Le Mariage interrompu (Jean-François CAILHAVA DE L’ESTANDOUX)

Comédie en trois actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 10 avril 1769.

 

Personnages

 

MONSIEUR ARGANTE, père de Damis

MONSIEUR FORLIX, frère d’Argante

DAMIS, amant de Julie

JULIE, jeune veuve

MARTON, suivante de Julie

FRONTIN, valet de Damis

 

La Scène est à Paris dans la Maison de Monsieur Argante.

 

 

PRÉFACE

 

Loin de cacher les larcins que je fais à l’Antiquité, je les décèle toujours avec plaisir. J’avouerai même que ma vanité est flattée d’avoir su glaner des richesses échappées à mes Prédécesseurs.

Le Mariage interrompu est tiré en partie de l’Epidique de Plaute. Voici l’avant scène de la Pièce latine.

« Stratipocle, fils de Périphanès, aimé éperdument une Courtisane. Il charge Epidique de lui en procurer la jouissance. Celui-ci est fort embarrassé, lorsque Périphanès apprend qu’Acropolitide, sa fille naturelle, est prisonnière de guerre. Il compte quarante mines à son esclave Epidique, et lui ordonne d’aller délivrer sa chère enfant qu’il n’a jamais vue. Epidique court achever la Courtisane de son jeune Patron, et la conduit au Vieillard qui, croyant embrasser sa fille, loge commodément chez lui la Maîtresse de son fils. »

Le reste de la Pièce latine n’a aucun rapport avec la mienne. Plaute ne fait paraître la Courtisane qu’une seule fois sur la scène ; et le dénouement ne nous apprend pas si elle reste ou non dans la maison de Périphanès, après que la fourberie d’Epidique est découverte. Le Public décidera si cette même fourberie est plus décente sur notre Théâtre.

J’ai encore mis à contribution les Bacchides du même Auteur ; et je félicite de devoir, à la Pièce latine, une scène que je puis dire excellente, puisqu’elle ne m’appartient pas.

Dans la Comédie que je viens de citer, Chrisale favorise les amours de son jeune Maître, et lui remet une somme considérable qu’il a enlevée à son vieux Patron. Le jeune homme, piqué contre la Maîtresse, qu’il croit infidèle, rend l’argent à son père ; et voit, un instant après, qu’il en a le plus grand besoin. Il s’adresse à l’adroit Chrisale : celui-ci, découragé, ne veut plus le secourir : mais bientôt il se laisse toucher ; il ordonne à son jeune Maître de prendre des tablettes, et lui dicte à-peu-près cette Lettre :

 

« SALUT À MON PÈRE.
« Chrisale me gronde sans cesse, parce que je vous ai rendu votre argent. Je vous avertis de prendre garde aux trames qu’il ourdit pour rattraper cette somme, et me procurer le plaisir de la dépenser avec des Courtisanes, etc. etc. »
Je défie qu’un fourbe ait jamais mis en usage un ressort plus comique, et en même temps plus attachant. C’est dommage que l’écrit ne reparaisse plus, et que l’intrigant n’en fasse pas usage, après l’avoir dicté avec tant d’emphase. J’ai tâché de transporter sur notre Théâtre les beautés de la Scène latine : j’ai osé davantage, j’ai tâché d’en tirer un plus grand parti que Plaute, et de la dénouer, en la rendant utile à l’intrigue. Ai-je réussi : ce n’est point à moi à prononcer.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

FORLIX, UN VIEUX PORTIER

 

Ils entrent sur la pointe du pied, et traversent le Théâtre d’un air fort mystérieux.

FORLIX.

Chut !

LE PORTIER.

Chut !

Il lui remet quelques clefs, et le fait entrer dans un cabinet.

 

 

Scène II

 

LE PORTIER, seul

 

Je suis un sot : d’accord, Monsieur Frontin ;

Mais je vous lâche là quelqu’un de plus malin.

D’ailleurs, certain billet, qu’au père on a fait rendre,

Ce petit cabinet d’où l’on peut tout entendre,

Plus, la clef du jardin... suffit... de son congé

Le benêt de Portier sera bientôt vengé ;

Ensuite... Paix, l’on vient.

Il sort.

 

 

Scène III

 

MARTON, FRONTIN

 

FRONTIN.

Il faut que je t’embrasse.

MARTON, le repoussant.

Tout beau !

FRONTIN.

De notre amour, que veux-tu que je fasse ?

MARTON.

Notre amour !... Je te hais.

FRONTIN.

Depuis quand ? Et pourquoi.

MARTON.

Mais... depuis que tu fais le discret avec moi.

FRONTIN.

Je t’ai découvert tout, ou le diable m’emporte.

MARTON.

Qu’il faut être effronté, pour mentir de la sorte !

FRONTIN.

Je t’ai dit que mon maître aimaît éperdument ;

Ta maîtresse Julie ; et que, dans cet instant,

Il peignait à ses pieds son amoureux martyre.

Tu connais mon amour, je n’ai plus rien à dire.

MARTON.

Rien ?

FRONTIN, d’un ton positif.

Rien.

MARTON, d’un ton d’ironie.

Adieu, Frontin ; sincère Amant, bonsoir.

Je sors pour m’acquitter d’un important devoir.

FRONTIN, l’arrêtant.

Où cours-tu ?

MARTON.

Vers Julie, en toute diligence,

Je vais lui révéler un secret d’importance.

FRONTIN.

Ne peut-on pas savoir ce que c’est ?

MARTON.

Pourquoi non ?

Tu ne me caches rien ; par la même raison,

Mon cœur reconnaissant ne doit plus te rien taire.

FRONTIN.

Ah, que c’est bien parler ! voyons vite, ma chère.

MARTON, malignement.

Je passais tout à l’heure auprès d’un cabinet

Où ton maître Damis te parlait en secret.

Il disait que Julie était belle et charmante,

Qu’il voudrait l’épouser : mais qu’un certain Argante...

FRONTIN, à part.

Aih !

MARTON.

Pourrait s’opposer à cet engagement ;

Qu’il faudrait terminer sans son consentement,

Et bien cacher surtout cet obstacle à Julie...

FRONTIN, à part.

L’y voilà... Comment faire ?

MARTON.

Or, conçois, je te prie,

Comme il est important que j’aille l’avertir.

J’y vole...

FRONTIN.

Écoute.

MARTON.

Non.

FRONTIN, la retenant.

Attends.

MARTON.

Je veux sortir.

FRONTIN.

Tu nous perdras.

MARTON.

Tant mieux.

FRONTIN.

Je te demande grâce,

Et je vais t’informer de tout ce qui se passe.

MARTON.

Me parleras-tu vrai ?

FRONTIN.

J’en jure, par la peur

Que j’ai de te voir faire ici quelque malheur ;

Mais, en revanche aussi, promets d’être muette.

MARTON.

Va, parle ; sois sincère, et je serai discrète.

FRONTIN.

Dans un Hôtel garni tu crois loger ?

MARTON.

Eh bien ?

FRONTIN.

Reviens de ton erreur, ma belle ; il n’en est rien.

Tu crois Damis son maître ? 

MARTON.

Oui ; n’ayant plus de père.

FRONTIN, regardant de tous côtés.

Chut.

MARTON.

Quoi ?

FRONTIN.

Son père vit.

MARTON.

À quoi bon nous le taire ?

FRONTIN.

Friponne ! je vois bien qu’il faut te dire tout.

Voici notre Roman de l’un à l’autre bout...

MARTON.

Voyons.

FRONTIN.

Monsieur Argante a donné la naissance

À mon maître Damis, à la belle Constance :

Cette dernière, âgée environ de trois ans,

Fut conduite à Bordeaux chez un de ses parents,

Très riche...

MARTON.

Je connais Forlix et sa richesse.

FRONTIN.

Forlix donc sous ses yeux fait élevés sa nièce.

Sa grâce, son esprit et ses attraits naissants,

Pour le tourment des cœurs, croissent avec le temps,

On lorgne cette fleur par la dot embellie ;

À peine elle a quinze ans que l’Hymen l’a cueillie.

MARTON.

Fort bien.

FRONTIN.

Trois ans après... devine, mon enfant,

Ce que Constance fit ?

MARTON.

Un héritier.

FRONTIN.

Vraiment,

Elle fit beaucoup mieux : l’époux plia bagage ;

Constance recueillit un très riche héritage.

MARTON.

Au mieux !

FRONTIN.

On en reçoit la nouvelle à Paris :

Aussitôt nous partons avec Monsieur Damis,

Pour aller consoler la dolente Constance.

Nous tarissons ses pleurs à force d’éloquence,

Et bientôt nous allions nous remettre en chemin,

Quand deux jeunes Beautés, au teint frais, à l’œil fin,

Deux bijoux enrichis des trésors du bel âge,

Heureusement pour se mirent du voyage.

MARTON.

J’entends ; l’un est Julie, et l’autre moi, je crois.

Ma maîtresse étant veuve aussi depuis vingt mois,

Et lasse enfin de voir son injuste beau-père

Lui disputer son bien et jusqu’à son douaire,

De l’oncle de Constance elle écouta l’avis,

Résolut de partir pour plaider à Paris :

Et Forlix vous chargea de nous pendant la route.

FRONTIN.

En chemin vous mettez nos deux cœurs en déroute.

MARTON.

S’il faut te parler vrai, je trouve surprenant

Que l’oncle de Damis, que Forlix, en partant

Nous ait tu qu’il avait un frère en cette ville.

FRONTIN.

C’est qu’en fait de procès, c’est un homme inutile.

Passons... vous nous chargez du choix d’un logement ;

Mais un Hôtel garni nous paraît indécent.

Damis donne un coup d’œil que je sais bien entendre,

Dans notre propre Hôtel nous vous faisons descendre ;

Et nous allons ailleurs prendre un appartement,

Pour bannir loin de vous tout soupçon outrageant.

MARTON.

Votre retour, sans doute, est ignoré d’Argante ?

FRONTIN.

Parbleu, je le crois bien ; la chose est importante...

Mon Patron offre enfin sa main dans ce moment ;

Si ta belle maîtresse accepte le présent,

Il l’épouse ce soir, sans avertir son père,

Qui n’approuverait pas sûrement cette affaire,

Parce qu’il est avare au suprême degré,

Et qu’un procès pour dot ne peut être à son gré.

MARTON.

Et vous ne parlez point de ce père à Julie,

De crainte que, blâmant votre supercherie,

Sa sévère vertu ne mît obstacle à tout ?

FRONTIN.

Oui, ce manège là serait peu de son goût :

Au lieu que, l’hymen fait, on ne peut le défaire ;

Et nous apaiserons Julie et son beau-père.

Bec-cousu, souviens-t-en.

MARTON.

Ne crains rien, j’ai promise

Mais dans quel lieu se tient le père de Damis ?

FRONTIN.

À sa Terre.

MARTON.

Et s’il vient par hasard à la Ville ?

FRONTIN.

Jamais pendant l’été. Tu peux être tranquille.

MARTON.

Si le portier parlait ?

FRONTIN.

Pour y remédier

Nous venons à l’instant de le congédier.

MARTON.

Voici nos deux Amants.

FRONTIN.

Il me tarde d’apprendre

Si Julie est sensible, et voudra bien se rendre.

Damis de son refus serait au désespoir.

MARTON.

Ils parlent, écoutons, nous allons tout savoir.

 

 

Scène IV

 

MARTON, FRONTIN, DAMIS, JULIE

 

JULIE.

Vous méritez l’aveu que mon cœur va vous faire ;

Je vous vis à Bordeaux, et vous sûtes me plaire.

Ma sévère raison qui s’armait contre vous,

Me peignait les défauts de mon premier époux ;

Mais vos soins ont vaincu ma raison elle-même,

Oui, ma raison me dit qu’il faut que je vous aime ;

Que vous devez régner à jamais sur mon cœur ;

Que le vôtre est formé pour faire mon bonheur...

Soyons longtemps unis, et je serai contente.

DAMIS.

Resserrés par les nœuds d’une flamme constante,

Par mille tendres soins prévenus tour-à-tour,

L’Hymen prendra pour nous les charmes de l’Amour,

Et l’amour de l’Hymen n’aura que la sagesse !

Mon cœur est enchanté ! quel bonheur ! quelle ivresse !

Je vais donc devenir le plus heureux époux.

JULIE.

Notre sort, cher Damis, ne dépend que de nous.

Dictez notre contrat au gré de votre envie.

J’approuve tout.

Elle sort avec Marton.

 

 

Scène V

 

DAMIS, FRONTIN

 

FRONTIN.

Votre âme a lieu d’être ravie.

DAMIS soupire tristement.

Dieux !

FRONTIN.

Le plaisir chez vous produit un triste effet.

DAMIS.

Ah ! mon pauvre Frontin !

FRONTIN.

Qu’avez-vous, s’il vous plaît ?

DAMIS.

Ce jour me paraîtrait le plus beau de ma vie,

Si je ne trompais point et mon père et Julie.

Mon cœur me dit souvent...

FRONTIN.

Quoi ?

DAMIS.

De tout révéler.

FRONTIN.

Permis à vous, Monsieur ; vous n’avez qu’à parler.

Mais l’aveu vous perdra, si je sais m’y connaître.

Votre belle, voyant que vous avez un Maître,

Vous conservera-t-elle et son cœur et sa main ?

Un beau-père déjà lui donne du chagrin :

Pensez-vous qu’elle cherche à s’en donner un autre,

Plus ladre et plus quinteux ? Quelle erreur est la vôtre !

DAMIS.

Ah ! je frémis.

FRONTIN.

Monsieur... Ce n’est pas sans raison,

D’ailleurs, de votre père on fait l’intention.

Ne vous a-t-il pas dit cent mille fois pour une :

Il prend l’air et le ton d’un vieux avare.

Mon cher fils, que l’hymen double au moins ta fortune,

Prends plutôt une laide avec beaucoup de bien,

Qu’un Phénix de beauté qui n’apporterait rien.

Sait-on au bout d’un an si sa femme est jolie ?

Mais l’or toujours brillant charme toute la vie !

Ma bru doit, pour me plaire, avoir beaucoup d’argent,

Ou tu peux renoncer à mon consentement.

Reprenant sa voix ordinaire.

Voilà ses mots son ton.

DAMIS.

Il est trop vrai !

FRONTIN.

Julie

Est jeune, a de l’esprit, est bien faite et jolie ;

Mais c’est de son procès qu’elle attend tout son bien ;

L’avare comptera tous ses charmes pour rien.

DAMIS.

Je me rends. Mon Épouse excusera sans peine

Le stratagème heureux qui forma notre chaîne,

Et l’Époux obtiendra la grâce de l’Amant.

FRONTIN.

Oui. D’ailleurs le beau sexe est assez indulgent

Pour les fautes que fait l’Amour.

DAMIS.

Quant à mon père,

Tu sais bien, Cher Frontin, que mon cœur le révère.

Oublions que tu sois mon valet un moment ;

Et juges nous tous deux. Quel tort, quel mal si grand

Lui fais-je, en lui donnant une seconde fille,

Digne par ses vertus d’honorer sa famille ?

Aucun.

FRONTIN.

Aucun.

DAMIS.

Mais lui, s’il a la cruauté

De rompre cet hymen dont je suis enchanté,

De séparer mon sort de celui de Julie,

Il me perce le cœur, il m’arrache la vie.

FRONTIN, gravement.

Le Juge à la tendresse a beaucoup de penchant,

Il opine pour vous.

DAMIS, vivement.

L’Amour dans cet instant

L’emporte dans mon cœur. Fais chercher un Notaire. 

 

 

Scène VI

 

DAMIS, FRONTIN, ARGANTE

 

ARGANTE, entr’ouvrant une des portes du jardin.

Les voilà.

Bas.

Bon !

FRONTIN, à Damis.

Ailleurs je serai nécessaire ;

Mais dépêchons, je crains qu’un accident fâcheux

N’allonge le roman.

DAMIS, sortant.

Je vais donc être heureux.

 

 

Scène VII

 

ARGANTE, seul

 

Ah !... mon fripon de fils ile m’a pas vu, j’espère,

Tandis que je le crois encore chez mon frère,

Si l’avis qu’on me donne en secret, est certain,

Monsieur nef ait-il pas ici le libertin ?

Il loge en ma maison une jeune friponne...

Est-ce l’exemple hélas ! que son père lui donne ?...

Dieux ! mon fils se ruine indubitablement,

Avant de lui parler, guettons son Confident :

Pour peu que, dans un coin, je puisse le surprendre,

Il m’instruira de tout, ou bien... Je crois l’entendre,

Si ce qu’on dit est vrai, je vais faire un beau train.

Je quitte exprès ma terre, etc... Chut, voici Frontin.

 

 

Scène VIII

 

ARGANTE, FRONTIN

 

FRONTIN, joyeux, sans voir Argante.

Tout succède à nos vœux ; et la cérémonie

S’achèvera ce soir au gré de notre envie.

ARGANTE, à part.

Il parle seul ! Voyons, approchons du pendard.

FRONTIN, sans voir Argante.

Qui sera bien surpris ? Ce sera le Vieillard,

Quand il découvrira cette belle nouvelle.

ARGANTE, à part.

Oui ? la peste ! 

FRONTIN.

Volons où mon devoir m’appelle ;

Et pour la fête, allons commander promptement

Le bal et le festin.

ARGANTE, se montrant.

Là, là, tout doucement.

FRONTIN, à part.

Que vois-je ? Je suis mort. J’aperçois mon vieux maître.

ARGANTE.

Ne crois pas m’échapper. Je te tiens, double traître.

FRONTIN, bas.

Que j’enrage !...

Haut.

Je suis ravi de vous revoir...

Bas

Comme je mens !

ARGANTE.

Ce bal sera-t-il pour ce soir ?

FRONTIN, voulant éluder la question.

La campagne, Monsieur, vous est bien favorable.

ARGANTE.

D’accord. Mais ce festin ?... va-t-on se mettre à table ?

FRONTIN, à part.

Euh...

Haut.

l’air des champs vous donne un teint brillant et frais.

Vous devriez, Monsieur, ne les quitter jamais.

ARGANTE, avec impatience.

Soit. Il est question d’apprendre la nouvelle

Qui me surprendra tant, et le nom de la Belle

Que vous logez ici.

FRONTIN, bas.

Juste Ciel ! il fait tout...

Haut.

Damis vous instruira.

Il veut sortir.

ARGANTE, l’arrêtant.

Tu crois venir à bout

De m’échapper. Mais non. Quelqu’un ! un Commissaire.

FRONTIN, à part.

Un Commissaire ! Ô Ciel ! jadis j’eus une affaire...

D’honneur... il me connaît.

ARGANTE.

Tu ne veux pas parler ?

FRONTIN.

Eh bien ! puisqu’il le faut, je vais tout révéler.

ARGANTE, avec beaucoup de curiosité.

Voyons !

FRONTIN, à part.

Tout révéler ! que deviendrait mon maître,

Et mon amour ?

ARGANTE.

Il songe à me tromper, le traître.

FRONTIN, à part.

Sa fille est à Bordeaux depuis quinze ans, et plus :

Elle partit fort jeune... Ils ne se sont point vus

Depuis...

ARGANTE.

Veux-tu parler ?

FRONTIN, avec éclat.

Voilà bien du mystère !

Vous voulez que je parle ?

ARGANTE.

Eh, oui !

FRONTIN.

Je vais le faire ;

Mais rougissez d’avoir accusé l’innocent.

Vous allez vous priver du plaisir le plus grand...

ARGANTE.

Va, va, poursuis toujours.

FRONTIN.

Votre fille Constance,

Enlevée à vos soins dès sa plus tendre enfance...

ARGANTE.

Eh bien !

FRONTIN.

Elle est ici.

ARGANTE.

Dis-tu vrai ?

FRONTIN.

Tout de bon.

ARGANTE.

Ah ! quel bonheur ! elle est, dis-tu ?

FRONTIN.

Dans la maison

Damis, ce tendre fils empressé de vous plaire,

Non content d’amener une fille si chère...

ARGANTE veut sortir.

Je veux la voir.

FRONTIN, troublé, l’arrête.

Monsieur, elle sort dans l’instant,

Et reviendra bientôt... Damis donc désirant

Rendre votre entrevue encor plus agréable,

Voulait vous faire voir ce soir Constance à table,

Sans la nommer.

ARGANTE.

J’entends. Ah ! que j’aime Damis !

FRONTIN.

Et pour vous obliger de venir à Paris,

Nous avons député quelqu’un en diligence,

Pour vous dire qu’ici des Dames d’importance

Désiraient vous parler... Le tour est assez fin.

ARGANTE.

Pourquoi n’ai-je pas vu cet exprès ?

FRONTIN.

En chemin

Vous vous êtes croisés apparemment.

ARGANTE.

Sans doute,

Ou bien aura-t-il pris, peut-être, une autre route.

FRONTIN.

Oui.

ARGANTE, avec réflexion.

Forlix m’écrivit le mois dernier.

FRONTIN, avec intérêt.

Eh quoi ?...

ARGANTE.

Que vous deviez bientôt vous rendre auprès de moi :

Et qu’il pourrait fort bien, vers la fin de l’automne,

Venir me voir aussi.

FRONTIN.

Lui ?

ARGANTE.

Lui-même en personne.

FRONTIN, à part.

Ah ! qu’il diffère encor.

ARGANTE.

Il ne me marquait pas

Que ma fille devait accompagner vos pas.

FRONTIN, embarrassé, affectant beaucoup de surprise.

Non ?

ARGANTE.

Non.

FRONTIN, se remettant.

Vous me plaisez avec cette franchise.

Quand nous vous ménageons la plus tendre surprise,

Quand nous voulons garder le plus profond secret ;

Votre frère, connu pour un homme discret,

Doit-il vous prévenir ?... allez, vous voulez rire.

ARGANTE.

J’ai tort. Que je suis simple !

FRONTIN, à part.

Oh ! oui, tu peux le dire :

Haut.

Damis, donc.

ARGANTE, l’interrompant.

Je verrai ma fille ! quel bonheur !

FRONTIN.

Damis, donc...

ARGANTE.

Quel plaisir sensible pour mon cœur !

FRONTIN.

Damis...

ARGANTE.

Mon cher Frontin, que mon âme est contente !

FRONTIN, avec attendrissement.

Ah ! la scène eût été mille fois plus touchante,

Si, ne me pressant pas de dire mon secret,

Vous nous eussiez laissé remplir notre projet.

ARGANTE.

J’en demeure d’accord.

FRONTIN.

L’âme est bien plus émue,

Quand, goûtant tout-à-coup une joie imprévue,

L’on embrasse sa bru...

ARGANTE.

Quoi !

FRONTIN, se remettant.

Sa fille ; pardon,

Je partage si bien la situation,

Que, malgré moi, le trouble... Ah ! moment plein de charmes !

ARGANTE.

Si tu pleures encore, je répandrai des larmes.

FRONTIN, sanglotant.

Ouf. Ne vous gênez point. Laissez couler vos pleurs,

Et regrettez toujours des moments si flatteurs.

Ah ! ma fille !... Ah ! mon père ! une reconnaissance !

À part.

Ce mot seul fait pleurer... Ciel ! mon maître s’avance,

Voici l’instant, morbleu, de pleurer tout de bon.

ARGANTE, pleurant.

Non, rien n’est plus touchant : ce Valet a raison.

FRONTIN, à part, fort embarrassé.

Si je pouvais du moins l’instruire. Comment faire ?

 

 

Scène IX

 

ARGANTE, FRONTIN, DAMIS

 

DAMIS, d’un air fort joyeux, sans voir son père.

Mon bonheur est signé...

À part.

Dieux ! j’aperçois mon père !

ARGANTE.

Voilà Damis ! Frontin, il est surpris !

FRONTIN.

Beaucoup !

C’est qu’il se doute bien qu’il a manqué son coup.

Vous arrivez trop tôt.

DAMIS, à part.

Que n’ai-je pas à craindre !

ARGANTE, allant vers son fils.

Je suis instruit. Tu peux te dispenser de feindre.

DAMIS.

Ce coquin, près de vous, a-t-il pu me trahir ?

ARGANTE.

Lui-même. Il a bien fait.

FRONTIN, bas.

Chut, c’est pour vous servir.

DAMIS.

Quoi, c’est donc vous, faquin ?

FRONTIN.

Oui, Monsieur.

DAMIS.

Ah ! le traître !

FRONTIN, bas.

Écoutez...

Haut.

croyez-vous être ici mon seul maître ?

ARGANTE.

Va, sans t’inquiéter, suis toujours ton projet.

DAMIS, surpris.

Et Frontin, dites-vous, vous a dit mon secret ?

ARGANTE.

Sans doute ; et je paierai... la moitié de la fête.

FRONTIN.

Voilà ce qui s’appelle un père bien honnête.

DAMIS, sa surprise augmente.

Ai-je bien entendu !

ARGANTE.

Ah ! plaisir sans égal !

Oui, malgré mes vieux ans, ce soir je danse au bal.

DAMIS.

Mais... se peut-il ?...

ARGANTE.

Je veux célébrer la journée

Qui rendra ma vieillesse à jamais fortunée :

Je te devrai, mon fils, un plaisir bien flatteur.

DAMIS.

Eh ! moi-même, je suis au comble du bonheur.

ARGANTE.

Hélas ! la chère enfant ! elle est belle, bien faite ?

DAMIS.

Oui, croyez-en mon cœur. Mon père, elle est parfaite.

FRONTIN, à part.

L’heureux quiproquo ! bon !

DAMIS.

Ses charmes, son esprit,

Font que son sexe entier l’admire avec dépit.

Son maintien, quoique simple, annonce la noblesse ;

Ses yeux peignent l’amour et la délicatesse :

Son cœur fur-tout, son cœur est noble, bienfaisant,

Formé par les vertus, et pour le sentiment...

En elle, vous aurez la fille la plus tendre.

ARGANTE, avec joie.

Comme il en est charmé !

DAMIS.

Pouvais-je m’en défendre ?

ARGANTE.

Elle t’aime ?

DAMIS.

Au-dessus de toute expression.

ARGANTE.

Je rajeunis voyant cette rendre union.

Elle n’a pas d’enfants, et vraiment c’est dommage.

FRONTIN.

Consolez-vous, elle est au printemps de son âge.

À part.

Ahi ! Ahi ! je crains toujours.

ARGANTE.

Pour couronner mes vœux,

Il faut, mon cher Damis, qu’un hymen plus heureux

Me donne, dans un an, le titre de grand-père.

FRONTIN.

Vous serez satisfait avant ce temps, j’espère.

ARGANTE, à Damis.

Cours promptement chercher cette adorable enfant.

Je brûle de la voir.

DAMIS.

Dieux ! quel enchantement !

Je ne sais où j’en suis ; et mon âme charmée...

FRONTIN, à part, voulant entrainer son Maître.

Dénichons promptement, la mienne est alarmée.

DAMIS, sans faire attention à ce que dit Frontin.

Je pars, et nous volons à l’instant dans vos bras.

FRONTIN, bas.

Pour l’informer de tout, suivons vite ses pas.

ARGANTE.

Que je vais t’embrasser, mon aimable Constance !

DAMIS, s’arrêtant, dit à Frontin.

Que dit mon père ?

FRONTIN, le poussant hors du Théâtre.

Rien. Sortons en diligence.

DAMIS, revenant à son père.

Vous me disiez, je crois...

FRONTIN.

Qu’il fallait vous hâter.

Bas en l’entraînant.

Eh ! partez donc, ou bien vous allez tout gâter.

ARGANTE.

Va, cours : dans mon Salon, moi, je vais vous attendre.

 

 

Scène X

 

ARGANTE, seul, avec bonhommie

 

J’enrage de bon cœur qu’on n’ait pu me surprendre :

J’aurais goûté sans doute un plaisir bien plus grand !...

Frontin est trop sincere, et moi trop pénétrant.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

DAMIS, JULIE, FRONTIN

 

JULIE.

En quoi ! vous me trompiez, Damis ! Ce trait m’étonne ;

N’importe, je vous aime, et mon cour vous pardonne.

FRONTIN.

Tant mieux.

DAMIS.

Vous me comblez. Quel généreux pardon !

JULIE.

Mais je dois dans l’instant quitter votre maison ;

Vous allez l’habiter.

DAMIS.

Fuyez-vous ma présence ?

JULIE.

Non ; mais tout m’en bannit, mon devoir, la décence,

Ce contrat qui nous lie, et qu’aux pieds de l’Autel

Ne peut autoriser un serment solennel,

À moins que nous n’ayons l’aveu de votre père.

DAMIS.

Prenez, de la tendresse, un conseil moins sévère,

Jusqu’ici mon respect égala mon amour ;

Je vous jure qu’il ya redoubler en ce jour,

Et ce contrat enfin, qui pour toujours nous lie,

Ce contrat qui faisait le bonheur de ma vie,

Si vous l’autorisez, vous n’êtes plus à vous ;

Loin de vous obliger à fuir un tendre époux,

Il vous attache à lui par de trop fortes chaînes,

Et vous devez tenter... tout, pour finir ses peines ;

Vous le pouvez ; il est un moyen très certain :

Appuyons son mensonge.

FRONTIN.

Il est parbleu divin !

DAMIS.

Jamais je n’aurais fait ce mensonge à mon père ;

Mais, puisqu’il est risqué, qu’il nous est nécessaire,

Qu’il peut contribuer enfin à nous unir

Ne le démentons point.

FRONTIN.

Il faut le soutenir,

Il nous réussira, selon toute apparence,

Il part de-là.

DAMIS.

Soyez pour quelque temps Constance.

JULIE.

J’estime votre père, et je ne prétends pas

Rougir de les bontés, en volant dans ses bras.

Mais vous-même son fils, l’objet de la tendresse,

Songez bien...

DAMIS.

Songez, vous qui m’accablez sans cesse,

Qu’en dépit de l’amour, je reconnais mes torts.

Mais mon malheur est tel, que malgré mes remords,

Si j’écoute leur voix, mes feux ont tout à craindre,

Tout leur nuit... Tout les sert, si Julie ose feindre.

Aux regards de mon Père offrez vous quelque temps.

 Charmé par votre esprit, vos grâces, vos talents,

Ce maintien enchanteur, cet air plein de décence,

Il vous adorera sous le nom de Constance.

Quand, après le procès, je pourrai sans détour,

En tombant à ses pieds lui peindre mon amour ;

Touché de vos vertus, ébloui par vos charmes,

De votre propre main il essuiera mes larmes.

Voyez que de raisons l’amour fait me dicter !

M’aimez-vous ?

FRONTIN.

Pour le coup on ne peut résister.

JULIE, hésitant.

Mon cœur est tout à vous... mais... voyez je vous prie...

DAMIS.

Eh quoi ! vous hésitez ! Ah, cruelle Julie !

 

 

Scène II

 

DAMIS, JULIE, FRONTIN, MARTON

 

MARTON, accourant.

Monsieur Argante.

FRONTIN, troublé.

Ô ciel !

DAMIS, troublé.

Quel parti prendre, hélas !

JULIE, plus troublée encore.

Est-il encor bien loin ?

MARTON.

Il marche sur mes pas.

DAMIS.

Prononcez sur mon sort.

JULIE veut sortir.

Évitons la présence.

FRONTIN.

Il vient, il n’est plus temps.

MARTON.

Décidez ; il s’avance.

JULIE, avec embarras.

Damis...

DAMIS, aux pieds de Julie.

Pour vous fléchir j’embrasse vos genoux.

FRONTIN, d’un ton suppliant.

Madame...

JULIE, avec tendresse.

Il sera dit que j’ai tout fait pour vous...

Mais si je me trahis...

FRONTIN, voyant Argante.

Non... bonne contenance.

 

 

Scène III

 

DAMIS, JULIE, FRONTIN, MARTON, ARGANTE

 

ARGANTE.

Je ne puis résister à mon impatience.

C’est trop longtemps languir ; et mon cœur... Ah vraiment,

La voilà.

JULIE, troublée.

Permettez que cet embrassement...

ARGANTE, embrassant Julie.

Parbleu... ce sont mes traits. Je l’aurais reconnue,

Sans que l’on m’eût rien dit.

FRONTIN.

Vous avez bonne vue !

ARGANTE.

Oh ! oh !

MARTON, bas.

Comme aisément il donne dans l’erreur !

FRONTIN, bas.

Est-il le seul Père ?...

ARGANTE, l’embrassant encore.

Ah ! quels traits, quelle douceur !

DAMIS.

Demain vous l’aimerez encor bien davantage.

JULIE.

Pour vous plaire, je veux mettre tout en usage.

ARGANTE.

Il faut absolument ne plus nous séparer.

DAMIS.

Oh ! oui.

JULIE.

S’il est ainsi qu’aurais-je à désirer ?

De ce projet, Julie...

FRONTIN, bas à Julie.

Euh.

JULIE, se reprenant.

Mon âme est trop contente.

ARGANTE, à Damis.

Mon dessein te plaît-il ?

DAMIS.

Ah ! mon père, il m’enchante.

Bas.

Mais... Frontin, si j’osais dévoiler mon secret ?

FRONTIN.

Vous perdrez tout, Monsieur, d’un seul mot indiscret.

ARGANTE.

Forlix a trop longtemps joui de ta présence,

Je mérite, je crois, d’avoir la préférence.

Un père !

JULIE.

Conservez de grâce un nom si doux,

Tout annonce à mon cœur qu’il est bien fait pour vous.

Se reprenant.

Oui, Monsieur... Oui, mon père.

ARGANTE.

Ah !

JULIE.

Mon âme ravie

Fait de votre bonheur le bonheur de ma vie,

Heureuse si je puis l’accroître chaque jour,

Par des soins empressés, mon respect, mon amour !

ARGANTE.

Tu me charmes, ma fille.

JULIE, très vivement.

Un père respectable,

Ce que j’ai de plus cher, un époux tendre, aimable,

Auront tous mes moments.

ARGANTE, surpris.

Eh !...

DAMIS, ne sachant comment son père prendra la chose.

Ciel !

FRONTIN à part.

Tout est perdu.

MARTON, bas.

Madame !

JULIE, bas.

Qu’ai-je dit !

ARGANTE, étonné.

Plaît-il ?... Qu’ai-je entendu ?

Que veux-tu donc me dire avec ton verbiage ?

Aurais-tu déjà fait un second mariage ?

Sans mon consentement !

DAMIS, bas.

Ah ! Frontin, je suis mort.

ARGANTE.

Le trait serait affreux !

JULIE, avec trouble.

Vous croyez... c’est à tort...

ARGANTE.

Tu me parles d’époux.

FRONTIN, se jetant entre Julie et Argante.

D’accord ; mais sans mystère.

Tantôt, en désirant le titre de grand’père,

Vous vouliez, disiez-vous, qu’un mariage heureux,

Fixât ici Madame, et comblât tous vos vœux ;

Nous l’en avons instruite, et son âme soumise,

Sensible à vos bontés, vous jure avec franchise

De ne point oublier le père pour l’époux,

De partager entr’eux ses moments les plus doux ;

Rien n’est plus naturel.

ARGANTE, riant.

En effet, quand j’y pense...

N’ai-je pas cru d’abord, contre toute apparence,

Qu’elle était mariée ?

FRONTIN, faisant le surpris.

Oui ?

ARGANTE.

Rien n’est plus certain.

JULIE.

Vous seul disposerez de mon sort, de ma main.

ARGANTE.

Que je suis enchanté de ta délicatesse !

Aussi, pour te prouver jusqu’où va ma tendresse,

Je remplis ce jour même un projet important

Que j’ai bien digéré tout seul en t’attendant,

Et qui, certainement ne saurait te déplaire...

Je te marie.

JULIE, troublée, ainsi que tous les autres.

Ô Ciel !

ARGANTE, à Damis.

Je la donne à Valère.

Aussitôt qu’on la fut et veuve et sans enfants,

Je fus sollicité, par vingt de ses parents,

De réunir nos biens par un prompt mariage...

À Julie.

Je vais chercher Valère, il te plaira, je gage ;

Il est bien fait : il a du crédit, des amis :

Il est riche surtout !... interroge Damis.

DAMIS, bas.

Frontin.

FRONTIN, bas.

Je suis à sec.

ARGANTE.

Ce soir le mariage

Se fera.

JULIE, l’arrêtant.

Différez.

ARGANTE.

C’est un enfantillage.

DAMIS, l’arrêtant.

Il faudrait consulter le penchant de son cœur.

ARGANTE.

Bon ! Valère est son fait.

JULIE.

Souffrez...

ARGANTE.

C’est par pudeur

Que tu retiens mes pas ; mais je fais que ton âge

S’accorde mal avec les ennuis du veuvage.

DAMIS, avec chagrin.

Mon père.

ARGANTE, surpris.

Pourquoi donc montres-tu de l’humeur ?...

Ah ! je comprends. Valère, a dit-on, une sœur

Jeune, aimable, bien faite, et riche autant que belle.

Eh bien ! il est aisé de t’unir avec elle.

DAMIS, alarmé.

Moi ?

ARGANTE.

Oui.

MARTON, à Argante.

Daignez songer, Monsieur...

ARGANTE.

À toi ? j’entends.

Eh bien ! je te destine un époux de vingt ans.

MARTON.

Quel marieur !

ARGANTE.

Adieu.

JULIE.

Je n’ai dessein de plaire

Qu’à vous seul, à Damis.

ARGANTE, ricanant.

Ah ! grâce pour Valère.

À Damis.

Je vais te l’amener... et toi, peins à ta sœur

Les charmes d’un hymen qui fera son bonheur.

Il sort.

FRONTIN.

Bonne commission !

 

 

Scène IV

 

DAMIS, JULIE, MARTON, FRONTIN

 

Ils se regardent quelque temps sans rien dire.

JULIE.

Ah, cher Damis, quel trouble ?...

FRONTIN.

Eh, Madame ! je crains encor qu’il ne redouble...

Avec réflexion, à Damis.

Si Valère avait vu votre sœur à Bordeaux ?

DAMIS, vivement.

Il n’est qu’un seul moyen de terminer mes maux,

Je cours tout avouer.

JULIE.

À qui donc ?

DAMIS.

À mon père.

JULIE.

Il va nous accabler tous deux de sa colère.

DAMIS.

Non, non. Il vous a vue, et je ne crains plus rien ;

Vous régnez sur son cœur autant que sur le mien.

Comme, en vous embrassant, son âme était ravie !

Sûrement, sans l’aimer, il n’a pu voir Julie.

Vos charmes et les pleurs d’un fils à ses genoux,

Loin de lui pour toujours banniront le courroux.

Il voudra d’un trésor enrichir sa famille ;

Il va, n’en doutez point, vous adopter pour fille.

JULIE.

Eh ! voyez donc.

FRONTIN.

Monsieur, du moins ménagez-moi.

DAMIS, le repoussant avec courroux.

Tu causes mes chagrins, et...fuis, éloigne-toi.

FRONTIN.

Oui... peut-être qu’encor je serai nécessaire.

À part.

Suivons de loin ses pas. Voyons ce qu’il va faire.

JULIE.

Ah ! ma chère Marton !

MARTON.

Rentrez : et dans ces lieux

Croyez que je serai toute oreilles, toute yeux.

JULIE, en rentrant.

Dans quel malheur nous plonge un moment d’imprudence !

 

 

Scène V

 

MARTON, seule, regardant de loin dans la coulisse

 

Il aborde son père... il hésite... il avance...

Le cœur me bat... il parle, il tombe à ses genoux.

Que ce moment devient intéressant pour nous !

Tout va se décider... Il n’obtient pas sa grâce :

Son père vient de faire une laide grimace...

Un moment... je renais : son air se radoucit,

Il veut le relever, il l’embrasse, il sourit ;

Dans ses regards se peint l’indulgente tendresse...

Courons de ce bonheur informer ma maîtresse.

Elle sort.

 

 

Scène VI

 

ARGANTE, DAMIS, FRONTIN suit de loin

 

ARGANTE.

Je sais que la raison n’est que le fruit des ans ;

Pour peu qu’on réfléchisse aux torts de son printemps

Aisément on pardonne à la folle jeunesse :

Chaque âge a ses défauts, ses travers, sa faiblesse ;

À soixante ans l’on gronde, à vingt l’on suit l’amour.

DAMIS.

Que je me trouve heureux de vous devoir le jour !

ARGANTE.

En signant le contrat tu jures que Julie

Pensait que dès longtemps j’avais perdu la vie ?...

DAMIS.

Oui.

ARGANTE.

Qu’elle te croyait le maître de ton sort ?

DAMIS.

Oui, mon père.

ARGANTE.

En ce cas, elle n’a donc pas tort.

DAMIS.

Sûrement !

ARGANTE.

Elle avait beaucoup de répugnance

À me tromper, dis-tu, fous le nom de Constance ?

DAMIS.

Oh, oui, beaucoup.

ARGANTE.

Et c’est ce fourbe de Frontin

Qui lui seul est coupable ?

DAMIS.

Oui, rien n’est plus certain.

FRONTIN, à part.

Me voilà bien !

ARGANTE.

Pour tous il va payer, le traître.

FRONTIN, à part.

Je ferai banqueroute.

ARGANTE.

Il faut faire connaître

Que je fais, sans faiblesse, être indulgent et bon ;

Que j’écoute les lois de la faine raison.

DAMIS.

Je n’en doutai jamais. Oui.

ARGANTE.

Tout autre, à ma place ;

Te déshériterait pour prix de ton audace ;

Traiterait mal Julie...

DAMIS.

Ah, mon père !

ARGANTE.

À l’instant

Cours, dis-lui de quitter ma maison simplement.

DAMIS, passant tout d’un coup de la joie à un sentiment contraire.

Quitter votre maison !

ARGANTE, d’un ton ferme.

Bien vite... Pour lui plaire ;

Je veux tout doucement assoupir cette affaire ;

Pourvu, de son côté, que sans bruit, sans éclat,

Elle laisse annuler, déchirer un contrat

Qui, fait sans mon aveu, ne peut être valable.

DAMIS.

Déchirer mon contrat ! ce dernier trait m’accable... 

À ces ordres cruels que puis-je opposer ?...

ARGANTE, sèchement.

Rien.

Julie est jeune, belle, aimable ; mais sans bien.

DAMIS.

Elle poursuit, mon père, un procès d’importance,

Ses droits sont clairs.

ARGANTE.

Sais-tu comme ira la balance ?

Qui guidera la main de l’aveugle Thémis ?

Un coup de doigt à faux peut ruiner Damis.

D’un ton positif.

Crains pour ta liberté, pour celle de Julie.

Je suis maître. Obéis.

DAMIS, anéanti.

Vous m’arrachez la vie.

 

 

Scène VII

 

DAMIS, FRONTIN, qui fait des révérences à son maître

 

DAMIS.

Ah ! te voilà, Frontin ?

FRONTIN.

Oui : Frontin écoutait.

DAMIS.

Tu connais mes malheurs ?

FRONTIN.

Je suis très bien au fait.

DAMIS.

Comment revoir Julie ? et surtout comment faire

Pour lui signifier les ordres de mon père ?

FRONTIN.

Je ne veux pas payer, comme il a dit, pour tous.

Adieu, Monsieur Damis, je prends congé de vous.

DAMIS.

Je suis au désespoir ; et Frontin m’abandonne !

FRONTIN.

C’est que sans me charger des dettes de personne,

Je dois assez pour moi. Serviteur.

DAMIS, l’arrêtant.

Quoi, Frontin,

Tu n’auras pas pitié de mon affreux destin ?

FRONTIN.

Puis-je guérir le mal qu’a fait votre imprudence ?...

Si Julie en ces lieux, sous le nom de Constance,

Eût encor pu rester quelques jours seulement,

Tout aurait réussi peut-être.

DAMIS.

Assurément.

Mon père à ses vertus devenu plus sensible,

N’aurait pas prononcé l’arrêt le plus terrible.

Et d’ailleurs le procès peut-être aurait pris fin...

Oh oui... gagne du temps...

FRONTIN.

Le projet est divin.

Gagne du temps... Trouvez quelque ruse admirable,

Qui rende fur ce point votre père traitable

Imitant Damis.

Fuis, éloigne-toi... Soit. Jusqu’au revoir.

DAMIS, sur un ton piteux.

Frontin.

FRONTIN, sur le même ton.

Monsieur.

DAMIS.

Je te croyais touché de mon chagrin.

FRONTIN.

Vous m’avez peint trop bien au bon Monsieur Argante.

DAMIS.

Sers-moi, je te promets cent pistoles.

FRONTIN.

De rente ?

DAMIS.

De rente, si tu veux.

FRONTIN, avec enthousiasme.

Silence ! attention !

Ah ! comme l’or agit !... la belle invention !

Elle va m’illustrer... Dites-moi, je vous prie,

Si pendant douze jours j’arrête ici Julie,

Si je gagne ce temps, serez-vous satisfait ?

DAMIS.

Ah ! beaucoup. Mais, comment ?

FRONTIN.

Motus. C’est un secret.

Approchons cette table. Allons, mon secrétaire,

Il faut bien vite écrire à Monsieur votre père,

Je dicterai... 

DAMIS.

Voyons.

FRONTIN se jette dans un fauteuil, et se caresse si en riant.

Pas mal...

DAMIS.

Dépêche-toi.

FRONTIN.

Oh ! tout beau, s’il vous plaît... Convenez avec moi

Que ce que j’entreprends est assez difficile.

DAMIS.

Oui.

FRONTIN dicte.

« Mon père. Après avoir eu le malheur de vous déplaire, je n’ose paraître à vos yeux ; mais je crois devoir vous avertir de ne pas ajouter foi à ce que Frontin pourra vous dire.

DAMIS.

Tu veux ? 

FRONTIN.

Écrivez.

« Non content de vous avoir déjà trompé, il veut s’excuser auprès de vous en vous trompant encore.

DAMIS.

Mais...

FRONTIN.

Suis-je un imbécile ?

Je sais bien ce qu’il faut.

Continuant de dicter.

« C’est un fourbe, un scélérat, un traître. »

DAMIS.

Oh, pour le coup ; Frontin

C’en est trop.

FRONTIN, s’impatientant.

Vous plaît-il, mon Secrétaire, enfin

Faire mes volontés ? Ne suis-je pas le maître

De m’appeler un fourbe, un scélérat, un traître ?

Vous prenez bien ce droit, et même trop souvent.

DAMIS.

Soit ; écrivons.

FRONTIN lit le billet.

Lisons.

« Un fourbe. »

Fort bien !

« Un scélérat, un traître. »

C’est excellent.

Qu’on rende ce poulet à Monsieur votre père.

DAMIS.

Et tu crois me servir.

FRONTIN.

Sortez, c’est mon affaire.

En vain le sort cruel veut me pousser à bout,

Un homme vraiment grand fait triompher de tout.

Damis sort.

 

 

Scène VIII

 

FRONTIN, seul, avec enthousiasme

 

Reine du monde entier, divine Fourberie,

C’est à toi d’éclairer, d’échauffer mon génie ;

Et que sur mes hauts faits l’Univers m’admirant...

Silence, mon orgueil : réussissons avant.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

ARGANTE, FRONTIN

 

Argante a dans l’une de ses mains, sa canne et la lettre de son fils ; de l’autre, il tient Frontin par le haut de son habit, et le conduit sans lui rien dire.

FRONTIN.

Mettrons-nous aujourd’hui fin à la promenade ?

Vous vous jouez, Monsieur, à vous rendre malade.

ARGANTE.

Non, je veux te parler ici dans ce Salon.

FRONTIN, à part.

Ferme : voici le choc.

ARGANTE, à part.

Confondons ce fripon.

Haut.

Le fidèle Frontin voudrait-il me permettre

De lui communiquer une certaine Lettre ?...

FRONTIN.

Monsieur... c’est trop d’honneur... je veux ce qui vous plaît.

Voyons. 

ARGANTE.

L’on m’avertit qu’un maraud de valet,

Méprisant tous les droits d’un maître respectable,

M’a joué ce matin un tour abominable ;

Et veut continuer de me tromper... Frontin,

Comment traiterais-tu ce fourbe, ce coquin ?

FRONTIN.

Ah ! Monsieur, il faudrait le rouer sur la place.

ARGANTE.

Je croyais que pour lui tu demanderais grâce.

FRONTIN.

Vous me connaissez mal. Vous n’avez qu’à nommer

Ce traître, ce pendard, et je vais l’assommer :

L’on sait que, Dieu merci, j’ai la main assez bonne.

Il fait mine de vouloir sortir.

ARGANTE, l’arrêtant.

Je donnerai ce soir à toute autre personne.

Ce traître, ce pendard...

FRONTIN.

Eh bien, Monsieur ?

ARGANTE.

C’est toi.

FRONTIN.

Cela ne se peut pas. Je le saurais bien moi.

ARGANTE.

J’en ai la preuve en main.

FRONTIN.

Bon ! bon ! vous voulez rire.

ARGANTE.

Toi-même en conviendras.

FRONTIN.

Cela vous plaît à dire.

ARGANTE, bas.

Confondons l’imposteur.  

Haut.

Coquin, lis ce billet...

Que me répondras-tu ? dis.

FRONTIN, feignant d’être surpris.

Je suis stupéfait...

Après avoir réfléchi.

Ah ! je le vois venir... Pas mal, monsieur mon maître !...

Et d’après ce billet, vous me croyez un traître ?

ARGANTE.

Il le prouve.

FRONTIN.

Au contraire !

ARGANTE.

Au contraire ? Comment ?

FRONTIN.

Eh quoi ! Monsieur Argante, homme subtil, prudent,

En lisant cet écrit, n’en voit point le mystère !

ARGANTE.

Quel mystère ?

FRONTIN.

Damis fait que je vous révère ;

Et redoutant beaucoup mon zèle babillard,

Craignant que de son but je ne vous fasse part,

Pour ôter tout crédit à ce que je puis dire,

Pour prévenir mes coups, il ose vous écrire

Que je suis un fripon, un fourbe, un scélérat.

ARGANTE, à part.

Oui, cela se pourrait.

FRONTIN.

Ah ! le petit ingrat !

Il mériterait bien, qu’écoutant la vengeance,

À son père de tout je fisse confidence.

ARGANTE.

Bien, venge-toi.

FRONTIN.

Non, non. Je veux lui faire voir,

Tout piqué que je suis, que je fais mon devoir.

ARGANTE.

Ton devoir est, Frontin, de prévenir un père

Des sottises d’un fils, et du mal qu’il peut faire.

FRONTIN.

Il est vrai... mais, Monsieur, si Damis le savait,

Pour me récompenser, il m’exterminerait.

Ses secrets sont, morbleu, des secrets d’importance.

ARGANTE, plus curieux.

Parle, je te promets un éternel silence.

FRONTIN.

Un moment... laissez voir si quelqu’un n’est point-là.

ARGANTE.

Ah ! ah ! Monsieur, mon fils.

FRONTIN, à part.

Je vais t’en donner, va.

ARGANTE.

Voyons vite, Frontin.

FRONTIN.

Le secret, je vous prie.

ARGANTE.

Ne crains rien.

FRONTIN.

Votre fils vous a dit, je parie,

Qu’étant amoureux fou d’un objet ravissant,

Très riche en fonds d’attraits, pauvre en argent comptant,

Il n’avait pas osé, crainte de vous déplaire,

Vous faire de ses feux l’aveu le plus sincere.

ARGANTE.

Voilà précisément ce qu’il m’a dit, Frontin.

FRONTIN.

Eh bien, croyez, Monsieur, que rien n’est plus certain.

Attendez... D’un contrat, qui l’unit à la belle,

En fait-il mention ?

ARGANTE.

Oui.

FRONTIN.

Rien n’est plus fidèle.

Attendez... Il a dit que j’étais un fripon ;

Que par mes soins Julie était dans la maison,

Et vous enchantait tous fous le nom de Constance.

ARGANTE.

Ce sont ses propres mots.

FRONTIN, avec éclat.

La voilà l’impudence !

Le voilà le mensonge ! ô Ciel ! quelle noirceur !...

Comme je vous l’ai dit, dans l’Hôtel est sa sœur.

ARGANTE.

Pourquoi m’aurait-il fait cette horrible imposture ?

FRONTIN.

Pourquoi ? pour installer près de vous sa future.

ARGANTE.

Comment ?

FRONTIN.

Vous avez lu quelquefois des Romans ?

ARGANTE.

Comme un autre, jadis, j’ai perdu là mon temps.

FRONTIN.

Or donc, vous connaissez les Us de Romancie...

Sans l’aveu des parents quand un fils se marie,

Et qu’il ne leur saurait faire entendre raison ;

Sa femme adroitement entre dans la maison,

Sous le titre emprunté d’amie ou de parente ;

Elle est douce, polie, adroite, insinuante ;

Tout en elle ravit, tout est intéressant :

Et, quand elle a trouvé le favorable instant,

Crac, elle tombe aux pieds du chef de la famille,

Qui n’ose refuser le nom de belle-fille

À la jeune beauté qui captive son cœur...

Voilà de votre bru quel est l’espoir flatteur.

De sorte que Damis veut, par sa confidence,

Vous forcer à bannir de la maison, Constance,

En croyant renvoyer l’objet de ses amours ;

Et doit vous faire ensuite, au bout de quelques jours,

Sous le nom de Constance, embrasser sa maîtresse.

ARGANTE.

Est-ce ainsi de sa sœur qu’il paierait la tendresse ?

FRONTIN.

La sœur est du complot.

ARGANTE.

Quoi ! ma fille consent...

FRONTIN.

Elle-même a trouvé ce bel expédient ;

Et, pour qu’à sa conduite on n’eût rien à reprendre ;

Chez un de vos amis elle devait attendre

L’événement.

ARGANTE.

Tous deux, me tromper à ce point !...

Avec réflexion.

Non, tu mens.

FRONTIN.

C’est fort bien. Pour ne me croire point

Vous avez vos raisons. Un père est toujours père.

Désormais j’aurai loin d’être un peu moins sincère.

ARGANTE.

Quoi ! tu veux que Damis...

FRONTIN.

Monsieur, je ne veux rien.

ARGANTE.

Mais parle, fais-moi voir...

FRONTIN.

Je m’en garderai bien.

Ayez en votre fils entière confiance ;

Il mérite sur moi d’avoir la préférence.

ARGANTE.

Ce drôle-là me jette en un grand embarras.

FRONTIN.

Le cas est épineux, je ne le cache pas ;

L’on dit que je vous trompe, et j’assure au contraire

Que mon accusateur a dessein de le faire.

D’un et d’autre côté, vous êtes averti ;

Mais vous devez frémir en prenant un parti.

ARGANTE.

Le maraud s’étudie à troubler ma cervelle.

FRONTIN, à part.

Il dit vrai...

Haut.

Pensez mieux d’un serviteur fidèle.

Je suis piqué : je veux prouver ma bonne foi.

ARGANTE.

Fais, bourreau, si tu peux.

FRONTIN.

Damis vous trompe, ou moi.

ARGANTE.

Il est vrai.

FRONTIN.

Vous voyez comme je suis sincère.

ARGANTE.

Eh ! voyons.

FRONTIN.

Savez-vous ce qui vous reste à faire ?

Vous méfier de nous.

ARGANTE.

Soit.

FRONTIN.

Pendant quelque temps

Par vous-même chercher des éclaircissements,

Écrire à votre frère, et garder en otage

Votre nouvelle hôtesse... Eh ?

ARGANTE.

Le conseil est sage.

FRONTIN.

Sans vanité, je crois que je raisonne bien.

ARGANTE.

Mais en effet... Ainsi... je ne risque plus rien.

FRONTIN.

Non vraiment.

ARGANTE, à part, à demi-voix.

Ah, parbleu ! pour le coup je défie

Que l’on puisse me faire aucune fourberie.

FRONTIN l’entendant, dit à part avec finesse.

Sûrement.

ARGANTE.

Je saurai si Damis ment, ou lui.

Écrivons. Mon paquet peut partir aujourd’hui ;

Dans douze jours j’aurai la lettre de mon frère :

Malheur pour lors à qui mérite ma colère.

Il s’en va.

FRONTIN, bas.

Je le tiens.

ARGANTE s’arrête pour considérer Frontin.

Serait-il un honnête garçon ?

FRONTIN.

Écrivez promptement, je puis être un fripon.

ARGANTE.

Va, si tu m’as dit vrai, je paierai ce service :

Mais si...

FRONTIN.

Dans douze jours vous me rendrez justice.

 

 

Scène II

 

FRONTIN, seul

 

Vivat ! tu peux t’attendre à mille tours nouveaux,

Avant que la réponse arrive de Bordeaux.

Un Pilote qui joint l’adresse à la prudence,

Sait profiter du vent contraire en apparence,

Et bientôt vers le Port... Ciel ! que vois je là-bas...

C’est l’oncle de Bordeaux !... Forlix !... quel embarras ?

Il va tout découvrir...Ah ! fortune ennemie,

Qu’opposer à tes coups ?... beaucoup d’effronterie.

 

 

Scène ΙΙΙ

 

FRONTIN, FORLIX

 

FORLIX.

Ou donc est le portier ? bon : j’aperçois Frontin.

FRONTIN.

Eh ! c’est Mr. Forlix... Quel bonheur...

Bas.

quel chagrin !

Double bourreau, d’où vient que la fièvre ou la goutte

Ne t’a pas retenu quatre ou cinq mois en route ?

FORLIX.

Bonjour, Frontin, Voyons mon frère promptement.

FRONTIN, à part.

Si je pouvais du moins réfléchir un moment !...

Haut, l’arrêtant.

Votre chaise est là-bas ?

FORLIX.

Oui ; mais pourquoi ma chaise ?

FRONTIN.

Vous en voyagerez beaucoup plus à votre aise.

Vous savez bien, Monsieur, que durant le beau temps,

Votre frère est toujours à la maison des champs.

FORLIX.

Un voisin m’avait dit...

FRONTIN, le conduisant vers la porte.

Bon ! ce voisin est ivre.

Excusez-moi, Monsieur, si je ne puis vous suivre,

Un ordre me retient ici, pour tout le jour.

FORLIX, à part.

Si je n’étais instruit, aurais-je aussi mon tour ?

Donnons un peu le change à ce fripon habile.

Haut.

Quoi ! mon frère et Damis ne sont point à la ville ?

FRONTIN.

Non.

FORLIX.

Est-ce pour longtemps qu’ils sont absents ?

FRONTIN.

Je crois

Qu’ils doivent revenir à-peu-près dans un mois.

FORLIX, feignant toujours.

Je ne puis embrasser ni Damis, ni mon frère ;

Ah, tant pis !... Pour un mois une importante affaire

Me demande à Lyon, chez mon correspondant :

La campagne pour moi n’a rien de séduisant...

FRONTIN, à part.

Euh ! s’il pouvait partir, nous l’échapperions belle.

FORLIX.

Je suis tenté d’aller où l’intérêt m’appelle,

Pour être à mon retour tout entier au plaisir ;

Et vivre avec mon frère au sein d’un doux loisir.

FRONTIN.

Ah ! le divin projet !

FORLIX.

Tu l’approuves ?

FRONTIN.

Sans doute.

FORLIX feint de partir, et Frontin se félicite, il revient.

Tant mieux !... Il est trop tard pour me remettre en route ;

Je partirai demain.

FRONTIN, à part.

Juste ciel ! qu’a-t-il dit ?

FORLIX, avec une malignité déguisée.

Tu me parais fâché... Que l’on m’apprête un lit.

FRONTIN.

Mais... en quittant la ville, on les a fait détendre.

FORLIX feint de sortir.

À ces bonnes raisons on ne peut que se rendre.

FRONTIN, à part.

De la tête, morbleu.

FORLIX, revenant.

J’imagine, Frontin,

Que ne voulant partir que demain au matin

Je puis aller loger chez Madame Julie.

FRONTIN, à part.

À l’autre.

FORLIX.

Enseigne-moi sa maison, je te prie.

FRONTIN.

Voyant que son procès trainerait en longueur

Elle partit hier.

FORLIX.

Vraiment j’ai du malheur.

FRONTIN, à part.

Ferme !

FORLIX.

Adieu donc, je pars...

FRONTIN.

Vous ne sauriez mieux faire...

Certainement.

FORLIX, bas.

Allons... dévoiler le mystère. 

 

 

Scène IV

 

FRONTIN, seul, riant

 

Comme facilement il se laisse duper !

Eh ! si donc ! L’on n’a pas de gloire à le tromper,

 

 

Scène V

 

FRONTIN, DAMIS

 

FRONTIN.

J’ai gagné plus de temps que Monsieur n’en désire.

DAMIS.

Cher Frontin, est-il vrai ? quel bonheur ! je respire.

Deux paquets arrivés de Bordeaux dans l’instant

Annoncent tous les deux un accommodement ;

Et nous en recevrons sûrement la nouvelle

Dans moins de douze jours. Ce délai...

FRONTIN.

Bagatelle !

Votre oncle vient ici de m’accorder un mois.

DAMIS, troublé.

Mon oncle ?

FRONTIN.

Oui Monsieur.

DAMIS, encore plus troublé, avec impatience.

Mais tu rêves, je crois.

Parle... explique-toi mieux... qu’est-ce... que veux-tu dire ?

 

 

Scène VI

 

FRONTIN, DAMIS, MARTON

 

MARTON, accourant toute troublée.

Ah ! Monsieur.

DAMIS.

Qu’a Marton ?

MARTON.

Il n’est plus temps de rire.

Le portier rentre.

DAMIS.

Eh bien !

MARTON.

Vous n’êtes pas au bout,

Tout est perdu : bientôt votre père sait tout.

DAMIS.

Quoi ?

MARTON, essoufflée.

Votre oncle...

FRONTIN.

Forlix ?

MARTON.

Lui parle...

FRONTIN.

C’est le diable !

Le traître m’a joué d’un tour abominable.

Loin d’être reparti, comme il me l’avait dit,

Arrêté dans ces lieux par son malin esprit,

Il va de nos complots découvrir le mystère.

MARTON.

Il en fait un récit exact à votre père.

FRONTIN, entendant crier.

Jugez s’il est instruit, au bruit qu’ils font tous deux.

DAMIS.

Quoi ! mon oncle à jamais me rend donc malheureux...

Mais non ! c’est ma conduite... Où me cacher ? Que faire ?

Comment paraître aux yeux et d’un oncle et d’un père,

D’un trop juste courroux animés contre moi ?

Un seul de leurs regards va me glacer d’effroi...

Mais de quel front surtout me montrer à Julie ?

Mon imprudent amour à mes maux l’associe,

L’engage par degrés dans des torts apparents,

Et l’expose à rougir devant tous mes parents :

De reproches cruels peut-être qu’on l’accable...

Comme fils, comme amant, combien je suis coupable !

Je suis au désespoir.

FRONTIN.

Et moi j’ai peur, fuyons :

N’exposons pas mon dos au plus grand des affronts.

Mettons-nous en partant à l’abri de l’orage...

Je suis perdu ! l’on vient me fermer le passage.

Il se cache, ne pouvant sortir.

 

 

Scène VII

 

TOUS LES ACTEURS

 

JULIE.

L’amour seul fit mes torts.

DAMIS.

Et mes égarements.

FORLIX, d’un air piqué.

Oui, l’amour sert d’excuse à tous les imprudents.

ARGANTE.

Qu’on ne me fasse point de demande importune :

Ma bru doit, pour me plaire, avoir de la fortune.

FORLIX.

Voilà notre destin, trop aveugles parents,

Lorsque nous demandons des neveux, des enfants ;

Nous leur sacrifions nos soins, notre jeunesse...

ARGANTE.

Nous leur gagnons du bien...

FORLIX.

Et dans notre vieillesse,

Nous sommes les jouets, même de leur valet.

FRONTIN, caché.

Ahi ! me voilà.

DAMIS.

Le mien a tout tramé, tout fait.

Si jamais à mes yeux le coquin se présente...

FRONTIN, caché.

Ma situation n’est pas du tout plaisante.

JULIE, à Damis.

Vous le voyez, mon cœur a trop légèrement

Écouté vos avis. Viens, Marton.

Elle veut sortir.

FORLIX, l’arrêtant.

Un moment.

JULIE.

M’allez-vous reprocher ma fatale imprudence ?

FORLIX.

Non ; mais je suis fâché que votre complaisance

Mérite de mon frère un éternel courroux.

ARGANTE.

Un procès pour tout bien !

FORLIX.

Mon neveu moins que vous :

Pourra se consoler de son étourderie.

Avec malignité, en regardant Damis.

On s’empresse à distraire une veuve jolie...

DAMIS.

Chaque mot me déchire. 

JULIE.

Épargnez-moi, Monsieur.

FORLIX.

Retournez à Bordeaux dans le sein du bonheur :

Vous allez l’y trouver, puisque votre adversaire

M’a prié de vouloir assoupir son affaire.

Et je puis vous offrir jusqu’à cent mille écus.

Lisez.

Il montre un portefeuille rempli de billets.

ARGANTE, le saisissant avec empressement.

Quoi ! sa fortune égale ses vertus ?

Mais, attendez... Ceci fait une différence.

JULIE, avec joie.

Ah ! Damis !

DAMIS.

J’entrevois un rayon d’espérance.

ARGANTE.

Mon frère, tous les deux s’aiment sincèrement...

Elle a cent mille écus...

JULIE.

Quel fortuné moment !

FORLIX, en courroux.

Quoi ! d’oublier leurs torts vous auriez la faiblesse ?

DAMIS.

Mon oncle !...

JULIE.

Voulez-vous nous poursuivre sans cesse ?

DAMIS.

Ah ! laissez-vous fléchir.

FORLIX.

Non, perdez-en l’espoir.

Un fils manquera donc au plus sacré devoir,

Disposera de lui, sans consulter son père,

Aura de tous les siens mérité la colère ;

Et loin de le punir des torts les plus affreux,

On le couronnera, l’on comblera ses vœux !

Pour tous nos jeunes gens la leçon serait rare.

Soyez ferme, mon frère, ou bien je vous déclare

Que je pars dès demain, pour ne vous revoir plus.

ARGANTE, à part avec humeur.

Pourquoi m’avoir parlé de ces cent mille écus ?...

DAMIS, à son père.

D’un œil si courroucé verrez-vous un coupable ?

Une fois criminel n’est-on plus excusable ?

La jeunesse, l’amour, des conseils imprudents,

Le malheureux tissu de mille événements,

Et la crainte de perdre une main aussi chère,

Tout a pu m’égarer... Mais vous êtes mon père.

À Forlix.

Et vous, qui ne savez que rappeler mes torts,

Songez que le Ciel même est touché des remords...

Avec réflexion.

L’amour me fit coupable ; eh bien !... l’amour m’inspire.

À Julie.

Vous m’aimez ?

JULIE.

Ah, Damis ! plus qu’on ne saurait dire :

Que ne peut mon amour s’allier au devoir !

Mais ce bonheur, hélas !...

DAMIS, vivement.

Je vais vous le devoir.

Tombons tous aux genoux de l’auteur de nos larmes

Son inflexible cœur va vous rendre les armes.

Julie se jette aux pieds de Forlix qui la retient avec tendresse.

FORLIX, attendri.

Mes enfants, faites mieux, et volez dans mes bras.

Il rit.

J’ai voulu vous punir, par un peu d’embarras,

De la réception que m’a fait votre traître.

JULIE et DAMIS.

Ah Dieux !

MARTON.

Qu’il est rusé !

FRONTIN, caché.

Ma foi ! voilà mon maître.

FORLIX, embrasant les Amants.

Oublions nos débats dans cet embrassement,

Je projetais si bien un heureux dénouement

Que pour signer j’ai fait rappeler le Notaire.

À son frère.

Venez.

ARGANTE, avec empressement regardant le portefeuille.

Cents mille écus ! de très grand cœur, mon frère.

DAMIS, à Julie.

Je respire.

LE PORTIER, voyant qu’on se prépare à sortir.

Monsieur, voilà Frontin...

FRONTIN se montre fièrement.

C’est moi.

Oui.

ARGANTE.

Coquin !

FRONTIN.

Qu’est-ce donc ? Vous m’oubliez, je crois.

ARGANTE, en colère.

Non, non. Que serons-nous pour bien punir le traître ?

FRONTIN, très sérieusement.

Je l’étais par devoir, et je servais mon maître ;

D’ailleurs, tout réussit ; vous savez qu’en ce temps,

D’après l’événement, on estime les gens.

FORLIX.

Il plaide bien sa cause.

ARGANTE, regardant son portefeuille.

Allons, je lui pardonne.

FRONTIN.

L’on me donne de plus cette jeune friponne ?

MARTON.

Touche-là.

FRONTIN.

Que le Ciel, pour dot à nos enfants,

Accorde ta figure.

MARTON.

Et tes heureux talents.

PDF