Le Maire du palais (Jacques-François ANCELOT)

Tragédie en cinq actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, par les Comédiens ordinaires du roi, sur le Premier Théâtre Français, le 16 avril 1823.

 

Personnages

 

ÉBROÏN, Maire du Palais

THIERRY, 1er Roi de Neustrie

CLOVIS III, cru fils de Clotaire et couronné Roi de Neustrie

BATHILDE, fille de Thierry, épouse de Clovis

GÉROLD, vassal d’Ébroïn

SOLDATS

PEUPLE

 

La scène se passe à Paris en 680.

 

Le Théâtre représente l’intérieur du palais.

 

 

À SON EXCELLENCE M. LE DUC DE RAGUSE,

PAIR ET MARÉCHAL DE FRANCE, MINISTRE D’ÉTAT, MAJOR GÉNÉRAL DE LA GARDE ROYALE, GOUVERNEUR DE LA Ire DIVISION MILITAIRE, MEMBRE DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES, CHEVALIER DES ORDRES DU ROI, GRAND’CROIX DE L’ORDRE ROYAL ET MILITAIRE DE SAINT-LOUIS, GRAND CORDON DE LA LÉGION-D’HONNEUR, etc., etc.

 

MONSIEUR LE MARÉCHAL,

 

Encouragé par les bontés dont vous daignez m’honorer, et par l’intérêt que vous a inspiré cette Tragédie que vous avez vu naître, j’ose aujourd’hui vous prier d’en agréer l’hommage. Vous avez bien voulu vous souvenir que j’ai travaillé à cet Ouvrage dans cette admirable terre de Châtillon créée par vous, et où le bonheur d’être utile vous repose des fatigues de la gloire ; votre indulgente bienveillance me prédit alors un succès, et ce suffrage fut la première récompense de mes efforts. Je suis fier de l’avoir obtenu, MONSIEUR LE MARÉCHAL, je suis heureux que l’indulgence du Public, en justifiant votre obligeant présage, me donne aujourd’hui les moyens de placer le Maire du Palais sous les auspices de cette protection éclairée dont la science et l’industrie s’enorgueillissent depuis longtemps, et que vous ne refusez pas aux Arts qui consolent et embellissent la vie.

Je suis avec la plus vive reconnaissance et le plus profond respect,

 

MONSIEUR LE MARÉCHAL,

 

Votre très obéissant et très dévoué serviteur,

 

ANCELOT.

 

 

AVANT-PROPOS

 

« Sur ces entrefaites arriva la mort de Clotaire ; la couronne regardait naturellement ou Childéric, roi d’Austrasie, l’aîné des deux frères du roi défunt, ou Thierry le cadet, qui n’avait eu aucune part à la succession de Clovis, son père. Les peuples de Neustrie et de Bourgogne, étant bien aises d’avoir leur roi particulier, aussi bien que les Austrasiens, avaient plus d’inclination pour Thierry ; c’était aussi le dessein d’Ébroïn de le faire proclamer roi ; il le fit en effet, mais sans assembler la noblesse, contre la coutume.

« Cette conduite poussa à bout la patience des grands du royaume ; il se fit un soulèvement général en Neustrie et en Bourgogne. La haine du ministre rejaillit sur le prince qu’il avait voulu mettre sur le trône ; Thierry fut arrêté, on lui coupa les cheveux, et il eut permission de son frère Childéric, à qui les deux couronnes furent déférées, de se retirer dans l’abbaye de Saint-Denis ; ainsi Childéric ajouta au royaume d’Austrasie, qu’il possédait déjà, celui de Neustrie et celui de Bourgogne.

« On espéra bien de son gouvernement, lorsqu’on lui vit choisir pour son principal ministre, et selon quelques-uns, pour son maire du palais, Léger, évêque d’Autun, homme de qualité, allié-à la famille royale, d’une capacité, d’une vertu et d’un mérite universellement reconnus : mais ces belles espérances ne durèrent pas.

« Ce prince admit à sa confidence certains esprits brouillons, emportés, gens sans religion, qui lui firent bientôt perdre toute la confiance qu’il avait en son sage ministre.

« Childéric, privé des conseils de Léger, n’avait plus d’autres guides que ses passions. Il était naturellement très emporté ; et s’étant un jour mis en colère contre un seigneur nommé Bodillon, il le fit traiter comme un esclave, l’ayant fait attacher à un poteau où il lui fit donner mille coups.

« Cet homme, outré de ce traitement, conspira contre lui avec quelques-uns de ses amis ; et, peu de jours après, il lui dressa une embuscade dans une forêt où Childéric fut tué, avec la reine Bilichilde qui était enceinte.

« La mort de Childéric fut suivie d’une espèce d’interrègne qui dura quelques semaines. Les partisans de l’évêque d’Autun et ceux d’Ébroïn allèrent les prendre dans le lieu de leur retraite, et les mirent à leur tête.

« Cependant Thierry, dont les cheveux avaient eu le loisir de croître pendant sa retraite de Saint-Denis, reprit la qualité de roi, et avait déjà une grosse cour à Nogent, qui est aujourd’hui Saint-Cloud. L’évêque d’Autun lui conduisit ceux qui s’étaient rassemblés auprès de lui, et Ébroïn semblait tenir la même route pour le même sujet ; mais la crainte qu’il eut que l’évêque ne l’emportât sur lui auprès de nouveau roi, lui fit prendre d’autres mesures.

« Il tourna vers l’Austrasie où il avait beaucoup d’amis ; il fit paraître un jeune enfant à qui il donnait le nom de Clovis, publia que cet enfant était fils du roi Clotaire III, et eut assez de crédit pour le faire proclamer roi de France. En très peu de temps Ébroïn, avec son nouveau roi, se trouva à la tête d’une armée en état d’entrer dans le royaume de Neustrie, pour obliger le reste des Français à reconnaître le roi qu’il avait fait.

« Ébroïn, devenu redoutable à Thierry, l’obligea à s’accommoder avec lui, et le contraignit de le faire son maire du palais, après quoi il abandonna son fantôme de roi, qu’il n’avait produit que pour en venir là. »

 

Le père DANIEL. Histoire de France.

 

Tel est le sujet de la tragédie que je soumets aujourd’hui à l’épreuve périlleuse de la lecture : on voit que, s’il m’a fallu suppléer au silence de l’histoire en donnant des passions, des projets, un caractère enfin à Clovis et à Thierry dont elle ne nous a transmis que lès noms, je l’ai suivie avec une scrupuleuse fidélité dans tout ce qui tient aux événements. Quelques personnes ont paru regretter qu’Ébroïn ne reçût pas le châtiment de ses crimes, et elles m’ont reproché de n’avoir pas fait intervenir la hache d’Hermanfroy dans mon dénouement ; il m’est facile de répondre à ce reproche. En composant le Maire du Palais, ce n’est point un individu que j’ai voulu peindre, mais bien une époque et un pouvoir : Dans ma pièce Ébroïn est le représentant de ces ministres audacieux qui, durant un siècle, ont asservi les rois de France à leur insolente tutelle, et qui dévorant le trône en espérance, mais arrêtés par ce vieux respect qui protégeait le sang de Clovis, ne laissaient à leurs maîtres qu’un titre sans puissance, et préparaient de tous leurs efforts l’élévation future d’une race nouvelle. Supposons un instant qu’au lieu de trouver dans la vie d’Ébroïn un événement qui m’a paru renfermer une action dramatique, je l’eusse rencontré dans la vie de Pépin d’Héristel ou dans celle de Charles Martel, les faits qui composent la fable de ma tragédie auraient été différents, mais la politique du héros aurait été la même : il aurait eu, il aurait dû avoir les mêmes craintes, les mêmes espérances, les mêmes projets ; car Ébroïn, Pépin d’Héristel et Charles Martel marchaient tous vers le même but. C’est cette politique commune à tous les Maires du Palais que j’avais essayé de développer, dans les vers suivants, que la rapidité commandée par la scène m’a contraint de retrancher aux répétitions :

...Devant moi j’aplanis le chemin,
Je façonne le peuple, il m’honore, et ma main
Sur des fronts avilis promenant la couronne,
Le force à mépriser les rois que je lui donne :
Ce peuple doit un jour, las d’un joug odieux,
En voyant leur bassesse, oublier leurs aïeux,
Et j’attends, pour saisir le sacré diadème,
Que leur pouvoir vieilli s’écroule de lui-même.

Si donc mon intention a été de peindre le despotisme usurpateur de ces ministres maîtres de tout, même de leurs rois ; si j’ai voulu, dans le héros que j’ai choisi, personnifier ce pouvoir, qui, poussant les rois mérovingiens vers leur ruine, resta bientôt debout sur les débris de cette race déchue, je n’ai pas dû faire succomber le représentant de ce pouvoir, car l’abattre c’était renverser l’idée mère de ma tragédie, c’était enlever à la conception ce qu’elle peut avoir de poétique. Ma tragédie devait alors avoir pour titre Ébroïn et non le Maire du Palais ; j’aurais fait le portait d’un homme, je voulais tracer un tableau d’histoire.

Mais, disent mes censeurs, vous faites triompher le crime. Pour répondre à cette objection. il me suffirait de citer Britannicus, Mahomet, Tibère, Frédégonde et Brunehaut et tant d’autres ouvrages ; mais j’ajouterai que la seule loi que la morale impose à l’écrivain dramatique, c’est de rendre le crime odieux, même lorsqu’il triomphe, et de faire honorer la vertu malheureuse. Cette condition, je crois l’avoir remplie : le véritable châtiment du coupable est dans l’horreur qu’il inspire.

Il me reste maintenant à remercier de leur zèle et de leurs efforts les acteurs qui ont bien voulu me prêter l’appui de leurs talents ; je leur épargnerai des louanges toujours suspectes dans la bouche d’un auteur, et je me bornerai à consigner ici l’expression publique de ma reconnaissance.

J’ai aussi des grâces à rendre aux critiques qui se sont occupés de mon ouvrage : je les remercie de leurs sages conseils plus encore que de leur bienveillance. Quant aux invectives qui m’ont été prodiguées dans des journaux rédigés par certains auteurs de tragédies auprès desquels mes sentiments politiques et l’indulgence avec laquelle le public daigne accueillir mes essais, sont deux torts impardonnables ; je n’y répondrai pas. J’aurai constamment à leurs yeux le premier de ces torts, car je tiens à mes opinions autant par conviction que par reconnaissance : puissé-je toujours avoir le second !

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

GÉROLD, ÉBROÏN

 

GÉROLD.

Quoi ! lorsqu’au champ de Mars, en ce jour solennel,

Le roi s’avance, armé du sceptre paternel,

Ébroïn fuit l’enceinte où le fils de Clotaire

Reçoit des grands vassaux l’hommage tributaire ?

ÉBROÏN.

Jeune imprudent !

GÉROLD.

Qu’entends-je ! Oublierait-il jamais

Et sa longue infortune et vos nombreux bienfaits ?

S’il est ingrat, qu’il tremble ! Il apprendra peut-être

Qu’Ébroïn fait un roi sans se donner un maître.

ÉBROÏN.

Oui, ce jour de bonheur peut être un jour de deuil :

Courbe, Roi d’un instant, ton indocile orgueil !

Tu sais comme Ébroïn se venge d’un outrage ;

La main qui te forma peut briser son ouvrage.

GÉROLD.

Qu’a-t-il fait ?

ÉBROÏN.

Aujourd’hui, pour la seconde fois

Depuis que j’ai daigné l’admettre au rang des rois,

Au champ de Mars, aux yeux du peuple et de l’armée,

Nous allions célébrer la fête accoutumée ;

Sur un char indolent pompeusement traîné,

Du luxe de sa cour Clovis environné,

Pour montrer aux Français sa couronne récente

À pas lents traversait la foule obéissante ;

Et moi, sur mon coursier, pressé de toutes parts,

De cette foule immense attirant les regards

Selon mes droits, mon titre, enfin selon l’usage,

Pour lui des grands vassaux je recueillais l’hommage :

Soudain Clovis m’arrête ; et, l’œil étincelant :

« Éloignez-vous, dit-il : sous leur joug insolent

« Trop longtemps des sujets ont fait ployer leur maître ;

« Songez que je suis roi, que seul je prétends l’être !

« De mon peuple toujours veut-on me séparer ?

« S’il est des malheureux, laissez-les m’entourer. »

Au milieu de la foule, à ces mots, il s’élance ;

On l’environne ; et moi, dévorant en silence

L’affront dont s’applaudit son orgueil insensé,

Je rentre en ce palais, et j’y rentre offensé.

Ainsi de mes bienfaits voilà donc le salaire !

Quand Childéric mourut, de mon bras tutélaire

Quand le faible Thierry repoussant les secours,

Aux longs ennuis d’un cloître eut condamné mes jours ;

Quand du traître Léger l’audace criminelle

De ce prince débile usurpa la tutelle,

Près de voir à son joug les Français asservis,

De l’oubli tout à coup je fis sortir Clovis :

Seul je lui donne un nom, des sujets, une armée,

J’annonce un nouveau règne à la France charmée,

Et vingt mille soldats entourent à ma voix

Cet obscur orphelin porté sur le pavois.

À ce jeune rival, que ma fureur lui donne,

Thierry veut, mais en vain, disputer la couronne ;

Il combat, il succombe, et mon élève est roi ;

Mais ce prince si fier que serait-il sans moi ?

Il se croit l’héritier, le vrai fils de Clotaire...

L’insensé ! de son sort s’il savait le mystère... ?

Un mot lui ravit tout ! et je suis dédaigné !

GÉROLD.

J’attends un nouveau maître, et Clovis a régné.

Mais quel roi maintenant donnez-vous à l’empire,

Lorsque Thierry n’est plus... ?

ÉBROÏN.

Amis, Thierry respire.

GÉROLD.

Il respire ! qu’entends-je ? et quel est donc son sort ?

ÉBROÏN.

Il vieillit, protégé par le bruit de sa mort.

GÉROLD.

Quel asile à nos yeux déroba ce mystère ?

ÉBROÏN.

J’accordais à ce roi l’ombre d’un monastère.

GÉROLD.

La tombe était plus sûre, et je ne comprends pas

Pourquoi, depuis deux ans annonçant son trépas,

Vos fiers ressentiments ont épargné sa vie ?

ÉBROÏN.

J’en ai besoin.

GÉROLD.

Comment ?

ÉBROÏN.

Ce n’est pas sans envie

Que tous les grands vassaux dès longtemps ont pu voir

Des maires du palais s’accroître le pouvoir ;

De nos rois fainéants éternisant l’enfance,

À l’ombre de leur nom nous gouvernons la France,

Mes projets vont plus loin ; on ne soupçonne pas

Vers quel but en secret se dirigent mes pas ;

De mes vœux lentement le succès se prépare,

Mais un obstacle encor du trône me sépare :

Dans ces princes obscurs, dont il subit les lois,

Le peuple, retrouvant les descendants des rois,

De leurs aïeux, en eux, respecte la mémoire ;

Ils règnent, défendus par deux siècles de gloire !

Leurs droits, pour quelque temps, doivent m’être sacrés,

D’un trône qui chancelle occupant les degrés,

Il faut que je m’arrête au moment de l’atteindre :

Ministre, je peux tout ; roi, j’aurais tout à craindre.

Différons ma grandeur pour la mieux assurer :

Au respect des Français il faut encor livrer

Un nom que du passé le prestige environne,

Et j’ai besoin d’un front où jeter la couronne.

Je comptais sur Clovis, j’allais frapper Thierry ;

Mais le faible orphelin, loin des grandeurs nourri,

Qui devait, enchaîné par la reconnaissance,

Se reposer sur moi des soins de sa puissance,

S’indigna de son joug, et, s’attaquant à moi,

Voulut justifier son vain titre de roi ;

J’essayai sans succès de briser son courage,

Je vis qu’il me faudrait craindre un jour mon ouvrage :

Thierry vaincu tremblait ; et, maître de son sort,

Je respectai ses jours en annonçant sa mort ;

Pour bannir les soupçons d’un peuple téméraire,

J’ordonnai de ce roi la pompe funéraire ;

Et tandis qu’à sa mort on donnait quelques pleurs,

Un cloître à tous les yeux dérobait ses malheurs :

Ainsi depuis deux ans ma longue prévoyance

Garde un rival terrible à l’ingrat qui m’offense.

GÉROLD.

Eh bien ! puisque Clovis ose vous outrager,

Que Thierry reparaisse et vienne vous venger.

ÉBROÏN.

Il est sorti du cloître on le cachait ma haine.

GÉROLD.

Où donc est-il ?

ÉBROÏN.

Ici.

GÉROLD.

Qui fit tomber sa chaîne ?

ÉBROÏN.

La coupable pitié d’un prêtre audacieux.

Il parvint quelques jours à tromper tous les yeux,

Mais bientôt dans Paris, bravant ma vigilance,

Sous d’obscurs vêtements, dans l’ombre et le silence,

Au sein de ce palais il osa pénétrer :

L’imprudent à Rainfroy vint ici se montrer,

Ici même ! à Rainfroy... ! Sans doute il a pu croire

Que cet ancien vassal, fidèle à sa mémoire,

De ses bienfaits passés s’acquittant envers lui,

À sa longue infortune offrirait un appui ;

Mais Rainfroy, peu sensible à la reconnaissance,

Au lieu de l’infortune a servi la puissance,

Et, toujours commandé par son propre intérêt,

De ce roi fugitif m’a livré le secret :

Par mon ordre en nos murs, il lui donne un asile,

Il promet à ses vœux un triomphe facile,

Et, flattant son espoir, environne ses pas,

De nombreux surveillants qu’il ne soupçonne pas.

GÉROLD.

Mais ne craignez-vous pas que, libre en apparence.

De ces anciens amis réveillant l’espérance

Thierry ne les excite à quelque trahison ?

ÉBROÏN.

Plus captif sous mes yeux qu’au fond d’une prison,

Tout moyen d’échapper lui devient impossible :

Il marche enveloppé d’une chaîne invisible.

À l’orgueil de Clovis près d’opposer ses droits,

C’est peu de l’épargner une seconde fois,

Il me faut préparer le moment où peut-être

Mes soins vont aux Français donner un nouveau maître ;

Il faut que l’on commence à douter de sa mort.

Un bruit confus déjà se répand sur son sort ;

Et ce bruit, faible encor, que dirige ma haine,

Menace de Clovis la puissance incertaine :

Entre ces deux rivaux mon choix décidera,

Au plus soumis des deux le trône appartiendra.

GÉROLD.

Suffit-il qu’à vos vœux le peuple s’abandonne ?

ÉBROÏN.

Qui pourrait s’opposer aux ordres que je donne ?

J’envoyai dans l’exil ou plongeai dans fers

Et ceux qui de Thierry déploraient les revers,

Et ceux qui, de Clovis exaltant la victoire,

Pouvaient un jour, séduits par une jeune gloire,

S’attacher à son sort : lorsque je fais un roi,

Je veux qu’il n’ait d’amis et de soutien que moi !

J’ai tout prévu.

GÉROLD.

Clovis, que la foule environne,

S’avance vers ces lieux.

ÉBROÏN

L’éclat d’une couronne,

Les hommages d’un peuple empressé sur ses pas,

Tout enivre son cœur ! L’ingrat ne songe pas

Que parmi ces mortels, dont la voix le salue,

Il n’en est pas un seul qui ne tremble à ma vue,

Et qu’enfin, si mon bras se retirait de lui,

Le malheureux en vain chercherait un appui.

Il faut donc l’en instruire, il vient, je veux l’attendre :

L’audacieux Clovis va me voir et m’entendre.

 

 

Scène II

 

GÉROLD, ÉBROÏN, CLOVIS, GRANDS, PEUPLE

 

CLOVIS.

Vous me verrez fidèle à mes engagements,

Et Dieu, maître des rois, a reçu mes serments.

Peuple, lorsqu’il fallut, dans les champs de la gloire,

Joindre aux droits de mon sang les droits de la victoire,

Soldat, je vous promis les palmes de l’honneur ;

Je suis roi, mon amour vous promet le bonheur.

Vingt ans banni du trône et m’ignorant moi-même,

J’ai caché parmi vous mon front sans diadème ;

J’ai vu, j’ai partagé le sort des malheureux,

Et je n’oublierai point que j’ai souffert comme eux.

Mes soins consolateurs iront chercher leurs peines,

Les Français a ma voix déposeront leurs haines ;

Et, rapprochant des cœurs trop longtemps divisés,

Je n’imiterai point ces princes méprisés

Qui, laissant au hasard flotter leur imprudence,

Ont vieilli dans la pourpre et dans la dépendance ;

Esclaves couronnés, dont le bras impuissant

Ne soutenait qu’à peine un sceptre obéissant.

Allez ! vos vœux pour moi vivront dans ma mémoire,

Mériter votre amour, voilà toute ma gloire !

À Ébroïn.

Demeurez.

 

 

Scène III

 

ÉBROÏN, CLOVIS

 

ÉBROÏN.

De cet ordre il n’était pas besoin,

Et je veux un moment vous parler sans témoin.

De l’amitié blessée entendez le langage :

Clovis, fier d’un succès qu’il doit à mon courage,

Sur un trône conquis placé par mes exploits,

Ose depuis longtemps méconnaître mes droits !

Faut-il du dernier roi vous retracer l’histoire ?

Soigneux de son repos et veillant pour sa gloire,

Ministre sans rival, je gouvernais l’État ;

Childéric, dont plus tard j’ai puni l’attentat,

Ose attaquer Thierry : détrôné par ce traître,

Captif et s’inclinant sous les ciseaux d’un prêtre,

Déchu de ses honneurs, l’infortuné Thierry

À l’ombre des autels cache son front flétri ;

Uni par la fortune à mon roi, qui succombe,

Je le suis dans le cloître où l’attendait la tombe ;

Mais près de Childéric je laissais des amis

Vendus à ma vengeance, à mes ordres soumis ;

Et de loin, menaçant sa coupable conquête,

Du fond de ma prison je demandai sa tête ;

Elle tomba ; Thierry, délivré par ma main,

Croit du trône, sans moi, retrouver le chemin :

Aux conseils de Léger son espoir s’abandonne ;

Je pars, je vous proclame, et mon bras vous couronne.

Vainqueur, à mon rival je devais le trépas,

Il n’est plus ! de Thierry je ne vous parle pas ;

Méditez son destin : l’insensé qui m’offense

Dans son nom vainement chercherait sa défense,

Quel qu’il soit, nul rempart ne le peut protéger ;

Vous ne l’ignorez pas, et m’osez outrager !

CLOVIS.

J’entends. Mais vous m’offrez des malheurs que je brave.

Vous m’avez donc fait roi pour languir votre esclave ?

Pour ramper sur ce trône, où je dois commander ?

Par vos sanglants récits croyant m ‘intimider,

Vous osez à mes yeux vous parer de vos crimes...

Je les connais. La France a compté vos victimes :

Sa haine accusatrice, en traçant mon devoir,

Me dit de mettre un terme à votre affreux pouvoir,

De le borner du moins, de régner par moi-même ;

Je n’inclinerai point mon sacré diadème,

Je saurai le porter et ressaisir les droits

Qu’arracha votre audace à la langueur des rois.

ÉBROÏN.

Mais comptez les périls.

CLOVIS.

Le lâche seul les compte,

Un grand cœur les attend, et ne craint que la honte.

ÉBROÏN.

Childéric et Thierry, du fond de leur cercueil,

Vous disent où conduit un indocile orgueil !

Mais puisque du passé vous bravez la menace,

Je veux au vain essor d’une imprudente audace

Mettre un frein plus puissant.

CLOVIS.

Et quel frein ?

ÉBROÏN.

Mes bienfaits !

De mes soins généreux contemplez les effets :

Sans famille, sans nom, délaissé dès l’enfance,

Traînant dans les combats votre obscure vaillance,

Quel était votre sort ? quel est-il aujourd’hui ?

Dans votre abaissement, quel bras fut votre appui ?

Qui, dévoilant alors un étrange mystère,

Arma vos jeunes mains du sceptre de Clotaire ?

Seul, j’ai tout fait pour vous. À vos destins lié,

Seul, je vous ai fait roi ; l’avez-vous oublié ?

Mais à perdre Clovis alors que tout conspire,

Je ne me borne point à lui donner l’empire :

C’est peu de le guider au chemin de l’honneur,

C’est peu de la victoire, il me doit le bonheur.

Quand Childéric armé menaça la Neustrie,

Pour assurer les jours d’une fille chérie,

Thierry, près de combattre, à de fidèles mains

De Bathilde au berceau confia les destins.

Vivant loin des périls, au fond d’un monastère,

Elle pleura quinze ans les malheurs de son père.

Thierry me méconnaît, je vous livre ses droits,

Et bientôt la Neustrie est soumise à vos lois ;

Courbant sous votre joug une tête innocente,

À vos regards charmés Bathilde se présente :

Touché de ses malheurs, vaincu par ses attraits,

Vous tombez à ses pieds, et de vos feux secrets,

Que devait condamner une austère prudence,

L’indulgente amitié reçoit la confidence.

Que fais-je alors ? Songez par quels efforts heureux

J’ai su forcer Bathilde à couronner vos vœux !

Votre nom, vos exploits, tout vous séparaît d’elle ;

Sensible à votre amour, à son père fidèle,

Bathilde dans vos fers vous devait son courroux,

Et l’ombre de Thierry se plaçait entre vous.

Alors vous imploriez mon utile assistance :

« De l’amour filial domptez la résistance,

« Disiez-vous ; que Bathilde, en recevant ma foi,

« Vienne embellir le trône où remonte son roi ;

« Qu’elle cède à mes vœux ! Honneurs, trésors, puissance,

« Demandez tout alors à ma reconnaissance. »

Insensé ! je vous crus ; vos vœux sont satisfaits ;

Le mépris et l’outrage ont payé mes bienfaits.

CLOVIS.

Vous plaindrez-vous toujours de mon ingratitude ?

Vous avais-je promis que dans la servitude

Traînant mes jours obscurs, dévoués à l’oubli,

Pour payer vos bienfaits je vivrais avili ?

Quand vous m’avez prêté votre appui volontaire,

Avez-vous donc en moi vu le fils de Clotaire... ?

Vous n’avez vu qu’un prince au malheur condamné

Qui, faible, sans amis, et par vous couronné,

Offrant à votre audace un triomphe facile,

Soumettrait à vos lois sa jeunesse docile.

Cessant de m’opposer le courroux paternel,

Bathilde enfin se rend, et me suit à l’autel ;

Je vous dois ce bonheur, je m’en souviens encore ;

Mais mon peuple vous craint, et ma cour vous honore ;

Paré de ma faveur, vous commandez sous moi.

De quoi m’accusez-vous ? De vouloir être roi ?

De ne point avilir mon sceptre héréditaire ?

Ah ! de tous vos desseins j’ai percé le mystère.

En couronnant mes feux quel était votre espoir ?

Vous vouliez affermir votre insolent pouvoir :

Vous pensiez que, l’amour enchaînant mon courage,

Plongé dans la mollesse et fier d’un vain hommage,

Je céderais sans peine aux vœux de votre orgueil !

Hélas ! des plus grands rois tel fut souvent l’écueil ;

Mais je fuis une erreur qui souille leur mémoire,

Et l’amour est pour moi l’aiguillon de la gloire.

Bathilde m’est connue. Un trop juste mépris

De mon abaissement serait bientôt le prix.

Je veux, à mes devoirs à mes serments fidèle,

Régner avec honneur et vivre digne d’elle ;

Et, poursuivant sans crainte un dessein glorieux,

Du bonheur des Français m’embellir à ses yeux.

Cependant vos bienfaits, gravés dans ma pensée,

Parlent encor pour vous à mon âme offensée ;

Des efforts d’Ébroïn je recueille le fruit ;

Je n’examine plus quels motifs l’ont conduit ;

La faveur de son roi sera sa récompense.

ÉBROÏN.

Mais peut-être Clovis me doit plus qu’il ne pense...

CLOVIS.

Vous m’avez couronné.

ÉBROÏN.

C’est mon moindre bienfait.

CLOVIS.

Je vous dus mon triomphe.

ÉBROÏN.

Il peut être imparfait :

Gardez de l’oublier.

CLOVIS.

Eh bien, que dois-je craindre ?

ÉBROÏN.

Un seul mot...

CLOVIS

Parlez donc !

ÉBROÏN, en sortant.

Tremblez de m’y contraindre.

 

 

Scène IV

 

CLOVIS, seul

 

Que dit-il ? quel mystère ! Et que dois-je penser... ?

Quel malheur inconnu m’ose-t-il annoncer... ?

De ses lâches fureurs je puis périr victime !

J’ai bravé son orgueil, je dois prévoir un crime... !

Sous les lois d’un sujet, moi, j’irai me courber ?

Obéir sur le trône ! Il vaut mieux en tomber !

Et du moins, si je cède aux périls que j’affronte,

Je mourrai sans regrets ayant vécu sans honte.

Mais au cœur de Bathilde épargnons des terreurs ;

D’un ministre orgueilleux cachons lui les fureurs,

Et qu’enfin elle trouve, à l’ombre de mes armes,

Quelques jours de bonheur après quinze ans de larmes !

C’est elle !

 

 

Scène V

 

CLOVIS, BATHILDE

 

CLOVIS.

Quel dessein guide tes pas vers moi ?

BATHILDE.

J’ai besoin de te voir pour calmer mon effroi.

De noirs pressentiments nuit et jour assiégée,

Contre eux, auprès de toi je me crois protégée.

CLOVIS.

Qui pourrait désormais alarmer ton amour ?

Les combats ont cessé ! Vois, au sein de ma cour,

Vaincus par mes bienfaits, domptés par mon courage,

Nos ennemis tremblants m’apporter leur hommage !

BATHILDE.

Il en est un caché dont tu ne parles pas,

Qu’on ne fléchit jamais, qui s’attache à nos pas,

Le remords !

CLOVIS.

De ses traits que ton cœur se défende !

Que te reproches-tu ?

BATHILDE.

Clovis me le demande !

CLOVIS.

Espère un heureux sort !

BATHILDE.

Il faut le mériter.

D’un instant de bonheur ai-je pu me flatter,

Lorsqu’au pied des autels ma bouche téméraire

Jura d’aimer toujours l’ennemi de mon père !

CLOVIS.

À sa haine aujourd’hui veux-tu t’associer ?

BATHILDE

Tu lui ravis le sceptre... Ai-je dû l’oublier ?

CLOVIS.

Ce sceptre était le mien ! Je suis fils de Clotaire,

Des fureurs de Thierry tu connais le mystère,

Tandis qu’osant s’asseoir sur mon trône usurpé,

Il dérobait ma vie à mon peuple trompé ;

Moi, j’errais inconnu, sans honneurs, sans famille ;

J’étais son roi, Bathilde.

BATHILDE.

Et moi, j’étais sa fille !

Oui, ta cause était juste, et Dieu fut ton soutien,

Tu faisais ton devoir ; mais ai-je fait le mien ?

De mon père pour toi j’ai trahi la querelle ;

Il n’est plus ! Je devais, à ses malheurs fidèle,

Adoptant son courroux, et prompte à le venger,

Détester ta puissance, et non la partager.

J’ai combattu longtemps ! Par l’amour entraînée,

Au repentir enfin je me suis enchaînée.

Dans le cloître où bientôt il a trouvé la mort,

Quand mon père captif et tremblant sur mon sort,

Recommandait au ciel sa fille bien aimée

Sans doute, cher Clovis, la prompte renommée,

De ses derniers instants empoisonnant le cours,

Sur le bord du cercueil lui conta nos amours ;

Peut-être il m’a maudite avant que d’y descendre,

Sa malédiction peut sortir de sa cendre.

CLOVIS.

Non, Bathilde, au bonheur ton cœur sera rendu :

Après tant de chagrins le repos t’est bien dû.

BATHILDE.

Il n’en est plus pour moi ! C’est trop longtemps me taire ;

Je dois te révéler un effrayant mystère,

Écoute ; et, s’il se peut, juge de mes tourments.

L’autel avait repu mes coupables serments,

Dévouée aux remords, j’avais, fille rebelle,

Subi de notre hymen la pompe criminelle ;

Un soir, des malheureux qu’appellent nos bienfaits

La foule se pressait aux portes du palais,

J’étais au milieu d’eux : mes mains, selon l’usage,

Des secours journaliers leur faisaient le partage ;

Contents, ils me quittaient en bénissant leur roi.

L’un d’entre eux, un vieillard, les yeux fixés sur moi,

Pâle, me poursuivait de son regard terrible ;

J’éprouvais à sa vue une crainte invincible ;

Cependant je m’approche, et m’adressant à lui,

« De Bathilde, lui dis-je, implorez-vous l’appui ?

« Parlez ! » Il me repousse, et d’une voix émue,

Me dit : « Fille des rois, qu’êtes-vous devenue ? »

Il m’échappe à ces mots par la nuit protégé.

C’est peu, depuis trois jours dans mon cœur affligé

Ce vieillard inconnu vient porter l’épouvante :

Je veux fuir ! du remords cette image vivante

À toute heure m’assiège, en tout lieu me poursuit ;

Dans un songe effrayant je la revois la nuit.

Tout entière aux terreurs qui m’obsèdent encore,

Ce matin à l’autel j’ai devancé l’aurore ;

Je croyais du Très Haut désarmer la rigueur,

Déjà le doux espoir, descendu dans mon cœur,

Versait sur sa blessure un baume salutaire ;

Je priais... Tout à coup du temple solitaire

Où mes larmes au ciel demandaient le repos,

Une lointaine voix réveille les échos :

Je m’arrête et j’entends, immobile, éperdue,

Mille voix répéter : « Qu’êtes-vous devenue ? »

À ces mots, succombant à mon trouble mortel,

Je tombe inanimée aux marches de l’autel :

De funestes secours me rendent à la vie ;

Mais, par ce cri vengeur sans cesse poursuivie,

Je m’arrache du temple et me traînant vers toi,

Je viens à ton amour confier mon effroi.

CLOVIS.

Chère épouse, en ton cœur rappelle ton courage !

Cesse de craindre ! en vain, l’insolent qui t’outrage

Des ombres de la nuit pense s’envelopper,

Au courroux de son maître il ne peut échapper.

BATHILDE.

Non ; contre lui, Clovis, échouerait ta puissance.

Ministre du Très Haut, propice à l’innocence,

Repoussant en son nom mon tardif repentir,

Des vengeances du ciel il me vient avertir.

CLOVIS.

Bathilde, à quelle erreur ton âme s’abandonne !

Ne crains point un pouvoir que ton effroi lui donne ;

Rentrons, et bannissant ces pensers douloureux,

Crois que pour nous encor luiront des jours heureux.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

CLOVIS, SOLDATS

 

CLOVIS.

Exécutez mon ordre, et parcourez la ville,

Soldats ! et qu’en ces lieux s’il cherchait un asile,

L’audacieux vieillard, suspect à votre roi,

Chargé du poids des fers soit conduit devant moi.

Je veux sur ses complots interroger ce traître ;

Qu’on me laisse ! Ébroïn devant moi peut paraître,

Allez, et dites-lui que son roi veut le voir.

 

 

Scène II

 

CLOVIS, seul

 

Fier de l’impunité, trompé dans son espoir,

Sur ma reconnaissance appuyant son audace,

Il m’ose prodiguer l’outrage et la menace.

Que m’importe ! Entouré des heureux que j’ai faits,

Des fureurs d’Ébroïn je brave les effets.

Restreindre son pouvoir, c’est lui sauver des crimes !

Déjà les noirs cachots peuplés de ses victimes,

Malgré ses vains efforts, à ma voix sont ouverts.

Vous défendrez le roi qui fait tomber vos fers,

Français ; ou si vos bras ne le peuvent défendre,

Vous donnerez du moins des larmes à sa cendre.

Mais que dis-je ! Moi-même, abaissant sa hauteur,

J’allai trop loin peut-être... Il fut mon bienfaiteur !

Gardons-nous d’oublier ces jours de l’infortune

Où, traînant aux combats une vie importune,

Orphelin inconnu, rougissant de mon sort,

Tous mes vœux appelaient ou la gloire ou la mort...

Dans ces temps éloignés quand mon regard se plonge,

Il me semble parfois que mon règne est un songe.

Incertain, je ne sais si j’en croirai mes yeux...

Oui, je suis sur le trône où régnaient mes aïeux :

Mes mains devaient porter le sceptre de Neustrie ;

Fils de Clotaire, aimé d’une épouse chérie,

De gloire et de bonheur je marche environné...

Eh bien ! c’est Ébroïn qui seul m’a tout donné !

Sans courroux désormais montrons-lui les limites

Qu’à son autorité mon pouvoir a prescrites.

 

 

Scène III

 

CLOVIS, ÉBROÏN

 

CLOVIS.

Approchez, Ébroïn. Votre orgueil m’a blessé,

Mais j’oublie aisément que je fus offensé ;

Votre espoir m’est connu : je prétends le détruire,

Et de tous mes projets j’ai voulu vous instruire ;

Écoutez-moi : je règne, et tos vaillantes mains

Du trône paternel m’ont ouvert les chemins,

Je sais tous les devoirs que ce bienfait m’impose ;

Mais sur moi des Français l’espérance repose ;

Dût le ciel à mes vœux n’accorder qu’un moment,

J’ai juré d’être roi, je tiendrai mon serment.

Mes aïeux d’un ministre ont subi la tutelle ;

Leur faiblesse enfanta la puissance rebelle

Sous qui tremblait le peuple et s’inclinaient les rois :

Le trône pouvait-il reconquérir ses droits ?

De vos princes, l’amour, l’espoir de la patrie,

Livrant aux voluptés la jeunesse flétrie,

Votre audace étouffait leurs naissantes vertus ;

Hélas ! que de grands rois, par la France attendus,

Votre jaloux orgueil a ravis à l’histoire !

Si quelquefois l’un d’eux, osant rêver la gloire,

Brûlait de s’arracher à vos soins corrupteurs,

S’il voulait voir son peuple, il trouvait des flatteurs.

Mais du moins l’infortune, accueillant ma naissance,

À vos séductions enleva mon enfance.

Mes aïeux sous vos lois apprenaient à fléchir,

Du joug qu’ils ont porté leur fils veut s’affranchir.

Armant de leurs vassaux le courage servile,

Je vois partout les grands, de la guerre civile

Dans nos champs, dans nos murs secouant les flambeaux,

De l’État déchiré s’arracher les lambeaux :

Qui réveille en secret leurs sanglantes querelles ?

Pourquoi ces longs discords, ces luttes éternelles ?

Craignant que l’un d’entre eux, indigné de vos lois,

Vous arrache un pouvoir usurpé sur vos rois,

Vous seul livrez la France aux fureurs intestines ;

Et, paisible oppresseur, entouré de ruines,

En attisant leur haine, utile à votre orgueil,

Vous régnez sans rivaux sur un vaste cercueil.

Mais aujourd’hui j’espère, après tant de naufrages,

Du vaisseau de l’État écarter les orages ;

Et de nos maux passés chassant le souvenir,

Je veux à vos fureurs disputer l’avenir.

D’autres bienfaits encor marqueront ma carrière :

D’innombrables forêts couvrent la France entière ;

Nos villes sont en deuil ; les fleuves débordés

Promènent la famine en nos champs inondés :

Quelques mortels épars dans ces déserts sauvages

Peuvent-ils réparer ces immenses ravages ?

J’appelle à leur secours les soins industrieux

De ces hommes unis par un zèle pieux :

Ils rendront leur richesse à nos terres stériles,

Feront de nos marais sortir des champs fertiles,

Et s’animant sans cesse à des succès nouveaux

Légueront à nos fils les fruits de leurs travaux.

C’est peu : dans le passé leurs studieuses veilles

Des siècles écoulés poursuivront les merveilles,

Ils guideront l’enfance au sentier du devoir ;

Et conservé par eux, le flambeau du savoir,

De l’ignorance un jour perçant la nuit profonde,

D’une clarté nouvelle éblouira le monde.

Tels sont mes vœux. Bien plus, aux maux qu’ils ont soufferts

J’arrache les Français gémissant dans les fers ;

Leur douleur doit finir où mon règne commence.

Mais vous osez, dit-on, accuser ma clémence,

Et les infortunés dont je taris les pleurs

Tremblent, promis par vous à de nouveaux malheurs.

Ils sont libres ! Leur crainte et m’offense et m’étonne,

Pourquoi menacez-vous quand votre roi pardonne ?

ÉBROÏN.

Puisque Clovis, rebelle aux leçons du passé,

À peine sur le trône où mon bras l’a placé,

Veut, secouant le joug de la reconnaissance,

Essayer contre moi sa fragile puissance,

Je dois de ses desseins lui montrer le danger,

Et l’éclairer encore avant de me venger.

Par un espoir trompeur votre âme fut séduite,

Et d’un élève ingrat j’ai blâmé la conduite,

Il est vrai : je l’ai dû, ne vous en plaignez pas,

Et mesurez l’abîme entr’ouvert sous vos pas.

De tous ceux dont votre ordre a fait tomber la chaîne,

Vous pensez qu’un bienfait désarmera la haine ?

Abjurez votre erreur. De tous ces grands vassaux

Qui contre vous naguère élevaient leurs drapeaux,

J’ai peine à contenir la turbulente audace ;

Vous les croyez soumis : leur repos vous menace.

Vous les verrez bientôt, affranchis par vos mains,

De l’Austrasie encor reprendre les chemins.

Ils iront, renouant leurs trames criminelles,

Vendre à vos ennemis leurs courages rebelles :

À la haine qui veille on les verra s’unir,

Et vous êtes clément quand il faudrait punir !

CLOVIS.

Heureux le souverain, à ses sujets propice,

Qui, plaçant la clémence auprès de la justice,

Au moment de frapper a détourné son bras,

Et peut dire en mourant : J’ai fait beaucoup d’ingrats,

Nais non, de vos rigueurs s’ils furent les victimes,

Sujets reconnaissons et guerriers magnanimes,

En bénissant la main qui les a délivrés,

Us sortent des cachots.

ÉBROÏN.

Ils y sont tous rentrés.

CLOVIS.

Qui donc à ma clémence a voulu les soustraire ?

ÉBROÏN.

Moi !

CLOVIS.

Vous avez dicté cet ordre téméraire ?

D’où vous vient tant d’audace ? Avez-vous dû penser

Que jusque-là, sans crainte, on pourrait m ‘offenser ?

Votre orgueil a nourri des espérances vaines ;

C’est le sang de vos rois qui coule dans mes veines ;

Respectez mon pouvoir !

ÉBROÏN.

Vous, respectez le mien !

CLOVIS.

Tremble, orgueilleux sujet, je suis roi !

ÉBROÏN.

Tu n’es rien !

CLOVIS.

Qu’entends-je ! Les Français vont voir tomber ta tête ;

Mes soldats à l’instant vont te saisir !

ÉBROÏN.

Arrête !

Ils n’obéiraient pas. Restons seuls, et du moins

Ne rends pas tes sujets de ta honte témoins.

Il est temps de t’apprendre un important mystère :

La France honore en toi l’héritier de Clotaire ;

Je l’ai trompée !

CLOVIS.

Ô ciel !

ÉBROÏN.

Couronné par mes mains

Tu n’es qu’un être obscur  utile à mes desseins.

CLOVIS.

Misérable, oses-tu ?

ÉBROÏN.

J’ai prévu ta colère ;

Mais enfin sur ton sort il faut que je t’éclaire ;

C’est toi qui m’y contrains !

CLOVIS.

Que dis-tu, malheureux ?

ÉBROÏN.

Quand Thierry, repoussant mes secours généreux,

Voulut au fond d’un cloître exiler mon courage,

Il me fallut chercher, pour venger mon outrage,

Un fantôme de roi qui, fort de mon appui,

Se plaçât à ma voix entre le trône et lui :

Je te vis dans les camps, on vantait ton courage ;

Ton aspect me frappa ! Ton sort, tes traits, ton âge,

Tout flattait mes projets d’un triomphe assuré ;

Sans famille, inconnu, de toi-même ignoré.

Il semblait qu’avec moi le ciel d’intelligence

Eût voulu te former pour servir ma vengeance.

Sous le nom de Clovis je te saluai roi,

Mes soldats à tes pieds tombèrent avec moi :

Leurs respects, mes discours t’abusèrent toi-même,

Et ton crédule orgueil reçut le diadème.

CLOVIS.

Poursuis, traître...

ÉBROÏN.

Clovis était mort au berceau ;

Je dis que, de ses jours ranimant le flambeau,

Mes soins l’avaient sauvé pour des temps plus prospères,

Et le rendaient enfin au trône de ses pères.

On me crut... ! De tes maux Thierry fut accusé ;

On plaignit tes destins : le soldat abusé,

Croyant ravir un prince à son exil funeste,

Se rangea sous tes lois... Ta valeur fit le reste.

CLOVIS.

Me suis-je assez contraint, perfide ? réponds-moi !

Je ne suis pas Clovis ? je ne suis pas ton roi ?

Ainsi tu t’es flatté qu’au gré de ta vengeance

Tu pourrais me donner ou m’ôter ma naissance ?

Je suis un être obscur... ? Misérable imposteur ;

Quand j’acceptai l’appui de ton bras protecteur,

Quand je suivis tes pas, du plus lâche artifice,

Si j’en crois tes discours, j’étais donc le complice... ?

S’il se pouvait, ô ciel ! si j’eusse été trompé... !

Non, son secret dessein ne m’est point échappé ;

Le cruel en mon cœur veut jeter l’épouvante,

Et se vient accuser d’un forfait qu’il invente... !

Espères-tu qu’assis au trône de tes rois

J’y reste par ton ordre, ou j’en tombe à ta voix ?

Du plus affreux complot, dis-tu, j’étais victime,

Tu me trompas... Où sont les preuves de ton crime ?

De ta sincérité quel sera le garant ?

Crois-tu m’ôter d’un mot et mon nom et mon rang ?

ÉBROÏN.

Des preuves... ? Dans ces lieux soumis à ton empire

Du trépas de Clovis plus d’un témoin respire.

Des preuves, malheureux... ? Tu les auras ! Suis-moi,

Et viens, dans son cercueil, reconnaître ton roi !

Tu le veux ? De Clovis, viens, que la tombe s’ouvre,

Ma main va soulever le linceul qui le couvre ;

Peuple, prêtres, guerriers, courtisans et vassaux,

Descendus avec toi dans les sombres caveaux

Où dort depuis quinze ans sa dépouille royale,

Vont remplir à ma voix l’enceinte sépulcrale.

Là, je vais déclarer que, t’arrogeant leurs droits,

Tu t’osas présenter pour l’héritier des rois,

Et que, trompant l’armée, et m’abusant moi-même,

Tu dois à l’imposture un sanglant diadème :

Là, je veux à jamais abattre ton orgueil,

Et le fils de Clotaire, arraché du cercueil,

D’un peuple détrompé, te disputant l’hommage,

Va me prêter encor son muet témoignage.

CLOVIS.

Qu’entends-je... ? Se peut-il... ? Dans mon cœur combattu

Je ne sais quel effroi...

ÉBROÏN.

Des preuves, disais-tu ?

Je vais te les offrir... Marchons, la tombe est prête ;

Viens, Clovis nous attend... Mais la terreur t’arrête !

Eh bien qu’est-il besoin, pour t’apprendre ton sort,

D’aller dans son asile interroger la mort ?

Demeurons ! À tes vœux je suis prêt à répondre,

Ici même, un seul mot suffît pour te confondre.

CLOVIS.

Je frémis... ! Laisse-moi, cruel.

ÉBROÏN.

De ton destin,

De celui de ton roi la preuve est dans ma main :

Le voici !

Il lui présente un rouleau de parchemin.

Reconnais ces sacrés caractères,

De la mort de Clovis secrets dépositaires ;

Toi qui ravis son nom, son spectre et ses états,

Regarde, et, si tu peux, doute de son trépas.

CLOVIS.

Qu’ai-je vu... ?

ÉBROÏN.

Souviens-toi des jours de ton enfance !

Si cette obscurité qui couvre ta naissance

Eût aux regards trompés caché le fils des rois,

Penses-tu qu’un ami, confident de tes droits,

N’eût pas, dans ton exil, protégeant ta faiblesse,

À la misère au moins dérobé ta jeunesse ?

Repu par la pitié dans les rangs des soldats,

À de plus hauts destins tu ne prétendais pas ;

Tu vivais pauvre, obscur ! Et lorsque ma vengeance

D’un nom cher aux Français parant ton indigence

Offrit une couronne à ta crédulité,

Tu résistas longtemps par le doute arrêté :

Ton cœur me démentait, tu tremblais de me croire.

Mais un courage aveugle et la soif de la gloire

Te livrèrent bientôt à mes hardis projets,

Et ta jeune imprudence accepta des sujets.

CLOVIS.

Oui, l’espoir s’est éteint dans mon âme oppressée ;

Mes souvenirs en foule assiègent ma pensée :

Tout est fini pour moi, mon sort est éclairci,

C’en est fait ! le bandeau sur mes yeux épaissi

Tombe enfin, je vois tout ! Oui, mon imprévoyance

Aux respects mensongers céda sans défiance.

Ô ciel ! avec quel art le cruel m’a trompé.

Clovis n’est plus ! Thierry, ton trône est usurpé !

Misérable, et pourquoi me choisir pour victime ?

Que n’as-tu porté seul le fardeau d’un tel crime !

Tu voulais de tes rois dépouiller l’héritier :

Eh bien, à ce forfait pourquoi m’associer ?

Ce sceptre ensanglanté, que ton espoir dévore,

Tu pouvais le saisir !

ÉBROÏN.

Il n’est pas temps encore.

Je veux bien devant toi m ‘expliquer sans détour :

Oui, le trône est mon but, je veux l’atteindre un jour ;

Le moment n’est pas loin où j’y pourrai prétendre,

Mais en le préparant, il faut savoir l’attendre !

CLOVIS.

Barbare !

ÉBROÏN.

À ton destin sache te résigner,

Ma politique encor te condamne à régner ;

Et jusqu’au jour marqué pour ma grandeur prochaine,

Au trône qui m’attend mon intérêt t’enchaîne !

CLOVIS.

Qui, moi ! de tes fureurs méprisable instrument,

À tes forfaits uni, j’attendrais le moment

Où tu m’arracherais ma coupable couronne !

Non ! d’un trône avili que le crime environne,

Je descends à l’instant.

ÉBROÏN.

Garde-toi d’y compter !

Clovis en descendra quand j’y pourrai monter.

CLOVIS.

Je saurai me soustraire à ce honteux supplice.

ÉBROÏN.

Jamais ! tu m’appartiens : je t’ai fait mon complice.

CLOVIS.

Les Français détrompés sauront tes attentats,

Us plaindront mon malheur.

ÉBROÏN.

Ils ne te croiront pas.

CLOVIS.

Ma voix accusera ton exécrable ruse.

ÉBROÏN.

Tais-toi, soldat rebelle, ou c’est moi qui t’accuse !

Songe que d’un faux nom je peux te dépouiller,

Qu’alors sur l’échafaud tout ton sang doit couler ;

Et que, vil imposteur, ta mémoire flétrie

Deviendra pour jamais l’horreur de la Neustrie.

D’un refus maintenant tu connais le danger ;

Tu sais quels sont mes vœux : je te laisse y songer.

 

 

Scène IV

 

CLOVIS, seul

 

Qu’ai-je entendu, grand Dieu ! dans quel affreux abîme

Le barbare a conduit sa crédule victime !

Moi, nourri dans les camps, à l’ombre de lauriers,

Ignorant ma famille, enfant de nos guerriers,

J’ai pu, de l’imposteur assurant la victoire,

Échanger contre un sceptre une innocente gloire !

Est-il vrai ? C’est en vain que j’en voudrais douter :

Mille indices cruels viennent m’épouvanter.

À mes yeux dessillés mon destin se révèle ;

Tout m’offre de son crime une preuve nouvelle.

Insensé ! j’ai servi ses horribles desseins !

Toi, qu’il livra sans doute au fer des assassins,

Thierry, de ses complots j’ignorais le mystère ;

Pardonne à mon erreur, elle est involontaire.

Ah ! que vois-je ?

 

 

Scène V

 

CLOVIS, BATHILDE

 

BATHILDE.

Clovis, aux portes du palais,

Ton peuple, dont l’amour accuse tes délais,

De son jeune monarque implore la présence ;

C’est l’heure où, chaque jour, la douce bienfaisance,

Du pauvre qui gémit consolant les douleurs,

Par tes royales mains vient essuyer ses pleurs.

Je ne sais, mais les vœux de ce peuple fidèle,

De ce jour qu’il bénit la pompe solennelle,

Tout chasse un noir présage, et déjà, près de toi,

Mes yeux vers l’avenir se tournent sans effroi.

Oui, poursuivi longtemps par une image affreuse,

Mon cœur est rassuré. Viens, Clovis !

CLOVIS, à part.

Malheureuse !

BATHILDE.

Tu détournes les yeux, tu t’éloignes de moi !

Viens auprès de ton peuple, il demande son roi.

CLOVIS.

Le peuple ! devant lui moi j’oserais paraître !

Qu’il porte ailleurs ses vœux, je ne suis plus son maître !

BATHILDE.

Juste Dieu ! quel discours !

CLOVIS.

Ne m’interroge pas !

BATHILDE.

Cher Clovis !

CLOVIS.

Laisse-moi !

BATHILDE.

Je m’attache à tes pas !

CLOVIS.

Fuis un infortuné !

BATHILDE.

Quel délire t’égare !

CLOVIS.

Fuis ! l’ombre de ton père à jamais nous sépare :

Adieu.

Il sort.

BATHILDE.

Quel trouble il jette en mon cœur déchiré !

Pourquoi ces longs soupirs, ce front décoloré ?

Il me fuit... ah ! courons... Mais qui s’offre à ma vue,

Grand Dieu... ?

 

 

Scène VI

 

BATHILDE, THIERRY

 

THIERRY.

Fille des rois, qu’êtes-vous devenue !

BATHILDE.

De cette place en vain je voudrais m’arracher :

Je tremble. En ce palais que venez-vous chercher ?

Pourquoi poursuivre ainsi votre faible victime ?

Que vous a-t-elle fait ? Parlez ! Quel est son crime ?

THIERRY.

La fille de Thierry me l’ose demander ?

BATHILDE.

Ô vous que sans terreur je ne puis regarder,

Mystérieux vieillard, dont la voix menaçante

Glace l’infortunée à vos yeux gémissante,

Quel pouvoir est le vôtre, et que m’annoncez-vous ?

THIERRY.

Où votre père est-il ? et quel est votre époux ?

BATHILDE.

Mon père... ?

THIERRY.

Il fut trahi !

BATHILDE.

Mon Dieu, sois-moi propice !

J’espère en ta bonté.

THIERRY.

Redoutez sa justice

BATHILDE.

Aux remords du coupable il promet le pardon.

THIERRY.

L’enfant dénaturé doit trembler à son nom.

BATHILDE.

Ah, ne m’accablez pas ! Oui, je fus criminelle,

Oui, le Ciel doit punir une fille rebelle ;

Mais vous qui m’annoncez le courroux de mon Dieu,

Dont l’œil accusateur me poursuit en tout lieu,

Voyez mon sort : tremblante au souvenir d’un père,

Des pleurs du repentir baignant le sanctuaire,

J’ai besoin de clémence et je l’ose implorer,

Oh ! qui que vous soyez, laissez-moi l’espérer.

THIERRY.

Eh bien ! désarmez donc la vengeance céleste.

BATHILDE.

Hélas ! que puis-je faire ?

THIERRY.

Un seul moyen vous reste.

BATHILDE.

Quel est-il ? ah ! parlez.

THIERRY.

Dès que l’astre du jour

Dans les deux obscurcis achèvera son tour,

Retrouvez-vous ici, vous m’y verrez paraître.

À la fille des rois je me ferai connaître ;

Et, découvrant alors un horrible secret,

L’épouse de Clovis entendra son arrêt.

BATHILDE.

Mon arrêt !

THIERRY.

Près de moi vous jurez de vous rendre ?

BATHILDE.

Quel est donc son empire, et que veut-il m’apprendre ?

THIERRY.

Eh bien !

BATHILDE.

Je m’y rendrai.

THIERRY.

Seule !

BATHILDE.

Seule.

THIERRY.

En ce lieu !

BATHILDE.

En ce lieu.

THIERRY.

J’y serai : n’y manquez pas. Adieu !

Ils sortent d’un côté opposé.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

BATHILDE, CLOVIS

 

BATHILDE.

Non, Clovis, de mes bras tu ne peux t’arracher.

Quel funeste secret prétends-tu me cacher ?

Ah ! parle.

CLOVIS.

Laisse-moi ! tes prières sont vaines.

BATHILDE.

Unie a ton bonheur, je dois l’être à tes peines ;

Ne me repousse pas. Si quelquefois mon cœur

Du sort qui nous poursuit accuse la rigueur,

Je viens auprès de toi, je m’en vais consolée.

Ma voix rendra le calme à ton âme accablée ;

Ou si tes maux, Clovis, résistent à mes soins,

Je les partagerai, tu les sentiras moins.

CLOVIS.

Cesse de me presser ! Je veux, je dois me taire.

Tu l’apprendras bientôt cet horrible mystère ;

Alors, je gémirai dans de lointains climats !

Oublie un malheureux, mais ne le maudis pas.

BATHILDE.

Qu’ai-je entendu, grand Dieu ! qui, nous, qu’on nous sépare ?

Quel délire est le tien ! que t’ai-je fait, barbare ?

Coupable pour toi seul, en recevant ta foi,

Je me disais : Eh bien, il sera tout pour moi.

À me perdre avec lui je trouve encor des charmes ;

Si je pleure, du moins il essuiera mes larmes ;

Le remords, à sa voix, se taira quelque jour :

Est-il quelque chagrin qui résiste à l’amour ?

Je le croyais, Clovis ! et c’est toi qui m’accables !

Ô mon Dieu, tes arrêts sont donc irrévocables ?

J’écoutai trop sans doute un espoir suborneur,

Et pour les criminels il n’est point de bonheur.

CLOVIS.

Oui, j’ai causé tes maux, et ta douleur me tue ;

Oui, tu m’accuseras, ta colère m’est due.

Des plus grands attentats complice malgré moi,

Je brise tous nos nœuds, et je te rends ta foi :

Je ne rougirai point aux yeux de ma victime.

Adieu !

BATHILDE.

Cruel époux !

CLOVIS.

Notre hymen fut un crime.

BATHILDE.

Mais ce crime est le mien seule j’en dois gémir.

CLOVIS.

Si tu savais...

BATHILDE.

Eh bien ?

CLOVIS.

Je te ferais frémir.

BATHILDE.

Après ce qu’il m’a dit que peut-il craindre encore ?

Ton épouse, promise à des maux qu’elle ignore,

Quel que soit ton secret l’apprendra sans trembler :

Il pèse sur ton cœur, tu dois le révéler !

CLOVIS.

Tu le veux ?

BATHILDE.

Je l’exige.

CLOVIS.

Il faut te satisfaire.

Je ne suis point Clovis...

BATHILDE.

Ciel ! qu’entends-je... ? Ô mon père !

CLOVIS.

Je ne suis point Clovis, et le peuple est trompé.

Soldat obscur, assis sur un trône usurpé,

Mes parricides mains ont dépouillé mon maître...

Mais j’ignorais ma honte ! Abusé par un traître,

J’ai cru reconquérir le sceptre paternel,

Et je n’étais point né pour être criminel.

Je le suis cependant, et tu me dois ta haine.

Au sort d’un imposteur un nœud fatal t’enchaîne.

Que dis-je ? non, Bathilde, au malheur condamné,

Je ne suis rien pour toi qu’un sujet couronné,

Du trône de ton père usurpateur impie :

Je rougis de mon crime ; il faut que je l’expie.

Je vais, loin de ta vue et loin de cette cour

Emportant avec moi ta haine et mon amour.

M’exiler à jamais des lieux qui m’ont vu naître,

Je te fuis. Mais Bathilde un jour plaindra peut-être

Un malheureux errant, proscrit, dans l’abandon,

Qui périra loin d’elle en prononçant son nom.

BATHILDE.

Arrête, et connais-moi. Mon âme épouvantée

Par un présage affreux jour et nuit tourmentée,

De mon père au cercueil adorant le vainqueur,

Ne goûtait qu’en tremblant un coupable bonheur ;

Aujourd’hui même encor, condamnant mes alarmes,

Tes soins consolateurs ont recueilli mes larmes :

Je te vois malheureux... mes maux sont oubliés.

Pour jamais à ton sort mes destins sont liés !

J’adopte tes douleurs, et ta vie est la mienne :

Voilà le seul devoir dont mon cœur se souvienne !

CLOVIS.

Bathilde... !

BATHILDE.

Ne crois pas rompre jamais nos nœuds.

Si la vertu t’impose un exil généreux,

Pars ! Mais nous désunir n’est point en ta puissance.

Que m’importent mon nom, mon rang et ma naissance !

À la face du ciel je te donnai ma foi,

Tu reçus mes serments : ils sont sacrés pour moi.

Ne vois que notre amour, oublie un sang funeste ;

Bathilde a disparu... ! Ton épouse te reste !

CLOVIS.

Ô pitié magnanime, et qu’il faut mériter !

Des honneurs paternels, moi, te déshériter !

Si ton cœur t’inspira ce dévouement insigne,

C’est en le repoussant que j’en puis être digne.

Mais tu me plains, Bathilde, et tu ne me hais pas ;

Ah ! ce doux souvenir accompagnant mes pas,

Et consolant les maux où mon âme est en proie

Aux douleurs de l’exil mêlera quelque joie !

BATHILDE.

L’exil ! non, le malheur égare ta vertu ;

J’embrasse un autre espoir... Et pourquoi fuirais-tu ?

Tu règnes par un crime ; il est irréparable,

Je le sais, j’en gémis ; mais tu n’es point coupable !

Victime du complot qui dépouilla ton roi,

Si tu fuis, quel sujet va régner après toi ?

Mon père, hélas ! n’est plus. Son sanglant héritage

De l’infâme Ébroïn sera donc le partage ?

Ou, du bandeau royal par l’imposteur orné,

De ses affreux projets esclave couronné,

Quelque guerrier coupable armé de ta puissance

Sous un sceptre avili fera gémir la France ?

Non ! Par de longs malheurs les Français accablés

Tournaient déjà vers toi leurs regards consolés,

D’un règne commencé sous les plus doux auspices,

Leur amour célébrait les heureuses prémices :

Tu leur dois le bonheur que tu leur as promis.

Vois, en posant le sceptre entre tes mains remis,

À quels nouveaux dangers tu livres la patrie.

Hélas ! du sang des rois la source s’est tarie,

De leur race proscrite il ne reste que moi ;

Fais bénir tes vertus, leur couronne est à toi ;

Que l’amour des Français légitime ton règne ;

Appui de l’opprimé, que l’oppresseur te craigne.

Sous le joug d’Ébroïn tes sujets gémissants

N’ont versé jusqu’ici que des pleurs impuissants :

Sur le trône, à ma voix, reste pour les défendre ;

Quand ils seront heureux tu pourras en descendre.

CLOVIS.

Que dis-tu ! Quel espoir fais-tu luire à mes yeux !

Ton époux, renversant un espoir factieux,

Ennobli par l’amour, et sacré par la gloire,

Pourrait d’un titre infâme affranchir sa mémoire !

Oui, Bathilde, le Ciel a parlé par ta voix.

Un traître me livra la dépouille des rois ;

Il osa me parer d’un titre illégitime,

Eh bien, de mes vertus je couvrirai son crime.

J’abjure une faiblesse indigne d’un soldat ;

Rendons l’honneur au trône et la paix à l’État.

Que ce peuple opprimé renaisse à l’espérance !

Le colosse insolent qui pèse sur la France

Par les mains de son roi tombera renversé ;

Et puisque sur le trône un forfait m’a placé,

Je veux du moins, Bathilde, aux Français, à toi-même,

Cacher sous des lauriers ce honteux diadème.

J’ai le peuple à défendre et mes rois à venger !

Fuir le trône aujourd’hui, c’était fuir le danger ;

Régnons ! Que d’Ébroïn le destin s’accomplisse,

Régnons : pour le punir je serai son complice.

Mais, lorsque frémira son orgueil abattu,

Repoussant ces honneurs dont rougit ma vertu,

Je veux, fier d’affranchir la France détrompée,

Déposer noblement ma couronne usurpée.

Français, que votre amour choisisse alors un roi :

Je courrai le premier me ranger sous sa loi ;

Et la postérité de moi dira peut-être :

S’il n’était point Clovis, il fut digne de l’être !

BATHILDE.

Dans ce noble dessein, Dieu te doit protéger.

Oui, la gloire t’attend ; mais songe à ton danger.

Du cruel Ébroïn tu connais la puissance :

Que ton heureuse adresse endorme sa prudence,

Et qu’enfin l’oppresseur, sur tes desseins trompé,

Reconnaisse, en tombant, le bras qui l’a frappé ;

Et moi, de tes vertus heureuse et fière encore,

Je vais à l’Éternel, que ma douleur implore,

Pour l’époux de mon choix demander son secours :

Après tant de chagrins il nous doit d’heureux jours ;

Espérons ! Son courroux n’est point inexorable.

Le voilà révélé ce secret redoutable

Dont m’osait menacer l’être mystérieux

Qui tout à l’heure encore épouvantait mes yeux.

CLOVIS.

Tu l’as revu ? qu’entends-je ! où, Bathilde ?

BATHILDE.

Ici même.

CLOVIS.

Quel est-il ? Qui l’arrache à mon pouvoir suprême ?

Il me connaît : il sait dans quel rang je suis né.

À rougir devant lui me voilà condamné.

BATHILDE.

Non, non, je le verrai. L’amour va me conduire :

Des complots d’Ébroïn c’est à moi de l’instruire ;

Et sans doute approuvant tes desseins glorieux,

Il va de mon hymen m’absoudre au nom des deux.

Mais Ébroïn paraît ! Cher époux, je te laisse ;

Adieu. Son seul aspect m’a rendu ma faiblesse.

Songe qu’il peut te perdre, et qu’il faut aujourd’hui

Que ta vertu consente à feindre devant lui !

 

 

Scène II

 

CLOVIS, ÉBROÏN

 

ÉBROÏN.

Eh bien, à mes désirs votre audace rebelle

Me va-t-elle forcer d’armer mon bras contre elle ?

De vos destins obscurs, de mes projets instruit,

Voulez-vous de mes soins perdre à jamais le fruit ?

J’ai dicté votre arrêt, il est irrévocable :

C’est à vous de choisir : Prince ou soldat coupable ;

Songez-y, votre sort dépend de cet instant,

La couronne est à vous... l’échafaud vous attend ;

Prononcez.

CLOVIS.

Je suis prêt. Et voici ma réponse

À l’insolent arrêt que votre orgueil m’annonce :

Sujet par ma naissance, et roi par vos forfaits,

D’un pouvoir usurpé je porterai le faix,

Je régnerai !

ÉBROÏN.

Sans doute à mes leçons docile,

Repoussant les conseils d’une vertu stérile,

Clovis se souviendra qu’en attaquant mes droits

Il peut en criminel tomber du rang des rois.

Vieilli dans les travaux, ma longue expérience

Défendra des écueils sa jeune imprévoyance,

Tandis qu’en son palais l’amour et les plaisirs

Charmeront à l’envi ses superbes loisirs,

Du peuple par mes soins il recevra l’hommage,

Et je lui laisse encore un assez beau partage.

CLOVIS.

Je dois vous rendre grâce et je me plais à voir

De quel zèle Ébroïn me trace mon devoir ;

Ce ministre éprouvé dont la bonté m’éclaire

De ce nouveau bienfait obtiendra le salaire.

 

 

Scène III

 

ÉBROÏN, seul

 

Il me trompe ; ses yeux démentent ses discours.

Espère-t-il me perdre ? et par de vains détours

Pense-t-il égarer ma prudence endormie ?

Malheureux ! un seul mot te voue à l’infamie.

Faut-il le prononcer ? voyons ! Entre deux rois

Ma politique hésite et je dois faire un choix :

Que résoudre ? Thierry, vaincu par la vieillesse,

Dont moi-même autrefois j’éprouvai la faiblesse,

Sera dans ses revers trop heureux d’accepter

Le sceptre que ma main viendra lui présenter ;

Un vieillard à mes vœux se montrera facile :

L’infortune d’ailleurs l’aura rendu docile... !

Clovis est jeune, ardent, il cherche à me tromper ;

Au joug où je l’enchaîne il brûle d’échapper.

Je ne puis en tous lieux porter ma surveillance :

D’audacieux vassaux séduits par sa vaillance

Peuvent, malgré mes soins, lui prêter leurs secours.

Il me faudra le craindre et l’épier toujours.

Ne nous abusons point ; jamais sous ma tutelle

Je ne verrai fléchir son orgueil infidèle,

Jamais... ! Disparais donc simulacre de roi,

La main qui te soutient se retire de toi.

 

 

Scène IV

 

ÉBROÏN, GÉROLD

 

GÉROLD.

Seigneur, près du palais, sous ces portiques sombres,

Dont ses pas fugitifs couraient chercher les ombres,

On a saisi, dit-on, un vieillard inconnu.

Si c’était...

ÉBROÏN.

Oui, Gérold, voici l’instant venu.

Qu’on l’amène.

GÉROLD.

À vos yeux il va bientôt paraître

Le voici.

ÉBROÏN.

Sors.

 

 

Scène V

 

THIERRY, EBROIN, SOLDATS dans le fond

 

THIERRY.

Vassal, reconnais-tu ton maître ?

Une seconde fois le ciel te l’a livré :

Échappé de tes fers, de ton sang altéré,

Caché sous les lambeaux de l’obscure indigence,

Et contre toi, dans l’ombre, amassant la vengeance,

J’errais à tes côtés.

ÉBROÏN.

Je ne l’ignorais pas !

THIERRY.

Se peut-il ?

ÉBROÏN.

Mes regards surveillaient tous vos pas.

THIERRY.

Et je respire encore ! et j’avais un asile !

ÉBROÏN.

Votre mort n’eût été qu’un forfait inutile !

THIERRY.

Ta haine est, je le vois, lasse de m’épargner :

Frappe !

ÉBROÏN.

Je veux savoir si vous voulez régner.

THIERRY.

Par ce nouvel affront que prétends-tu, barbare ?

Toi, qui causas mes maux...

ÉBROÏN.

Eh bien, je les répare.

THIERRY.

La mort est le seul don que j’accepte de toi.

Tu m’oses aujourd’hui proposer d’être roi !

Quel jour, sujet rebelle, ai-je cessé de l’être ?

Au fond de mon cachot j’étais toujours ton maître.

Quel est ce nouveau piège ?

ÉBROÏN.

Écoutez-moi, Thierry :

Vous êtes mon captif et Léger à péri.

Ce superbe rival dont la coupable audace

Sur les degrés du trône eût usurpé ma place

Arma seul contre vous, mon orgueil offensé :

Il n’est plus, je peux tout, oublions le passé,

Soyez roi ! Ce dessein de vous rendre l’empire

Je ne vous dirai point que le remords l’inspire,

Vous ne me croiriez-pas ; mais j’ai su me venger,

Votre sort vous apprend qu’il me faut ménager,

Je suis las du soldat, misérable fantôme

À qui mon bras vainqueur prostitue un royaume

Pour vous perdre, à vos droits il fallait l’opposer,

Il fut mon instrument : ma main peut le briser.

THIERRY.

C’est lui surtout, c’est lui que proscrit ma vengeance.

C’est peu que, te prêtant sa coupable vaillance,

D’un nom que le Français apprit à révérer

Cet infâme imposteur ait osé se parer ;

Je vois mon sang flétri, ma maison profanée ;

Aux destins d’un soldat ma fille est enchaînée,

Ma fille ! ah ! de tes coups voilà le plus affreux.

ÉBROÏN.

Cet hymen fut utile aux succès de mes vœux.

Il s’accomplit. Par là des Français incrédules

J’écartai les soupçons et domptai les scrupules,

J’annonçai votre mort ; et la fille des rois

Unie à l’imposteur, l’arma de tous ses droits.

THIERRY.

Perfide !

ÉBROÏN.

Je peux rompre un nœud qui vous outrage.

Recevez de ma main votre antique héritage :

À mon ordre absolu vous voyez tout soumis ;

Songez à votre sort : sans sujets, sans amis,

Captif, abandonné, mort aux yeux de la France

Qui d’un destin plus doux vous rendra l’espérance ?

Vos jours sont dans mes mains, vos périls sont pressants ;

Eh bien ! dites un mot, vous régnez.

THIERRY.

J’y consens.

ÉBROÏN.

À Thierry dans les fers, quand je rends la couronne,

Qu’il songe à mes amis.

THIERRY.

Ma bonté leur pardonne.

ÉBROÏN.

J’ose y compter.

THIERRY.

Écoute, et parlons sans détours :

De mes longues douleurs, tu veux finir le cours ?

Mais l’étrange projet que ta voix me révèle

Ne me cache-t-il pas quelque trame nouvelle ?

Laissons là tes discours : j’en croirai des effets.

Réponds-moi, du pardon qui couvre tes forfaits,

Lorsque ton vil complice est le seul que j’excepte,

Quel garant m’offres-tu ?

ÉBROÏN.

Son trépas !

THIERRY.

Je l’accepte !

Que de son imposture il reçoive le prix ;

Qu’en horreur aux Français, chargé de leurs mépris,

Il épuise des lois la rigueur légitime

Et que son parti tremble en apprenant son crime.

ÉBROÏN.

Il mourra. Cependant je fais tomber vos fers.

À tos pas désormais les chemins sont ouverts :

Aux gardes.

Qu’on appelle Hermangard.  

Au roi.

Soyez sans défiance,

Et jusques à l’instant marqué par ma prudence,

Où mes soins vous rendront l’hommage des Français,

À Hermangard.

Vivez en liberté. Vous, comte du palais,

Honorez ce vieillard qu’à vos soins je confie ;

Que ma garde l’entoure et veille sur sa vie.

THIERRY, à part.

Quel destin... ! Il le faut, vivons pour me venger.

Haut.

Ton roi souffre qu’ici tu l’oses protéger,

De tes mains, Ébroïn, il reçoit sa couronne,

Il consent à te voir... mérite qu’il pardonne.

Thierry sort avec Hermangard et les gardes Ébroïn le conduit jusqu’au fond.

ÉBROÏN.

Allez, prince ; pour vous il n’est plus d’ennemis.

Croyez que je tiendrai tout ce que j’ai promis.

 

 

Scène VI

 

ÉBROÏN, seul

 

Thierry ! dissipe enfin l’ombre qui t’environne !

Viens une fois encore essayer la couronne.

De tes nouveaux destins le jour est arrivé,

Et c’est pour ce moment que je t’ai réservé.

Puisqu’il faut des Français flatter l’idolâtrie,

Livrons à leurs respects sa vieillesse flétrie ;

Laissons-lui quelque temps et le trône et le jour :

C’est le dernier fantôme offert à leur amour.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

ÉBROÏN, GÉROLD

 

ÉBROÏN.

J’ai compté sur ton zèle et sur ta vigilance ;

Suis-je obéi, Gérold ?

GÉROLD.

Tout s’apprête en silence.

ÉBROÏN.

Mes vœux te sont connus.

GÉROLD.

Ils seront satisfaits.

ÉBROÏN.

Que mes soldats armés entourent ce palais.

GÉROLD.

Il suffit. Mais, seigneur, lorsque Thierry respire

Quel est votre dessein ?

ÉBROÏN.

De lui rendre l’empire.

GÉROLD.

Devant un nouveau roi, nos fronts vont s’incliner ?

ÉBROÏN.

Son règne sera court !

GÉROLD.

Pourquoi le couronner ?

ÉBROÏN.

Il le faut ! l’instant vient où cette main guerrière

Pourra du trône enfin renverser la barrière ;

Je pourrais le hâter, je le sais ; mais pourquoi

Mettre au hasard un bien qui va s’offrir à moi ?

De ces rois chaque jour la puissance succombe,

Ils règnent inconnus, et quand s’ouvre leur tombe,

Ces malheureux, suivis d’un oubli mérité,

Ne laissent que leur cendre à la postérité.

La Neustrie a besoin d’une gloire nouvelle,

Armons encor Thierry d’un pouvoir qui chancelle,

Qu’il règne, j’y consens ; mais il faut l’avilir.

GÉROLD.

Et le jeune imposteur ?

ÉBROÏN.

Son sort va s’accomplir.

GÉROLD.

Au glaive des bourreaux vous dévoues sa tête ?

ÉBROÏN.

Non ; pour lui dans ces lieux une autre mort s’apprête :

Je n’irai point aux lois demander son trépas,

À mes projets d’ailleurs sa mort ne suffit pas,

Je veux qu’en lui, Gérold, on plaigne une victime,

C’est peu qu’il meure, il faut qu’il meure par un crime !

Aujourd’hui même il va périr empoisonné,

Thierry l’aura voulu, l’aura seul ordonné,

Chargeons-le de ce crime, et qu’aux yeux de la France

Par un meurtre honteux son règne recommence.

GÉROLD.

Je conçois vos desseins ; mais, seigneur, si Thierry

Indigné de ses fers, par le malheur aigri,

Méditait sa vengeance, et de ce rang suprême,

Espérait aujourd’hui s’armer contre vous-même ?

ÉBROÏN.

Que m’importe, Gérold, un chimérique espoir ?

Il va bientôt, paré d’un titre sans pouvoir,

Au milieu d’une cour à mon ordre attentive,

Traîner dans son palais sa royauté captive !

Que le peuple et les grands soient prêts à recevoir

Le roi qui sur le trône à ma voix va s’asseoir.

Je le proclamerai. Va, que tout se prépare.

Thierry vient : laisse-nous.

 

 

Scène II

 

THIERRY, ÉBROÏN

 

THIERRY.

Je te cherchais, barbare

Je suis libre : pourquoi mes amis les plus chers

En ce moment encor sont-ils chargés de fers ?

Quel crime ont-ils commis ? Ces guerriers magnanimes,

De l’amour pour leur roi généreuses victimes

Vont-ils dans les cachots expier leurs vertus ?

Frappe-moi, tu le peux ; mais ne me trompe plus.

Réparant des forfaits que ma bonté pardonne,

Tu voulais, disais-tu, me rendre ma couronne,

Et de mes maux passés chasser le souvenir ?

Tel fut aussi leur vœu ; pourquoi les en punir ?

ÉBROÏN.

Pardonnez des rigueurs qu’ordonna ma prudence.

Ces mortels qui pour vous conspiraient en silence,

Seront bientôt rendus à l’amour de leur roi :

Ne craignez rien pour eux ; ils viendront avec moi

Sur votre front sacré poser le diadème.

Mes ordres sont donnés, seigneur ; je vais moi-même

Le premier devant tous prêt à me prosterner,

Presser l’heureux moment qui vous doit couronner.

 

 

Scène III

 

THIERRY, seul

 

Croirai-je qu’Ébroïn rentre sous ma puissance ?

Non ; j’ai lu dans son cœur ! qu’il serve ma vengeance.

Pour punir son complice acceptons son appui ;

Le jour du châtiment se lèvera pour lui.

Mais enfin voici l’heure où ma fille rebelle,

Courbant sous mon arrêt sa tête criminelle,

De son père trahi connaîtra les malheurs :

Puisse-t-elle, au récit de mes longues douleurs,

Maudire un nœud coupable et fléchir ma colère !

Mon Dieu, rends-moi ma fille, je le rends son père.

Je la vois.

 

 

Scène IV

 

THIERRY, BATHILDE

 

THIERRY.

Approchez !

BATHILDE, à part.

Je tremble à son aspect

Mon cœur se sent ému de crainte et de respect.

Haut.

Me voici devant vous et prête à vous entendre ;

Parlez.

THIERRY.

De cet instant votre sort va dépendre ;

Pensez-y bien, Bathilde.

BATHILDE.

Ah ! qui que vous soyez,

Vous qu’offre un Dieu vengeur à mes yeux effrayés,

Je vous désarmerai : je frémis, mais j’espère.

THIERRY.

Épouse de Clovis, songez à votre père.

BATHILDE.

Hélas !

THIERRY.

C’est en ce lieu que, tremblant pour vos jours

Et d’un ami sur vous appelant les secours,

Thierry, près de quitter son palais, sa famille,

Arrosa de ses pleurs le berceau de sa fille.

BATHILDE.

Grand Dieu !

THIERRY.

Voici la place où de l’infortuné

Sous les ciseaux sacrés le front s’est incliné.

De ses malheurs sans doute on vous a dit l’histoire ?

BATHILDE.

Oui, j’ai su que, deux fois trahi par la victoire,

Mon père fut proscrit, captif, et que deux fois

Le cloître se ferma sur l’héritier des rois.

THIERRY.

Et vous que protégea sa tendresse inquiète,

Que faisiez-vous, Bathilde ?

BATHILDE.

Au fond de ma retraite

Je priais l’Éternel de veiller sur ses jours.

THIERRY.

Après ?

BATHILDE.

La mort bientôt en termina le cours.

THIERRY.

Qu’avez-vous fait alors ?

BATHILDE.

J’ai versé bien des larmes.

THIERRY.

Mais un coupable amour consola vos alarmes,

Et du rang paternel à jamais nous bannit ?

BATHIIDE.

Hélas ! voilà mon crime, et le Ciel m’en punit ;

Mais, si la mort n’eût point détruit mon espérance ;

Si mon père voyait mes regrets, ma souffrance ;

S’il nous était rendu, si je pouvais alors

À ses sacrés genoux apportant mes remords,

Lui dire : Vengez-vous d’une fille coupable

Que son crime poursuit, que la douleur accable,

Qui, pleurant des forfaits par ses maux expiés,

Bénira sa sentence et l’attend à vos pieds ;

Pensez-vous que, toujours à mes pleurs insensible,

Mon père m’opposât un courroux invincible ?

Vous vous attendrissez... Ah ! je le fléchirais ;

Tu me plaindrais, mon père, et tu pardonnerais.

THIERRY.

Eh bien ! qu’à l’implorer sa fille, se prépare.

BATHILDE.

De sa fille à jamais la tombe le sépare :

THIERRY.

Sur le bord du cercueil si Dieu l’eut conservé ?

BATHILDE.

Que dites-vous ?

THIERRY.

Oui, tremble ! il vit, il fut sauvé ;

Les Français égarés vont retrouver leur maître :

Coupable, incline-toi, ton juge va paraître !

BATHILDE.

Qu’ai-je entendu ? Mon père ! il respire ? en quels lieux ?

Parlez ?

THIERRY.

Fille coupable, il est devant tes yeux !

BATHILDE.

Mon père !

THIERRY.

À ta terreur tu l’as dû reconnaître !

BATHILDE.

Oui ! l’effroi qu’en mon sein votre aspect a fait naître,

Cet ascendant sacré qu’en vain j’ai combattu,

Tout révèle mon père à mon cœur abattu.

Et moi, dès le berceau loin de vous exilée,

Moi qui devrais, hélas ! heureuse et consolée,

Dans les bras paternels oublier mes douleurs,

N’osant lever sur vous mes yeux noyés de pleurs,

Du rang de mes aïeux à jamais descendue ;

Je me jette à vos pieds suppliante, éperdue,

Grâce ! grâce ! mon père.

THIERRY.

Écoutez ! c’est à vous

De songer quels serments fléchiront mon courroux !

Bathilde est bien coupable... ! elle m’est toujours chère,

Et son juge irrité peut être encor son père.

BATHILDE.

Que faut-il ? Ordonnez.

THIERRY.

Fuir un vil imposteur,

Du trône de son maître infâme usurpateur,

Me suivre à l’instant même ; à ce prix je pardonne !

BATHILDE.

Le fuir !

THIERRY.

Vous hésitez ?

BATHILDE.

Moi, que je l’abandonne ?

THIERRY.

Bathilde !

BATHILDE.

Oh ! révoquez un arrêt si cruel ;

On vous trompe, mon père ; il n’est point criminel.

THIERRY.

Qu’as-tu dit, malheureuse ?

BATHILDE.

On vous trompe, mon père.

THIERRY.

Eh quoi ! tu ne crains pas d’irriter ma colère ?

Connais-tu ton époux ?

BATHILDE.

Oui : je sais qu’en ces lieux

Tout doit vous abuser, tout l’accuse à vos yeux ;

Mais Bathilde lui reste et saura le défendre.

THIERRY.

Sont-ce là vos remords ?

BATHILDE.

Daignez, daignez m’entendre.

THIERRY.

Non, perfide.

BATHILDE.

Un barbare égara sa vertu ;

Écoutez-moi, mon père.

THIERRY.

On me trompe, dis-tu ?

De mes vils ennemis compte donc les victimes !

Retracer mes malheurs, c’est raconter leurs crimes.

On me trompe ! En ton Cœur rappelle le passé :

De mon trône, dis-moi, quel bras m’a repoussé ?

D’un opprobre éternel qui chargea ma famille ?

Qui m’a ravi le sceptre et l’amour de ma fille ?

On me trompe ! Sais-tu quels étaient mes tourments,

Lorsqu’aux pieds d’un soldat déposant leur serments,

Mes sujets, qu’égarait un faux éclat de gloire,

Saluaient en tremblant sa honteuse victoire ?

Au fond d’un cloître alors à vivre condamné,

Ton père languissait, du monde abandonné ;

C’était peu ! Tout à coup un récit infidèle,

De ma mort en tous lieux va porter la nouvelle :

Je l’implorais en vain. Ô rage ! ô trahison !

À travers les vitraux de ma sombre prison

Je vois briller au loin des torches funéraires :

Baignant en vain cercueil de larmes mensongères,

Mes geôliers le suivaient ; tout un peuple abusé

Déplorait un trépas qui m’était refusé,

Et moi, séparé d’eux par d’épaisses murailles,

Je contemplais vivant mes propres funérailles !

BATHILDE.

Mon père !

THIERRY.

Écoute, et vois quels furent mes malheurs :

Pour mieux cacher encor ma vie et mes douleurs,

Les vastes souterrains du pieux monastère

De mes jours conservés couvrirent le mystère.

J’y descendis... Privé de la clarté des cieux,

Entouré des cercueils où dorment mes aïeux,

Sans repos, sans secours, j’ai durant une année

Traîné parmi les morts ma vie infortunée ;

Souvent de ma raison s’éteignit le flambeau ;

Souvent de tous ces rois, couchés dans le tombeau,

Dont les restes sacrés peuplent ces voûtes sombres,

Mes lamentables cris ont réveillé les ombres :

Sur leurs froids monuments je les vis se dresser,

Muets, l’un contre l’autre ils semblaient se presser,

Pour leur fils auprès d’eux, ils mesuraient l’espace,

Et de leur main glacée ils me montraient ma place ;

J’y courais... ! Mais l’espoir de punir mes bourreaux,

Au moment d’expirer, m’enchaînait à mes maux,

Et ton père, embrassant cette vaine espérance,

Reculait vers la vie, au seul mot de vengeance.

BATHILDE.

Ciel !

THIERRY.

Lorsqu’enfin touché des maux que j’ai soufferts,

Un ami généreux eut fait tomber mes fers,

Sais-tu quels maux encor m’attendaient dans ma fuite ?

Seul au monde, oublié de la France séduite,

Au sein de mes états couvert d’affreux lambeaux,

J’errais, spectre vivant, échappé des tombeaux.

N’ayant pas un abri pour disputer ma tête

Aux monstres des forêts, aux coups de la tempête,

J’arrachais à la terre un sauvage aliment ;

Et si parfois caché sous ce vil vêtement,

Devant quelque mortel il me fallait paraître,

Craignant que son regard ne devinât son maître,

De fatigue accablé, déchiré par la faim,

Je n’allais qu’en tremblant lui demander du pain.

BATHILDE.

Et votre fille, hélas ! ignorait ce mystère !

THIERRY.

Ma fille ! ah ! dans ma fuite, égaré, solitaire,

Mon cœur volait vers elle. À son doux souvenir

Consolé du présent, j’attendais l’avenir.

J’arrive, je la vois à mes bourreaux unie,

Heureuse et se parant de son ignominie ;

Fière de partager un coupable pouvoir,

Sur mon trône souillé ma fille ose s’asseoir.

De mes persécuteurs affrontant la puissance,

Je t’apparus alors. J’aimais par ma présence

À troubler les plaisirs qui volaient sur tes pas,

Je te nommais ton père, et tu n’écoutais pas.

Au devoir, à l’honneur j’espère enfin te rendre

Esclave d’un soldat, ta voix l’ose défendre !

Dans ton cœur criminel épiant un remord

J’allais t’ouvrir mes bras ! tremble et connais ton sort.

De ton indigne époux le châtiment s’apprête,

Le glaive inexorable est levé sur sa tête,

Il va tomber du trône, et l’échafaud l’attend.

BATHILDE.

Grand Dieu !

THIERRY.

Pour me fléchir tu n’as que cet instant :

Brise à jamais des nœuds que proscrit ma colère,

Fuis ton infâme époux, ou tremble que ton père,

En disant à sa fille un éternel adieu.

N’appelle sur son front les vengeances de Dieu.

BATHILDE.

Moi ! fuir l’infortuné quand la mort le menace !

Non, non, à ses côtés l’honneur marque ma place ;

J’acceptais sa couronne, et je dois aujourd’hui

Si vous ouvrez sa tombe y descendre avec lui.

J’embrasse vos genoux.

THIERRY.

Tremble !

BATHILDE.

Je vous implore.

On vous trompe.

THIERRY.

Perfide !

BATHILDE.

Oui, je le jure encore,

Ébroïn a tout fait.

THIERRY.

Je ne t’écoute plus.

BATHILDE.

Mon père, épargnez-vous des remords superflus,

Écoutez...

THIERRY.

Fuis le traître, ou je vais te maudire.

BATHILDE.

Arrêtez !

THIERRY.

Suis-moi.

BATHILDE.

Non !

THIERRY.

Je te maudis !

BATHILDE.

J’expire !

 

 

Scène V

 

BATHILDE, seule

 

Mon père... ! il est parti... ! l’arrêt est prononcé

Que devenir... ? où fuir... ? que m’a-t-il annoncé... ?

Quoi... ! mon époux ! c’est lui !

 

 

Scène VI

 

BATHILDE, CLOVIS

 

CLOVIS.

Que vois-je ? quel délire ?

BATHILDE.

N’avance pas ! va-t’en ! crains l’air que je respire !

CLOVIS.

Bathilde... !

BATHILDE.

Avec horreur tu me dois éviter.

Mon père m’a maudite, il vient de me quitter ;

Son arrêt pèse encor sur ma tête proscrite :

Fuis ton épouse, fuis ! son père l’a maudite.

CLOVIS.

Quel prestige t’égare, et d’où naît ta terreur ?

Rassure-toi.

BATHILDE.

Non, non, ce n’est point une erreur ;

Transfuge des tombeaux, il vient de m’apparaître,

Et le glaive rebelle a respecté ton maître ;

Il vit.

CLOVIS.

Se pourrait-il ?

BATHILDE.

Oui, nous fûmes trompés ;

Armé de tous ses droits lâchement usurpés,

Des muets souterrains où veillait sa colère

Terrible il est sorti ; C’est ton roi, c’est mon père.

Du perfide Ébroïn les criminels projets

L’ont dérobé deux ans aux yeux de ses sujets ;

Mais de son oppresseur il a trompé la rage :

Il vient redemander son royal héritage ;

Que vas-tu faire ?

CLOVIS.

Ô ciel ! ne me connais-tu pas ?

Quoi ! lorsqu’en ce palais déplorant son trépas,

Des complots d’un rebelle innocente victime,

J’arrosais de mes pleurs un trône illégitime ;

Thierry vivait : Le Ciel à nos vœux l’a rendu !

Heureux jour ! doux espoir ! bienfait inattendu !

Je puis donc, abjurant ma honteuse puissance,

Aux genoux de mon roi retrouver l’innocence !

BATHILDE.

Je n’attendais pas moins. Dans mon cœur éperdu,

Cher époux, à ta voix, l’espoir est descendu ;

Suis-moi ; viens conquérir, en te faisant connaître ;

L’estime de la France et celle de ton maître.

CLOVIS.

Allons ! à mes remords il ne peut résister,

Viens, Bathilde, aux Français je vais le présenter ;

Et dans l’obscurité plus grand que sur un trône,

Je reprends mes vertus et lui rends sa couronne.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

BATHILDE, seule

 

Quelle terreur m’assiège ? et quel affreux présage

Dans mon cœur consterné vient glacer mon courage ?

Je me flattais en vain que, lasse de punir,

Ta bonté nus gardait un plus doux avenir,

Ô mon Dieu ! sur moi seule épuise ta colère !

Viens couvrir mon époux de ton bras tutélaire ;

Toi qui lis dans les cœurs, tu connais sa vertu.

Par ses ressentiments mon père combattu

Repousse sans pitié ma douleur qui l’implore :

Il ne veut pas me voir ! hélas ! j’entends encore

Ces mots que son courroux m’a laissés pour adieu :

« J’appelle sur to, front les vengeances de Dieu ;

« De ton indigne époux le châtiment s’apprête,

« Le glaive inexorable est levé sur sa tête ! »

Il l’a dit... ! Quel soupçon a passé dans mon cœur ?

Ah ! peut-être Ébroïn égarant sa fureur

Et changeant aujourd’hui de maître et de victime,

Par un crime nouveau veut réparer son crime.

S’il était vrai... comment prévenir le danger...

J’aperçois le barbare... osons l’interroger !

Il vient... de ma terreur j’ai peine à me défendre.

 

 

Scène II

 

BATHILDE, ÉBROÏN

 

BATHILDE.

Ébroïn un moment consent-il à m’entendre ?

Livrée aux noirs soupçons, puis-je enfin aujourd’hui

Sur moi, sur mon époux m’expliquer avec lui ?

ÉBROÏN.

Parlez.

BATHILDE.

Apprenez-moi s’il me faut craindre encore

De nouveaux châtiments et des maux que j’ignore.

Vous savez quels tourments ont déchiré mon sein...

Mais, dites, aujourd’hui quel est votre dessein ?

Que dois-je redouter ? que faut-il que j’espère ?

Par vos soins, infidèle aux malheurs de mon père,

Je déplorais sa mort : j’apprends qu’il est sauvé :

Il vit ; c’est votre main qui me l’a conservé ;

C’est vous dont le pouvoir, consolant ma souffrance,

Rend un père à sa fille, un monarque à la France ;

Ah ! de ces soins nouveaux quels seront les effets ?

Dois-je en ce jour bénir ou craindre vos bienfaits ?

Vous ne répondez pas : ce funeste silence

Ces regards dans mon cœur ont glacé l’espérance.

Oui, quelque noir projet occupant vos esprits

De mon père captif sauva les jours proscrits :

Il ne doit rien sans doute à des remords stériles,

Et puisqu’il vit encor, ses jours vous sont utiles.

ÉBROÏN.

Qu’entends-je ? et d’où peut naître un doute injurieux ?

J’épargnai votre père ; est-ce un crime à vos yeux ?

BATHILDE.

Ah ! de votre pitié la cause m’est connue.

ÉBROÏN.

Comment ?

BATHILDE.

De mon époux la perte est résolue.

ÉBROÏN.

Qui vous l’a dit ?

BATHILDE.

Mon père.

ÉBROÏN.

Il est vrai.

BATHILDE.

Je frémis

ÉBROÏN.

Il demande ses jours.

BATHILDE.

Vous les avez promis.

ÉBROÏN.

Ce jeune audacieux osait rêver ma chute.

BATHILDE.

Hélas ! à vos fureurs le voilà donc en butte !

Par mon père proscrit, par vous abandonné,

À l’opprobre, à la mort il sera condamné.

Je pardonne à son roi d’ordonner son supplice :

Dans l’époux de sa fille il voit votre complice ;

Tout l’abuse. Mais vous, dont les complots affreux

Enlaçaient dans le crime un guerrier vertueux ;

Vous qui, sûr de tromper sa noble confiance,

Lui portiez et l’hommage et les vœux de la France,

Pouvez-vous, de mon père irritant la fureur,

Quand son bras va frapper, lui laisser son erreur ?

Craint-on qu’un jour le trône excite son envie ?

Eh bien ! dans un désert je cacherai sa vie ;

Commandez ? gouvernez : il suffit désormais

Qu’avec lui de ces lieux je m’exile à jamais ;

Voilà mon seul espoir ! que nous fait la puissance ?

Rendez-lui le repos, le bonheur, l’innocence :

Qu’il vive, et que, par vous mon père détrompé,

Remonter sans remords sur son trône usurpé :

Rendez-moi mon époux, dissipez mes alarmes ;

Est-ce en vain qu’à vos pieds auront coulé mes larmes ?

Parlez !

ÉBROÏN.

C’est à son roi d’ordonner de son sort.

BATHILDE.

Barbare, je t’entends ! c’est l’arrêt de sa mort.

Après l’avoir armé d’un sceptre illégitime,

Tu veux que le cercueil cache à jamais ton crime.

Tremble... ! Dans ce palais il lui reste un appui ;

Tu me verras sans cesse entre ton glaive et lui.

Dieu ! s’il était trop tard ; si ta rage assouvie,

Quand ma terreur t’implore, avait tranché sa vie... !

Ne crois pas que, livrée aux timides douleurs,

Je borne ma vengeance à répandre des pleurs.

Non, pleurer mon époux c’est le venger en femme,

Et ce n’est point des pleurs, c’est du sang qu’il réclame.

 

 

Scène III

 

ÉBROÏN, seul

 

Vains transports. Loin de moi précipite tes pas ;

Va, des cris impuissants ne m’arrêteront pas ;

Toi même, s’il le faut, me serviras d’otage :

Poursuivons ! le destin sourit à mon ouvrage :

Couronnons de nos rois le débile héritier.

Encor cet instrument, il sera le dernier !

Si près du terme, il faut le reculer encore :

Le pourrai-je... ? La soif de régner me dévore ;

L’objet de tous mes vœux, le trône est devant moi...

Je le touche, un seul pas... un seul... et je suis roi !

Mais près de le franchir, d’où vient qu’à cette idée

Se trouble quelquefois mon âme intimidée ?

Renverser un pouvoir deux cents ans révéré,

Qu’une longue habitude a dû rendre sacré,

Peut-être c’est en vain que mon orgueil l’espère

Le fils veut honorer ce qu’honorait son père ;

Ce respect pour un sang à l’oubli condamné,

Ébranlé par mes soins, n’est point déraciné ;

Ennemi redoutable, et d’autant plus terrible

Qu’il cache au fond des cœurs sa puissance invisible !

Noirs présages, fuyez ! couronne, dont le poids

Accable dès longtemps la langueur de ces rois,

Tu viendras de mon front couvrir les cicatrices ;

Devant mes pas, semés de tant de précipices,

Je vois enfin le but, j’y vais bientôt courir :

Au piège qui l’attend Thierry se vient offrir ;

Quelques moments encor, qu’il règne puis succombe,

Et passe sur le trône en marchant à la tombe !

 

 

Scène IV

 

CLOVIS, THIERRY, ÉBROÏN

 

THIERRY, à Clovis qui le suit.

Téméraire ! en ce lieu pourquoi suivre mes pas ?

CLOVIS.

Vous me fuyez en vain ; je ne vous quitte pas.

THIERRY.

Perfide ! en mon palais ton audace m’arrête !

Que veux-tu ?

CLOVIS.

Vous fléchir ou vous livrer ma tête.

Votre courroux est juste et vous pouvez frapper :

Oui, dans un piège horrible on sut m’envelopper,

J’ai combattu mon roi ! l’inexorable histoire

Un jour dénoncera ma coupable victoire :

Mon règne fut un crime Il n’était pas le mien ;

Je fus trompé.

THIERRY.

Qu’entends-je ?

CLOVIS.

Un funeste lien

Aux projets d’un rebelle enchaîna ma vaillance,

Le perfide égara ma crédule ignorance.

THIERRY.

Que dit-il, Ébroïn... ?

CLOVIS.

Sans amis, sans parents,

Condamné par le ciel à des destins errants,

Misérable orphelin, jeté seul sur la terre,

J’ai cru venger ma race et le sang de Clotaire.

Oh ! que n’avez-vous vu mes douleurs, mes sanglots,

Lorsque de l’imposteur apprenant les complots

J’ai mesuré l’abîme ou m’c plongé le traître !

Que de pleurs j’ai donnés au trépas de mon maître !

THIERRY.

Quel soupçon ! se peut-il ! quoi, cet infortuné

Aux forfaits malgré lui serait-il enchaîné ?

Parle.

ÉBROÏN.

Nous sommes seuls ; c’est fait de sa puissance,

Et je peux sans danger lui rendre l’innocence :

Oui, je l’avais trompé.

CLOVIS.

Vous l’entendez, mon roi !

Je tombe à vos genoux !

THIERRY.

Malheureux ! lève-toi.

CLOVIS.

Eh quoi ! votre pitié...

THIERRY.

La vérité m’éclaire ;

En perdant mon erreur, j’ai perdu ma colère.

CLOVIS.

Guerriers, dont j’ai guidé les drapeaux conquérants,

Accueillez mon retour et rouvrez-moi vos rangs ;

Français, de mon erreur périsse la mémoire :

Je puis encor mourir dans les champs de la gloire !

THIERRY.

Magnanime guerrier !

CLOVIS.

Allons ! et qu’à ma voix

Les Français détrompés se courbent sous vos lois,

Je veux, sur votre front posant le diadème,

Aux genoux de Thierry les conduire moi-même...

Grand Dieu... !

ÉBROÏN.

De ce palais tu ne sortiras pas.

CLOVIS.

Ô douleur !

ÉBROÏN.

Dans ton sein tu portes le trépas.

THIERRY.

Qu’ai-je entendu ?

CLOVIS.

La mort à me saisir s’apprête,

Mon corps tremble, mon sang dans mes veines s’arrête.

THIERRY.

Qu’as-tu fait ?

ÉBROÏN.

À quoi bon les regrets superflus ?

De tos secrets désirs ne vous souvient-il plus ?

THIERRY.

Je n’ai point commandé ce détestable crime.

ÉBROÏN.

Vous l’avez souhaité.

CLOVIS.

Je meurs votre victime,

Ô mon roi, votre haine a voulu mon trépas,

Mais devant vos sujets vous ne rougirez pas ;

Venez, guidez-moi... non, la force m’abandonne...

C’en est fait, je succombe.

THIERRY.

Ô mon fils ! oh, pardonne !

Abusé, furieux, j’ai pu te condamner,

Je voulais te punir et non t’assassiner.

Le perfide... ! D’un meurtre il m’a rendu complice.

 

 

Scène V

 

CLOVIS, BATHILDE, THIERRY, ÉBROÏN

 

BATHILDE.

Mon père ! Mon époux... ! Ciel, que vois-je ?

CLOVIS.

Ô supplice !

BATHILDE.

Se pourrait-il ?

CLOVIS.

C’est toi... ! Viens, oh ! viens recueillir

Ma dernière pensée et mon dernier soupir...

Je meurs en pardonnant à la main qui m’opprime,

Tu me plains et mon roi m’a rendu son estime !

BATHILDE, se tournant vers Ébroïn.

Grand Dieu... ! Vil meurtrier, ne crois pas, en ces lieux,

Longtemps de nos douleurs repaître encor tes yeux.

Non ; la mort vient : voilà le dernier de tes crimes,

Et bientôt l’assassin rejoindra ses victimes...

Le ciel à mes regards découvre l’avenir,

Il me montre le bras armé pour te punir.

Vengeur de mon époux, ta hache est déjà prête.

Je te vois... tu l’attends... tu vas frapper sa tête...

Sur les marbres sacrés son sang a rejailli,

Le barbare est tombé... l’enfer a tressailli.

Et ses montres hideux, poussant des cris de joie,

Au séjour des tourments ont emporté leur proie

Cher Clovis... je te suis.

Elle tombe évanouie sur le corps de Clovis.

THIERRY, à Ébroïn.

Après tant de revers,

Frappe, ou rends-moi du moins mon exil et mes fers !

ÉBROÏN.

Il faut régner !

THIERRY.

Eh bien, redoute ma puissance ;

Sur le trône avec moi va s’asseoir la vengeance.

Il se place auprès de Clovis et de Bathilde.

ÉBROÏN, sur le devant de la scène.

Vain espoir ! malgré lui coupable et couronné,

Sur un trône flétri je le tiens enchaîné !

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