Le Marché de Londres (Adolphe D’ENNERY)

Drame en cinq actes et huit tableaux, précédé de Les Ouvriers de la cité, prologue.

Représenté, pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Ambigu-Comique, le 6 juillet 1846.

 

Personnages

 

RICHARD DAVIS

SIMON DAVIS

SIR JOHN MAURICE

HARRY

PETERPATT

CHALUMEAU

TOM BOB

SIR EDGARD

HERBERT

DEUX WATCHMEN

UN OUVRIER

UN DOMESTIQUE.

LE DOMESTIQUE de sir Edgard

LUCY STENDHAL

ANNA STRAFFORD

KITTY

ALICE DAVIS

 

La scène se passe à Londres.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente l’intérieur d’une vaste usine. Au lever du rideau, tous les ouvriers sont au travail.

 

 

Scène première

 

RICHARD, SIMON, PETERPATT

 

Richard, assis devant un petit bureau est occupé à écrire ; Simon inspecte le travail des ouvriers.

PETERPATT.

Ouf !... j’en ai assez... Au diable l’ouvrage ! je suis exterminé...

RICHARD.

Bon, la journée commence à peine, et lu te plains déjà !...

UN OUVRIER.

C’est un paresseux...

SIMON.

Qui n’aime pas son état...

RICHARD.

Pas plus celui-là qu’un autre... Il n’aime rien, ce pauvre Peterpatt...

PETERPATT.

Je n’aime rien !... moi !... Quelle calomnie !

SIMON.

Voyons, qu’est-ce que tu aimes ?

PETERPATT.

J’aime le roastbeef, le porter et mamselle Kitty.

TOUS, riant.

Ah ! ah ! ah !

RICHARD.

Mais un homme doit avoir une profession qu’il préfère.

PETERPATT.

Une profession !... mais j’en ai dix que je préfère.

SIMON.

Dix !...

PETERPATT.

J’aimerais surtout la profession de millionnaire, de watchmen ou de domestique...

TOUS.

Domestique !...

PETERPATT.

Oui, je voudrais être groom ou tigre, comme cet heureux Tom Bob qui est au service de sir John Maurice, le propriétaire de cette usine, et qui peut, tout à son aise, faire la cour à mamselle Kitty, la femme de chambre.

RICHARD.

Va, je te plains, mon pauvre Peterpatt.

PETERPATT.

Écoutez donc, Richard, tout le monde n’est pas homme de génie comme vous.

PETERPATT.

Homme de génie, moi ?...

TOUS.

Mais oui, mais oui !... N’est-ce pas, vous autres ?

RICHARD, riant.

Oui, oui...

PETERPATT.

À preuve. Moi, par exemple, quand je suis à piocher avec cette diablesse de machine à vapeur, qui me fait bumm ! bumm ! dans les oreilles du matin au soir, elle me tape sur les nerfs, elle m’embête, enfin... tandis que vous, il y a des instants où vous suivez tous ses mouvements avec des grands yeux, où vous la regardez avec amour !

RICHARD.

Avec amour !... Eh bien ! c’est vrai, là !... Je suis plein d’admiration pour cette conquête du génie humain... mais je n’en suis pas moins un simple ouvrier comme toi... si tu travaillais... je n’en suis pas moins un bon camarade, et je ne vois pas pourquoi vous vous moquez de moi, en m’appelant... l’homme de génie !...

SIMON.

Et la découverte, frère ?...

RICHARD.

Oh ! ma découverte, une bêtise, un rien que le premier venu aurait trouvé comme moi, vous verrez !... D’ailleurs, c’est peut-être très mauvais ; et c’est à peine si j’oserai en parler à sir John Maurice.

SIMON.

Je lui en parlerai, moi...

RICHARD.

Soit ; mais, en attendant, je demande qu’on ne se rie plus de moi. Et quand, par hasard, mon idée serait bonne, ça ne m’empêcherait pas d’être Richard Davis comme devant, un pauvre diable comme vous tous, et un honnête homme... comme vous tous !...

Il donne des poignées de main à plusieurs.

Tiens ! qui vient là ?...

SIMON.

C’est sir Edgard Mortimer... l’insolent cousin de sir Maurice...

Tous les Ouvriers se tiennent à l’écart.

 

 

Scène II

 

RICHARD, SIMON, PETERPATT, EDGARD, HERBERT

 

EDGARD.

Nous sommes arrivés, mon cher.

HERBERT.

Comment ! c’est ici la demeure de lord Asthon ?

EDGARD.

Ou plutôt de sir John Maurice, car c’est le nom qu’il affectionne. Riche comme un nabab, mon cher cousin veut que son immense fortune profite au pays ; et, grâce à ce noble patriotisme, il a doublé, depuis vingt ans, les millions qu’il tenait de son père.

HERBERT.

Tant mieux, car il n’a pas d’enfants, ce me semble ?

EDGARD.

Je suis, en effet, son unique héritier ; mais je suis en même temps le seul homme auquel mon généreux cou sin ne donnerait pas un penny.

HERBERT.

En vérité ?

EDGARD.

Parce que je suis inutile au pays ; car c’est aussi un grand moraliste, que mon cousin. Mais heureusement, j’ai dans les Indes, un oncle moins ridicule.

HERBERT.

Alors, que viens-tu faire chez ce vieux parent si intraitable ?

EDGARD.

Mon cher, on ne doit jamais se brouiller avec les vieux parents, surtout quand ils ont, comme celui-là, deux jeunes et jolies pupilles...

HERBERT.

Ah ! ah ! songerais-tu à te marier ?

EDGARD.

Moi ! Allons donc, mon cher, je ne me marie jamais !

HERBERT.

On dit qu’elles sont ravissantes.

EDGARD.

Miss Lucy surtout... Décidément, j’en suis amoureux fou.

HERBERT.

Mais puisque tu ne veux pas te marier.

EDGARD.

Qu’importe !... On assure qu’avant son départ pour les Indes lord Ashley, mon oncle, était au mieux avec sa mère... Ce ne serait alors qu’un héritage de famille.

 

 

Scène III

 

RICHARD, SIMON, PETERPATT, EDGARD, HERBERT, TOM BOB

 

BOB, en dehors.

Attendez, attendez-moi là...

Il entre.

TOUS.

Ah ! c’est Tom Bob...

PETERPATT.

L’heureux Tom Bob !

SIMON.

Le domestique de sir John Maurice !

BOB.

Moi-même, messieurs... Ça ne va pas mal, vous êtes bien bons, je vous remercie...

EDGARD.

Approche ici, drôle !

BOB.

Hein ! Qui est-ce qui se permet ?...

Apercevant Edgard.

Oh ! milord !... J’ai bien l’honneur... Votre honneur... m’a fait l’honneur...

EDGARD.

Réponds... Quand doit arriver sir Maurice ?

BOB.

Dans un petit quart d’heure tout au plus, milord.

EDGARD.

C’est bien. Tu me préviendras dès qu’il sera ici... Viens, Herbert.

BOB.

Oui, milord, j’aurai l’honneur... j’aurai l’honneur... de...

Il s’incline, puis se relève en voyant Edgard sorti.

Grand fat, va !... Ça se permet de m’appeler drôle !

SIMON.

Ah ! ça, maintenant, dites-nous, M. Bob, comment se porte sir Maurice ?

BOB.

Merci, merci, nous allons fort bien tous les deux ; nous venons de visiter nos mines de Glascow, et, comme je le disais, dans un instant il sera ici avec nos deux char mantes pupilles, miss Lucy Stendhal et miss Anna Strafford, que nous avons retirées du pensionnat, et que nous songeons à marier.

RICHARD, riant.

Ah ! vous songez à les marier ?

BOB.

Oui, nous y songeons un peu.

RICHARD.

Et combien votre seigneurie donne-t-elle à ces deux nobles orphelines ?

BOB.

Combien... nous... Mais je...

Tous rient en se moquant de lui.

Ah ! ça, mais, je crois qu’on se moque de moi.

SIMON.

Si vous voulez bien le permettre ?

RICHARD.

Et vous ne le permettriez pas que ce serait tout-à-fait la même chose. Au fait, M. Bob, est-ce là tout ce qui vous amène ?...

BOB.

Non, j’ai une requête à vous présenter.

RICHARD.

À moi ?...

BOB.

Vous savez que je suis philanthrope, et je voulais vous demander, M. le contremaître, un petit emploi dans l’usine pour un pauvre jeune homme que je protège.

RICHARD.

Rien de plus facile. Justement, nous manquons de bras, et si c’est un garçon solide...

BOB.

Vous allez en juger. C’est un Français, que j’ai rencontré par hasard... Il avait l’air si embarrassé, si mal heureux dans notre capitale du monde, que ma philanthropie s’est émue en sa faveur ; c’est d’ailleurs un gentleman très distingué, très comme il faut.

RICHARD.

Voyons le gentleman.

BOB.

À l’instant... Hé ! l’ami, par ici.

 

 

Scène IV

 

RICHARD, SIMON, PETERPATT, EDGARD, HERBERT, BOB, CHALUMEAU

 

CHALUMEAU, entrant.

Bien l’bonjour, messieurs, mesdames, la société !... On peut garder son couvre-amour, pas vrai ?...

Il remet sa casquette.

C’est qu’on r’niffe pas mal de brouillard dans la belle Albion ! ça m’a enrhumé du cerveau.

SIMON.

Vous désirez donc être employé ici ?

CHALUMEAU.

Je demande à vivre honnêtement, à gagner de quoi boire et de quoi béquiller !

TOUS.

Béquiller !

BOB.

Comment, béquiller ?

CHALUMEAU.

C’est une locution française, béquiller, tortiller, chiquer les vivres, quoi !...

RICHARD.

Et comment êtes-vous seul, sans recommandations en Angleterre ?

CHALUMEAU.

D’abord, je m’appelle Chalumeau, homme établi ; j’avais à Paris une entreprise pour l’exploitation des bouts de cigares... une invention à moi, que j’aurais pu mettre en actions, mais les chemins de fer m’ont coulé ; et puis, j’ai eu des désagréments à cause d’un nommé Montorgueil, qui a failli me brouiller avec notre gouvernement, ce qui fait que je me suis dit : Chalumeau, mon bonhomme, faut rentrer dans le chemin de la vertu, il faut rompre avec les mauvaises connaissances, il faut quitter ta patrie ; alors j’ai cédé mon fonds à un autre, j’ai serré la main aux bons zigs de ma connaissance, j’ai fait mes malles que voilà...

Il montre un très petit paquet.

et je suis débarqué à London.

SIMON.

Et ce M. Montorgueil ?

CHALUMEAU.

Montorgueil ?... il a cassé sa pipe.

BOB.

Cassé sa pipe ?...

CHALUMEAU.

C’est une locution française pour dire : Il a tourné de l’œil, il a claqué, il a éteint son gaz.

RICHARD.

Allons, allons, il nous amusera... Il est admis, n’est-ce pas ?

SIMON.

Oui, oui... soit !... Jeune homme, on vous admet.

TOUS.

Bravo ! bravo !

CHALUMEAU.

Ah ! merci.

SIMON.

Mais c’est l’heure du déjeuner... dépêchons.

RICHARD.

Oui, il faut être revenus à l’ouvrage avant l’arrivée de sir Maurice.

TOUS.

Au déjeuner !... au déjeuner !...

Ils sortent.

 

 

Scène V

 

BOB, CHALUMEAU

 

BOB.

Eh bien ! vous voilà satisfait ?...

CHALUMEAU.

Mais oui, merci aussi, dites donc.

BOB.

Ah ! il n’y a pas de quoi... D’ailleurs, c’est un plaisir pour moi que d’obliger, je suis heureux de rendre service à quelqu’un... Je suis philanthrope, enfin.

CHALUMEAU.

C’est comme moi, j’aime tous mes semblables... Je verrais un caniche dans la peine, que je lui tendrais la main.

BOB.

Ah ! ça, maintenant, regardez-moi ceci... Que dites vous de nos usines, de nos machines à vapeur ?

CHALUMEAU.

C’est assez rupin.

BOB.

Rupin ?...

CHALUMEAU.

Eh ! oui, c’est pas mal chouette, quoi !

BOB.

Vive l’Angleterre, pour la vapeur !

CHALUMEAU.

Oh ! vive l’Angleterre !... mon bonhomme, des pruneaux...

BOB.

Comment, des pruneaux ?...

CHALUMEAU.

Vous dites : Vive l’Angleterre, pour la vapeur. Mais nous en mangeons aussi, nous, de la vapeur... Je ne suis pas un savant, mais j’ai entendu causer de ça à Paris... J’ai entendu dire qu’un Français l’avait inventée avant les English, la vapeur... Vive la France, mon bonhomme, pour la vapeur ! vive la France !...

BOB.

Eh bien ! et les femmes ?... ah !...

CHALUMEAU.

Ah ! les femmes... Je ne sais pas si c’est l’Angleterre qui les a inventées la première, mais...

BOB.

Mais les nôtres sont charmantes...

CHALUMEAU.

Possible ; mais faut pas mécaniser les Parisiennes... Je m’y connais un peu en femmes... Quand on a ce petit physique-là, ce petit museau chiffonné... Chez nous, voyez-vous, les femmes ne sont pas blondasses et fadasses... c’est pas mince et droit comme des échalas !... Ça vous a de la figure, de la tournure, de la... Oh ! Dieu ! Vive la France ! mon bonhomme, pour les femmes... Vive la France !...

BOB.

Vive la France, soit ; mais quand vous connaîtrez nos merveilles, je vous forcerai bien de crier avec moi : Vive...

CHALUMEAU.

Vive l’Angleterre ! Non, je crois pas.

BOB.

Nous verrons. Mais, à propos de femmes, dites-moi ce que vous pensez de celle-ci ?

CHALUMEAU.

Y a de la femme ?... où ça ?

 

 

Scène VI

 

BOB, CHALUMEAU, KITTY

 

KITTY.

Bonjour, M. Bob.

BOB.

Bonjour, ma jolie Kitty...

Bas à Chalumeau.

Eh bien ! qu’en dites-vous ?

CHALUMEAU.

C’est pas mal... les lampions sont gentils.

BOB.

Les lampions ?...

CHALUMEAU.

Les coquards, les yeux, les mirettes, quoi !...

Saluant.

Mamselle...

KITTY, saluant.

Monsieur... pardon, je ne vous avais pas vu.

CHALUMEAU.

De rien, y a pas d’aff...

KITTY.

Que faisiez-vous donc ici, M. Bob ?

BOB.

Je vous attendais, Kitty.

KITTY.

Vous m’attendiez ?

BOB.

Oui, Kitty, pour vous parler de ma flamme.

CHALUMEAU.

Oh ! sa flamme !... comme c’est english, sa flamme...

Bas.

Dites donc, nous causons un peu mieux que ça, d’amour, nous autres.

BOB, à Kitty qui a baissé les yeux.

Eh bien ! vous ne répondez pas ?...

KITTY.

Écoutez, M. Bob, vous n’êtes pas trop mal...

BOB.

Je suis très bien ; allez toujours...

KITTY.

Je rends justice à vos bonnes qualités, je vous trouve aimable, mais mon cœur n’a pas encore parlé...

CHALUMEAU, à part.

Pauvre petit cœur... il ne lui manque que la parole...

BOB.

Enfin, Kitty ?...

KITTY.

Enfin, M. Bob, je ne veux épouser qu’un homme sage, économe...

BOB.

Mais je le suis, Mlle Kitty...

KITTY.

Et s’il est économe, je veux qu’il le soit depuis assez longtemps pour avoir mis de côté, au moins cinquante livres sterling...

CHALUMEAU.

Cinquante sterling !...douze cents balles, mazette !...

Bas.

On s’adore à moins cher que ça, à Paris, mon bonhomme !...

BOB.

J’avoue, Kitty, que je n’ai pas le premier shellings des cinquante livres en question ; mais si vous me promettez de m’attendre, seulement un an et demi, je les aurai.

KITTY.

Comment ça ?...

BOB.

En partant pour les Indes ! Ce matin encore, on m’offrait une place superbe ; je l’ai refusée pour rester au près de vous ; mais maintenant je me décide, et si vous voulez me promettre de m’attendre... je partirai...

KITTY.

Eh bien ! je vous le promets...

BOB.

Et vous penserez à moi ?

KITTY.

Toujours.

BOB.

Et vous m’aimerez ?

KITTY.

Toujours.

BOB.

Et vous m’attendrez ?

KITTY.

Toujours !... pendant dix-huit mois.

BOB.

Alors ! c’est arrêté... je pars...

KITTY.

Quand ça ?...

BOB.

Aujourd’hui même, le bâtiment met à la voile dans la journée. Quand vous entendrez le canon, je voyage rai pour l’amour de vous...

Lui tendant la main.

C’est bien convenu ?

KITTY.

C’est convenu...

CHALUMEAU, les bénissant.

Jeunes fiancés, je vous donne ma bénédiction !

 

 

Scène VII

 

BOB, CHALUMEAU, KITTY, SIMON, PETERPATT, TOUS LES OUVRIERS

 

SIMON.

Allons, à l’ouvrage, à l’ouvrage !... Voici sir John Maurice qui arrive...

Cris au loin : Vive sir John Maurice !

PETERPATT, regardant Bob et Ketty.

Ils étaient ensemble !... Scélérat de Bob, va !...

SIMON.

Vite, chacun à son poste !...

CHALUMEAU.

Ah ! ça, et moi, monsieur, où qu’il est, mon poste ?...

SIMON.

Vous, par ici, mon garçon...

Il l’emmène.

KITTY.

Moi, je vais au devant des pupilles de sir Maurice, qu’il ramène avec lui.

BOB.

Et moi, je vais lui demander mon compte et faire mes paquets...

KITTY.

Bon voyage, M. Bob...

BOB.

Au revoir, ma jolie Kitty...

Il passe en courant près de Peterpatt qui lui donne un coup de pied.

Hein !...

PETERPATT.

Ce n’est rien, ne faites pas attention.

BOB.

À la bonne heure... monsieur !...

Il sort avec Kitty.

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, SIR JOHN, MAURICE, ANNA, LUCY, RICHARD

 

TOUS, entrant.

Vive sir John Maurice !

MAURICE.

Bonjour, bonjour, mes amis ; que l’on cesse les travaux, j’accorde un jour de repos... et de paie, bien en tendu.

TOUS.

Bravo ! vivat !...

Ils sortent.

MAURICE, à ses pupilles.

Oui, mes enfants, oui, voilà ma principale usine, et voici mes deux braves contremaîtres.

LUCY.

Oh ! nous connaissons ces messieurs.

RICHARD.

Miss Lucy !...

SIMON.

Miss Anna !...

RICHARD.

Vous êtes bien bonnes, mesdemoiselles, de vous être souvenues de nous...

ANNA.

Ce que vous faites, messieurs, est trop honorable, trop digne d’éloges, pour qu’on ne se le rappelle pas...

MAURICE.

De quoi s’agit-il donc ?...

LUCY.

Vous ne le savez pas ?... Ces deux messieurs ont une sœur, une pauvre orpheline... comme nous ; elle n’avait d’appui que dans le cœur généreux de ses deux frères...

RICHARD.

Et nous nous sommes chargés de l’élever... Est-ce que ce n’est pas tout simple ?...

ANNA.

Oui, ce le serait, en effet, si vous l’aviez élevée comme tous les enfants... du peuple...

LUCY.

Mais il n’en est pas ainsi... vous aviez choisi pour nous, mon tuteur, un des premiers pensionnats de Londres... Eh bien ! c’est là que ces messieurs ont aussi placé leur sœur... Votre bonté généreuse nous a fait donner tous les maîtres qui pouvaient compléter une éducation... qui sera notre seule fortune...

MAURICE.

Lucy...

ANNA, avec hauteur.

La seule, après le nom que nous ont transmis nos ancêtres.

LUCY.

Ces messieurs ont pris, sur leur travail de chaque jour, de quoi payer tous ces maîtres...

MAURICE.

C’est bien, cela !...

RICHARD.

Bah ! il n’y a pas un grand mérite... Le pauvre vieux père nous l’avait recommandée en mourant... Nous obéissons, voilà tout.

MAURICE.

Braves garçons !... Mais ce n’est pas seulement par le cœur qu’ils se distinguent, c’est encore par l’imagination, par le génie...

RICHARD.

Le génie !... Allons, bon, voilà M. Maurice qui va aussi se moquer de moi...

MAURICE.

Rire de toi, quand j’arrive de Glascow, quand j’ai fait moi-même l’essai de ton système, qui adapte la va peur à l’extraction des mines...

RICHARD.

Et cela a réussi ?...

MAURICE.

À merveille...

SIMON.

Si monsieur le permet, je lui dirai que, depuis, Richard a fait encore une nouvelle découverte... et plus belle que toutes les autres...

RICHARD.

Mais non, mais non...

MAURICE.

Nous examinerons cela sérieusement, tout à l’heure, et nous réglerons nos comptes, M. Richard...

RICHARD.

Nos comptes !...

MAURICE.

À bientôt, Richard, à bientôt !...

Il remonte la scène avec Anna et Lucy, et rencontre Edgard et Herbert.

 

 

Scène IX

 

LES MÊMES, EDGARD, HERBERT

 

MAURICE.

Comment ! sir Edgard ici ?...

EDGARD.

Avec mon ami Herbert ; nous apprenons à l’instant votre arrivée, mon cher cousin, et j’avais hâte de venir vous saluer, et de présenter mes hommages à vos deux charmantes pupilles, que je n’ai pas vues depuis un grand mois...

ANNA, bas à Lucy.

Il est toujours très bien, n’est-ce pas ?...

LUCY.

Lui ?... c’est possible ; mais il me déplaît !

EDGARD, bas à Lucy.

Vous êtes encore embellie, charmante Lucy, et je sens que je vous aime cent fois plus !...

LUCY.

Monsieur !...

MAURICE.

Je ne m’attendais pas à votre visite, sir Edgard. Vous êtes toujours si occupés, vous autres qui n’avez rien à faire !...

EDGARD.

C’est vrai ; mais je me suis éveillé, ce matin, avec un violent mal de tête, et un gros désir de morale, en sorte que je me suis dit : Allons chez lord Asthon.

MAURICE.

Sir Maurice, tout court, si vous le voulez bien.

EDGARD.

C’est juste, j’oubliais...

MAURICE.

Ce que vous appelez mes grandes idées démocratiques ?... Mais vous avez tort. Je ne fais pas fi de toutes les noblesses. Il en est une que j’estime, surtout, celle du génie ! Et j’avoue que, si j’avais une fille, je la donnerais à l’homme de talent qui s’anoblit lui-même, bien plutôt qu’à l’homme inutile qui se pare d’un nom que d’autres ont anobli pour lui... Mais vous pourriez prendre cela pour vous... Excusez-moi, mon cher cousin...

EDGARD.

Ne vous gênez donc pas ; je suis venu chercher de la morale, je n’ai que ce que je mérite !...

Bas.

Seulement tu ne t’amuses peut-être pas beaucoup, mon cher Herbert ?...

HERBERT, bas.

Moi, je n’écoute pas, je regarde !...

MAURICE.

Pardon, messieurs, ces enfants ont peut-être besoin de repos, nous nous retirons. Adieu, sir Edgard !

EDGARD.

Mon oncle, mesdemoiselles !...

Sortie. Maurice, Lucy et Anna par la droite, Edgard et Herbert par la gauche.

 

 

Scène X

 

RICHARD, SIMON

 

SIMON.

Eh bien ! Richard...

RICHARD.

Eh bien ! Simon...

SIMON.

Te voilà sur la route de la fortune...

RICHARD.

Nous, c’est possible... mais moi seul, jamais... jamais l’un sans l’autre, frère ! Toujours le même sort, comme nous avons la même âme, le même cœur et la même affection !...

SIMON.

J’étais fier de ce qu’on disait de toi... devant ces deux jeunes personnes... si jolies, si comme il faut...

RICHARD.

Oui, miss Lucy surtout... Quel air de bonté, de douceur !... C’est elle qui nous a reconnus, qui s’est sou venue la première qu’elle nous avait rencontrés au pensionnat, quand nous allions voir notre petite Alice...

SIMON.

Eh bien ! moi, si j’étais riche... c’est miss Anna que je prendrais pour femme.

RICHARD.

Miss Anna ! tu aurais tort ; elle a trop de fierté, trop d’orgueil...

SIMON.

Elle est fière de sa naissance, et elle a raison ; car sa mère, lady Strafford, lui a laissé un nom à-la-fois illustre et sans tache...Miss Lucy est plus humble, mais on prétend que cette humilité puise sa source dans de tris tes souvenirs...

RICHARD.

Assez, assez, mon frère... Oui, on a dit, je le sais, que lady Stendhal avait méconnu ses devoirs d’épouse, et que le remords l’avait tuée...mais, doit-on faire peser sur l’enfant la faute de sa mère ?...

SIMON.

Oh ! non ; mais un honnête homme doit s’informer de la famille dans laquelle il entre. Et, si ce que l’on dit de lady Stendhal est vrai, si l’oubli de ses devoirs, si le crime qu’elle a commis ont amené, pour son mari, le désordre, la ruine, et enfin la mort... n’a-t-on pas à redouter les principes qu’une pareille mère a pu donner à son enfant ?

RICHARD.

Non, non. L’amour maternel élève l’âme, Simon ; et il n’y a pas de mère, si coupable, si dégradée, si avilie, qui ne rêve pour sa fille une vie chaste et pure !

SIMON.

Soit, mais si j’avais le choix... bon sang ne peut men tir, et je prendrais miss Anna !...

RICHARD.

Et moi, je préfère cent fois Lucy... Ce souvenir cruel dont tu parles, je suis sûr qu’elle chercherait à l’effacer par la pureté de sa vie... Et puis, la pauvre enfant, vouée au malheur dès sa naissance, elle aimera son mari, ne fût-ce que par reconnaissance de ses soins, de son respect, et tout l’amour qu’il lui donnera...

SIMON, riant.

Ainsi donc... à toi Lucy, et à moi... Ah ! ah ! ah !...

RICHARD, riant.

Ah ! ah ! ah ! nous sommes superbes, parole d’honneur !... deux pauvres ouvriers alliant à leurs beaux noms de Simon et de Richard Davis les noms de Stendhal et de Strafford !...

SIMON.

Allons, viens-tu ?

RICHARD.

Non, je monte chez moi...

Lucy entre par le fond.

Je vais écrire à la petite sœur...

SIMON.

Soit ! mais dépêche-toi, je t’attends...

Il sort.

 

 

Scène XI

 

LUCY, RICHARD

 

LUCY.

Brave garçon ! le temps que lui laisse le travail, c’est à sa sœur qu’il le donne !...

S’approchant de lui et lui touchant sur l’épaule.

M. Richard !

RICHARD, se levant.

Miss Lucy !...

LUCY.

Oh ! je ne vous retiens pas ; mais puisque vous allez écrire à notre petite amie, soyez assez bon pour joindre à votre lettre celle-ci, qui est pour elle...

RICHARD.

Comment, miss, vous avez bien voulu...

LUCY.

Écrire à ma bonne Alice !... Tout enfant qu’elle est, c’est ma meilleure amie...

RICHARD.

Votre amie !...

LUCY.

Ah ! vous ne pensiez pas, M. Richard, que nous nous connaissions si bien...

RICHARD.

Je ne pensais pas, en effet, miss, que cette belle et noble fille sur laquelle je n’osais lever les yeux qu’en tremblant consentait à être l’amie de la sœur d’un pauvre ouvrier...

LUCY.

Mais je suis pauvre aussi, moi, monsieur, et cent fois plus pauvre que vous...

Mouvement que Richard.

Sans doute, cette brillante éducation que j’ai reçue, c’est sir Maurice qui me l’a donnée ; ces riches toilettes dont je me pare quelquefois, c’est sir Maurice qui me les donne, et cette dot pour laquelle, un jour, quelqu’un daignera peut-être m’appeler sa femme... c’est encore lui qui me la donnera... Vous, monsieur, vous grandirez par votre intelligence et par votre courage ; ce que vous êtes, et ce que vous serez, vous ne le devrez qu’à vous-même... Vous voyez que, de nous deux, c’est bien moi qui suis la plus pauvre !...

RICHARD.

Eh quoi !... la fille du noble lord...

LUCY.

N’a rien de la fortune de ses pères... Des procès ont englouti ce qu’il en restait, et tout à l’heure je viens de passer devant l’hôtel de Stendhal... C’est là que je suis née... c’est là que j’ai reçu les adieux de ma pauvre mère !... Eh bien ! cet hôtel... on vient de le mettre en vente !...

RICHARD.

Heureux celui qui pourra vous le rendre !...

LUCY.

Qui voudrait m’épouser ?... je suis pauvre... Qui voudrait m’aimer ?... je suis malheureuse !...

RICHARD.

Qui ?...

À part.

Ah ! si j’avais dix ans de moins et une fortune de plus !...

La regardant avec intérêt.

Si jeune et déjà si infortunée !

LUCY.

Vous me plaignez !... mais ce n’est pas pour la perte de mes biens qu’il faut me plaindre !... M. Richard, il y a des souvenirs plus poignants que la pauvreté... plus déchirants que la misère et la faim !...

RICHARD.

Oui, je vous comprends, miss...

LUCY, à part.

Entendre parler avec mépris de ce qu’on a de plus cher et de plus sacré... rougir de honte au seul nom de ce qu’on aime de l’amour le plus pur...

Avec force.

Ô ma mère !... si j’étais un homme, je pourrais du moins donner ma vie pour étouffer le mensonge, pour écraser la calomnie !...

RICHARD.

Eh bien ! puisque je suis le frère d’une enfant que vous aimez... puisque mon cœur est honnête, et que mon bras est fort... quand vous aurez besoin d’un appui, oubliez que je suis du peuple... appelez-moi, miss, appelez-moi... je viendrai !...

LUCY.

Merci, merci, M. Richard... mais...pardonnez-moi d’être venue vous attrister... Voici ma lettre pour Alice... Que je ne vous retienne plus... Adieu, M. Richard...

RICHARD.

Adieu, miss Lucy...

Richard sort par la gauche.

 

 

Scène XII

 

LUCY, seule, puis, EDGARD

 

LUCY.

Oui, c’est un noble cœur... et le secours qu’il m’a offert, c’est sans scrupule et sans honte que je l’accepterais... Hélas ! au milieu de ce monde qui m’entoure, c’est le seul qui ait compris ma douleur. Celui-là ne spécule pas, comme ce sir Edgard, sur ma faiblesse et sur mon isolement... celui-là n’a pas, comme sir Edgard, des paroles dont je suis toute honteuse... et des pensées qui me font rougir !...

EDGARD, entrant.

Que vois-je !... vous... vous, charmante Lucy...

LUCY, à part.

Lui !... Oh ! cette fois, je saurai mettre un terme à son insolence !...

EDGARD.

Vous êtes seule... seule dans cette usine, où vous pouvez, d’un instant à l’autre, être entourée de ces grossiers ouvriers...

LUCY.

Les ouvriers de mon tuteur n’ont pour moi, mon sieur, que du respect...

EDGARD.

Je l’espère bien... Mais c’est un tort que d’exposer aux regards de ces manants tant de grâces et de charmes...

LUCY.

Sir Mortimer...

EDGARD.

Allez-vous m’en vouloir parce que j’ai su apprécier tout ce que vous valez ?... m’adresserez-vous des paroles sévères parce que je ne trouve auprès de vous que des mots de tendresse ?... enfin, pourrez-vous me haïr parce que... parce que je vous aime ?...

LUCY.

Vous m’aimez ?... vous ?... monsieur !...

EDGARD, à part.

Elle ne se fâche pas !... À merveille !...

Haut.

Oui, Lucy, oui... c’est un secret que je renferme dans mon cœur, depuis le jour où je vous ai vue pour la première fois... c’est un aveu toujours prêt à s’échapper de mes lèvres, et que la crainte seule a retenu !...

LUCY.

La crainte !... et pourquoi ?...

EDGARD.

Mais... je pouvais vous offenser... vous déplaire... ou bien... me trahir aux yeux de sir Maurice...

LUCY, à part.

Encore !...

Haut.

M’offenser !... Vous vous trompez, sir Edgard !...

EDGARD.

Se peut-il ?... je serais assez heureux !...

À part.

Mais cela marche à ravir !...

LUCY.

Pourquoi m’offenserais-je de votre amour ?...

EDGARD.

Oh ! tant de bonté me transporte !...

LUCY.

Et quant à cette appréhension de vous trahir aux yeux de mon tuteur...

EDGARD.

Oh ! je ne redoute plus rien désormais...

LUCY.

N’importe, je veux vous éviter le retour d’une pareille crainte... et pour cela...

EDGARD, transporté.

Pour cela ?...

LUCY.

Il est un moyen infaillible...

EDGARD.

Et lequel ?...

LUCY.

Vous allez le savoir...

MAURICE, en dehors.

Dites à miss Anna que je l’attends !

LUCY.

Venez, venez, mon cher tuteur.

 

 

Scène XIII

 

LUCY, EDGARD, MAURICE

 

EDGARD.

M. Maurice !... Diable !...

MAURICE.

Qu’est-ce donc ?... vous paraissez embarrassée ?...

EDGARD.

C’est que... c’est que...

LUCY.

Ne tremblez donc pas, monsieur...

Avec dignité.

Sir Maurice, c’est lord Mortimer qui me parlait d’amour...

MAURICE.

D’amour ?...

EDGARD.

Que dit-elle ?... Comment ! elle va lui avouer...

LUCY.

Lord Mortimer... que votre présence ne saurait embarrasser, car il connaît mieux que tout autre les malheurs qui ont frappé ma famille... car il sait quels égards méritent de pareilles infortunes... car il se souvient enfin que c’est à vous, à vous d’abord, qu’un loyal gentilhomme comme lui doit exprimer les sentiments de tendresse et de respect... dont il daigne honorer une pauvre orpheline !...

EDGARD, avec embarras.

Mademoiselle... certainement... je...

À part.

Ah ! elle se jouait de moi !... Je m’en vengerai !...

MAURICE.

Eh bien ! sir Edgard, je suis prêt à vous entendre... Est-ce la main de Lucy que vous me demandez ?...

EDGARD.

Pardon, mon cher cousin, mais je ne puis songer à un pareil mariage... avec...

MAURICE.

Avec ma pupille ?...

EDGARD, avec force.

Avec la fille de lady Stendhal.

LUCY.

Oh !...

MAURICE.

Assez, monsieur, assez. Plus tard nous aurons en semble une explication. Jusque-là, veuillez vous retirer.

EDGARD.

J’obéis, monsieur...

À part.

Ah ! miss Lucy, vous avez voulu la guerre ; j’accepte le défi !...

Il salue et sort.

 

 

Scène XIV

 

LUCY, MAURICE

 

LUCY.

Oh ! vous le voyez, vous le voyez, mon ami, tous les jours ce sont de nouveaux outrages !... et, fort du malheur qui pèse sur ma naissance, chacun se croit libre de me traiter comme le fait sir Edgard.

MAURICE.

Oh ! lui, fiez-vous à moi pour le contraindre à vous respecter.

LUCY.

Le contraindre à me respecter... Oui, vous y par viendrez peut-être vis-à-vis de celui-là ; mais direz-vous à tous les autres : Cette jeune fille... qu’un mensonge, qu’une odieuse calomnie a flétrie du nom d’enfant de l’adultère, n’a reçu de sa pauvre mère ni funestes exemples, ni principes honteux ; cette jeune fille, dont moi aussi j’ai formé le cœur et l’âme, sera pleine de dévouement pour l’époux qui la protégera, pleine de respect pour les saints devoirs d’épouse et de mère ?... Vous ne leur prouverez pas cela, mon ami, et ma vie toute entière s’écoulera dans l’abandon, dans le malheur et dans le désespoir !...

MAURICE.

Non, Lucy, non...

Un Domestique entre.

LE DOMESTIQUE.

Une lettre pour sir Maurice.

MAURICE.

Donnez... Des grandes Indes... Pardon, mon enfant...

Lucy se tient à l’écart.

Que vois-je !... De sir Harry !... Harry !... Que peut-il m’écrire ? « Dans quelques jours, je m’embarquerai pour l’Angleterre ; j’apporterai à l’enfant que vous avez adoptée des preuves pour combattre le mensonge et la calomnie qui lui contestent le titre de fille de lord Stendhal !... Vous avez aussi de précieuses lettres entre les mains. »

Parlé.

C’est vrai...

Lisant.

« À nous deux, nous rendrons la joie et le bonheur à cette jeune fille, et peut-être aussi à sa mère. »

À part.

À sa mère ! mais il ignore donc qu’elle est morte ?

LUCY.

Eh bien ! mon cher tuteur ?...

MAURICE.

Lucy, j’avais raison de vous dire : Espérez... Bientôt, mon enfant, bientôt vous n’aurez plus de larmes à verser.

LUCY.

Puisse le ciel vous entendre, sir Maurice !

 

 

Scène XV

 

LUCY, MAURICE, ANNA

 

ANNA.

Vous m’avez fait appeler, mon cher tuteur ?

MAURICE.

Oui, Anna, je voulais vous parler, en même temps, à vous et à votre cousine : je voulais vous entretenir d’un sujet bien grave...

ANNA.

De mariage peut-être ?

MAURICE.

Justement.

LUCY.

Vous avez donc fait un choix ?

MAURICE.

Peut-être...

ANNA.

Est-ce pour cela que sir Edgard est ici ?...

MAURICE.

Lui ! qui peut vous faire supposer ?...

ANNA.

Rien, rien, mon ami...

LUCY.

Ce n’est pas un semblable mari que tu désires, n’est-ce pas, Anna ?

ANNA.

Sir Edgard me paraissait un brillant cavalier, un homme sur le bras duquel on aimerait à s’appuyer à la promenade.

MAURICE.

Et je veux vous donner, mes enfants, deux maris, moins brillants peut-être, mais qui vous seront dans la vie d’un appui plus solide ; deux hommes qui, à défaut d’un titre héréditaire, vous apporteront en dot un nom justement estimé, et une fortune qui, entre leurs mains, pourra dépasser un jour les plus grandes fortunes de l’Angleterre... Enfin, je ne vous donnerai pas ce que vous appelez au pensionnat un mari charmant, mais ce que j’appelle, moi, un bon mari !

ANNA.

Nous connaissons nos devoirs, sir Maurice, et vous trouverez en nous des pupilles soumises...

LUCY.

Et des filles reconnaissantes...

MAURICE.

C’est bien... un jour vous me remercierez de mon choix...

 

 

Scène XVI

 

LUCY, MAURICE, ANNA, SIMON, RICHARD

 

SIMON, entrant.

Mais viens donc... je te dis qu’il est ici... tiens, le voilà...

MAURICE.

Ah ! c’est vous, messieurs ?

RICHARD.

Oui, sir Maurice, et vous me voyez tout ému, car mon frère m’a dit...

MAURICE.

Que nous avons examiné ensemble l’invention nouvelle dont vous avez doté notre industrie, et le pays tout entier...

RICHARD.

Et votre pensée, sir Maurice ?...

MAURICE.

Et que ton dernier travail est venu couronner tous les autres ; tu as trouvé à-la-fois le moyen d’augmenter la force, la vitesse de nos machines, et de combattre l’explosion !... Tu as doublé le produit et diminué le danger !... Nous te devons, tes camarades et moi, un tribut de reconnaissance. Richard Davis, les biens que je possède vont s’accroître encore, grâce à toi. Richard, parle sans crainte, et prends-en pour toi la part que tu voudras.

RICHARD.

Pour Simon et pour moi.

SIMON.

Frère !

RICHARD.

Ma foi, sir Maurice, dites vous-même... car nous n’oserons jamais...

MAURICE, à part.

Intelligents tous deux, pleins de probité et d’avenir... Allons, c’est décidé, Richard, Simon, veuillez appeler tout le monde.

RICHARD.

À l’instant, milord !...

Il sonne la cloche.

 

 

Scène XVII

 

LUCY, MAURICE, ANNA, SIMON, RICHARD, TOUS LES OUVRIERS

 

MAURICE.

Mes amis, à dater de ce jour, je ne suis plus le seul propriétaire de cette usine : voici mes nouveaux associés.

TOUS.

Vivat !

SIMON.

Se peut-il ?

RICHARD.

Vos associés... nous ?... Mais, monsieur, c’est nous faire millionnaires d’un seul coup...

MAURICE.

C’est partager avec vous une fortune que je vais devoir à vous seuls... Mes associés aujourd’hui...

Regardant Lucy et Anna.

et plus tard peut-être...

LUCY, à Richard.

Eh bien ! que vous disais-je, M. Richard ?...

RICHARD.

Miss Lucy ! bientôt je serai assez riche pour racheter la maison qui vous à vue naître !... Mais daignerez-vous l’accepter de la main d’un ami ?...

LUCY.

Je l’accepterai de sa main, monsieur, si mon tuteur me le donne pour époux...

RICHARD.

Grand Dieu !... que dites-vous ?...

SIMON, bas, se rapprochant de Richard.

Eh bien ! frère, et notre rêve de ce matin ! Qui sait si je n’épouserai pas un jour miss Anna ?...

RICHARD, bas.

Qui sait si je n’épouserai pas un jour miss Lucy ?...

Coup de canon au lointain.

MAURICE.

Allons, mes amis, c’est aujourd’hui que j’expédie le Fulton pour les Indes. Voici bientôt l’heure du départ...

Il remonte la scène avec ses pupilles et Richard.

RICHARD, aux Ouvriers.

Mes amis, sur la part qu’il me donne, sir John Maurice accorde cinquante livres sterling à chacun de mes bons camarades d’atelier...

TOUS, criant.

Ah ! bravo ! vivat !

CHALUMEAU.

Dites donc, monsieur, je les touche-t-y aussi, les cinquante sterling ?

SIMON.

Eh ! sans doute, comme tout le monde.

CHALUMEAU.

Merci !... douze cents balles en un jour ! je n’ai jamais gagné ça dans les bouts de cigares !

PETERPATT, sur le devant, avec Kitty et Chalumeau.

Miss Kitty, j’ai cinquante livres sterling...

KITTY.

C’est bien beau !...

PETERPATT.

Je vous les offre avec ceci...

Il montre son visage.

CHALUMEAU.

Hein !

KITTY.

C’est bien laid ; mais l’un fera passer l’autre.

CHALUMEAU.

Comment ! vous l’épousez ? Et ce pauvre Bob qui part pour vous !

KITTY.

Tiens, c’est vrai... Ah ! bah, je serai peut-être veuve quand il reviendra : j’accepte.

PETERPATT.

Bravo !...

Nouveau coup de canon.

MAURICE.

Le signal ! Partons !

TOUS.

Partons !

 

 

ACTE II

 

 

Premier Tableau

 

Le théâtre représente l’extérieur de la taverne de Blackwood. Sur le devant, des tables et des chaises. Au fond, les docks.

 

 

Scène première

 

TOM BOB, puis, CHALUMEAU

 

BOB.

Holà !... hé !... Garçon !...

CHALUMEAU, entrant.

On y va, on y va... Que demande votre seigneurie ?...

BOB.

Donne-moi...

Le regardant.

Eh ! mais...

CHALUMEAU.

Ah bah !...

BOB.

Le petit Chalumeau !...

CHALUMEAU.

Le grand Tom Bob !... Vous êtes donc revenu d’Inde ?...

BOB.

Mais oui, depuis ce matin... avec mon nouveau maître, qui demeure ici... Et vous voilà garçon de taverne, vous que j’ai laissé...

CHALUMEAU.

Futur ouvrier dans l’usine de sir Maurice, c’est-à-dire des frères Davis... En v’là deux qui ont fait du chemin !... des ouvriers devenus millionnaires !... Pus que ça de chance et de ruban de queue... merci !...

BOB.

Oui, je sais... on me l’a dit... Ils ont épousé les deux pupilles de sir Maurice.

CHALUMEAU.

Ils ont eu tous les bonheurs, quoi !... tandis que moi... pas de chance du tout, monsieur... On m’a fumé mes douze cents livres...

BOB.

Ça m’est égal... Parlons...

CHALUMEAU.

Eh bien ! parlons de mamselle Kitty... Elle a un peu négligé sa promesse... Dites donc, elle est perdue pour vous...

BOB.

Perdue !... ça dépend !...

CHALUMEAU.

Comment ! ça dépend ?...

BOB.

Je peux la posséder encore.

CHALUMEAU.

La reposséder !...

BOB.

Vous ne connaissez pas la sagesse des lois anglaises... Mais, à propos, mon maître est-il levé ?

CHALUMEAU.

J’ignore... Vot’ maître, c’est ce jeune blond, ce grand pâle qui ne parle jamais ?...

BOB.

Justement... C’est le spleen incarné que cet homme-là... Il n’ira pas bien loin, c’est sûr !...

CHALUMEAU.

Tiens, justement, le v’là !

BOB.

En ce cas, laissez-nous. Au revoir.

CHALUMEAU.

Au revoir...

Il sort.

 

 

Scène II

 

HARRY, BOB

 

HARRY.

Ah ! te voilà de retour... Eh bien ?...

BOB.

J’ai fait votre commission, monsieur... je suis allé chez lady Stendhal...

HARRY.

Et que t’a-t-on répondu ?...

BOB.

Que depuis plusieurs mois la pauvre dame est morte.

HARRY.

Morte !... Elle est morte !... elle pour qui j’ai entre pris ce long voyage !... elle, ma seule espérance, l’uni que joie de ma vie !...Elle mourait ici... en même temps que là-bas s’éteignait mon pauvre père !... Tout finis sait à-la-fois pour moi !... Oh ! si je l’avais su, je n’aurais pas prolongé jusqu’à ce jour ma lente et cruelle agonie !

BOB, à part.

Si on n’était pas philosophe, comme on pourrait s’apitoyer !...

HARRY, à part.

C’en est assez... je suis las de ce lourd fardeau que le destin m’impose... et je veux le rejeter... Oui, dès que j’aurai accompli ma mission... dès que j’aurai rendu à Lucy le repos et le bonheur !...

Haut.

Bob !...

BOB.

Monsieur ?...

HARRY.

Tu porteras les deux lettres que je t’ai remises, l’une à sir Richard Davis, et l’autre à sir Maurice Asthon...

BOB.

Oui, monsieur.

HARRY.

Et quand je les aurai vus tous les deux... rien ne me tiendra plus dans ce monde... et alors...

À Bob.

Dis-moi, mon garçon ?...

BOB.

Monsieur ?...

HARRY.

Tu as du courage, n’est-ce pas ?

BOB.

Du courage ?...

À part.

Qu’est-ce qu’il me veut donc ?...

Haut.

Dame !... ça dépend, monsieur... il y a des jours où je... où j’en ai...

HARRY.

Ne t’effraie pas de ce que je vais te dire...

BOB.

M’effrayer !... c’est qu’il y a aussi des jours où je... n’en ai pas, monsieur... Est-ce qu’il ya m’arriver un malheur ?...

HARRY, souriant.

Sois sans crainte... ce n’est rien qui te frappe personnellement... il ne s’agit que de moi...

BOB, tristement.

Que de vous !... Alors, monsieur... allez... j’ai du courage aujourd’hui...

HARRY.

Eh bien !mon pauvre garçon, l’existence me pèse, et je veux en finir !...

BOB, tranquillement.

Ah !

HARRY.

Cette nouvelle ne semble pas t’émouvoir beaucoup ?

BOB.

Ma foi, monsieur, l’Angleterre est un pays de liberté, où chacun doit être maître de ses actions !...

HARRY.

Et peut-être comprends-tu qu’on soit las de cette triste vie !...

BOB.

Je le comprends parfaitement, monsieur.

HARRY.

Aurais-tu souffert aussi ?

BOB.

J’ai beaucoup souffert, monsieur.

HARRY.

Est-ce que tu songerais comme moi à...

BOB.

À me détruire ?... Non, non... permettez... c’est une autre affaire... Je comprends qu’on se noie... je comprends qu’on se pende... mais je n’en use pas... Je déteste l’existence, mais j’y tiens beaucoup...

HARRY.

Soit ; mais avant que nous ne nous quittions, n’as-tu rien à me demander ?

BOB.

Si, monsieur, si... Je vous prierai de m’avancer quelques petites choses...

HARRY.

Tu as besoin d’argent ?...

BOB.

C’est pour un bon usage, pour un usage moral... ça me servira à me mettre en ménage !

HARRY.

En ménage ! Tu veux prendre une femme ?...

BOB.

Prendre une femme !... du tout, monsieur, je ne la prend pas... je l’achète.

HARRY.

Tu l’achètes ?...

BOB.

Ça vous étonne ?... Au fait, c’est naturel, vous n’avez pas, comme moi, été élevé à Londres, vous n’avez pas idée de la civilisation anglaise !...

HARRY.

Explique-toi...

BOB.

Voilà ce que c’est, monsieur... Quand je suis parti pour les grandes Indes, il y a deux ans, j’étais amoureux de Kitty... un ange de pureté, d’innocence et de candeur... qui, pour le moment, se trouve à vendre !...

HARRY.

À vendre ?... mais, qui la vend ainsi ?

BOB.

Qui ?... son mari...

HARRY.

Et les lois anglaises permettent un pareil marché ?...

BOB.

Mais certainement... c’est la chose la plus simple... on est fatigué de sa maison, on vend sa maison ; on est fatigué de son cheval, on vend son cheval ; on est fatigué de son épouse, on vend madame son épouse...

HARRY.

Allons, c’est impossible...

BOB.

Mais si... c’est la pure civilisation anglaise. Kitty est à vendre, je vas acheter Kitty...

Tendant la main.

Si monsieur le veut.

HARRY, tirant sa bourse.

Soit... partageons...

Lui donnant de l’argent.

Tiens... penses-tu qu’il y ait là de quoi payer mistress Kitty ?

BOB.

Avec çà, on en achèterait quatre... ça ne monte jamais bien haut... cinq ou six shellings au plus... Monsieur n’a plus besoin de moi pour le moment ?... Adieu, monsieur, portez-vous bien... Tiens, je suis bête... puisqu’il va... Adieu, monsieur...

Il sort en même temps qu’entrent en scène sir Edgard, sir James Herbert et plusieurs autres.

 

 

Scène III

 

HARRY, EDGARD, HERBERT, PLUSIEURS DANDIES

 

EDGARD.

Venez donc, venez donc, messieurs, je vous répète que nous pouvons attendre ici, la vente n’aura pas lieu sans nous... je vous en réponds...

HERBERT.

C’est que pour rien au monde je ne voudrais y manquer... Il faut que je voie la figure de la pauvre femme, et la contenance du drôle qui la vend !...

HARRY.

Pardon, messieurs, est-il bien vrai qu’en Angleterre... qu’à Londres, un pareil marché puisse sérieusement se conclure ?...

EDGARD.

Si c’est vrai ?... mais c’est une de nos plus anciennes coutumes...

HARRY.

Qui remonte sans doute à des temps d’ignorance et de barbarie !... et qu’une loi devrait faire disparaître.

EDGARD.

Chez nous, monsieur, les vieilles coutumes sont plus fortes que les lois... C’est surtout par ses vieilles coutumes que l’Angleterre se gouverne, et elle respecte même les mauvaises, afin de faire respecter les bonnes... Nos pères vendaient leurs femmes !... c’est demeuré depuis, un privilège du peuple !... Mais d’où venez-vous donc, mon cher monsieur, pour ignorer cela ?...

HARRY.

Je viens de Calcutta, monsieur...

EDGARD.

De Calcutta !... Auriez-vous connu mon oncle ?... lord Harry Ashley !...

HARRY, ému.

Lord Ashley !... si je l’ai connu !... Oui, monsieur, oui !...

EDGARD.

Et pouvez-vous me donner de ses nouvelles ?...

HARRY.

Il est mort !...

EDGARD.

Vous en êtes bien sûr ?...

HARRY.

J’étais là... je l’ai vu mourir !

EDGARD.

Ah ! ce pauvre cher oncle !... j’en étais fort inquiet !... mais me voilà rassuré !...

HARRY.

Je comprends... Vous vous nommez sir Edgard Mortimer !... vous êtes son unique héritier !...

EDGARD.

Justement ! Et je le plains de tout mon cœur... ce bon oncle... mais...

HERBERT.

Mais il redoutait à chaque instant de le voir revenir.

EDGARD.

Écoutez donc, c’était un retour qui pouvait me couter près de quatre mille livres de revenu ; un capital de deux millions ! S’il avait fallu le rendre... il me serait resté...

HERBERT.

Rien du tout...

EDGARD.

Moins que ça !...

HERBERT.

C’est juste, et tes dettes... Mais l’heure se passe, et si nous tardons davantage, la vente sera finie...

EDGARD.

Impossible, vous dis-je... Le drôle qui se défait de sa moitié nous préviendra lui-même. Il m’appartient, c’est un homme de ma maison...

HARRY.

Comment !... il est à votre service ?...

EDGARD.

Eh ! oui... et c’est même moi qui lui ai soufflé cette bonne idée-là !...

TOUS.

Toi !

HARRY.

Vous, monsieur ?...

EDGARD.

Sans doute... et pendant huit grands jours on ne va plus parler que des gens de sir Edgard, qui vendent leurs femmes. « Ce sir Edgard, diront les dames, tout ce qui l’entoure, tout ce qui l’approche, a quel que chose d’étrange... de bizarre !... »

HARRY.

Mais il s’en trouvera peut-être quelques-unes plus sévères, qui diront : « Lord Mortimer tolère dans sa maison de funestes exemples et de honteux scandales ! »

EDGARD.

Monsieur !... C’est vrai... il pourra s’en trouver qui diront cela... Vous avez raison... Après la vente, je chasserai ce drôle... c’est un sacrifice aux beautés austères...

HERBERT.

À mistress Lucy Davis...

HARRY, à part.

Lucy !...

EDGARD, avec colère.

James !...

HERBERT.

Ah ! tu n’aimes pas que l’on te parle de cette belle dédaigneuse... la seule qui ait repoussé les hommages du brillant Edgard Mortimer !... On assure...

EDGARD.

Tu es fou... Et, tiens, crois-moi, dans l’intérêt même de cette orgueilleuse beauté, votre idole à tous... trêve à vos sarcasmes... ils pourraient lui coûter cher !...

HARRY, à part.

Des menaces... des menaces contre elle !...

HERBERT.

Allons, terrible conquérant, tu vas prendre d’assaut cet hôtel dont on te ferme les portes...

EDGARD.

Dont on me ferme les portes... à moi !... Demain, messieurs, je présenterai deux d’entre vous au bal de mistress Lucy Davis !

TOUS.

Demain !...

HERBERT.

Réponse héroïque !... mais...

EDGARD, regardant Herbert en face.

J’en donne ma parole. Quelqu’un doute-t-il encore ?

HERBERT, à part.

Insolent et fat !... nous verrons !

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, PETERPATT, KITTY, BOB, CHALUMEAU, GENS du Peuple, qui restent à la porte

 

BOB, entrant.

Les voilà ! les voilà !

CHALUMEAU.

Le marché va se consommer ?

PETERPATT.

Oui, mes chers amis, mes excellents voisins, le temps de prévenir sa seigneurie, et la vente va commencer. Et, tenez, voici milord !...

Il salue Edgard.

EDGARD.

Ah ! ah ! c’est donc pour maintenant ?...

PETERPATT.

À l’instant, si milord le permet...

KITTY.

Mais du tout, milord ne permettra pas une pareille infamie !

PETERPATT.

Vous vous trompez, ma chère, c’est lui qui me l’a conseillée...

HERBERT.

Eh ! mais, la petite n’est pas trop mal !... et celui qui l’achètera...

BOB.

Ah ! mon Dieu ! est-ce qu’il va me faire concurrence ?

CHALUMEAU.

Attendez, je va l’en dégoûter un peu...

Bas à Herbert.

Monsieur, je la crois cagneuse !...

HERBERT, riant.

Ah bah ! vraiment ?...

PETERPATT.

Allons, messieurs, voici le grand moment.

KITTY.

Et vous n’avez pas honte de ce que vous allez faire ?

PETERPATT.

Pas le moins du monde !... D’ailleurs, je ne trompe personne... j’ai fait la liste des défauts et des qualités de ma chère moitié... chacun peut la consulter...

Déroulant un petit papier.

Voici les qualités...

CHALUMEAU.

Mazette !... c’est maigre !...

PETERPATT.

Mais voici les défauts...

Il déroule un grand papier sur lequel est écrit un très grand nombre de défauts.

CHALUMEAU.

Excusez, y a gras !... di donc...

BOB.

C’est un imposteur !

EDGARD.

Eh bien ! messieurs, le drôle ne vous semble-t-il pas amusant ?

PETERPATT.

De plus, j’indique à l’acquéreur les moyens qui m’ont le mieux réussi pour obtenir la paix dans mon ménage.

CHALUMEAU.

Excusez !

Riant.

Il vend sa femme avec la manière de s’en servir...

KITTY.

Soit ; mais je vous préviens que, s’il y en a un de vous qui ait le cœur de m’acheter, il n’a pas huit jours à vivre !... Je jure que je le tuerai !...

TOUS.

Ah !...

BOB.

Diable ! je demande à faire exception...

Bas à Kitty.

Et moi, me tuerez-vous aussi, Kitty ?

KITTY, bas.

Que vois-je ! Bob !

BOB, bas.

Qui, ton Bob, ton Bob adoré !

KITTY, bas.

Ah ! vous ne m’auriez pas vendue, vous !

BOB, bas.

Au contraire... Chut ! je viens pour t’acheter !

EDGARD.

Messieurs, la place est déjà rempli de monde... on n’attend plus que les héros de la fête... Partons...

TOUS.

Partons !...

Bob et Kitty échangent un signal d’intelligence.

PETERPATT, à Edgard.

Mylord est-il content de moi ?...

EDGARD.

On ne peut plus content... Après la vente tu viendras me trouver.

PETERPATT.

Merci bien, milord...

À part.

Je suis sûr qu’il me ménage quelque chose...

Tout le monde sort, excepté Harry.

 

 

Scène V

 

HARRY, seul

 

Et voilà le monde dans lequel il m’aurait fallu vivre ! Voilà ce peuple anglais, si orgueilleux, si fier de lui-même !... Pourquoi m’avez-vous conduit jusqu’ici, mon Dieu ! puisque vous aviez rappelé a vous celle qui pouvait seule me faire aimer la vie ?... Allons, une heure encore pour accomplir ma dernière mission, pour voir sir Davis, que j’attends là afin de lui remettre les lettres que je possède et celles que m’apportera sir Maurice ; et quand le repos et le bonheur de Lucy seront assurés, tout sera fini pour moi.

 

 

Scène VI

 

HARRY, EDGARD

 

EDGARD, avec colère.

Oh ! tant d’impertinence me révolte à la fin ! Mistress Lucy Davis, malheur à vous, car j’aurai ma revanche !

HARRY, au fond.

Que dit-il ?... Encore Lucy !

EDGARD.

Sa voiture n’était qu’à deux pas de nous... et lors que je lui ai adressé le salut le plus respectueux, le plus humble, elle m’a regardé avec étonnement, avec dédain, comme si mon salut était une insulte... puis, elle a détourné la tête !... Oh ! remerciez le ciel, my lady, de ce que j’ai vu seul ce sourire insolent, car...

Bas.

grâce à ce précieux coffret tout rempli des lettres de votre mère et que j’ai trouvé chez sir Maurice...

Haut.

je pourrais me venger cruellement.

HARRY.

D’une femme !... Vous ne feriez pas cela, monsieur !

EDGARD.

Et pourquoi ne ferais-je pas cela, je vous prie ?

HARRY.

Parce que ce serait une lâcheté !

EDGARD.

Écoutez, monsieur... nous nous connaissons fort peu i l’un et l’autre... je crois ?...

HARRY.

Vous croyez mal, monsieur, car vous ne me connaissez pas du tout, et moi je vous connais parfaitement.

EDGARD.

Alors, si vous me connaissez, vous devez savoir que je n’aime pas la morale, et que je me moque des moralistes...

HARRY.

Et moi, si vous me connaissiez... vous sauriez queje plains les fous et que je méprise les lâches !

EDGARD.

Monsieur !... vous rétracterez ces insolentes paroles !

HARRY.

Je ne me rétracte jamais.

EDGARD.

Prenez garde, monsieur, j’ai le coup d’œil sûr, la main ferme, et si vous tenez à la vie...

HARRY.

Par malheur, monsieur, je n’y tiens pas le moins du monde ; renoncez donc à l’espoir de m’intimider.

EDGARD.

Eh bien ! nous verrons ce que deviendront tantôt ce calme et ce sang-froid en face d’un pistolet.

HARRY, froidement.

C’est donc au pistolet que nous nous battrons ?

EDGARD.

À quatre heures, dans Saint-James Park.

HARRY.

À quatre heures, je vous y attendrai.

 

 

Scène VII

 

HARRY, EDGARD, HERBERT et SES AMIS

 

HERBERT, entrant suivi de ses amis.

Par ici, le voilà, le voilà, messieurs... Ce pauvre Edgard ! voyez donc, il en est encore tout pâle !...

EDGARD.

Moi... Que veux-tu dire ?...

HERBERT.

Mon ami, mon pauvre ami, sois persuadé que nous le plaignons de tout notre cœur.

EDGARD.

Et de quoi me plaint-on, je vous prie ?...

HERBERT.

Eh ! parbleu, nous te parlons de ton salut à mistress Davis.

EDGARD.

Herbert !...

HERBERT.

Et que la noble dame n’a daigné ni accepter ni rendre !... Ah ! ah ! ah ! ce pauvre Edgard !...

LES AMIS

Ce pauvre Edgard !...

EDGARD.

Trève à votre pitié, messieurs, je ne la mérite pas, et la preuve, c’est que, si cela me plaisait je n’obtiendrais pas d’elle un salut froid et banal, mais ses plus gracieuses paroles ; je ne solliciterais pas l’entrée de son salon, car ces invitations que je vous ai promises pour demain... elle me les apporterait elle-même, et partout où il me plairait... jusqu’ici, jusque dans cette taverne, si je l’exigeais...

HARRY, à part.

Elle ici !... Oh ! non, non... c’est impossible !...

HERBERT.

Ici !... la belle Lucy Davis... Allons donc, mon cher !... je parierais mille livres qu’elle ne viendrait pas...

EDGARD, avec force.

Et moi je tiens le pari... tu ne te dédiras pas ?

HERBERT.

Moi ?... me dédire... allons donc !

EDGARD.

En ce cas...

Allant au fond.

John !

UN GROOM.

Mylord a appelé ?

EDGARD.

Prends cette clé... tu trouveras dans la bibliothèque un coffret d’ébène... mon hôtel est à deux pas... que dans cinq minutes j’aie ce coffret...

LE GROOM.

Oui, milord...

Il sort.

EDGARD.

Maintenant...

Il va vers la porte de la taverne.

HARRY.

Monsieur, ce que vous faites là est horrible !... Si, en effet, vous avez quelque moyen de contraindre la volonté d’une pauvre femme... songez que vous allez compromettre son honneur... sa vie peut-être...

EDGARD.

Encore de la morale !... Allons donc, monsieur, c’est de mauvais goût !...

HARRY, à part.

Mais quelles armes peut donc avoir cet homme ?...

EDGARD, écrivant et lisant.

« Madame, un infortuné, forcé d’user de l’unique ressource qui lui reste, a trouvé, par hasard, une bien tendre correspondance... Vous gardez trop pieusement, madame, la mémoire de votre mère, pour ne pas venir racheter, à un faible prix, vingt lettres semblables à celle que je joins à mon billet. »

LE PETIT GROOM, revenant.

Voici le coffret, milord.

EDGARD, ouvrant le coffret.

C’est bien...

Il prend une des lettres, qu’il met dans la sienne.

La première venue... je suis sûr de réussir...

HARRY, à part.

Que fait-il ?... des lettres... si c’était...

S’élançant vers lui.

Monsieur !...

EDGARD, fermant vivement le coffret que porte le Groom.

Qu’avez-vous donc, monsieur ?

HARRY.

Oh ! non, non... sir Maurice n’a pas indignement abusé d’un dépôt sacré !... Il va venir...

EDGARD.

Sir Maurice ?... Il est mort depuis six mois !...

HARRY.

Mort !...

Montrant le coffret.

Mais alors... ces lettres ?

EDGARD.

Ces lettres !... sont à moi, monsieur...

Au Domestique.

Tu porteras ce coffret, à l’hôtel, et ce billet à lady Lucy Davis.

HARRY.

Lucy !... Oh !... fût-ce au prix de ma vie... il faut que je la sauve !...

Tous les jeunes gens, sur un geste d’Edgard, entrent dans la taverne. Harry sort par le fond.

 

 

Deuxième Tableau

 

L’intérieur de la taverne de Blackwood. À droite et à gauche, une rangée de tables garnies de bancs à dossiers sculptés. Au fond, la porte principale. De chaque côté de cette porte, une large console chargée de cristaux et de verres. Portes latérales sur le devant.

 

 

Scène première

 

EDGARD, HERBERT, LEURS AMIS

 

Au lever du rideau, tous les jeunes gens sont assis, buvant el fumant. Edgard est à une table, et près de lui sont Herbert et ses amis.

HERBERT.

Allons, messieurs, en attendant la victoire ou la défaite de notre cher Edgard, je propose un toast.

EDGARD.

Un toast avec de l’ale ou du porter !... fi donc, messieurs !... Garçon, garçon, du champagne !...

CHALUMEAU, entrant.

Voilà, messieurs...

Il pose deux bouteilles sur une table.

EDGARD.

Tu connais ce vin-là, toi qui es Français ?...

CHALUMEAU.

Si je le connais !... Je ne buvais que de ça... ayant mes infortunes !

HERBERT.

Bon ! ne dirait-on pas que c’était en France un brillant dandy ?...

CHALUMEAU.

Mais pourquoi donc pas ?... J’avais mon petit chic tout comme un autre !...

EDGARD.

Et de quel club étiez-vous à Paris, mon gentleman ?...

CHALUMEAU.

Plaît-il ?

HERBERT.

On te demande de quel club tu étais ; est-ce que tu ne comprends pas ?...

CHALUMEAU.

Ah !... de quel club ?... très bien... J’étais... j’étais du guapeur-club...

EDGARD.

Du ?...

CHALUMEAU.

Du guapeur-club, monsieur.

HERBERT.

Et vous aviez sans doute des grooms et des chevaux ?...

EDGARD.

Qui sait ?... Sa seigneurie faisait peut-être courir ?...

CHALUMEAU.

Si je faisais courir !... je crois bien !...je faisais courir mes créanciers... mes Anglais !...

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, BOB, KITTY, PETERPATT, puis HARRY

 

BOB, entrant joyeusement et tenant Kitty bras dessus, bras dessous.

Victoire ! victoire !

PETERPATT.

Victoire ! victoire !

BOB.

Me voilà marié !

PETERPATT, joyeux.

J’ai vendu ma femme !...

BOB.

Je suis l’heureux possesseur de ma Kitty ! Elle m’a été adjugée !...

HERBERT.

Reçois mon compliment, tu es un fortuné coquin !...

PETERPATT.

Ah ! oui, il peut s’en vanter !...

KITTY.

Vous êtes bien bon, milord !...

BOB.

Pour sept shellings, pour sept shellings tout ça !... Regardez, monsieur, regardez... les yeux, les mains, les pieds, la bouche... tout, tout pour sept shellings !... Ah ! je plains bien le marchand !...

PETERPATT.

Moi !... allons donc !... Sept shellings de plus et une femme de moins... c’est un marché d’or !...

À Edgard.

Mylord...

EDGARD.

Que veux-tu ?...

PETERPATT.

J’ai bien suivi le conseil de votre seigneurie... je suis débarrassé des chaînes de l’hyménée ; j’appartiens tout entier à milord, et maintenant...

EDGARD.

Maintenant je le chasse...

PETERPATT.

Plaît-il ?

BOB.

Chère amie, allons faire les préparatifs de notre joli petit ménage.

KITTY.

Certainement... et il ne peut pas manquer d’être heureux ; car Mme Lucy Davis, mon ancienne maîtres se, me reprend à son service.

BOB.

Bravo ! partons donc !

KITTY, à Bob.

Un instant... j’ai quelque chose à dire à monsieur...

Elle montre Peterpatt.

PETERPATT, qui est resté stupéfait.

Chassé !... C’est pour ça qu’il m’a dit de revenir le trouver !... voilà ce qu’il me ménageait !...

KITTY.

M. Peterpatt !...

PETERPATT.

Madame ?...

KITTY, lui faisant la révérence.

Recevez mes derniers adieux.

PETERPATT.

Adieu, ma chère, adieu !...

KITTY.

Et comme je tiens à vous laisser un bon souvenir de moi...

Lui donnant un soufflet.

Tiens !

PETERPATT.

Un soufflet !...

KITTY.

Et à présent que je ne suis plus ta femme, je t’en promets autant toutes les fois que je te rencontrerai.

PETERPATT.

Autant toutes les fois !... j’ai envie de quitter Londres...

Il sort d’un côté, Bob et Kitty de l’autre. Harry entre.

EDGARD.

Ah ! ah ! vous nous aviez abandonnés, monsieur ?...

HARRY.

Oui, monsieur... mais je pensais à vous...

HERBERT.

Vous revenez à temps pour être témoin du résultat de notre pari, car voici l’heure...

HARRY.

Impossible de la trouver... Mon Dieu !...

À part.

Puisse-t-elle ne pas venir !...

On entend rouler une voiture,

TOUS, se levant.

Une voiture !...

EDGARD.

C’est celle de mistress Davis, messieurs.

HARRY, à part.

Elle !...

EDGARD.

Avant de vous éloigner, vous jugerez si c’est bien pour moi qu’elle est venue... si c’est bien avec moi qu’elle désire rester seule...

LUCY, entrant.

Oh ! mon Dieu ! que de monde !...Pardon, messieurs... je cherche...

HARRY.

Comme elle est pâle !... comme elle tremble !...

Il va se diriger vers elle.

EDGARD, bas, le prévenant.

C’est moi que vous cherchez, milady...

LUCY, à part.

Encore cet homme !...

Haut.

Vous, monsieur ?...

EDGARD, bas.

Moi-même, madame... moi qui possède vingt lettres semblables à celle que je vous ai envoyée...

LUCY.

Ciel !...

EDGARD, haut.

Messieurs... mistress Lucy Davis vous prie de vouloir bien nous laisser un instant ensemble...

Tous font un mouvement d’interrogation. Lucy incline la tête en signe d’affirmation.

HARRY.

Il est donc vrai !...

HERBERT.

Allons, j’ai perdu...

HARRY.

Si jeune et si belle !...Mais quel secret possède donc cet homme ?... Oh ! je le saurai bientôt !...

Tous les jeunes gens entrent à droite. Harry sort par le fond.

 

Scène III

 

LUCY, EDGARD

 

EDGARD.

Nous voilà seuls, milady.

LUCY.

Eh quoi ! monsieur, cette lettre que j’ai reçue...

EDGARD.

C’est moi qui l’ai écrite...

LUCY.

Vous, cet infortuné forcé de se servir de l’unique ressource qui lui reste ?...

EDGARD.

Et qui donc est plus à plaindre que moi, que vos rigueurs désespèrent ?...

LUCY.

Que voulez-vous dire, monsieur ?...

EDGARD.

Eh ! ne savez-vous pas depuis quel temps je vous aime ?... moi, que vous avez repoussé comme un paria... moi, dont le salut le plus humble devenait une insulte !... J’ai bien souffert, madame !... car on dit... que je suis orgueilleux... Mais un jour... le hasard... ou plutôt le démon... mon bon génie à moi... me fit découvrir une certaine cassette soigneusement caché dans la bibliothèque de sir Maurice... Cette cassette contenait des lettres... lettres que je veux vous rendre, madame !...

LUCY.

Me vendre !...

À part.

Oh ! ma mère !...

EDGARD.

Et voici maintenant ce que je demande en échange de mon précieux talisman... d’abord, que vous daigniez me permettre de me présenter dans votre hôtel...

LUCY.

Mais c’est impossible...

EDGARD.

Impossible... et pourquoi ?...

LUCY, avec embarras.

Interrogez votre passé, que dirait le monde, monsieur !

EDGARD.

Le monde !... mais si je lui révèle le secret dont je suis dépositaire... si je publie les preuves que je possède, voulez-vous savoir ce qu’il dira ce monde dont vous redoutez l’opinion... il dira en vous voyant au bras de sir Richard Davis millionnaire et, demain peut-être, membre du Parlement : « Ce pauvre sir Davis, il a voulu greffer sa richesse roturière sur une noble souche ; il a voulu s’allier à une illustre maison, et il a été honteusement trompé, car celle qu’ils lui ont donnée pour femme ne lui apportait en dot qu’un nom usurpé, un nom qu’elle n’avait pas le droit de porter ! »

LUCY.

Moi !... moi !... Oh ! mais je suis folle ! vous n’avez pas prononcé, je n’ai pas entendu ces horribles paroles !

EDGARD.

Vous avez bien entendu, madame, car ces lettres que je possède, contiennent la preuve...

LUCY.

La preuve ?...

EDGARD.

Que vous n’êtes pas la fille de lord Stendhal !

LUCY.

Grand Dieu !

EDGARD, lui prenant les mains.

Oh ! c’est écrit, madame, écrit de la main de votre noble mère, dans cette correspondance avec lord Ashley... avec mon digne oncle... dans ces lettres où elle priait pour la vie de leur enfant... où elle tremblait pour l’avenir de leur enfant !...

LUCY, se dégageant.

Oh ! par grâce, par pitié, monsieur...

EDGARD.

Eh bien ! ce scandale pour vous, ce déshonneur pour sa mémoire... vous pouvez les éviter...

LUCY.

Arrêtez... arrêtez, monsieur ; vous voulez que je rachète l’honneur de ma mère au prix de ma propre honte... Osez-vous bien m’offrir une pareille infamie !... Vous voulez qu’un jour, si le ciel me donne des enfants... ma fille soit réduite à venir, pâle et tremblante comme je le suis moi-même, racheter dans une taverne les preuves du crime de sa mère ! Et comme je me vendrai à présent à un débauché, vous voulez que je la condamne à se vendre un jour à un autre Edgard Mortimer !...

EDGARD.

Madame !... songez à votre mari !... Ces honneurs, dont vous êtes si fiers l’un et l’autre, tomberont devant le ridicule et la honte... Et que restera-t-il alors à sir Richard Davis ?... le fruit des amours criminelles de lady Stendhal, la fille déshonorée de lord Ashley !...

LUCY.

Oh ! non, non... vous me rendrez ces lettres, vous aurez pitié de moi, monsieur, de moi qui suis à vos genoux !...

EDGARD.

Non, madame... non... ces lettres, je les garde pour les publier...

HARRY, entrant.

Et moi je vous les rends pour les anéantir !...

 

 

Scène IV

 

LUCY, EDGARD, HARRY, un paquet de lettres à la main

 

EDGARD.

Comment !...

LUCY.

Se peut-il ?...

HARRY.

Oui, madame, oui... voilà ces terribles preuves dont on vous menaçait !

LUCY.

Oh ! qui que vous soyez, merci, merci, monsieur...

EDGARD.

Eh quoi !... vous avez osé ?...

HARRY.

Vous payez vos laquais trois fois plus qu’un autre, vous avez dit ; moi, j’ai payé celui-là trois fois plus que vous...

EDGARD.

Oh ! malheur à vous, monsieur !...

HARRY, bas.

Pardon, monsieur, nous sommes déjà convenus de nous battre à quatre heures, et vous n’avez pas, je pense, la prétention de me tuer deux fois.

LUCY.

Oh ! monsieur... comment reconnaître jamais ce que vous avez fait pour moi...

HARRY.

Vous ne me devez rien, madame... c’était un devoir... un devoir sacré...

Avec émotion, à Edgard.

Vous aviez des preuves pour accuser sa mère... j’en apportais, moi, pour la défendre.

LUCY.

La défendre... Mais qui donc êtes-vous, monsieur ?...

HARRY.

J’avais mission de veiller sur vous... et bientôt, je l’espère, ma tâche sera tout-à-fait accomplie.

EDGARD.

Allons, j’ai perdu la partie.

HARRY.

Oui, monsieur, oui, et je vais en informer vos nobles amis qui sont là...

EDGARD.

Soit !... mais il est bientôt l’heure, et je ne vous quitte pas, monsieur...

HARRY.

Croyez que mon impatience est égale à la vôtre...

S’approchant de Lucy.

Adieu, madame... peut-être ne nous reverrons jamais...

LUCY.

Jamais ?...

HARRY.

Pensez quelquefois à moi...

LUCY.

Je prierai pour vous, qui m’avez sauvée...

Harry et Edgard entrent à gauche.

 

 

Scène V

 

LUCY, puis RICHARD

 

LUCY, regardant la porte par laquelle est sorti Harry.

Oui... je prierai pour lui... pour lui qui a détourné de moi un horrible danger... pour lui qui a sauvé la mémoire de ma mère... Ciel ! Richard... Oh ! qu’il ne me voie pas... Que penserait-il en me trouvant ici ?...

Elle cherche à sortir sans être vue.

RICHARD, près de la porte d’entrée.

Quel est cet étranger, ce sir Harry qui me donne rendez-vous dans cette taverne !... Il s’agit, dit-il, de mon bonheur... de mon repos... de l’honneur de ma maison... Qu’ai-je vu ?... Lucy !...

LUCY, avec effroi.

Richard !...

RICHARD.

Vous ici !...

À part.

Et ce que me disait cette lettre !... Oh ! mon Dieu !... mon Dieu !...

LUCY, à part.

Que lui dire ?... Si je lui parle de ce sir Edgard... du honteux marché qu’il m’a offert... c’est un duel, et cet homme le tuera...

RICHARD.

Vous ne me répondez pas... quand je vous rencontre dans cette taverne hanté par les plus mauvais sujets de Londres ; dans une taverne, vous !... Dites-moi donc comment il se fait que je vous trouve ici ?...

LUCY.

Mais le plus simplement du monde, je vous assure... Je suis venue voir cette vente... que vous savez... Il y avait tant de foule sur la place... que j’ai été forcée de faire arrêter la voiture, et je suis entrée dans cette maison... comme vous-même... par hasard...

RICHARD.

C’est que... ce n’est pas par hasard que j’y suis, moi !

LUCY.

Vraiment ?...

RICHARD.

C’est une lettre qui m’y a fait venir...

LUCY.

Une lettre !... est-ce une trahison ?...

RICHARD.

Une trahison ?... mais s’il y a eu trahison... il y avait donc aussi un mystère... il y avait donc un rendez vous...

À part.

Un rendez-vous... avec un amant... elle... Ah ! c’est impossible...

Haut.

Voyons, Lucy, dites-moi comment vous êtes ici ?

LUCY, à part.

Il me soupçonne... il me croit coupable... mais le souvenir de ma mère... mais cet homme qui le tuerait...

Haut.

Écoutez, Richard... depuis notre mariage, vous m’avez dit cent fois, que vous étiez si heureux de mon amour... qu’il ne vous manquait plus qu’une seule joie, celle de trouver une occasion, un moyen de me prouver votre tendresse... vous m’avez dit cela... bien souvent... vous le rappelez-vous, Richard ?...

RICHARD.

Oui... oui... je me le rappelle... Eh bien ?

LUCY.

Eh bien !... au nom de notre amour, Richard... ayez confiance en moi... au nom de notre amour, ne me demandez pas ce qui m’a amenée dans cette maison !...

RICHARD.

Allons, soit, gardez votre secret, Lucy...

Déchirant la lettre.

Je n’interroge plus et j’oublie ! J’oublie !... Mais ne me demandez jamais un semblable effort, ne me demandez jamais un pareil sacrifice !... car vous ne savez pas tout ce que m’a fait souffrir cette rencontre... Elle a bouleversé ma raison, elle a torturé mon cœur... elle m’a appris enfin... que je suis jaloux !...

LUCY.

Jaloux !...

RICHARD.

C’est un cruel supplice dont je souffre depuis long temps !... Oui, je suis malheureux... et voilà le secret de celle ambition qui s’est révélée depuis mon mariage... J’ai voulu des richesses pour m’étourdir dans le faste ! J’ai voulu des honneurs pour cacher cette plaie sous un manteau d’orgueil ! Mais maintenant que vous savez mon secret, veillez bien désormais sur votre honneur, madame ; car si je ferme les yeux en ce moment, je vous demanderai à l’avenir un compte sévère de vos actions et de vos démarches !...

LUCY.

À l’avenir, vous connaîtrez, vous jugerez toute ma vie...

RICHARD.

Non pas moi seul, madame !... Il faut que votre réputation brille chaste et pure à tous les yeux... car on nous observe l’un et l’autre... car le monde me plaint tout haut, et rit tout bas de ce que je vous ai prise dans une famille où la galanterie était héréditaire...

LUCY.

Cet héritage ne s’est pas toujours transmis, monsieur...

RICHARD.

Votre mère encore l’avait accepté.

LUCY.

Ma mère !...

RICHARD.

Qui ne se souvient, à Londres, d’une scandaleuse intrigue avec sir Ashley !...

LUCY.

Monsieur, ma mère s’est longtemps repentie...

RICHARD.

Elle s’est repentie... mais l’adultère était entré dans la maison de son époux... Et quand lord Ashley a tout à-coup disparu, on a dit qu’il emportait avec lui le fruit des criminelles amours de votre mère !...

LUCY.

Monsieur... ma mère a beaucoup pleuré...

RICHARD.

Elle a pleuré !... quand sa faute était écrite dans tous les souvenirs... quand elle avait flétri à l’avance la réputation de son enfant... Si bien que moi-même, en entrant ici, je me prends à vous soupçonner, parce que je me souviens que vous êtes fille de lady Stendhal !...

LUCY.

Monsieur... ma mère est morte !...

RICHARD, avec tristesse.

Que le ciel lui pardonne ! Mais c’est nous qui portons la peine de ses fautes !...

On entend des cris au dehors.

 

 

Scène VI

 

LUCY, RICHARD, SIMON, ANNA, entourés des gens du peuple, PETERPATT

 

SIMON.

Holà, quelqu’un !... Toi, ici, frère... et Lucy... Mais comment...

RICHARD.

Que se passe-t-il donc ? quel est ce bruit ?...

SIMON.

Nos chevaux se sont emportés... Un de tes gens, en voulant les arrêter, a été renversé...

LUCY.

Grand Dieu !...

SIMON.

Rassurez-vous, il n’est, je crois, que légèrement blessé... Anna le fait conduire à l’hôtel dans notre voiture.

TOUS, au dehors.

Vive mistress Simon Davis.

RICHARD.

Il est heureux, lui, sa femme est entourée d’estime et de respect !...

Il laisse retomber sa tête.

SIMON.

Frère, qu’as-tu donc ?

RICHARD.

Rien !... rien !... Ah ! tu as bien fait, mon ami, de choisir ta femme dans une famille dont l’honneur et le nom sont restés purs.

ANNA, aux hommes du peuple.

Tenez...

Elle leur donne de l’argent.

Voilà pour vos soins, pour votre empressement à le secourir...

Redescendant en scène, et apercevant Edgard qui sort de la chambre de droite.

Edgard !

Edgard lui fait signe de se taire.

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, EDGARD, HARRY, puis PETERPATT et BOB

 

ANNA.

Eh bien ! partons-nous ?

SIMON.

Impossible, chère amie, vous avez renvoyé notre voiture, et le cocher de Richard est blessé !

PETERPATT, entrant.

Un cocher ?... Si leurs seigneuries en désirent un, je conduis à ravir...

SIMON.

Ah ! ah !... Toi ?...

PETERPATT.

Votre seigneurie me reconnaît ?...

SIMON.

Certainement... Allons, soit... tu nous ramèneras à l’hôtel... n’est-ce pas, frère ?... À propos, il faut que tu partes pour Canterbury... le meeting a lieu demain... et tout fait espérer que tu seras nommé membre de la Chambre des communes... quel honneur !... Et tu partiras ?...

RICHARD.

Je partirai ce soir.

EDGARD, à part.

Il part !... Tout n’est pas fini entre nous, mistress Lucy Davis...

Bas à Anna.

Ce soir, à minuit, chez vous !

ANNA.

Mais...

EDGARD, bas.

Il le faut... Je le veux.

RICHARD.

Si je savais pour qui elle est venue...

HARRY, qui vient d’entrer en scène.

Je vous attends, monsieur.

EDGARD.

Je suis à vos ordres.

PETERPATT, entrant.

La voiture de milord.

RICHARD.

Partons !...

Tous les personnages remontent vers la porte du fond.

EDGARD, sur le devant.

Que je sorte victorieux de ce duel, et cette nuit Lucy est à moi !

 

 

ACTE III

 

À l’hôtel Stendhal, chez Richard Davis. Un salon. Au fond, une fenêtre à balcon au milieu ; une porte de chaque côté. À droite et à gauche, portes latérales.

 

 

Scène première

 

LUCY, ANNA, ALICE, RICHARD, SIMON

 

Ils sont autour d’une table, et finissent de prendre le thé.

ANNA.

Votre départ est donc indispensable, mon cher frère ?...

RICHARD.

Oui, indispensable.

LUCY.

Les affaires de l’État l’exigent, et quoi qu’il nous en coûte de nous séparer, c’est un sacrifice que la position de Richard nous commande.

RICHARD.

Et puis, on se console bien vite de l’absence d’un mari...

Lucy baisse la tête.

SIMON.

Pardon, ce n’est pas ainsi chez nous... Et, quand je suis en voyage, Anna est si impatiente de me voir, et mon retour l’émeut à un tel point, qu’il faut que je lui écrive bien exactement le jour, l’heure, et presque la minute où je rentrerai à l’hôtel.

RICHARD.

C’est que tu es aimé de la femme, toi !...

LUCY.

Si je ne vous demande pas l’instant précis où je dois vous revoir, Richard, c’est que je vous attends toujours...

RICHARD.

Toujours !...

Il se lève brusquement.

LUCY.

Richard !...

SIMON, bas à Anna.

Oh ! il s’est passé quelque chose d’étrange... Pauvre frère !...

Haut, et avec enjouement.

Mais qu’a donc aujourd’hui notre petite Alice ?... voilà un quart d’heure qu’elle n’a dit un mot...

ALICE.

C’est que je fais de graves réflexions.

ANNA.

De graves réflexions ?... et lesquelles ?...

ALICE.

Je songe que j’ai pour frères deux hommes sérieux, illustres, et qu’ils m’élèvent d’une façon déplorable !

SIMON.

Vraiment ?...

RICHARD.

Que voulez-vous dire, Alice ?... Voyons, parlez, je le veux...

ALICE, brusquement.

Prenez garde, Richard, vous allez faire avec moi des frais inutiles de grosse voix et de regards sévères, car je ne pleurerai pas comme cette pauvre Lucy, dont je vois les beaux yeux remplis de larmes...

RICHARD, avec colère.

Alice !... miss Alice !...

ALICE, se levant.

Oh ! vous ne me ferez pas peur !... Je suis fille de pilote, mon frère, j’ai du sang de marin dans les veines.

SIMON.

Voyons, calmez-vous tous les deux, et dites-nous, petite sœur, en quoi vous vous trouvez si mal élevée !...

RICHARD.

Est-ce parce qu’on vous laisse trop libre ?... trop maîtresse de votre volonté ?...

ALICE.

Oh ! cela, je vous le pardonne... Avec une tête comme la mienne, il n’y a pas moyen de faire autrement...

ANNA.

De quoi vous plaignez-vous, enfin ?

ALICE.

De mon éducation, qui est horriblement négligée... Croiriez-vous, Anna, que je ne sais pas un mot d’italien ?

RICHARD.

Et à quoi vous servirait l’italien ?...

ALICE.

À mille choses, et surtout à savoir ce que signifient les petits billets égarés dans les allées du parc...

SIMON et RICHARD.

Les billets égarés !... Donnez...

ALICE.

Tiens... tous les deux ensemble...

Prenant une grosse voix.

Les billets égarés... Donnez... Mais à quoi bon ?... vous êtes aussi ignorants que moi, tous les deux...

ANNA, à part.

Imprudente !... je ne l’ai pas brûlé tout de suite...

ALICE.

Celui-ci n’est pas long ; mais je suis sûre qu’il dit bien des choses.

ANNA.

Voyons, je vais vous le traduire...

ALICE.

Non, laissez... cela distraira ma pauvre Lucy...

Allant à Lucy.

Tenez, ma bonne petite sœur, expliquez nous cela...

LUCY, prenant le papier.

Moi... oui... donnez...

À part, avec effroi.

Mais c’est un rendez-vous !...

RICHARD.

Elle a tressailli !...

ALICE.

Eh bien ?...

LUCY.

Odgi a mezza nolle !...

À part.

Oh ! oui, c’est bien cela.

ALICE.

Et cela veut dire ?...

ANNA.

Cela veut dire : Aujourd’hui à minuit...

LUCY.

Oui, aujourd’hui à minuit, c’est cela.

RICHARD, s’approchant de Lucy.

Vous êtes bien pâle, madame ; vous paraissez souffrante ?...

LUCY.

Vous vous trompez, mon ami, je ne souffre pas...

RICHARD.

N’importe !... Croyez-moi, rentrez chez vous...

Lui prenant le billet des mains.

 Surtout évitez l’air humide et glacé du parc... cette nuit, il pourrait être dangereux pour vous...

LUCY.

Le plus grand danger qui me menace, Richard, c’est la perte de votre tendresse... Oh ! je vous jure que je n’y survivrais pas !...

RICHARD.

Vous ne souffrirez pas seule... Alice, accompagnez votre sœur...

ALICE.

Oui, mon frère.

LUCY.

Vous allez partir, Richard ; ne me laisserez-vous pas d’autres adieux ?...

RICHARD.

D’autres... adieux !...

LUCY.

Mon ami, je suis digne de vous, et je vous aime...

RICHARD, après l’avoir regardée, et en l’embrassant.

Que le ciel te punisse si tu me trompes... Moi, je n’ai pas la force de douter de toi...

LUCY.

Merci !...

Anna montre à son mari Richard et Lucy, qui s’embrassent.

SIMON.

Oh ! n’importe... le malheur est entré dans notre maison. Allez avec Alice, Anna, moi je vais consoler mon frère !...

Anna soutient Lucy el s’éloigne avec elle.

 

 

Scène II

 

RICHARD, SIMON

 

Richard est resté les yeux tournés vers la porte.

SIMON, lui touchant l’épaule.

Frère !...

RICHARD, sans le regarder.

Que veux-tu ?

SIMON.

N’as-tu rien à me dire ?

RICHARD, regardant toujours vers la chambre de sa femme.

Rien...

SIMON, lui prenant la main.

N’éprouves-tu pas le besoin de me confier ta douleur, de déposer dans mon cœur le secret qui t’oppresse ?

RICHARD.

Je n’ai pas de douleur, Simon... je n’ai pas de secret... je... je songe que l’heure passe... qu’il faut... qu’il faut que je parte... Les ordres sont donnés... tout est prêt, n’est-ce pas ?... Je pars... je n’en vais... je... Adieu, frère !... ad...

Éclatant.

Oh ! mon ami ! mon ami !... que je souffre...

SIMON.

Richard !...

RICHARD.

Tiens, ma main est brûlante... Eh bien ! j’ai là et là...

Montrant son cœur et sa tête.

un feu cent fois plus dévorant... j’ai peur de devenir fou !... Mille pensées contraires se pressent à-la-fois, et dans ma tête et dans mon cœur, elles s’y heurtent comme pour les briser !... Je voudrais parler à ma femme, et je veux la fuir !... je crois en elle, et je l’accuse... Je l’aime, enfin, je l’aime et je la hais !...

SIMON.

Pauvre frère !... je te l’avais bien prédit !...

RICHARD.

Oui, quand je te disais, dans mon fol amour : Que m’importe à moi le passé de sa famille ! Lucy... adultère !... oh ! jamais !... C’est que son regard était si chaste, son sourire si pur !... sa voix si tendre et si douce !... et tout à l’heure encore, lorsqu’elle m’a dit : « Je suis digne de vous et je vous aime !... » Non, non, elle n’est pas coupable, et il est injuste, ce soupçon qui pèse sur la fille, en souvenir des fautes de la mère !

SIMON.

Eh bien ! à la bonne heure, te voilà plus raisonnable... Voyons, de quoi l’accusais-tu ?... sur quelle preuve ?...

RICHARD.

Ce billet...

SIMON.

Ces deux mots trouvés par Alice !... un billet sans adresse... sans le moindre indice que ce soit pour elle !... Oh !...

RICHARD.

Tu as raison... et je te le disais bien moi-même... j’étais fou... Le hasard ou le vent peut avoir apporté ce billet dans le parc... car il n’y a ici qu’elle et ta femme...

SIMON.

Et ce n’est pas non plus Anna que le soupçon peut atteindre !...

RICHARD.

Bon sang ne peut mentir... je le sais !...

SIMON.

Et sa digne mère était une sainte...

RICHARD.

Non, ce n’est ni pour ta femme ni pour la mienne... Au revoir, frère ; quand Lucy s’éveillera, demain, dis lui qu’en partant j’avais abjuré toutes mes folles jalousies...

SIMON.

Je le lui dirai, adieu !...

RICHARD, s’éloignant.

Adieu !...

À part.

À minuit...

Haut.

Est-ce que lu dormiras, à minuit ?

SIMON.

Je ne me coucherai pas...

RICHARD.

C’est bien, merci !...

Il lui serre la main, et va pour sortir. Alice et Anna entrent.

 

 

Scène III

 

RICHARD, SIMON, ALICE, ANNA

 

ALICE.

Comment ! il part sans m’embrasser !... Quel charmant petit frère !...

RICHARD.

Allons, ne me grondez pas... et dites-moi comment se trouve Lucy.

ALICE.

Elle est très triste, monsieur.

ANNA.

Elle s’est couchée sur son divan... le repos et le sommeil lui feront du bien...

À Simon.

Tandis qu’elle dormira, si vous voulez, mon ami, j’accompagnerai Alice, qui désire bien vivement faire une promenade en voiture.

ALICE.

Moi... mais du tout...

Anna lui fait un signe.

Oui, oui, oui ; j’ai bien envie de me promener en voiture.

SIMON.

Comme il vous plaira... Je vais reconduire Richard jusqu’à la première poste... Au revoir ; au revoir, ma bonne petite femme.

RICHARD.

Viens, partons...

Ils sortent.

 

 

Scène IV

 

ANNA, ALICE

 

ANNA, à part.

Libre, enfin !... Oh ! il faut l’empêcher de venir, ou du moins retarder ce rendez-vous.

ALICE.

Ah ! ça, maintenant, me direz-vous, ma chère Anna, d’où m’est venu cet ardent désir de promenade que je ne me soupçonnais pas, il y a deux minutes ?

ANNA.

Vous allez le savoir...

Elle sonne.

ALICE.

Je n’en serai pas fâchée.

PETERPATT, entrant.

Madame a sonné ?...

ANNA.

Faites atteler.

PETERPATT.

Est-ce moi qui aurai l’honneur de conduire madame ?

ANNA.

Non. Jenkins est rétabli. Prévenez-le.

Peterpatt sort.

ALICE.

Eh bien ?...

ANNA, se mettant à écrire.

Vous sortirez seule, Alice ; Jenkins vous fera faire un tour dans le parc, tandis que j’irai à pied jusqu’à la maison du vieux Murray.

À part.

C’est là qu’il viendra prendre la réponse.

ALICE.

Je comprends... Il s’agit encore de quelque bonne action... d’une charité... que vous gardez bien secrète.

ANNA.

Êtes-vous prête ?

ALICE.

Je mets mon chapeau et je vous suis.

PETERPATT, rentrant.

La voiture de madame...

ALICE, à Peterpatt.

À propos, il doit venir une nouvelle femme de chambre que Lucy a retenue ; recevez-la, et dites-lui de nous attendre.

PETERPATT.

Oui, miss.

ANNA.

Venez, Alice...

Bas.

Je ne vous recommande pas d’être discrète...

ALICE.

Soyez tranquille, on gardera le secret de vos belles actions... Mais, c’est égal, à votre place, je mettrais mon mari dans la confidence... je suis sûre qu’il serait content ; il est si bon !

ANNA.

Vous êtes folle... Allons.

Elles sortent.

 

 

Scène V

 

PETERPATT, puis KITTY

 

PETERPATT.

Neuf heures... Ce n’est qu’à minuit que sir Edgard doit s’introduire ici... Ma foi ! il a bien fait de me renvoyer ; car, en le servant encore dans cette maison, je toucherai des deux mains... Voilà pour le positif... Quant à l’agrément, à présent que je suis à-peu-près veuf, je vais recommencer ma bonne vie de garçon ; et si, comme je l’espère, la nouvelle femme de chambre est jolie...

UNE VOIX, en dehors.

C’est bien, j’attendrai ces dames...

PETERPATT.

Une voix de femme... ça doit être elle... C’est moi qu’on a chargé de l’installation... Allons, Peterpatt... tu es un heureux coquin...

Il va vers le fond.

Par ici, ma belle... par i...

Apercevant Kitty.

Oh !

KITTY.

Ah !...

Elle lui donne un soufflet.

PETERPATT.

Aïe !... Comment, c’est vous ?...

KITTY.

C’est moi, Kitty Bob, ci-devant femme Peterpatt !

PETERPATT.

Vous n’aviez pas besoin de vous nommer...

Frottant sa joue.

Vous avez une manière de vous annoncer qui suffit pour vous faire reconnaître...

KITTY.

Moi... comment ?... Ah !... le... Dame ! je vous l’ai promis, et une honnête femme n’a que sa parole. Ah ! ça ! qu’est-ce que vous faites donc dans cet hôtel ?...

PETERPATT.

Moi ?... Mais je suis le cocher de monsieur.

KITTY.

Eh bien ! moi, je suis femme de chambre de madame.

PETERPATT.

Femme de chambre !... la jolie femme de chambre que je devais installer, c’était ma femme !... là nouvelle conquête que je méditais, c’était ma femme !... celle qui devrait me consoler de mes malheurs de ménage... c’était ma femme !... Et moi qui comptais ne plus la revoir...

KITTY.

Et moi qui espérais être délivrée de lui... Mais personne ne me débarrassera donc de ça !...

PETERPATT.

De ça !... comment, de ça !... Ex-femme Peterpatt... souvenez-vous que je fus votre époux, et que vous me devez le respect.

KITTY.

Du respect, moi !... Je te dois un soufflet payable à chaque rencontre, et je t’en paie un d’avance.

Elle lui donne un soufflet.

PETERPATT.

Oh !

 

 

Scène VI

 

PETERPATT, KITTY, BOB

 

BOB, entrant.

Hein ! qu’est-ce qui bat ma femme ?...

Il se met en position de boxeur, et envoie plusieurs coups de poing à Peterpatt.

PETERPATT.

Mais non, mais non, je ne la bats pas...

BOB, s’arrêtant.

Tiens, c’est Peterpatt !...

À part.

Je frappais Peterpatt !... et moi qui le croyais le plus fort !... Ah ! tu le laisses battre, toi !... j’en abuserai...

PETERPATT.

Mais je vous dis que c’est elle... elle qui me souffletait !...

BOB.

Allons, c’est différent... mettons que je n’ai rien dit. Ici, Kitty !

PETERPATT.

Tiens, tiens, tiens ! c’est comme ça qu’il lui parle !

BOB.

Eh bien ! Kitty !...

KITTY.

Me voilà, me voilà, mon ami.

PETERPATT.

Et elle obéit... elle obéit comme un épagneul !... Ah ! ça, monsieur Bob, comment diable avez-vous pu dompter ainsi ma... notre... non, votre épouse ?

BOB.

Comment ?... mais le plus simplement du monde... elle est d’une douceur angélique...

PETERPATT.

Avec moi, c’était un diable qui me faisait damner du matin au soir.

BOB.

Oui... mais j’ai employé un moyen infaillible...

PETERPATT.

Lequel ?

KITTY.

Les soins, les prévenances.

BOB.

Oui... les soins quand elle était bonne... les prévenances quand elle était aimable... et quand elle faisait la méchante...

Il regarde sa main.

PETERPATT.

Ah bah ! vraiment !

BOB.

La raison du plus fort est toujours la meilleure...

PETERPATT.

Comment, ma pauvre Kitty...

KITTY.

Si j’aime ça, moi, là !...

PETERPATT.

Mais il fallait donc le dire... je t’en aurais donné...

BOB.

Ça me regarde à présent. Mais, à propos, vous ne savez pas ?... mon maître...

KITTY.

Eh bien ?

BOB.

Le pauvre jeune homme s’est battu en duel.

KITTY et PETERPATT.

En duel !

BOB.

Je viens de le trouver blessé dans le parc de Saint James, son habit d’un côté, des pistolets de l’autre... enfin, tous les débris d’un duel... Je lui ai prodigué les soins les plus touchants... je l’ai appuyé doucement, bien doucement contre un arbre, et j’accours ici, où je sais que doit être ma Kitty.

KITTY.

Mais il faut y courir bien vile !...

La porte du fond s’ouvre ; Alice parait, soutenant Harry, qui s’appuie sur son bras.

 

 

Scène VII

 

PETERPATT, KITTY, BOB, ALICE, HARRY

 

ALICE.

Un fauteuil, vite, un fauteuil... ou plutôt... là, sur ce divan...

PETERPATT.

Oui, miss...

Bas.

C’est notre jeune demoiselle...

BOB.

Elle ramène mon jeune maître !...

Tous les trois s’empressent autour de sir Harry, que l’on fait asseoir.

ALICE.

Pauvre jeune homme !... dire que sans moi il allait mourir dans ce bois !... Ah ! mon Dieu !... le voilà qui pâlit encore !... il perd connaissance... Un médecin !... allez chercher un médecin !...

BOB.

J’y cours, miss...

Il sort.

ALICE, à Kitty.

Faites préparer une chambre... un lit... bien vite !...

KITTY.

À l’instant, miss...

Elle sort.

ALICE, à Peterpatt.

Et puis... mon frère, Simon et Anna... prévenez les...

PETERPATT.

Tout de suite, miss...

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

ALICE, HARRY

 

ALICE.

Eh bien !... ils me laissent seule avec lui !... Au fait, c’est ma faute... j’ai donné un ordre à chacun... J’ai sauvé un homme... pourvu qu’il ne soit pas mort !...

Elle le regarde.

Oh ! ça serait dommage !... il est si gentil !... Ah !... je crois qu’il a soupiré... s’il pouvait revenir à lui !...

Bas.

Monsieur !... monsieur !... Vous n’êtes pas mort, n’est-ce pas ?... Oh ! non, non... il rouvre les yeux... Comme il me regarde !... on dirait que ça lui fait plaisir... il faut le laisser faire... pauvre jeune homme ! il est si malade !...

HARRY.

C’est vous, mademoiselle, qui avez daigné me recueillir... me faire porter dans votre voiture ?...

ALICE.

Oui, monsieur, c’est moi...

HARRY.

Vous êtes bonne, mademoiselle, car j’ai vu dans vos yeux des larmes de compassion... et dans ce moment encore...

ALICE.

Non, non, je ne pleure pas...

HARRY.

Oh ! si... vous me plaignez... et je vous en remercie...

Il lui prend la main.

ALICE, à part.

Allons... le voilà qui me prend la main à présent !...

Haut.

Pardon, monsieur... pardon... mais c’est... c’est ma main, ça !...

HARRY.

Craignez-vous de la laisser un instant dans la mienne ?...

ALICE.

Au fait, il est si malade !...

HARRY.

Il me semble que cette main si jeune qui m’a secouru, qui m’a servi d’appui, me retient en ce moment sur la terre, et me rattache à la vie !...

ALICE.

Oh ! alors... gardez-la, monsieur... gardez-la toujours !...

HARRY.

Toujours ?...

Alice baisse les yeux.

Vous êtes un ange !...

ALICE.

Un ange !... moi... Décidément, il est bien malade !...

 

 

Scène IX

 

ALICE, HARRY, LUCY

 

LUCY, sortant de sa chambre.

Que se passe-t-il donc ?... Alice... un jeune homme...

Reconnaissant Harry.

Que vois-je !...

HARRY.

Mistress Davis !...

LUCY.

Vous, monsieur !... vous !...

ALICE, à part.

Tiens ! ils se connaissent !...

Haut.

C’est moi qui ai conduit monsieur ici... il était blessé, mourant !...

LUCY.

Blessé !... voilà le résultat de notre rencontre à Blackwood !...

ALICE, à part.

Leur rencontre !...

HARRY.

Mais où suis-je donc, madame ?...

LUCY.

Chez moi, monsieur... à l’hôtel de Stendhal !...

HARRY, se levant et essayant quelques pas.

À l’hôtel de Stendhal !... la maison de ma... c’est ici qu’elle vivait !... c’est ici !...

Il regarde autour de lui.

ALICE.

Mais qu’est-ce qu’il a donc ? il va se faire du mal...

LUCY.

Alice... Alice... allez, mon enfant...

ALICE.

Elle me renvoie comme si ce n’était pas moi qui l’ai sauvé.

Elle sort.

 

 

Scène X

 

LUCY, HARRY

 

LUCY.

Je suis heureuse, monsieur, de ce que c’est chez moi que l’on vous a conduit, et je voudrais, par les soins que nous vous donnerons, vous prouver toute ma reconnaissance...

HARRY.

Ne me parlez pas de reconnaissance, madame, et dites moi, je vous prie, encore, que c’est bien dans la maison de lady Stendhal que je suis...

LUCY.

Mais, je vous le répète, cette demeure était celle...

HARRY.

De votre mère...

LUCY.

Dont vous avez sauvé la mémoire...

HARRY.

C’est vrai ! j’ai fait respecter sa mémoire...

LUCY.

Vous vous êtes battu pour elle qui vous était étrangère...

HARRY.

Étrangère, oui... toujours !... toujours !...

LUCY.

Eh bien ! monsieur, ne voulez-vous pas au moins connaître les traits de celle pour qui vous avez reçu cette blessure ?

HARRY.

Connaître ses traits... si je le veux ?

LUCY, lui montrant un portrait.

Tenez, sir Harry, la voilà !... C’est ma mère !...

HARRY.

Elle !... Elle, mon Dieu !...

LUCY.

Hélas ! la douleur et les larmes ont bien vite flétri son visage !

HARRY.

Pauvre femme !et ils l’ont empêchée de réparer une faute, ils l’ont empêchée de légitimer la naissance de son fils... Et tous deux ont été condamnés d’un seul coup... elle, a une longue expiation, une lente agonie... lui, à l’abandon, au désespoir et à la mort !...

LUCY.

Et ce n’est pas tout encore !... On me fait un crime à moi du nom que j’ai porté et du sang dont je suis née...

Se mettant à genoux devant le portrait.

Ô ma mère, priez pour votre enfant, car la douleur aura bientôt brisé son âme...

HARRY, s’agenouillant derrière elle.

Priez aussi pour moi, car la douleur aura bientôt brisé ma vie !...

Il pleure la tête dans ses mains.

LUCY, se retournant et se levant.

Vous, monsieur... vous pleurez !...

HARRY.

Oui, je pleure devant elle, qui a tant souffert ; oui, je mêle mes larmes aux vôtres, Lucy... parce que nos cœurs doivent se comprendre... parce qu’enfin...

LUCY.

Achevez !...

HARRY.

Pardon, pardon, milady, c’est un mouvement de fièvre, de délire... Votre mère m’a rappelé la mienne... la mienne que j’aurais tant aimée si le ciel me l’avait conservée... Oh ! vous avez souvent embrassé votre mère... vous êtes heureuse, vous...

LUCY.

Heureuse !... non... Pour l’enfant de lady Stendhal, il n’y a pas de bonheur au monde ! Et pourtant, depuis que nous nous sommes agenouillés tous les deux devant ce portrait, il me semble que je suis moins seule, moins isolée...

HARRY.

C’est que vous avez rencontré un ami... Et moi-même je me sens moins accablé, moins malheureux !

LUCY, lui tendant la main.

C’est que vous avez rencontré une sœur.

HARRY, à part.

Une sœur !...

 

 

Scène XI

 

LUCY, HARRY, ALICE, SIMON et ANNA

 

ALICE, entrant suivi d’Anna et de Simon.

Tenez, Simon, le voilà !...

LUCY.

Venez, mon frère... c’est un pauvre blessé que notre Alice a recueilli...

SIMON.

Oui, je sais...

À Harry.

Monsieur, cette enfant m’a tout appris...

ALICE.

Enfant... par exemple !...

ANNA.

Vous paraissez bien faible, monsieur. Une chambre a été préparée pour vous recevoir.

SIMON.

Le docteur vous y attend sans doute ; croyez-moi, ne tardez pas davantage.

HARRY.

J’accepte votre offre, monsieur, car je crains que la douleur ne devienne plus forte que mon courage...

ALICE.

Pauvre garçon !...

SIMON, donnant le bras à Harry.

Appuyez-vous sur moi ; la chambre où vous allez reposer est voisine du cabinet de mon frère, où je passe rai la nuit à travailler ; si vous souffrez plus vivement, appelez-moi, je serai bientôt auprès de vous...

ANNA, à part.

Il veillera !... Et je n’ai pas rencontré Edgard ! Pour vu qu’il ne vienne pas !...

HARRY.

Je vous rends mille grâces, monsieur, et je remercie ces dames de l’intérêt qu’elles ont bien voulu me témoigner...

Les trois dames s’inclinent.

ALICE, bas à Lucy.

Il est très bien, ce jeune homme, n’est-ce pas, Lucy ?

Peterpatt entre, et cache, sans être vu, une échelle de corde sous la table qui se trouve près de la porte, à la droite de l’acteur.

SIMON.

Peterpatt !

PETERPATT.

Monsieur ?

SIMON.

Vous passerez la nuit ici...

PETERPATT.

Dans cette chambre ?

SIMON.

Dans cette chambre.

PETERPATT.

Oui, monsieur.

Simon et Harry sortent par la deuxième porte à droite ; Lucy par la première du même côte ; Anna par la seconde porte à gauche.

 

 

Scène XII

 

PETERPATT, puis EDGARD

 

PETERPATT, regardant autour de lui.

Seul... bien seul...

Allant à la fenêtre du fond.

Sur la Tamise, tous les feux éteints... Allons...

Il prend l’échelle de corde et l’attache à la fenêtre.

Cette fois, je ne travaillerai pas pour un ingrat : il doit être l’heure... Ah ! je crois que je distingue... oui... ce sont eux...

EDGARD, paraissant.

J’attendais depuis longtemps...

PETERPATT.

Il y avait du monde ici, milord...

EDGARD.

Ne perdons pas une minute... descends dans la barque, et reste une main appuyée sur l’échelle... tu monteras seul si je l’agite... tu te feras accompagner si je jette mon mouchoir...

PETERPATT.

Oui, milord...

Il descend par la fenêtre.

EDGARD, le retenant.

Arrête... Je ne connais pas cette maison... L’appartement de Lucy ?... PETERPATT.

C’est...

EDGARD.

Quelqu’un... Anna !... va-t’en...

Peterpatt disparaît.

 

 

Scène XIII

 

ANNA, EDGARD

 

ANNA.

Vous voilà, Edgard !... mon inquiétude, mes pressentiments ne m’ont pas trompée, vous êtes venu malgré ma lettre... où je vous demandais grâce, où je vous suppliais de m’épargner !...

EDGARD.

Cette lettre... je ne l’ai pas reçue... et d’ailleurs, j’étais resté si longtemps sans vous voir, que dans mon impatience...

ANNA.

Vous n’avez pas craint de perdre tout-à-fait celle qui vous a tant sacrifié déjà ; mais, vous ne savez pas tout, votre billet d’hier a été trouvé... il a éveillé les soupçons...

EDGARD, à part.

Comment l’éloigner ?...

ANNA.

À chaque instant, je tremble de voir paraitre mon mari...

EDGARD.

Votre mari... Que m’importe après tout, si vous ne m’aimez plus.

ANNA.

Edgard !... vous doutez de moi... lorsqu’en ce moment je tremble pour vous seul... quand, pour vous seul, je vous conjure de ne pas demeurer davantage... Vous doutez de moi !... Mais votre lettre, qui a causé toutes mes terreurs, m’a rendu aussi l’espoir et la joie que votre long silence m’avait enlevés... Je serais si heureuse de vous revoir si je ne tremblais pas pour vos jours... Écoutez... il m’a semblé entendre...

EDGARD.

Non, personne...

ANNA.

Mais sir Davis est là qui veille... Oh ! partez ! partez !

EDGARD.

Eh bien ! promettez-moi que bientôt vous rendrez ce bonheur qu’il m’enlève aujourd’hui et je m’éloigne...

ANNA.

Oui... oui... mais partez.

EDGARD.

J’emporte votre serment...

Il la reconduit à sa porte.

ANNA, avant d’entrer.

Oui... Adieu...

EDGARD, près de la fenêtre.

Adieu...

Anna est entrée chez elle.

 

 

Scène XIV

 

EDGARD, puis HARRY

 

EDGARD.

Enfin !... maintenant, n’hésitons plus... L’appartement de Lucy...

Il regarde autour de lui.

John n’a pu me le désigner... Ah ! la lettre d’Anna... je crois me rappeler...

Il cherche une lettre.

Cette fois, belle Lucy, vous ne m’échapperez pas... cette fois, il ne vous tombera pas du ciel un ange protecteur...

HARRY, qui a paru en silence.

J’ai cru reconnaître la voix... Qu’ai-je vu !...

EDGARD.

Cette lettre... la voilà...

Il s’approche de la bougie pour la lire.

HARRY, à part.

Lui !... c’est bien lui !...

EDGARD, lisant.

« Ne venez pas, ou je suis perdue !... »

Parle.

Pauvre Anna !...

HARRY.

Anna !

EDGARD, lisant.

« Songez que, dans cet hôtel de mon frère, le moindre indice peut éveiller les soupçons et me perdre... Songez qu’un petit salon sépare seul mon appartement de celui de Lucy... »

Parlant.

Mais alors, ce doit être...

HARRY, lui arrachant la lettre des mains.

C’est là, monsieur, mais vous n’entrerez pas...

EDGARD.

Sir Harry ! vous !...

HARRY.

Moi-même, oui, monsieur.

EDGARD, à part.

Que faire ?... Allons...

Il jette son mouchoir par la fenêtre et s’approche d’Harry.

Je vous rencontrerai donc toujours sur mon passage ?...

HARRY.

Oui, pour la protéger, pour la défendre, tant qu’une goutte de sang restera dans mes veines.

EDGARD.

Ainsi donc... c’est une guerre à mort ?

HARRY.

À mort !... et la victoire ne sera pas encore pour vous cette fois... car vous ne vous attendiez pas à me rencontrer ici.

En ce moment, on voit entrer successivement par la fenêtre, Peterpatt et deux autres.

EDGARD, avec intention.

Je ne m’attendais pas à vous rencontrer, dites-vous ?... peut-être... Seulement, je pouvais vous trouver en dormi, ou bien sans défiance ; je pouvais préparer un bâillon pour étouffer votre voix...

Peterpatt tire un mouchoir qu’il arrange.

Je pouvais vous entourer d’hommes déterminés et robustes...

Les deux hommes s’approchent d’Harry.

qui, sur un mot, sur un signe, au raient à-la-fois étouffé vos cris et enchaîné vos pas... Alors, la victoire m’eût appartenu !...

HARRY.

Peut-être ; mais ces sages précautions...

EDGARD.

Voyez si j’ai su les prendre...

Il lève le bras, les deux hommes saisissent Harry en même que Peterpatt lui met le mouchoir dans la bouche.

Vite, descendez-le dans la barque...

On entraîne Harry. Edgard ferme vivement la fenêtre dès qu’il est sur le balcon.

J’ai réussi... ils doivent être en bas... Voyons... Malédiction !... le poids des deux autres a rompu l’échelle... Maintenant, tout mon salut est là...

Il va vers la porte de Lucy.

HARRY, dans la barque, et d’une voix à demi étouffée.

Lucy ! Lucy ! prenez garde ! prenez garde !...

EDGARD.

Les misérables !...

 

 

Scène XV

 

ANNA, EDGARD, puis LUCY

 

ANNA, entrant.

Quel est ce bruit ?... Encore... encore ici !... Imprudent !...

EDGARD.

Silence !... silence, Anna !...

ANNA.

On vient... perdue, je suis perdue !...

EDGARD.

Attendez !...

Il éteint la bougie au moment où Lucy entre.

LUCY, entrant, et rencontrant Edgard dans l’ombre.

J’ai cru entendre... quelqu’un... un homme...

ANNA.

Tais-toi... tais-toi, Lucy, où tu me déshonores...

LUCY.

Anna coupable !... Oh ! mon Dieu !

ANNA, ouvrant la porte de droite.

Par là... cet escalier... Partez... partez vite...

EDGARD, à voix basse.

Mais j’entends monter...

ANNA, à l’autre porte.

De ce côté !...

SIMON, en dehors, après avoir frappé avec force.

Ouvrez !... ouvrez !...

ANNA.

C’est mon mari !... mon mari !...

EDGARD.

Eh bien ! là...

Il entre chez Lucy et ferme la porte derrière lui.

LUCY, avec terreur.

Chez moi... mais c’est chez moi !...

Elle court à la porte qu’elle trouve fermée.

ANNA.

Ah ! par pitié, Lucy, par pitié... sauve-moi !...

SIMON, frappant.

Ouvrez !... mais ouvrez donc !...

Lucy retire vivement la clé. La porte du fond cède aux efforts de Simon, qui entre suivi d’un laquais portant des flambeaux, tandis que deux autres ont paru à l’autre porte.

 

 

Scène XVI

 

ANNA, LUCY, SIMON, DOMESTIQUES, portant des flambeaux

 

SIMON, à part.

Levées toutes les deux...

Haut.

Vous avez entendu comme moi, sans doute, des cris et un bruit de pas dans cette chambre ; c’est pour cela, je suppose, que je vous trouve debout ?...

ANNA.

Nous ?...

LUCY.

Non... je n’ai rien entendu... J’étais souffrante... et...

SIMON, bas.

Vous êtes bien pâle l’une et l’autre !...

Se retournant et voyant la fenêtre ouverte.

Cette fenêtre...

Il y va.

Une échelle de corde... Quelqu’un s’est introduit ici...

Indiquant la chambre de sa femme.

Voyez de ce côté, et je vais moi-même...

Les domestiques entrent chez Anna. Simon se dirige vers l’appartement de Lucy.

ANNA, bas.

Ciel !...

LUCY, bas.

Tais-toi...

SIMON.

Fermée... Vous avez la clé, Lucy... veuillez me la remettre...

LUCY.

À quoi bon ? ... J’étais éveillée, personne n’aurait pu entrer sans être entendu de moi...

SIMON.

Permettez, Lucy, mais je veux... je désire...

LUCY.

Je désire, moi, monsieur, rester maîtresse dans ma maison...

SIMON.

Vous oubliez qu’en l’absence de mon frère mon de voir est de veiller sur vous, madame...

Bas.

Sur vous et sur son honneur...

Haut.

Veuillez donc me permettre...

LUCY.

Non, monsieur, non... La chambre d’une Anglaise est un lieu sacré où nul n’ai le droit de pénétrer malgré elle... et, je le répète, ni vous ni personne n’entrera personne !... là...

 

 

Scène XVII

 

ANNA, LUCY, SIMON, RICHARD

 

RICHARD.

Personne... excepté moi, madame !...

LUCY.

Richard !...

ANNA.

Grand Dieu !...

RICHARD.

Cette clé... donnez-moi cette clé...

LUCY, bas.

Écoutez, mon ami ; plus tard, tout à l’heure, quand nous serons seuls, je vous apprendrai...

RICHARD.

Cette clé, vous dis-je !

LUCY.

Je vous en conjure, Richard, écoutez-moi...

RICHARD.

Mais donnez-moi donc cette clé, madame !...

LUCY.

La voilà...

Richard entre dans la chambre. Elle s’élance vers Anna.

Anna !...

SIMON, se plaçant entre elles.

Parlez, madame ; qu’avez-vous lui dire que je ne puisse entendre !

LUCY, le regardant.

Moi... rien... rien, monsieur.

RICHARD, sortant de la chambre, un papier à la main.

Parti !

ANNA et LUCY.

Parti !

RICHARD.

Le lâche a pris la fuite... mais il vous a laissé un adieu...

LUCY.

Une lettre...

Montrant Simon.

Pas devant lui, Richard, pas devant lui !...

RICHARD.

Devant mon frère et devant tous, madame ; car, ma honte a été publique, le châtiment sera public aussi...

Il lit.

« C’est pour vous, pour vous seule que j’étais venu, Lucy, et je vous laisse en partant le serment de ne plus adorer que vous !... »

LUCY.

Pour moi !

ANNA, à part.

Elle !... il l’aimait !...

LUCY.

Oh ! non, non, il n’y a pas cela...

RICHARD.

Cela est écrit, madame ; mais le misérable ne l’a pas signé !... Dites-moi son nom !...

LUCY.

Richard, je vous en conjure, écoutez...

RICHARD.

Je n’écoute rien... Souvenez-vous de la taverne de Blackwood, madame... Son nom !...

LUCY.

Son nom... Mais je ne le sais pas... mais je ne le connais pas... mais je ne l’ai pas même vu cet homme !...

RICHARD.

Plus de serments, plus de mensonge, madame ; vous voyez bien qu’il est temps de désigner un homme à ma vengeance, si vous ne voulez pas que cette vengeance retombe sur une femme !...

LUCY, poussant un cri.

Ah !...

Courant à Anna.

Oh ! mais parle, parle donc, toi !...

ANNA, tremblante.

Moi !...

SIMON.

Que voulez-vous qu’elle dise, madame ?

LUCY.

Ce que je veux qu’elle dise ?... Mais je veux qu’elle me justifie... qu’elle ne m’abandonne pas... qu’elle ne me laisse pas en proie à sa colère... qu’elle ne me laisse pas couverte d’infamie !...

SIMON.

Qu’avez-vous à répondre, madame ?

ANNA, à part.

Il l’aimait !

SIMON.

Eh bien ?

ANNA.

Je n’ai rien à dire.

LUCY.

Oh ! malheureuse... malheureuse !...

Elle se retourne et se trouve en face de Richard, qui la regarde avec colère.

Accusée par lui, abandonnée par elle... Et rien, rien pour me justifier !... Oh ! tenez, Richard, tuez moi !...

Tombant à genoux.

Je souffre trop, tuez-moi !...

RICHARD, lui saisissant le bras.

Pas avant de connaître votre complice, madame ; et si vous ne le nommez pas, je le forcerai bien de se trahir !

ANNA, s’élançant.

Ah ! c’en est trop !... Arrêtez, Richard !...

SIMON, la retenant.

Silence ! point de pitié pour elle... point de grâce pour l’adultère !...

ANNA.

Point de grâce... Ô mon Dieu ! mon Dieu !...

 

 

ACTE IV

 

 

Premier Tableau

 

Au bord de la Tamise. Un petit quai sur le devant. À droite, le derrière de la maison de Davis. Au fond, une rue de Londres. Il fait nuit. La lune seule éclaire ce tableau.

 

 

Scène première

 

BOB et CHALUMEAU

 

Ils arrivent dans un bateau et descendent à terre.

CHALUMEAU.

Ah ! ça, où sommes-nous donc ?... c’est pas ici ma taverne... Où que vous me conduisez, grand Bob ?...

BOB.

Une minute seulement. Je veux, avant de rentrer, avoir des nouvelles de mon jeune maître, qui est là...

CHALUMEAU.

Dans c’te maison ?...

BOB.

C’est le derrière de l’hôtel de sir Davis... Je vais faire le tour, et entrer de l’autre côté...

CHALUMEAU.

En ce cas, bonsoir ; merci de la promenade !...

BOB.

Il n’y a pas de quoi. Je tenais à vous faire admirer...

CHALUMEAU.

Le pont sous la Tamise, la tunnel, quoi !...

BOB.

Eh bien ! qu’en dites-vous ?

CHALUMEAU.

C’est gentil...

BOB.

Un passage à pied sec, sans intercepter la navigation...

CHALUMEAU.

C’est gentil...

BOB.

Cinq cents pieds de souterrain creusés sous l’eau.

CHALUMEAU.

C’est gentil...

BOB.

C’est gentil, c’est gentil. Mais ça immortalisera notre sir John Brunnel, l’inventeur sublime de ce... de cette...

CHALUMEAU.

De ce, de cette...Minute, mon bonhomme... D’abord, sir John Brunnel, j’en veux pas...

BOB.

Comment, j’en veux pas ?...

CHALUMEAU.

Non, je ne veux pas de votre sir John ! Jean Brunnel, à la bonne heure ! Jean Brunnel le Français ! Not’ Jean Brunnel à nous. Faut pas vous glorifier de celui là, mon bonhomme : il est de Paris, rue J. J. Rousseau, 54, une connaissance à moi... Oùs qu’il loge, ici ?... J’irai écrire sur sa porte : « Jean Brunnel, ingénieur français, fabrique des ponts sur les Tamises, et fait des envois à l’étranger... »

BOB.

Comment, fait des envois ?...

CHALUMEAU.

Mais, dame !... d’où donc que vous en auriez, sans ça... l’English ?...

BOB.

Chut !... Qu’est-ce que je vois donc là ?

CHALUMEAU, bas.

Des hommes qui grouillent dans l’ombre... C’est peut être des filous !

BOB, bas.

Des filous !... Filons...

CHALUMEAU, bas.

Minute... tenons-nous à l’écart ; faut voir la retourne. Ouvrons le compas.

BOB, bas.

Comment, ouvrons le compas ? Vous avez un compas ?

CHALUMEAU, lui touchant les jambes.

Eh ! oui, ceci ; ouvrons le compas, décarrons un peu, et surtout fermez vot’ boîte...

BOB.

Ma boîte !...

CHALUMEAU, lui touchant la bouche.

Eh ! oui, vot’ bec.

BOB.

Mon bec...

Riant.

Ah ! ah ! ah ! je comprends...

CHALUMEAU.

Excusez, plus que ça de bouche. Quand il rit, on lui voit le cœur !... Allons, venez...

Il l’emmène, et tous les deux se tiennent à l’écart, à la droite de l’acteur, tandis qu’on voit paraitre, à gauche, Peterpatt et deux hommes, portant Harry évanoui.

 

 

Scène II

 

BOB, CHALUMEAU, PETERPATT, HARRY, évanoui, DEUX HOMMES

 

PETERPATT.

Déposez-le là, sur ce banc.

PREMIER HOMME.

Il est toujours évanoui.

PETERPATT.

C’est sa blessure...l’appareil se sera dérangé en descendant de cette fenêtre ici...

BOB, bas.

C’est Peterpatt...

CHALUMEAU, bas.

Je l’ai reconnu. Mais l’homme évanoui ?...

BOB.

Attendez...

Il se penche et regarde.

PREMIER HOMME.

Ah ! ça, qu’est-ce que nous allons faire ?

PETERPATT.

Ma foi, rester là, jusqu’à ce que sir Edgard arrive et décide...

BOB.

Mais c’est mon maître !...

CHALUMEAU.

M. Harry ?... Un brave jeune homme... Tombons sur ces gueux-là...

BOB.

Du tout... ils sont trois et nous ne sommes que deux...

CHALUMEAU.

Qu’est-ce que ça fait ?...c’est tous English, pas vrai ?

BOB.

Oui.

CHALUMEAU.

Vous en avalerez bien un ?

BOB.

Oui.

CHALUMEAU.

Eh bien ! moi, Français, j’en mange deux à moi seul !... Deux et un trois ; les forces sont égales... Allons... oh !...

BOB.

Arrêtez !

CHALUMEAU.

Quoi donc ?

BOB.

Regardez...

CHALUMEAU.

Encore un !...

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, EDGARD

 

PETERPATT.

Ah ! voilà milord.

EDGARD.

Eh bien ?

PETERPATT.

Il est là, sans connaissance...

Edgard s’approche d’Harry et le regarde.

CHALUMEAU.

Nom d’un nom !... les v’là quatre... Je n’en démolirai jamais trois pour mon compte.

EDGARD.

Que s’est-il passé ?

PETERPATT.

Rien de nouveau ; il n’a pas rouvert les yeux depuis que nous l’avons emmené.

EDGARD.

Bien... Peut-on compter sur tes hommes ?

PETERPATT.

Comme sur votre serviteur.

EDGARD.

Rien ne les arrêtera ?

PETERPATT.

Rien... des coquins finis... Je suis sûr d’eux... comme de moi...

BOB.

Qu’est-ce qu’ils machinent donc ?... J’ai peur...

CHALUMEAU.

Ah ! si j’avais seulement rapporté de Paris deux ou trois municipaux !... quelle soupe !...

PREMIER HOMME, désignant Harry.

Il revient à lui.

EDGARD.

C’est bien... Aidez-le à se lever...

CHALUMEAU.

Cristi !... tombons-nous dessus ?

BOB.

Non, j’ose pas...

CHALUMEAU.

Cagnard, d’English !...

HARRY.

Où suis-je ?

EDGARD.

Toujours en mon pouvoir, monsieur.

HARRY.

Sir Edgard !... encore !... Mais que prétendez-vous donc ?...

EDGARD.

D’abord, exiger de vous une promesse... un serment...

HARRY.

Un serment... à vous ?...

EDGARD.

Un serment qui vous engage à ne jamais révéler que nous nous sommes rencontrés là... cette nuit.

Il montre la maison de Davis.

HARRY.

Est-ce tout, monsieur ?

EDGARD.

Pas encore... J’exige, en outre, que vous remettiez à moi... ou à ceux qui vont vous accompagner à votre demeure, les lettres de lady Stendhal à mon oncle, qui sont entre vos mains...

HARRY.

C’est tout ce que vous attendez de moi ?...

EDGARD.

C’est tout.

CHALUMEAU.

Excusez du peu... merci... Tombons-nous dessus ?

BOB.

Eh ! non... j’ose pas.

CHALUMEAU.

Cagnard d’English, va !

HARRY.

Et si je refuse, monsieur ?

EDGARD.

Vous ne refuserez pas...

HARRY.

Et pourquoi ?

EDGARD.

Parce qu’il me faut à tout prix... à tout prix, entendez-vous ?... le silence sur notre rencontre de cette nuit, et les lettres que vous avez... parce que vous comprendrez enfin que, si vous m’y forcez, je saurai trouver un moyen de m’assurer de votre silence et de me procurer ces lettres...

HARRY.

Vous oserez donc m’assassiner ?

EDGARD.

Fi ! monsieur, fi !... est-ce qu’on dit de ces choses là... Vous assassiner... fi donc !... Seulement, j’ai l’honneur de vous faire observer que vous êtes seul, et que nous sommes quatre...

HARRY.

Fort bien.

EDGARD.

Qu’une promenade sur la Tamise a quelquefois ses dangers, et qu’une nuit calme et silencieuse comme celle-ci peut cacher bien des mystères...

HARRY

Misérable !...

CHALUMEAU.

Hum !... brigand, va !... Tombons-nous dessus ?

BOB.

Non, j’ose pas...

CHALUMEAU.

Cagnard d’English !...

EDGARD.

Eh bien ! monsieur, que décidez-vous, qu’avez-vous à répondre ?...

HARRY.

Avant notre rencontre, j’étais décidé à mourir !... jugez vous-même, si pour racheter ma vie, je me rendrai coupable d’une lâcheté !...

EDGARD.

C’est votre dernier mot ?

HARRY.

Le dernier... Je ne vivais que pour rendre à Lucy le repos, la considération et le bonheur... voyez si je puis accepter le marché honteux que vous m’offrez !...

EDGARD.

Mais vous l’aimez donc ?...

HARRY.

Oui, je l’aime !... d’un amour aussi pur qu’elle... d’un amour aussi saint que le vôtre est coupable... aussi noble que le vôtre est infâme !...

EDGARD.

Eh bien ! soit... vous l’aurez voulu !...

À Peterpatt.

Approche...

Il lui parle bas.

PETERPATT.

Diable !...

EDGARD.

Cent guinées si tu réussis !...

PETERPATT.

Vous serez obéi... Allons, suivez-nous...

Il fait un signe aux hommes, qui s’emparent d’Harry.

HARRY.

Oh ! pas de violence !... je suis prêt à vous suivre... Ne craignez rien, vous gagnerez facilement l’argent du digne maître qui vous paie !... Je ne veux pas me dé fendre... vous ne m’assassinerez pas... vous m’aiderez à mourir !...

EDGARD.

Ces hommes vont vous emmener... vous avez une demi-heure pour réfléchir.

HARRY.

Quand c’est une lâcheté qu’on lui offre, monsieur, un honnête homme refuse et ne réfléchit pas !

EDGARD.

Partez donc !...

BOB.

Mais... mais ils vont le tuer !... Ah ! ma foi, je cède... tombons dessus !

CHALUMEAU, le retenant.

Non... je réfléchis... je ne veux plus...

BOB.

Comment ?...

CHALUMEAU.

Chut !... nous avons une demi-heure et j’ai mon idée !...

BOB.

Mais ils s’éloignent avec lui !...

CHALUMEAU, montrant Edgard.

Oui... mais celui-là reste avec nous...

On voit le bateau qui s’éloigne.

EDGARD.

Allons, bientôt tout sera fini... et demain nous nous reverrons, belle Lucy !...

 

 

Scène IV

 

CHALUMEAU, EDGARD, BOB

 

EDGARD.

À présent...

Il va pour sortir.

CHALUMEAU, lui barrant le passage.

À présent... restez là !...

EDGARD.

Hein !... que voulez-vous ?...

BOB.

À nous deux, mon gentleman !...

CHALUMEAU.

C’est-à-dire, non... à nous trois, mon joli bonhomme !...

EDGARD.

Comment ?

CHALUMEAU, avec force.

N’ faisons pas le malin...

EDGARD.

Mais que demandez-vous ?

CHALUMEAU.

Peu de chose... trois lignes de vot’ jolie écriture, et vot’ pataraphe au bas...

EDGARD.

Et si je refuse ?

CHALUMEAU.

Si vous refusez... tant pis pour vous...

Il tire son couteau.

EDGARD.

Vous voulez m’assassiner ?

CHALUMEAU.

Fi, monsieur, fi !... est-ce qu’on dit de ces choses là ?... Vous assassiner... fi donc !...

BOB.

Seulement... nous avons l’honneur de vous faire observer que vous êtes seul et que nous sommes deux...

CHALUMEAU.

Nous sommes trois... il ne compte que pour un, mais moi je compte pour deux... Allons, ne perdons pas de temps... vot’ canepin, et griffonnons vite...

EDGARD.

Et que voulez-vous que j’écrive ?

CHALUMEAU.

Allez toujours... je dicte : « Deux hommes... non, trois hommes solides me tiennent dans un bateau... »

BOB.

Ah ! bon, je comprends...

Il va préparer le bateau.

CHALUMEAU, regardant ce qu’il écrit.

« Dans un bateau... » Ça y est... « Au moindre accident arrivé à sir Harry... je suis un homme mort... »

EDGARD.

Comment ?...

CHALUMEAU.

C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire... Vous savez bien qu’une promenade sur la Tamise a quelque fois ses dangers, et qu’une nuit calme et silencieuse comme celle-ci peut cacher bien des... plongeons...

BOB.

C’est juste... Et si on ne me rend pas mon maître...

CHALUMEAU.

Si on ne nous rend pas son maître, je vous donne ma parole sacrée que je vous flanque ceci dans... n’importe quoi !...

BOB.

Les voilà déjà loin...

On voit le bateau beaucoup plus petit.

CHALUMEAU.

Allons, vite, écrivez...

EDGARD.

Mais quel intérêt vous fait agir ?... Voulez-vous de l’argent... beaucoup d’argent ?...

BOB, avec colère.

De l’argent !...

CHALUMEAU.

Beaucoup d’argent ?... c’est différent... je veux bien...

EDGARD.

Tenez...

À part, avec joie.

Ah ! je suis sauvé !...

CHALUMEAU, prenant la bourse.

Merci... À présent, continuez d’écrire...

EDGARD.

Comment ?...

CHALUMEAU, le menaçant.

Écrivons donc, que j’vous dis...

Il dicte.

« Débarquez le prisonnier sain et sauf, ou vous êtes perdus avec moi... car on nous écoulait et l’on connait vos noms... » Signez !...

EDGARD.

Mais...

CHALUMEAU.

Pas de mais... signons !...

BOB.

Mais signons donc !...

EDGARD.

Voilà !...

CHALUMEAU.

J’ai bien l’honneur de vous remercier... À présent, en barque, en barque !... Tu sais nager, grand Bob ?...

BOB.

Comme un esturgeon !...

CHALUMEAU.

Très bien !... En ce cas... à l’eau !... et ramons ferme... Une fois en vue des autres, tu fais la planche et tu tires ta coupe... tu abordes ces gueusards-là, pendant que je me tiens à distance...

BOB.

Convenu... je remets le petit mot ci-joint...

CHALUMEAU.

Et si tu ne ramènes pas ton maître vivant... sois tranquille... ils ne trouveront que les morceaux de ce lui-là !... En route !...

BOB.

En route !...

Ils montent tous les trois dans le bateau, qui s’éloigne du bord.

 

 

Deuxième Tableau

 

Le théâtre représente le marché de Smithfield. Au lever du rideau, le théâtre offre l’aspect d’un marché très animé.

 

 

Scène première

 

MARCHANDS et ACHETEURS, puis BOB et CHALUMEAU, entrant, le premier par la droite, le deuxième par la gauche

 

BOB.

Ah ! vous voilà...

CHALUMEAU.

Oui, j’allais chez vous !... Tiens, qu’est-ce donc que cette place-là ?

BOB.

Le marché de Smithfield... c’est ici que j’ai acheté ma Kitty bien-aimée...

CHALUMEAU.

Ah ! oui... au marché des bêtes à cornes... dire que c’est c’t endroit-là que les maris ont choisi pour laver leurs infortunes conjugales... À propos, et vot’ jeune milord, comment qu’il va... à ce matin ?

BOB.

Heu ! heu !

CHALUMEAU.

Il pourrait aller mieux, pas vrai ?

BOB.

Ah ! oui... s’il était bien portant...

CHALUMEAU.

Mais il pourrait aussi aller plus mal...

BOB.

Ah ! oui... s’il était mort !...

CHALUMEAU.

Mort !...sapristi !... Mais ça ne serait pas la peine de l’avoir arraché des mains de ces gueux-là...

BOB.

Ah ! c’est une belle action que vous avez commise... et mon maître vous en récompensera.

CHALUMEAU.

De quoi... m’en récompensera !... Dans mon pays, mon bonhomme, on fait ces choses-là... à l’œil !...

BOB.

Comment, à l’œil ?

CHALUMEAU.

Eh ! oui... gratis... La vie d’un homme, est-ce que ça se paye, bêta !...

BOB.

Ah ! c’est comme ça qu’on pense chez vous ?...

CHALUMEAU.

Mais z’oui, mon bonhomme !... Paris n’est pavé que d’honnête gens... Depuis la Souricière jusqu’à Tortoni... rien que des honnêtes gens...

BOB.

Ah !...

CHALUMEAU.

Depuis la Conciergerie jusqu’à la Bourse... toujours des honnêtes gens... jamais de filous, jamais de voleurs à Paris... Vous laissez tomber vot’ mouchoir dans la rue... crac ! on vous ramasse... quatre...

BOB.

Tiens, tiens, tiens, je ne me doutais pas...

CHALUMEAU.

Vous n’avez donc pas lu les Mystères de Paris ?...

BOB.

Ma foi... non...

CHALUMEAU.

Faut lire ça, mon bonhomme ; ça donne aux étrangers une chouette idée des Parisiens !...

BOB.

Je le lirai...

CHALUMEAU.

Tiens ! une jolie petite blonde qui descend de voiture...

BOB.

Miss Alice !... la sœur de M. Richard Davis...

CHALUMEAU.

Comment, à c’t âge-là, elle se promène toute seule dans les rues... sans papa et maman... avec un domestique ?

BOB.

En Angleterre, liberté entière pour les jeunes filles ; on ne les surveille que lorsqu’elles sont femmes...

CHALUMEAU.

Ah !... C’est-à-dire qu’on les met sous clé... quand elles n’ont plus rien à craindre... Jobards d’English !... Je ne me marierai pas chez vous, mon bonhomme !... Ah ! v’là un m’sieur qui la rejoint... Comme il a l’air troublé !...

BOB.

C’est son frère, sir Simon Davis.

CHALUMEAU.

Mon ancien camarade... Eh ! oui... je le reconnais...

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, ALICE, SIMON

 

SIMON.

Mais où donc allez-vous, Alice ?... Je vous ai vue sortir de l’hôtel si pâle, si effarée que j’ai voulu vous suivre...

ALICE.

Et vous avez eu tort, mon frère... il aurait mieux valu rester près d’eux...

SIMON.

Que s’est-il donc passé ?

ALICE.

Une scène horrible, mon frère !... Après ce qui a eu lieu cette nuit, je n’ai pas voulu quitter ma pauvre Lucy... Toute coupable qu’elle semble être... il faut que j’ai le cœur et l’esprit bien mauvais... mais je ne peux pas m’empêcher de l’aimer... J’étais donc là quand Richard est entré chez elle, les traits pâles, les yeux menaçants. – « Parlerez-vous, enfin ? » s’est-il écrié. Et comme elle répondait toujours : – « Je suis innocente... et je n’ai rien à vous dire, » il a prononcé de terribles paroles ; et comme elle s’obstinait à se taire, il a employé la menace, la violence... J’ai entendu un cri... qui m’a presque rendue folle. Alors je suis sorti de l’hôtel avec une seule pensée, un seul souvenir... le jeune homme que j’avais recueilli, et qui a disparu tout à-coup, je savais sa demeure.

SIMON.

Et vous voulez ?...

ALICE.

Il doit être au fait de ce mystère qui nous environne. Et je veux le retrouver... je veux le revoir...

Elle se retourne et aperçoit Bob.

Ah !...

BOB.

Hein !... qu’est-ce qu’elle a donc ?

CHALUMEAU.

Vous êtes trop laid, mon bonhomme, ça y a fait peur.

ALICE.

Je vous reconnais, mon ami...

BOB.

Son ami !...

ALICE.

Je vous ai vu hier, à l’hôtel...

BOB.

C’est vrai, miss...

ALICE.

Vous êtes au service de ce jeune homme que j’ai ra mené blessé ?...

BOB.

Oui, miss...

ALICE.

Oh ! c’est la providence qui vous a conduit près de moi... Où est-il ? qu’est-il devenu ?...

BOB, étonné.

Où... il est ?...

ALICE.

Oui, parlez... parlez vite...

CHALUMEAU.

Près d’ici, mamselle, dans la maison d’un brave médecin... qui l’a recueilli... quand nous l’avons eu arraché des mains des bandits qui voulaient le tuer...

ALICE.

Le tuer !... Oh ! je le savais bien, moi... Cet avertissement... ce cri qu’on a entendu pendant la nuit... c’est lui qui l’avait poussé... Oui, oui, il sait tout, il peut la sauver !... Et c’est pour cela qu’on en voulait à sa vie... Conduisez-moi près de lui, il faut que je le voie... que je lui parle... Il le faut !...

SIMON.

Y pensez-vous, Alice ? vous près de ce jeune homme !

ALICE.

Mon frère, on a dit tant de fois que j’étais folle, que je peux bien faire une folie de plus pour sauver ma pauvre Lucy !... Allons, venez, venez vite, je le veux ! Empêchons de nouveaux malheurs !...

Ils sortent.

CHALUMEAU.

Excusez !... elle a un peu de tête, la petite...

Ils sortent par la gauche.

 

 

Scène III

 

RICHARD, LUCY, entrant ensemble par la droite

 

LUCY.

Vous voyez bien, monsieur, que la force m’abandonne... vous voyez bien que je puis à peine me soutenir.

RICHARD.

Nous sommes arrivés, madame...

LUCY.

Pourquoi me conduisez-vous ici, sur cette place ?...

RICHARD.

Regardez-la bien, cette place... écoutez-moi bien... et surtout comprenez-moi bien... C’est ici près qu’est celte taverne où nous sommes déjà venus l’un et l’autre... Tenez, ne la reconnaissez-vous pas ?...

LUCY.

Cette taverne... oui... je me souviens... c’est là que vous avez conçu votre premier soupçon !...

RICHARD.

C’est là que vous avez commis votre premier crime !...

LUCY.

Ce jour-là, comme maintenant, j’étais innocente !... car cet homme... je ne l’ai pas même vu... c’est pour une autre qu’il venait... et je jure...

RICHARD.

Oh ! pas de protestations... pas de serments !... Oui, vous avez accusé votre sœur !... et vous avez ajouté la calomnie à l’adultère !... Maintenant, je ne veux plus qu’un nom... et, croyez-moi, madame... il est temps de le révéler...

LUCY.

Mais quel nom voulez-vous que je vous dise ?...

RICHARD.

Le nom de celui qui est entré la nuit chez vous...

LUCY.

Je ne le connais pas !...

RICHARD.

Le nom de celui que vous avez caché dans votre propre chambre !...

LUCY.

Je ne le connais pas !

RICHARD.

Le nom de celui qui vous écrivait : « Je ne suis venu que pour vous, et je n’aimerai jamais que vous !... »

LUCY, sanglotant.

Je ne le connais pas, vous dis-je !

RICHARD.

Oh ! c’en est trop !... Mais vous ne voyez donc rien ? vous ne comprenez donc rien ?... vous ne craignez donc pas d’exaspérer ma colère ?... Quelle vengeance voulez vous donc que j’emploie ?... Je ne peux pas le provoquer et le tuer, cet homme... puisque je ne sais pas son nom !... Je ne peux pas même m’adresser à nos lois, et demander un jugement qui le frappe dans sa fortune... Une condamnation qui, en immolant mon honneur, le frapperait dans le sien !... Je ne sais pas son nom !... Je ne peux pas vous abandonner à vos remords, et ne m’attaquer qu’à lui seul !... puisque je ne sais pas son nom !...

LUCY.

Richard... le ciel est juste... et plus tard...

RICHARD.

Plus tard !... vous espérez qu’après ma colère une lâche faiblesse s’emparera de mon cœur... et que je vous pardonnerai !...

LUCY.

Je ne suis pas coupable... et je n’ai pas besoin de pardon...

RICHARD.

Plus tard !... vous espérez que le souvenir sera moins vif... que la plaie sera moins saignante... et que je pourrai croire à vos mensonges !... Oui, vous espérez tout du temps... mais le temps ne vous viendra pas en aide... car j’élèverai aujourd’hui même une barrière éternelle entre vous et moi !...

LUCY.

Que voulez-vous dire ?

RICHARD.

Je dis que je vous rendrai au centuple la honte dont vous m’avez abreuvé !... je dis que cet homme que vous refusez de nommer, je le contraindrai à se dénoncer lui-même... je dis enfin que si vous ne voulez pas que j’aille chercher celui que je veux connaître, je le forcerai devenir ici !...

LUCY.

Ici ?...

RICHARD.

Oui, vous le verrez accourir sur cette place, quand j’aurai dit à ceux qui nous entourent :

Élevant la voix.

« Messieurs, je me nomme sir Richard Davis, et voici la fille de lady Stendhal... voici la femme adultère !... »

LUCY.

Oh ! grâce !... grâce !... taisez-vous, monsieur, taisez vous !...

RICHARD.

« Pauvre homme du peuple que j’étais, à force de veilles et de travail, je me suis élevé pour elle au rang des plus illustres de l’Angleterre... pour elle qui me déshonorait !... Eh bien ! ailez dire dans tout Londres comment je lave un outrage... allez dire à celui qui l’aime qu’il peut la posséder sans contrainte... allez lui dire enfin que cette femme est à vendre !... »

En ce moment, la place se trouve garnie de monde. Tous les hommes parlent entre eux ; plusieurs sortent précipitamment de scène.

LUCY, poussant un cri.

Ah !...

Ici un long silence, pendant lequel plusieurs hommes du peuple se détachent de la foule, tandis que Richard reste accablé. Ces hommes s’approchent de Lucy ; l’un d’eux, qui la voit chanceler, va pour la soutenir.

LUCY, avec horreur, après un long silence, et comme sortant d’un rêve.

Laissez-moi !... laissez-moi !...

Regardant tout au tour d’elle.

Où suis-je ?... Cette place... un horrible marché... où il m’a traînée !...

Montrant Richard.

Lui ! lui !... car c’est moi... moi que l’on vend !...

S’approchant de Richard.

Oh ! Richard !... Richard !... ayez pitié de vous et de moi !... Richard, n’accomplissez pas cette action honteuse !... Écoutez... tuez-moi plutôt... tuez-moi là tout de suite... et pauvre victime que je suis... je vous promets de mourir sans me plaindre... sans vous accuser... sans vous maudire !... Vendue !... mais songez-y donc !... vendue... séparée de vous pour toujours !... un autre... un autre à qui j’appartiendrai... et qui m’aura payée !... Non, non, vous ne le ferez pas... vous ne le ferez jamais !...

RICHARD.

Mais c’est vous qui l’aurez voulu !... Celui qui vous aime va venir ici... il faudra bien qu’il vous achète lui-même... Je le connaîtrai alors, et je pourrai me venger !... Tenez... cette place est couverte de monde... il est là, peut-être !... un mot, un geste qui le désigne... et j’ai pitié de vous... et je vous fais grâce !...

LUCY.

Je n’ai plus rien à attendre de vous, monsieur... Je n’espère plus qu’en Dieu, qui daignera peut-être me rappeler à moi !...

RICHARD.

Vous refusez de parler ?...

LUCY.

Allons, prenez mon honneur pour réparer le vôtre !... Vous parliez de me faire grâce, Richard !... c’est moi qui vous pardonne !...

RICHARD, avec force.

Vous me pardonnez !... vous !... Oh ! c’est que vous avez peur pour lui... n’est-ce pas ?... Eh bien !...

Se tournant vers la foule.

Eh bien ! ne m’avez-vous pas entendu ?... je vous ai dit que cette femme était à vendre !...

En disant ces mots, il lui jette au cou une corde que Lucy arrache avec horreur, en poussant un cri.

LUCY, tombant à genoux.

Seigneur, m’abandonnerez-vous ?...

 

 

Scène IV

 

RICHARD, LUCY, EDGARD, HERBERT, SES AMIS

 

EDGARD, sortant tout-à-coup de la foule.

Mille livres sterling !...

RICHARD.

Edgard !...

LUCY.

Edgard !... Mon Dieu ! est-ce assez de douleurs ?...

RICHARD.

C’est lui, n’est-ce pas, madame ?

LUCY.

Mon Dieu ! mon Dieu ! faites-moi donc mourir !...

RICHARD.

Oh ! je le tuerai !...

EDGARD.

Personne ne couvre l’enchère ?... Eh bien ! cette femme est à moi !

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, HARRY, ALICE

 

HARRY.

Infamie ?... Arrêtez, monsieur !...

LUCY.

Cette voix...

EDGARD.

Sir Harry !... lui !...

RICHARD.

Sir Harry !...

ALICE.

Ma sœur !... ma pauvre Lucy !... 

Elle la prend dans ses bras, la relève et la fait asseoir à droite.

RICHARD.

Harry !... celui qui m’écrivait de me rendre à la ta verne de Blackwood !...

EDGARD.

Elle sera à moi... dussé-je la payer de toute la fortune de lord Ashley, mon oncle !...

HARRY.

Il faudrait pour cela que cette fortune vous appartint encore...

Il lui donne un papier.

Lisez !...

EDGARD.

Son héritier !... vous !...

HARRY.

Oui, moi !...

À la foule.

Cinquante mille guinées !...

RICHARD, avec force.

Mais quel est donc cet homme ?...

HARRY.

Vous le saurez peut-être... Mais quand l’horloge de Smithfield sonnera trois heures, souvenez-vous, mon sieur, que Lucy Stendhal sera à moi...

RICHARD, avec force.

À vous !... elle !... mais c’est donc...

L’heure sonne à l’horloge ; un homme vêtu de noir se place entre Richard et Lucy, qu’il touche de sa baguette. Richard reste accablé.

HARRY.

Allez, allez, pauvre martyre !...

LUCY, s’éloignant, soutenue par Alice.

Qu’avez-vous fait, Richard ?...

RICHARD, s’élançant vers Lucy.

Non, non !...

Un constable, avec sa baguette, l’empêche de passer.

HARRY.

Vous n’avez plus de droits sur elle... vous l’avez vendue, monsieur !...

Alice sort avec Lucy, tandis qu’Edgard sort de l’autre côté.

 

 

Scène VI

 

RICHARD, HARRY

 

RICHARD.

Oui... mais je connais mon rival !... Maintenant, à nous deux, monsieur !...

HARRY.

Oh ! monsieur, vous venez de commettre l’action la plus horrible... la plus odieuse !... Monsieur, vous avez déshonoré une épouse chaste et pure... vous avez flétri une femme innocente... vous l’avez frappée comme une femme adultère !...

RICHARD.

Innocente !... elle !... et la preuve... la preuve !...

HARRY.

La preuve !... vous l’auriez trouvée dans toute sa vie passée, si vous n’aviez fait peser sur sa vie le souvenir de sa mère... martyre calomniée comme elle !... La preuve... vous l’auriez trouvée dans sa tendresse si vive et si dévouée, si cette tendresse avait pu toucher un cœur plein d’ambition et d’orgueil... La preuve...mais si vous aviez eu pitié d’elle pendant un seul jour... je vous l’aurais apportée, moi, monsieur !...

RICHARD.

Vous !... oh ! non, c’est impossible !...

HARRY, lui donnant une lettre.

La voilà !...

RICHARD.

Qu’ai-je lu ?... Anna !... c’était elle !... Et Lucy... moi... là... tout à l’heure !...

HARRY.

Vous !... vous l’avez vendue !...

RICHARD.

Ah !...

Il tombe.

 

 

ACTE V

 

 

Premier Tableau

 

Le théâtre représente un petit salon. Porte au fond. Portes latérales. À droite, une table et un canapé.

 

 

Scène première

 

ALICE, HARRY, puis LUCY

 

Harry au milieu du salon, Alice près de la porte de la chambre où repose Lucy.

HARRY.

Eh bien ! miss ?

ALICE.

Toujours le même abattement ! toujours la même douleur impassible et muette ! et tout à l’heure, quand je lui ai parlé, quand j’ai cherché à la consoler, elle m’a mis la main sur la bouche en me disant : « Tais-toi, pauvre enfant, tais-toi ! » Et, en voyant mes larmes... elle s’est mise à sourire. Mais ce sourire m’a fait mal... j’aurais mieux aimé la voir pleurer !...

HARRY.

Oui, cela eût mieux valu sans doute !... Cette douleur qui ne trouve pas une parole... ce désespoir qui ne trouve pas une larme, sont mille fois plus terribles ! Je retourne chez le docteur, miss... je veux qu’il la voie de nouveau...

Il va pour sortir, la chambre de Lucy s’ouvre. Lucy entre. Elle marche lentement, son visage est pâle, son regard fixe, sa voix rauque, et sa parole est brève.

LUCY.

Où allez-vous donc, sir Harry ?... Il ne faut pas me laisser seule... Il y a des moments où j’ai peur !...

ALICE.

Peur !...

HARRY.

Je voulais ramener un médecin...

LUCY.

Un médecin... pour qui ?

HARRY.

Mais... pour...

ALICE.

Pour vous.

LUCY.

Pour moi !... Est-ce qu’il y a des médecins qui savent effacer le passé... qui peuvent rendre à une femme l’estime, le respect, l’honneur ?... Est-ce qu’il y a des médecins qui détruisent l’infamie ?... Non, non !... Eh bien ! puisque c’est impossible, il faut qu’on me laisse... entendez-vous ?... il faut qu’on me laisse...

ALICE, pleurant.

Oh ! ma sœur !...

LUCY.

Ah ! si j’avais pu mourir !...

HARRY, pleurant.

Pauvre Lucy !... Oh ! ma mère !... ma mère !... est-ce ainsi que je devais la retrouver ?...

LUCY, les regardant tous les deux.

Vous pleurez !... vous pouvez pleurer !... Ah ! vous êtes bien heureux, vous autres !...

Après un temps, s’approchant d’Alice.

Moi, vois-tu, j’ai quelque chose qui m’oppresse... qui m’étouffe !... Ce sont mes larmes que j’ai dévorées et qui sont retombées là...

HARRY.

Un peu de courage, Lucy... un peu de courage.

LUCY.

Du courage !... en ai-je jamais manqué ?... Non !... j’en ai eu toute ma vie, puisque j’ai lutté sans relâche, puisque je me suis débattue depuis mon enfance contre une horrible prédiction !... « Fille d’une femme coupable, ont-ils dit, tu seras coupable à ton tour !... » Et maintenant ils ajoutent : « La prédiction est accomplie !

HARRY.

Mais je vous justifierai, moi, je leur prouverai...

LUCY.

Non... je n’attends plus rien de ce monde... Je voudrais...

Signe interrogatif d’Harry et d’Alice.

je voudrais aller rejoindre ma mère !...

Elle se rapproche lentement d’un canapé, sur lequel elle se couche à demi. Harry fait un signe à Alice, pour indiquer qu’il faut la laisser seule. Harry sort par le fond, mais Alice reste près de cette porte, et regarde celle par laquelle est entrée Lucy, comme si elle attendait quelqu’un.

 

 

Scène II

 

LUCY, puis RICHARD

 

LUCY.

Je ne croyais pas qu’il fût possible de souffrir autant que cela !... Je ne croyais pas, mon Dieu, que votre colère pût éprouver si longtemps une pauvre femme !...

La porte à droite s’ouvre lentement ; on voit paraître Richard. Alice va le prendre par la main, le conduit du côté de Lucy, puis elle sort en l’encourageant du geste. Lucy relève la tête, l’aperçoit, le regarde avec terreur et pousse un cri étouffé.

Ah !...

RICHARD, tendant les mains vers elle.

Tais-toi !... tais-toi, Lucy !...

Il s’approche, le regarde avec douleur et se met à genoux devant elle.

Lucy... je viens te demander grâce !...

LUCY.

Grâce !... vous !... Non... vous me trompez... Et puisque je vous revois, c’est qu’il y a encore une honte que vous ne m’avez pas fait subir... c’est qu’il y a encore une infamie dont vous ne m’avez pas flétrie... c’est qu’il y a encore un supplice dont vous ne m’avez pas torturée !...

Avec force.

Ah ! tant mieux... je suis prête !... tant mieux, car cette fois j’en mourrai, n’est-ce pas ?...

RICHARD.

Au nom du ciel, ne m’accable pas comme je t’ai accablée moi-même, ne joins pas tes reproches à mes remords...

LUCY.

Vos remords !

RICHARD.

Oh ! je sais que je ne puis rien dire qui puisse me justifier !... je sais que je ne puis rien faire qui puisse racheter mon crime !... mais pour payer mon pardon, je donnerais tout, mes biens, ma vie, tout, jusqu’à mon honneur !

LUCY.

Votre pardon !... est-ce que je puis pardonner quelque chose à quelqu’un, moi ?... vous savez bien que je ne m’appartiens plus... Vous parlez encore de votre honneur !... moi, je n’ai plus d’honneur ; et quant à ma vie... Dieu a été cruel, il n’a pas voulu me la reprendre !

RICHARD.

Oh ! ne sois pas sans pitié, Lucy... je souffre autant que tu souffres toi-même !

LUCY.

Autant que moi !... est-ce que c’est possible ?... Vous ne savez donc plus que vous m’avez traînée... là-bas... sur cette place !... vous n’avez donc pas vu tous ces regards de mépris qui s’attachaient sur moi !... vous n’avez donc pas entendu ces railleries de tout un peuple... ces imprécations de toute une ville !...

Avec force.

Et puis... cet horrible marché... et vos propres paroles : « C’est une digne fille de lady Stendhal !... c’est une épouse adultère !... »

RICHARD.

Lucy !...

LUCY.

Oh ! tenez... j’aurais été coupable, que votre vengeance eût été cruellement odieuse ; jugez donc, monsieur, jugez de ce qu’elle devait être pour moi qui me sentais innocente !...

RICHARD.

Oh ! oui... malheureux... parce que je n’étais pas digne de ton amour... j’ai cru que tu l’avais donné à un autre...

LUCY.

À un autre !... moi !... qui étais si fière de lui, si fière de son élévation, de son génie, et si heureuse de sa tendresse ! Oh ! oui, j’étais bien heureuse... Jusqu’à ce jour terrible !... je me disais : Puisque je l’aime de toute la puissance de mon âme, lui qui m’a choisie malgré le signe fatal dont j’étais marquée, ma vie est sauvée maintenant !... ma vie s’écoulera pure et sans tâche... je serai toujours honnête femme et la prédiction ne s’accomplira pas !... Car voilà ce qui me protégeait, moi, le souvenir de ma pauvre mère... et grâce à ce souvenir, je serais restée digne de vous, Richard, et nous aurions toujours été heureux !... Mais vous ne l’avez pas voulu, vous, monsieur... vous ne l’avez pas voulu !...

RICHARD.

Lucy ! je t’en conjure, aie pitié de mes larmes, aie pitié de m repentir, aie pitié de mon amour !...

LUCY.

Taisez-vous... tais-toi, malheureux, tais-toi !... tes larmes me déchirent le cœur ; mais il faut les cacher !... Ton repentir est sincère ; mais ils n’y croiront pas !... Ton amour !... malheureux !... mais moi aussi, je t’aime toujours !... je t’aime, et ce sera le supplice de toute ma vie !...

RICHARD.

Que dis-tu ?

LUCY.

Je t’aime, et tu as mis le déshonneur entre nous deux ; je t’aime, entends-tu, je t’aime... et j’appartiens à un autre !...

RICHARD.

Non, je briserai ce honteux marché, je t’arracherai de ces lieux !...

 

 

Scène III

 

LUCY, RICHARD, HARRY

 

HARRY.

Vous oubliez, monsieur, qu’il n’y a plus rien de commun entre elle et vous...

LUCY.

Harry !

RICHARD.

Lui !...

HARRY.

Dans une heure, je l’emmène loin de ce pays où vous l’avez avilie, déshonorée ! Dans une heure, Lucy, nous quillerons cette terre maudite... et vous trouverez bientôt, monsieur, d’autres consolations.

RICAHRD.

Moi !

HARRY.

Fiers de vous, fiers de votre respect pour leurs nobles coutumes, les marchands et le peuple vous préparent de nouveaux honneurs...

RICHARD.

Eh ! que n’importe à moi !... Lucy... chère Lucy !...

LUCY.

Vous savez bien, Richard, que je ne m’appartiens plus...

HARRY.

Pauvre femme !...

Elle sort avec Harry.

 

 

Scène IV

 

RICHARD, seul

 

Perdue !... perdue pour moi !... Et toujours, toujours cette fortune, ces honneurs qu’ils me jettent comme une cruelle dérision, à chaque nouveau malheur qui me frappe !...

On entend crier sous les fenêtres : Vive sir Richard Davis ! Vive le nouveau lord-maire !...

Oui, crie vive Richard Davis !... Et dans une heure, quand tous mes liens seront brisés, quand elle partira, venez chercher votre nouveau lord-maire... vous me trouverez mort dans cette chambre, où je l’aurai vue pour la dernière fois !...

Il tire de sa poche des pistolets qu’il place sur la table.

 

 

Scène V

 

RICHARD, ANNA

 

ANNA, en dehors.

Lucy ! je veux voir Lucy, vous dis-je !...

Elle entre précipitamment.

RICHARD.

Anna !... Vous, vous ici, malheureuse !...

ANNA.

Écoutez, Richard, mon mari m’avait entraînée loin de la ville... mais dès que je me suis vue libre, je suis venue pour vous dire...

RICHARD.

Que Lucy n’est pas coupable... j’en ai la preuve...

ANNA.

La preuve !...

RICHARD.

Que c’est vous qui déshonoriez votre époux, j’en ai la preuve !... Que c’est vous qui laissiez accuser une pauvre femme du crime que vous avez commis... j’en ai la preuve, vous dis-je...

ANNA.

Vous !...

RICHARD.

Ce n’est pas aujourd’hui qu’il fallait vous repentir, madame... c’est quand je l’accablais, elle, sous le poids de votre infamie !... c’est, quand je la flétrissais devant tous...

ANNA.

Hélas !... je ne l’ai pu, j’avais peur...

RICHARD.

Oui, c’est vous, qui me l’avez arrachée... C’est vous qui aurez causé notre mort...

ANNA.

Votre mort !...

RICHARD.

Pensez-vous que je vivrai loin d’elle, et qu’elle vivra dans le déshonneur... Non, madame... non... Écoutez bien ceci, madame... Quand la voiture viendra la chercher tout à l’heure... quand cet homme emmènera Lucy... priez Dieu, car vous nous aurez tués l’un et l’autre !...

ANNA, à genoux.

Oh ! grâce !... grâce, Richard !...

 

 

Scène VI

 

RICHARD, ANNA

 

ANNA.

Mon mari !...

Elle courbe la tête en tremblant.

RICHARD.

Simon !...

Moment de silence.

SIMON.

Que se passe-t-il donc ?

RICHARD, à part.

Pauvre frère !...

SIMON.

Eh bien ?

RICHARD, à part.

Lui ferai-je donc subir toutes mes angoisses... toutes mes tortures ?...

SIMON.

Répondez...

À Anna.

D’où vient que vous implorez mon frère ?...

À Richard.

D’où vient que ma femme est à tes genoux ?...

ANNA.

Vous allez le savoir...

RICHARD, l’interrompant.

Attendez...

Il écoute.

Non, pas encore...

Haut.

Elle me suppliait d’oublier, de pardonner à l’épouse coupable...

SIMON.

Pardonner !...

RICHARD.

Et moi, frère, moi qui ne veux pas d’autres larmes que les miennes, moi qui ne veux pas d’autre mal heur que le mien...

Relevant Anna.

je cède à sa prière, je pardonne... et j’oublie !...

ANNA.

Richard !...

RICHARD, bas.

Chut... Il en mourrait, madame.

ANNA, bas.

Mais... vous vivrez...

RICHARD, bas.

Silence... Anna...

On entend le fouet des postillons.

Elle va partir !...

Il s’approche de la fenêtre.

SIMON.

Mais qu’as-tu donc, Richard ? Ce trouble... cette pâleur !... quand je viens t’apprendre qu’on ne fait pas peser sur toi la honte de ta femme...

RICHARD.

Sa honte !...

SIMON.

Quand je viens te dire que tout le scandale retombe sur sa tête, que tout le mépris est pour elle seule...

RICHARD.

Pour elle !... le mépris pour elle !... Oh !... tais-toi, frère, tais-toi !...

SIMON.

Et qu’aujourd’hui comme hier on te choisit pour être le premier dans Londres...

RICHARD, écoutant toujours près de la fenêtre.

Assez, mon frère, assez... et donne-moi ta main !...

SIMON.

Richard !...

RICHARD, sur le devant de la scène.

Mon ami !... j’ai toujours bien rempli, n’est-ce pas, la mission que m’avait légué notre père ?...

SIMON.

Oh ! toujours, toujours...

RICHARD.

Je vous ai toujours bien aimés, toi et notre bonne Alice ?...

SIMON.

Oui, Richard... Mais pourquoi donc me parles-tu ainsi, maintenant ?

ANNA.

Pourquoi ?... C’est...

RICHARD, lui saisit la main et la fait taire.

C’est que dans ce jour, où tous mes liens, toutes mes affections sont brisés, j’ai besoin que tu me redises que je n’ai pas été ambitieux et égoïste... j’ai besoin de te serrer la main... j’ai... j’ai besoin de t’embrasser...

Il l’embrasse. On entend de nouveau le roulement de la voiture.

Elle part !...

S’élançant sur les pistolets.

Adieu, frère, adieu...

ANNA.

Grand Dieu !...

 

 

Scène VII

 

RICHARD, ANNA, LUCY, HARRY, ALICE

 

LUCY, paraissant suivie d’Harry et d’Alice.

Malheureux !...

RICHARD.

Lucy... Toi !...

LUCY.

Oui, moi, qui n’ai pas pu m’arracher de ces lieux...

À Harry.

Vous voyez bien, monsieur, que mon départ, c’était sa mort !...

HARRY.

Mais vous l’aimez donc toujours ?

LUCY.

Toujours !...

HARRY.

Eh bien ! sir Richard, tout peut encore se réparer : ne repoussez pas ce titre de lord-maire que l’on vous offre...

RICHARD.

Comment !...

HARRY.

Ce poste glorieux que l’on vous destine, acceptez-le, pour faire entendre de plus haut l’autorité de vos paroles, acceptez-le afin de rendre l’honneur à deux femmes à-la-fois...

RICHARD.

Que signifie ?...

HARRY.

Qu’il y a vingt ans une pauvre femme fut injuste ment accusée... comme une autre est accusée aujourd’hui...

LUCY.

Ma mère !...

HARRY.

Vous publierez, monsieur, que cette pauvre femme n’avait jamais trahi ses devoirs d’épouse... Vous publierez que, forcée par la volonté de son père, il lui fallut sacrifier un premier amour, et cacher une faute qu’on ne lui permettait ni d’avouer ni de réparer... Vous publierez enfin que ce crime d’un autre elle l’a payé de vingt années de douleurs et de larmes... Elle l’a expié par la perte de son enfant qu’on arrachait de ses bras, qu’on emportait loin d’elle, et qu’elle n’a jamais embrassé... Vous publierez cela, monsieur, et vous l’appuierez des preuves que je vous apportais à la taverne de Blackwood.

RICHARD.

Se peut-il ?...

LUCY.

Ma mère... innocente...Oh ! je le savais bien, moi !...

LARRY.

Et lorsque vous aurez réhabilité la mère, vous réhabiliterez aussi son enfant... S’ils disent que vous avez accompli un marché infamant... et que pendant deux jours Lucy appartenait à un autre et vivait dans la maison d’un autre... vous leur direz alors qui je suis... Vous leur direz qu’elle pouvait sans honte vivre dans la maison de son frère !...

TOUS.

Son frère !...

LUCY, se jetant dans ses bras.

Mon frère !...

RICHARD.

Vous, vous... son frère !...

HARRY.

Et maintenant, Richard, paraissez devant ce peuple qui vous attend ; qu’il voie à vos côtés celle qui a été flétrie et maudite, et que le premier magistrat de Londres proteste ainsi contre un jugement inique et contre une coutume infâme.

ALICE.

À la bonne heure... monsieur !

RICHARD.

Oh ! oui, venez, venez, Lucy... C’est pour vous seule, maintenant, que je veux être entouré d’estime et de respects, c’est pour vous seule que j’accepte ces grandeurs.

VOIX, au dehors pendant qu’ils sortent tous.

Vive le nouveau lord-maire ! vive le nouveau lord maire !...

Changement à vue.

 

 

Deuxième Tableau

 

Le théâtre représente une vue de Londres. Au fond, des vaisseaux cachent le panorama de Londres. Au lever du rideau, on voit le jour naître. Deux patrouilles de watchmen se croissent, échangent quelques mots à voix basse et sortent par les côtés opposés, en criant : Il est six heures, voici le jour. Plusieurs personnes traversent la scène, et Chalumeau paraît de droite, en même temps que Tom Bob arrive du côté gauche : ils ont tous deux le visage couvert d’un cache-nez.

 

 

Scène première

 

CHALUMEAU, BOB

 

CHALUMEAU.

Ah ! le joli climat ! le joli climat !... En v’là un petit air humide et pas mal épais !... Il y a de quoi boire et de quoi manger...

BOB.

Bon ! bon ! ça se dissipera... voilà le jour qui vient.

CHALUMEAU.

Le jour !... Ils appellent ça le jour !...

En ce moment, on entend un coup de canon lointain et le bruit de fanfares encore éloigné. Les vaisseaux embossés s’éloignent.

BOB, remontant la scène.

V’là l’instant de la grande cérémonie !... Tenez, les voyez-vous là-bas ?...

Chalumeau remonte aussi la scène.

CRIS, au lointain.

Vive le nouveau lord-maire !

BOB.

Eh ben ! qu’est-ce que vous dites de ça ?...

CHALUMEAU.

Ah ! c’est joli !...

BOB.

Et la reine, qui vient demander la permission d’entrer dans la Cité... et à qui ?... à un simple ouvrier qui est devenu lord-maire ! Allons donc, vive l’Angleterre !

CHALUMEAU.

Bah ! nous avons ben eu un petit caporal qui est de venu empereur... et qui entrait partout... sans permission... Décidément, vive la France !...

Ici, nouveaux coups de canon. Les fanfares se font entendre. Une partie du peuple accourt et entre en criant : Le voilà ! le voilà ! Entre Richard, tenant Lucy par la main, et suivi de toute sa famille ; des aldermen, des membres de la chambre des communes, etc. Richard porte la robe de lord-maire. Au moment où il est entré, on a vu déboucher du côté du pont de Londres le cortège de la reine, précédé de hérauts d’armes. La reine va paraître, Richard s’incline, le peuple crie.

Vive la reine ! vive le nouveau lord-maire !

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