Le Mariage de Ragonde et de Colin (DESTOUCHES)

Divertissement en musique.

Représenté pour la première fois au château de Sceaux, le 2 décembre 1714.

 

Personnages

 

RAGONDE, vieille paysanne

COLETTE, fille de Ragonde

MATHURINE, voisine de Ragonde

LUCAS, amant de Colette

COLIN, jeune paysan aimé de Ragonde

THIBAUT, magister du village

TROUPE DE PAYSANS et DE PAYSANNES qui dansent

TROUPE DE LUTINS

 

La scène est dans le village de Sceaux.

 

 

PREMIÈRE LETTRE À MONSIEUR TANEVOT

 

En vérité, Monsieur, vous m’étonnez. Est-il possible qu’on représente les Amours de Ragonde sur le théâtre de l’Opéra, et que cette bagatelle y attire tout Paris ? J’en suis émerveillé, je vous l’avoue. Ce qui redouble ma surprise, c’est que quelques beaux-esprits osent se vanter hautement d’être les auteurs de ce petit poème lyrique ; si peu de gloire ne valait pas la peine de mentir. Mais, si vous m’avez étonné, Monsieur, je vais bien vous surprendre à mon tour. Apprenez que c’est moi qui l’ai composé pour S. A. S. Madame la Duchesse du Maine, et qui l’ai fait représenter à Sceaux dans le mois de décembre 1714. J’ose même ajouter que cette illustre princesse l’honora de ses applaudissements ; et je me flatte qu’elle n’a pas oublié que j’en suis l’auteur, aussi bien que d’un autre divertissement qui avait précédé celui-ci, le 22 novembre de la même année, et qui était intitulé le Mystère, ou les Fêtes de l’Inconnu : ce furent deux espèces d’impromptu ; car, à mesure que je composais les vers, feu Monsieur Mouret les mettait en musique avec une facilité merveilleuse ; en sorte que le poète et le musicien semblaient se disputer à qui aurait plutôt fini sa tâche, pour satisfaire l’impatience d’une princesse à qui nous souhaitions de donner des marques de notre zèle, et de l’ambition que nous avions tous deux de contribuer à ses nobles amusements, et d’y joindre le mérite de la diligence ; mérite qui, dans ces sortes d’occasions, a beaucoup plus d’éclat et de succès, que la parfaite régularité d’un ouvrage qu’on a pris soin de méditer et de corriger longtemps : aussi le public a-t-il dû sentir que les vers et la musique des Amours de Ragonde n’étaient pas la production d’un long travail ; mais peut-être que cette espèce de négligence a je ne sais quoi de facile et de naturel, qui a saisi les spectateurs : car, ordinairement, ce ne sont pas les ouvrages les plus travaillés qui ont les plus grands succès ; et tout ce qui approche le plus de la nature, a presque toujours le bonheur de plaire : c’est à quoi principalement j’attribue le succès de mon petit opéra.

Tout négligé qu’il est, néanmoins, il s’en faut bien que je donne mon suffrage à ce qu’on y a retranché ou ajouté, sans avoir eu la précaution de me consulter. Je proteste surtout contre certaines petites maximes que je trouve dans l’exemplaire que vous venez de m’envoyer : ces fadeurs ne me vont point du tout ; et, pour vous convaincre que je n’y ai nulle part, je vous envoie l’ouvrage tel que je l’ai composé, et tel qu’il paraîtra dans le recueil de mes poésies diverses.

 

 

PREMIER INTERMÈDE

 

LA VEILLÉE.

 

Tous les acteurs et les actrices, avec les danseurs et les danseuses, sont autour d’une table. Les actrices et les danseuses travaillent ; les unes filent à la quenouille, les autres au rouet j quelques-unes tricotent des bas, etc.

RAGONDE.

Allons, mes enfants, à l’ouvrage ;

Tandis que je travaillerons,

J’avons ici les garçons du village,

Qui vont nous divertir par d’aimables chansons.

COLIN, LUCAS et THIBAUT.

Vraiment, j’en avons de nouvelles,

Que vous trouverez des plus belles,

LUCAS.

Notre magister, que voici,

N’a jamais si bien réussi :

Il a plus d’esprit, ce me semble,

Que tout notre village ensemble.

THIBAUT, gravement.

Vous me rendez justice, en me traitant ainsi.

RAGONDE.

Et les airs sont-ils beaux ?

LUCAS.

Oui, pargué ! je m’en pique :

Car c’est moi, Dieu marci,

Qui les ai tous mis en musique.

THIBAUT.

Nous sommes habitants de Sceaux :

Pour combler tous nos vœux, ce bonheur doit suffire.

Rassemblons-nous ici pour chanter et pour rire :

L’été, nous danserons à l’ombre des ormeaux.

 

Nous sommes habitants de Sceaux ;

Pour combler tous nos vœux, ce bonheur doit suffire.

RAGONDE.

Vous chanterez tous trois à votre tour.

Mais vos chansons parlent-elles d’amour ?

Je veux partout de la tendresse ;

Sans cela, nargue des plaisirs :

Et je sens les mêmes désirs

Que je sentais dans ma verte jeunesse.

LUCAS et THIBAUT.

Tatigué ! la belle vieillesse !

RAGONDE.

Vieillesse ! À moi, vieillesse ! Ô les impertinents !

Je suis un peu moins jeune que ma fille,

Mais je parois mille fois plus gentille.

J’ai la vivacité, j’ai tous les agréments

Qu’on admirait en moi dans mon jeune printemps.

Pour mes appas, plus d’un amant s’empresse.

LUCAS et THIBAUT.

Tatigué ! la belle vieillesse !

RAGONDE.

Vieillesse ! À moi, vieillesse ! Ô les impertinents !

Allons, mes enfants, à l’ouvrage :

Tandis que je travaillerons,

J’avons ici les garçons du village,

Qui vont nous amuser par d’aimables chansons.

Ritournelle.

THIBAUT.

L’hiver qui commence son cours,

Nous fait quitter les champs et les bocages.

Nous attendons dans nos villages,

Que le zéphyr ramène les beaux jours.

Nous nous rassemblons fous pendant la nuit obscure.

Que ces moments ont de douceurs !

Tout nous porte au plaisir ; et, malgré la froidure,

L’amour nous fait sentir ses plus vives ardeurs.

LUCAS.

Superbes habitants des villes,

Votre bonheur n’est point l’objet de nos désirs :

L’abondance et l’éclat règnent dans vos plaisirs.

Nos jeux sont moins brillants, mais ils sont plus tranquilles.

Air de musette.

COLIN.

Accourez tous, jeunes garçons ;

Venez aussi, jeunes fillettes ;

Écoutez nos tendres chansons,

Et dansons tous ensemble au son de nos musettes.

De cet hiver faisons un doux printemps ;

L’Amour l’ordonne, et nous est favorable.

Quand on sait aux plaisirs donner tous les instants,

Toute saison est agréable.

RAGONDE.

Il chante mieux que vous, mon aimable Colin :

Je lui veux attacher ce ruban de ma main.

COLIN.

Laissez, reprenez votre ouvrage.

RAGONDE.

Mon cher enfant, reçois cette faveur ;

C’est un présent de mariage.

COLIN.

Reprendre un époux à votre âge !

RAGONDE.

Oui, mon poupon ; oui, mon cher cœur.

N’est-ce donc pas assez que trois mois de veuvage ?

Je ne puis plus supporter ses ennuis.

Voici le temps des longues nuits ;

Et si bientôt je ne m’engage,

Mon honneur, à la fin, pourra faire naufrage :

Un plaisir légitime est tout ce que je veux.

LUCAS, THIBAUT, MATHURINE.

Ragonde avec Colin, le charmant assemblage !

RAGONDE.

Que je nous aimerons ! Que je serons heureux !

LUCAS, THIBAUT, MATHURINE.

Ragonde avec Colin, le charmant assemblage !

RAGONDE.

Ah, les jolis enfants que je ferons tous deux !

Embrasse-moi.

COLIN.

Laissez, reprenez votre ouvrage.

RAGONDE.

Je crois que tu m’aimeras bien.

COLIN.

Non, morgue ! je n’en ferai rien.

Ensemble.

RAGONDE.

Je crois que tu m’aimeras bien.

COLIN.

Non, morguée ! je n’en ferai rien.

RAGONDE.

Tu fais le dégoûté ! Mais vois comme je brille !

À qui donc en veux-tu ?

COLIN.

J’en veux à votre fille.

RAGONDE.

À ma fille ! Merci de moi !

Je t’étranglerais avec elle,

Plutôt que de la voir mariée avec toi.

Tendrement.

Veux-tu me voir mourir ?

COLIN.

C’est une bagatelle.

Mourez, j’y consens de bon cœur,

Pourvu que j’épouse Colette.

RAGONDE.

C’est donc ainsi que l’on me traite ?

Traître ! tu sentiras l’effet de ma fureur.

Veux-tu me voir mourir ?

COLIN.

J’y consens de bon cœur,

Pourvu que j’épouse Colette.

À Colette.

Je crois que tu m’aimeras bien.

COLETTE

Non, Colin, je n’en ferai rien.

Ensemble.

COLIN.

Je crois que tu m’aimeras bien.

COLETTE.

Non, Colin, je n’en ferai rien.

MATHURINE.

Air.

Pargué, Colin, tu te moques du monde,

De refuser dame Ragonde !

Elle est vieille, il est vrai, je ne l’ignorons pas ;

Mais elle a des écus : et vivent les appas

Par qui la cuisine se fonde.

Aga, quien, mon pauvre Colin,

Tu seras riche et n’auras point d’ombrage.

Si tu prends jeune femme en ce siècle malin,

Bientôt tu verras le voisin

Partager avec toi les soins de ton ménage.

RAGONDE.

Oui, traître ! tu m’épouseras,

Ou bien tu t’en repentiras.

Si tu prends une autre pour femme,

Je vais jeter un sort sur toi ;

Et je te jure, sur mon âme,

De te faire mourir, et de crainte, et d’effroi.

COLIN.

Me croyez-vous assez sot pour vous croire ?

MATHURINE.

Colin se rendra quelque jour.

Ne parlons plus de votre amour,

Et que chacun conte une histoire.

LUCAS.

J’en sais une, morgué ! qui vous divartira.

RAGONDE.

Je vais en dire une charmante.

COLIS.

Écoutez celle-ci, vous en serez contente.

RAGONDE.

Je m’en vais commencer, et Colin me suivra.

LUCAS.

Non, morgué !

COLIN.

C’est à moi.

RAGONDE.

Paix. La mienne est plaisante.

Tous trois ensemble.

LUC.

Climène, en son jeune printemps,

Dansait un jour sur la fougère ;

Elle agaçait, devant sa mère,

Un berger qui l’aimait depuis assez longtemps.

RAGONDE.

Un jeune berger de vingt ans

Aimait une jeune bergère ;

Mais il plaisait fort à la mère,

Qui voulait l’épouser en dépit de ses dents.

COLIN.

Une vieille avait quatre dents,

Qui branlaient, et ne tenaient guère ;

Elle voulait être encor mère,

En épousant, par force, un berger de vingt ans.

COLETTE.

Quoi ! parler tous ensemble ? Eh ! bon dieu ! quelle honte

Chacun, à votre tour, vous direz votre conte.

LUCAS, seul.

Climène, en son jeune printemps,

Dansait un jour sur la fougère ;

Elle agaçait devant sa mère,

Un berger qui l’aimait depuis assez longtemps.

 

La vieille se mit en colère ;

Il prit, pour l’adoucir, un ton doux, langoureux :

Elle l’aima, lit voir bien de l’or à ses yeux ;

Et, d’amant de Climène, il devint son beau-père.

RAGONDE, seule.

Un jeune berger de vingt ans

Aimait une jeune bergère ;

Mais il plaisait fort à la mère,

Qui voulait l’épouser, en dépit de ses dents.

 

La bonne femme était sorcière.

Pour punir le berger insensible à ses feux,

Elle en fit un matou qui devint furieux,

Et se précipita du haut d’une gouttière.

COLIN.

Une vieille avait quatre dents,

Qui branlaient et ne tenaient guère ;

Elle voulait être encor mère,

En épousant, par force, un berger de vingt ans.

 

Il méprisa cette Mégère :

Elle voulut punir ce berger dédaigneux ;

Mais lui, pour prévenir ses desseins dangereux,

L’envoya soupirer au fond de la rivière.

RAGONDE.

Il suffit : je t’entends, et tu me connaîtras.

COLETTE, à Ragonde.

J’avons, Lucas et moi, concerté la manière

Dont il faut vous venger : ne vous désolez pas.

MATHURINE.

M’en croirez-vous ? laissons cette matière.

Dansons, dansons, je ne saurions mieux faire.

CHOEUR DE PAYSANS et DE PAYSANNES.

Dansons, dansons ; je ne saurions mieux faire.

Ils dansent plusieurs entrées, et l’intermède finit par une contredanse, où tous les acteurs et tontes les actrices se mêlent.

 

 

SECOND INTERMÈDE

 

LES LUTINS.

 

 

Scène première

 

LE MAGISTER, LUCAS

 

LUCAS.

Oui, le petit maître d4Amour

Met tout en feu dans le village :

Il nous attaque nuit et jour,

Et veut que j’aimions à tout âge.

Ragonde, qui devrait se montrer la plus sage,

Est folle de Colin qui ne veut point l’aimer ;

Pour Colette sa fille il soupire sans cesse :

Elle se rit de sa tendresse :

Colette a su me plaire, et j’ai su la charmer.

LE MAGISTER.

Ah ! quel charivari !

LUCAS.

Ce qui me désespère,

C’est que Colette est fille de sa mère.

LE MAGISTER.

Comment ! est-elle folle aussi ?

LUCAS.

Non, elle est sage, Dieu marci :

Mais, par un injuste caprice,

Ragonde ne veut pas que je soyons heureux,

Si Colin ne consent à contenter ses vœux.

Voyez quelle injustice !

Ah ! morgué, queu tempérament !

À soixante ans être encor tout de flamme !

C’est un enchantement.

LE MAGISTER.

Elle est amoureuse, elle est femme ;

Rien ne pourra guérir ce fol entêtement.

Tu sais dans ses desseins combien je m’intéresse.

Puisque sur son esprit la raison ne peut rien,

Pour lui donner Colin il faut user d’adresse.

LUCAS.

M’y voilà résolu, Colette le veut bien.

Heureusement pour nous la nuit est fort obscure.

Sous ce déguisement affreux

Je prépare à Colin une triste aventure.

Colette a feint tantôt de se rendre à ses feux,

Lui jurant de venir le trouver en ces lieux,

Dès le moment que sa mère endormie

Lui laisserait le temps d’échapper à ses yeux :

Colin qui l’aime à la folie,

Va s’y rendre au plutôt, dans l’espoir d’être heureux.

J’ai mis dans notre intelligence

Quelques jeunes garçons déguisés comme moi,

Et la vieille amoureuse a conçu l’espérance,

De s’assurer Colin, par la crainte et l’effroi.

Vous nous seconderez.

LE MAGISTER.

Tu verras des merveilles.

Quand il s’agit de faire un tour malin,

Je ne plains point ni mes soins, ni mes veilles.

LUCAS.

Quelque bruit, ce me semble, a frappé mes oreilles,

Retirons-nous, c’est l’amoureux Colin.

 

 

Scène II

 

COLIN, seul

 

Jamais la nuit ne fut si noire ;

Mais son obscurité favorise mes vœux.

Colette va venir. Que je serai joyeux !

Mon bonheur est si grand, que j’ai peine à le croire.

Hâte-toi de me rendre heureux :

Accours, mon aimable Colette ;

La nuit nous cache aux regards curieux.

Que de moments perdus ! Ah ! que je les regrette !

Et toi, vieille marâtre, objet trop odieux,

Qui veux faire adorer tes paupières vermeilles,

Ah ! puisse le sommeil si bien fermer tes yeux,

Que jamais tu ne te réveilles.

On entend une symphonie lugubre et des voix confuses.

J’entends un bruit affreux. Il redouble. Quels cris !

PLUSIEURS VOIX crient de loin d’un ton étouffé.

Colin ! Colin ! Colin !

COLIN.

Je tremble, je frissonne.

Deux Lutins dansent, ou plutôt courent autour de lui, et ils lui soufflent dans le visage.

On court autour de moi ; je n’entends plus personne.

PLUSIEURS VOIX sur le ton marqué ci-dessus.

Colin ! Colin ! Colin !

Deux autres Lutins dansent une entrée fort vive, et lui donnent des coups de pied.

COLIN.

Ah ! ce sont des Esprits !

Fuyons. Je ne le puis. La force m’abandonne.

Hélas ! je craignais que le jour

Ne vînt trop tôt chasser la nuit obscure :

Que ne puis-je à présent avancer son retour !

Maudite nuit ! Maudit amour !

Mais il faut que je me rassure.

Peut-être on m’a joué ce tour,

Ou ma seule frayeur cause cette aventure.

Allons, ferme, Colin ; faisons bonne figure.

J’ai ma lanterne, par bonheur ;

Ouvrons-la. Je me sens revenir le courage.

Par la mort ! si quelqu’un ose me faire peur,

Je lui déchirerai les yeux et le visage.

Deux Lutins entrent ; l’un lui arrache sa lanterne, et éteint la lumière ; l’autre lui donne un soufflet : le tout se fait en même temps.

Je suis mort ! Au secours ! Ne puis-je m’en aller ?

DEUX AUTRES LUTINS viennent chacun arec un flambeau allumé, et s’opposent à sa fuite, se présentant toujours devant lui, ensuite ils lui disent.

Si tu sors de ta place,

Nous allons t’étrangler.

COLIN.

Je crois que le s’abat vient ici s’assembler.

Eh ! messieurs les sorciers, je vous demande grâce !

TROIS LUTINS.

Si tu sors de ta place,

Nous allons t’étrangler.

Plusieurs Démons viennent danser une entrée, et par leurs geste augmentent sa frayeur.

TROIS LUTINS.

Nous courons par tout le monde

Pour tourmenter les humains :

Ils n’échappent de nos mains

Que par l’ordre de Ragonde.

PREMIER LUTIN.

Elle a sur nous un pouvoir absolu.

DEUXIÈME LUTIN.

Jusqu’au fond des enfers sa voix se fait entendre.

TROISIÈME LUTIN.

Les Démons, les Sorciers, près d’elle vont se rendre,

Et font toutes les nuits ce qu’elle a résolu.

CHŒUR DE LUTINS.

Vos secrets et votre puissance,

Ragonde, inspirent le respect :

Ministres de votre vengeance,

Nous frémissons à votre aspect.

Entrée de plusieurs Lutins et Démons qui menacent Colin, et qui ensuite le prennent et l’enlèvent.

COLIN.

Au secours ! on m’emporte.

Ragonde, hélas ! me laissez-vous périr ?

 

 

Scène III

 

RAGONDE, COLIN, LE MAGISTER, LUCAS, TROUPES DE LUTINS et DE DÉMONS

 

RAGONDE.

Hé bien ! traître, veux-tu mourir,

Ou contenter l’ardeur qui me transporte ?

Ces Lutins pour jamais vont se saisir de toi,

Si tu ne me promets de me donner ta foi.

COLIN.

Ah ! dissipez mes cruelles alarmes,

Adorable Ragonde ! et je suis tout à vous.

Oui, c’en est fait, je me livre à vos charmes,

Je fais de vous aimer mon bonheur le plus doux.

RAGONDE.

Mais il faut m épouser, c’est un point nécessaire.

COLIN.

Me voilà soumis à vos lois.

Je vous épouserais cent fois,

Plutôt que d’attirer sur moi votre colère.

RAGONDE.

Puisque mon cher Colin ne songe qu’à me plaire,

Démons, rentrez dans les enfers.

Partez, Lutins, volez au bout de l’univers.

 

 

TROISIÈME INTERMÈDE

 

LA NOCE ET LE CHARIVARI.

 

Marche de Paysans et de Paysannes. Lucas donne la main à Colette ; et Ragonde, couronnée de fleurs et parée ridiculement, est conduite par Colin. Après que la marche est finie, le Magister dit ces paroles.

LE MAGISTER.

À la noce, à la noce ; allons, accourez tous.

Rions, chantons, dansons, faisons les fous.

CHŒUR de paysans et de paysannes.

À la noce, à la noce ; allons, accourez tous.

Rions, chantons, dansons, faisons les fous.

LE MAGISTER.

Pour célébrer un double mariage,

Nous assemblons tout le village.

Que Lucas est heureux ! Quels seront ses plaisirs !

Mais Colin va jouir d’un plus doux avantage :

Ragonde, objet de ses soupirs,

Se livrera bientôt à ses brûlants désirs.

Ô nuit ! viens achever ce charmant assemblage !

CHŒUR.

Ô nuit ! viens achever ce charmant assemblage !

À la noce, à la noce, allons, accourez tous.

Rions, chantons, dansons, faisons les fous.

LUCAS.

J’ai soupiré longtemps pour l’aimable Colette,

Colette soupirait pour moi :

J’étions amants, je vivais sous sa loi,

Et je goûtions tous deux une douceur parfaite.

Me voilà son époux, et ce lien charmant

L’oblige à m’obéir ; c’est la loi du village :

Mais pour faire un bon mariage,

Colette et moi j’agissons prudemment :

Je voulons ignorer que je somm’ en ménage.

Colette est ma maîtresse, et je suis son amant.

COLETTE.

Lucas, je t’en fais ma promesse,

Je serai toujours ta maîtresse ;

Tu seras mon amant, et non pas mon époux ;

C’est le moyen de nous aimer sans cesse.

Pour conserver des noms si doux,

Ne sois jamais querelleur ni jaloux.

Garde-toi de brûler d’une nouvelle flamme ;

Si je m’en aperçois, je le dis entre nous,

Dès le moment je te traite en époux,

Et je deviens ta femme.

LE MAGISTER.

Chantons, chantons ensemble, et que l’écho répète ;

Vive Lucas ! vive Colette !

Ils ont trouvé tous deux

Le secret d’être heureux.

CHŒUR.

Chantons, chantons ensemble, et que l’écho répète :

Vive Lucas ! vive Colette !

Ils ont trouvé tous deux

Le secret d’être heureux.

Première entrée.

LE MAGISTER.

Ce n’est que dans notre village,

Ce n’est que dans ce beau séjour

Qu’on trouve le secret d’être heureux en ménage :

Ailleurs, quand on s’engage,

Le jour du mariage,

À peine est-il un heureux jour.

CHŒUR.

Chantons, chantons ensemble, et que l’écho répète :

Vive Lucas ! vive Colette !

Ils ont trouvé tous deux

Le secret d’être heureux.

Seconde entrée.

RAGONDE, à Colin.

On chante Lucas et Colette ;

Et l’on ne parle point de nous.

CHŒUR.

Vivez, vivez, heureux époux,

Goûtez une douceur parfaite.

COLIN, en pleurant.

Quelle douceur ! hélas !

LUCAS.

Quoi ! Colin, tu verses des larmes

Dans ce moment pour toi si plein de charmes ?

COLIN.

Je ne pleurerais pas,

Si Lucas était à ma place,

Et si j’étais à celle de Lucas.

RAGONDE.

Quoi ! même après l’hymen tu me mépriseras ?

COLIN.

Que voulez-vous donc que je fasse ?

Je ne pleurerais pas,

Si Lucas était à ma place,

Et si j’étais à celle de Lucas.

RAGONDE.

Tu dois oublier Colette :

Elle est jeune, elle est follette,

Elle pourrait trahir tes feux ;

Mais avec moi tu seras plus heureux.

Je ne serai volage ni coquette.

Tu peux compter, sur ma fidélité.

Pour tout autre que toi tu me verras cruelle.

COLIN.

Et ! qui diable serait tenté

De vous rendre infidèle ?

RAGONDE.

Merci de moi !

Me traiter de la sorte,

Après m’avoir donné ta foi !

La fureur me transporte.

Démons, Lutins, Sorciers, accourez me venger

D’un mari qui veut m’outrager.

COLIN, se jetant à ses pieds.

Pardon, ma chère épouse !

Mon amour pour Colette expire à vos genoux.

RAGONDE.

Garde-toi bien de me rendre jalouse,

Et songe à t’acquitter des devoirs d’un époux.

Tous les Paysans et Paysannes qui avoient disparu pendant le dialogue de Ragonde et de Colin, viennent avec les instruments propres pour un charivari.

LE MAGISTER.

Que l’on chante par tout le monde

Le bonheur de Colin, les plaisirs de Ragonde.

CHŒUR.

Que l’on chante par tout le monde

Le bonheur de Colin, les plaisirs de Ragonde.

LE MAGISTER.

Son cœur sensible à soixante ans

Ressent les feux les plus ardents :

Pour contenter sa flamme,

La bonne femme

Prend un jeune mari :

Charivari, charivari, charivari !

CHŒUR.

Charivari, charivari, charivari !

LUCAS.

Pour éviter la disgrâce ordinaire,

Colin, délicat et jaloux,

Ne veut point devenir l’époux

D’une jeune bergère.

Colette est, à ses yeux, moins belle que sa mère.

Suivez, jeunes garçons, l’exemple que voici :

Charivari, charivari, charivari !

CHŒUR.

Charivari, charivari, charivari !

LUCAS, LE MAGISTER, RAGONDE.

Que l’on chante par tout le monde

Le bonheur de Colin, les plaisirs de Ragonde.

LE MAGISTER.

Vive la bonne femme et le jeune mari !

Charivari, charivari, charivari !

On danse, et l’intermède finit par la même marche qui l’a commencé, et par un charivari.

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