVAL, s’avançant sur Jouvence.

Rosine ?... Il n’y a plus de Rosine... Il n’y a plus de mariage !... c’est une...

JOUVENCE.

Quoi ?

BOUGIVAL.

Fichez-la-moi !...

JOUVENCE.

Quoi ?

BOUGIVAL.

La paix !...

Il sort, furieux.

 

 

Scène XI

 

JOUVENCE, seule, puis TROIS PORTEURS

 

JOUVENCE.

Il ne paraît pas de bonne humeur... Est-ce que, par hasard, Rosine aurait suivi mes avis ! Et, avant le terme, aurait-elle donné congé à Bougival ? Oh ! c’est ça...Elle aura réfléchi...

On frappe.

Entrez !...

Trois porteurs, chargés d’une harpe, d’un guéridon, et d’un fauteuil, paraissent à la porte.

UN PORTEUR.

Mademoiselle Rosine ?...

JOUVENCE.

C’est ici !...

LE PORTEUR.

Voici des meubles que nous apportons, mes camarades et moi.

JOUVENCE.

Des meubles !... hein ? que vois-je ! son guéridon ! son harpe ! son fauteuil à la Voltaire...

Aux porteurs.

Mettez les z’housses... c’est ça !... Ah ! j’y suis !... je l’avais deviné ! Rosine se sera dit : Jouvence est une bonne fille qui ne me donne que d’excellents conseils ; et Bougival aura reçu son compte. Tant mieux ! J’avais une dent contre cet être-là !... Eh ben !... est-ce fini ?

LE PORTEUR.

Et le pourboire ?...

JOUVENCE.

Le pourboire ?... Je ne trouve pas qu’il fasse chaud !

LES PORTEURS.

Comment, Madame...

JOUVENCE.

Allons, filez... filez par là !

Elle les fait sortir.

C’est bien ça !... Pauvres petits meubles !...les voilà revenus !...

Pendant ce temps elle a achevé de mettre les housses aux meubles.

 

 

Scène XII

 

JOUVENCE, RADINGUET

 

RADINGUET, entrant vivement et jouant la scène en allant et venant ; Jouvence le suit.

Serait-il possible !... Je me le demande !... serait-il possible !...

JOUVENCE.

Quel est ce monsieur ?... Qui êtes-vous ?

RADINGUET.

Radinguet.

JOUVENCE.

Connais pas !...

RADINGUET.

Fabricant de pains à cacheter.

JOUVENCE.

Connais pas...

RADINGUET.

Et vous ?

JOUVENCE.

Jouvence.

RADINGUET.

Connais pas !...

JOUVENCE.

Blanchisseuse.

RADINGUET.

Connais pas.

JOUVENCE.

Je demeure au-dessous.

RADINGUET.

Allez-y.

JOUVENCE.

Où ça ?...

RADINGUET.

Promener...

JOUVENCE.

Où ça ?

RADINGUET.

Au-dessous.

JOUVENCE, à part.

Ah ! mais, je suis très mal reçue par tout le monde.

RADINGUET.

Eh bien ?

JOUVENCE.

C’est bon ! on s’en va ! on s’en va !

Elle sort.

 

 

Scène XIII

 

RADINGUET, seul

 

Je viens de voir Bougival... Il m’a accosté avec furie... Plus de mariage ! s’écrie-t-il. – Pourquoi ça ? lui réponds-je... – Elle me trompe ! dit-il. – Comment cela ? dis-je. – Vous croyez qu’elle a des meubles ? dit-il. – Sans doute ! dis-je. – Elle n’en a pas, dit-il. – Qu’est-ce que c’est donc ? dis-je. – Ce sont trois amoureux cachés sous les housses... Voilà son mobilier. – Bah ! dis-je. – Je vous le jure, dit-il, sur votre front déplumé.

Regardant les meubles autour de lui.

Comment, ce seraient là des êtres vivants !... des éligibles !... Mais non... impossible !... Cependant Bougival m’a affirmé...

 

 

Scène XIV

 

RADINGUET, ROSINE

 

ROSINE, entrant en chantant ; elle tient un bouquet de mariée à la main.

« Le joli mariage !... »

RADINGUET, d’un air sévère.

Ah ! vous voilà !... et vous osez roucouler !...

Lui montrant les meubles.

Tenez... regardez et rougissez.

ROSINE, à part.

Dieu ! les vieux sont encore là... Comment se fait-il ?...

RADINGUET, d’un air ironique.

Et vous avez déjà acheté votre bouquet nuptial... Vous avez choisi ce qu’il y avait de plus virginal dans l’empire de Flore !... C’est dégoûtant !

ROSINE, embarrassée.

Mon oncle... n’allez pas croire...

RADINGUET.

Éloignez-vous, impure !... Je pars avec Bougival qui sait tout, qui m’a tout narré, et nous fuyons Paris... nous fuyons cette Gomorrhe.

ROSINE.

Les apparences sont contre moi... mais si vous saviez...

 

 

Scène XV

 

RADINGUET, ROSINE, BOUGIVAL

 

BOUGIVAL, entrant et apercevant les meubles.

Hein !... Encore là !... Ils sont revenus malgré la giboulée de calottes que je leur ai procurée... Attendez, attendez...

Relevant ses manches.

Nouvelle édition considérablement augmentée.

ROSINE, effrayée.

Monsieur Bougival !...

RADINGUET, l’arrêtant.

Malheureux ! point de guerre civile !... C’est par la parole et la force des idées qu’on ramène les hommes à la vertu... Laisse-moi faire... je suis cité pour mon éloquence à Château-Chinon, je préside un club pour l’organisation des pains à cacheter.

BOUGIVAL.

Mon oncle !... je bous... je bous.

RADINGUET.

Silence !

Marchant tragiquement vers le fauteuil et lui parlant avec sévérité.

Malheureux ! tu ne rougis pas de ta conduite dépravée ! Oh ! tu as beau me tendre les bras !... tu m’écouteras... Eh quoi !... tu t’introduis chez une jeunesse pour la suborner !... à l’instar de Jupiter qui s’est déguisé en bœuf, en cygne, ou en pluie de chrysocale, tu revêts des formes étranges !... tu te transformes en bergère !

BOUGIVAL.

Vous voyez bien qu’il ne bouge pas... Je vous dis qu’un bon coup de poing...

RADIGUET.

Silence, mon neveu !

S’adressant à la harpe.

Et toi, libertin !... tu te fais l’instrument de l’impudicité... tu apportes le désaccord dans une famille... mais aucune corde ne vibre donc dans ton sein ?

ROSINE, à part.

Ah ! mon Dieu !... mon Dieu !... Dire que je suis innocente...

BOUGIVAL.

Vous voyez, mon oncle... il ne bouge pas... Je vous dis qu’il vaut mieux...

RADINGUET.

Silence, mon neveu...

S’adressant au guéridon.

Et toi, vieux corrompu... tu te ravales en guéridon !... Oh ! ne compte pas sur mon indulgence... Ne table pas là-dessus... Je vais te faire un discours en trois points...

BOUGIVAL.

Le mien tout seul... ça suffira...

Il donne sur la table un violent coup de poing.

Aie !... je suis blessé !... Qu’est-ce que c’est que çà ?... du bois !...

Enlevant la housse.

De l’acajou !

RADINGUET, courant au fauteuil qu’il découvre.

Il serait possible !

Enlevant la housse de la harpe.

Une harpe ! une vraie harpe ! En croirai-je mes lunettes que j’ai dans ma poche ?

BOUGIVAL, regardant la harpe.

Du bois... des cordes !... mais je suis fumé !

RADINGUET, à Bougival.

Ah ça, misérable ! tu t’es donc fichu de moi ?

ROSINE.

Ah ! j’y suis... je comprends...

Montrant la bouteille de kirsch.

Voilà !... regardez... la bouteille était pleine quand nous sommes partis...

RADINGUET.

Comment, gredin, tu aurais bu les trois quarts de cette amphore !

ROSINE.

Et quand il est dans cet état-là, il rêve tout debout, il ne sait plus ce qu’il voit, ce qu’il dit, ce qu’il fait.

BOUGIVAL.

Mais, mon vénérable oncle...

RADINGUET, lui sautant à la gorge.

Crétin !... tu viens me corner que tu as vu marcher des meubles !... que tu les as entendus prononcer des diphtongues ! Acrobate ! Voilà ce que c’est que d’ingurgiter du kirsch !... Soifard !

BOUGIVAL.

Mais je vous dis que j’ai vu !...

RADINGUET.

Tu as bu !

ROSINE.

Oui, vous avez bu.

S’attendrissant.

Me soupçonner... moi... Rosine... Allez, Monsieur, entre nous tout est fini !

RADINGUET, prenant le mouchoir de Rosine pour s’essuyer les yeux.

Un pleur mouille mon œil...

BOUGIVAL, étourdi.

Ah ! ça... je n’y suis plus du tout... est-ce que par hasard le hirsch... Le fait est que j’en ai bu pas mal... et alors... la tête... va te promener...

ROSINE.

Ce n’est pas la première fois qu’il y voit trouble !... Avant-hier, au bal, vous m’avez soutenu que je m’étais laissé embrasser par un pompier.

RADINGUET.

Et sans doute c’était votre tante...

ROSINE.

Non... un sous-lieutenant de la mobile.

RADINGUET, à Bougival.

Paltoquet !

À Rosine.

Rosine, si vous voulez attendre que j’aie le désagrément de perdre mon épouse, je convole avec vous en quatrièmes noces.

BOUGIVAL.

Non, je m’humilie... je m’agenouille... Rosine, pardonne-moi, ou plutôt pardonne au kirsch...

ROSINE.

Ah ! je ne sais si je dois...

RADINGUET.

Rosine, que ton pardon descende sur sa tête. La clémence et la douceur, voilà l’apanage des femmes... c’est là leur meilleure dot... quand elles n’ont pas de cinq pour cent sur le grand-livre.

CHŒUR.

Air.

Plus de kirsch, de liqueur
Trompeuse, traîtresse,
Qui laisse
Des regrets dans le cœur !
Funeste liqueur !
Trop funeste liqueur !

ROSINE, à Bougival.

Tu me le promets ?
Chéri, désormais,
Non ! tu ne boiras jamais,
Jamais, jamais !
Rien qu’à nos amours,
À nos seuls amours !

BOUGIVAL.

Alors, je boirai toujours !

Reprise du CHŒUR.

Maudit kirsch, etc.

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