Le Jeune présomptueux (Jean-François CAILHAVA DE L’ESTANDOUX)


Comédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la rue des Fossés Saint-Germain, le 2 août 1769.

 

Personnages

 

MADAME ARGANTE, tante de Rosalie

ROSALIE, amante de Clitandre, et promise à Damon

DAMON

CLITANDRE, amant de Rosalie

FINETTE, suivante de Rosalie

CRISPIN, valet de Damon

UN DOMESTIQUE des Comédiens

UN GARÇON d’imprimerie

UN NOTAIRE

 

La Scène est à Paris, chez Madame Argante.

 

 

PRÉFACE

 

Il est assez singulier, et j’en conviens franchement, qu’un pareil sujet, qu’un pareil titre, soient entrés dans la tête d’un jeune homme nouvellement échappé de sa Province : aussi, quelques personnes, redoutant pour moi l’application, me conseillèrent-elles d’intituler ma Pièce : la Présomption à la mode[1]. Mais la raillerie ne m’alarme plus ; le titre, le sujet, le succès de cet ouvrage, tout prête à la plaisanterie, et je m’y livre de bonne grâce.

Les Peintres ne sauraient rendre que ce qu’ils vaient. J’habitais depuis peu la Capitale, lorsque j’entrepris cette Comédie : je n’étais pas encore à portée de saisir dans de grandes sociétés, de grands ridicules.

Je fréquentais quelques jeunes Littérateurs, quelques Provinciaux nouvellement débarqués comme moi : les uns avaient la certitude de tout écraser par leur esprit ; les autres, de séduire toutes les femmes par leur figure. Leurs ridicules prétentions me parurent comiques ; et, pressé par mon Démon, de faire des Comédies, je me hâtai de saisir les premiers traits offerts à mon impatience.

Peut-être aurais-je dû prouver mon respect et ma vénération pour le Public, en corrigeant, de mon mieux, cette Pièce avant de la mettre sous ses yeux. Je l’ai tenté : nais il m’a été impossible de retravailler un Ouvrage qui m’a donné tant de désagréments sans le moindre mélange de consolation. Je le livre donc à la presse tel qu’il était, lorsqu’il tomba[2] : d’ailleurs, est-ce un si grand mal qu’on voie d’où un Auteur est parti ? sa vanité seule en souffre, et l’Art peut y gagner.

 

 

ACTE I

 

Le Théâtre doit représenter un salon.

 

 

Scène première

 

ROSALIE, FINETTE

 

FINETTE.

Avez donc un air gai ; je ne puis vous comprendre :

Si l’on en croit vos yeux, vous avez le cœur tendre ;

Et votre mariage est, dit-on, très prochain :

Ce n’est pas le moment de montrer du chagrin.

ROSALIE.

Ce mariage, hélas ! m’afflige et m’épouvante.

Je suis au désespoir.

FINETTE.

Moi, je suis complaisante ;

Et si je pouvais prendre un tel chagrin sur moi,

Je vous délivrerais bien vite, sur ma foi.

L’Hymen est si charmant !... Parlez : je sais me taire.

Notre sexe, malgré l’opinion vulgaire,

En fait d’amour, Madame, est le sexe discret.

ROSALIE.

Eh bien ! connais mon cœur, apprends mon seul secret,

Ce Damon, cet époux qu’une Tante bizarre

Veut me faire accepter comme un présent fort rare,

Je l’abhorre ; et ma haine accroît à chaque instant.

FINETTE.

Bon ! il m’inspire assez le même sentiment.

ROSALIE.

Pour t’achever enfin l’aveu le plus sincère,

Un bien plus digne objet, Finette, a su me plaire.

FINETTE, à part

Je le fais : mais feignons...

Haut.

Ô Ciel ! tout est perdu !

J’ignorais vos amours ; l’ai-je bien entendu ?

Ah ! pour quelqu’un qui lit presque les nuits entières,

Vous n’avez pas acquis de fort grandes lumières.

Tout Roman vous dira que, comme il faut savoir

Bouder, rire avec art, consulter son miroir,

Vingt fois par heure ; il faut qu’une novice Amante

N’ait jamais de secrets pour sa Fille suivante.

Gravement.

On n’y manque jamais. Apprenez-moi comment,

En quel temps, en quel lieu, vous fîtes cet Amant.

ROSALIE.

Te souviens-tu du jour où j’étais si ravie,

Au sortir du Couvent, de voir la Comédie ?

Pour la première fois j’y paraissais...

FINETTE.

Soudain,

Abbés, Robins, Plumets, la lorgnette à la main,

Passèrent galamment tous vos traits en revue.

Sur ces jeunes Vieillards vous promeniez la vue.

ROSALIE.

Oui, Finette ; et je vis qu’un Officier bien fait

Me regardait beaucoup, et tout bas soupirait.

Il était sans lorgnette ; et, par un regard tendre,

Il annonçait un cœur qui venait de se rendre.

Je rougis aussitôt... Je sentis à mon tour

Un trouble, un embarras...

FINETTE.

Présage de l’amour.

J’entends à demi-mot.

ROSALIE.

La pièce était touchante ;

Mais elle me parut sans fuite et languissante.

Bien mieux que les Acteurs, d’un regard seulement

Le jeune homme, à mon gré, peignait le sentiment.

FINETTE, à part.

Jusques ici, j’ai lieu de louer sa franchise.

Haut.

Eh bien !

ROSALIE.

Deux jours après, quelle fut ma surprise !

Il vint chez nous. Damon fut son introducteur.

En aussi peu de temps, comment, par quel bonheur,

A-t-il pu s’introduire ?

FINETTE.

Ah ! cela se devine.

ROSALIE.

Finette, tu fais...

FINETTE.

Tout : du moins je l’imagine :

Est-ce bien difficile ? et ne connaît-on pas

Ce qu’un amour naissant inspire en pareil cas ?

La toile tombe ; on sort ; votre carrosse avance,

Et Clitandre, qu’anime un rayon d’espérance,

Suit de loin ; fait parler un laquais : il apprend

Que sa jeune Maîtresse a certain soupirant,

Un Damon, qu’elle hait, mais qui plaît à la Tante ;

On lui peint ce rival, vous et Madame Argante :

Il va voir aussitôt notre Présomptueux ;

Il accourt, lui dit-il, au bruit d’un nom fameux ;

Il feint à son bon goût de soumettre un Ouvrage :

Et le fat, enchanté d’un apparent hommage,

Aux Dames du logis vole le présenter,

Ne manque pas, surtout, de le leur bien vanter.

ROSALIE, riant.

Tu crois que c’est ainsi ? Le tour serait fort drôle !

FINETTE.

Les yeux de votre Amant jouèrent bien leur rôle !

ROSALIE, vivement.

Oh ! pour ce dernier point, Finette, il est certain.

FINETTE.

Je le savais bien, moi. N’ai-je pas un lutin

Qui m’instruit ?

ROSALIE, souriant.

Un lutin ! Je commence à comprendre.

FINETTE.

Oui ! ce lutin vous plaît ; c’est l’amoureux Clitandre :

Fâché de ne pouvoir vous parler en secret,

Ni vous faire accepter un amoureux poulet,

Il m’a priée, enfin, de protéger sa flamme.

Ses nobles procédés ont su toucher mon âme.

Elle examine un diamant qu’elle a au doigt.

ROSALIE, soupirant.

Ah ! Finette !

FINETTE, sur le même ton.

Ah ! Madame, il est bien ennuyeux

De ne pouvoir jamais exprimer que des yeux

Les tendres mouvements d’un aimable martyre !

ROSALIE, corrigeant son embarras par un sourire.

Mais... Ce n’est pas à moi, je pense, à te le dire...

 Je te remets aussi le soin de mon destin :

Adieu.

FINETTE.

C’est fort bien fait.

 

 

Scène II

 

FINETTE, CRISPIN, qui regarde de loin si Finette est seule

 

FINETTE, voyant Crispin.

Bon ! je veux que Crispin

Nous aide à renvoyer en Province son maître :

Je lui plais ; et l’amour a fait bien plus d’un traître.

CRISPIN.

Eh ! bonjour, mon bijou ! ton petit air mutin

Fait toujours du fracas dans le cœur de Crispin.

Regarde-moi : te plais-je ?

Il se donne des grâces.

FINETTE.

Assez. Mais c’est dommage

Que tu serves Damon ; et bien souvent j’enrage...

CRISPIN.

Pourquoi, mon cœur ?

FINETTE.

Damon me déplait à la mort.

CRISPIN.

Il a certain défaut qui lui fait quelque tort ;

Mais...

FINETTE.

Ton maître un défaut ? ah ! vraiment je t’admire !

Il en a cent au moins.

CRISPIN, à demi-fâché.

Oh ! c’est un peu trop dire !

L’exagération est un de vos talents.

Il n’a que les travers de bien des jeunes gens.

Fier d’avoir subjugué dans sa petite ville

Quelque honnête bégueule à vaincre peu facile ;

Plus fier d’être à Paris, grâces aux vers qu’il lit,

Le héros des soupers et des bureaux d’esprit,

Est-il si criminel de s’être mis en tête

Qu’il fera tôt ou tard une riche conquête ?

Et que pour aspirer à mille emplois divers,

Il a deux bons appuis, la figure et ses vers ?

FINETTE, riant.

Tu dis vrai. Sa folie est des plus à la mode.

Nous sommes excédés de l’engeance incommode

De ces faux conquérants en tous lieux rebutés

Qui, les coudes en l’air, défiant nos beautés,

Viennent dans nos jardins agiter leur frisure,

Et sont seuls amoureux de leur sotte figure.

De la Province il pleut des demi-beaux esprits,

Par dépit acharnés contre les bons écrits,

Qui, suants pour forger quatre vers à la glace,

Voudraient à leur niveau rabaisser le Parnasse ;

De chétifs barbouilleurs qui, pour se faire un nom,

Insultent de bien loin les vrais fils d’Apollon,

Qui rampent dans l’oubli, malgré leur politique,

Et qu’on craint d’honorer en faisant leur critique.

Tu peux dire à Damon qu’unissant les travers,

Des petits élégants, des esprits à l’envers,

Dont au Palais Royal le tourbillon circule,

Il se verra couvrir d’un double ridicule.

Déclamant.

Cet oracle est plus sûr que celui de Calchas.

CRISPIN.

À ces petits Messieurs, nous ne ressemblons pas :

Quantité d’Imprimeurs nous assiègent sans cesse.

D’ailleurs, mon maître plaît à ta jeune maîtresse ;

Bientôt par cet hymen, enrichi...

FINETTE.

Doucement.

Il ne doit pas compter sur mon consentement.

En un mot Rosalie, est pour lui trop aimable,

Et pour aimer ton maître elle est trop raisonnable.

CRISPIN.

Bon ! n’est-elle pas fille ? et dans une saison

Où l’amour, d’un coup d’aile, étourdit la raison ?

FINETTE

L’amour est contre vous.

CRISPIN.

Mais nous avons la tante :

Cette protection est la plus importante.

Damon sait qu’en dépit de ses trois fois vingt ans,

La poulette veut être encor dans son printemps.

Il flatte sa manie, et lui vante sans cesse

Sa taille, tous ses traits ; son teint... et sa jeunesse :

Aussi lui paraît-il le plus charmant mortel ;

Il sera dès ce soir maître de cet hôtel :

Votre vieille flattée en a fait son oracle.

Pour qui connaît le cœur, ce n’est pas un miracle.

Nous épousons, te dis-je.

FINETTE.

Oh ! tout beau, s’il te plaît

Quand on aime aisément, fort aisément l’on hait.

La tante est inconstante.

CRISPIN.

On a su m’en instruire.

FINETTE.

Un rien servit Damon, un rien peut le détruire.

D’ailleurs, je t’avertis que je suis contre lui ;

Je veux qu’à le jouer tu m’aides aujourd’hui.

CRISPIN, fièrement.

Ta proposition n’est pas fort à sa place

Je t’aime ; mais parcours les héros de ma race,

Jamais aucun Crispin n’a trompé ses patrons...

Se radoucissant.

À moins qu’on ne trouvât de si bonnes raisons,

Que...

FINETTE.

Tu n’en manques pas : t’a-t-il payé tes gages ?

CRISPIN.

Pas encore : mon maître aime les arrérages... 

FINETTE.

Tu ne peux avec lui gagner que ses défauts :

Tu t’estimes par fois bien plus que tu ne vaux ;

Même de rimailler n’as-tu pas la manie ?

CRISPIN.

Cela se prend, mon cœur, comme une maladie. 

FINETTE.

Si tu veux nous servir, je te fais Intendant

Du rival de Damon : on le dit opulent.

CRISPIN.

Intendant, me dis-tu ? ceci change la thèse

Je perds tous mes remords, je me sens à mon aise :

En effet, je vois bien... Bref : en trompant Damon,

L’intérêt servira l’amour et la raison.

FINETTE.

Tiens parole, et ma main couronnera ta flamme.

CRISPIN.

Une bonne Intendance, et Finette pour femme !

Que de biens ! car enfin, tu sens, ma chère enfant,

Que je ferai... suffit, je ferai l’Intendant,

Et tu seras un jour ou Marquise, ou Baronnie...

Mais quelqu’un vient, je pense.

FINETTE.

Oui : Clitandre en personne.

CRISPIN.

L’amant ?

FINETTE.

Lui-même. Il cherche à me parler, je crois.

CRISPIN.

Je vais faire le guet.

FINETTE.

Fort bien, éloigne-toi.

 

 

Scène III

 

CLITANDRE, FINETTE, CRISPIN, à part

 

CLITANDRE, avec vivacité.

Ah ! ma chère Finette !

FINETTE.

Eh bien, Monsieur Clitandre,

Qu’est-ce ?

CLITANDRE.

Tu vois en moi...

FINETTE.

Quoi ?

CLITANDRE.

L’amant le plus tendre,

Le plus respectueux, le plus passionné...

FINETTE.

Tant mieux !

CLITANDRE.

En même temps le plus infortuné. 

FINETTE.

Tant pis !

CLITANDRE.

Grâce à Damon, ce rival favorable,

Je voyais tous les jours l’objet le plus aimable :

Ma bouche ne pouvait lui dévoiler mon cœur,

Mais du moins mes regards lui peignaient mon ardeur...

FINETTE.

Je ne trouve rien là qui soit si déplorable :

Tout au contraire.

CLITANDRE.

Apprends le destin qui m’accable... 

Juste ciel ! quel malheur !

FINETTE.

Voyons donc promptement.

Allons, dépêchez-vous.

CLITANDRE.

J’ai, Finette, un parent

Qui m’a toujours chéri dès ma plus tendre enfance ;

Hier de mon amour je lui fis confidence :

Il trouva fort plaisant, que par fatuité,

À l’objet de ses veux Damon m’eût présenté ;

Et plein de notre histoire, en éclatant de rire,

À vingt de ses amis il courut la redire.

FINETTE.

Je comprends : l’un d’entre eux a mis au fait Damon.

CLITANDRE.

Tu dis vrai : mon rival est outré, me dit-on.

FINETTE.

Je le crois.

CLITANDRE.

Tu connais son crédit près d’Argante :

Je la vois, je l’entends cette cruelle tante

M’interdire à jamais sa maison.

FINETTE.

Surement.

Remerciez bien fort votre discret parent.

CLITANDRE, d’un ton pénétré.

Finette ?

FINETTE, sur le même ton.

Monsieur ?

CLITANDRE.

Fais qu’à ta belle maîtresse,

Loin des argus, je puisse exprimer ma tendresse,

Et que tu sois enfin notre unique témoin.

FINETTE.

Ma foi, mon cher Monsieur, cela ne se peut point.

CLITANDRE.

Madame Argante va souvent à la campagne ?

FINETTE.

Presque jamais ; et puis, sa nièce l’accompagne.

CLITANDRE.

Quoi ! partout ?

FINETTE.

Sans sa nièce elle ne sort jamais,

Que pour solliciter un malheureux procès ;

Et pour lors c’est Damon qui nous fait compagnie.

CLITANDRE.

Songe, ma chère enfant, qu’il y va de ma vie ; 

Je saurai si du moins on approuve mes feux.

FINETTE.

Eh ! oui : je vous l’ai dit.

CLITANDRE.

Quoi ! Finette, tu veux

Qu’imitant désormais un rival téméraire,

J’aille en vain me flatter que mon amour fait plaire ?

Non. Un cœur bien épris est toujours alarmé ;

Et je ne me croirai réellement aimé,

Qu’au moment où d’un mot l’aimable Rosalie

Confirmera l’espoir de mon âme ravie.

Alors, pour triompher de nos communs tyrans,

L’amour nous dictera cent moyens différents ;

Deux cœurs qu’il réunit bravent tous les obstacles,

Et le Dieu des amants, est le Dieu des miracles.

FINETTE.

Ma foi, vous avez l’art, Monsieur, de m’attendrir.

Le fidèle Crispin ira vous avertir,

Si je puis rencontrer un instant favorable.

CLITANDRE, enchanté.

À la fin te voilà tout-à-fait raisonnable.

Mais Crispin est, je crois, le valet de Damon.

FINETTE.

Oui, Monsieur ; mais il m’aime : et, comme de raison,

La maîtresse toujours l’emporte sur le maître.

CLITANDRE.

Je connais ses talents, et je veux reconnaître

Ce qu’il fera pour moi, d’avance et largement ;

Prends dans ma bourse...

Il lui remet sa bourse.

FINETTE, embarrassée.

Mais...

CLITANDRE.

Eh ! prends donc, mon enfant ?

FINETTE, et qui Crispin fait des signes.

Combien ?

CLITANDRE.

Décides-en, n’es-tu pas raisonnable.

FINETTE, faisant à son tour des signes à Crispin.

Vous m’embarrassez fort.

CRISPIN, accourt en feignant d’être alarmé.

Ah ! voilà bien le diable !

Fuyez vite, l’on vient, c’est la tante, ou Damon.

Clitandre fuit.

 

 

Scène IV

 

CRISPIN, FINETTE

 

CRISPIN, riant.

Je l’ai pris sur le temps.

FINETTE, troublée.

L’a-t-on aperçu ?

CRISPIN.

Non.

Personne ne paraît.

FINETTE.

Pourquoi donc, je te prie,

L’épouvanter si fort ? quelle plaisanterie !

CRISPIN.

J’ai vu ton embarras au sujet de l’argent ;

Laissant la bourse il a tranché le différend.

FINETTE.

Voyez la fourberie !

CRISPIN.

Oh ! tout beau, ma Princesse !

Parlez plus décemment. Cela s’appelle... adresse.

FINETTE, lui donnant la bourse.

Allons : adresse, soit... tiens : ne la déments pas :

Damon va nous causer de cruels embarras.

CRISPIN.

Quoi ! sa présomption ! quoi ! son étourderie,

Et tant d’autres défauts, qui vont de compagnie,

Te laissent craindre encor ! fois sûre qu’aujourd’hui

Lui-même fournira des armes contre lui.

Avec finesse.

Nous l’aiderons un peu.

FINETTE.

Que faut-il que je fasse ?

CRISPIN.

Veille, lois attentive à tout ce qui se passe.

FINETTE.

Et toi, près de Damon fais bien le bon valet ;

Tache de découvrir jusqu’au moindre secret.

CRISPIN.

Touche-là : le besoin, l’occasion, ma chère,

Nous dicteront assez tout ce qu’il faudra faire.

FINETTE.

Adieu, Crispin.

CRISPIN.

Adieu, mon aimable vainqueur :

Je réponds de Damon, réponds-moi de ton cœur.

 

 

Scène V

 

CRISPIN, seul

 

Du manège, Crispin ! Enrichis-toi bien vite,

Te voilà sur-le-champ un homme de mérite.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

ROSALIE, FINETTE

 

FINETTE.

Je n’ai pu découvrir ce que Madame pense.

Elle est avec Damon en grande conférence,

J’en crains le résultat.

ROSALIE.

Ah ! quel est mon malheur !

FINETTE.

Je vous plains.

ROSALIE.

De mon sort conçois-tu bien l’horreur ?

Voir bannir un amant, tendre, aimable, sincère,

Pour un présomptueux fait en tout pour déplaire,

Et toucher au moment de lui donner la main !

Non, Finette, il n’est pas de plus affreux destin.

Clitandre ! je vous perds.

FINETTE.

S’il peut de votre bouche

Apprendre, m’a-t-il dit, que son amour vous touche,

L’amour lui fournira cent moyens différents,

Pour triompher du sort et vaincre vos tyrans.

ROSALIE.

Obsédée en tous lieux par Damon et ma tante,

Comment faire ?

FINETTE.

Pourtant la chose est importante.

Mais changeons de discours, Damon vient en ces lieux.

ROSALIE.

Contre Clitandre il est, dit-on, bien furieux.

FINETTE.

Jugez.

 

 

Scène II

 

ROSALIE, FINETTE, DAMON, éclatant de rire

 

ROSALIE, avec la plus grande surprise.

Il rit...

FINETTE.

Il rit !...

Damon redouble.

Je n’y puis rien comprendre.

ROSALIE.

Dieux ! il vient d’obtenir le congé de Clitandre.

FINETTE.

Son air joyeux le dit.

DAMON, avec étourderie.

Le trait original !

Parbleu, vous en rirez : j’ai, Madame, un rival...

Oh ! ne vous troublez pas, mon cœur vous rend justice,

D’un jeune audacieux vous n’êtes pas complice.

On a quelque mérite... et vous avez du goût.

ROSALIE, bas à Finette.

Finette, quelle erreur !

FINETTE, bas.

Écoutons jusqu’au bout.

DAMON.

Apprenez que Clitandre...

ROSALIE.

Eh bien !

DAMON.

Ce téméraire

Prétend me disputer le bonheur de vous plaire.

ROSALIE, à part, avec indignation.

Le fat !

DAMON, entend.

Vous le jugez, Madame, on ne peut mieux.

Son procédé d’abord m’a rendu furieux ;

Je ris présentement de sa flamme imprudente.

FINETTE.

Nous en ririons aussi ; mais nous craignons la Tante,

Elle nous croit d’accord avec Clitandre.

DAMON.

Non.

Quoiqu’elle en eût d’abord quelque léger soupçon,

J’ai très facilement prouvé que Rosalie

M’aime trop pour tenter pareille perfidie.

ROSALIE, avec fierté.

Quoi, Monsieur !...

FINETTE, l’interrompant.

Taisez-vous : Monsieur a de l’esprit,

Il nous sert ; j’applaudis à tout ce qu’il a dit.

DAMON.

La Tante, partageant le dépit et la rage

Que portait dans mon cœur un si sensible outrage,

Voulait faire fermer la porte au soupirant.

ROSALIE, avec empressement.

Aurait-elle, Monsieur, changé de sentiment ?

DAMON, d’un air très satisfait.

Eh, oui ! par mes conseils.

FINETTE.

Tout de bon ?

DAMON.

Oui, Finette.

À Rosalie.

Mais je sais bien pourquoi. Ma vengeance est complète

Si vous voulez m’aider.

ROSALIE, surprise.

Moi, Monsieur ! 

DAMON.

Pourquoi non ?

ROSALIE.

J’y réussirais mal.

FINETTE.

Eh, mon Dieu ! que fait-on ?

Cette vengeance-là ne sera pas sanglante ?

DAMON.

Non : je veux m’amuser, elle sera plaisante.

FINETTE.

C’est encore un enfant ; daignez me mettre au fait.

DAMON.

Clitandre ne croit pas qu’on sache son secret :

Il faudra là-dessus avoir soin de se taire.

FINETTE.

Assurément. 

DAMON.

Notre homme, à son heure ordinaire,

Tout plein de son vainqueur volera pour le voir :

Sans affectation, j’irai le recevoir ;

Et comme par hasard nommant Mademoiselle,

« À-propos, lui dirai-je, elle est jeune, elle est belle,

« Je crois que depuis peu vous en êtes épris ;

« Dans les bras d’Apollon l’Amour vous a surpris. »

Il sera fort troublé. –  « Pourquoi voulez-vous feindre,

Poursuivrai-je à l’instant, « vous n’avez rien à craindre ?

« Peut-être croyez-vous que j’ai su la charmer ?

« Non !

FINETTE.

Bien dit.

DAMON.

« J’aime ailleurs : pour vous le confirmer,

« Je cours, si vous voulez, employer tout mon zèle

« À lui faire approuver votre flamme fidele ».

Un Amant croit toujours ce qui flatte ses vœux :

Tout le monde feindra d’autoriser ses feux.

FINETTE.

Au mieux !

DAMON.

Quand il croira son ardeur couronnée,

Qu’il osera compter sur un doux hyménée,

Nous l’instruirons de tout, en lui donnant congé.

Le fat sera puni, l’homme aimable vengé.

ROSALIE, bas.

Ah ! mon cœur le désire.

DAMON, à Rosalie.

Un regard un peu tendre

Sans blesser votre honneur fera croire à Clitandre

Que vous désirez fort de le voir votre époux.

FINETTE, bas à Rosalie.

Bon ! l’ennemi s’enferre ! Allons, défendez-vous ?

Un peu...

ROSALIE, à Damon faiblement.

Dispensez-moi d’un procédé semblable.

FINETTE.

Pourquoi vous refuser une scène agréable ?

DAMON.

Votre Tante l’approuve, et vous ne risquez rien.

FINETTE.

Satisfaites Monsieur, il le mérite bien.

Cela l’amusera : lui-même vous en prie.

Malignement.

Aux dépens du trompeur jouons la Comédie :

Si son rôle est plaisant, le vôtre sera bon.

DAMON.

Poursuis, soutiens-moi bien. 

FINETTE.

Eh ! n’ai-je pas raison ?

DAMON.

Croyez qu’à mon esprit il n’est rien d’impossible,

Et j’ose vous promettre un dénouement risible :

Voyez-vous à quel point il peut être amusant ?

ROSALIE.

Non, Monsieur.

FINETTE, bas à Rosalie.

Si fait, moi... cédez présentement.

DAMON.

Supposez que je suis un jeune téméraire ; 

Que je veux débusquer un amant fait pour plaire,

Et comprenez combien vous plaisanteriez tous

De mon dépit mortel, de mes transports jaloux,

En voyant mon rival rire de ma tendresse,

Et s’unir à mes yeux, au fort de ma maîtresse.

ROSALIE, souriant avec malignité.

Oui : je crois que cela pourrait me divertir.

DAMON.

Mon plan est tout dressé, vous aurez ce plaisir :

Finette rit déjà.

FINETTE, éclatant.

Je ne puis m’en défendre.

Ma foi, Mademoiselle, il faut enfin vous rendre.

DAMON.

Je vous en prie.

FINETTE.

Allons...

DAMON.

Au nom de mon amour.

ROSALIE, feignant de céder avec effort.

Si ma tante le veut, j’y consens à mon tour.

DAMON veut lui baiser la main.

Comment prouver l’excès de ma reconnaissance !

ROSALIE, le repoussant.

Je n’en mérite pas, et je vous en dispense.

FINETTE, malignement.

Madame aime ; et son cœur se plaît à vous servir.

DAMON.

Quel bonheur pour Damon, et quel nouveau plaisir

S’il entendait ces mots de la bouche qu’il aime !

ROSALIE lui fait une grande révérence.

Elle connaît mon cœur aussi bien que moi-même.

DAMON.

D’honneur, je suis comblé d’un aveu si flatteur.

FINETTE lui fait une grande révérence.

Et nous sommes de vous très contentes, Monsieur.

 

 

Scène IIΙ

 

DAMON, seul, avec le plus grand contentement

 

Elle voudrait en vain me déguiser sa flamme,

Tout m’annonce le Dieu qui règne dans son âme.

 

 

Scène IV

 

CRISPIN, DAMON

 

CRISPIN.

Monsieur, je viens vous dire...Oh ! oh ! quel air joyeux !

DAMON.

Il n’est pas de mortel plus content sous les cieux :

Ce soir, sans différer, j’épouse Rosalie.

CRISPIN.

Je vous en félicite : elle est jeune et jolie.

DAMON.

Me voilà riche : mais la fortune n’est rien,

Illustrons-nous ; l’honneur est préférable au bien.

Mes talents, rétrécis dans ma petite ville,

N’y jetaient qu’un faux jour, un éclat inutile.

En brillant à Paris dans le centre des arts,

Je vais de l’univers fixer tous les regards.

Mon Roman...

CRISPIN.

Aujourd’hui vous verrez le Libraire.

DAMON.

Ma pièce.

CRISPIN.

Vous aurez une réponse claire

Dans la journée aussi.

DAMON.

Je veux qu’en la voyant

Tout le monde s’écrie : Ah ! Corneille est moins grand,

Crébillon moins terrible, et Racine moins tendre.

CRISPIN, à part.

Oui, vous êtes parfait, Monsieur : à vous entendre.

Haut.

En Crispin vous voyez un confrère.

DAMON.

Un faquin.

CRISPIN.

Soit. Nous devons trembler qu’un cabaleur malin...

DAMON.

La cabale en fureur pourra tout entreprendre ;

De ce monstre bruyant je saurai me défendre. 

CRISPIN.

Quoiqu’il ne siffle plus, il n’en est pas meilleur,

Puisqu’en éternuant il désole un Auteur.

Pour moi, je le crains fort : je cajole Thalie ;

J’ai projette déjà certaine comédie...

DAMON avec dédain.

Toi ?

CRISPIN, fièrement.

Moi. J’y préviendrai ces renifleurs cruels,

Ces tousseurs obstinés, ces moucheurs éternels,

Qui, le jour d’une Pièce, assiégeant notre oreille,

Ont eu soin tout exprès de s’enrhumer la veille.

Dans le cours de ma pièce, ils auront un lardon.

DAMON.

Ils Sauront s’en venger sur l’ouvrage.

CRISPIN.

Bon ! bon !

Tous ces Messieurs, surpris par un trait de satyre,

Pour n’être pas connus sont les premiers à rire.

Je crois les voir, cachant leur rage à leurs voisins,

Plus haut que mes amis, battre eux-mêmes des mains.

DAMON.

Qu’est-ce ?

CRISPIN.

Une lettre...

DAMON voit le timbre.

Donne... On m’écrit, je parie,

Que l’on m’a couronné dans notre Académie :

La lettre est de Damis. Crispin voici de l’or.

CRISPIN.

Lisez : à ce qu’il dit je m’intéresse fort,

Je verrai si l’on sait juger dans les Provinces,

Et si plus qu’à Paris les médailles sont minces.

Allons, dépêchez-vous.

DAMON lit.

« Après avoir remis au Secrétaire de l’Académie vos dix Ouvrages et celui de Crispin... 

Quoi ! tout-de-bon, Auteur ?

CRISPIN.

J’ai grossi le paquet. Pourquoi cet air moqueur ?

DAMON.

Monsieur gardera-t-il tous ses prix en nature ?

Ou bien les vendra-t-il ?

CRISPIN, fâché.

Nous verrons.

DAMON.

Sans murmure.

« J’ai publié qu’ils étaient d’une Dame jeune, riche et très reconnaissante...

Pourquoi prendre ce soin ?

CRISPIN.

Cela va toujours mieux.

DAMON.

« Malgré cette petite ruse, tout ce que vous m’avez envoyée a été mis sous le tapis.

Sous le tapis ! Ô Ciel !

CRISPIN.

Sous le tapis ! Ô Dieux !...

Il se remet.

Monsieur gardera-t-il tous ses prix en nature ?

Ou bien les vendra-t-il ?

DAMON.

Quoi, faquin !

CRISPIN.

Sans murmure.

DAMON.

Nos Juges font sans goût, il faut plaindre leur sort.

CRISPIN.

C’est le vôtre et le mien, Monsieur, que je plains fort.

DAMON.

Ils décident toujours par brigue et par caprice.

CRISPIN.

Ah !... nous autres Auteurs, nous rendons-nous justice ?

DAMON.

Quels ignorants ! Prouvons leur peu de jugement.

CRISPIN.

Eh ! comment le prouver ?

DAMON.

Oh ! très facilement.

Je vais faire au plutôt imprimer mes Ouvrages.

CRISPIN.

Cette vengeance-là me paraît des moins sages.

DAMON.

Crispin, voici mes vers ; juge s’ils sont mauvais.

CRISPIN, déroulant un cahier.

J’ai le brouillon des miens.

DAMON.

Les tiens viendront après.

« Élégie...

CRISPIN.

« Héroïde nouvelle...

DAMON.

« Palemon à Philis...

CRISPIN.

« Marron à Crispin.

Il faut qu’une Héroïne, afin d’être touchante,

Pleure, crie, extravague, ou qu’elle soit mourante.

Moi, la fièvre m’anime... et ses feux... ses frissons...

Dans ma verve ont porté la flamme... et les glaçons.

DAMON.

« Au bord d’un clair ruisseau penché sur ma houlette.

CRISPIN, imitant le ton pastoral.

Taisez-vous : j’aperçois la bergère Finette ;

Mes chants lui déplairaient pleins du nom de Marton.

DAMON.

Cache notre infortune.

CRISPIN.

Aux Nymphes du Canton.

 

 

Scène V

 

CRISPIN, DAMON, FINETTE, qui accourt d’un air troublée

 

FINETTE.

Monsieur !

DAMON.

Que veut Finette ?

FINETTE.

Ouf !

DAMON.

Parle, je te prie.

FINETTE.

Je suis inconsolable, ainsi que Rosalie.

DAMON.

Comment !

FINETTE.

Tous vos complots contre votre rival...

DAMON

Eh bien !

FINETTE.

Sont...

DAMON.

Poursuis donc.

FINETTE.

Par un revers fatal...

Ouf !... je ne puis parler.

CRISPIN.

L’aventure est nouvelle :

Que diable ! n’as-tu plus une langue femelle ?

FINETTE.

Si fait : mais j’ai couru... je ne saurais souffler.

DAMON.

Calme-toi.

CRISPIN.

Prends haleine.

FINETTE, après avoir respiré, s’écrie avec plaisir.

Ah !... que je vais parler !

Oui, Monsieur, ma maîtresse était vraiment ravie

De recevoir Clitandre au gré de votre envie :

Elle servait par-là son cœur et son Amant,

Punissait un faquin qu’elle hait...

Elle tousse.

DAMON.

Doucement.

CRISPIN.

Tu vas t’étrangler.

FINETTE, redoublant.

Point. La chose était plaisante,

Nous commencions d’en rire : alors Madame Argante

Nous a dit qu’elle avait change de sentiment,

Et qu’à Monsieur Clitandre il fallait simplement

Donner un congé sec, sans lui faire une pièce

Qui peut-être ferait quelque tort à sa nièce,

DAMON.

Point.

FINETTE, toujours triste.

Cet arrangement m’a déplu ; mais j’ai dit

Tout bas : Monsieur Damon est un homme d’esprit,

Que l’obstacle jamais n’épouvante et n’arrête ;

Il ne cédera pas, puisqu’il l’a dans la tête ;

Nous verrons son rival : le cas est important,

S’il veut contribuer à notre amusement ;

Il dirige à son gré le cerveau d’une femme,

Je gage qu’il fera bientôt changer Madame.

Le temps est précieux, venez vite la voir,

Ou bien tout est perdu : nous n’avons plus d’espoir.

DAMON.

Je la ramènerai, Finette peut le croire :

L’amour me le commande, il y va de ma gloire.

FINETTE, parlant bas à Crispin.

Cours chez Clitandre.

CRISPIN.

Bon !

 

 

Scène VI

 

CRISPIN, seul

 

Ne faisons plus de vers,

C’est un triste métier, risible en ses revers :

À celui d’intrigant donnons la préférence,

Il est dans tout pays père de l’abondance ;

Plus d’un fripon adroit dans un char élevé,

Éclabousse Apollon glissant sur le pavé.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

DAMON, FINETTE, MADAME ARGANTE

 

FINETTE.

S’avisa-t-on jamais d’avoir un tel scrupule !

MADAME ARGANTE.

Sur Clitandre en voulant jeter un ridicule...

DAMON.

Je ferai bien vengé !

MADAME ARGANTE.

Soit : mais en même temps,

Je paraîtrai blâmable aux yeux de bien des gens.

C’est assez : finissons un pareil badinage.

FINETTE.

Tenez bon...

DAMON.

Rosalie est prudente, elle est sage ;

Elle a d’ailleurs l’aveu de son futur époux.

FINETTE.

Sans doute.

DAMON.

Et la victime aura soin plus que nous

De cacher l’aventure. – On me dupe, on m’offense,

Souffrez pour mon honneur que j’en prenne vengeance.

MADAME ARGANTE.

Non, je ne le veux pas : c’est un point résolu.

DAMON.

Voilà du positif.

FINETTE, bas à Damon.

Hélas ! tout est perdu !

DAMON, à part.

Aux fadeurs, aux fadeurs.

Bas à Finette.

Ne sois pas inquiète,

La chance va tourner, sois-en sûre, Finette.

Haut à Madame Argante.

Madame, à ce sujet, je ne vous dis plus rien,

J’avais tort d’insister, je m’en aperçois bien.

MADAME ARGANTE.

Tant mieux !

FINETTE, bas à Damon.

Vous cédez donc ?

DAMON, bas.

Sois tranquille, te dis-je.

Haut à Madame Argante.

Si vous changez d’avis, la prudence l’exige ;

Vous savez l’allier aux grâces, à l’esprit.

MADAME ARGANTE.

Toujours poli, galant.

DAMON.

Mon Dieu, non : tout me dit

Qu’en tous temps les douceurs blessèrent vos oreilles.

MADAME ARGANTE.

Vous dites vrai : je hais des sornettes pareilles.

DAMON.

Vous méritez l’encens, et vous ne l’aimez pas ;

Il faut donc ne plus voir ces dangereux appas,

Un embonpoint charmant, une taille élégante,

Une démarche noble, aisée et séduisante.

MADAME ARGANTE, s’étant donné des grâces.

Si vous étiez certain qu’on ne me blâmât point...

FINETTE, bas.

Elle change de ton.

DAMON.

Madame, sur ce point

Je puis être suspect.

MADAME ARGANTE.

Mettez-vous à ma place.

DAMON.

Lorsque vous dites non, c’est de si bonne grâce,

Que même en refusant, vous enchantez mon cœur :

Vous me privez pourtant d’un plaisir bien flatteur.

MADAME ARGANTE.

Damon...

DAMON.

Il faut parler sans fard, sans flatterie,

Rien ne paraît cruel d’une bouche jolie.

MADAME ARGANTE.

Mais... décidez...

DAMON.

Qui, moi ! Vous me pressez en vain ;

Je vous ai pour toujours confié mon destin.

MADAME ARGANTE.

Raisonnons un moment, et faites-moi comprendre

Que vous ne demandez rien qu’on puisse reprendre.

DAMON.

Moi, faire assaut d’esprit avec vous ! Non vraiment ;

Je m’en garderai bien.

MADAME ARGANTE.

Un mot.

DAMON.

Dispensez-m’en :

Je vous en prie au nom de ces beaux yeux que j’aime,

De leurs traits enchanteurs.

MADAME ARGANTE.

C’est l’éloquence même.

DAMON, lui baisant la main.

Vous pouvez ordonner, et nous obéirons.

MADAME ARGANTE, avec transport.

Finette, il fait donner de si bonnes raisons,

Qu’il faut céder enfin à tout ce qu’il désire.

FINETTE, bas.

Ah ! respirons.

DAMON.

J’en crois cet aimable sourire ;

Pour payer vos bontés, que ferai-je à mon tour ?

Vous nous livrez Clitandre encore tout ce jour :

Nous allons le traiter selon son vrai mérite.

FINETTE.

J’en suis sûre à présent.

DAMON.

Comptez-y.

MADAME ARGANTE.

Je vous quitte,

Et vais solliciter mon éternel procès.

DAMON.

Les grâces chez Thémis font sûres du succès.

Il lui donne la main.

 

 

Scène II

 

DAMON, FINETTE, CRISPIN

 

DAMON, revenant d’un air triomphant.

Eh bien !

FINETTE.

Bravissimo !

CRISPIN, traversant le Théâtre.

Voici Monsieur Clitandre.

DAMON.

Engage ta maîtresse à vouloir bien se rendre

Dans ce salon.

FINETTE.

Cela vous fera-t-il plaisir ?

DAMON.

Ah ! beaucoup.

FINETTE.

On fait tout, Monsieur, pour vous servir.

DAMON.

Comme ils vont m’amuser !

 

 

Scène III

 

DAMON, CLITANDRE

 

DAMON, allant au-devant de Clitandre.

J’aurais lieu de me plaindre :

Avec moi, votre ami, fallait-il ainsi feindre ?

CLITANDRE.

Damon, je vous croyais un rival dangereux ;

Quelle erreur ! il n’est point d’ami plus généreux.

DAMON.

La Tante est par mes soins à vos veux favorable.

Je viens de rendre encor votre belle traitable ;

Elle me suit. Voyons si vous serez galant.

Le beau sexe chérit ce jargon élégant,

Ce persiflage fin qu’accompagne un sourire,

Ce ton un peu railleur qu’on craint et qu’on admire,

L’esprit du monde enfin... Le Président Mondor,

L’Abbé la Prélogniere, Ormain, quelqu’autre encor

Que je pourrais nommer, font tous courus des belles.

Ils rangent sous leurs lois les cœurs les plus rebelles :

Aussi d’un certain monde ont-ils tous les talents,

Et leur papillonnage est des plus séduisants ;

Ils débitent des riens, mais des riens agréables...

Oui, riez : c’est ainsi que font les gens aimables.

CLITANDRE.

Je ne sais pas, Damon, si toutes ces Beautés

Par qui nos merveilleux se disent bien traités,

Feignant de se prêter à leurs vains badinages,

Ne leur font pas jouer de fort sots personnages.

DAMON, à part.

Il prédit son malheur.

CLITANDRE.

Combien d’originaux,

Croyant charmer un cercle, en sont les vrais fléaux ?

Un seul geste, un regard leur fait mille conquêtes ;

Leur aspect éblouit et renverse les têtes,

À la brune folâtre inspire la langueur,

À la blonde indolente, une rapide ardeur :

La prude s’humanise et leur fait quelqu’avance,

La coquette devient un Phénix de constance :

Des lettres à foison leur servent de témoin.

Mais ils ont intérêt à les montrer de loin,

Surtout si le Lecteur connaît leur écriture.

Je crois voir le Héros d’une telle aventure.

DAMON, bas.

Depuis qu’il me fréquente, il acquiert quelque esprit.

Haut.

Cependant nos Marquis sont courus.

CLITANDRE.

Tout me dit

Que ce sexe enchanteur dont l’Amour suit les traces,

A droit par ses vertus, ses talents et ses grâces,

De porter dans nos cœurs le plus pur sentiment,

Et non un feu follet caprice du moment.

DAMON, bas.

Sur un ton langoureux il peindra son martyre,

Il en sera plus sot ; contre lui tout conspire.

Haut.

Vous allez tout charmer par un ton si nouveau :

Courage, on entendra du merveilleux, du beau.

CLITANDRE, vivement.

Du naturel, du vrai.

DAMON.

Votre Belle s’avance :

Bas.

D’un novice il a bien l’air et la contenance.

 

 

Scène VI

 

DAMON, CLITANDRE, ROSALIE, FINETTE

 

DAMON va au-devant de Rosalie pour lui donner la main, bas.

Ne faites pas l’enfant : agissez de façon

À lui persuader qu’on l’aime tour de bon.

ROSALIE, d’un air malin.

J’y ferai mes efforts.

DAMON.

Voyons.

FINETTE, bas.

Je réponds d’elle.

DAMON.

D’un Amant trop timide interprète fidele,

J’ose vous répéter qu’il mourra... dès demain,

S’il n’obtient aujourd’hui votre cœur, votre main.

On sait qu’il encensa Melpomène et Thalie :

Mais il vit par mes soins l’aimable Rosalie,

Soudain il s’exila loin du sacré vallon ;

Et cessant de prétendre aux lauriers d’Apollon,

C’est un myrte amoureux que son âme désire.

Quand on a son mérite, est-ce en vain qu’on soupire ?

ROSALIE.

Le pensez-vous ?

DAMON.

Sans doute.

CLITANDRE.

Ah ! croyez-en Monsieur,

Madame : quand il prend le parti de mon cœur,

Il protège un amour bien digne de vos charmes.

Vaincu leur douceur, je vous rendis les armes :

J’ai brûlé jusqu’ici du feu le plus discret ;

Mais Damon s’est chargé d’avouer mon secret.

Vous devez excuser ma tendre impatience,

Peut-être ai-je un rival qu’il faut que je devance.

Qu’un mot de votre bouche autorise mes vœux,

Je saurai tout tenter pour devenir heureux.

DAMON.

C’est parler comme il faut. Répondez donc de grâce.

ROSALIE, bas.

Que dire ?

DAMON, bas.

Supposez que je suis à la place,

Et dites sans façon d’un air de bonne foi,

Ce que vos sentiments vous dicteront pour moi.

ROSALIE, tendrement.

Ah ! je n’aurai jamais le cœur de le lui dire.

DAMON, bas.

Feignez.

Haut.

L’incertitude est un cruel martyre ;

Pourquoi faire languir le plus sincère Amant ?

Comblez donc ses désirs par un aveu charmant.

ROSALIE.

Clitandre, vous savez qu’une fille à mon âge

Dépend de ses parents... ma Tante est bonne et sage...

Elle approuve vos soins... à ce que dit Damon.

DAMON, bas à Clitandre.

Vous le voyez, la Belle obéit sans façon.

CLITANDRE.

Est-ce là que je dois borner mon espérance ?

Je n’aurais obtenu que votre obéissance !

Elle pourrait suffire à l’un de ces mortels

Qui, dédaignant l’Hymen volent à ses Autels,

Guidés par l’intérêt et non par la tendresse.

Moi, Madame, qui veux trouver une maîtresse

Dans une épouse aimable et pleine de douceur,

Qui veux m’étudier à faire son bonheur

Qui désire n’avoir avec elle qu’une âme,

Je veux d’abord devoir le bonheur de ma flamme

À l’amour, à son cœur, ensuite à ses parents.

DAMON.

On ne saurait montrer de plus beaux sentiments.

Bas à Finette.

Vois, vois comme il prend feu !

FINETTE, bas.

Trop, peut-être.

DAMON.

Au contraire !

CLITANDRE.

J’ose vous demander l’aveu le plus sincère :

Damon, pressez, priez.

DAMON.

Bannissez la rigueur.

Bas.

Je prendrai tout pour moi : dites d’un ton flatteur

Que vous l’aimez...

ROSALIE, bas à Damon.

Eh bien ! vous le voulez.

Haut.

Clitandre,

On a droit de charmer quand on est aussi tendre.

Obtenez donc ma main ; et mon cœur est à vous.

CLITANDRE.

Quel bonheur ! Ce discours...

DAMON.

Il est sincère et doux.

Déjà depuis longtemps votre amour l’intéresse.

FINETTE.

Je l’ai cru.

CLITANDRE.

Partagez, Damon, mon allégresse.

Ah ! Madame...

DAMON.

D’honneur, vous m’enchantez tous deux

À Clitandre.

Ce soir même l’Hymen comblera tous vos vœux.

Bas à Rosalie.

Les miens plutôt.

Haut.

Je veux couronner mon ouvrage.

Bas à Rosalie.

Je suis content de vous, on ne peut davantage.

Haut.

Qu’il m’est doux de servir le plus sincère Amant !

Bas à Rosalie.

Vous sentez bien de qui je parle en ce moment.

Haut.

Un jour d’Hymen l’on a cent choses à se dire ;

Vous n’avez plus besoin de moi, je me retire.

CLITANDRE, l’arrêtant.

Non, Damon, je vous dois le bien le plus flatteur :

Mais je vais s’il se peut mériter mon bonheur ;

Et vous saurez comment.

Il sort.

DAMON.

Adieu...

 

 

Scène V

 

DAMON, ROSALIE, FINETTE

 

DAMON, à Rosalie.

Sur ma parole

Vous venez de jouer à ravir votre rôle.

ROSALIE.

Ah ! Monsieur, en rendant votre rôle si bien,

Vous m’avez enhardie à mieux rendre le mien ;

Et je sors enchantée.

DAMON, à part.

Oh ! je le crois sans peine.

 

 

Scène VI

 

FINETTE, DAMON

 

FINETTE.

Ne vous démentez point.

DAMON.

Non, non, fois en certaine ;

Et l’Hymen dès ce soir couronnera les vœux

De ta maîtresse.

FINETTE, à part.

Bon... c’est être officieux.

Haut.

Et comment ferez-vous ?

DAMON.

Va, va, laisse-moi faire.

Il appelle.

Eh ! Crispin !

 

 

Scène VII

 

FINETTE, DAMON, CRISPIN

 

CRISPIN.

Me voilà.

DAMON, bas à l’oreille de Crispin.

Vite, vite, un Notaire :

Haut.

On verra clairement, avant la fin du jour,

Que j’ai pour moi Phébus, la Fortune et l’Amour.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

DAMON, seul

 

Crispin ne revient pas... Amour, gloire, vengeance,

Tout sert à redoubler ma vive impatience.

 

 

Scène II

 

DAMON, UN GARÇON D’IMPRIMERIE, UN DOMESTIQUE des Comédiens, qui parle, déclame, et salue en Héros de Théâtre

 

LE DOMESTIQUE des Comédiens, au Garçon d’Imprimerie qu’il mène sur le poing.

Il faut faire sentir que nous servons, Seigneur,

Moi, les Comédiens, et vous, un Imprimeur.

DAMON.

Que demandent ici ces figures plaisantes ?

LE DOMESTIQUE.

Assez et trop longtemps nos jambes diligentes

Ont parcouru, Seigneur, tout ce quartier en vain ;

Dans ce. Palais brillant nous vous trouvons enfin.

DAMON.

Que voulez-vous ? Parlez, et prenez moins d’emphase.

LE DOMESTIQUE.

Vous allez nous connaître à la fin de ma phrase.

Je suis le factotum de plus de douze Rois,

Sur leur tête, Seigneur, je tonne quelquefois :

Lui, des hommes fameux traçant les aventures,

Fait passer leurs exploits chez les races futures.

DAMON.

Ah ! je vois ce qui peut vous amener vers moi.

Qu’avez-vous à me dire ?

LE DOMESTIQUE.

Allons, Seigneur, à toi.

LE GARÇON.

Monsieur, je viens ici par l’ordre de mon maître,

Porter certain Roman...

DAMON.

Il demande peut-être

Que j’y fasse en passant quelques corrections.

L’aurait-on mal transcrit ? Dépêche-toi, voyons.

LE GARÇON le cherche parmi plusieurs brochures.

Je l’ai mis dans un tas de brochures nouvelles.

Achetez-en.

DAMON.

Qui, moi ! lire ces bagatelles !

LE GARÇON.

Bagatelles... Ce sont des Ouvrages parfaits,

Des compilations, et surtout des extraits.

Il lui présente une brochure d’une demi-feuille.

Cet extrait si petit, malgré son apparence,

De trois gros in-quarto contient la quintessence ;

Ainsi d’un jeune Auteur l’esprit est soulagé :

Il n’apprend rien à fond, mais tout en abrégé.

DAMON.

Pourquoi d’un grand tableau faire une miniature ?

LE GARÇON.

Hélas ! il le faut bien, depuis une aventure

Qui manqua d’envoyer mon maître à l’hôpital.

DAMON.

Biens des gens qu’il y mit l’y recevraient fort mal.

LE GARÇON.

Depuis deux mois entiers, en toute diligence,

Il faisait imprimer un Livre d’importance ;

Enfin, nous commencions d’avoir un grand débit,

Quand, jaloux du succès, un Imprimeur maudit

Vint nous couper la gorge, et donner en vingt pages

Un extrait fort mauvais du meilleur des Ouvrages.

Mais nous l’avons puni du tour qu’il nous a fait,

Et nous avons tiré l’extrait de son extrait.

Aujourd’hui le Public aime les opuscules.

DAMON.

Cependant j’en ai lu qu’il trouve ridicules.

LE GARÇON.

Un Auteur qui chez nous soupe vingt fois par mois,

En Almanach chantant nous met l’esprit des lois.

DAMON.

Le joli Montesquieu !... Je ne vois pas paraître

Mon cahier.

LE GARÇON.

Ce Journal, vous devez le connaître.

DAMON impatient.

Non.

LE GARÇON.

Il est excellent : mais il a du malheur ;

Chaque page au Libraire enlève un Souscripteur ;

Voici le mauvais temps, c’est la chute des feuilles.

DAMON.

Les chenilles mourront... Mais j’attends que tu veuilles

Me donner mon Roman.

LE GARÇON.

Ce nouvel Opéra !

DAMON.

Sans paroles !

LE GARÇON.

Monsieur, c’est le seul qu’on lira.

Pour cette Comédie... Oh ! non : elle est mauvaise :

On n’ose l’exposer sur la Scène Française ;

Elle est simple, ne peint que des travers bourgeois ;

Et bien loin d’y pleurer, on y rirait par fois.

LE DOMESTIQUE.

Il parle bien, Seigneur.

DAMON.

Il montre du génie.

LE GARÇON.

Ai-je imprimé pour rien des vers toute ma vie ?

DAMON, voyant son cahier.

Enfin... voyons l’endroit qui pourrait être mieux.

LE GARÇON.

Notre Bourgeois...

DAMON.

Eh, bien !

LE GARÇON.

Le dit...

DAMON.

Parle.

LE GARÇON.

Ennuyeux.

DAMON le frappe deux fois.

Voilà pour toi, faquin ; et voilà pour ton maître.

LE GARÇON.

Point de gestes, Monsieur.

DAMON.

Apprends à me connaître.

LE GARÇON ramasse ses brochures.

Je vous regarde donc... avec les connaisseurs...

Comme le plus fameux...de tous les plats Auteurs.

Il fuit.

DAMON fait quelque pas pour le suivre.

Insolent !

LE DOMESTIQUE, à part.

Le Seigneur n’entend pas raillerie ;

Tâchons de prendre garde à notre Seigneurie.

 

 

Scène III

 

DAMON, LE DOMESTIQUE des Comédiens

 

DAMON, revenant.

Et toi, viens-tu me faire un pareil compliment ?

LE DOMESTIQUE.

Seigneur, je ne suis pas assez impertinent.

Votre Pièce nous plaît, et sera des plus belles,

Si vous en corrigez deux ou trois bagatelles.

DAMON, transporté.

Quoi ! je verrais enfin triompher mes talents !

Est-il plaisir égal à celui que je sens ?

La nouvelle m’enchante : ah ! viens que je t’embrasse.

LE DOMESTIQUE.

Seigneur, vous plaisantez : c’est pour moi trop de grâce.

DAMON.

Est-il rien sous le Ciel de plus beau, plus flatteur,

Plus grand, plus relevé, que le fort d’un Auteur

Qui, couvert de lauriers, et maître de la scène,

Voit couronner son front des mains de Melpomène ?

Viens, mon cher...

LE DOMESTIQUE, à part.

Voudra-t-il m’embrasser tout ce soir ?

DAMON.

Rivaux, disparaissez. Je commence à prévoir

Qu’à la fin de la Pièce on voudra me connaître.

Le parterre ravi, pour me faire paraître,

Va s’écrier : l’Auteur ! l’Auteur ! l’Auteur ! l’Auteur !

Je me montre. Soudain quel concert enchanteur !

Mille tendres Beautés s’élançant de leur loge,

Me dévorant des yeux, prodigueront l’éloge.

Il prend le Domestique par le bras, et déclame.

Je suis tout transporté... Ciel ! quel honneur pour moi,

Le jour que l’on jouera ma Pièce chez le Roi !

Me voici dans le sein de la Troupe immortelle ;

Le Dieu de l’Hélicon m’a porté sur son aile :

J’aperçois Mars, Thémis, les Grâces et l’Amour ;

Ils approuvent mes chants. Quelle gloire ! quel jour !

Quel mortel ne voudrait se trouver à ma place !

Il rejette le Domestique avec hauteur.

Eh ! montre-moi, faquin, ce qu’on veut que j’efface.

Parle donc vite.

LE DOMESTIQUE.

Il faut corriger...

Il recule peu-à-peu.

simplement...

Fort vite en fuyant.

Le plan, les vers, l’intrigue avec le dénouement.

DAMON.

Ah ! fuis loin de moi, Monstre ! ou redoute ma rage !

Mon âme à la fureur se livre sans partage.

Te voilà satisfait, trop barbare destin !

Tu ne saurais verser plus de fiel dans mon sein.

 

 

Scène IV

 

DAMON, CRISPIN

 

CRISPIN.

Que vois-je ! De papiers la chambre est parsemée !

Vous travaillez sans cesse à votre renommée.

Oh ! oh ! votre Roman était chez l’Imprimeur !

Il ramasse le Roman.

DAMON.

On le trouve trop beau ; cela fait mon malheur.

CRISPIN.

L’excès du beau par fois peut devenir blâmable ;

Cependant ce défaut est assez excusable,

Et rare même.

DAMON.

On l’a fait voir sans contredit,

À quelques faux Savants jaloux de mon esprit,

Et de l’heureux succès qu’aurait eu mon Ouvrage :

Ils l’auront décrié.

CRISPIN.

Qu’est-ce encore ?

DAMON.

Ah ! j’enrage.

CRISPIN, ramassant la Tragédie.

C’est votre Tragédie ! A-t-elle un pareil sort ?

Parce qu’elle est trop bonne, a-t-on juré sa mort ?

DAMON.

Chaque Actrice servant le sort qui m’assassine,

Voulait représenter ma brillante Héroïne ;

Et ce rôle parfait fourmillant de beautés,

Était là pomme d’or chez ces Divinités.

C’est pour faire cesser le bruit et le tapage

Qu’on a pris le parti de me rendre l’Ouvrage.

CRISPIN.

Crainte d’un tel débat, vivent les gens adroits

Qui, ne prenant qu’un ton, font tous leurs rôles froids !

Il met les deux cahiers dans la poche de Damon.

Ici git le Roman avec la Tragédie,

Qui, pour être trop beaux, sont privés de la vie.

DAMON.

J’ai fait réflexion que je ne suis qu’un sot.

CRISPIN, à part.

Motus : je ne dois pas le démentir d’un mot.

DAMON.

Je renonce aux lauriers qu’arrose l’Hypocrène.

CRISPIN.

J’en fais autant.

DAMON.

Faut-il se donner tant de peine

Pour un Public ingrat, qui, sans égard pour nous,

Ou rit de nos travaux, ou s’en montre jaloux ?

Je plais assez d’ailleurs ; mes grâces réunies

Me rendent le Héros de mille compagnies :

Et l’Hymen, tu le fais, m’enrichit dès ce soir.

CRISPIN.

Oui, parbleu ! ce n’est pas un chimérique espoir.

À part.

Il ne sait pas encor jusqu’où va sa déroute ;

J’espère que l’Hymen lui fera banqueroute.

DAMON.

Le Notaire vient-il ?

CRISPIN.

Non vraiment.

DAMON.

La raison ?

CRISPIN.

Il acquitte, Monsieur, les dettes d’un Gascon.

Cette manœuvre est rare, et de grande importance ;

Et s’il ne l’achevait en toute diligence,

Le débiteur, dit-on, depuis peu fait Marquis,

Crainte de déroger, pourrait changer d’avis.

DAMON.

Mais j’avais cependant cent choses à lui dire.

CRISPIN.

J’ai su du Maître-Clerc, que vous pouviez écrire,

Mais qu’on ne devait pas espérer de le vois.

DAMON.

Je veux le prévenir cependant pour ce soir.

CRISPIN, d’un air d’intelligence.

Est-ce pour jouer...là...ce tour de passe-passe ?

Je m’en doute.

DAMON, avec réflexion.

Je sais ce qu’il faut que je fasse ;

Sa femme le maîtrise : elle me veut, je crois,

Du bien ; je l’ai lorgnée au moins quatre ou cinq fois.

CRISPIN.

C’est autant de charmé.

DAMON.

Je puis tout m’en promettre.

Écrivons-lui.

CRISPIN, à part.

Dieu fait si je rendrai la lettre !

DAMON.

De la cire, de l’encre : apporte tour là-haut.

CRISPIN.

Bah ! pourquoi cacheter ? Vous auriez fait plutôt...

DAMON.

Tiens, serre ces cahiers.

CRISPIN.

Leur poids vous incommode.

DAMON.

Le goût peut quelque jour revenir à la mode :

En tout cas, j’en appelle à la postérité.

Il sort.

 

 

Scène V

 

CRISPIN, seul, examinant les manuscrits

 

Les excellents brevets pour l’immortalité !

 

 

Scène VI

 

CRISPIN, ROSALIE, FINETTE

 

FINETTE, arrêtant Crispin.

Crispin !...

CRISPIN.

Ah ! vous voilà !

ROSALIE.

Ce malheureux Notaire...

CRISPIN.

Ne viendra pas encor.

FINETTE.

Comment !

CRISPIN, avec précipitation.

C’est mon affaire...

Faites agir Clitandre : on intrigue, on écrit,

Et j’aurai grand besoin d’exercer mon esprit.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

ROSALIE, CLITANDRE, FINETTE

 

CLITANDRE accourt.

Je viens avec transport, charmante Rosalie,

Vous peindre le plaisir dont mon âme est remplie.

ROSALIE.

Ah ! que je le partage !

CLITANDRE.

Il en sera plus doux.

FINETTE.

Surtout point de fadeur : voyons, expliquez-vous.

CLITANDRE.

Vous savez que Saintfar.

ROSALIE.

Plaide contre ma tante.

FINETTE.

Ce malheureux procès sans cesse la tourmente.

CLITANDRE.

Tant mieux.

À Finette.

– Je t’ai parlé d’un vieillard indiscret

À qui j’avais fait part de mes vœux en secret...

FINETTE.

Qui, plein de votre histoire, en éclatant de rire,

À vingt de ses amis courut vite la dire.

CLITANDRE.

C’est Saintfar, mon parent, qui met fin au procès ;

Dût-il en espérer le plus heureux succès.

Voilà sa cession, et son âme est ravie,

S’il peut contribuer au bonheur de ma vie.

ROSALIE.

Je devrais à Saintfar le destin le plus doux !

CLITANDRE.

Je cours de votre Tante embrasser les genoux,

Lui montrer cet écrit ; et sa reconnaissance

Peut-être assurera ma plus chère espérance.

FINETTE.

Son procès la chagrine, et l’accommodement

Pourrait bien nous valoir un prompt consentement

Voyez.

ROSALIE.

Sachez le sort que nous devons attendre.

CLITANDRE.

J’y vole.

Il sort.

ROSALIE.

Je languis, je brûle de l’apprendre.

FINETTE.

Ah, si le sort pouvait se déclarer pour nous !

ROSALIE.

Quoi ! Finette, j’aurais le plus aimable époux !

 

 

Scène VIII

 

ROSALIE, FINETTE, DAMON

 

DAMON, à part, ayant entendu le dernier vers.

Aimable époux ! C’est moi dont s’entretient la belle.

Écoutons un moment.

ROSALIE, sans voir Damon.

Il est tendre et fidèle,

Modeste, vertueux, il est fait pour charmer ;

Et, jusqu’à ma raison, tout me dit de l’aimer.

DAMON, à part.

Voilà de mon portrait une esquisse légère.

FINETTE.

Et monsieur son rival ?

ROSALIE.

Ah ! c’est tout le contraire ;

Il a mille défauts, et sa présomption

Excite le mépris et l’indignation.

DAMON, à part.

En peu de mots voilà le portrait de Clitandre.

ROSALIE.

Par quel titre à ma main a-t-il osé prétendre ?

FINETTE.

Il fait bien plus, il croit la posséder ce soir.

ROSALIE.

Ah ! je me livrerais plutôt au désespoir.

La mort à cet hymen me paraît préférable.

DAMON, à part.

Elle a ma foi raison, cet homme est haïssable.

FINETTE.

En jouant son rival, il se verra dupé.

Et monsieur le trompeur sera ma foi trompé.

DAMON se précipite entre Finette et Rosalie.

Il le sera parbleu, la chose est très certaine.

FINETTE.

Juste ciel !

ROSALIE.

Quel malheur !

DAMON.

Vous voilà bien en peine,

J’étais sûr de mon fait, sans être grand devin.

FINETTE.

Comment ! vous vous doutiez...

DAMON.

J’en étais très certain.

FINETTE.

Certain ? dites-vous ?

DAMON, ironiquement.

Oui, du bonheur de Clitandre,

Son amour est payé du retour le plus tendre

Je ne suis qu’un objet de haine et de courroux.

ROSALIE, avec fierté.

Puisque vous le savez, que me demandez-vous ?

DAMON.

Ce ton fier répond mal à ma plaisanterie.

FINETTE, impatiente.

Parlez-nous clairement, Monsieur, je vous en prie,

Qu’avez-vous entendu ?

DAMON.

Que j’ai su la charmer,

Que jusqu’à la raison, tout lui dit de m’aimer

Que je suis vertueux, tendre, aimable, modeste... 

FINETTE.

C’est très bien entendu, nous vous quittons du reste.

Dans ce moment, Monsieur, nous vous trouvons divin.

DAMON, à Rosalie.

Un peu de hardiesse, et confirmez enfin

Ce que vous avez dit.

ROSALIE.

Tout était fort sincère.

DAMON.

Après ce tendre aveu, vous m’êtes bien plus chère ;

Je vous quitte un instant, pour hâter mon bonheur.

 

 

Scène ΙΧ

 

FINETTE, ROSALIE

 

ROSALIE.

Ah ! Finette, quel homme !

FINETTE.

Oh ! comme il m’a fait peur !

 

 

Scène X

 

FINETTE, ROSALIE, CLITANDRE, d’un air abattu, CRISPIN suit de loin

 

FINETTE.

Quel air triste !

ROSALIE.

À quels maux suis-je donc destinée ?

CLITANDRE.

Je perds toute espérance.

CRISPIN.

À quand votre hyménée ?

CLITANDRE.

Ah ! ne plaisante point mal-à-propos.

FINETTE.

Quel ton

Madame a-t-elle pris, voyant la cession ?

CLITANDRE.

Après avoir longtemps témoigné sa surprise,

Eh ! quoi ! m’a-t-elle dit, d’un ton plein de franchise :

« Vous me serviez si bien quand je vous trahissais ;

« Oublions tout, soyons bons amis désormais.

« Pourquoi ne puis-je pas, au gré de mon envie,

« Pour prix de tous vos soins, vous donner Rosalie ?

« Mais j’ai promis sa main à Damon pour ce soir.

ROSALIE.

Ah ! Clitandre !...

CLITANDRE.

Crispin, vois notre désespoir.

FINETTE.

Mon cher Crispin !

CRISPIN.

J’ai beau chercher dans ma boutique...

Il tire une lettre de sa poche, qu’il examine beaucoup.

ROSALIE.

Ah ! sers-nous.

CRISPIN, à Clitandre.

Dites-moi, Monsieur : un Domestique

Qui, chargé d’une lettre en romprait le cachet

Aurait-il une affaire avec le Châtelet ?

CLITANDRE.

Sans doute !

CRISPIN.

Sûrement !

CLITANDRE.

Oui.

CRISPIN.

Je vous remercie !

Dans ma poche rentrez, belle lettre, ma mie.

FINETTE.

Qu’as-tu là ?

CRISPIN, montrant la lettre.

Tu le vois.

CLITANDRE.

Qui l’écrivit ?

CRISPIN.

Damon.

ROSALIE.

À qui s’adresse-t-elle ?

CRISPIN.

À Madame Griffon.

CLITANDRE.

Mais, Crispin, c’est je crois la femme d’un Notaire ?

CRISPIN.

Elle doit engager son cher époux à faire

Tout ce qui paraîtra convenable à Damon,

Pour vous couvrir de honte et de confusion,

Surtout pour terminer ce soir son mariage.

ROSALIE.

Lui, mon époux ! Jamais !

FINETTE, caressant Crispin.

Conçois-tu l’avantage

Que l’on pourrait tirer de ce maudit billet ?

CRISPIN.

Et conçois-tu la peur que fait le Châtelet ?

FINETTE, avec humeur.

Bon ! tu n’es qu’un poltron.

CRISPIN.

Oh ! point de badinage ;

Je crains beaucoup la mer.

ROSALIE.

Ce billet-là, je gage,

Contient ce que Damon contre Clitandre ourdit.

CRISPIN.

Oh ! ce n’est pas tout.

CLITANDRE.

Parle.

CRISPIN.

En fabriquant l’écrit,

Mon maître a marmotté des mots qui, je parie,

Changeraient notre Tante en petite furie ;

Si quelqu’un, fin, adroit, tout en les lui lisant,

Sans paraître y toucher l’aigrissait en passant.

ROSALIE.

Nous sommes tous suspects.

CRISPIN.

Oui, sans doute. Et la lettre

À quel titre, comment, pourquoi la lui remettre ?

CLITANDRE.

Invente quelque ruse.

CRISPIN.

Attendez : chut !

FINETTE.

Eh bien !

Trouves-tu quelque chose ?

CRISPIN.

À te dire vrai : rien.

ROSALIE.

Cherche.

CRISPIN.

Pour ranimer mon imaginative,

C’est à vous d’essayer d’une autre tentative.

Jupiter amoureux faisait pleuvoir de l’or.

CLITANDRE.

Tiens : voilà dix louis.

ROSALIE.

En voilà dix encor.

CRISPIN.

Oh ! vous m’encouragez de la voix et du geste !

Il éternue.

Paix : ne me troublez pas... Bon ! je le tiens... la peste !

C’est Minerve qui sort du fond de mon cerveau...

Crispin ne vous dit pas si son tour sera beau ;

À Finette.

Vous pourrez en juger. Dis-moi : si d’aventure,

Sous un autre attirail je cachais ma figure,

Serais-je reconnu par ta maîtresse ?

FINETTE.

Non.

À table rarement tu sers Monsieur Damon.

CLITANDRE.

Instruis-nous promptement de ce que tu veux faire.

CRISPIN.

Je veux...

ROSALIE.

Fort bien.

CRISPIN.

Je veux...

FINETTE.

Eh quoi !

CRISPIN.

Je veux me taire.

ROSALIE.

Pourquoi ?

CRISPIN.

Par la raison que Crispin n’est pas sot.

Je dois sur mes projets ne pas vous dire un mot,

Du moins dans ce salon. Bientôt, je le parie,

Mon secret deviendrait secret de Comédie.

Pour vous plaire, il n’est rien dont je ne vienne à bout,

Venez à ma toilette ; et là, vous saurez tout.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

MADAME ARGANTE, seule

 

Clitandre aura du bien, c’est un parti très bon ;

Et j’ai donné trop tôt ma parole à Damon.

Il est vrai : mais Damon, rempli de gentillesse,

Est poli sans fadeur, galant avec finesse :

Dans la beauté formée il voit des agréments ;

Il a pour lui l’esprit, les grâces, les talents ;

Que faire ? j’ai promis : je ferai sa fortune...

Un remords cependant me trouble et m’importune.

Lorsque Saintfar verra son parent rejeté,

Il va plaider encor... Ah ! quelle extrémité !...

N’importe, il le faut bien, j’ai donné ma parole.

Damon fait tout ; il est et Virgile et Barthole :

Il me l’a dit cent fois ; il défendra son bien.

Des projets de Saintfar, il ne fait encore rien ;

Je veux l’en avertir, et surtout lui défendre

De jouer désormais le malheureux Clitandre :

Holà, quelqu’un ! holà !

 

 

Scène II

 

MADAME ARGANTE, FINETTE, CRISPIN habillé et coiffé en femme

 

FINETTE.

Quel désir curieux,

Sans vous faire annoncer vous conduit en ces lieux

MADAME ARGANTE.

D’où naît ce bruit ? Finette !

CRISPIN.

En qualité d’amie

Je puis me dispenser de la cérémonie.

Je suis impatiente... Ah ! la voici...Bonsoir.

Grand Dieu ! qu’il me tardait, ma chère, de vous voir !

Comment vous portez-vous ?

Il embrasse Madame Argante.

MADAME ARGANTE.

Excusez ma surprise ;

Je ne vous remets point.

CRISPIN.

Comment ! je suis Orphise.

Dans un si court espace oubliez-vous les gens ?

Nous nous aimions si fort, au Couvent, à douze ans.

Alors je vous quittai pour aller en Provence,

Où j’avais hérité d’une fortune immense.

La, grâces au destin, j’enterrai six maris ;

Et regagnant bientôt les murs de mon Paris,

Griffon votre Notaire, en m’y rendant les armes,

Paya d’un coffre fort et ma main et mes charmes.

À propos de charme...

FINETTE, soupirant.

Ah !

CRISPIN.

Vous ne vieillissez pas ;

Je reconnais ces yeux fripons et pleins d’appas...

MADAME ARGANTE.

Je pense reconnaître aussi votre figure ;

Mais ce marli flottant, cette grande coiffure...

CRISPIN.

Croyez que ce marli n’est pas-là sans dessein :

Il donne un air piquant, il cache un peu mon teint ;

J’arrive de ma terre, et me trouve brunie.

Je ne mets pas de blanc, ni vous, ma bonne amie.

Vous êtes à ravir... Certains esprits mal nés

Disent que, par les ans, nos charmes sont fanés.

MADAME ARGANTE, vivement.

Ce sont des sots.

CRISPIN.

Comment n’être pas bien changées ;

Depuis que les saisons sont si fort dérangées ?

Le moyen, respirant un air aussi mauvais,

D’avoir, comme jadis, le teint brillant et frais ?

Comment y résister, moi surtout qui suis blonde ?

On n’y tient plus. Voici, je crois, la fin du monde.

MADAME ARGANTE.

Ah ! que vous parlez bien !

FINETTE.

Nous avons nos raisons

Pour vouloir, comme vous, quelque mal aux saisons.

MADAME ARGANTE.

Taisez-vous.

CRISPIN.

Comme moi, vous ressentez, je gage,

Que le temps est plus froid que dans notre bas âge.

Pour lors, en plein hiver, nous coiffant en cheveux,

Nous bravions les brouillards, le froid le plus affreux ;

Un mouchoir sur le sein nous semblait ridicule.

Et l’on tremble à présent pendant la canicule.

Rappelez-vous encor que les hommes jadis

Étaient tous complaisants, officieux, polis ;

Maintenant vrais escrocs, et sans galanterie,

Ils sont tous vains, légers et pleins de perfidie,

Il faut, pour amuser de tels impertinents,

Être presque au maillot... n’avoir pas cinquante ans,

Pourquoi tolère-t-on uni tel abus en France ?

Un goût si dépravé prouve sa décadence,

Les choses n’iraient pas ainsi tout de travers,

Si vous ou moi pouvions gouverner l’Univers.

MADAME ARGANTE.

C’est raisonner au mieux. Ah ! que je suis ravie

De retrouver en vous une si digne amie !

CRISPIN.

Je le suis en effet, sans me faire valoir ;

Et vous pourrez dans peu vous en apercevoir,

Puisque je viens vous rendre un signalé service.

S’il faut parler encore de certain sacrifice...

Enfin, pour vous prouver quels sont mes sentiments,

Pour vous je congédie un de mes soupirants,

Malgré la rareté de cette marchandise.

MADAME ARGANTE.

Pour moi !

CRISPIN.

Qui vous insulte est indigne d’Orphise.

MADAME ARGANTE.

Je ne vous comprends pas.

CRISPIN.

Vous connaissez Damon,

Son écriture ?

MADAME ARGANTE.

Oui. 

CRISPIN.

Le dangereux fripon !

Au Bal de l’Opéra nous faisons connaissance

Il me lorgne : j’oppose une belle défense,

Sachant qu’il était prêt à s’allier à vous ;

Je rejette ses soins, ses vers, ses billets doux ;

Mais aujourd’hui mes gens ont reçu cette lettre :

Sans la décacheter je viens vous la remettre.

MADAME ARGANTE.

Un pareil procédé me charme, me ravit.

CRISPIN.

Voyons un peu ce que le volage m’écrit.

Madame a-t-elle là ses conserves, ma mie ?

FINETTE.

Quoi ! ses lunettes ? Oui. 

CRISPIN met ses lunettes.

Lisons.

MADAME ARGANTE, prenant les lunettes avec humeur des mains de Finette.

Euh ! l’étourdie !

MADAME ARGANTE et CRISPIN, lisent.

« Ah ! Madame, que n’êtes-vous libre ! j’irais bien vite vous offrit et mon cœur et ma main. 

CRISPIN.

Eh bien !

MADAME ARGANTE.

Pur badinage.

CRISPIN.

Avec certains appas

Tels que nous en avons, on ne badine pas.

MADAME ARGANTE lit.

« Pour me consoler, j’épouse Rosalie, nièce de Madame Argante ; mais je veux en même-temps punir un Présomptueux qui ose se flatter de plaire à ma future : Servez-vous, je vous prie, du pouvoir que vos charmes... Vos grâces... votre esprit...

Crispin minaude à chaque éloge.

« vous donnent sur votre époux pour l’engager à servir ma vengeance. La chose est facile : le téméraire se nomme Clitandre. On feindra de lui donner Rosalie. Toutes les fois qu’on le nommera en dictant les articles, votre époux peut mettre mon nom au lieu du sien. Quand il se croira parfaitement heureux, nous l’instruirons du tour en lui signifiant le congé le plus sanglant.

CRISPIN, se récriant.

Fi !

MADAME ARGANTE.

Vous avez raison : qu’il cesse d’y prétendre.

FINETTE, à part.

Bon !

MADAMET ARGANTE.

Il peut épouser sans offenser Clitandre.

Elle lit.

« Rosalie sera instruite un instant avant la signature ; et tout se fait de l’aveu de la bonne femme de Tante.

CRISPIN.

Bonne femme ! lisons : cet article est pour vous.

Il lit.

« La bonne femme de Tante qui raffole de moi, et qui sûrement ne me donnerait pas à Rosalie, si elle ne se trouvait trop vieille. »

MADAME ARGANTE.

Ah ! le traitre !

CRISPIN.

Lisons, sans vous mettre en courroux.

MADAME ARGANTE, en courroux.

Sans en voir davantage, il n’est que trop coupable.

Moi, vieille ! quelle horreur ! Ah ! c’est un misérable !

FINETTE.

Il vous croit amoureuse ! 

MADAME ARGANTE.

Ah !... cela mon enfant,

N’est pas à mon avis, le trait le plus piquant

Mais, m’appeler vieille !

CRISPIN.

Oui : ce mot blesse l’oreille,

Il est bien dur !... Vous faire une insulte pareille !

Il m’en dirait autant. Je veux ; dès aujourd’hui,

Rompre, sans différer, tout commerce avec lui.

Agissez comme moi, rompez aussi, ma chère,

Et n’ayez avec lui jamais la moindre affaire.

MADAME ARGANTE.

Oh ! je vous le promets.

CRISPIN.

Peut-être qu’il viendrait,

Et que même à vos yeux il me cajolerait,

Je vous quitte. 

MADAME ARGANTE.

Sitôt ?

CRISPIN.

Oui ! je hais la présence,

Depuis qu’il vous a fait la plus cruelle offense.

Nous nous verrons assez. Ne venez pas plus loin.

Vous vieille !... À le punir donnez tout votre soin,

Vous vieille !... Vengez-vous d’une telle infamie.

MADAME ARGANTE.

Laissez-moi faire.

CRISPIN.

Adieu : bonsoir, ma bonne amie.

Bas à Finette.

Fais ce que je t’ai dit, et tout ira très bien.

Crispin en sortant fait figne à Clitandre et à Rosalie, et les place à portée d’écouter.

 

 

Scène III

 

MADAME ARGANTE, FINETTE,  ROSALIE et CLITANDRE, dans la coulisse

 

MADAME ARGANTE se jette dans un fauteuil.

Un fauteuil... je me meurs...

FINETTE.

Non : ce ne sera rien,

Consolez-vous... malgré l’ingrat qui vous outrage,

Vous êtes belle encore, et dans la fleur de l’âge.

MADAME ARGANTE.

Embrasses-moi, mon cœur, toujours je t’aimerai.

FINETTE, à part.

Dans ce moment surtout.

MADAME ARGANTE.

Dis-moi : n’est-il pas vrai

Que mes yeux sont brillants ? 

FINETTE.

Que dites-vous, Madame ? 

Voyant la mine que fait Argante.

Ils font fuir tous les cœurs... qui redoutent la flamme...

MADAME ARGANTE, reprenant un ton doux.

Ah !... mon teint, qu’en dis-tu ?

FINETTE.

Je dis...qu’il est parfait,

D’une blancheur divine... il efface le lait.

MADAME ARGANTE, d’un air triste.

J’ai quelques rides ?

FINETTE, un peu embarrassée.

Oui... pour mieux nicher les grâces,

MADAME ARGANTE.

Du ravage des ans, ce ne sont pas les traces ;

Mais lorsque l’on maigrit... 

FINETTE.

Excellente raison !

C’est ce qu’il faudra dire à l’insolent Damon.

MADAME ARGANTE, furieuse, en se levant.

Imposteur... scélérat, monstre de perfidie !

Elle retombe dans le fauteuil.

Quel malheur t’attendait, ma chère Rosalie !

CLITANDRE et ROSALIE sortent de la coulisse.

Nous tombons à vos pieds.

MADAME ARGANTE, à Rosalie.

Renoncez à Damon ;

Vous devez l’abhorrer, pour venger mon affront.

ROSALIE.

Ma Tante, connaissez mon cœur et sa faiblesse :

De Clitandre en secret j’approuvais la tendresse ;

Quand Damon que je hais, par un trait sans égal,

Lui-même à mes genoux a conduit son rival.

MADAME ARGANTE, enchantée.

Relevez-vous. L’amour, contre son ordinaire,

Choisissait beaucoup mieux que je n’avais su faire :

Mais à combler vos vaux puis-je encore songer ?

Tout cède dans mon cœur au soin de me venger.

FINETTE.

Si vous y consentez, c’est une chose faite.

MADAME ARGANTE.

Qui, moi ! si j’y consens ! En doutes-tu, Finette ?

L’ingrat ! quelle noirceur !

FINETTE.

Pour sa punition,

Qu’il crève ici de rage et de confusion.

MADAME ARGANTE.

Bon ! 

FINETTE, à Rosalie.

Il vient ; amusez-le : et moi, d’une parole

Je vais vite informer Madame de son rôle.

 

 

Scène IV

 

CLITANDRE, ROSALIE, DAMON, MADAME ARGANTE et FINETTE sont au fond du Théâtre

 

DAMON, sans voir Madame Argante.

Je vois que tout va bien. Clitandre a l’air joyeux :

Quant à vous, le plaisir éclate dans vos yeux.

ROSALIE.

J’obéis volontiers aux ordres de ma Tante.

DAMON, à Clitandre.

C’est l’Amour qui la rend sitôt obéissante.

J’aime à voir que son cœur rende justice aux gens.

CLITANDRE.

C’est à vous que je dois ses tendres sentiments.

DAMON.

Qu’importe !...

À part.

Toujours dupe.

MADAME ARGANTE, à Finette, avec transport.

Oui, j’entends, tu me charmes ;

J’aime à battre un méchant avec ses propres armes.

DAMON.

Ah ! vous voilà, Madame ! Il faut dans le moment

Accorder Rosalie aux vœux de son Amant.

Bas.

Souvenez-vous du tour.

MADAME ARGANTE.

Oh ! oui : laissez-moi faire,

DAMON.

Fort à propos Crispin nous conduit un Notaire.

Ce fidèle Valet fait tout on ne peut mieux.

MADAME ARGANTE, à part.

La vieille te paiera tes mots injurieux !

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, CRISPIN, GRIFFON

 

GRIFFON.

Bon ! je vois la famille à propos réunie.

Le futur est heureux, la future est jolie.

Salut à tous présents. Un siège, et procédons.

CRISPIN, bas à Damon.

Le Notaire est au fait, il goûte vos raisons.

DAMON, bas à Crispin.

Il est bon cependant que de lui je m’assure.

CRISPIN, à part.

Il va nous gâter tout. La maudite aventure !

DAMON, à Griffon.

Un mot, mon cher Monsieur. Peut-on vous demander

Si vous êtes instruit comme il faut procéder ?

GRIFFON, piqué.

Le doute est offensant. Suis-je un sot à mon âge ?

Pensez-vous que j’en sois à mon apprentissage ?

CRISPIN, bas à Damon.

Adieu votre secret, il va le publier.

DAMON, à Griffon.

C’est assez.

GRIFFON.

Croyez-vous m’apprendre mon métier ?

CRISPIN, bas à Damon.

Il vous dit qu’il sait tout ; laissez-le vite écrire.

Bas à Griffon.

Ce témoin un peu fou ne fait ce qu’il veut dire.

MADAME ARGANTE.

Clitandre est le futur. Comme je l’aime fort,

Je lui donne comptant dix mille louis d’or.

DAMON.

Voilà de quoi prétendre à des charges brillantes.

GRIFFON.

Donnant icelle somme en espèces sonnantes...

CLITANDRE.

Rosalie à mon cœur plaît mieux que tout son bien.

DAMON.

Encor mille louis ne vous gâteraient rien.

MADAME ARGANTE.

Puisque Damon le veut, écrivez ; je les donne.

GRIFFON.

Pour le susdit futur, cette affaire est très bonne.

DAMON.

Oui, très bonne ; et Clitandre a lieu d’être content.

CLITANDRE.

Tous mes vœux font comblés.

GRIFFON.

Signons présentement.

Que le futur commence.

MADAME ARGANTE.

Ah ! que je suis ravie !

CLITANDRE signe.

Que je fasse au plutôt le bonheur de ma vie.

DAMON signe en riant.

Vous êtes trop poli. C’est moi qui suis l’époux...

Monsieur le faux Auteur, ah ! vous nous jouiez tous !

Eh mais, oui, c’est bien moi qui me laisse surprendre !

Non : vous n’êtes pas fin, mon doucereux Clitandre :

Une autre fois, chez moi venez prendre leçon.

CLITANDRE, feignant.

Quoi ?

DAMON.

Lisez le contrat, il est fait en mon nom :

Je m’étais assuré du secours du Notaire.

GRIFFON, à Damon.

Monsieur a-t-il dessein de me mettre en colère ?

DAMON.

Allons : faites-lui voir mon nom au lieu du sien.

Il n’est plus temps de feindre, et vous ne risquez rien.

GRIFFON.

Il n’est point de Notaire en France, je parie,

Qui voulût se prêter à cette fourberie.

DAMON, la main sur son épée.

Quoi ? traître...

LE NOTAIRE, le canif à la main.

Doucement...

FINETTE, à Damon.

Tout beau...  

Au Notaire.

Monsieur Griffon...

Crispin, à tous les deux fais entendre raison.

CRISPIN.

Oui, je puis en deux mots éclaircir cette affaire.

À Damon.

On n’avait pas, Monsieur, prévenu le Notaire.

MADAME ARGANTE.

Vraiment, le trait est noir ! Pourquoi n’écriviez-vous

Vous-même, le contrat, comme ce billet doux ?

Et faut-il que l’Auteur de douze Tragédies,

Un homme qui concourt dans trente Académies,

Qui fait tant de Romans, ne soit enfin qu’un sot,

Et se laisse jouer comme un franc idiot ?

DAMON avec un rire forcé.

Vous plaisantez toujours, incomparable Argante.


[1] La Pièce fut annoncée et affichée sous ce titre.

[2] J’ai seulement retranché un rôle de Clerc de Notaire : mais cette correction ne m’a coûté que deux traits de plume ce qui prouve bien l’inutilité du personnage.

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