Le Gentilhomme de la montagne (Alexandre DUMAS Père)

Drame en cinq actes, en huit tableaux, avec prologue.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Porte-Saint-Martin, le 12 juin 1860.

 

Personnages

 

DON CARLOS, roi d’Espagne

DON FERNAND DE TORRILLAS

DON RUIZ

DON VELASQYEZ DE HARO

DON RAMIRO D’AVILA

DON ALVAR

DON LOPEZ

CALABASAS

TORRIBIO

VICENTE

COMACHO

L’ALCADE MAYOR

UN FOSSOYEUR

UN CHAMBELLAN

UN SEIGNEUR

PREMIER BANDIT

DEUXIÈME BANDIT

UN SERVITEUR

UN HÉRAUT D’ARMES

UN OFFICIER

UN ALGUAZIL

UN CHANTEUR

DOÑA MERCÉDÈS

GINESTA

DOÑA FLOR

PAQUITTA

BANDITS

ALGUAZILS

MARMITONS et SERVANTES DE LA PODESTA

SEIGNEURS

PAGES

BOURGEOIS et BOURGEOISES

CHANTEURS

MUSICIENS

PEUPLE

GARDES DU PALAIS

FRÈRES DE LA MISÉRICORDES, etc.

 

 

PROLOGUE

 

 

Premier Tableau

 

Un site sauvage de la sierra Nevada ; une tombe nouvellement creusée ; à l’entour, une cinquantaine de bandits. La toile se lève au moment où les bandits viennent de jeter sur la fosse la dernière pelletée de terre. Les ouvriers qui ont creusé la terre sont là, appuyés sur leur bêche.

 

 

Scène première

 

TORRIBIO, VICENTE, COMACHO, BANDITS, FOSSOYEURS

 

TORRIBIO, aux fossoyeurs.

Allez ! il n’est plus besoin de vous ici ; mais comme il ne doit pas être dit que ceux qui ont creusé la fosse du plus brave capitaine qui ait jamais existé de Pampelune à Grenade et de Cadix à Saragosse n’ont pas été largement récompensés, voici mille réaux qui vous sont alloués sur la bourse commune de la bande.

UN FOSSOYEUR.

Merci, nos dignes seigneurs. Ah ! si l’on consultait les gens de la montagne, ce ne sont pas de braves cavaliers comme vous que l’on pendrait.

TORRIBIO.

Non, ce sont ceux qui nous pendent ; je suis de ton avis, mon brave homme. Mais il nous reste à rendre les derniers honneurs à notre chef, et à parler de nos petites affaires, et, pour l’une ni pour l’autre de ces deux choses, nous n’avons besoin de témoins. – Allez !

Les fossoyeurs se retirent par la gauche.

 

 

Scène II

 

TORRIBIO, VICENTE, COMACHO, BANDITS

 

TORRIBIO.

Allons, mes amis, un dernier adieu à celui que réjouissait tant l’odeur de la poudre, et qui, si profondément endormi qu’il soit, tressaillira au bruit de vos carabines.

VICENTE, avec d’autres hommes.

À celui qui n’a jamais reculé devant l’ennemi !

Ils déchargent leurs carabines.

TORRIBIO, avec d’autres hommes.

À celui qui n’est tombé que par félonie et par trahison !...

Coup de feu.

Puisses-tu vivre éternellement dans nos mémoires, brave des braves !

Descendant la scène, suivi de plusieurs.

Mais puisse José l’Aragonais qui t’a trahi mourir quelque jour, pendu par les pieds... et que sa chienne de carcasse, livrée aux insultes de l’air et des corbeaux, se balance éternellement entre ciel et terre, comme un exemple réservé aux traîtres !

TOUS.

Oui ! oui !

VICENTE.

Malheur à José l’Aragonais !

COMACHO.

Malheur et malédiction sur lui !

TOUS.

Oui, malheur !

VICENTE.

Et maintenant, camarades, celui qui connaissait si bien le prix du temps ne nous en voudra pas de ne point le perdre. – Nous sommes, Torribio et moi, vos deux lieutenants ; nous avons donc droit l’un ou l’autre à remplacer notre brave capitaine mort. – Il vous faut choisir celui de nous deux qui vous paraîtra le plus digne, et celui-là sera notre chef suprême ; les autres lui obéiront sans murmurer.

COMACHO.

Que chacun de vous fasse valoir ses titres au grade qu’il réclame, et nous jugerons lequel de vous deux a le mieux mérité la place de notre capitaine... N’est-ce pas, vous autres ?... – Il n’est peut-être pas inopportun de rappeler ici aux honorables compétiteurs que les trois grandes vertus que nous apprécions sont le dévouement, le courage et la ruse.

Mouvement d’approbation.

VICENTE, prenant le milieu.

Je commence... et je choisis le dévouement !... Lorsqu’il y a deux ans, notre capitaine fut pris et conduit dans les prisons de Grenade, la veille du jour où, condamné à mort, il devait être exécuté, je m’introduisis dans sa prison sous un habit de moine ; on nous laissa seuls, car on me prenait pour le confesseur. Au moment où le capitaine s’agenouillait devant moi, je me fis reconnaître et le forçai, malgré sa résistance, en l’adjurant au nom de nous tous, à revêtir mes habits et à sortir de la prison en me laissant à sa place ; il sortit et vous fut rendu. Le lendemain, au moment où l’on me conduisait au supplice, il fondit sur mon escorte avec vingt hommes déterminés, et, après un combat acharné, m’enleva. S’il eût échoué, j’étais pendu... la potence n’était plus qu’à vingt pas de moi... Eh bien, ce que j’ai fait pour le capitaine, croyez-vous que je sois prêt à le faire encore pour le premier venu d’entre vous ?... Répondez !...

TOUS.

Oui, oui, nous le croyons !... Vive Vicente !...

COMACHO.

À votre tour, señor Torribio.

TORRIBIO.

Eh bien, je ne suis pas fâché que Vicente ait pris le dévouement, car j’excelle dans la ruse, et je le prouve...

Mouvement d’attention de tous les bandits.

Vous vous rappelez, mes amis, ce beau jeune homme que nous arrêtâmes sur la route de Barcelone ?... Il fit résistance et fut tué. C’était un noble cavalier qui se nommait don Eusebio d’Aroo... Il était fiancé à une jeune fille de Cordoue qui avait quatre cent mille réaux de dot ; il ne l’avait jamais vue, quoiqu’elle fût sa cousine ; l’affaire avait été arrangée entre les parents. Vous vous partageâtes ses bijoux et sa bourse, et je vous laissai ma part, à la condition que j’aurais un de ses habits, son cheval et ses papiers. À votre avis, le marché était mauvais... Je le trouvais bon, moi... et voici ce que je fis : monté sur son cheval, vêtu de ses habits, muni de ses papiers, je me présentai chez le beau-père sous le nom de don Eusebio d’Aroo. Je plus à doña Leonor, je touchai la dot, et j’épousai. Le lendemain du mariage, il n’y avait plus ni dot ni mari...

On rit.

C’est pour cela, mes bons amis, qu’à votre grand étonnement, à vous qui ignoriez l’aventure, je suis resté garçon. Que voulez-vous ! je craignais d’être pendu comme bigame... et morbleu !... si jamais je dois être pendu... que ce soit au moins comme votre compagnon. Ayant inventé cette ruse-là, je pourrais bien en inventer dix autres, convenez-en !

TOUS.

Oui, oui, oui !... Vive Torribio !

COMACHO.

Un instant ! et le courage ?... Il me semble que nous avons un peu négligé le courage.

TORRIBIO.

Le courage, parmi nous, est trop commun pour être une vertu.

TOUS.

Il a raison. Votons ! votons !

 

 

Scène III

 

TORRIBIO, VICENTE, COMACHO, BANDITS, UN BANDIT, sur le rocher à droite

 

LE BANDIT.

Camarades ! camarades ! deux cavaliers à cheval viennent par la route de Grenade... À leur tournure, ils paraissent nobles ; à leurs chevaux et à leurs vêtements, ils semblent riches !...

TORRIBIO.

Où sont-ils ?...

LE BANDIT.

À cent pas d’ici ; mais comme ils viennent au galop de leurs chevaux, ils ne tarderont pas à passer par ce sentier.

VICENTE, qui est allé regarder sur le rocher.

Non, les voilà qui s’arrêtent, ils mettent pied à terre... L’un d’eux attache son cheval à un arbre... le second en fait autant... Ils se dirigent de ce côté... Ils viennent.

TORRIBIO.

S’ils nous apercevaient, ils pourraient retourner sur leurs pas... Cachons-nous, prenons notre belle, tombons sur eux et dévalisons-les... Je donnerai le signal, comme le plus ancien de la bande.

LE BANDIT.

Les voilà !

TORRIBIO.

Cachons-nous !

Ils disparaissent vers le fond par différents côtés.

 

 

Scène IV

 

LES BANDITS, cachés, DON ALVAR, DON FERNAND

 

Ils paraissent sur le haut du rocher de droite.

DON ALVAR, descendant le premier.

Par ici, don Fernand ! voici un endroit propice. – Faites comme moi, je vous prie, descendez !

DON FERNAND.

Pardon, mais avant de vous obéir, à vous à qui je ne connais pas le droit de me commander, j’ai à vous demander une explication...

DON ALVAR.

Demandez ; cette explication, que je vous ai refusée ailleurs, je suis prêt à vous la donner ici ; car nous sommes arrivés au but de notre course.

DON FERNAND, descendant à son tour.

En rentrant chez moi, ce matin, je vous ai trouvé à ma porte, en selle sur un cheval, et tenant un second cheval par la bride.

DON ALVAR.

C’est vrai.

DON FERNAND.

Je vous ai demandé ce que vous faisiez là... « Je vous attends, m’avez-vous répondu ; avez-vous votre épée ?... – Elle ne me quitte jamais... – Montez sur ce cheval, alors, et suivez-moi. –Je ne suis pas ; j’accompagne ou je précède. » Est-ce bien là ce que nous avons dit ?...

DON ALVAR.

Mot pour mot... seulement, j’ai ajouté : « Oh ! tu ne me précéderas pas, car je suis pressé d’arriver. »

DON FERNAND.

Vous avez mis votre cheval au galop, j’y ai mis le mien... Nous sommes entrés ventre à terre dans la montagne, et, arrivés ici...

DON ALVAR.

Et arrivés ici, l’endroit m’ayant paru favorable, je vous ai dit : « Faites comme moi, don Fernand, descendez. » Maintenant, j’ajoute : descendez et tirez votre épée ; car vous vous doutez bien que c’est pour combattre, n’est-ce pas, que je vous ai été chercher ?

DON FERNAND.

Je m’en suis douté tout d’abord, don Alvar. – Un mot, cependant... J’ignore ce qui peut avoir changé notre amitié en haine... Frères hier, ennemis aujourd’hui !

DON ALVAR, tirant son épée.

Ennemis, justement parce que nous sommes frères ; frères... par ma sœur. – Allons, l’épée à la main, don Fernand !

DON FERNAND.

Mon ami, je ne me battrai pas...

Mouvement de don Alvar.

Je ne me battrai pas avec vous que je ne sache pourquoi je me bats.

DON ALVAR, tirant de sa poche un paquet de lettres.

Connaissez-vous ces lettres ?...

DON FERNAND, ouvrant une lettre et jetant les yeux dessus, puis passant à gauche.

Oh ! malheur à l’homme assez fou pour confier au papier les secrets de son cœur et l’honneur d’une femme !

DON ALVAR.

Avez-vous reconnu ces lettres ?...

DON FERNAND.

Je ne puis le nier, elles sont de ma main.

DON ALVAR.

Alors, tirez donc votre épée, afin que l’un de nous deux reste mort près de l’honneur mort de ma sœur.

DON FERNAND.

Je suis fâché que vous vous y soyez pris ainsi, don Alvar, et que vous ayez rendu presque impossible, par votre menace, la proposition que j’allais peut-être vous faire.

DON ALVAR.

Oh ! lâche !...

Mouvement de don Fernand. Reprenant.

Oui, lâche ! qui, lorsqu’il voit le frère l’épée à la main, propose d’épouser la femme qu’il a déshonorée !

DON FERNAND.

Vous savez que je ne suis point un lâche, don Alvar ; d’ailleurs, si vous ne le savez pas, au besoin, je vous l’apprendrai... Écoutez-moi donc !

DON ALVAR.

L’épée à la main ! Où le fer doit parler, la langue doit se taire.

DON FERNAND.

J’aime votre sœur, don Alvar ; votre sœur m’aime ; pourquoi ne vous appellerais-je pas mon frère ?

DON ALVAR.

Parce que mon père a dit qu’il n’appellerait jamais son fils un homme perdu de dettes et de débauches.

DON FERNAND.

Votre père a dit cela, don Alvar ?

DON ALVAR.

Oui, et je te le redis après lui ; et, pour la troisième fois, j’ajoute : l’épée à la main, don Fernand !

DON FERNAND, sombre.

Pourquoi donc y a-t-il des hommes qui cherchent obstinément la mort, quand la mort ne demanderait pas mieux que de les fuir ?

DON ALVAR.

L’épée à la main ! l’épée à la main ! ou ce n’est pas de la pointe, c’est du plat que je frapperai !

DON FERNAND.

Tu le veux donc ?

DON ALVAR, s’avançant avec menace.

Don Fernand !

DON ALVAR.

Un pas en arrière, monsieur, je suis prêt.

Ils se battent. Don Alvar tombe blessé.

DON FERNAND.

Blessé !...

DON FERNAND, se précipitant sur lui.

Seulement blessé, n’est-ce pas ?...

DON ALVAR.

Blessé à mort !

DON FERNAND.

Dieu m’est témoin que c’est vous qui m’avez forcé à ce duel. Que puis-je faire pour vous, mon frère ?...

DON ALVAR.

Rien, car la seule chose dont j’aie besoin, c’est un prêtre !

DON FERNAND, le relevant.

Je connais, à cent pas d’ici, un ermitage de moins pénitents ; levez-vous et appuyez-vous sur mon bras, je vous y conduirai.

DON ALVAR.

Je ne puis me tenir debout.

Il chancelle.

DON FERNAND.

Avec l’aide de Dieu, je vous porterai, alors !

Il le prend dans ses bras.

DON ALVAR.

Inutile, je meurs !... Mais, en reconnaissance de votre bonne volonté, je demanderai à Dieu, en face de qui je vais me trouver, que vous ne mouriez pas comme moi sans confession !... Adieu, don Fernand ! je ne puis vous pardonner le déshonneur de ma sœur, mais je vous pardonne ma mort !... Mon Dieu ! ayez pitié de moi !

Il meurt.

DON FERNAND.

Mort ! je l’ai tué, lui, mon meilleur ami !... Il m’a pardonné ; mais moi, je ne me pardonnerai pas.

Il s’incline sur lui et sanglote. Pendant cette scène, les bandits se sont montrés plusieurs fois, mais pour se retirer presque aussitôt. Ils semblent sur le point de faire irruption, quand six alguazils, conduits par un alcade mayor, entrent en scène et entourent Fernand, qui, absorbé dans sa douleur, ne les voit ni ne les entend.

 

 

Scène V

 

LES BANDITS, cachés, DON ALVAR, DON FERNAND, L’ALCADE MAYOR, LES ALGUAZILS

 

Ils arrivent par la gauche.

L’ALCADE.

Nous arrivons trop tard, il est mort !

Touchant l’épaule de don Fernand.

Don Fernand de Torrillas, vous êtes notre prisonnier !

DON FERNAND.

Moi ?...

L’ALCADE.

Oui, vous !

DON FERNAND.

C’est bien, messieurs, vous avez ma parole de ne pas fuir. Je rentrerai dans la ville derrière vous et me mettrai à la disposition de la justice.

L’ALCADE.

Ce n’est point derrière nous que vous rentrerez à la ville, c’est avec nous.

DON FERNAND.

Je croyais vous avoir dit, messieurs, que je vous donnais ma parole ?

L’ALCADE.

Nous avons l’ordre de vous ramener, et nous vous ramènerons...

DON FERNAND.

Messieurs, je ne suis pas un voleur ou un assassin, pour rentrer dans la ville où je suis né, où je suis connu, où j’ai mon père et ma mère, entre vos alguazils... Provoqué par mon ami don Alvar, je me suis battu contre lui à mon corps défendant ; un duel est un malheur, mais ce n’est pas un crime ! Marchez devant, messieurs ; je vous suivrai !...

On enlève le corps de don Alvar.

L’ALCADE.

Votre duel n’est pas un duel, don Fernand, puisqu’il a eu lieu sans témoins... c’est un meurtre !... Vous rentrerez donc à Grenade comme un meurtrier, non-seulement entre des alguazils, comme vous dites, mais encore lié et garrotté.

DON FERNAND.

Messieurs, messieurs, rappelez-vous que le Cid n’a pas voulu se laisser lier les mains même par son père.

L’ALCADE.

Il faudra pourtant bien que vous vous décidiez à vous les laisser lier par nous, mon gentilhomme ; et si ce n’est de bonne volonté, ce sera de force.

DON FERNAND, faisant un bond en arrière et ramassant son épée.

Messieurs, c’est bien assez d’un cadavre ! Voyons, ne me mettez pas plusieurs meurtres sur la conscience dans un seul jour.

L’ALCADE.

Prenez garde, mon cavalier ! Notre jeune roi don Carlos est sévère ! Avec lui, le bourreau suit de près le meurtrier ! Bas les armes, señor ! bas les armes !

DON FERNAND.

Encore une fois, je vous engage ma parole de gentilhomme de me rendre droit à la prison, et cela, à l’instant même, sans retard, dans le temps qu’il me faudra pour gagner la ville, sans passer par la maison de mon père, sans dire adieu à ma mère... Y consentez-vous ?

L’ALCADE.

Non.

DON FERNAND.

Je vous offre de vous suivre ou de vous précéder, de marcher à cent pas de vous, soit devant, soit derrière, sans que vous me perdiez de vue... Y consentez-vous ?

L’ALCADE.

Non.

DON FERNAND.

Eh bien, alors, que le sang retombe sur la tête de ceux qui l’auront fait verser... Venez me prendre !

L’ALCADE.

Allons, sus au rebelle qui lève l’épée contre les gens du roi !

Combat entre don Fernand et les alguazils ; il en tue un, en blesse deux et va succomber sous le nombre, quand tous les bandits se lèvent.

 

 

Scène VI

 

DON ALVAR, DON FERNAND, L’ALCADE MAYOR, LES ALGUAZILS, LES BANDITS

 

TORRIBIO, aux alguazils.

Holà ! camarades ! bas les armes, s’il vous plaît !

Ils descendent tous en scène.

L’ALCADE.

Que veut dire ceci ?...

TORRIBIO.

Que nous sommes assez souvent vos prisonniers pour qu’une fois par hasard les rôles changent. Abaissez les épées, et qu’on laisse libre ce gentilhomme.

L’ALCADE.

Allez-vous donc nous assassiner, misérables ?...

VICENTE.

C’est selon ! cela dépendra beaucoup de monsieur.

Il montre don Fernand.

DON FERNAND.

Comment ! de moi ?... Qui êtes-vous donc ?...

TORRIBIO.

Nous sommes des gentilshommes de la montagne. Il n’est point possible que vous n’ayez entendu parler de nous ?...

DON FERNAND.

Ah ! ah !

VICENTE.

Justement... Eh bien, voilà... Nous avons une petite proposition à vous faire, seigneur cavalier, à vous qui êtes un gentilhomme de la ville.

DON FERNAND.

Parlez.

TORRIBIO.

Oh ! ce que nous avons à vous dire est bien simple... Vous avez à choisir entre ces messieurs et nous : avec ces messieurs, l’échafaud ; avec nous, la royauté.

DON FERNAND.

Je ne vous comprends pas.

TORRIBIO.

C’est clair, cependant ; nous avons tout vu et tout entendu : vous vous êtes conduit en brave et loyal cavalier, et, pour cela, on vous garrotte, on vous conduit en prison, on vous juge, on vous condamne et on vous coupe le cou ; et encore, ne vous fait-on cette grâce que parce que vous êtes noble ! Nous, au contraire, nous vous disons : Don Fernand, vous êtes un bras vigoureux, un cœur loyal, une âme inflexible ! don Fernand, notre capitaine a été tué hier, nous l’avons enterré aujourd’hui ; voilà sa fosse !...

Il montre la fosse, qui est au fond, vers le milieu du théâtre.

Nous nous disputions, Vicente et moi, la place qu’il a laissée vacante. Cette place, depuis un quart d’heure, nous nous en reconnaissons indignes !... Don Fernand, dites un mot, et cette place est à vous.

DON FERNAND, à l’alcade.

Ai-je encore le droit, sur ma parole, de me rendre seul en prison et d’y attendre le jugement, tel qu’il plaira à la loi de le porter ?...

L’ALCADE.

Oui, si par force on nous retient ici ; non, si nous sommes libres.

DON FERNAND.

Ainsi, vous voulez toujours, au lieu de me laisser, comme je vous l’ai offert, marcher devant ou derrière vous, me faire traverser la ville lié et garrotté ?...

L’ALCADE.

Toujours !

DON FERNAND.

Et ni supplications ni prières ne changeront rien à votre résolution ?...

L’ALCADE.

Non, car nous représentons la loi, et nous sommes inflexibles comme elle.

DON FERNAND, aux bandits.

Amis, vous m’avez offert une royauté ?...

TORRIBIO.

Et nous vous l’offrons encore...

DON FERNAND.

La royauté, songez-y, c’est votre soumission ; c’est, en mes mains, le droit de vie et de mort sur le premier comme sur le dernier de vous !

VICENTE.

Nous te l’accordons.

DON FERNAND.

Et vous tous aussi ?...

TOUS.

Oui, oui, oui ! nous tous !

DON FERNAND.

Amis, voici ma main. Don Fernand de Torrillas est votre capitaine !

Les bandits s’approchent.

L’ALCADE.

Capitaine de meurtriers et de brigands !

Mouvement d’indignation des bandits.

DON FERNAND, les arrêtant du geste.

De meurtriers et de brigands, c’est cela... Je te remercie d’avoir prononcé ces deux mots...

Aux bandits.

Oui, je suis votre capitaine ! Rangez-vous donc autour de moi... et sur ces mains teintes de sang, jurez-moi obéissance et fidélité jusqu’à la mort.

LES BANDITS.

Jusqu’à la mort !

DON FERNAND.

Bien ! et par ces mains teintes de sang, je vous jure ici, moi, à mon tour, d’être jusqu’à la mort votre fidèle et ferme capitaine !... Êtes-vous contents ?...

TOUS, avec joie.

Oui ! oui !

TORRIBIO, à don Ferdinand, montrant les alguazils.

Et maintenant, capitaine, qu’ordonnes-tu de ces hommes ?

DON FERNAND.

Qu’ils retournent à la ville et qu’ils racontent ce qu’ils ont vu.

VICENTE.

Allez ! vous êtes libres : le capitaine vous fait grâce.

L’ALCADE, à don Fernand.

Nous nous reverrons, don Fernand de Torrillas, nous nous reverrons !

DON FERNAND.

Ne le souhaite pas !

Les alguazils sortent.

 

 

Scène VII

 

TOUS LES BANDITS, DON FERNAND

 

TOUS, s’inclinant et criant.

Vive don Fernand de Torrillas ! vive notre capitaine !

DON FERNAND, la tête penchée sur sa poitrine et rêveur.

Pourvu que ma pauvre mère n’en meure pas !

Mêmes cris des bandits.

 

 

ACTE I

 

 

Deuxième Tableau

 

L’auberge du Roi more. Salle basse avec une porte au fond, donnant sur la route. À gauche de cette porte, une fenêtre à hauteur d’appui, donnant aussi sur la grand’route. Dans la partie latérale de droite, une sortie de plain-pied avec le jardin. À gauche, portes au premier et au second plan ; du même côté, table, sièges. Tout le pittoresque possible dans l’arrangement intérieur de la posada. Au lever du rideau, Ginesta est à droite, assise près de la porte, et filant au fuseau. Près d’elle, quatre servantes, également assises, travaillent à différents ouvrages. À gauche, à la table, sont assis Calabasas et un bandit ; ils boivent.

 

 

Scène première

 

UN BANDIT, CALABASAS, PAQUITTA, LES SERVANTES, GINESTA, jeune fille de quinze à seize ans, costume de bohémienne aux couleurs éclatantes

 

PAQUITTA, travaillant à une tapisserie et chantant.

Grenade, ô mon adorée,

À la ceinture dorée,

Sois ma femme et pour toujours,

Prends en dot, dans mes Castilles,

Trois couvents avec leurs grilles,

Trois forts avec leurs bastilles,

Trois villes avec leurs tours.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, VICENTE, entrant par le fond

 

VICENTE.

Bonjour, Paquitta ! Bonjour, Ginesta !

GINESTA.

Bonjour, Vicente.

VICENTE, bas.

Calabasas !

CALABASAS, se levant et s’éloignant de la table.

Que veux-tu ?

VICENTE, descendant à la droite.

Le capitaine est-il ici ?...

CALABASAS.

Non...

VICENTE.

S’il rentrait, préviens-le que le premier voyageur qui va passer ne doit pas être arrêté, attendu qu’il ne fait que précéder un vieux seigneur et sa fille, qui paraissent fort riches.

CALABASAS.

Oui, et qu’en l’arrêtant, on effaroucherait les autres ?

VICENTE, riant.

Tu es plein d’intelligence, Calabasas.

Il prend un verre et boit. Continuant.

Mais je cours prévenir les compagnons, qui sont embusqués al malo sitio.

Il va pour sortir par la porte du fond.

Peste ! le voyageur me verrait, car il n’est plus qu’à cent pas d’ici... Ah ! de ce côté !...

Il fait signe au bandit de le précéder. Aux femmes, en passant.

Au revoir, les belles filles !

Ils disparaissent par la sortie de droite.

 

 

Scène III

 

CALABASAS, GINESTA, PAQUITTA, LES SERVANTES, DON RAMIRO, suivi d’UN DOMESTIQUE

 

DON RAMIRO, au dehors.

Holà ! de l’hôtellerie !...

Il paraît. À son Domestique.

Une mesure d’orge à mon cheval.

Entrant.

Un verre de xérès à moi !

CALABASAS.

Entrez, mon gentilhomme.

Les femmes se lèvent, moins Ginesta. On s’empresse de le servir.

DON RAMIRO, marchant à grands pas.

Un dîner, le meilleur possible, à ceux qui me suivent.

CALABASAS.

Quoique située dans la montagne, la posada du Roi more n’est pas dénuée, Dieu merci ! – Nous avons dans le garde-manger toute espèce de gibier et de viande. Nous avons une olla-podrida sur le feu... un gaspacho qui trempe depuis hier, et, si vous voulez attendre un de nos amis, grand chasseur, qui est à la poursuite d’un ours descendu de la montagne pour manger mon orge, nous aurons bientôt de la venaison fraîche à vous offrir.

DON RAMIRO.

Merci, nous n’avons pas le temps d’attendre le retour de ton chasseur.

À Paquitta.

La belle fille, cueille-moi dans le jardin un bouquet de tes plus belles fleurs.

CALABASAS.

Faites ce que l’on vous ordonne.

Paquitta sort par la droite. Continuant, à don Ramiro, qui s’est assis.

Quant à moi, monseigneur, je ferai de mon mieux.

DON RAMIRO, se versant et buvant.

Bien que je sois convaincu que celle que je précède est une véritable déesse qui ne vit qu’en respirant le parfum des fleurs et en buvant la rosée du matin, prépare toujours ce que tu as de meilleur.

CALABASAS.

Combien de couverts ?

DON RAMIRO.

Deux.

CALABASAS.

Un pour le père, l’autre pour la fille... Les domestiques mangeront à la cuisine, après avoir servi les maîtres... Ne leur épargnez pas le val-de-peñas.

DON RAMIRO, se levant.

Maintenant, un charbon allumé.

CALABASAS, à la porte de gauche.

Gil, dans le brasero, un charbon.

PAQUITTA, rentrant avec une corbeille pleine de fleurs.

Voici les fleurs demandées, mon gentilhomme.

Gil apporte un grand vase dans lequel sont des charbons allumés.

CALABASAS.

Et voici le brasero.

DON RAMIRO, tout en jetant une pincée de parfum dans le brasero, aux servantes.

Choisissez les plus belles de ces fleurs pour en faire un bouquet, et laissez-moi les autres.

Pendant que Calabasas promène le brasero dans la salle pour la parfumer, don Ramiro fait une jonchée avec les fleurs restées dans la corbeille.

PAQUITTA, lui présentant le bouquet.

Est-ce là ce que vous désirez, señor ?

DON RAMIRO, remettant la corbeille.

À merveille ! Lie-le maintenant...

L’arrêtant et prenant le bouquet.

Non, attends !

Il tire de sa poche un ruban, et noue le bouquet. Aux servantes.

Tenez !... voici deux philippes d’or pour le dérangement que je vous ai causé.

Les servantes se retirent par la gauche.

CALABASAS, s’inclinant devant lui.

Je désire être souvent dérangé ainsi, mon gentilhomme.

DON RAMIRO.

Maintenant, si don Velasquez de Haro te demande qui a commandé le dîner, tu lui diras que c’est un cavalier dont tu ignores le nom ; si doña Flor te demande qui a fait pour elle cette jonchée, qui a préparé ce bouquet...

Il lui remet le bouquet.

et qui a brûlé ces parfums, tu lui diras que c’est son courrier d’amour, don Ramiro d’Avila...

À Ginesta.

Adieu, la jolie fille !

Il s’élance au dehors par le fond.

 

 

Scène IV

 

CALABASAS, GINESTA, SERVANTES et SERVITEURS

 

CALABASAS, à la porte de gauche.

Allons, vite, préparez la table !... Amapola, deux couverts ! Perez, descendez à la cave ! Gil, des verres et des serviettes blanches !... Hâtez-vous !

Regardant au fond.

Voici le seigneur don Velasquez et sa fille... Et vite ! vite ! voici les voyageurs.

Sur ce qui suit, on prépare la table.

GINESTA, chantant.

Si le ciel est pur,

Prends garde !

Si le sentier sûr,

Regarde !

Et que la Vierge aux yeux d’azur

Te garde !

Adieu ! voyageur, adieu !

Allez en paix avec Dieu !

PAQUITTA, sur la fin du chant.

Voici la table prête.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, DON VELASQUEZ, DOÑA FLOR, NUNEZ, QUATRE DOMESTIQUES

 

 

 

CALABASAS.

Soyez le bienvenu, señor ! Soyez la bienvenue, señora !

Il lui présente le bouquet.

DON VELASQUEZ.

Les mêmes parfums et les mêmes fleurs que dans les autres stations ! C’est véritablement un courrier d’amour comme tu en mérites un, ma fille.

DOÑA FLOR, s’asseyant près de la table.

Croyez, mon père, que je n’ai en rien autorisé don Ramiro à nous précéder ainsi.

DON VELASQUEZ.

Loin de me fâcher de cette courtoisie, mon enfant, j’aime à voir que toute galanterie n’est pas morte dans notre pauvre Espagne ; et, en vérité, je trouve qu’elle n’a pas trop changé pendant les vingt ans que j’ai passés au Mexique.

GINESTA, à part.

Elle est belle !... elle est aimée !... elle est heureuse !...

Calabasas, qui était à gauche, causant avec ses serviteurs, s’approche de Ginesta et lui fait signe de se retirer. Elle sort par la droite, les serviteurs sortent par la gauche.

 

 

Scène VI

 

DOÑA FLOR, DON VELASQUEZ, CALABASAS

 

CALABASAS.

Son Excellence daignera-t-elle prendre son repas dans ma pauvre hôtellerie ?

DON VELASQUEZ.

As-tu faim, mon enfant ?

DOÑA FLOR.

Merci, mon père. Je voudrais bien continuer notre route, afin de ne pas nous trouver engagés dans ces montagnes pendant la nuit.

DON VELASQUEZ, à Calabasas.

Vous entendez, mon ami ; mais comme vous avez fait des préparatifs, et que ces préparatifs ne doivent pas être perdus, voici en dédommagement de votre peine...

Il lui donne quelques pièces de monnaie.

CALABASAS.

Bien ! merci, señor, merci !

Il sort par la gauche.

 

 

Scène VII

 

DOÑA FLOR, DON VELASQUEZ

 

DON VELASQUEZ.

Tu as raison, mon enfant, nous allons profiter des deux heures de jour qui nous restent pour achever la traversée de la sierra.

DOÑA FLOR, riant et se levant.

Et puis avouez, mon père, que vous avez grande hâte d’arriver à Grenade ?

DON VELASQUEZ.

Sans doute ; le roi m’y attend.

DOÑA FLOR.

Le jeune roi don Carlos, que vous avez si fidèlement servi pendant sa minorité, s’est sans doute souvenu de vos services, et veut vous témoigner sa reconnaissance... Cela ne me surprend point ; mais ce qui m’étonne, c’est l’empressement que vous semblez mettre à courir au-devant des faveurs, pour lesquelles vous n’êtes plus fait, me disiez-vous vous-même, il n’y a pas longtemps, dans notre délicieuse retraite, à Malaga.

DON VELASQUEZ.

Mais, chère amie, tu te fais grande et sérieuse ; l’enfant que tu étais il n’y a pas six mois a fait place à une adorable jeune fille dont il faut que je songe à assurer le bonheur... et ce n’est pas en restant enfoui dans une solitude, oublié du roi, loin de mes amis et de la cour, que je te ménagerai l’une de ces grandes alliances que j’ai rêvées pour toi.

DOÑA FLOR, souriant.

Don Velasquez de Haro, le hardi navigateur qui fut associé à la gloire de Christophe Colomb, et à qui l’Espagne doit la découverte de cette merveilleuse contrée où je suis née ; don Velasquez, le ministre d’État pendant la régence ; don Velasquez, l’ami du grand cardinal Ximénès, que toute l’Espagne pleure encore aujourd’hui, n’a pas besoin d’aller au-devant d’une alliance, telle grande qu’il puisse la rêver... Il sait bien que les plus illustres viendront d’elles-mêmes s’offrir à lui et à sa fille unique.

DON VELASQUEZ, à part, en se détournant.

Ma fille unique !...

DOÑA FLOR.

Qu’avez-vous, mon père ?... Je viens de surprendre encore en vous un de ces tressaillements involontaires qui deviennent plus fréquents à mesure que nous avançons vers Grenade... À votre impatience d’arriver se joint je ne sais quelle anxiété secrète... Oh ! pardon, père bien-aimé, pardon ! Vous m’avez tellement habituée à vivre en vous, à ne penser, à ne sentir que par vous, qu’il me semble avoir le droit de vous demander la moitié de vos tristesses, puisque vous m’avez donné la moitié de vos joies.

DON VELASQUEZ.

Chère et aimable enfant ! ma félicité, ma vie ! tu as raison, tu ne dois rien ignorer de mes plus secrètes émotions, et d’ailleurs, n’es-tu pas la seule amie comme la seule confidente que Dieu m’ait laissée ?... Il semble qu’en mourant ta sainte mère t’ait légué son âme, et que tu aies hérité d’elle cette tendresse à la fois intelligente et sérieuse qui, devançant ton âge, a fait de la jeune fille presque une femme... Oui, je vais tout te dire, car toi seule, tu sauras me comprendre...

DOÑA FLOR.

Je vous écoute, mon père.

DON VELASQUEZ, s’asseyant au bout de la table à la droite de doña Flor.

Il y a vingt-cinq ans, le 3 août 1492, Christophe Colomb s’embarqua à Palos pour les mondes inconnus qu’il allait découvrir. J’avais été de ses amis, je voulus être de ses compagnons ; mais ce n’était ni l’ambition des conquêtes, ni l’ardeur des découvertes qui m’entraînaient à sa suite. Je fuyais l’Espagne, je fuyais Grenade, je fuyais un souvenir, un désespoir... je fuyais une femme.

DOÑA FLOR.

Une femme !

DON VELASQUEZ.

J’accompagnai Colomb à travers tous les dangers de cette première navigation, cherchant bien plutôt la mort qu’une vaine gloire. Avec lui, je combattis les caciques, et, pénétrant bientôt plus avant que lui dans l’intérieur des terres, je me jetai dans les solitudes immenses, errant, inquiet, désespéré, et portant toujours en moi cette mystérieuse souffrance, ce souvenir déchirant que ni fatigues ni aventures n’avaient pu déraciner de mon cœur.

DOÑA FLOR.

Mon père !

DON VELASQUEZ.

Enfin, reçu à la cour d’un cacique dont la fille m’aima, je finis par me plaire au parfum de cette fleur à demi sauvage. À mon tour, je l’aimai, et je devins l’époux de cette vierge convertie. Tu fus le fruit de cette union, chère enfant, dont le regard, à la fois doux et fier, recèle cette double flamme du soleil d’Andalousie qui au soleil indien...

Se levant.

Et quand ta mère eut expiré en te mettant au jour, c’est-à-dire lorsque le lien qui m’attachait au nouveau monde se fut douloureusement brisé, je quittai cette terre, qui n’était plus pour moi la patrie, et je t’emportai vers l’Espagne.

DOÑA FLOR.

Et nos deux existences confondues n’en firent plus qu’une seule... Et je grandis en te prenant la moitié de ton cœur !

DON VELASQUEZ.

Oui... Et un jour... il y a un mois... tu vois, cela est tout récent... un jour donc que, dans ce vieux domaine aux environs de Malaga, où je t’oblige, pauvre enfant, à vivre de ma triste vie, je remuais d’anciens papiers, furetant dans des coffres depuis longtemps fermés, une cassette s’offrit à mes regards, et me rappela tout à coup qu’un homme de confiance que j’avais laissé en Espagne vingt-cinq ans auparavant était mort avant d’avoir pu me rejoindre aux Indes occidentales, et m’avait fait indirectement savoir, avant de mourir, qu’il avait eu soin d’enfermer dans cette cassette des papiers intéressants pour moi. Ce détail oublié m’étant revenu brusquement à la mémoire, je fis sauter la serrure du coffret, et je parcourus rapidement les papiers qu’il contenait. Tout à coup, je pâlis, un nuage passa sur mes yeux ; mais, reprenant courage, je saisis une lettre dont l’écriture ne m’était pas inconnue... j’en brisai le cachet noir, et je lus ces mots : « Celle que vous avez aimée va mourir ; mais quand vous prierez, si vous priez pour elle, pensez qu’elle a donné le jour à un fils qui aurait pu porter votre nom. »

DOÑA FLOR.

Un fils ! un frère !

DON VELASQUEZ, serrant sa fille dans ses bras.

Ah ! sois bénie pour ce mot qui vient de tomber de tes lèvres et de s’échapper de ton cœur !... Oui, un fils, oui, un frère... Mais où est-il ? qu’est-il devenu ? est-il vivant ?... Nulle trace, nul indice, si ce n’est que, le premier drame de ma vie s’étant passé à Grenade, c’était d’abord à Grenade qu’il fallait courir. Je n’eus plus alors qu’une pensée, et lorsque arriva l’ordre du roi de partir, et de partir pour Grenade, il me sembla qu’il y avait dans le hasard de cette rencontre comme une promesse de la Providence. Dès le lendemain, nous étions en route, et... tu l’as deviné sans peine, oui, je voudrais avoir des ailes, oui, je voudrais arrêter le soleil comme Josué, et pouvoir faire la route de deux jours en un seul. Grenade ! Grenade ! Il me semble que je n’y arriverai jamais !

DOÑA FLOR.

Mon père !... Ah ! je voudrais, moi, avoir deux cœurs et deux âmes désormais, afin de l’aimer, lui, autant que je vous aime.

DON VELASQUEZ.

Tu l’aimeras, nous l’aimerons ensemble, de loin, en secret, tout bas, avec Dieu seul pour confident... Mais ne prenons pas un rêve pour des réalités ; cherchons d’abord, et fasse le ciel que mes espérances ne soient pas de vaines chimères !

Se retournant vers la droite.

Mais qui vient là ?

Entrée de Ginesta.

DOÑA FLOR.

Oh ! voyez donc la belle enfant, mon père !

 

 

Scène VIII

 

DON VELASQUEZ, DOÑA FLOR, GINESTA et CALABASAS, qui paraît à gauche

 

DON VELASQUEZ.

Oui, en vérité, fort belle !... C’est incroyable comme elle ressemble...

DOÑA FLOR.

À qui, mon père ?

DON VELASQUEZ.

À une bohémienne fort belle aussi, et que l’on disait mariée de la main gauche au roi Philippe le Beau.

DOÑA FLOR.

Me permettez-vous de lui parler, mon père ?

DON VELASQUEZ.

À ta volonté, mon enfant ; je vais, pendant ce temps, faire quelques questions à notre hôte sur la route qui nous reste à parcourir.

Il fait signe à Calabasas de le suivre du côté de la porte.

DOÑA FLOR, jouant avec le bouquet de don Ramiro et l’approchant de Ginesta.

Comment te nommes-tu, ma belle enfant ?

GINESTA.

Les chrétiens me nomment Ginesta, et les Mores Aïssé.

DOÑA FLOR.

Moi qui suis bonne catholique, je t’appellerai Ginesta.

GINESTA.

Appelez-moi comme vous voudrez. En sortant de votre belle bouche et prononcé par votre douce voix, mon nom me semblera toujours beau.

DON VELASQUEZ, qui a entendu, revenant au milieu.

Eh bien, Flor, qui t’eût prédit que tu trouverais la nymphe Flatterie dans ce désert eût été par toi traité de menteur ; il t’eût dit la vérité, cependant.

GINESTA.

Je ne flatte pas, j’admire.

DOÑA FLOR, embarrassée.

Que demandiez-vous au maître de cette posada, mon père ?

DON VELASQUEZ.

Je lui demandais si la route était sans danger d’ici au sortir de la sierra.

DOÑA FLOR.

Et il vous répondait ?...

DON VELASQUEZ.

Que nous pouvions aller hardiment devant nous.

À l’hôtelier.

N’est-il pas vrai ?

Il remonte causer avec lui.

DOÑA FLOR, allant à Ginesta.

Et si je te faisais la même question, que me répondrais-tu, la belle enfant ?

GINESTA.

À vous, señora, je dirai toute la vérité ; car vous êtes la première dame de la ville qui me parle doucement et sans mépris.

DOÑA FLOR.

Parle donc.

GINESTA.

N’allez pas plus loin, señora.

DOÑA FLOR.

Comment ! que nous n’allions pas plus loin ?...

GINESTA.

Retournez en arrière !

DON VELASQUEZ.

Jeune fille, te moques-tu de nous ?

GINESTA.

Dieu m’est témoin que je vous donne le conseil que je donnerais à mon père et à ma sœur.

DOÑA FLOR, saisissant le bras de don Velasquez.

Mon père ! vous entendez ?...

DON VELASQUEZ.

Veux-tu retourner à Alhama avec deux de nos serviteurs, mon enfant ?

DOÑA FLOR.

Et vous, mon père ?

DON VELASQUEZ.

Moi, je continuerai ma route.

DOÑA FLOR, lui serrant la main.

Et moi, j’irai où vous irez, et, où vous passerez, je passerai, mon père.

DON VELASQUEZ.

Chère enfant !

NUNEZ, paraissant au fond, suivi des autres domestiques.

Señor comte...

DON VELASQUEZ.

Remonte à cheval et marche devant.

Revenant au milieu et tendant sa bourse à Ginesta.

Tiens, mon enfant.

GINESTA.

Il n’y a pas de bourse assez riche pour payer le conseil que je vous donnais, señor voyageur. Gardez donc votre argent, il sera le bienvenu où vous allez.

DOÑA FLOR, tirant une chaîne de son cou.

Et cette chaîne, l’accepterais-tu ?

GINESTA.

Venant de qui ?

DOÑA FLOR.

D’une amie !

GINESTA.

Oh ! oui.

Elle présente son cou au collier et son front au baiser de doña Flor.

DON VELASQUEZ.

Allons, mon enfant !

DOÑA FLOR.

Me voici, mon père.

DON VELASQUEZ.

À cheval, vous autres, et attention !

Toute la suite s’éloigne par le fond à gauche, sur une musique qui se continue jusqu’aux premiers coups de fusil.

 

 

Scène IX

 

LES MÊMES, hors DON VELASQUEZ et DOÑA FLOR

 

CALABASAS, regardant à la porte.

Ils s’éloignent sans défiance, et cependant le vieillard se dresse sur ses étriers et regarde autour de lui... Dans cinq minutes, ils seront à la tombe de la bohémienne... C’est là...

GINESTA, à part.

Misérable !

Elle monte sur l’appui de la fenêtre.

CALABASAS.

Celui qui marche le premier s’arrête... Il n’a rien vu... Il se remet en chemin... À peine doit-il être maintenant à vingt pas de l’endroit où ils sont embusqués... Il fait avec son chapeau signe à son maître de retourner en arrière.

On entend des coups de feu.

Enfants ! aux escopettes ! ces gens-là vont se défendre, et nos amis peuvent avoir besoin de secours.

Les domestiques retirent leurs tabliers, prennent des carabines et courent sur les traces de Nunez, qui passe au fond en criant : « Au secours ! à l’assassin ! »

GINESTA, avec crainte.

Le vieillard renversé de son cheval... la jeune fille aux mains de Comacho !... Il n’y a que lui qui puisse les sauver !

Elle descend précipitamment en criant.

Fernand ! Fernand !

S’élançant par la porte de droite.

Fernand !...

 

 

Scène X

 

TORRIBIO, COMACHO, VICENTE, BANDITS, tenant DON VELASQUEZ, BANDITS, tenant DOÑA FLOR, AUTRES BANDITS, portant des bagages qu’ils se disputent

 

TORRIBIO.

Voyons, assez de résistance comme cela, mon noble seigneur : deux hommes tués, quatre blessés, l’honneur est sauf.

DON VELASQUEZ.

Misérables !

Doña Flor, pâle, les dents serrées, reste droite, muette et immobile comme une statue. Don Velasquez fait un effort pour se débarrasser des hommes qui le retiennent.

UN BANDIT.

Mais vous êtes donc enragé ?

DON VELASQUEZ.

Tuez-moi, vous le pouvez, vous êtes les plus forts, et vous nous avez attaqués traîtreusement... Mais je vous en préviens, en avant d’Alhama, j’ai rencontré une troupe dont je connais le chef ; ce chef sait que je vais à Grenade par ordre du roi don Carlos, et lorsqu’il apprendra que je ne suis pas arrivé, il se doutera que j’ai été assassiné ; et alors, ce ne sera pas à un homme seul et à une enfant que vous aurez affaire, c’est à toute une compagnie, et nous verrons, brigands, et nous verrons, bandits, si vous êtes aussi braves devant les soldats du roi et deux contre deux, que vous l’êtes ici vingt contre un !...

VICENTE.

Mais qui diable te dit que nous voulons t’assassiner ? Si tu crois cela, tu te trompes fort ! Nous n’assassinons que les pauvres diables qui n’ont pas le sou pour se racheter ; mais les nobles seigneurs qui, comme toi, Excellence, peuvent payer rançon, nous avons grand soin d’eux, au contraire !

DOÑA FLOR.

S’il ne s’agit que de payer une rançon, c’est chose facile ; fixez-la semblable à celle d’un prince, et elle ne vous fera pas faute.

TORRIBIO.

Par saint Jacques, nous y comptons bien, ma belle señora ! c’est pourquoi nous voudrions que le noble seigneur, votre père, se calmât un peu.

Arrachant une bourse des mains de Comacho, et la mettant dans sa poche.

Les affaires sont des affaires, que diable ! on les termine en discutant, on les embrouille en se battant.

Don Velasquez fait un mouvement en apercevant un bandit qui vole l’aumônière de sa fille. À doña Flor.

Et tenez, voilà encore votre père qui les embrouille.

Don Velasquez fait un violent effort pour écarter les bandits.

VICENTE, mettant le couteau sous la gorge de don Velasquez.

Encore une nouvelle tentative, et ce n’est plus avec nous, c’est avec Dieu qu’il faudra discuter votre rançon, mon gentilhomme.

DOÑA FLOR, effrayée.

Mon père !

TORRIBIO, allant à doña Flor.

Oui, écoutez la belle señora ; elle parle d’or, et sa bouche est comme celle de cette princesse arabe, qui ne s’ouvrait que pour laisser tomber une perle ou un diamant à chaque parole qu’elle disait.

Mouvement de don Velasquez, qui repousse un bandit.

COMACHO.

Voyons, tenez-vous tranquille, mon brave seigneur ; donnez le plus tôt possible un sauf-conduit à notre brave ami l’hostallero, afin qu’il aille à Malaga sans avoir rien à craindre de l’autorité ; là, votre intendant lui remettra mille, deux mille, trois mille couronnes, à votre générosité : nous ne taxons pas les voyageurs, et, au retour de l’hostallero et à l’arrivée de l’argent, vous serez libre.

DOÑA FLOR.

Mon père, écoutez ce que disent ces hommes, et ne compromettez pas votre précieuse existence pour quelques sacs d’argent.

DON VELASQUEZ, faisant un pas en avant.

Et tandis que votre digne complice ira trouver mon intendant avec une lettre de moi, que ferez-vous de nous dans ce coupe-gorge ?

Murmure des bandits.

TORRIBIO.

Coupe-gorge ! entends-tu comme on traite ton hôtellerie, digne seigneur Calabasas ?

COMACHO.

Ce que nous ferons de toi ? Nous ne te perdrons pas de vue, d’abord.

DON VELASQUEZ.

Misérable !

TORRIBIO.

Nous t’attacherons avec une chaîne solide à un anneau de fer. DON VELASQUEZ.

Vous m’enchaînerez comme un esclave more, moi ?

Il s’arrache des mains des Bandits, et engage avec eux une lutte dans laquelle tout est bouleversé, la table renversée. Dans le tumulte, on n’entend que les jurements des bandits et les cris de doña Flor.

DOÑA FLOR, d’une voix suppliante.

Mon père ! mon père !...

TORRIBIO, à Vicente, qui lève le couteau sur Velasquez.

Vicente ! que diable vas-tu faire ?

VICENTE.

Le tuer, donc !

TORRIBIO.

Tu te trompes, tu ne vas pas le tuer...

VICENTE.

Oh ! par saint Jacques, c’est ce que nous allons voir ! Je ne vais pas le tuer ?...

TORRIBIO.

Non, tu vas faire un trou à un sac d’or, et, par ce trou, sa rançon s’en ira.

Tout est rentré dans le calme. On avance un siège à don Velasquez ; il s’assied. Continuant, à Vicente.

Laisse-moi causer avec ce digne gentilhomme, et tu vas voir les choses marcher toutes seules.

Il s’assied à côté de don Velasquez, et se croise les jambes.

Voyons, soyez raisonnable, on ne vous attachera point à un anneau de fer, non ; on vous mettra dans la cave aux vins fins, dont la porte est aussi solide que celle des cachots de Grenade, avec une bonne petite sentinelle derrière cette porte.

DON VELASQUEZ, se levant.

Bandits ! Et c’est ainsi que vous comptez traiter un homme de mon rang !

DOÑA FLOR.

Mon père ! je serai avec vous ! mon père, je ne vous quitterai pas !

COMACHO, passant au milieu.

Ah ! ma belle enfant, c’est ce que nous ne pouvons pas vous promettre.

DOÑA FLOR.

Mon Dieu ! que voulez-vous donc faire de moi ?

COMACHO.

Ceci est le secret de notre chef.

DOÑA FLOR.

Oh !

DON VELASQUEZ.

Dieu saint ! vous les entendez !

TORRIBIO.

Oh ! ne vous effrayez pas ; notre chef est jeune ; il est beau... On dit même qu’il est de bonne noblesse.

On rit.

DOÑA FLOR, tirant un poignard de sa poitrine.

Sainte madone, à mon secours !

Les bandits s’écartent ; doña Flor, debout, pâle, isolée, résolue, appuyant son poignard sur sa poitrine.

Mon père, qu’ordonnez-vous ?

DON VELASQUEZ, écartant les deux bandits qui le retiennent, et ouvrant ses bras à doña Flor.

Ici, mon enfant, viens ici !

DOÑA FLOR, donnant le poignard à son père.

Mon père, souvenez-vous de ce Romain dont vous m’avez raconté l’histoire et qui s’appelait Virginius !

TOUS LES BANDITS, se ruant sur don Velasquez et sur sa fille.

À mort ! à mort !

 

 

Scène XI

 

LES MÊMES, DON FERNAND, apparaissant tout à coup par la droite

 

DON FERNAND.

Holà ! mes maîtres, que se passe-t-il donc ici ?...

Tout le monde s’éloigne de don Velasquez et de doña Flor, qui restent isolés, groupés comme deux statues, le poignard du père posé sur la poitrine de la fille. Don Fernand, s’inclinant devant don Velasquez.

Je ne doute pas de votre courage, señor ; mais c’est, il me semble, une grande prétention, de croire que vous pouvez vous défendre avec cette aiguille contre vingt hommes armés de poignards, d’épées et d’escopettes.

DON VELASQUEZ.

Si j’avais la prétention de vivre, ce serait, en effet, une folie ; mais comme je n’ai que celle de tuer ma fille et de me tuer après elle, cela me paraît non-seulement chose possible, mais encore chose facile.

DON FERNAND.

Et pourquoi voulez-vous la tuer et vous tuer après elle ?

DON VELASQUEZ.

Parce que nous sommes menacés d’outrages auxquels nous préférons la mort.

DON FERNAND.

À quel prix mettez-vous votre vie et votre honneur ?

DON VELASQUEZ.

Ma vie à dix mille couronnes ; quant à son honneur, il n’a pas de prix.

DON FERNAND.

Je vous fais don de la vie, señor.

Murmures des bandits.

Silence ! – Je vous fais don de la vie ; et quant à l’honneur de la señora, il est aussi en sûreté ici que si elle était dans la chambre et sous la garde de sa mère !...

Murmures.

J’ai dit ! Silence ! et j’ajoute : Sortez ! sortez tous ! depuis le premier jusqu’au dernier, sortez !

Tous les bandits sortent par le fond et par la droite.

 

 

Scène XII

 

LES MÊMES, hors LES BANDITS

 

DON FERNAND, à don Velasquez.

Il faut leur pardonner, Excellence ! ce sont des êtres grossiers, et non des gentilshommes comme nous.

Don Velasquez reste mal rassuré et muet.

DOÑA FLOR, assise à gauche.

Señor, mon père est, je le comprends, sans voix pour vous remercier ; permettez donc que ce soit moi qui vous présente nos actions de grâces en son nom et au mien.

DON FERNAND.

Venant d’une aussi belle bouche, elles auront une valeur que ne saurait leur donner la bouche même d’une reine.

À don Velasquez.

Señor, vous êtes libre... Où allez-vous ?

DON VELASQUEZ.

À Grenade, où le roi m’a mandé.

DON FERNAND, railleur.

Est-il vrai que le roi flamand don Carlos, à qui le royaume d’Espagne ne suffit pas et qui veut encore l’empire d’Allemagne, daigne, au milieu de ses graves préoccupations, abaisser les yeux jusqu’à nos vallées ? Il veut, assure-t-on, qu’un enfant de douze ans puisse parcourir la route de Grenade à Malaga sans rencontrer un seul homme qui lui dise autre chose que le salut des voyageurs : « Allez en paix avec Dieu ! »

DON VELASQUEZ.

C’est sa volonté, en effet, et je sais que des ordres sont donnés en conséquence.

DON FERNAND.

Et quel terme met le roi don Carlos à cette conquête de la montagne ?

DON VELASQUEZ.

On prétend qu’il a donné quinze jours seulement au grand justicier.

DON FERNAND, souriant.

Quel malheur que vous ne soyez point passée par ici dans trois semaines au lieu d’y passer aujourd’hui, señora ! vous n’eussiez rencontré sur cette route, où des bandits vous ont tant effrayée, que des honnêtes gens qui vous eussent dit : « Allez en paix avec Dieu ! » et qui, au besoin, vous eussent servi d’escorte.

DOÑA FLOR.

Nous avons rencontré mieux que cela, señor, puisque nous avons rencontré un gentilhomme qui nous a rendu la liberté.

DON FERNAND.

Il ne faut pas m’en remercier, señora.

DOÑA FLOR.

Pourquoi ?

DON FERNAND.

Parce que j’obéis à une puissance plus grande que ma volonté, parce que je suis un homme de première impression... Il y a entre mon cœur et ma tête, ma tête et ma main, ma main et mon épée, je ne sais quelle sympathie qui me porte tantôt au bien, tantôt au mal, plus souvent au mal ! Cette sympathie a pris, dès que je vous ai vue, la colère dans mon cœur et l’a jetée loin de moi ; si loin que, par ma foi de gentilhomme, je l’ai cherchée et ne l’ai plus retrouvée.

DON VELASQUEZ.

Jeune homme, je vous écoute, et si votre généreuse action ne suffisait pas à combler la distance qu’il y a de vous à ceux parmi lesquels vous vivez, la noble sincérité de votre langage l’indiquerait assez. Le Seigneur miséricordieux a marqué à chacun sa place en ce monde. Il a donné aux royaumes les rois, aux rois les gentilshommes, qui sont leur escorte naturelle. Les villes ont leurs habitants qui les occupent, bourgeois, commerçants, peuple. Les mers ont leur Vasco de Gama et leur Colomb, c’est-à-dire les hardis navigateurs qui vont, par delà les Océans, retrouver les mondes perdus ou découvrir les mondes ignorés... Les montagnes, enfin, ont leurs hommes de rapine, et, dans ces mêmes montagnes, Dieu a placé les animaux de proie et de carnage, comme pour indiquer qu’il les assimilait les uns aux autres en leur donnant la même demeure, et qu’il faisait de ces hommes le dernier échelon de la société.

DON FERNAND.

Señor !

DON VELASQUEZ.

Laissez-moi dire... Eh bien, allais-je ajouter, il faut, pour que l’on rencontre les hommes hors du cercle où Dieu les a parqués comme des troupeaux d’individus de la même espèce, mais de valeur différente, il faut que quelque grand cataclysme social ou quelque grande catastrophe de famille ait rejeté violemment ces individus du cercle qui leur était propre dans celui qui n’était point fait pour eux. C’est ainsi que nous, par exemple, qui tous deux peut-être étions nés pour être des gentilshommes de la société des rois, avons, chacun de notre côté, subi une destinée différente. Cette destinée a fait de moi un navigateur et a fait de vous...

Il hésite.

DON FERNAND.

Achevez...

DON VELASQUEZ.

Cette destinée a fait de vous un bandit !

DON FERNAND.

Vous savez que le même mot sert pour banni et pour brigand ? Les hommes n’ont pas été justes, mais la langue l’a été...

DON VELASQUEZ.

Vous êtes un banni ?

DON FERNAND.

Et vous, señor, qui êtes-vous ?

DON VELASQUEZ.

Je me nomme don Velasquez de Haro.

DON FERNAND, saluant.

Excusez-moi, je suis resté couvert devant vous... et je ne suis pas grand d’Espagne.

DON VELASQUEZ.

Je ne suis pas roi.

DON FERNAND.

Non ; mais vous êtes noble comme le roi.

DON VELASQUEZ.

Vous me connaissez donc ?

DON FERNAND.

Le nom de Velasquez de Haro se trouve mêlé à tous mes souvenirs d’enfance.

DON VELASQUEZ.

Qui vous a parlé de moi ?

DON FERNAND.

Mon père.

DON VELASQUEZ.

Votre père me connaît donc ?

DON FERNAND.

Il m’a dit qu’il avait cet honneur.

DON VELASQUEZ, passant à droite.

Le nom de votre père, jeune homme ?

DOÑA FLOR.

Oui, oui, son nom !

DON FERNAND.

Hélas ! señor, ce n’est ni une joie ni un honneur pour mon père que d’entendre sortir de la bouche d’un homme comme moi le nom d’un vieil Espagnol qui n’a pas une goutte de sang more dans les veines. N’exigez donc pas que j’ajoute ce chagrin et ce déshonneur au chagrin et au déshonneur qu’il me doit déjà.

Il remonte la scène.

DOÑA FLOR, allant à son père.

Il a raison, mon père.

Elle passe derrière son père et se trouve à sa gauche.

DON VELASQUEZ.

Gardez donc le secret de votre nom ; mais si vous n’avez pas un motif pareil de me cacher la cause de la vie étrange que vous avez embrassée ; si votre bannissement de la société, si votre retraite dans ces montagnes ont été, comme je le présume, la suite de quelque étourderie de jeunesse ; si vous avez, je ne dirai pas l’ombre d’un remords, mais l’apparence d’un regret de la vie que vous menez, j’engage ici, devant Dieu, ma parole de vous servir de protecteur et même de caution.

Il s’assied et attire à lui sa fille.

DON FERNAND.

Merci, señor... J’accepte votre parole, quoique je doute qu’il appartienne à un homme, excepté à celui qui a reçu de Dieu le suprême pouvoir, de me rendre dans la société la place que j’y occupais.

Comme à lui-même.

Hélas ! dans mes longues heures d’insomnie, quand la brise nocturne fait bruire la cime du chêne au pied duquel je cherche le repos sans trouver le sommeil ; quand, à travers ses feuilles mouvantes, je vois dans l’azur profond du ciel trembler les étoiles, je rêve parfois que, par delà cet azur, par delà ces étoiles, siège un Dieu juste, miséricordieux, je rêve parfois à la possibilité d’un pareil miracle ! Je serais heureux de le voir s’accomplir par vous, et que ce fût à la suite d’un ange que, pareil au jeune Tobie, je revinsse à la maison paternelle.

Don Velasquez s’approche de lui et lui tend la main. Don Fernand, au moment de la saisir, hésite, puis reprend.

Mais vous êtes pressé, señor, d’arriver à Grenade ; je ne veux pas vous retenir plus longtemps... – Entrez tous !

Tous les bandits reviennent.

 

 

Scène XIII

 

LES MÊMES, LES BANDITS

 

DON FERNAND, à tous.

Don Velasquez de Haro est libre ! Deux hommes lui serviront d’escorte jusqu’à ce qu’il soit sorti des montagnes... Là, ce qu’il donnera en récompense, fût-ce un réal, fût-ce une peseta, fût-ce un maravédis, sera reçu avec reconnaissance.

À don Velasquez.

Celui qui vous approchera de dix pas sera un homme mort... Maintenant, me pardonnez-vous ?

Il s’incline profondément.

DON VELASQUEZ.

Non-seulement nous vous pardonnons, mais encore nous nous tenons pour vos obligés ; et, avec l’aide de Dieu, je vous donnerai, moi particulièrement, je l’espère, une preuve de reconnaissance.

Aux bandits.

Venez ; ma rançon, pour être volontaire, n’en sera pas moins royale.

DON FERNAND, à doña Flor.

Et vous, señora, partagez-vous les sentiments de don Velasquez ?

DOÑA FLOR.

Oh ! oui ! et si je pouvais, moi aussi, vous donner une preuve...

Elle regarde autour d’elle. Don Fernand prend le bouquet de don Ramiro, qui est sur la table, et le lui présente.

Mon père a promis de payer sa rançon...

Elle prend une fleur dans le bouquet et la lui donne.

Voici la mienne !

Don Fernand porte la fleur à ses lèvres, puis la met dans son pourpoint et s’incline ; doña Flor suit son père.

 

 

Scène XIV

 

LES MÊMES, puis GINESTA

 

DON FERNAND remonte au fond, regarde silencieusement doña Flor et don Velasquez, qui s’éloignent ; puis, tirant la fleur de sa poitrine, il la baise une seconde fois, et dit.

Allez en paix avec Dieu !

GINESTA, entrant vivement par la droite.

Don Fernand ! don Fernand !

L’apercevant et allant à lui.

Don Fernand !

DON FERNAND.

Que me veux-tu, Ginesta, et pourquoi es-tu si pâle ?

GINESTA.

Je veux dire, don Fernand, que les soldats du roi ne doivent pas être maintenant à un quart de lieue d’ici, et qu’avant dix minutes, tu seras attaqué.

DON FERNAND.

Les soldats du roi ?... Es-tu sûre de ce que tu m’annonces, Ginesta ?...

GINESTA.

Si j’en suis sûre !...

Prenant la main de Fernand, qu’elle pose sur son cœur.

Tiens ! tremblerais-je donc, si tu ne courais pas un danger ?... Et puis je viens de voir errer dans les taillis la figure de José l’Aragonais !...

TOUS.

José l’Aragonais !...

On entend des coups de feu.

GINESTA.

Écoute ! entends-tu ?

UN BANDIT, accourant au fond.

Capitaine !... les soldats du roi !

DON FERNAND.

Pour tout ce qui ne sera pas tué ou blessé mortellement, le point de ralliement est au chêne de Mercédès !... Camarades ! aux armes ! et sus aux soldats du roi !

Comacho lui remet une carabine.

TOUS, se dirigeant vers la droite.

Aux armes !...

 

 

Troisième Tableau

 

Une clairière. À gauche du spectateur, un vieux chêne, contre le tronc duquel est adossée une petite statue de sainte Mercédès ; en face, à droite, au second plan, un grand rocher ; partout, des arbres ; sur le devant, du même côté, un accident de rocher.

 

 

Scène première

 

TORRIBIO, seul, s’avançant avec précaution par le fond, armé d’une longue canardière

 

Oui, voilà bien le chêne de Mercédès... Je suis le premier arrivé au rendez-vous ; à moins cependant que quelque compagnon plus pressé et plus prudent ne m’ait devancé et ne se cache...

Il imite le cri de la chouette ; personne ne répond.

Non, je ne me trompais pas, je suis bien seul... Est-ce que, par hasard, tout aurait été pris ou tué ?... Ce serait dommage : de si braves gens !... Une branche sèche a craqué sous le pas d’un homme ou d’une bête sauvage.

Il se cache derrière un arbre et prête l’oreille.

Non, c’est bien le pas d’un homme... Or, la première maxime de notre état étant : « Homme, défie-toi de l’homme », mettons-nous en garde contre notre frère !

 

 

Scène II

 

TORRIBIO, VICENTE, entrant par la droite

 

TORRIBIO.

Qui va là ?

VICENTE, le repoussant.

Un homme qui ne craint ni Dieu ni diable !... Après ?...

Il passe à gauche.

TORRIBIO.

Ah ! par ma foi, c’est Vicente !... Sois le bienvenu, cher ami... Je ne sais à quoi tient que je ne te baise comme du pain, tant je suis content de te retrouver après une si chaude affaire !... Charmante escarmouche, hein !... qu’en dis-tu ?... Sais-tu l’honneur qu’on nous fait ?...

VICENTE.

Je sais que nous sommes battus, et que, pour le moment, on nous chasse comme des loups, on nous traque comme des ours... Est-ce là ce que tu appelles un honneur ?...

TORRIBIO.

Donner une pareille peine aux soldats de Sa Majesté le roi don Carlos, c’est déjà une preuve du cas que l’on fait de nous !... Mais, mon cher ami, nous sommes estimés, évalués, cotés comme des veaux que l’on mène en foire... Mort, chacun de nous vaut cinq cents couronnes ; vivant, mille !

VICENTE.

Mille couronnes !

Riant.

Si mon père n’était pas mort, voilà qui l’étonnerait bien, lui qui me disait à tout propos que je ne vaudrais jamais un maravédis.

TORRIBIO, prêtant l’oreille.

Chut !... Qui va là ?...

VICENTE, remontant vers le fond à droite.

Ce sont des nôtres.

TORRIBIO.

N’importe ! deux précautions valent mieux qu’une ! Qui vive ?...

BANDITS, répondant de différents côtés.

Amis !...

TORRIBIO, les comptant.

Deux... quatre... dix ! Ah ! ils ne sont pas tous morts...

Apercevant Comacho, suivi de deux marmitons qui portent une grande manne dans laquelle sont des vivres.

Ah ! Comacho !

COMACHO, arrivant tout essoufflé.

Lui-même en personne.

TORRIBIO.

Et que diable traînes-tu là derrière toi, mon fils ?

COMACHO.

Mes enfants, quand j’ai vu la moitié de nos gens couchés sur le carreau et ces damnés soldats escaladant les fenêtres, brisant les portes, et près d’envahir la cuisine, j’ai couru à l’office, de l’office à la cave ; j’ai entassé vivres et boissons dans un panier ; j’ai pris chacun par une oreille ces deux marmitons-là, qui tremblaient comme deux caniches au sortir de l’eau ; chacun d’eux a empoigné le souper par une anse...

Se croisant les bras.

Et me voilà... moi !...

On l’applaudit.

TORRIBIO.

Il est très  gentil, ce petit-là... il ne perd jamais la tête : il trouverait un fromage à la crème dans le sable de la Vieille-Castille.

COMACHO.

Et le capitaine ?

VICENTE.

Je l’ai vu au moment où nous avons évacué la maison de notre ami Calabasas, et sa dernière recommandation a été : « Ne vous inquiétez pas de moi, je vous rejoindrai !... » D’ailleurs, il était avec cette petite sorcière de Ginesta, qui est née dans la montagne et qui en connaît les tours et les détours mieux que je ne connais les coutures de ma poche...

TORRIBIO.

Alors, à table !...

COMACHO, criant.

Messieurs Gil et Perez, arrivez ici !... Ayez l’obligeance de casser chacun une branche de sapin, de l’allumer, et de nous éclairer pendant que nous souperons. Je déteste manger sans y voir.

La table est mise dans une espèce d’enceinte d’arbres au second plan, à gauche, laissant libre, au premier, le chêne de Mercédès.

 

 

Scène III

 

TORRIBIO, VICENTE, DON FERNAND, GINESTA

 

Le rocher placé dans la seconde portion obscure du théâtre tourne sur lui-même et découvre un escalier. Ginesta paraît la première, suivie de Fernand, qui vient s’asseoir sur le petit accident de terrain ; il paraît accablé.

TORRIBIO, aux bandits, qui mangent.

Dites donc, mes enfants, je propose, avant tout, la santé du capitaine !

TOUS.

Oui ! oui ! À la santé du capitaine !

DON FERNAND.

Merci de l’intention, mes enfants !

TOUS, se levant.

Le capitaine !

DON FERNAND, se levant et les reconduisant jusqu’à leurs places.

Ne vous dérangez pas, vous avez bien gagné de souper tranquillement.

COMACHO.

Mais vous, capitaine, n’avez-vous pas faim ?...

DON FERNAND.

J’avais faim... mais ma bonne petite fée Ginesta y a pourvu !

À part, en redescendant la scène.

Fatale rencontre, où le courage n’a pu triompher du nombre !...

À Ginesta assise.

Le ciel me punira de t’avoir fait partager mes dangers, d’avoir souffert que tu me suivisses au milieu des balles.

GINESTA, souriant.

Ne sais-tu pas bien qu’à tes côtés je suis invulnérable ?... Et si je t’avais quitté, alors que tous tes compagnons avaient fui et que, le dernier, tu reculais pas à pas, quel autre que moi eût pu te guider vers cette grotte, où tu as trouvé un asile ?

DON FERNAND.

Oui, je te dois mon salut. Merci, merci, Ginesta !... Quelle est cette grotte ?... et comment, par qui a-t-elle été creusée dans le rocher ?

GINESTA.

Par la main de Dieu probablement... Les hommes y ont ajouté l’escalier auquel ce rocher, en tournant sur lui-même, donne accès.

DON FERNAND.

Et avant toi, qui habitait cette grotte ?...

GINESTA.

Ma mère.

DON FERNAND.

Ta mère était bohémienne ?

GINESTA.

Oui.

DON FERNAND.

Elle est morte ?

GINESTA.

Elle est morte !

DON FERNAND, s’asseyant près d’elle.

Pauvre enfant, qui n’a plus de mère !

GINESTA.

Quelques jours avant de mourir, elle s’enfonça avec moi dans la montagne, par le même chemin où je t’ai conduit, et qui n’est connu que de moi seule, et de toi maintenant. « Mon enfant, me dit-elle quand nous fûmes arrivées dans la grotte, il se peut qu’un jour tu aies un refuge à demander à la montagne : celui-ci est inaccessible, ne le révèle à qui que ce soit au monde... Qui sait les persécutions auxquelles tu peux être exposée !... Cette grotte, c’est la vie !... plus que la vie, peut-être... c’est la liberté !... »

DON FERNAND.

Et ce secret que ta mère t’avait, en mourant, recommandé de garder pour toi seule, tu me l’as révélé, cependant !

GINESTA.

Toi, n’es-tu pas mon frère... ou du moins, ne m’appelles-tu pas ta sœur ?...

DON FERNAND.

Chère enfant !...

Il l’embrasse ; elle fait un mouvement.

Mais qu’as-tu donc ?...

GINESTA, se levant.

Rien !...

À part.

Seulement, c’est la première fois que ses lèvres...

DON FERNAND, à part.

Que dit-elle ?

GINESTA.

J’ai cru que j’allais mourir !

DON FERNAND.

Mais qu’as-tu donc ?...

GINESTA, se rasseyant.

Rien, rien...

DON FERNAND.

À la bonne heure !... Voyons, voyons, réponds-moi ! Cette demeure souterraine est étrangement ornée ; quels sont ces deux portraits que j’y ai vus ?

GINESTA.

Les mêmes que ceux que je porte à mon cou, et qui sont enfermés dans ce médaillon.

DON FERNAND.

Sais-tu quelles sont les pierres qui entourent ce médaillon ?...

GINESTA.

Je crois qu’on appelle ces pierres des diamants.

DON FERNAND, examinant le médaillon.

Oui, des diamants. Ces portraits sont bien les mêmes que ceux que j’ai vus là !

Il indique la grotte.

Sous celui de la femme, il y avait écrit : « La reine Topaze la Belle... » et sous le portrait de l’homme : « Don Philippe le Beau. »

GINESTA.

Eh bien, les bohémiens n’ont-ils pas des reines ?...

DON FERNAND.

Mais d’où vient que ce portrait de reine te ressemble ?...

GINESTA.

Parce que c’est celui de ma mère...

DON FERNAND.

Et le second portrait ?...

GINESTA.

Ignores-tu qu’il y a eu en Espagne un roi qui fut le père de notre jeune souverain don Carlos et qui s’appelait Philippe le Beau ?

DON FERNAND.

Mais comment le portrait du roi Philippe le Beau se trouve-t-il accolé à celui de ta mère ?...

GINESTA.

Un portrait de reine ne peut-il pas se trouver en face d’un portrait de roi ?...

Elle se lève.

DON FERNAND, vivement.

Mais...

GINESTA.

Et maintenant, quand le roi don Carlos fait-il son entrée à Grenade ?...

DON FERNAND, se levant.

Demain, à ce que l’on assure...

GINESTA.

Alors, si ce que l’on assure est la vérité, je n’ai pas de temps à perdre !...

DON FERNAND.

Pour quoi faire ?

GINESTA.

Pour demander au roi don Carlos ce qu’il refuserait peut-être à tout autre que moi !

DON FERNAND.

Quoi donc ?...

GINESTA.

C’est mon secret, Fernand.

DON FERNAND.

Comment ! tu vas à Grenade ?...

GINESTA.

À l’instant même. Toi, promets-moi d’éviter toute rencontre avant mon retour.

DON FERNAND.

Mais si tu tombais entre les mains de ceux qui nous poursuivent ?...

GINESTA.

Quel mal veux-tu qu’on fasse à une jeune fille qui ne fait de mal à personne... et que sa jeunesse met sous la garde du bon Dieu !

DON FERNAND.

Eh bien, va !... Tiens, reprends ce médaillon...

GINESTA.

Non, garde-le... Qui sait ? ce sera peut-être un souvenir...

DON FERNAND.

Ginesta...

GINESTA.

Laisse-moi, il faut que je parte !... Adieu !...

Elle remonte vers le fond à droite.

DON FERNAND.

Oui, va !... et si tu es prise, tu as raison, en effet !... mieux vaut que ce soit loin de moi que près de moi !...

Il se retourne et lui tend les bras.

GINESTA, revenant.

Fernand ! si je ne m’étais pas juré de te sauver, je resterais près de toi pour mourir avec toi ; mais je suis sûre de te sauver, et je pars.

Elle s’éloigne en lui envoyant un dernier baiser. Pendant ce temps, peu à peu les bandits ont cessé de boire, de manger, et se sont endormis. Fernand reste seul debout.

 

 

Scène IV

 

LES BANDITS, endormis, DON FERNAND

 

DON FERNAND.

Va, pauvre oiseau des vallées sauvages ! va !... j’espère que Dieu te sauvegardera le long de ton chemin en faveur de tes bonnes intentions !... Quant à moi, j’en ai peur, mes jours sont comptés !... Sauvés aujourd’hui par miracle, nous succomberons demain, et peut-être, avant huit jours, tous ces hommes qui dorment du sommeil éphémère de la nuit dormiront du sommeil sans fin de l’éternité...

Écoutant.

N’est-ce pas la voix de Ginesta que j’entends dans le lointain ?...

GINESTA.

Si le ciel est pur,

Prends garde !

Si le chemin sûr,

Regarde !

Et que la Vierge aux yeux d’azur

Te garde !...

La voix se perd.

DON FERNAND.

Oh ! oh ! quelque danger nous menace, qu’elle a découvert et dont elle ne peut nous avertir autrement que par sa chanson.

À haute voix.

Holà ! tous debout !...

TOUS.

Qu’y a-t-il ? que se passe-t-il ? qu’arrive-t-il ?

DON FERNAND.

Je n’en sais rien encore, mais nous ne tarderons pas à le savoir.

UN BANDIT, qui était en sentinelle au haut du rocher.

Qui va là ?...

CALABASAS, en dehors.

Eh ! pour l’amour de Dieu !... si vous tirez, ne tirez pas sur moi qui suis un ami.

TORRIBIO.

La voix de Calabasas !

VICENTE.

Comment se fait-il ?... Il était arrêté !...

COMACHO.

Il se sera sauvé.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, CALABASAS

 

CALABASAS, qui vient de paraître sur le rocher.

Non, je ne me suis pas sauvé, malheureusement !

DON FERNAND.

Allons, arrive !

À deux bandits.

Pédrille, Comacho, veillez sur cet homme !...

CALABASAS, descendant en scène.

Capitaine ! je viens comme ce vieux Romain dont j’ai ouï raconter l’histoire... je viens sur ma simple parole !

On rit.

TORRIBIO.

Sur la parole de Calabasas ! On voit bien que ceux qui t’envoient n’ont pas mangé de ta cuisine... sans cela, ils ne croiraient pas à ta parole !...

CALABASAS, à lui-même.

Je crois que je me flatte un peu.

Haut.

Non, ce n’est pas précisément à ma parole que se fie celui dont je suis le prisonnier, et qui m’envoie ici en parlementaire ; c’est à la parole du capitaine. Il m’a dit que si vous la donniez, il n’hésiterait pas à venir.

DON FERNAND.

Et où est celui-là qui se fie à la parole d’un capitaine de brigands ?...

CALABASAS.

Il est resté en dehors du cercle des sentinelles, et...

DON FERNAND.

Va le chercher et dis-lui qu’il vienne hardiment... Il a ma foi de gentilhomme qu’il ne lui arrivera aucun malheur, quel qu’il soit et pour quelque cause qu’il vienne... Va !...

CALABASAS, remontant.

Tiens, le voilà !...

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, L’ALCADE MAYOR, entrant par le fond à droite

 

L’ALCADE.

Oui, me voilà... car ta parole, Fernand de Torrillas, j’étais sûr que tu la donnerais...

DON FERNAND.

Ah ! c’est vous, monsieur l’alcade mayor ?

TOUS.

L’alcade !...

Don Fernand fait un geste, tous remontent un peu ; il passe à droite et s’assied.

L’ALCADE.

Je t’avais dit que nous nous reverrions... Eh bien, me voilà... capitaine de bandits !

LES BANDITS.

Capitaine ?...

DON FERNAND.

Silence !... laissez parler monsieur ; il est sans doute chargé de nous faire, non pas à moi, mais à vous, quelque honorable proposition. Dites vite ce que vous avez à dire, monsieur l’alcade ; vous parlez à des gens très  fatigués de la besogne qu’ils ont faite dans la journée, que vous avez tirés de leur sommeil, et qui sont pressés de se rendormir.

L’ALCADE.

Tu es cerné par quatre cents hommes.

DON FERNAND.

Vous l’entendez, amis : plus de huit contre un !... Et que viens-tu me proposer ?...

L’ALCADE.

Que tu te rendes sur-le-champ, que tu implores la miséricorde du roi don Carlos... et tu peux encore, au lieu d’être écartelé, brûlé vif comme tu le mérites, en être quitte, comme si tu ne t’étais pas dégradé toi-même, pour le supplice de la décapitation.

DON FERNAND.

C’est-à-dire que j’obtiendrai la faveur d’avoir seulement la tête tranchée ! Le roi don Carlos est un doux roi, et la justice une tendre mère !

TORRIBIO, à don Fernand.

Capitaine... j’ai bien envie de serrer le cou à ce gaillard-là jusqu’à ce que la langue lui sorte par la bouche et le sang par les yeux... Qu’en dis-tu, capitaine ?

DON FERNAND, se levant.

Il a ma parole ; c’est à moi qu’il parle, c’est à moi de lui répondre...

L’ALCADE.

Et que peux-tu répondre qui ne soit une nouvelle insulte aux hommes et une nouvelle offense à Dieu, païen et maudit ?

Mouvement des bandits.

DON FERNAND, les arrêtant d’un geste.

J’ai dit que cet homme avait ma parole !...

Passant à la droite de l’alcade.

Païen et maudit ?...

Montrant une petite clef d’or pendue à son cou.

Vois cette petite clef pendue à cette chaîne d’or... c’est tout ce que j’ai gardé de l’héritage paternel... Cette petite clef... elle ouvre la chambre de ma mère !... Eh bien, je vais te dire cela à toi, au risque du mal qui peut en résulter... une fois par mois, quand la nuit est venue, sous un déguisement quelconque, je quitte la montagne, je traverse la Véga... et je rentre dans cette maison de ma jeunesse, qui ne m’a jamais été si chère que depuis que j’en suis exilé... Je monte l’escalier, j’ouvre la porte de la chambre de ma mère, je m’avance sans bruit... et je la réveille en l’embrassant au front !... Eh bien, seigneur alcade, quoi que vous puissiez dire... non, tant que ma mère me rendra mon baiser, je ne serai ni un païen, ni un maudit !... Et maintenant, j’en ai fini avec vous, parlez à ces hommes.

Il remonte vers le fond et reparaît un instant après, à gauche, appuyé le long du grand chêne.

L’ALCADE.

Soit !...

Aux bandits.

À vous autres !... Livrez-moi cet homme vivant, je vous offre votre grâce et trente mille couronnes. Allons, voyons, réfléchissez... Que répondez-vous ?... Rien !...

DON FERNAND.

En effet, pourquoi ce silence ? N’avez-vous pas entendu ou n’avez-vous pas compris ?

L’ALCADE, montrant un papier au bas duquel est le cachet royal.

Voilà votre pardon, signé !

DON FERNAND.

Voyez donc, c’est signé de la propre main du roi ! Voilà le cachet royal... Pas de réponse encore ! Avez-vous peur qu’au moment où vous porterez la main sur moi, je ne me perce de mon poignard, et que, par un suicide, je n’annule le traité qui doit me livrer vivant ?... Crainte inutile, amis ! Tenez, loin de moi mon poignard ! loin de moi mes pistolets, mon épée !

Il remet ses armes à ceux qui l’entourent.

Me voilà maintenant si pauvre, si désarmé, que je n’ai même plus de pouvoir contre ma propre vie !... Compagnons ! quel est le premier de vous qui abandonnera son capitaine dans le danger ?

TORRIBIO.

Quand nous serions entourés, non pas une fois, mais dix fois, non pas par quatre cents hommes, mais par tous les démons de l’enfer, pas un de nous, je le dis au nom de tous, pas un de nous n’abandonnerait son capitaine !

TOUS.

Non, non, pas un ! pas un !

COMACHO.

Non, pas un ! Qu’il soit maudit comme un traître, chassé comme un chien, celui qui en aurait eu la seule pensée !

VICENTE, arrachant le papier des mains de l’alcade et le déchirant.

Tiens, voilà ton pardon : le nôtre est dans le canon de nos carabines.

Hourra général.

DON FERNAND, à l’alcade.

Et maintenant, retournez vers ceux qui vous ont envoyé et dites-leur que vous n’avez pas trouvé un seul traître dans la bande de don Fernand de Torrillas. – Reconduisez cet homme...

Mouvement de quelques-uns des bandits qui veulent se précipiter sur l’alcade.

Et qu’il ne tombe pas un seul cheveu de sa tête !

VICENTE.

Venez ! venez !

TOUS.

Vive le capitaine !

Deux hommes accompagnent l’alcade, les autres se groupent autour du capitaine.

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, hors L’ALCADE

 

DON FERNAND.

Maintenant, compagnons, il nous faut combattre comme des ours acculés ; mais jamais je ne me suis senti si fort ! Il me semble que j’ai une armée dans cette main-là. Êtes-vous prêts à me suivre ?...

TORRIBIO.

Jusque dans la gueule de la Mort ! Ordonne seulement, et nous obéirons !

DON FERNAND.

Chargez tous les fusils et tous les pistolets !... Nous avons de la poudre, j’espère ?

VICENTE.

Assez pour faire sauter la terre jusqu’à la lune...

DON FERNAND.

C’est bien ; que dix de vous montent dans les branches des arbres, que dix de vous s’éparpillent dans le maquis ; moi, avec les trente autres, je ferai face aux soldats.

COMACHO.

Et je serai de ceux-là, moi.

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, UN BANDIT, accourant

 

LE BANDIT.

Capitaine ! capitaine !

DON FERNAND.

Eh bien ?...

LE BANDIT.

Le feu est à la forêt !

DON FERNAND.

De quel côté ?

Il monte sur le rocher.

LE BANDIT, indiquant le côté droit.

Là, à l’occident.

Quelques hommes sortent dans cette direction.

DEUXIÈME BANDIT, accourant de gauche.

Capitaine ! le feu ! le feu !

DON FERNAND.

Où le feu ?...

DEUXIÈME BANDIT, indiquant le côté gauche.

Là, au nord.

Même jeu des bandits.

DES BANDITS, accourant.

Le feu ! le feu !

DON FERNAND.

Où ?

LES BANDITS.

Partout ! partout !...

TORRIBIO.

Ils nous ont enfermés dans un cercle de flamme !

VICENTE.

N’espérant pas nous vaincre, ils veulent nous brûler.

COMACHO.

Amis, cherchons une issue ! peut-être est-il encore un endroit dans la forêt par où nous puissions...

TOUS.

Oui, courons, cherchons !...

DON FERNAND.

Que pas un seul ne bouge, je réponds de tout !...

TORRIBIO.

Le capitaine répond de tout.

VICENTE.

C’est bien ; tu le vois, personne ne songe plus à fuir...

DON FERNAND, descendant en scène.

Vous croyez-vous perdus... perdus irrévocablement ?

COMACHO.

Un miracle seul peut nous sauver !...

DON FERNAND.

Tout à l’heure, vous m’avez sauvé la vie... À mon tour maintenant...

Poussant le rocher mobile.

Terre, ouvre-toi !

TOUS, regardant l’ouverture.

Un escalier !

DON FERNAND.

Que la forêt brûle, maintenant ! Nous verrons si la flamme nous poursuivra jusque dans les entrailles de la terre !

UN BANDIT.

Descendez, capitaine ! descendez ! Le feu approche : dans cinq minutes, il ne sera plus temps.

DON FERNAND.

Passez les premiers, passez tous !... Quand le vaisseau sombre, le capitaine est le dernier qui doive descendre dans la chaloupe !

 

 

ACTE II

 

 

Quatrième Tableau

 

La salle des Deux-Sœurs, à l’Alhambra. Au fond, la cour des Lions. Sur le devant, à droite, une table ; dessus, un petit coffret, tout ce qu’il faut pour écrire. Sièges.

 

 

Scène première

 

La cour des Lions est pleine de SEIGNEURS qui se promènent et qui attendent, DON RUIZ DE TORRILLAS est assis à gauche, la tête appuyée dans la paume de sa main, triste et pensif, DON LOPEZ, à droite, cause avec quelques seigneurs

 

DON LOPEZ.

Tenez pour certain, messieurs, que nul ne connaîtra le choix du roi avant qu’il plaise à Sa Majesté de le rendre public, et que celui qui recueillera la succession de don Rodriguez de Calmenar, c’est-à-dire qui héritera de la charge de grand justicier d’Andalousie, sera peut-être l’homme auquel, nous autres courtisans, nous pensons le moins.

Il se détache du groupe et s’arrête en apercevant don Ruiz, puis il va à lui. Le groupe remonte au fond.

Comme, depuis mon enfance, je suis votre ami, don Ruiz, il me semble que ce serait mal de ma part si, voyant votre tristesse, je ne vous tendais pas la main et si je ne vous disais : Don Ruiz de Torrillas, en quoi puis-je vous être bon ? à quoi puis-je vous servir ? quel ordre avez-vous à me donner ?

DON RUIZ, redressant la tête et se levant.

Je vous suis obligé, don Lopez d’Avila ; oui, nous sommes de vieux amis, et vous me prouvez, par l’offre que vous me faites, que vous êtes un ami fidèle. Habitez-vous toujours Malaga ?

DON LOPEZ.

Toujours, et vous savez que, de loin comme de près, à Malaga comme à Grenade, vous pouvez disposer de moi.

DON RUIZ, s’inclinant.

Je regrette, don Lopez, que ma mauvaise étoile m’ait privé du plaisir de connaître votre arrivée : ma maison eût été la vôtre, et je vous prierais encore d’en disposer, si elle m’appartenait aujourd’hui ; mais, depuis ce matin, elle n’est plus à moi... Un homme dont le souvenir m’est resté cher, quoique nous ayons vécu l’un et l’autre d’une vie bien différente et toujours séparés, un compagnon de ma jeunesse, est venu à Grenade... Ne le trouvant pas à l’hôtel où il est descendu, je lui ai laissé un mot et j’ai emmené sa fille... Elle est installée chez moi... Cet homme, vous le connaissez mieux que personne, car, depuis longtemps, il habite comme vous Malaga. C’est don Velasquez de Haro.

DON LOPEZ.

J’ai entendu dire, en effet, par don Ramiro, mon fils, que don Velasquez et sa fille étaient arrivés hier ici, après avoir couru de grands dangers dans les montagnes, où ils avaient été arrêtés par le Saltéador.

DON RUIZ, avec émotion.

Mais enfin... ils lui ont échappé ?

DON LOPEZ.

C’est-à-dire que ce bandit, qui a l’audace de se dire gentilhomme... a agi vis-à-vis d’eux en prince, à ce que m’a dit mon fils ; il les a renvoyés sans rançon et même sans promesse !... Ce qui est d’autant plus beau, que don Velasquez est le plus riche gentilhomme et doña Flor la plus belle fille de l’Andalousie.

DON RUIZ, comme à lui-même.

Il a fait cela ?... Tant mieux !

DON LOPEZ.

Mais j’oublie de vous demander des nouvelles de votre fils don Fernand ?

DON RUIZ, tressaillant.

Mon fils ?...

DON LOPEZ.

Est-il toujours en voyage ?

DON RUIZ.

Oui... toujours.

DON LOPEZ.

Voilà une belle occasion de le placer à la cour du nouveau roi, don Ruiz ; vous êtes un des plus nobles gentilshommes de l’Andalousie, et si vous demandiez quelque chose au roi don Carlos, quoiqu’il n’ait d’yeux que pour ses Flamands, je suis sûr que, par politique, il vous l’accorderait.

DON RUIZ.

J’ai, en effet, une grâce à demander au roi don Carlos ; mais je doute qu’il me l’accorde.

DON LOPEZ.

Oui, je comprends : nous autres vieux courtisans, nous n’avons pas grand’chose de bon à attendre de ce jeune roi, dont l’origine germanique éclate dans ces cheveux blonds, dans cette barbe rousse, dans ce menton en relief, caractère particulier des princes de la maison d’Autriche.

On entend les trompettes.

DON RUIZ, à don Lopez.

Couvrons-nous, don Lopez, voilà le roi don Carlos qui entre.

Il remonte la scène. Trompettes, musique, fanfares.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, LE ROI DON CARLOS, PAGES, SUITE, plus tard, UN CHAMBELLAN

 

DON CARLOS entre pensif, le menton dans sa main, la tête penchée ; il se parle à lui-même, il est nu-tête ; un page porte son casque derrière lui.

À cette heure, tout est fini à Francfort... Qu’ont fait les électeurs ? qu’a dit le scrutin ? Seras-tu empereur, don Carlos, c’est-à-dire plus grand que les rois ?

DON RUIZ, s’approchant le chapeau sur la tête et mettant un genou en terre.

Altesse !...

DON CARLOS.

Vous êtes grand d’Espagne ?

DON RUIZ.

Oui, sire.

DON CARLOS.

D’Aragon ou de Castille ?

DON RUIZ.

D’Andalousie.

DON CARLOS.

Sans alliance avec les Mores ?

DON RUIZ.

De vieux et pur sang chrétien.

DON CARLOS.

Vous vous appelez ?

DON RUIZ.

Étant grand d’Espagne, j’ai droit d’être tutoyé par mon roi.

DON CARLOS.

Tu t’appelles ?

DON RUIZ.

Don Ruiz de Torrillas.

DON CARLOS.

Relève-toi et parle.

DON RUIZ, après avoir regardé autour de lui.

Les oreilles royales seules doivent entendre ce que j’ai à dire au roi.

DON CARLOS, à sa suite.

Éloignez-vous.

DON RUIZ.

Sire, excusez si ma voix tremble, mais je me sens à la fois confus et troublé d’avoir à vous demander une grâce pareille à celle dont l’objet m’amène devant vous.

DON CARLOS.

Parle lentement, afin que je te comprenne bien.

DON RUIZ, avec amertume.

C’est vrai, j’oubliais que Votre Altesse parle encore difficilement l’espagnol.

DON CARLOS, froidement.

Je l’apprendrai, señor... J’écoute.

DON RUIZ.

Sire, j’ai un fils de vingt-quatre ans ; il aimait une jeune dame... mais, craignant ma colère... car j’ai à me reprocher peut-être d’avoir été tout à la fois trop sévère et trop indifférent pour ce malheureux jeune homme... craignant ma colère, il s’était engagé avec elle sans ma permission, et, quoiqu’elle lui eût accordé les droits d’un mari, il remettait chaque jour à lui donner le titre de femme... La señora se plaignit à son père. Le père était vieux et, comme don Diègue, se sentait le bras trop faible pour lutter contre un bras de vingt ans ; il chargea son fils don Alvar de la vengeance. Don Alvar ne voulut pas écouter les excuses de mon fils... Les deux jeunes gens se battirent, et don Alvar fut tué.

DON CARLOS.

Un duel !... Je n’aime pas les duels.

DON RUIZ.

Il est telle circonstance, Altesse, où un homme d’honneur ne peut reculer, surtout lorsqu’il songe qu’à la mort de son père, il aura le droit de rendre compte de ses actions directement à son roi et de lui demander sa grâce, la tête couverte.

DON CARLOS.

Oui, je sais que c’est un des privilèges de vous autres grands d’Espagne... Je régulariserai tout cela... Continue.

DON RUIZ.

Le duel eut lieu sans témoins ; six alguazils voulurent arrêter mon fils et l’emmener de force en prison. Il en tua deux et s’enfuit dans la montagne.

DON CARLOS.

Ah ! ah ! c’est-à-dire que tu es gentilhomme, mais que ton fils est bandit ?

DON RUIZ.

Sire, le père de don Alvar, qui poursuivait mon fils, est mort... et avec lui sa colère est morte ! Sire, la jeune dame est entrée dans un couvent, et j’y paye sa dot comme si elle était princesse royale... Sire, je me suis arrangé avec la famille des deux alguazils morts et avec l’alguazil blessé... Mais à ces arrangements j’ai usé toute ma fortune, si bien que, de tout le patrimoine de mon père, il ne me reste que la maison que j’habite sur la place de la Villa-Rembla. Peu importe, du moment que le prix du sang est payé ; car, avec un mot de Votre Altesse, l’honneur sortira pur des ruines de la fortune.

Don Carlos reste muet ; don Ruiz plie de nouveau le genou et continue.

Donc, Altesse, je vous supplie prosterné à vos pieds... donc, sire, je vous conjure, et cela mille et mille fois, puisque la partie adverse se désiste et qu’il n’y a plus contre lui que votre pouvoir royal, sire, je vous supplie et conjure de pardonner à mon fils !

Le roi reste pensif.

 Sire ! sire ! jetez les yeux sur notre histoire, et vous verrez un foule de héros de ma race à qui les rois d’Espagne doivent toute sorte d’honneur et de gloire... Sire ! ayez pitié de mes cheveux blancs, de mes prières, de mes larmes ! et si cela ne suffit pas pour toucher Votre Altesse, ayez pitié d’une dame noble, d’une mère malheureuse ! Pardonnez, sire, pardonnez !

DON CARLOS, assis à droite, à lui-même.

Ce courrier de Francfort n’arrivera donc pas !

DON RUIZ, continuant.

Sire !... étant celui que vous êtes par votre heureux avènement au trône, celui que vous allez être par votre nomination à l’Empire ;  

Don Carlos tressaille.

sire, par votre mère Jeanne, par votre père Philippe le Beau, par vos ancêtres Isabelle et Ferdinand, que j’ai loyalement et bravement servis, comme l’atteste cette croix que je porte à mon cou, sire, accordez-moi la grâce que je vous demande !

UN CHAMBELLAN, entrant par la gauche.

Sire, le conseil est assemblé et attend vos ordres.

Le roi se lève et passe à gauche. Don Ruiz fait un pas vers lui.

DON CARLOS, se retournant.

Monsieur, cela ne me regarde pas... Adressez-vous au grand justicier d’Andalousie.

DON RUIZ.

Pardon, Altesse, le grand justicier d’Andalousie est mort, et n’a pas été remplacé.

DON CARLOS.

Je vais y pourvoir.

Il sort par la gauche.

 

 

Scène III

 

DON RUIZ, DON VELASQUEZ, SEIGNEURS

 

DON VELASQUEZ, sortant du groupe des seigneurs.

Pardon, messieurs, quelqu’un de vous connaît-il don Ruiz ?... Pouvez-vous me le montrer ?

UN SEIGNEUR, montrant don Ruiz, qui est assis à gauche.

Le voilà !

DON VELASQUEZ, venant à don Ruiz, le regarde, lui prend la main et la lui serre avec effusion.

Don Ruiz !

DON RUIZ, après l’avoir regardé à son tour.

Don Velasquez !

Il se lève.

DON VELASQUEZ.

Si un gentilhomme tient à honneur de se rappeler ses anciennes amitiés, veuillez recevoir, mon cher don Ruiz, le salut d’un des hommes qui vous sont le plus tendrement attachés.

DON RUIZ.

Don Velasquez, je suis heureux de vous serrer la main, mais à une condition cependant...

DON VELASQUEZ.

Laquelle ? Dites...

DON RUIZ.

Ne la devinez-vous pas ?... C’est que vous m’approuverez d’avoir emmené votre fille, et que, pendant tout le temps que vous demeurerez à Grenade, elle et vous serez mes hôtes.

DON VELASQUEZ.

J’avais accepté, don Ruiz, avant d’avoir achevé la lecture de votre billet.

DON RUIZ, avec un soupir.

Tout va donc bien de ce côté ! Je voudrais pouvoir en dire autant d’ici.

DON VELASQUEZ.

En effet, votre attitude quand je suis entré... Vous aviez une grâce à demander au roi, et vous n’avez pas été heureux près de lui, mon cher don Ruiz ?

DON RUIZ.

Que voulez-vous, señor ! le roi don Carlos avoue lui-même qu’il ne sait pas encore l’espagnol ; et moi, de mon côté, j’avoue que je n’ai jamais su le flamand. Mais revenons à vous... Et surtout, parlons de votre charmante fille, don Velasquez... J’ai pu voir que la mauvaise rencontre qu’elle a faite hier dans la montagne n’a eu aucune influence sur sa santé...

DON VELASQUEZ.

Ah ! vous savez déjà cela ?

DON RUIZ.

Ce qui arrive à un homme de votre importance, don Velasquez, est un événement qui a des ailes d’aigle. Don Lopez m’a dit que vous aviez été arrêté par le Saltéador.

DON VELASQUEZ.

Vous a-t-il dit aussi que, se conduisant en gentilhomme et non en bandit, ce chef si redouté, lion et tigre pour les autres, s’est fait agneau pour nous ?

DON RUIZ.

Il m’a dit quelque chose de cela ; mais je suis heureux que la nouvelle me soit confirmée par vous.

DON VELASQUEZ.

Je vous la confirme, et j’ajoute ceci : c’est que je ne me croirai quitte envers ce brave jeune homme que lorsque j’aurai tenu la promesse que je lui ai faite.

DON RUIZ.

Et quelle promesse lui avez-vous faite ?

DON VELASQUEZ.

Je lui ai juré que, me sentant pris pour lui d’un intérêt véritable, je ne laisserais pas de repos au roi don Carlos qu’il ne m’eût accordé sa grâce.

DON RUIZ.

Il vous la refusera !

DON VELASQUEZ.

Et pourquoi ?

DON RUIZ.

Vous me demandiez tout à l’heure ce que je faisais aux pieds du roi...

DON VELASQUEZ.

Eh bien ?

DON RUIZ.

Je lui demandais cette grâce.

DON VELASQUEZ.

Vous ?...

DON RUIZ.

Oui.

DON VELASQUEZ.

Et quel intérêt portez-vous donc à ce jeune homme ? Dites-le moi, señor don Ruiz ; car alors, j’agirai avec une double instance, sachant que j’agis à la fois pour un ami d’hier et pour un ami de trente ans.

Entre doña Mercédès, voilée et vêtue de noir. Elle est accompagnée de deux domestiques.

DON RUIZ.

Donnez-moi votre main, don Velasquez.

DON VELASQUEZ.

Voici ma main.

DON RUIZ.

L’homme dont nous parlons est mon fils.

DON VELASQUEZ, avec la plus grande surprise.

Votre fils !...

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, DOÑA MERCÉDÈS, LE CHAMBELLAN, DOMESTIQUES

 

DON RUIZ, remontant au-devant de Mercédès.

Et voici sa mère !... Elle vient, la pauvre femme, impatiente d’attendre aux portes de ce palais, savoir quelle a été la réponse du roi. – Ayez du courage, madame, il ne nous reste plus que Dieu et le vieil ami que voilà.

Il remonte vers les seigneurs.

DON VELASQUEZ.

Madame, le premier mouvement du roi a été un refus ; mais ne désespérez pas... J’ai la conviction que nous sauverons votre fils.

DOÑA MERCÉDÈS.

Dieu vous entende, don Velasquez !

DON VELASQUEZ, avec étonnement.

Cette voix !

DOÑA MERCÉDÈS, vivement et plus bas.

Pas un cri, pas un mot ! et si ces traits flétris par la douleur ne sont pas entièrement sortis de votre mémoire...

Montrant don Ruiz.

 devant lui, du moins, n’ayez pas l’air de me reconnaître.

Elle lève son voile.

DON VELASQUEZ.

Mercédès ! vivante !... Mais ce fils, cet enfant, le Saltéador... ?

DON RUIZ, que don Lopez a pris à part depuis un instant, venant au milieu, à don Velasquez.

Savez-vous, don Velasquez, la nouvelle qui court ?

DON VELASQUEZ.

Non...

DON LOPEZ, descendant à la gauche de don Velasquez.

C’est vous que le roi désigne pour succéder à la charge de don Rodriguez de Calmenar.

DON VELASQUEZ.

Moi ? moi ?...

LE CHAMBELLAN, paraissant à gauche.

Le roi ordonne à don Velasquez de Haro, grand justicier d’Andalousie, de l’attendre ici.

DON VELASQUEZ.

Moi, grand justicier !...

À don Ruiz.

Don Ruiz, rassurez-vous.

À doña Mercédès.

Madame, tarissez vos larmes ; nous sauverons ce malheureux enfant, nous le sauverons, je vous le jure !... Voici le roi !

Don Ruiz et doña Mercédès s’éloignent par le fond.

 

 

Scène V

 

DON CARLOS, DON VELASQUEZ, SEIGNEURS, puis LE CHAMBELLAN

 

DON VELASQUEZ, s’inclinant devant le roi, qui vient à lui.

Ah ! sire, une telle faveur !...

DON CARLOS, faisant un pas au-devant de don Velasquez.

Tu connais don Ruiz de Torrillas ?...

DON VELASQUEZ.

Oui, Altesse... Il a fait avec moi la guerre contre les Mores, sous vos illustres aïeux Ferdinand et Isabelle.

DON CARLOS.

Tu sais ce qu’il m’a demandé ?...

DON VELASQUEZ.

Oui ; il a demandé à Votre Altesse la grâce de son fils.

DON CARLOS.

Tu sais ce qu’il a fait, son fils ?...

DON VELASQUEZ.

Il a tué en duel le frère d’une dame dont il était l’amant.

DON CARLOS.

Ensuite ?...

DON VELASQUEZ.

Il a tué deux des alguazils qui venaient pour l’arrêter et blessé un troisième.

DON CARLOS.

Ensuite ?...

DON VELASQUEZ.

Il s’est réfugié dans la montagne.

DON CARLOS.

Ensuite ?... Ah ! tu ne me comprends pas ! Eh bien, je vais répondre pour toi !... Une fois dans la montagne, il s’est fait bandit... Il pille et détrousse les voyageurs !... si bien que celui qui veut aller de Malaga à Grenade, ou de Grenade à Malaga... doit faire, avant de se mettre en route, son testament de mort.

DON VELASQUEZ, à part.

Hélas !

DON CARLOS, lui montrant un papier.

Voici le dernier rapport du chef de mes alguazils, envoyé à sa poursuite.

DON VELASQUEZ, prenant le papier et le parcourant.

Cerné !... réfugié dans une caverne dont on cherche l’entrée... On la découvrira !... On fera sauter ce dernier asile !... Il est perdu !

DON CARLOS.

Eh bien, toi, mon grand justicier, que penses-tu qu’il faille faire à l’endroit de ce bandit ?

DON VELASQUEZ.

Je pense, Altesse, qu’il faut pardonner beaucoup de choses à la jeunesse.

DON CARLOS.

Quel âge a don Fernand de Torrillas ?

DON VELASQUEZ.

Vingt-quatre ans, sire.

DON CARLOS.

Cinq ans de plus que moi... Que parles-tu de jeunesse, à propos d’un homme de vingt-quatre ans ?... J’en ai dix-neuf, moi, et je suis déjà vieux !

DON VELASQUEZ.

Sire, le génie a vieilli Votre Altesse avant l’âge, et le roi don Carlos ne doit pas mesurer les autres hommes à sa taille, peser les autres hommes à sa balance.

DON CARLOS.

Alors, ton avis est... ?

DON VELASQUEZ.

Mon avis, sire, est que la circonstance est particulière, que don Fernand est coupable, mais qu’il a des motifs d’excuse... et qu’il serait bon au roi don Carlos de signaler son passage à travers l’Andalousie par un acte de clémence, et non par un acte de rigueur.

DON CARLOS.

C’est ton avis, don Velasquez ?

DON VELASQUEZ.

Oui, sire, et cela eût été aussi l’avis du cardinal Ximénès, avec lequel j’ai concouru à protéger l’Espagne, pendant votre enfance.

DON CARLOS.

Oui ; mais je ne suis plus un enfant !

Il passe à gauche.

DON VELASQUEZ.

Sire !...

DON CARLOS.

Assez. Je garde pour moi cette cause, et j’en déciderai avec ma conscience...

LE CHAMBELLAN, paraissant au fond.

Sire, une jeune fille bizarrement vêtue, et qui paraît, par son costume, et même par sa beauté, appartenir à la classe des bohémiens, insiste pour avoir l’honneur de parler au roi.

DON CARLOS, à part, pensif.

Au roi ! toujours au roi !... Quand donc diront-ils empereur ?...

Au Chambellan.

Je n’ai pas le temps de recevoir cette jeune fille.

LE CHAMBELLAN.

C’est ce que je lui ai répondu, sire ; mais alors, elle a dit que l’on vous présente cet anneau.

DON CARLOS, indifférent.

Cet anneau...

Vivement.

L’anneau d’or des ducs de Bourgogne !... Faites-la entrer... Comment cet anneau peut-il se trouver aux mains d’une bohémienne ?

Le chambellan fait entrer Ginesta, qui a paru au fond.

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, GINESTA

 

DON CARLOS.

Venez, jeune fille, venez !

DON VELASQUEZ, à part.

La jeune bohémienne de la venta du Roi more !

DON CARLOS, se retournant, à tous les personnages.

Retirez-vous.

Tout le monde s’éloigne par différents côtés.

 

 

Scène VII

 

DON CARLOS, GINESTA

 

Don Carlos s’assied à gauche. Ginesta s’agenouille près de lui.

GINESTA, présentant un papier ouvert.

Sire, lisez.

DON CARLOS, prenant le papier.

Le roi Philippe ! La signature de mon père ! Explique-moi cela, mon enfant.

GINESTA.

Avant tout, Votre Altesse reconnaît-elle ce parchemin et cet anneau ?

DON CARLOS.

Oui, je les reconnais... Mais comment se fait-il que l’un et l’autre soient entre tes mains ?

GINESTA.

Ma mère est morte et me les a laissés, ce fut mon seul héritage ; mais, vous le voyez, sire, un héritage royal !

DON CARLOS.

Comment votre mère a-t-elle connu le roi Philippe le Beau ?

GINESTA.

Pardon, sire, mais, avant tout, Votre Altesse se rappelle-t-elle... lorsqu’elle est entrée, tout enfant, dans la chambre de son père mourant, avoir vu un enfant et une femme bohème sortir par la porte opposée à celle par laquelle Votre Altesse entrait ?

DON CARLOS.

Oui ; je me suis demandé souvent quelle pouvait être cette femme... quel pouvait être cet enfant.

GINESTA.

Cette femme était ma mère !

DON CARLOS, lui prenant la main. Elle se lève.

Et ta mère ?

GINESTA.

Avait connu le roi Philippe le Beau en Bohême, quand il n’était encore qu’archiduc d’Autriche. Au milieu de ses nombreuses amours, celui qu’il eut pour ma mère est peut-être le seul qui ne faiblit jamais. Lorsque, en 1506, votre père partit pour l’Espagne afin de se faire proclamer roi, il donna ordre à ma mère de le suivre ; mais ma mère n’y consentit qu’à la condition que le roi reconnaîtrait pour bien à lui l’enfant dont elle était accouchée deux mois auparavant. Ce fut alors qu’il lui donna ce parchemin que vous tenez, sire. L’anneau lui fut donné seulement le jour où Votre Altesse nous vit auprès du lit de son père mourant.

DON CARLOS.

Et cet enfant ?

GINESTA.

Cet enfant, c’est moi, Altesse.

DON CARLOS, se levant.

Embrassez-moi, ma sœur !

GINESTA.

Sire, avant tout, ta sœur est venue ici, non pas pour te réclamer un rang, des richesses, des honneurs, mais pour te demander une grâce au nom du roi Philippe, notre père.

DON CARLOS.

Laquelle ?

GINESTA.

Celle de don Fernand de Torrillas...

DON CARLOS.

Et si je te disais que la grâce que tu me demandes, et que j’ai déjà refusée aujourd’hui même à deux personnes, est à une condition... ou plutôt à deux conditions ?

GINESTA.

Alors, tu m’accordes sa grâce ?

DON CARLOS.

Attends, avant de me remercier, de connaître ces conditions, jeune fille.

GINESTA, radieuse.

J’écoute, ô mon roi ! j’attends, ô mon frère !

DON CARLOS.

Si la première de ces conditions était de me rendre cette bague, d’anéantir ce parchemin, de t’engager, par le serment le plus terrible, à ne parler à personne de cette naissance royale, dont cette bague et ce parchemin sont les seules preuves ?

GINESTA.

Sire, la bague est à votre doigt, gardez-la ; le parchemin est à votre main, déchirez-le... Dites-moi le serment que je dois faire, je le prononcerai... Quelle est la seconde condition ?

DON CARLOS.

Lorsque, nous autres chefs de religion, nous faisons grâce à quelque grand pécheur de la peine temporelle qu’il a encourue, c’est à la condition qu’une âme pure, digne d’obtenir son pardon spirituel, priera pour lui au pied des autels de miséricorde... Connais-tu une créature humaine, innocente et chaste, qui soit disposée à entrer en religion, à renoncer au monde, à prier jour et nuit enfin... pour le salut de l’âme de celui dont je vais sauver le corps ?

GINESTA.

Indiquez-moi le monastère où je dois faire mes vœux, sire, et j’y entrerai.

DON CARLOS.

Ainsi, vous abandonnez tout... rang social, bonheur à venir, fortune mondaine, pour obtenir la grâce de ce bandit !...

GINESTA, tombant à genoux.

Tout, tout, tout... et je ne demande qu’une faveur en échange : c’est de lui porter cette grâce moi-même ! Seulement, sire, ajoutez à cette grâce celle de ses compagnons... Sauvé seul, je le connais, il n’accepterait pas.

DON CARLOS, allant à la table.

C’est bien ; vous allez avoir ce que vous désirez.

Il prend dans son pourpoint une petite clef, ouvre le coffret, y serre l’anneau et le parchemin, le referme, et remet la clef dans sa poche ; puis il écrit quelques lignes sur un parchemin, le signe, y appose son cachet, et donne ce parchemin à Ginesta.

Tenez, voici la grâce de don Fernand de Torrillas, remettez-la-lui vous-même. Mais hâtez-vous, sa retraite ne tardera pas à être découverte.

GINESTA, se levant.

Ciel ! arriverai-je à temps ?

Elle fait un pas.

DON CARLOS.

À votre retour, nous arrêterons, d’un commun accord, le couvent où vous entrerez.

GINESTA.

Oui, oui !... Oh ! que vous êtes bon, que je vous rends grâce, mon frère !

DON CARLOS, avec calme et dignité.

Je ne suis plus votre frère.

GINESTA.

Je vous remercie, mon roi.

Il lui donne sa main à baiser. À part.

Et maintenant, que Dieu me donne des ailes !

Elle sort par le fond. La cour s’est remplie de seigneurs qui causent entre eux.

 

 

Scène VIII

 

DON CARLOS, SEIGNEURS

 

DON CARLOS, avec agitation.

Allons, décidément, ce courrier n’arrivera pas aujourd’hui.

Les seigneurs se sont rapprochés et attendent ses ordres.

À table, messieurs ! à table !

 

 

ACTE III

 

 

Cinquième Tableau

 

La chambre de doña Mercédès. Porte au fond ; portes latérales. Sièges.

 

 

Scène première

 

DOÑA MERCÉDÈS, DOÑA FLOR

 

DOÑA FLOR, assise aux pieds de doña Mercédès.

Oh ! quelle chose extraordinaire est celle que vous dites, madame ! Comment ! ce beau jeune homme... comment ! ce chef redouté... comment ! ce cavalier si courtois... c’est... ?

DOÑA MERCÉDÈS.

Hélas ! c’est mon fils !

DOÑA FLOR.

Oh ! cela ne m’étonne plus alors, madame, qu’il ait de si riches manières de gentilhomme ! cela ne m’étonne plus que j’aie été rassurée dès que je l’ai vu ! cela ne m’étonne plus que, tout le long de la route, mon père m’ait dit : « En vérité, tout bandit qu’est ce jeune homme, si j’avais un fils, je ne le voudrais pas autre qu’est ce jeune homme. »

DOÑA MERCÉDÈS, troublée.

Don Velasquez a dit cela ?...

DOÑA FLOR.

Non pas une fois, mais dix fois...

DOÑA MERCÉDÈS, avec orgueil maternel.

Et vous l’avez trouvé... élégant, courtois et beau, dites-vous ?

DOÑA FLOR.

Plus beau, plus courtois, plus élégant qu’aucun gentilhomme que j’aie jamais vu

DOÑA MERCÉDÈS, souriant.

À part don Ramiro d’Avila, le courrier d’amour ?

DOÑA FLOR.

J’avoue que si j’avais à choisir entre les deux, je serais fort embarrassée... et voudrais, si j’avais l’un des deux pour époux, avoir au moins l’autre pour frère.

DOÑA MERCÉDÈS.

Chère fille ! que vous faites de bien à mon cœur !... Ah ! si don Ruiz, que j’ai laissé à l’Alhambra, revenait nous annoncer que don Velasquez, votre père, a été plus heureux que nous, et qu’il a enfin obtenu de ce jeune roi si glacial, si sévère, la grâce de mon pauvre enfant ! ah ! si Dieu permettait cela, chère jeune fille que la Providence a envoyée vers moi dans un jour de malheur, si Dieu m’accordait cette marque de miséricorde, il ne manquerait rien à ma joie.

DOÑA FLOR.

Il l’obtiendra ! Le roi reviendra sur sa première résolution. Et, d’ailleurs, don Ruiz n’est-il pas là pour ajouter par ses larmes à l’éloquence de don Velasquez ?... Comment supposer qu’un roi puisse refuser longtemps à un père la grâce de son enfant !

DOÑA MERCÉDÈS, à demi-voix.

Oui, s’il la demandait comme un père !

DOÑA FLOR, étonnée.

Et pourquoi ne la demanderait-il pas comme un père ?

DOÑA MERCÉDÈS.

Ai-je dit cela ?... J’ai eu tort... Don Ruiz a toujours été sévère au pauvre enfant ; mais, à tout prendre, ni lui ni moi n’avons à nous plaindre.

DOÑA FLOR.

Eh bien, soyez sûre d’une chose, c’est que don Velasquez, lui, aura, pour demander cette grâce, toute l’éloquence d’un père.

Elles se lèvent.

DOÑA MERCÉDÈS.

Dieu bon ! que vous êtes grand dans votre miséricorde ! Dieu grand ! que vous êtes miséricordieux dans votre justice !

DOÑA FLOR.

Madame...

DOÑA MERCÉDÈS.

Ah ! voici don Ruiz.

 

 

Scène II

 

DOÑA MERCÉDÈS, DOÑA FLOR, DON RUIZ, paraissant au fond

 

Don Ruiz est sombre, et passe en se dirigeant vers la porte de gauche.

DOÑA MERCÉDÈS.

N’avez-vous rien à nous dire, señor ?

DON RUIZ.

Si fait, j’ai à dire à la fille de mon vieil ami qu’elle est la bienvenue dans cette pauvre demeure, et que je vais donner des ordres pour qu’elle y soit aussi bien traitée que faire se pourra dans l’état de décadence où est tombée notre maison.

Il remonte au fond et dépose sa toque, sa canne et son épée.

DOÑA MERCÉDÈS.

Et à moi, señor, n’avez-vous rien à dire ?

DON RUIZ.

Rien, sinon que le roi a refusé à don Velasquez comme à moi, señora.

DOÑA MERCÉDÈS.

Ciel !

DOÑA FLOR.

Madame, du courage !

DOÑA MERCÉDÈS.

J’en aurai... Mais enfin, quelque autre moyen reste peut-être...

DON RUIZ.

Je n’ai quitté l’Alhambra que quand tout espoir a été perdu.

DOÑA MERCÉDÈS.

Señor, vous m’avez dit un jour, et, ce jour-là, moi aussi, je me croyais condamnée : « Aucun espoir n’est perdu tant qu’on croit en Dieu ! » Je crois en Dieu, señor.

Elle passe à gauche.

 

 

Scène III

 

DOÑA MERCÉDÈS, DOÑA FLOR, DON RUIZ, DON VELASQUEZ

 

DON RUIZ, apercevant don Velasquez, qui paraît à la porte du fond.

Don Velasquez !... Ah ! soyez le bienvenu !

Doña Mercédès fait un mouvement comme pour se retirer.

DON VELASQUEZ, vivement.

Oh ! ne vous retirez pas, madame... J’apporte une nouvelle heureuse.

DON RUIZ.

Parlez !

DON VELASQUEZ.

Le roi a signé la grâce de don Fernand !

DOÑA MERCÉDÈS et DOÑA FLOR.

Dieu bon !... Grand Dieu !

DON RUIZ.

Impossible ! vous m’avez dit qu’il vous l’avait refusée.

DON VELASQUEZ.

C’est vrai ! mais, que voulez-vous ! après votre départ, un miracle s’est fait, auquel nous n’avons rien compris, tous tant que nous étions là... Une jeune fille est entrée, a remis au roi une bague et un parchemin... Le roi, avec étonnement, a regardé la bague, lu le parchemin... Il a causé un quart d’heure à peu près avec la jeune fille, lui a remis un papier signé de sa main, et elle s’est élancée hors du palais.

DON RUIZ.

C’est incroyable, en effet, comme vous le dites.

DOÑA MERCÉDÈS, allant à don Velasquez.

Mais d’où savez-vous que ce papier est la grâce de don Fernand ?...

DON VELASQUEZ.

Le roi me l’a dit pendant le dîner... Un instant, j’ai voulu lui demander la permission de quitter la table pour venir vous annoncer cette bonne nouvelle ; mais l’œil bleu de ce jeune roi est si dur, que je n’ai point osé. Deux heures de bonheur ont été perdues pour votre cœur maternel, madame ; mais ces deux heures, à moi aussi, je vous le jure, m’ont paru deux siècles.

DON RUIZ.

Merci de cette bonne nouvelle, don Velasquez !

À doña Mercédès.

Madame, remerciez donc notre ami.

DOÑA MERCÉDÈS, à don Velasquez.

Señor, vous venez de rendre au cœur d’une mère la seule joie qu’elle attendît désormais du ciel.

Don Velasquez fait un mouvement vers elle ; elle s’éloigne vivement vers la gauche, sur le devant.

DON RUIZ, à don Velasquez.

Mon ami, la grâce ne vient pas de vous, mais la nouvelle vient de vous ; je vous suis aussi reconnaissant de la nouvelle que de la grâce...

Don Ramiro paraît au fond.

DOÑA MERCÉDÈS, se retournant.

Don Ramiro !

DON RUIZ, à don Velasquez.

Silence, devant ce jeune homme !

 

 

Scène IV

 

DOÑA MERCÉDÈS, DOÑA FLOR, DON RUIZ, DON VELASQUEZ, DON RAMIRO

 

DON RAMIRO.

Excusez-moi, señor don Ruiz, mais mon père, qui a eu l’honneur de vous voir à l’Alhambra, m’a dit que vous aviez eu la bonté de vous informer de moi près de lui... Je viens vous présenter mes remercîments de ce souvenir, et suis heureux de rencontrer chez vous le noble don Velasquez et la belle doña Flor, pour leur présenter en même temps qu’à la señora Mercédès mes très  humbles respects.

DON RUIZ, lui offrant un siège.

Soyez le bienvenu dans cette maison, don Ramiro.

DON RAMIRO, s’asseyant.

Et mon cher don Fernand est toujours en voyage ?

DON RUIZ, prenant un siège.

Toujours !

DON VELASQUEZ, s’asseyant aussi.

Mais j’annonçais à l’instant même à doña Mercédès qu’il ne tarderait pas à revenir.

DON RAMIRO.

Ce sera avec un grand bonheur que je serrerai la main à l’ami de mon enfance.

À don Velasquez.

Seigneur don Velasquez, vous ne doutez point que je ne vous aie cherché dès que j’ai su le terrible événement qui vous était arrivé dans la montagne... C’est en vous cherchant que j’ai appris que vous étiez l’hôte de don Ruiz... Mais comment n’ai-je rien vu, moi qui suis passé par le même chemin, un quart d’heure avant vous ?

DOÑA FLOR, faisant un mouvement.

En effet, vous nous précédiez, don Ramiro.

DON RAMIRO, se levant.

Je vous remercie de vous en être aperçue... Eh bien, vous avez donc vu ce fameux Saltéador ?... Voyons, señora, l’œil d’une femme ne se trompe point à ces sortes de choses... était-il aussi beau, aussi brave, aussi courtois qu’on le prétend ?

DOÑA FLOR.

Je disais à l’instant même à doña Mercédès que c’était un des cavaliers les plus accomplis que j’eusse jamais vus.

DON RAMIRO.

Vous doublez mes regrets, señora, de ne point l’avoir rencontré ; j’eusse, je l’avoue, été curieux de voir ce phénix des bandits.

DON VELASQUEZ.

Vous le verrez, don Ramiro.

DON RAMIRO.

Comment ! je le verrai ?...

DON VELASQUEZ.

Sans doute ; car le roi vient de m’annoncer, comme à son grand justicier, qu’il lui avait accordé grâce pleine et entière.

DON RAMIRO.

Ah ! par malheur, cette grâce, fût-elle envoyée par l’aigle même que le roi porte dans ses armes, arriverait trop tard.

DOÑA MERCÉDÈS.

Comment ! trop tard ?...

On se lève.

DON RAMIRO.

Vous ne savez donc pas les nouvelles de la montagne ?

TOUS.

Non !

DON RAMIRO.

Terribles ! Tous les bandits sont exterminés.

Mouvement général. Don Velasquez va serrer la main de don Ruiz.

DON RUIZ, à don Velasquez.

Votre main tremble plus que la mienne, don Velasquez.

DOÑA MERCÉDÈS, à don Ramiro.

Vous disiez, señor ?...

DON RAMIRO.

Vous savez que le roi avait donné les ordres d’extermination les plus sévères ?

DOÑA FLOR.

Nous l’ignorions.

DOÑA MERCÉDÈS.

Mon Dieu !

DON RAMIRO.

Hier, les bandits ont été entourés par quatre cents hommes. L’alcade mayor, sur la promesse du chef, a pénétré jusqu’à leur repaire et les a sommés de se rendre. Ils ont refusé... et alors...

DON VELASQUEZ.

Les soldats les ont attaqués...

DON RAMIRO.

À quoi bon risquer la vie de braves soldats contre celle de pareils bandits ? Non ! on a tracé un cercle autour de la montagne... et on y a mis le feu...

DOÑA MERCÉDÈS, se levant, à doña Flor.

Le feu ! entendez-vous ? le feu !

Elle passe à droite.

DON VELASQUEZ.

Mais le bruit a couru, on le disait tout à l’heure au palais, que le Saltéador avait réussi à se réfugier dans une espèce de caverne souterraine.

DON RAMIRO.

Dont on a fini par découvrir l’issue... Alors, on a amoncelé aux deux entrées des barils de poudre, et...

DOÑA MERCÉDÈS, avec un cri.

Ah ! n’achevez pas !...

DOÑA FLOR, à Mercédès.

Contenez-vous...

DOÑA MERCÉDÈS, éclatant.

Oh ! dites donc à une mère de se contenir quand on lui annonce la mort de son fils !

Elle tombe assise. Doña Flor s’agenouille près d’elle, à sa gauche.

DON RAMIRO.

De son fils !

DON VELASQUEZ, entraînant don Ramiro.

Sortez, don Ramiro, sortez ! Hier, vous étiez courrier d’amour ; aujourd’hui, vous êtes messager de malheur !... Oh ! de par le ciel, éloignez-vous !...

Il le fait sortir.

 

 

Scène V

 

DON RUIZ, DOÑA MERCÉDÈS, DON VELASQUEZ, DOÑA FLOR

 

DON RUIZ, allant à doña Mercédès.

J’ai fait ce que j’ai pu, madame !

Il remonte lentement vers le fond.

DOÑA MERCÉDÈS, se levant.

Oh ! monsieur, je ne vous accuse pas, je vous bénis.

DON VELASQUEZ, d’une voix tremblante.

Voulez-vous que moi et ma fille restions auprès de vous, madame, ou préférez-vous que nous vous laissions ?...

DOÑA MERCÉDÈS.

Non, non ; ne m’enlevez pas votre enfant... laissez-la-moi. Oh ! ma fille ! ma fille ! Toucher au bonheur, croire que l’on n’a plus qu’à étendre la main, et le voir s’évanouir comme une ombre ! Fernand ! mon Fernand !

DOÑA FLOR.

Pleurez, pauvre mère !... pleurez !

DOÑA MERCÉDÈS, pleurant.

Oh ! si vous saviez comme je l’aimais ! Oh ! mon Dieu ! qu’il est vrai de dire que plus un enfant a coûté de larmes aux yeux de sa mère, plus il est cher à son cœur !

S’asseyant.

Señora !...

DOÑA FLOR.

Appelez-moi votre fille ! Ne l’aimais-je pas comme un frère ?

DOÑA MERCÉDÈS, tressaillant.

Comme un frère ! Tu as dit comme un frère... Oui, chère enfant, pleure-le comme un frère !

À tous.

Ah ! si vous saviez quel cœur j’ai perdu !

DON VELASQUEZ, qui est passé au milieu.

Parlez, madame, parlez-nous de lui ; cela est si doux de prononcer et d’entendre le nom de celui que l’on pleure !...

Doña Flor s’agenouille près de doña Mercédès.

DOÑA MERCÉDÈS, continuant.

Pour moi... pour me voir un instant... ce qu’il risquait !... c’est incroyable... et cela est vrai cependant !... La seule chose qu’il eût emportée de cette maison, c’était la clef de ma chambre... Eh bien, depuis trois ans qu’il est loin de nous, pas un mois ne s’est écoulé sans que, au risque d’être pris... et être pris, c’était pour lui une mort ignominieuse ! eh bien, sans qu’au risque d’être pris, se glissant dans la ville, escaladant un mur, il ne rentrât dans cette chambre !... Je me sentais tout à coup éveillée au milieu de mon sommeil par un baiser au front... C’était lui ! lui qui, pendant une heure, en m’embrassant, en m’appelant sa mère... oubliait tout et me faisait tout oublier !

Se levant.

Ah ! cependant, je ne puis rester ainsi... on ne l’a pas vu mort... on n’a pas touché son cadavre !... Qui me dit qu’il ne s’est pas échappé, qu’il n’erre pas autour de cette maison, qu’il n’est pas derrière cette porte, et qu’il ne va pas entrer... Ah ! je suis folle ! Fernand ! Fernand !

 

 

Scène VI

 

DON RUIZ, DOÑA MERCÉDÈS, DON VELASQUEZ, DOÑA FLOR, DON FERNAND, GINESTA

 

Ils entrent par le fond.

DON FERNAND.

Ma mère ! me voici !

Il tombe dans les bras de sa mère.

DOÑA MERCÉDÈS.

Lui ! mon fils ! lui !... Ah !... ah ! ne me tuez pas, mon Dieu ! donnez-moi la force de vivre !...

DON FERNAND, se tournant vers don Ruiz.

Señor, béni soit le jour où il est permis à mon amour filial de venir se prosterner à vos pieds !

Il plie le genou devant don Ruiz.

DON RUIZ.

Voici ma main, et Dieu vous rende aussi sage que mon instante prière l’en supplie du fond du cœur.

DON FERNAND effleure la main de don Ruiz ; puis, se relevant, il s’élance de nouveau dans les bras de sa mère. Montrant Ginesta, qui est restée au fond.

Ma mère, voici la courageuse enfant qu’il vous faut bénir. Elle m’a apporté ma grâce et celle de mes compagnons malgré le feu et les balles... Elle s’appelle...

DOÑA MERCÉDÈS, entourant Ginesta de ses bras.

Elle s’appelle ma fille !

GINESTA.

Madame, je suis payée...

DON FERNAND, allant à Velasquez.

Monsieur, je sais tout ce que vous avez tenté de faire pour moi, et l’intention à mes yeux vaut le fait ; je ne sais comment vous en remercier ; mais il y a près de vous une personne qui devinera peut-être tout ce qu’il y a de reconnaissance brûlante dans mon cœur.

En disant cela, il a tiré de son pourpoint une fleur fanée qu’il porte à ses lèvres.

GINESTA, à part.

Dieu ! il l’aime !

Mercédès a entendu le mot de Ginesta et tressaille.

DON VELASQUEZ.

Ne parlons plus du passé, don Fernand. Tout est oublié, puisque vous voilà gracié... Mais je crois être l’interprète fidèle de... votre père, en vous demandant avec de tendres prières, en vous conjurant de changer de mœurs et de conduite, et de travailler à conquérir l’estime publique... en sorte que même vos ennemis reconnaissent que les âpres leçons du malheur ne sont jamais perdues pour un cœur noble et un esprit intelligent.

Velasquez s’arrête comme dominé par l’émotion.

DON FERNAND.

Ah ! si je pouvais mériter que mon père devînt un jour mon ami !

DON RUIZ, s’approchant.

Il le deviendra...

Mouvement de joie de don Fernand. Don Ruiz, reprenant vivement.

Il le deviendra le jour où vous en serez digne, le jour où, corrigé de vos passions violentes, vous serez devenu vous-même un si parfait gentilhomme, que le père le plus scrupuleux n’hésitera pas à vous prendre pour gendre...

DON FERNAND.

Que dites-vous !... Quelle félicité me laissez-vous entrevoir !... Avez-vous entendu, doña Flor, ce qu’a dit mon père ?... Ah ! pour vous mériter, pour être digne de vous, que ne ferais-je pas désormais !

GINESTA, à elle-même.

Mon Dieu !

DOÑA MERCÉDÈS, comme malgré elle.

Fernand, pas un mot de plus, c’est impossible !...

DON FERNAND.

Ma mère !...

DON RUIZ.

Madame !...

DOÑA MERCÉDÈS, à part.

Qu’ai-je dit !...

DON VELASQUEZ, sur le devant, à gauche.

Dieu puissant !... c’est bien mon fils !

DON FERNAND, remontant vers Ginesta.

Ginesta !

Elle s’éloigne vivement jusqu’au seuil de la porte du fond.

GINESTA, s’arrêtant.

Je ne suis plus Ginesta, je suis la sœur Filippa de l’Annonciade.

Elle disparaît.

DON RUIZ, à doña Mercédès.

Pourquoi donc cela serait-il impossible, madame ?

Doña Mercédès baisse la tête sans répondre.

DON VELASQUEZ, qui a suivi ce jeu de scène, à lui-même.

Ciel !...

 

 

ACTE IV

 

 

Sixième Tableau

 

La place de la Villa-Rembla. À droite, la maison de don Ruiz avec une terrasse.

 

 

Scène première

 

VICENTE, TORRIBIO, PÉDRILLE, UN ALGUAZIL, GENS DU PEUPLE

 

On va et l’on vient sur la place.

VICENTE, montrant à Torribio la maison de don Ruiz.

C’est là qu’il demeure...

TORRIBIO.

Notre capitaine ?

VICENTE.

Oui, celui qui fut notre capitaine.

TORRIBIO.

Tu l’as vu ?

VICENTE.

Ce matin, il est sorti à la pointe du jour. Il a pris la rue que voilà, et, en passant, il m’a reconnu. Ça m’a fait battre le cœur. Je lui ai dit : « Capitaine, vous ne me semblez pas d’une gaieté folle ! » Il a souri, m’a donné deux quadruples d’or, et s’est éloigné sans me répondre... Ça m’a fendu le cœur.

TORRIBIO.

Mais tu as gardé les quadruples ?

À ce moment, quelques groupes se forment.

VICENTE.

Pour lui être agréable... Mais j’ai eu l’idée de les employer en bonnes œuvres. D’abord, je connaissais un cabaret où je suis allé vertueusement boire à la santé du capitaine ; puis j’ai joué et j’ai gagné quelques douros sur le chiffre 25, qui est l’âge de notre capitaine... On m’a accusé de tricher, je me suis fâché, on s’est battu, et j’ai tué mon homme, avec un certain coup de tierce qu’affectionnait notre capitaine.

TORRIBIO.

Ça te fait trois bonnes œuvres.

VICENTE.

Attends donc !... Mais que diable fais-tu là ?

TORRIBIO.

Je pratique une nouvelle invention !

VICENTE.

Ça, c’est une nouvelle invention ?

TORRIBIO.

Oui... Ceci, vois-tu, c’est une herbe rapportée d’un pays nommé Tabago... Cela s’allume par un bout et se fume par l’autre... C’est très  mauvais, mais c’est très  à la mode.

VICENTE.

Et c’est à cela que tu passe ton temps ?

TORRIBIO.

À cela et à d’autres choses. Mais je m’ennuie ; je trouve le pavé du roi plus dur que le gazon du bon Dieu.

VICENTE.

À qui le dis-tu !... Je m’y déforme les pieds.

TORRIBIO.

Moi, j’y maigris... D’abord, j’ai trouvé assez amusant de me promener ainsi le nez au vent, à droite, à gauche, devant moi, sans apercevoir le plus petit bout de carabine braquée à hauteur d’œil et prête à m’envoyer une balle... Mais on a beau dire, la carabine a du charme...

À un homme qui passe au fond.

Tiens ! bonjour, Pédrille !

PÉDRILLE.

Bonjour, Torribio !

TORRIBIO, continuant, à Vicente.

Il est vrai que j’ai rencontré un alguazil qui m’a reconnu et m’a salué poliment : cela m’a flatté... Un autre s’est approché de moi et s’est informé de ma santé : cela m’a véritablement attendri. Mais un troisième est venu, puis un quatrième, puis tous les uns après les autres, et tous ont été avec moi d’une douceur, d’une politesse qui a fini par me tourner sur le cœur... Tu ne saurais t’imaginer combien un alguazil sucré est affadissant ! Pouah !... Tiens, rien que d’en parler, je me sens incommodé.

VICENTE.

À moins que ce ne soit la fumée que tu avales ?

TORRIBIO.

Cela se pourrait encore.

Chancelant.

Soutiens-moi, Vicente, je me sens véritablement malade... Mais où est donc Comacho ?... Je ne vois pas Comacho...

Il tombe dans les bras d’un alguazil qui se trouve à sa droite.

L’ALGUAZIL, le soutenant.

Eh ! c’est ce cher Torribio ! Est-ce que tu es malade ?

TORRIBIO.

Ça ne va pas bien.

L’ALGUAZIL.

Viens boire quelque chose.

TORRIBIO, se retournant avec effroi.

Encore un alguazil !...

Se sauvant.

Non, non, je n’ai plus soif... Ça va mieux !

L’ALGUAZIL.

Mais écoute-moi donc !

Torribio s’éloigne toujours de lui. L’alguazil disparaît.

VICENTE.

Tu demandes Comacho ?

Indiquant le fond à droite.

Justement, le voilà !

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, COMACHO, CHANTEURS et MUSICIENS, DANSEURS, MORESQUES, DON RAMIRO, SEIGNEURS, DAMES, GENS DU PEUPLE, SERVITEURS

 

TORRIBIO, avec étonnement.

Pas possible !

COMACHO, aux gens qui le suivent.

Halte ! c’est ici. C’est à cette terrasse que nous devons l’attirer par le charme amoureux de nos voix et de nos instruments. Mais attendons pour commencer que les danseuses moresques soient arrivées.

À Torribio et à Vicente.

Bonjour, bonjour !

VICENTE.

Mais est-il assez pimpant, assez emplumé, assez enrubanné, assez empanaché !

COMACHO.

Que voulez-vous ! cela tient à mes nouvelles relations. Don Ramiro et moi, nous ne nous quittons plus. Nous avons mis tout en commun, don Ramiro et moi : sa garde-robe, sa cave, sa cuisine et sa bourse... Et il n’y a pas d’occasion qu’il ne saisisse de me donner quelque nouvelle marque de son estime.

Don Ramiro lui donne un coup de pied par derrière. Comacho, portant la main à son cœur.

Ciel ! j’ai reconnu la voix de mon maître !

DON RAMIRO.

Eh bien, drôle ! et les Moresques ?

COMACHO.

Elles me suivent.

Indiquant le côté droit.

Tenez, señor, les voilà !

Entrée des danseuses moresques.

DON RAMIRO, à Comacho.

Rappelle-toi que je me place là, à l’angle de ce pavillon, et que si toi et tes musiciens, vous avez le malheur de ne pas chanter juste, je te mets pour quinze jours au régime du pain sec et des coups de canne.

TORRIBIO, sur le devant à gauche, à Vicente.

Attention, Vicente ! il s’agit ici de montrer qu’on se connaît en beaux-arts.

Don Ramiro place un chanteur à l’angle du pavillon, Comacho est à côté de lui ; le chanteur s’accompagne d’une mandoline. Pendant le divertissement, la terrasse est occupée par plusieurs personnes, au nombre desquelles se trouvent doña Flor et, un instant, doña Mercédès.

Air nouveau de M. Amédée Artus.

CHŒUR.

Toi que j’aime et qui sommeille,

Quand tout s’éveille !

Ouvre l’oreille

Aux chants de l’aube vermeille !

Je suis le jour,

Je suis l’amour !

LE CHANTEUR.

Lève-toi, mon adorée,

Et, sur ta lèvre empourprée,

Laisse errer à ton réveil

Le sourire et le soleil.

CHŒUR.

Toi que j’aime, etc.

LE CHANTEUR.

Tout ici te réclame :

L’oiseau pour chanter sa flamme,

La rose pour refleurir !

Mon cœur, pour ne pas mourir !

Ah ! ah ! etc.

CHŒUR.

Toi que j’aime, etc.

LE CHANTEUR.

Fleur de Grenade, que j’adore,

C’est pour toi que les cieux épris

Nous prêtent leur plus belle aurore,

Et le prophète ses houris !

Ah ! ah ! etc.

Amandier

Printanier,

Sur ta branche

Rose et blanche,

L’oiseau bleu,

L’œil en feu,

Écoute mon doux aveu,

Et son aile

Étincelle

Quand ma belle

Lève un peu

Son œil bleu

Vers la branche

Rose et blanche

Où la nuit et le jour

Est le bel oiseau d’amour ;

Et sur ta tête,

Ô ma coquette,

Sur tes seins blancs,

Tombe et repose

La neige rose

Du vert printemps.

CHŒUR.

Dansez, brunes almées,

Gazelles bien-aimées

De la brise et des fleurs,

Dont vous êtes les sœurs !

Vers la fin du divertissement, on voit une femme voilée qui se dirige vers la gauche. Don Ramiro l’aperçoit ; il fait un signe à Comacho. Musique très  douce sur le dialogue qui suit.

DON RAMIRO.

Comacho !

COMACHO, s’approchant.

Maître !

DON RAMIRO.

N’est-ce pas la belle Missaouda ?

COMACHO.

Oui, maître, c’est elle.

DON RAMIRO.

Elle se rend sans doute au bain. – Va et tâche de nous l’amener.

COMACHO.

Très bien ! compris !

Allant à la rencontre de Missaouda et l’arrêtant.

Petite ! écoute un peu, petite ! j’ai un mot à te dire.

L’amenant sur le devant.

Belle Missaouda, te plairait-il de te joindre à nous et au seigneur don Ramiro, mon maître, pour distraire un instant la belle doña Flor, la rose de Grenade ?

La Moresque fait un mouvement comme pour s’éloigner.

Attends donc !

Confidentiellement.

Il y a cent sequins d’or au bout de cette aimable complaisance.

Appuyant.

Cent sequins d’or... et nous partagerons.

La Moresque indique qu’elle veut bien. À don Ramiro.

Elle consent... Cent sequins : c’est pour rien.

Le divertissement recommence. Après le pas de Missaouda, don Ramiro jette une bourse à la danseuse ; puis paraît un domestique qui invite don Ramiro à entrer dans la maison pour y recevoir ses remercîments dus à sa galanterie, et bientôt la terrasse et la place restent vides.

 

 

Scène III

 

VICENTE, TORRIBIO, DON FERNAND

 

TORRIBIO, regardant vers le fond.

Voilà le capitaine ; voyons s’il me reconnaîtra.

DON FERNAND, paraissant au fond, à Torribio.

Ah ! c’est toi, coquin ?

TORRIBIO, avec joie.

Il m’a appelé coquin ! Il m’a reconnu ! Vicente, il m’a reconnu !

DON FERNAND.

Écoute ici.

TORRIBIO.

Plaît-il ?

DON FERNAND.

Écoute donc !

TORRIBIO.

Est-ce que nous retournons dans la montagne ?... Ah ! capitaine, si vous vouliez, ça ne serait pas long !

VICENTE, venant à la gauche de don Fernand.

Oh ! oui, ça ne serait pas long ! J’ai encore bon pied, bon œil, de plus, un couteau catalan...

Faisant claquer sa lèvre.

un velours !

DON FERNAND.

Vous vous rappelez la petite bohémienne qui vivait parmi nous ?

TORRIBIO.

Ginesta ? Je crois bien ! une vraie fille de l’air et du soleil.

VICENTE.

La fée de la montagne, comme nous l’appelions...

TORRIBIO.

Et qui chantait comme une alouette ! Sa chanson nous réveillait avec l’aube, et la nuit, pendant les longues heures de l’embuscade, elle égrenait au clair de lune ses jolies notes perlées... Ah ! c’était le bon temps !

DON FERNAND.

Eh bien, elle a quitté comme nous la montagne, mais pour s’enfermer dans un cloître.

VICENTE.

Ah !

TORRIBIO, avec mélancolie.

Eh bien, je comprends cela... J’y ai déjà songé, moi, au cloître.

VICENTE, riant.

Toi !... Et dans quel cloître, capitaine ?...

DON FERNAND.

Elle est, dit-on, au couvent de l’Annonciade.

VICENTE.

Aux portes de la ville... Je vois cela d’ici.

DON FERNAND.

J’ai passé la journée d’hier et une partie de la nuit à errer autour de ces murs silencieux ; mais je n’ai pu l’apercevoir.

VICENTE.

Les novices sortent librement par la ville, cependant.

DON FERNAND.

Aussi, allez-vous tous deux vous tenir aux aguets, un jour, deux jours, tout un mois s’il le faut, vous m’entendez ! et lorsqu’elle sortira, vous lui remettrez ce médaillon, et vous lui direz : « Celui qui vous envoie cela, Ginesta, vous conjure de l’entendre avant que vous prononciez vos vœux. »

TORRIBIO, remontant.

Très bien !... Ah ! j’ai une idée... Pour la faire sortir tout de suite, si je mettais le feu au couvent ?

DON FERNAND.

Pas de folie !

VICENTE.

Voyons, Torribio, ne le contrarie pas !

TORRIBIO.

Tu as raison. Et puis voilà une occupation pour quelques jours. – Nous obéissons, capitaine.

DON FERNAND, près de la maison à droite.

Si vous réussissez, prévenez-moi ; c’est ici que je demeure. Allez !

Torribio et Vicente sortent par le fond à droite.

 

 

Scène IV

 

DON FERNAND, puis DON RAMIRO

 

DON FERNAND.

Que se passe-t-il donc dans mon cœur ? Je le sens partagé entre une douleur et une colère. Ginesta s’éloigne ! Ginesta disparaît !... Et voilà qu’elle me manque !... et voilà que je la regrette ! Est-ce que j’aimerais Ginesta ?... Pourquoi ma mère s’est-elle placée entre doña Flor et moi ?... Je suis donc à jamais maudit, à jamais séparé du monde, que ma mère elle-même se récrie à la pensée de voir son fils épouser la fille d’un gentilhomme ? Pourquoi m’a-t-elle repoussé ?... Pourquoi ?... Il y avait ici, tout à l’heure, danses et sérénade. Qui était donc le galant ?

Don Ramiro paraît à droite.

DON RAMIRO, s’élançant dans les bras de Fernand.

Ah ! cher don Fernand !

DON FERNAND.

C’est vous, Ramiro !...

DON RAMIRO.

Je viens d’apprendre à l’instant votre retour, et c’est la fortune qui m’a protégé, puisqu’elle me permet de vous rencontrer aussitôt. Mais, vive-Dieu ! Fernand, les voyages ont-ils changé votre humeur ? Vous nous revenez triste et sombre, il me semble.

DON FERNAND.

Vous vous trompez. Quant à moi, si j’en juge par la sérénité de votre visage, vous êtes resté ce fortuné Ramiro, toujours aimant et toujours aimé, qui bouleversait tous les cœurs à Grenade comme à Malaga !

DON RAMIRO.

Ah ! pauvre ami, que l’amour est un cruel tyran, et comme il traite en esclaves les cœurs sur lesquels il règne !

DON FERNAND.

Mais c’est vous qui précisément avez l’habitude de régner.

DON RAMIRO.

Pas toujours ! et, dans ce moment-ci, eh bien, je doute.

DON FERNAND.

Vous doutez... vous ?

Riant.

Cependant, si je m’en souviens bien, au moment où nous nous séparâmes, la modestie, en fait d’amour, cher don Ramiro, n’était pas mise au nombre des défauts que les femmes vous reprochaient.

DON RAMIRO.

C’est qu’avant de la voir, je n’avais pas aimé !

DON FERNAND.

Et quelle est cette merveilleuse beauté qui a eu l’influence de faire, de l’orgueilleux don Ramiro, l’homme le plus modeste de l’Andalousie ?

DON RAMIRO.

Je la vis un soir que je passais, à cheval, dans les rues de Malaga.

DON FERNAND.

Ah ! c’était à Malaga ?

DON RAMIRO.

Oui ; je l’aperçus par une jalousie entr’ouverte, et je m’arrêtai tout émerveillé ! Sans doute, elle prit pour de l’audace ce qui n’était que de l’admiration... car elle referma sa jalousie, quoique, muet de surprise et les mains jointes, je la priasse de n’en rien faire ! Enfin, ma belle inconnue et son père étant sur le point de quitter Malaga pour Grenade...

DON FERNAND.

Ah ! pour Grenade !... Vous les avez suivis, n’est-ce pas cela, don Ramiro ?

DON RAMIRO.

Vous ne vous trompez que sur un point ; au lieu de les suivre, je les ai précédés ! Cela m’offrait un avantage : chaque halte qu’elle faisait me rappelait à son souvenir, chaque chambre où elle demeurait lui parlait de moi... Je me fis son courrier d’amour !

DON FERNAND, fronçant le sourcil.

Voyez-vous cela !

DON RAMIRO.

Oui... Vous le savez, on ne trouve rien dans nos misérables auberges... Eh bien, j’ordonnais les repas... Je savais le parfum qu’elle préférait : j’en brûlais dans les corridors qu’elle devait traverser ! Je savais quelles fleurs elle aimait : de Malaga à Grenade, elle ne marcha que sur des fleurs !

DON FERNAND.

Mais c’est du dernier galant ! Et... la belle señora... ?

DON RAMIRO.

Ah ! voilà !... Seulement, vous pouvez me rendre un service que je n’oublierai de ma vie.

DON FERNAND.

Moi ?

DON RAMIRO.

Vous !... Le hasard...

Mouvement de don Fernand.

non, je me trompe... la Providence a combiné deux événements qui doivent, si quelque catastrophe inconnue n’éclate pas sur mon chemin, faire de moi le plus heureux des hommes.

DON FERNAND, essuyant la sueur qui lui coule du front.

Et quels sont ces événements ?

DON RAMIRO.

Le père de celle que j’aime est l’ami de votre père, et vous, mon cher Fernand, comme un ange sauveur, vous êtes arrivé d’hier.

DON FERNAND.

Eh bien, après ?

DON RAMIRO.

Eh bien, votre père a précisément offert l’hospitalité...

DON FERNAND.

À qui ?

DON RAMIRO.

Eh ! ne devinez-vous donc pas, cher ami ?

DON FERNAND.

Je ne devine rien ; il faut tout me dire.

DOÑA FLOR, paraissant sur la terrasse et jetant un léger cri.

Ah !

DON RAMIRO, voyant doña Flor.

Est-il besoin de dire le nom du soleil, quand vous sentez sa chaleur ?...

Lui montrant la terrasse.

Tenez, levez les yeux, don Fernand.

DON FERNAND, à part.

C’est bien elle !

Tous deux saluant respectueusement la jeune fille. Doña Flor laisse tomber une fleur et se retire. Don Fernand s’élance et ramasse la fleur.

DON RAMIRO, tendant la main.

Merci, cher Fernand !... Rendez-moi cette fleur.

DON FERNAND.

Et pourquoi vous la rendrais-je ?

DON RAMIRO.

Mais... parce qu’il me semble que c’est à mon intention qu’on l’a laissée tomber.

DON FERNAND.

Qui vous a dit cela ?

DON RAMIRO.

Personne ; mais personne non plus ne me dit le contraire.

DON FERNAND.

Si fait ! quelqu’un le dit.

DON RAMIRO.

Qui cela ?

DON FERNAND.

Moi !

DON RAMIRO, reculant en voyant don Fernand pâle et le visage bouleversé.

Vous ! pourquoi vous ?

DON FERNAND.

Parce que... celle qui vous aime... je l’aime !

DON RAMIRO.

Vous aimez doña Flor ?...

DON FERNAND.

Je l’aime !

DON RAMIRO.

Et où l’avez-vous connue ?

DON FERNAND.

Que vous importe !

DON RAMIRO.

Mais il y a deux mois que je l’aime, moi !

DON FERNAND.

Et moi, il n’y a que deux jours mais, en deux jours, j’espère avoir fait plus de chemin dans son cœur que vous n’en avez fait en deux mois.

DON RAMIRO.

Prouvez-le moi, don Fernand, ou je dirai tout haut que vous êtes un homme qui ne respecte rien... pas même la réputation d’une jeune fille !

DON FERNAND.

Vous m’avez dit que vous aviez couru devant elle, n’est-ce pas ? de Malaga à Grenade.

DON RAMIRO.

Je viens de vous le dire.

DON FERNAND.

Vous avez passé à la venta du Roi more ?

DON RAMIRO.

Je m’y suis même arrêté.

DON FERNAND.

Vous avez commandé un repas pour don Velasquez et sa fille, un bouquet pour doña Flor ?

DON RAMIRO.

Oui...

DON FERNAND.

Dans ce bouquet, il y avait une anémone pareille à celle-ci ?...

DON RAMIRO.

Eh bien ?

DON FERNAND.

Cette anémone, elle me l’a donnée !

DON RAMIRO.

Donnée de sa main ?

DON FERNAND.

De sa main ! et la voici sur mon cœur, où elle s’est fanée, comme celle-ci s’y fanera.

DON RAMIRO.

Cette anémone, vous l’avez prise, don Fernand... arrachée à son bouquet... sans qu’elle le sût... ramassée sur son chemin, où elle l’avait laissée tomber par mégarde... Avouez cela, et je vous pardonne.

DON FERNAND, avec force.

Vous me pardonnez !... D’abord, il n’y a que de Dieu et du roi que j’accepte un pardon... Et quant à la fleur, elle me l’a donnée !

À ce moment paraissent quelques personnes qui circulent, et qui, entendant la provocation entre don Fernand et don Ramiro, appellent d’autres bourgeois et gens du peuple, pour être témoins.

 

 

Scène V

 

DON FERNAND, DON RAMIRO, BOURGEOIS, GENS DU PEUPLE, ALGUAZILS, qui se promènent

 

DON RAMIRO.

Vous mentez, don Fernand !... Et, de même que vous avez volé la seconde de ces fleurs, vous avez volé la première !

DON FERNAND.

Eh bien, soit ! données ou volées, les voilà toutes deux à terre... Celui qui dans cinq minutes vivra les ramassera !... L’épée à la main, don Ramiro !

DON RAMIRO, tirant l’épée à son tour et faisant un pas en arrière.

À la bonne heure, don Fernand ! voilà un marché comme je les aime !

À ceux qui se promènent sur la place.

Holà, cavaliers, venez ça, afin que nous ne nous battions pas sans témoins, et que si don Fernand me tue, on ne dise pas au moins qu’il m’a assassiné... comme on dit qu’il avait assassiné don Alvar !

DON FERNAND.

Qu’ils viennent ! qu’ils viennent, don Ramiro ! car, j’en jure Dieu, ce qu’ils vont voir mérite d’être vu !

Ils descendent à l’avant-scène. Le cercle se forme. Les deux jeunes gens ont l’épée à la main ; ils engagent le fer.

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, DON RUIZ, entrant vivement, puis DOÑA MERCÉDÈS, DOÑA FLOR

 

DON RUIZ.

Arrêtez, don Fernand ! Arrêtez, don Ramiro !

DON FERNAND, avec impatience.

Mon père !

DON RAMIRO, avec respect, se découvrant.

Señor !

Il abaisse son épée et fait un pas en arrière.

DON RUIZ, à Ramiro.

Je n’ai pas d’ordre à vous donner, don Ramiro ; mais à vous, don Fernand, à vous qui êtes mon fils, je dis : Arrêtez !

Don Fernand veut reprendre le combat.

UN ALGUAZIL, qui se trouve à gauche, à don Fernand.

Arrêtez, señor !

DON RUIZ, à don Fernand.

Comment, malheureux ! ne peux-tu donc te dompter une fois toi-même ! Gracié d’hier, vas-tu, dès aujourd’hui, te remettre dans les mains de la justice ?

DON FERNAND.

Mon père, ceci est une affaire d’honneur entre don Ramiro et moi ; laissez-nous la vider à notre guise, je vous prie.

DON RUIZ.

Ici, dans la rue, à la face du soleil !

DON FERNAND.

Pourquoi pas, si c’est ici, dans la rue, à la face du soleil, que don Ramiro m’a insulté ?

Montrant la foule.

Ils ont été témoins de l’insulte, qu’ils le soient de la vengeance !

DON RUIZ.

Remettez votre épée au fourreau, don Fernand.

DON FERNAND, faisant un pas en avant.

En garde, don Ramiro !

DON RUIZ, le retenant.

Ainsi, tu me désobéis ?

DON FERNAND.

Pensez-vous que je me laisserai ôter l’honneur que vous m’avez transmis, comme votre père l’avait reçu de ses aïeux ?

DON RUIZ.

Plût au ciel que tu eusses gardé une étincelle de celui que je t’avais transmis ! Don Ramiro, puisque mon fils n’a aucun respect pour les cheveux blancs et les mains tremblantes qui l’implorent, quoique ces mains tremblantes et ces cheveux blancs soient ceux d’un père, écoutez-moi, et donnez cet exemple à ceux qui nous entourent, qu’un étranger me montre plus d’égards que mon fils !

DON RAMIRO, faisant un pas en avant, et saluant don Ruiz en abaissant son épée.

Vous avez bien fait d’en appeler à moi, señor don Ruiz de Torrillas ! vous avez bien fait de compter sur moi... La terre est grande... la montagne est solitaire... je rencontrai mon adversaire dans un autre lieu.

DON FERNAND.

C’est déguiser adroitement sa peur.

DON RAMIRO.

Moi ! j’ai peur ?... Ah ! don Fernand, tu le veux !...

DON RUIZ, à Fernand.

Insensé ! comment ! lorsque tu vois qu’un étranger me respecte et m’obéit, tu me désobéis et tu me braves !

Levant sa canne.

Vive-Dieu ! je ne sais à quoi tient que je ne t’enseigne publiquement ton devoir !

DON FERNAND.

Prenez garde, monsieur ! votre bâton est levé sur moi !

DON RUIZ.

L’épée au fourreau, malheureux !

DON FERNAND.

Abaissez d’abord votre canne, señor !

DON RUIZ.

Obéis d’abord... quand je te dis d’obéir !

DON FERNAND.

Señor ! señor ! ne tenez pas plus longtemps votre bâton levé... ou, vive-Dieu ! vous me jetterez dans quelque extrémité !

En passant à droite, à don Ramiro qui s’éloigne.

Oh ! ne vous éloignez pas, don Ramiro : je ne puis faire face à la fois à la canne d’un vieillard et à l’épée d’un fat !

DON RUIZ, lui saisissant le bras droit.

Une dernière fois, m’obéiras-tu, misérable ?...

DON FERNAND.

Non ! non ! arrière ! arrière !

Il l’écarte d’un revers de la main et court au-devant de don Ramiro en criant.

À moi, don Ramiro !

La main de Fernand a porté sur la joue de don Ruiz, qui chancelle, et que plusieurs personnes s’empressent de soutenir. Don Fernand engage le fer avec don Ramiro. Il lui perce le bras droit. Doña Mercédès paraît, éperdue ; doña Flor, qui l’a précédée, la reçoit dans ses bras et la fait asseoir sur un banc qui se trouve près de la maison. Pendant le combat, don Ruiz est passé à gauche, avec les personnes qui l’entourent. Après le combat, Fernand s’écrie.

Ces deux fleurs sont à moi !

Il les ramasse, puis sort en menaçant de son épée quiconque voudrait l’arrêter, et criant.

Place ! place !

Mouvement général.

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, hors DON FERNAND, puis DON CARLOS, DON VELASQUEZ

 

DON RUIZ, avec accablement et d’une voix sourde.

Que le ciel t’écrase, infâme ! qui as osé frapper ton père au visage !... Oui, le ciel, à défaut des hommes, car la cause d’un père outragé est la cause du ciel !

DON RAMIRO, enveloppant de son manteau son bras droit blessé, et offrant le gauche à don Ruiz.

Señor, voici doña Mercédès qui vient de perdre connaissance...

DON RUIZ, avec un regard terrible.

Doña Mercédès !... Ah ! oui, doña Mercédès !

DOÑA MERCÉDÈS, revenant à elle et se levant.

Qu’y a-t-il, monseigneur ?

DON RUIZ, la saisissant par la main et la faisant passer à gauche.

Il y a, madame, il y a que votre fils m’a frappé au visage !

DOÑA MERCÉDÈS, à voix basse.

Oh ! calmez-vous, seigneur, et voyez tout ce peuple qui nous entoure.

DON RUIZ.

Ah ! qu’il vienne ! qu’il approche ! car il vient, car il approche pour me défendre !...

À la foule.

Venez tous !... Oui, hommes, regardez-moi, et tremblez d’avoir des fils !... Oui, femmes, regardez-moi, et tremblez de mettre au jour des enfants qui, pour les récompenser de vingt-cinq ans de sacrifices, de soins, de douleurs, soufflettent vos maris !... J’ai demandé justice au Maître suprême ; je vous demande justice à vous !... Et si vous ne me dites pas à l’instant que vous vous chargez de la justice paternelle... eh bien... cette justice... j’irai...

Remontant.

Je vais la demander au roi, au roi don Carlos lui-même !...

On s’est écarté comme pour lui livrer passage. Il se trouve en présence d’un homme enveloppé d’un manteau. La foule, qui reconnaît cet homme, murmure : « Le roi ! le roi !... » Don Ruiz, d’un air joyeux.

Le roi !...

DON CARLOS.

Tu demandes justice ?

DON RUIZ.

Oui, sire !

DON CARLOS.

Encore !... Hier, tu demandais grâce ; aujourd’hui, tu demandes justice !... Tu demandes donc toujours ?

DON RUIZ.

Oh ! cette fois, quand le roi m’aura fait justice, je le tiendrai quitte de l’avenir en le remerciant du passé... Sire, écoutez-moi !... Quelle peine mérite un jeune homme qui a donné un soufflet à un vieillard ?

Mouvement d’attention.

DON CARLOS.

Si c’est un roturier, le fouet en place publique, avec un numéro sur mes galères... S’il est noble, il mérite la prison perpétuelle et la dégradation.

DON RUIZ.

Et si celui qui a donné le soufflet était le fils ?... si celui qui l’a reçu était le père ?...

DON CARLOS.

Comment dis-tu, vieillard ?... Je dois avoir mal entendu... Je croyais qu’en Espagne, au contraire, les fils vengeaient les soufflets donnés à leur père !

DON RUIZ.

Du temps du Cid, oui ; mais nous ne sommes plus au temps du Cid... Aujourd’hui, ce sont les fils...

DON CARLOS.

Impossible, vieillard ! impossible !

DON RUIZ.

Sire, hier, je vous ai demandé la grâce de mon fils, meurtrier et voleur !... Sire, aujourd’hui, je vous demande justice contre l’enfant dénaturé qui a levé la main sur son père !

DOÑA MERCÉDÈS, soutenue par doña Flor.

Mon Dieu ! mon Dieu !

DON CARLOS.

Mais savez-vous bien que c’est la mort de votre fils que vous me demandez là ?...

DON RUIZ.

Je ne sais pas si c’est la mort que je demande mais, à coup sûr, c’est justice !

DON CARLOS.

Elle te sera faite.

Mouvement des gens du peuple. Ils forment des groupes et parlent entre eux. À don Velasquez, qui est à droite près de doña Mercédès.

Don Velasquez, ne vous représentez devant moi que quand le coupable sera arrêté.

DON VELASQUEZ, bas, à doña Mercédès.

Le coupable !... Entendez-vous cela, Mercédès ? Et c’est la mort !... la mort, qui attend votre fils et le mien... et vous ne parlerez pas ?

DOÑA MERCÉDÈS, passant comme pour aller au roi.

Ah ! c’en est trop... et je veux...

DON RUIZ, au milieu, la saisissant par la main.

Silence !... silence, madame !... je vous l’ordonne !...

Elle s’arrête sous le regard terrible de don Ruiz.

DON CARLOS, qui a suivi ce mouvement, à part.

Qu’avait donc à dire cette femme ?

 

 

Septième Tableau

 

Un appartement chez don Ruiz. Porte au fond. À droite, don Ruiz, pâle et immobile, assis auprès d’une table ; sur cette table, un candélabre allumé. De l’autre côté, Mercédès accroupie sur des coussins et la tête renversée sur le siège d’un canapé. Doña Flor près d’elle, à sa droite. Le théâtre est faiblement éclairé.

 

 

Scène première

 

DON RUIZ, DOÑA MERCÉDÈS, DOÑA FLOR

 

DOÑA FLOR.

Ma mère, ma mère !... n’y a-t-il donc aucun moyen de sauver don Fernand ?...

Silence.

Oh ! répondez-moi, ma mère !

DOÑA MERCÉDÈS, avec effort et sans voix.

Aucun.

DOÑA FLOR.

Mais enfin, madame, il me semble que si, après vingt ans de mariage, vous demandiez cette grâce à don Ruiz...

DOÑA MERCÉDÈS.

Il me la refuserait.

DOÑA FLOR.

Cependant, madame, un père est toujours un père.

DOÑA MERCÉDÈS, cachant sa figure dans ses mains.

Oui !... un père !... N’ayons d’espoir qu’en Dieu, ma fille. Peut-être aura-t-il permis que Fernand ait pu s’échapper.

DOÑA FLOR.

Hélas ! madame !

DOÑA MERCÉDÈS, se soulevant.

Il est arrêté ?...

DOÑA FLOR.

Il s’est rendu.

DOÑA MERCÉDÈS.

À qui ?

DOÑA FLOR.

À celui qui avait ordre de le ramener mort ou vif, et qui ne pouvait, sans crime, désobéir à cet ordre : au grand justicier d’Andalousie, à mon père, madame.

DOÑA MERCÉDÈS, se relevant.

Votre père !... c’est votre père qui le livre au supplice ?

DOÑA FLOR.

Il l’a arraché à une mort inévitable, madame, et, en retardant sa dernière heure, il lui a laissé ces chances suprêmes de salut que gardent toujours au condamné l’amour d’une mère et la clémence d’un roi. Fernand était poursuivi par la foule. À cette foule s’étaient joints des soldats. Lassé de fuir, et se réfugiant dans la tour de Vela, il avait attendu là ceux qui le poursuivaient. Le combat s’était engagé avec un acharnement mortel, c’était une lutte désespérée. Fernand s’était posté dans l’escalier étroit et tournant qui conduit à la plate-forme, et la défense lui était facile. Son épée dans la main droite, le bras gauche enveloppé dans son manteau, dont il s’était fait un bouclier, il combattait marche à marche, et sur chaque marche un homme était tombé. Le combat durait, et l’issue n’en pouvait être douteuse, lorsque mon père arriva : « Ne le tuez pas !... ne le tuez pas !... cria-t-il avec désespoir ; il importe que je le prenne vivant. – Vivant ! cria Fernand à son tour. L’un de vous ne vient-il pas de dire qu’il me prendrait vivant ? – Oui, moi, don Velasquez. » Et sans attendre la réponse, mon père s’élança à travers les assaillants, et franchit les degrés vides jusqu’à portée du bras de don Fernand. « Que voulez-vous ? lui dit votre fils. – Ce que je veux, c’est que vous renonciez à vous défendre et que vous vous reconnaissiez mon prisonnier. – Et à qui avez-vous promis d’accomplir un pareil miracle ? – Au roi. – Eh bien, retournez vers le roi et dites-lui que vous avez été chargé d’une mission impossible. – Mais qu’espérez-vous donc, insensé ? – Mourir en tuant ! – Alors... tue !... » répondit mon père en présentant sa poitrine. Et comme le bras de Fernand s’abaissait, il fit un pas vers lui et reprit de nouveau : « Votre épée ! – Jamais ! – Je vous en prie, Fernand. – Jamais ! – Fernand, je vous en supplie ! » Et mon père tendit la main. En ce moment, les regards de votre fils rencontrèrent ceux du grand justicier. Fernand balbutia encore quelques mots, comme si, dominé par une puissance inconnue, il s’efforçait en vain de se soustraire à l’étrange fascination exercée sur lui. Puis sa tête s’inclina lentement sur sa poitrine, sa main s’ouvrit comme si elle avait perdu toute sa force, et son épée tomba aux pieds de mon père.

DON RUIZ, à doña Flor.

Retirez-vous, mon enfant !

Elle sort par le fond.

 

 

Scène II

 

DOÑA MERCÉDÈS, DON RUIZ

 

DON RUIZ, s’approchant de doña Mercédès, qu’il n’a pas quittée du regard depuis la dernière partie du récit.

Ainsi, madame, pour la seconde fois, le lion s’est fait agneau à la voix de don Velasquez... Ainsi, tandis qu’il insulte tout haut à mon autorité et outrage en public mes cheveux blancs, votre fils, obéissant malgré lui à une puissance secrète, inconnue, fait preuve envers un autre... envers un étranger, d’une déférence sans borne et d’un respect... presque filial...

Mouvement de doña Mercédès.

Cela ne vous surprend-il pas autant que moi, ou, du moins, ne redoutez-vous rien des réflexions auxquelles peut donner lieu ce rapprochement ?... Ne serait-ce point ici que la voix du sang est muette, et qu’elle parle là-bas ?...

DOÑA MERCÉDÈS, avec effroi et se levant.

Don Ruiz !

DON RUIZ.

Silence !... on pourrait nous entendre. Tantôt, le péril du coupable, la menace du roi don Carlos ont failli vous arracher un aveu que j’ai arrêté sur vos lèvres. Cet aveu, je demande, j’exige qu’il n’en sorte jamais. Vous comprendrez, madame, que c’est bien assez pour moi d’avoir été outragé par le fils, sans que je me résigne encore à m’entendre déshonorer par la mère !

DOÑA MERCÉDÈS.

De grâce !...

DON RUIZ.

Laissez-moi parler. Par un mot, par la révélation d’un secret gardé depuis vingt-cinq ans, vous réussirez sans doute à diminuer aux yeux de tous la grandeur du crime et à désarmer la rigueur du châtiment ; mais, ne l’oubliez pas, ce mot qui sauve est en même temps le poignard qui tue. Votre position est telle, que vous ne pouvez préserver la tête du fils qu’en immolant l’honneur du père. Or, cet honneur, madame, je le défendrai, non pas seulement comme mien, mais comme appartenant à ceux qui me l’ont transmis pur et sans tache avec leur nom.

Montrant une petite croix.

Il y eut un jour, doña Mercédès, où, debout devant moi et détachant de la muraille cette croix pendue au chevet de votre lit, vous me dites : « Don Ruiz, jurez-moi que jamais un mot relatif au passé ne sortira de votre bouche. » J’en pris l’engagement devant Dieu ; j’ai tenu parole, madame. Aujourd’hui, à mon tour, c’est moi qui viens à vous cette croix à la main, et qui vous dis : Au nom du Dieu sauveur, jurez-moi de garder enseveli au fond de votre cœur le secret qui, vingt-cinq ans, a dormi dans le mien !

DOÑA MERCÉDÈS, avec désespoir.

Fernand ! Fernand !

DON RUIZ.

Jurez-le, madame, et que Dieu vous fasse la grâce d’être fidèle à votre serment comme je l’ai été à ma parole.

DOÑA MERCÉDÈS, étendant lentement la main sur la croix que lui présente don Ruiz.

Ah ! ah !...

Elle cache, en sanglotant, sa figure dans ses mains.

 

 

Scène III

 

DOÑA MERCÉDÈS, DON RUIZ, DOÑA FLOR

 

DOÑA FLOR, accourant.

Ah ! madame !... le roi !

DON RUIZ et DOÑA MERCÉDÈS.

Le roi !

DOÑA FLOR.

C’est vous qu’il a demandée en entrant, c’est à vous qu’il veut parler, madame.

DOÑA MERCÉDÈS.

À moi ?

DON RUIZ, bas, à Mercédès.

Pas un mot ! pas un geste !...

Indiquant la porte à gauche.

Je serai là...

Il sort rapidement en lançant à Mercédès un dernier regard.

DOÑA FLOR.

Le roi !

Don Carlos entre ; deux ou trois personnes qui l’accompagnent s’arrêtent au fond.

DOÑA MERCÉDÈS, s’élançant vers lui et se jetant à ses pieds.

Ah ! sire !... vous n’avez pas condamné le fils puisque vous venez chez la mère !...

DON CARLOS.

Qu’on nous laisse seuls.

Doña Flor se retire. La porte du fond se ferme.

 

 

Scène IV

 

DON CARLOS, DOÑA MERCÉDÈS

 

DON CARLOS.

Levez-vous, madame ; commandez, s’il se peut, à votre émotion, reprenez vos esprits ; car, avant d’aborder le sujet qui m’amène, je désire que vous soyez parfaitement rendue à vous-même.

DOÑA MERCÉDÈS, après avoir essuyé ses larmes et s’efforçant de reprendre son calme.

Je vous écoute, sire.

DON CARLOS.

Un attentat vient d’être commis, si nouveau, qu’il est sans précédent dans l’histoire d’Espagne ; si monstrueux, qu’il étonne la conscience publique. Or, plus le crime est monstrueux, révoltant, inouï, plus je lui cherche une explication, et cette explication, c’est à vous que je viens la demander.

DOÑA MERCÉDÈS, tressaillant.

À moi, sire ?... Le roi a résolu de m’interroger ?...

DON CARLOS.

Je ne suis pas roi... ici du moins...

DOÑA MERCÉDÈS.

Qu’êtes-vous donc, sire ?

DON CARLOS.

Je suis un confesseur.

S’approchant du canapé.

Venez là, Mercédès, et racontez-moi votre vie.

DOÑA MERCÉDÈS, avec effort.

Ma vie ?... Comment et en quoi le récit de ma vie peut-il intéresser Votre Majesté ?...

DON CARLOS.

Comme l’aveu du pécheur intéresse le ministre de Dieu qui le condamne ou l’absout.

Il s’assied.

Racontez-moi votre vie, doña Mercédès.

DOÑA MERCÉDÈS.

Sire... je n’ai rien à vous en dire... sinon qu’elle s’est passée dans les larmes,

Suppliant don Carlos du regard.

et que, suivant votre clémence ou votre sévérité, elle finira dans la joie, ou s’éteindra dans le désespoir.

DON CARLOS.

Sommes-nous bien seuls ici, madame ?

DOÑA MERCÉDÈS, d’une voix étouffée.

Seuls.

DON CARLOS.

Ce que vous auriez à me confier à voix basse et à genoux, personne que moi ne l’entendrait ?

DOÑA MERCÉDÈS.

Personne.

DON CARLOS.

Pour la troisième fois, Mercédès, racontez-moi votre vie.

DOÑA MERCÉDÈS.

Sire, j’ai répondu... comme je réponds encore : le récit de ma vie ne vous apprendrait rien...

DON CARLOS, se levant, comme à lui-même.

Ainsi, point de faute cachée !... point de mystère dans l’existence de cette femme !... point d’excuse au crime !... Ainsi, c’est bien le père qui est venu me demander justice contre le fils ! c’est bien le fils qui a levé la main sur son père !...

Il passe à droite.

DOÑA MERCÉDÈS.

Ah ! sire !... qui peut dire comment cela s’est fait ?... qui peut dire si le bras fut coupable et si le hasard ne l’a pas égaré ?... Avait-il conscience de ses actions, celui que, dans ce moment-là, un adversaire provoquait, insultait peut-être ?... Non... Je ne veux rien dire qui soit à la charge de don Ramiro : il a tout fait pour éviter cette fatale querelle, je veux le croire, je le crois ; mais, sire, il avait l’épée à la main, et, devant une épée, demander à Fernand de reculer, c’était demander au sanglier blessé de ne pas faire tête au chasseur, à un insensé d’avoir sa raison. Don Ruiz le sait bien ; et, le sachant, comment a-t-il pu croire que sa voix serait écoutée ?... Qu’espérait-il en menaçant, lorsqu’en priant, la mère elle-même n’eût peut-être rien obtenu de son fils ?... Et cependant qui doute du cœur de Fernand, de son respect pour moi, de sa tendresse ? Personne ! oh ! personne, sire ! Eh bien, me chérissant comme il me chérit, lorsque, tout jeune encore, presque enfant, il se croyait l’objet d’une raillerie ou d’un dédain, quand le sang lui montait au visage avec la colère, il devenait sourd à ma voix, il méconnaissait mes ordres, il m’eût repoussée aussi, comme il a fait de don Ruiz... Seulement, moi, je ne menaçais pas, je pleurais, et dès que s’éclaircissait le voile que la colère avait jeté sur ses yeux, dès que le jour se faisait dans cette âme un moment obscurcie, il venait en silence s’agenouiller devant moi ; ses yeux baissés semblaient craindre de rencontrer les miens ; il pleurait à son tour, et sa vie, alors, il l’eût donné pour expier sa faute... Sire, on ne demande pas compte de ses actes à l’enfant que la raison n’éclaire pas encore. Celui qui la perd une heure, un instant... pendant cette heure, cet instant, n’est-il pas redevenu un enfant, et ne peut-on lui pardonner ?... Sire, la volonté fait le crime, et celui-là n’est pas coupable qui a agi sans discernement. Sire, Fernand n’est pas criminel ! ce n’est qu’un malheureux digne de pitié.

Elle tombe à genoux.

DON CARLOS.

Ce n’est pas à ma pitié, madame, que l’on a fait appel, c’est à ma justice.

DOÑA MERCÉDÈS.

Oui, je le sais... et si elle doit être inflexible, puisse celui qui l’a invoquée en éprouver un remords éternel !

Elle se relève.

DON CARLOS.

Femme, celui qui l’a invoquée est un père, c’est-à-dire le chef de la maison, le représentant de Dieu dans la famille, comme je suis son représentant sur le trône. Qui l’outrage est impie, qui le frappe est sacrilège... C’était son droit de me demander justice ; c’était pour lui une obligation, car tout chef de famille est un gardien de la morale publique. Et quel plus grand attentat contre les lois divines et humaines que le fils révolté contre le père, que le vassal foulant aux pieds son suzerain, que la créature souffletant le créateur !... Pleure, tu es femme ; prie, tu es mère ; mais laisse-nous, nous autres hommes, accusateur ou juge, père ou roi, suivre inflexiblement la ligne du devoir.

DOÑA MERCÉDÈS.

Non, sire !... un père ne dénonce pas son fils !... Vous parlez du renversement de toutes les lois naturelles ?... En serait-il un plus grand que celui-là : le père dénonçant sa propre chair ?...

Elle rencontre le regard de don Carlos.

Oui... je sais que don Ruiz l’a fait, aveuglé qu’il était par son ressentiment ; mais devant les conséquences de cette action, peut-être s’épouvante-t-il au fond du cœur ! peut-être voudrait-il déjà désarmer votre main sévère du glaive que lui-même y a placé. La voix qui a crié vengeance serait-elle moins écoutée si elle criait grâce ?... De quel nom faudrait-il appeler cette justice qui se prévaudrait de l’accusation et repousserait la défense, qui accueillerait la colère et serait sans pitié pour les remords ?... Ah ! sire, par ceux qu’il aurait un jour, par mon désespoir...

DON CARLOS.

Pourquoi donc êtes-vous seule à me supplier, doña Mercédès ?

DOÑA MERCÉDÈS.

Sire...

DON CARLOS.

Pourquoi donc celui dont les entrailles ont droit de s’émouvoir aussi à l’approche du jugement n’est pas là, à vos côtés ?...

DOÑA MERCÉDÈS.

Je vais...

DON CARLOS, la saisissant par le bras et la faisant tomber à genoux.

Pourquoi m’as-tu dit qu’un père ne dénonçait pas son enfant ?... pourquoi l’a-t-il fait, lui ?

DOÑA MERCÉDÈS.

Au nom du ciel !

DON CARLOS.

Tu vois bien, femme, que tu me trompais...

DOÑA MERCÉDÈS, se relevant.

Grâce !...

Elle passe à droite.

DON CARLOS.

Tu vois bien que Fernand n’est pas son fils...

DOÑA MERCÉDÈS, tombant de nouveau à genoux.

Malheureuse !...

DON CARLOS.

Ah ! tu ne m’échapperas plus !... Il y a dans ta vie un mystère que tu t’efforces de me dérober ; mais je veux le connaître, entends-tu ? je le veux !

DOÑA MERCÉDÈS.

Mon Dieu ! donnez-moi la force de me taire !...

DON CARLOS.

Don Ruiz est-il le père de Fernand ?... Réponds ! réponds-moi donc !

DOÑA MERCÉDÈS, d’une voix étouffée.

C’est son père.

DON CARLOS.

Eh bien, meure donc celui qui l’a frappé !

DOÑA MERCÉDÈS, se relevant vivement.

Arrêtez !... non... cet enfant...

DON CARLOS.

Eh bien, cet enfant ?... Parle ! parle !

 

 

Scène V

 

DON CARLOS, DOÑA MERCÉDÈS, DON VELASQUEZ

 

DON VELASQUEZ, s’élançant aux pieds du roi.

Sire ! c’est le mien.

DOÑA MERCÉDÈS.

Je me meurs !

DON CARLOS.

Ah ! je savais bien, moi, qu’un fils ne donnait pas un soufflet à son père !...

DON VELASQUEZ.

Non, sire ! Fernand ne l’a pas fait !... Dieu, qui a permis que sa main ne restât pas toujours innocente, n’a pas voulu, du moins, qu’elle fût souillée d’un si grand crime. Que la mère se taise, ou contrainte ou confuse ; qu’elle n’ose ou ne puisse confesser la vérité, même en présence du billot préparé pour son fils, je la plains, je l’excuse ; je ne la juge pas. Mais que l’on me demande, à moi, d’étouffer dans mon cœur la voix qui me crie : « Sauve-le, c’est ton devoir !... Sauve-le, c’est ton fils !... » que je m’impose une discrétion barbare, et craigne, même aux dépends de l’honneur de la mère, de préserver la tête de l’enfant ?... Non, sire, ce serait criminel, révoltant, impossible... Mercédès, pardonnez-moi, vous que j’ai tant aimée ! vous dont je n’ai jamais prononcé le nom qu’avec respect ; vous qui, même après mon aveu, n’avez pas perdu tout droit à la considération, à l’estime !... pardonnez-moi de vous avoir forcée à rougir d’une faute qui fut la mienne, et, plus encore, celle de nos familles ! Pourquoi la haine succéda-t-elle à l’amitié qui les avait unies jusque-là ? pourquoi voulurent-elles séparer ceux qu’elles avaient rapprochés ?... Qu’avions-nous à voir, nous, pauvres enfants nés l’un près de l’autre, qui avions grandi l’un pour l’autre, qu’avions-nous à voir aux haines de nos parents ?... Et quand, pendant dix ans, on nous avait répété chaque jour : « Aimez-vous ! » n’étions-nous pas bien excusables de ne pas obéir, quand on nous disait tout à coup : « Haïssez-vous !... »

DOÑA MERCÉDÈS, qui était assise, à part, en se levant.

Oh ! quel souvenir !...

Faisant un mouvement pour sortir.

Sire, permettez...

Un regard de don Carlos la retient. Elle s’agenouille.

DON VELASQUEZ.

Voilà ce qui la perdit, ce qui nous perdit tous deux... Oh ! ce fut une terrible épreuve, quand, déjà coupable et toujours repoussé par son père, prêt à suivre le Génois Christophe Colomb sur des mers inconnues, je reçus une lettre d’elle qui m’avertissait des conséquences de notre faute, et m’apprenait que nous n’étions pas malheureux à demi. Je dévorai l’espace qui sépare Palos de Cordoue. Je sautai dans une barque attachée au rivage, et, profitant de la nuit ainsi que des flots grossis du Guadalquivir, qui m’élevaient presqu’au balcon où elle avait coutume de m’attendre, je j’élançai près d’elle... Oh ! Mercédès ! Mercédès ! ne vous suppliai-je pas de fuir avec moi ?... Votre père venait d’être ruiné, et vous, la dernière consolation, la seule compagne de votre père devenu pauvre, vous étiez résolue à lui tout confier, à vous exposer à sa colère, mais à ne pas le quitter... Dites si, vingt fois dans cette nuit, je ne descendis pas dans ma barque et ne remontai pas au balcon ?... Dites si, la dernière, je ne vous pris pas dans mes bras et ne voulus pas vous emporter de force ?.... On venait à vos cris... il fallait fuir... Je la quittai pour toujours, sire, et je tombai sans mouvement en sentant son cœur se détacher du mien.

Mercédès s’incline et tombe à genoux devant le roi.

 

 

Scène VI

 

DON CARLOS, DOÑA MERCÉDÈS, DON VELASQUEZ, DON RUIZ

 

DON RUIZ, qui s’est avancé lentement.

Relevez-vous, Mercédès. Vous avez quelque chose à ajouter au récit de cet homme...

Il la fait passer près du roi, et descend tout à fait à droite.

DOÑA MERCÉDÈS.

Oui, car il fut bien noble, celui qui, en apprenant la ruine de mon père, vint lui demander ma main, c’est-à-dire le droit de substituer sa fortune à celle que nous avions perdue. Il fut bien généreux, celui qui, froidement accueilli par moi... et presque repoussé, n’en témoigna ni dépit ni ressentiment, et qui, m’aimant enfin, et pressé par mon père de m’arracher une réponse, entendit, sans paraître m’en respecter moins, le terrible aveu que j’avais à lui faire. Oui, sire, il fut bien grand, l’homme dont je déchirais le cœur en ce moment, et qui, me prenant les mains, me dit : « Mercédès, votre père veut être obéi. Je retirerais bien ma demande ; mais à quoi cela servirait-il ? Un jour ou l’autre, il faudra que le monde sache tout... et alors, vous serez déshonorée !... Un homme peut vous sauver, qui vous soit assez dévoué pour être votre époux aux yeux du monde, et un frère seulement vis-à-vis de vous. Je vous offre d’être ce frère, cet époux. Lorsque j’aime, Mercédès, c’est avec toutes les passions, non-seulement du cœur, mais encore de l’âme, et le dévouement est au nombre de ces passions... – Ah ! mon frère, m’écriai-je, ayez pitié de votre femme, et sauvez l’honneur de mon père !... » Voilà ce qu’est don Ruiz, sire, et voilà ce que je lui dois !...

DON RUIZ, passant au milieu, à don Carlos.

Et maintenant, roi don Carlos, à vous d’apprécier le crime, et de savoir ce que vous ferez du nom que je porte.

DON CARLOS.

Demain, Grenade connaîtra ma sentence !

 

 

ACTE V

 

 

Huitième Tableau

 

Une vaste terrasse devant l’Alhambra. À gauche, le palais. En face, à droite, l’entrée d’une prison. Au fond, et dominée par la terrasse, la ville de Grenade, vers laquelle on descend par une large rampe qui longe à droite les murs de la prison. Au lever du rideau, Ginesta, vêtue de blanc et enveloppée dans un long voile de novice, est assise sur une pierre, à la porte de l’Alhambra. Comacho, assis par terre, au fond, paraît fort occupé à jouer aux cartes avec deux autres de ses compagnons. Vicente, son chapeau posé sur le visage pour se garantir du soleil, est couché tout de son long du côté de la prison, comme un homme qui fait sa sieste. Torribio, vêtu en mendiant et debout vers le côté gauche de la scène, paraît s’être placé là pour implorer la pitié de ceux qui entrent à l’Alhambra.

 

 

Scène première

 

GINESTA, TORRIBIO, COMACHO, VICENTE et DEUX AUTRES BANDITS, DON LOPEZ et UNE DIZAINE DE SEIGNEURS, sortant successivement et par groupes du palais

 

Tous ces seigneurs traversent en causant la terrasse et se dirigent vers la rampe qui descend à Grenade. Quelques-uns d’entre eux font l’aumône à Torribio, qui tend la main sur leur passage.

DON LOPEZ, aux deux seigneurs avec lesquels il cause.

Qu’un roi païen ou more fasse consister sa grandeur à se rendre invisible même à ses courtisans les plus intimes, cela se conçoit de la part d’un despote barbare ; mais qu’un prince chrétien, un roi d’Espagne, affecte de se dérober aux regards de ses fidèles sujets avec autant de soin que le feraient un sophi de Perse ou un sultan des Turcs, voilà ce que personne ne saurait approuver.

PREMIER SEIGNEUR.

Votre humeur est légitime, don Lopez ; par bonheur, la conduite de votre fils don Ramiro se justifie d’elle-même, et il n’est pas nécessaire que vous intercédiez pour lui auprès du roi.

DON LOPEZ.

Eh ! vive-Dieu ! don Manoel, le roi n’a-t-il donc à s’occuper que de mon fils ? Et, à propos de ce duel et de ses conséquences fatales, un autre que Ramiro n’est-il pas en cause ? Cependant que fait le roi don Carlos pendant que les heures du jour s’écoulent ? Vous le savez, vous, don Manoel, vous qui de loin, comme moi, avez pu apercevoir l’intérieur de la chambre royale. Isolé dans sa pensée et penché sur la carte d’Espagne, il suit des yeux le courrier qui lui apporte le résultat de l’élection de Francfort et le nom du nouvel empereur d’Allemagne ! Par saint Jacques, don Manoel, on ne se joue pas avec cette indifférence de l’impatience de tout un peuple et de la douleur d’une famille.

PREMIER SEIGNEUR.

Je ne sais, don Lopez, si, dans l’intérêt de ceux qui sont en cause, vous avez raison de souhaiter que ce jeune homme s’arrache à son isolement et à sa rêverie ; car, s’il en sort, je crains bien que ce ne soit pour quelque chose de terrible.

Pendant ces dernières phrases, un officier débouche de droite et se dirige vers le palais. Don Lopez et les seigneurs échangent un signe et reprennent leur chemin vers la droite.

TORRIBIO, au moment où ils passent près de lui.

Messeigneurs, ayez pitié d’un pauvre estropié, s’il vous plaît !

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, hors DON LOPEZ et LES SEIGNEURS

 

L’OFFICIER, à Ginesta.

Je vous ai dit, señora, que le moment n’est pas venu pour vous de parler au roi.

GINESTA.

Voilà quatre heures que j’attends sans me plaindre, señor ; j’attendrai bien encore le bon plaisir de Sa Majesté. La seule grâce que je demande, c’est que l’on ne me chasse pas d’ici. Non ! ce n’est pas la seule. Peut-être votre devoir ne s’oppose-t-il pas à ce que vous m’appreniez ce que l’on a fait de don Fernand, dans quelle prison il a été conduit ?

L’OFFICIER.

Je l’ignore, señora.

Il entre au palais.

TORRIBIO, qui peu à peu s’est approché de Ginesta, vivement et à voix basse.

Je le sais, moi.

GINESTA.

Vous ?

TORRIBIO.

Chut !

GINESTA, descendant vivement la scène avec Torribio.

Vous ?

TORRIBIO.

Oui, moi.

GINESTA, le reconnaissant.

Torribio !

TORRIBIO.

Diantre ! je suis fâché que vous m’ayez reconnu si vite. Cela prouve que les autres n’y trouveraient pas plus de difficulté que vous, et, ceci posé, je crois que nous ferions aussi bien d’aller causer ailleurs.

GINESTA.

Pourquoi ?

TORRIBIO.

Parce que je me suis de nouveau brouillé avec la justice. Dire qu’hier encore, nous étions si bien ensemble ! Mais c’est une fatalité ! Depuis que je me connais, soit par sa faute, soit par la mienne, nous n’avons jamais pu vivre huit jours de suite en bonne intelligence.

GINESTA, avec angoisse.

Où est-il, Torribio ? où est-il ?

TORRIBIO, indiquant la prison à droite.

Là !

GINESTA.

Dans la prison des condamnés ! Tu l’as vu ?

TORRIBIO.

Je lui ai parlé.

GINESTA.

Quand ?

TORRIBIO.

Cette nuit.

GINESTA.

Comment ?

TORRIBIO.

Par sa fenêtre, juché que j’étais sur les épaules de quatre hommes dont le premier, celui de dessous, se tenait en équilibre sur un fragment de roche en saillie, à une vingtaine de pieds au-dessus de la route. Nous disons vingt... et mettons seize environ pour la hauteur de la pyramide, ça nous fait de trente-six à quarante pieds d’élévation au-dessus du sol, qui est très  raboteux en cet endroit. Vous saurez dans un instant pourquoi je suis si ferré sur la hauteur à laquelle je me trouvais. Donc, mes quatre hommes aidant, et un cinquième qui a eu l’idée de se faire alguazil, non pas par vocation, mais pour s’entretenir la main ; un cinquième, dis-je, Calabasas, aidant aussi en faisant le guet, me voilà à la fenêtre du capitaine. « Je voudrais, lui dis-je en passant mon nez entre deux barreaux, avoir à vous offrir un escalier plus commode que celui-ci ; mais tel qu’il est, on y monte ; et si on monte, on peut descendre. Un bond jusqu’à la croisée (c’est votre affaire), un coup de lime au grillage (ça me regarde), et vous êtes libre... – Merci de ton dévouement, ami, merci de ton souvenir... » Et comme l’accent de ce merci ne me convenait qu’à moitié : « Capitaine, ajoutai-je tout en continuant mon opération sur le premier barreau, rien n’est perdu quand cinquante gaillards comme nous sont prêts à se faire tuer pour sauver la vie d’un homme... – Non, ma vie a déjà coûté l’existence à trop de gens : ne vous occupez pas de moi, mes amis... – Pardieu ! dit une voix qui partait de la même cellule, mais d’un coin tellement sombre, qu’un chat-huant n’aurait pu y rien distinguer, puisque ce gentilhomme ne se sent pas d’humeur à profiter de vos services, j’en profiterai volontiers, moi... – Vous n’êtes donc pas seul ici, capitaine ?... – Eh ! non, reprit la voix, il n’est pas seul ; mais comme il le sera demain, au dire d’un petit chiffon de papier qu’on est venu me lire ce soir de la part du tribunal, autant vaut que je me sépare de lui tout de suite et que j’épargne à la justice le soin de m’arranger un cortège... » Je commençais à reconnaître cette voix sans pouvoir me rappeler cependant où je l’avais entendue... « Mon brave homme, dis-je, vous me semblez on ne peut plus intéressant ; mais vous comprendrez que si j’expose ma vie pour mon capitaine, je n’éprouve nullement le besoin de me faire trouer la peau pour vous... – Ah ! tu refuses, Torribio ?... – José l’Aragonais !... » C’était José l’Aragonais !... je l’avais reconnu... José, le traître qui a fait tomber notre ancien chef dans une embuscade !... « Te voilà donc pris !... Te voilà donc où tu aurais voulu nous voir ! Oh ! si je te tenais ! — Ah ! tu refuses ! » qu’il me dit, et soudain il pousse un cri de rage. À ce cri, la porte s’ouvre : deux ou trois alguazils, l’arquebuse au poing, paraissent sur le seuil de la cellule. Le scélérat leur montre la croisée. Une balle siffle, je l’esquive ; une seconde, je me baisse ; à la troisième, l’escalier fléchit, la pyramide chancelle, elle s’égrène, je reste en l’air... On veut saisir ma main : je lâche les barreaux... et, sans savoir comment, sans avoir eu le temps de me voir descendre, je me trouve assis sur la route ! De trente-six à quarante pieds, je ne me trompe pas de six pouces...

Pendant ce récit, Vicente, Comacho et les deux autres se sont levés et approchent peu à peu, ayant toujours l’œil au guet, afin de ne pas éveiller l’attention. À la fin du récit, tous sont auprès de Torribio.

GINESTA, à elle-même.

Fernand enfermé avec un criminel, avec un condamné à mort !

Se tordant les mains avec désespoir.

Mais je ne pourrai donc pas voir le roi ?

TORRIBIO.

Maintenant, señora, que l’échafaud se dresse ici ou ailleurs, que ce soit à ce coquin de José d’y monter ou à notre capitaine, nous serons là.

VICENTE.

Pour laisser faire s’il s’agit de José.

COMACHO.

Pour nous ruer sur l’escorte s’il s’agit de don Fernand.

En ce moment arrive sur l’esplanade un chef d’alguazils, suivi d’un peloton de ses hommes. Il va avec eux vers la prison. Parmi ces hommes est Calabasas. Il marche le dernier. L’officier s’arrête, frappe, le guichet s’ouvre, puis la porte. L’officier fait entrer sa troupe. Pendant qu’elle pénètre dans la prison, Calabasas jette, en passant, un mot dans l’oreille de Comacho.

CALABASAS, à Comacho.

Il est condamné.

COMACHO, à Vicente.

Condamné !

VICENTE, à Torribio.

Condamné !

TORRIBIO, aux autres.

Condamné !

Ces mots ont passé de bouche en bouche avec une extrême rapidité. L’officier a placé de chaque côté de la porte, qui reste ouverte, deux alguazils. L’un des deux est Calabasas. À peine les mots précédents ont-ils été prononcés, que l’on voit apparaître sur l’esplanade deux files de pénitents noirs qui se dirigent vers la prison.

GINESTA, avec effroi.

Quels sont ces hommes, Torribio ?

TORRIBIO.

Ce sont les frères de la Miséricorde, señora.

GINESTA.

Et que viennent-ils faire ?

TORRIBIO.

Ils ont pour mission...

GINESTA.

D’accompagner le condamné au supplice ?

TORRIBIO.

Non, señora, non pas de l’accompagner, mais... Ma foi ! j’aimerais autant qu’un autre que moi vous donnât ces explications.

GINESTA.

Achève !

TORRIBIO.

Mais... d’aller chercher son corps pour l’ensevelir quand le bourreau a rempli sa tâche.

Ginesta paraît près de s’évanouir.

Voyons, señora, un peu d’énergie !... Rien ne prouve encore qu’il soit question du capitaine. Moi, j’espère toujours qu’il s’agit de ce gueux de José. Ah ! brigand ! si je te tenais !

VICENTE.

Quelqu’un sort du palais.

TORRIBIO.

C’est le grand justicier.

Ils remontent vers le fond.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, DON VELASQUEZ

 

GINESTA.

Ah ! monseigneur, vous qui savez pour qui se font ces apprêts funèbres, ayez pitié de mon effroi et de mes tortures !

DON VELASQUEZ, d’un ton morne et d’une voix étouffée.

Que demandez-vous, ma sœur ? Je ne suis plus chef de la justice. Titre, rang, dignité, j’ai tout rendu à celui de qui je tenais tout. Je ne suis rien qu’un pauvre gentilhomme isolé, sans amis, qui n’a pas même le crédit de pénétrer jusqu’à son roi et de lui crier grâce !

Il tombe assis sur la pierre qui servait de siège à Ginesta au commencement du tableau.

GINESTA.

Quoi ! même pour vous, le roi est invisible ?

DON VELASQUEZ.

Le roi n’est plus au palais... et nul ne sait ou n’a daigné me dire de quel côté il a porté ses pas.

GINESTA, avec désespoir.

Oh ! mon Dieu !

Un héraut d’armes suivi de quatre trompettes, marchant entre deux pelotons de gardes la hallebarde sur l’épaule, sort de l’Alhambra et se dirige vers la ville. La foule envahit le théâtre de chaque côté. Le héraut arrive à l’entrée de la rampe, qu’il descend ; le cortège s’arrête ; les trompettes sonnent ; le héraut se penche sur la balustrade et lit.

LE HÉRAUT.

« Charles, roi, faisons savoir à tous que le crime dont Fernand de Torrillas s’est rendu coupable étant de ceux auxquels la miséricorde divine peut seule pardonner, nous voulons et ordonnons qu’aujourd’hui, à la même heure et à la même place où fut commis le crime, Fernand de Torrillas, la tête voilée, comme les sacrilèges, soit décapité par la main du bourreau. Moi, le roi. »

Les trompettes sonnent de nouveau ; le cortège reprend sa marche.

TORRIBIO, à ses compagnons.

À notre poste !

Ils disparaissent sur les pas des soldats. Velasquez, sans mouvement et sans force, pleure, la figure cachée dans ses mains.

GINESTA, morne et immobile.

Lui, c’est lui !... et plus d’espoir !... plus rien !

La foule commence à envahir la scène.

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, PEUPLE, DOÑA MERCÉDÈS, DOÑA FLOR

 

DOÑA MERCÉDÈS, entrant éperdue.

Le roi !... le roi !... où est-il ?... Dites-le, je veux le voir... Conduisez-moi.

DON VELASQUEZ, tressaillant à cette voix et se levant avec terreur.

Mercédès !

VOIX DANS LE PEUPLE.

C’est la mère !...

DON VELASQUEZ, serrant doña Flor dans ses bras.

Oh ! bénie sois-tu, ma fille, qui ne l’as pas quittée !

GINESTA, à doña Mercédès.

Madame, venez !... éloignons-nous d’ici.

DOÑA FLOR, la suppliant.

Venez, venez, ma mère !

On entend le glas d’une cloche. Tous les personnages restent immobiles et comme pétrifiés. La porte de la prison s’est ouverte : des soldats en sortent, qui font reculer et ranger la foule en formant la haie. Dans le chemin laissé libre défilent les alguazils, puis tout le funèbre cortège, puis enfin le condamné, soutenu par deux hommes et tout entier couvert d’un drap noir ; derrière lui vient le bourreau, puis deux aides et deux alguazils.

DOÑA MERCÉDÈS, poussant un cri qui meurt comme étouffé dans sa poitrine.

Ah !...

Elle s’affaisse sur elle-même, presque évanouie ; doña Flor et Ginesta sont mourantes à ses côtés.

DON VELASQUEZ.

Mon fils !... mon fils !... Ah !...

Les larmes le suffoquent. Le cortège s’éloigne. Les soldats qui formaient la haie se rapprochent et suivent en fermant la marche. Le peuple se précipite sur leurs pas.

DOÑA FLOR, après un long silence, reprenant à demi ses sens.

Ma mère !

Pleurant.

Je ne puis rien pour lui... rien pour vous !

DOÑA MERCÉDÈS.

Pour lui ? Oui... il était là... tout à l’heure... il était... Ma fille !... mes enfants !... ne me quittez pas ! il me semble que je deviens folle... Il était au milieu d’eux... voilé... Je vais... je cours...

Apercevant don Ruiz qui entre.

Ah ! son bourreau !

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, DON RUIZ

 

DON RUIZ, pleurant.

Non, Mercédès... Le prisonnier du roi... l’homme à qui, depuis ce matin, il a été interdit de faire entendre sa voix, d’émouvoir ses prières ; l’homme que l’on a conduit ici sans lui permettre de s’approcher de la foule pour crier : « Je pardonne ! » l’homme enfin que son repentir...

Un immense cri, poussé au loin par la foule, glace de terreur tous les personnages. La cloche tinte. La nuit est venue peu à peu.

DOÑA MERCÉDÈS.

Fernand !

DON VELASQUEZ.

Mort !

GINESTA.

Ils avaient promis de l’arracher des mains des soldats. Lâches !... oh ! lâches !

DON RUIZ, d’une voix entrecoupée et comme si sa tête s’égarait.

Quels sont les insensés qui avaient promis cela ?... Pouvait-on approcher de la place fatale ? Un triple rang de hallebardiers n’en défendait-il pas toutes les issues ? Ô roi don Carlos ! malheur à celui qui, emporté par sa colère, s’adresse à ta justice ; car elle est prompte comme la foudre et impitoyable comme la fatalité !

La nuit est obscure. Un homme enveloppé d’un manteau est entré pendant que don Ruiz parlait. Il s’est tenu dans l’ombre et s’avance lentement. C’est don Carlos.

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, DON CARLOS

 

DON CARLOS.

Attendez, don Ruiz ; attendez, Velasquez ; attendez tous, avant de juger le roi.

DON VELASQUEZ.

Lui !

DON RUIZ.

Don Carlos !

En ce moment, la porte de la prison s’ouvre et donne passage aux frères de la Miséricorde, qui passent deux à deux.

DOÑA MERCÉDÈS.

Sire, une grâce... Je vous demande une grâce, une seule. – Vous le voyez : ces hommes, ils vont relever au pied de l’échafaud le corps mutilé de mon fils. – Sire, je vous demande les restes de mon enfant !

Le roi fait un signe au dernier des moines ; les autres passent.

DON CARLOS, s’approchant de don Ruiz, à demi-voix.

Don Ruiz, tu m’avais fait gardien de ton honneur, j’ai voulu qu’il sortît pur et intact de mes mains. J’ai voulu, par la sévérité de ma sentence, prouver à Grenade, à l’Espagne, à tous, que c’était bien le fils qui avait levé la main sur son père. Mais ce que je n’ai pas voulu, don Ruiz, puisque le fils n’était ni assez peu coupable pour n’être point puni, ni assez criminel pour mourir de la mort des parricides, ce que je n’ai pas voulu... c’est qu’une mère pleurât à jamais son enfant.

Allant à l’homme et lui découvrant le visage.

Femme, voilà ton fils !

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, DON FERNAND

 

MERCÉDÈS, poussant un cri.

Ah !

DON FERNAND, s’élançant dans ses bras.

Ma mère !

TOUS.

Fernand !

DON CARLOS, à don Velasquez.

Velasquez, vous n’êtes plus mon grand justicier ; mais je vous fais vice-roi du Mexique.

Mouvement de doña Flor.

Don Ramiro pourra vous y suivre. – Et vous, Ginesta, enfant dévouée !  

Elle s’agenouille.

vous n’êtes ni la bohémienne de la venta du Roi more, ni la religieuse du couvent de l’Annonciade... Relève-toi, marquise de Montefior !... sœur de roi et fille de roi ! Tu as la grandesse d’Espagne... et cette grandesse, tu pourras, avec ton nom, la donner à ton mari,

Regardant don Fernand.

ce mari fût-il un exilé.

Il fait un signe à don Fernand, qui s’approche.

Monsieur, en vous substituant un coupable obscur que la loi devait frapper aujourd’hui, en laissant croire que c’est sur vous que s’est appesantie ma justice, je vous ai dépouillé de votre noblesse et de votre nom. Vous n’êtes plus Fernand de Torrillas... vous êtes un soldat... Mes États du Mexique vous sont ouverts. Partez à l’instant, à l’instant même. – À vous de demander à votre épée un nom nouveau et une noblesse nouvelle.

DON VELASQUEZ, au roi.

Je pourrai le suivre. – Merci, mon roi, merci !

DON FERNAND.

Ginesta ! ma mère !

S’agenouillant devant don Ruiz.

Pardon, mon père ! oh ! pardon !

DON RUIZ.

Je vous pardonne.

On entend des rumeurs prolongées.

DON CARLOS, à lui-même.

Des nouvelles d’Allemagne, peut-être. Est-ce François Ier ? est-ce moi ?

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, UN CAVALIER ALLEMAND

 

Grands cris de joie au dehors. La foule accourt par la droite avec des torches. Bruit de canon et de cloches.

LE CAVALIER, un parchemin à la main.

Le roi ?... le roi ?... Sire !... Écoutez tous, vous ici présents ! Écoute, Grenade ! écoute, Burgos ! écoute, Espagne ! monde, écoute !... Salut à Charles-Quint, empereur élu ! Gloire à son règne !... Sire !...

Il s’agenouille et présente le parchemin au roi.

DON CARLOS.

Merci, monsieur le duc de Bavière ; je n’oublierai pas que c’est à vous que je dois l’annonce de cette grande nouvelle.

LE DUC.

Gloire à Charles-Quint ! gloire à l’empereur !

LE PEUPLE.

Gloire à Charles-Quint ! gloire à l’empereur !

DON CARLOS.

Messieurs, gloire à Dieu seul, car Dieu seul est grand.

Cris et fanfares.

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