Le Gentilhomme de la chambre (Thomas SAUVAGE - Georges OZANEAUX)

À-propos national en vaudevilles.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Odéon, le 19 août 1830.

 

Personnages

 

LE MARQUIS DE COURBIGNAC

ALEXANDRINE, sa nièce

MONSIEUR ROYER, brasseur

VICTOR, son fils, élève de l’École Polytechnique

MAILLARD, élève interne des hôpitaux de Paris

CARTOT, garçon brasseur

BRUNO, valet de chambre du Marquis

GARDES NATIONAUX

DAMES et FEMMES D’ARTISANS

 

La Scène est à Paris, dans l’hôtel du Marquis, et sur une place publique.

 

Un salon, des portes de chaque côté. À droite un fût de colonne, sur lequel on lit : CHARLES X.

 

 

Scène première

 

ALEXANDRINE, MAILLARD, VICTOR, CARTOT, BRUNO, DAMES, FEMMES D’ARTISANS, OUVRIERS, DOMESTIQUES

 

Au lever du rideau, les dames assises près d’Alexandrine, préparent des compresses et font de la charpie. Quelques femmes préparent des boissons. Le docteur Maillard achève le pansement des artisans. Bruno fait distribuer du vin. Cartot, que l’on vient de panser, remet sa veste. Victor va et vient dans les groupes.

CHŒUR DES FEMMES.

Air : Povera Signora.

Travaillons,
Préparons
De la charpie
Aux blessés
Terrassés
Pour la patrie.

ALEXANDRINE.

À la France, à nous
Qu’il serait doux
De les sauver tous !

LES FEMMES.

À la France, etc.

MAILLARD.

Des jours passés
Que la ville soit fière,
Nul des blessés
N’est frappé par derrière.

TOUS.

À la France, à nous,
Qu’il serait doux
De les sauver tous.

CARTOT.

Fiers va-nu pieds,
Qui m’appeliez canaille,
Vous décampiez
Quand j’ bravais la mitraille.
Je suis faubourien,
Je le sais bien,
Mais j’ suis citoyen !

CHŒUR GÉNÉRAL.

Travaillons, etc.

CARTOT.

Me v’là hors de danger tout de même, grâces à vos pansements, Monsieur l’apprenti médecin, et surtout à vos soins, Mam’selle Alexandrine.

BRUNO.

Il est certain que Mademoiselle a mis un zèle, un empressement...

ALEXANDRINE.

Je n’ai fait que mon devoir, mes amis ; ce que toutes ces dames ont fait comme moi.

VICTOR.

Vous avez été admirable, Mademoiselle, quand vous êtes descendue sur le boulevard pour faire enlever ce pauvre garçon...

CARTOT.

C’est qu’il y faisait chaud.

BRUNO.

Je vous en réponds ! les balles sifflaient joliment... moi, qui n’ai jamais servi... que comme valet de chambre, ça ne m’amusait as... Voyez-vous ce trou dans mon habit ?... Allez, si Mademoiselle n’avait pas été là me disant : « Bruno, mon cher Bruno, du courage ! ce pauvre diable va être écrasé sous les pieds des chevaux, » je ne sais pas si j’aurais eu la force d’être un héros deux minutes de plus.

CARTOT.

Je m’en suis-t-y donné pendant trois jours !... je roulais nos tonneaux de bière pour désaltérer les braves... avec les futailles je faisais des barricades... d’derrière les barri cades j’descendais ces fainéants qui s’logeaient dans nos maisons pour nous canarder ; j’défonçais, j’enfonçais... et aux Tuileries et à St-Cloud... j’allais bien... vrai ! l’vexant c’est d’être blessé au bras : j’aimerais mieux une balle dans la tête ; au moins on peut dire : bon soir les voisins, je n’ai plus besoin de pain.

VICTOR.

Qu’est-ce que cela te fait ? on ne se battra plus.

CARTOT.

Oh ! je le sais bien.

Air du Pas redoublé.

Puisque l’ bourgeois, cédant son fonds,
S’embarqu’ pour l’Amérique,
Et qu’il a dit à ses garçons
D’ planter là sa boutique ;
Vivant en paix avec l’ voisin,
Que voulez-vous qu’on craigne ?
N’y a plus qu’à ranger l’ magasin,
Et qu’à changer l’enseigne.

C’est donc pas là c’qui m’tracasse ; c’est de n pas pouvoir remuer le bras... À quoi c’est-il bon un garçon brasseur sans bras ?...

VICTOR.

Crois-tu que mon père ne se fera pas un honneur de te garder chez-lui ?

CARTOT.

Vot’ père, M. Victor, c’est le plus honorable des brasseurs du Faubourg Saint-Marceau, et il ne laissera pas dans la débine un ouvrier à qui lui-même a donné des armes et qui s’en est bien servi, j’puis l’dire : mais, voyez-vous, j’suis fier moi, et je veux gagner l’argent que je reçois.

VICTOR.

Air : Voilà le Grenadier.

Tu l’as gagné par tes services,
Tu l’as gagné par ta valeur ;
Je t’ai vu, sous le feu des Suisses,
Joyeux, mêlant ton sang vainqueur
Au leur,
Tomber sans changer de couleur.
Tous avaient une ardeur pareille...
Ils frappent encor mon oreille,
Au boulevard de Saint-Denis,
Ces cris :
Je meurs ! victoire à mon pays !
Voilà (4 fois.) le peuple de Paris !

CARTOT.

Même Air.

Mais aujourd’hui qu’on est tranquille,
Qu’on ne craint plus de biscayen,
Chacun rentre en son domicile,
On ne se mêle plus de rien,
C’est bien ;
L’ soldat fait place au citoyen.
On voit, oubliant la bataille,
L’artisan qui chante et travaille ;
Tous les ouvrages entrepris
Repris,
Et c’est encor pour not’ pays !
Voilà (4 fois.) le peuple de Paris ! 

ALEXANDRINE, se levant.

Messieurs, Messieurs, il ne faut oublier personne, at rendre justice à tout le monde

Air de Julien.

Gloire à nos frères de Rouen,
Aux fils de l’antique Neustrie,
Venus des bords de l’Océan,
Au premier cri de la patrie !
La Charte a reçu leurs serments,
Ils ne veulent pas qu’on l’immole,
Pour la défendre ils sont présents :
Qu’en dise encor que les Normands
Ne tiennent jamais leur parole !

Mesdames, si vous voulez me suivre, vous donnerez un coup d’œil à notre ambulance... vous savez quel plaisir votre vue fait à ces pauvres blessés...

CHŒUR.

À la France, à nous,
Qu’il serait doux
De les sauver tous.

Les femmes sortent par le gauche 

 

 

Scène II

 

BRUNO, CARTOT, MAILLARD, VICTOR

Pendant cette scène, Bruno range le salon.

CARTOT, se promène avec humeur, puis s’arrête tout à-coup.

Tenez, M. Victor, vous direz tout ce que vous voudrez... ça démoralise de recevoir de l’argent sans rien faire...

MAILLARD.

Vous avez raison, mon ami, mais consolez-vous : si vous êtes sage, si vous suivez bien mon régime, avant un mois vous pourrez vous servir de votre bras.

CARTOT.

Eh bien à la bonne heure, on sera sage, et l’on suivra le régime.

Air : Que d’établissements nouveaux !

C’est de ne plus boire de vin,
De ne plus m’échauffer la bile ;
De me panser soir et matin,
De tenir mon bras immobile.
Oui, je jure de rester coi,
Et de vivre dans l’abstinence...
Je veux bien m’en faire une loi,
Mais n’en fait’s pas une ordonnance,

Allons, allons, adieu Monsieur le docteur.

 

 

Scène III

 

BRUNO, CARTOT, MAILLARD, VICTOR, ALEXANDRINE

 

CARTOT, sortant, à Alexandrine qui entré.

Au plaisir de vous revoir, mam’selle.

ALEXANDRINE.

Vous nous quittez sitôt ?

CARTOT.

Oui, j’ai une petite commission, une déclaration à faire à la Mairie... Je parle de travailler... si je voulais j’en aurais pas besoin... mais je ne veux pas... je vous conterai cela tantôt. À revoir, Monsieur le Docteur, à revoir, M. Victor.

VICTOR.

Adieu, mon brave.

Cartot sort.

 

 

Scène IV

 

MAILLARD, VICTOR, ALEXANDRINE, BRUNO

 

MAILLARD.

Et moi, il faut que je me rende à l’Hôtel-Dieu ; un élève interne ne doit pas manquer la visite du médecin en chef ! et d’ailleurs il ya beaucoup de blessés.

VICTOR.

Des citoyens, sans doute ?

MAILLARD.

Non, des Suisses... mais n’importe.

Air : Restez, restez, troupe jolie.

Chez nous au plus fort d’une affaire,
Le guerrier le plus animé,
Dans l’ennemi ne voit qu’un frère,
Aussitôt qu’il est désarmé.
Moi, je souhaitais d’en abattre,
Autant que j’en puis secourir ;
Je suis français pour les combattre,
Et médecin pour les guérir.

Il va sortir.

ALEXANDRINE, le retenant.

Mais avant de partir, vous ne prescrivez rien pour mon oncle ?

MAILLARD.

Ma foi, que voulez vous que je vous dise ? le pauvre cher homme est dans un état de somnolence qui ne peut guère durer à présent : il faut laisser agir la nature.

BRUNO.

C’est bien étonnant, depuis dix jours bientôt qu’il est engourdi, qu’il n’y ait pas de mieux !

VICTOR.

Mais qui donc a pu causer cette espèce de léthargie ?

ALEXANDRINE.

C’est une méprise de ce maladroit de Bruno. Mon oncle était à Saint-Cloud, où son service de gentilhomme de la chambre le retenait au château... Le lundi son banquier, qui avait été lui porter un remboursement considérable, arrive ici tout effrayé, annonce que le marquis est en proie à un violent accès de goutte ; aussitôt on envoie une voiture, on le ramène... le voyage n’avait fait qu’augmenter ses douleurs... vous savez comme il est emporté... pour le calmer, on lui offre sa potion ordinaire... mais on se trompe de flacon et il prend tout le laudanum, dont on devait mêler quelques gouttes à sa boisson.

MAILLARD.

La dose était forte ! en voulant donner du repos à sa goutte, vous avez bien manqué d’en donner à son âme.

BRUNO.

Et bien, Monsieur, quand j’y pense, je crois que ma maladresse n’est pas si gauche... songez donc quelle peur il aurait eue, quel tourment pendant les jours qui viennent de se passer...

MAILLARD.

Ah ! avec ses vieilles idées... il en’ eût perdu la tête.

ALEXANDRINE.

S’il allait la perdre à son réveil ?

MAILLARD.

Aussi ayez grand soin de le ménager : qu’il n’apprenne pas brusquement les changements qui viennent de s’opérer... écartez de lui tout ce qui pourrait les lui faire soupçonner... Par exemple, Mademoiselle ces rubans tricolores...

Alexandrine serre dans une corbeille des rubans et des cocardes.

Quant à M. Victor, j’espère bien qu’il tiendra son chapeau derrière lui, pour qu’on ne voie pas sa cocarde.

VICTOR.

Oh ! moi, j’ai autre chose à lui cacher... c’est moi même... il ne faut pas qu’il me voie ici... mais nous avons encore le temps.

BRUNO.

Pas trop, pas trop : déjà ce matin il s’est éveillé à demi... justement, pour me désennuyer, je jouais la Marseillaise sur mon violon... j’ai eu une peur !... mais je me suis mis bien vite à racler vive Henri IV, ça la rendormi.

VICTOR.

Je le crois bien... il y a seize ans qu’on nous berce avec cet air là.

MAILLARD.

Au reste soyez tranquille, je reviendrai vous voir après ma visite.

Il sort ; Bruno le reconduit.

 

 

Scène V

 

VICTOR, ALEXANDRINE

 

VICTOR.

Enfin nous voilà seuls, Mademoiselle : et je puis unir à l’expression de l’enthousiasme que m’a causé votre belle conduite, celle d’un amour dont jusqu’alors vous n’avez pas repoussé l’hommage.

ALEXANDRINE.

Hélas ! comment parler de nos sentiments au milieu d’un bouleversement semblable ? qui sait ce que nous serons demain ? car, j’ignore quel parti mon oncle va prendre ; son rang est incertain, sa place perdue, sa fortune compromise.

VICTOR.

Raison de plus, Mademoiselle ; riche et titré, fier de ses fonctions, encore plus que de sa naissance, il aurait pu repousser avec dédain le fils d’un brasseur : il voulait des grades, des distinctions, un nom dans son gendre, de la fortune... Eh bien ?... de la fortune, j’en ai... Un nom... je viens d’en conquérir un... le reste, j’y puis atteindre... Élève de l’École Polytechnique, je puis m’élever aux premiers grades de l’armée, et si par bonheur il est ruiné, comme vous le dites, je ne vois plus quelles raisons...

ALEXANDRINE.

Ah ! vous ne connaissez pas mon oncle.

VICTOR.

Comment ! l’esprit de parti l’aveuglerait-il au point ?...

ALEXANDRINE.

L’esprit de parti... Oh ! non, un gentilhomme de la chambre n’a point de parti.

VICTOR.

Excepté celui qui paie.

ALEXANDRINE.

Mais l’orgueil de son nom...

VICTOR.

Le grand nom : M. de Courbignac ! Qu’est-ce qui connaît ça ? Y aurait-il quelqu’un ici qui pourrait me le dire ? Qui est-ce qui ne connaît pas, au contraire, Royer, brasseur, rue Mouffetard, faubourg Saint-Marceau ?... Et s’il m’était permis de parler de moi... de quelques succès à l’Hôtel de-Ville...

Air de la Robe et les Bottes.

Là je me suis rendu célèbre,
Deux fois j’y suis resté vainqueur ;
La première, à force d’algèbre,
La seconde, à force de cœur.
Mais à l’examen l’on isole,
Le mérite entre les rivaux ;
Nous avions des rangs à l’école,
Au combat nous étions égaux.

ALEXANDRINE.

Certainement, M. Victor, vous avez beaucoup de mérite, et Monsieur votre père est un fort honnête homme ; mais si mon oncle perd sa fortune, il ne consentira jamais à notre union.

VICTOR.

C’est ce que nous verrons : car aujourd’hui même, s’il se réveille, bien entendu, il recevra de mon père une demande en mariage.

ALEXANDRINE.

Aujourd’hui ! vous n’y pensez pas.

VICTOR.

Au contraire, Mademoiselle, je ne pense qu’à cela ; mais il faut se presser... tout va si vite maintenant...

Air : Vaudeville de l’Anonyme.

À droite, à gauche, inconstant et volage,
Le bonheur va... tant pis pour qui l’attend ;
Il faut courir et le prendre au passage,
Puis le mener ferme et tambour battant.
Pour secourir, pour sauver la patrie,
Pour vous aimer, pour avoir votre main,
Je m’en rapporte à la géométrie :
La ligne droite est le plus court chemin.

ALEXANDRINE.

Je crains cette entrevue de votre père avec mon oncle : vous savez combien ils diffèrent d’opinion.

VICTOR.

Aujourd’hui il n’y en a plus qu’une.

ALEXANDRINE.

Si encore j’avais le temps de le préparer...

VICTOR.

Si vous m’aimez, chère Alexandrine, ne retardez pas cette démarche qui doit assurer notre bonheur.

ALEXANDRINE.

Eh bien ! qu’il vienne... mais qu’il le ménage.

VICTOR.

Oh ! soyez tranquille... je vais le voir en retournant au poste de l’hôtel-de-Ville, et j’espère ce soir avoir une bonne réponse.

ALEXANDRINE.

Vous êtes de garde ?

VICTOR.

Nous ?... toujours. Je repasserai tout à l’heure sur le boulevard à la tête d’une compagnie de garde nationale, soyez assez bonne pour vous mettre à la fenêtre... je vous verrai encore, cela me fera prendre patience.

ALEXANDRINE.

Je vous le promets, adieu.

Victor sort.

 

 

Scène VI

 

ALEXANDRINE, seule

 

Je n’ose me livrer à l’espoir ! et pourtant voilà les pro jets de grandeur de mon oncle détruits... Dieu merci, il ne pourra plus te faire une grande dame ! alors Victor... Comme il est long, à s’éveiller, mon cher oncle !... Je brûle d’impatience de lui annoncer la visite de M. Royer... En attendant, chantons le Saule de Sainte-Hélène, cette romance que m’a donné Victor... Chanter ses vers, c’est m’occuper de lui... Une romance sur Napoléon ! Si mon oncle m’entendait !... Oh ! tiens, à présent, il n’y a pas de mal, ce n’est plus défendu : on ne rougit plus de sa gloire, et l’on n’a plus peur de son nom !

Romance.[1]

Air de Bélisaire.

Premier couplet.

Il mesura de son regard,
Et les déserts de l’Arabie,
Et les rochers du Saint-Bernard,
Et les glaçons de la Russie.
L’univers qu’il a parcouru,
Semblait devenu son domaine ;
Tant de grandeur a disparu,
Sous le saule de Sainte-Hélène.

Deuxième couplet.

Lui qui brillait comme un flambeau,
Au front de la colonne altière...
À ses pieds il veut un tombeau,
 Non dans cette ile meurtrière.
C’est aux Anglais qu’est ce rocher,
C’est à nous ce grand capitaine !...
Un vieil ami l’ira chercher,
Sous le saule de Sainte-Hélène.

À la fin du second couplet on entend une marche de tambours.

Ah ! le voilà qui passe, il faut que je tienne ma promesse.

Elle sort en courant.

 

 

Scène VII

 

LE MARQUIS, entrant brusquement

 

Il est pâle et défait ; coiffé en poudre, ailes de pigeons et queue ; culotte, bas de soie et petites bottes, robe de chambre.

Qu’est-ce que c’est, qu’est-ce que c’est que le Saule de Sainte-Hélène ? ça m’a réveillé en sursaut !... Ma nièce chante des chansons séditieuses, du Béranger peut-être... elle veut donc me compromettre !... Oh ! Saint-Hélène ! c’est peut-être quelque cantique, une légende pieuse, que le père Loriquet lui aura envoyée...

Il se jette dans un fauteuil.

Ah ! j’ai bien dormi ! ce petit somme m’a remis ; et puis je faisais un si beau rêve !...

Air du Vaudeville de l’Épée et le Bâton.

Pourquoi me réveiller ?
Ah ! le beau rêve,
S’il s’achève !
Pourquoi me réveiller ?
Je voudrais encore sommeiller.

Plus de ces vils impôts,
Qui vexaient la noblesse ;
Plus de ces longs journaux,
Qui troublaient son repos.
Nous n’étions plus égaux,
Sous la loi qui nous blesse ;
Nous avions nos créneaux,
Et nos droits féodaux...

Pourquoi me réveiller ? etc.

Tout noble sans argent,
Allait à la pairie ;
Et sa femme à l’instant,
Obtenait le pliant.
Nos cadets en naissant
Avaient une abbaye ;
Les aînés en tétant,
Avaient un régiment,

Pourquoi me réveiller ? etc.

Je sens encore un peu d’engourdissement... Pourvu que cette maudite goutte ne m’ait pas ôté la flexibilité, la souplesse d’articulation qui me distinguait... Essayons un peu mon salut, ce salut qui me vaut toujours un regard de bienveillance et un sourire de protection... Juste ment, j’ai là le buste...

Il se campe en marquis, et s’avance, avec une démarche affectée, vers le piédestal ; il fait un salut, et, en se relevant, s’aperçoit de l’absence du buste.

Dieu ! comment ?... Qui est-ce qui a osé dé placer ?...

On entend Bruno jouer la Marseillaise sur le violon.

Ah ! mon dieu ! je ne me trompe pas... oui, vraiment, c’est la Marseillaise, la Marseillaise dans mon hôtel ! l’air de la liberté !... Ils me feront mettre en prison, c’est sûr ! Il faut que je sache à l’instant... Sonnons !

En voulant se rendre précipitamment vers la sonnette, il heurte et renverse la corbeille à ouvrage d’Alexandrine. Les objets qu’elle contient s’éparpillent, et l’on voit des cocardes et des rubans tricolores.

En voilà bien d’une autre !... des cocardes et des rubans tricolores !... Ah ! miséricorde ! plus de doute, ma maison est le foyer d’une conspiration ! je suis sur un volcan !... Pauvre marquis, tu vas sauter !... Que faire ? que devenir ?... Il n’y a qu’un moyen, c’est de partir pour Saint-Cloud, de me jeter aux pieds des ministres...

Il sonne.

Cachons ces signes de ralliement.

 

 

Scène VIII

 

LE MARQUIS, BRUNO

 

BRUNO.

Mam’selle, me v’là... Tiens, c’est Monsieur ! il est ré veillé !... Ah ! bien, s’il m’a entendu je ne risque rien...

LE MARQUIS.

Quel air avez-vous joué tout à l’heure ?

BRUNO.

C’est ça !... Quel air, Monsieur ?... c’est, Monsieur...

LE MARQUIS.

Ne pouvez-vous pas dire M. le Marquis ?

BRUNO.

M. le Marquis, c’est l’air : Charmante Gabrielle... Il aime celui-là... avec des variations.

LE MARQUIS.

Ah ! avec des variations... c’est donc ça que je ne le reconnaissais pas.

BRUNO.

C’est toujours comme ça les variations.

LE MARQUIS.

Et m’expliquerez-vous aussi facilement pourquoi ce buste ne se trouve pas à sa place ?

BRUNO.

Aussi facilement... c’est difficile... Ah ! M. le Marquis, il ne faut pas le regretter... depuis longtemps il n’était pas d’aplomb, il penchait tout du côté droit... Ma foi, il y a quelques jours, il a perdu l’équilibre, une secousse, et il est tombé.

LE MARQUIS.

Il fallait le replacer.

BRUNO.

Ah ! c’est qu’il s’était cassé le nez, et il n’était plus présentable ; mais nous en avons, un autre tout neuf et sans taches.

LE MARQUIS.

À la bonne heure !

À part.

Tout cela n’est pas clair... Ce Bruno a on air sournois qui annonce bien un conspirateur... il n’a jamais su faire mes ailes de pigeon... je m’en suis toujours méfié.

BRUNO.

Ma foi, je ne m’en sais pas mal tiré.

LE MARQUIS.

Je suis certain qu’il se passe ici quelque chose. Il faut suivre ma première idée... aller à Saint-Cloud...

BRUNO, à part.

J’aime mieux que ce soit Mademoiselle qui lui apprenne tout... À propos, il faut que je lui porte cette lettre que M. Victor vient d’envoyer pour elle.

Il va sortir.

LE MARQUIS.

Bruno, restez... vous allez m’habiller.

BRUNO, revenant et cachant la lettre.

Oui, M. le Marquis.

LE MARQUIS.

Qu’est-ce que c’est que ce papier que vous cachez ?

BRUNO.

C’est une lettre pour Mademoiselle.

LE MARQUIS.

Pour Mademoiselle ! Donne... comme son tuteur, j’ai le droit... C’est peut-être un des fils de la conspiration...

Il lit.

« Mademoiselle, je n’ai pas trouvé mon père chez lui, je sais seulement qu’il doit aller voir aujourd’hui votre oncle. Si vous voulez éviter une scène fâcheuse, faites en sorte de prévenir l’un ou l’autre... Victor ROYER. » Oh ! oh ! le fils de ce libéral déterminé que nous n’avons jamais pu décider à voter pour le ministère. Voilà qui est bien mystérieux ! Que diable ça peut-il être ? Décidément ma nièce est du complot... N’importe, exécutons mon projet ; d’ailleurs, il faut toujours que j’aille au château, mon service... et puis ces fonds que j’avais reçus le jour même de mon accès de goutte... Bruno, mon habit.

BRUNO.

Votre habit rouge ?

LE MARQUIS.

Sans doute.

BRUNO.

Eh bien ! je ne vous conseille pas de mettre celui-là... on vous pourrait prendre pour un Suisse.

LE MARQUIS.

Imbécile ! puis-je en mettre un autre pour aller à Saint Cloud ?

BRUNO.

Vous me croirez si vous voulez, mais je ne vous conseille pas non plus d’y aller.

LE MARQUIS.

Ah ! voilà qui est singulier !... Et pourquoi, M. Bruno ?

BRUNO.

Parce que... parce que... je crois que c’est inutile.

LE MARQUIS.

Vous croyez ? Le sot !...

À part.

il a quelqu’idée cachée...

Haut.

Je dois des visites... Vous porterez ces cartes... M. de Blaincourt... Madame de Lussan...

BRUNO.

Ah ! oui, je sais, rue de la Victoire, rue Lafayette...

LE MARQUIS.

Qu’est-ce que c’est ? qu’est-ce que c’est que ces rues là ?

BRUNO.

Non, non, Monsieur, c’est que...

 

 

Scène IX

 

LE MARQUIS, BRUNO, ROYER

 

ROYER, entrant brusquement.

À la bonne heure donc ! on peut entrer aujourd’hui... il n’y a pas quatre grands laquais pour barrer le passage.

LE MARQUIS.

Hein ?

ROYER.

C’est moi !

BRUNO, à part.

M. Royer !... Ma foi, il ne peut pas l’échapper, il va tout savoir... Gare la goutte !

Il sort.

 

 

Scène X

 

LE MARQUIS, ROYER

 

LE MARQUIS.

Celui-là va peut-être me mettre au fait.

Avec hauteur, à Royer.

Vous entrez sans vous faire annoncer... Oh sont donc mes valets ?

ROYER.

Je les ai vus en venant... ils sont à leur poste.

LE MARQUIS.

Eh bien ! alors...

ROYER.

Sur le boulevard du Temple.

LE MARQUIS.

Sur le boulevard ?

ROYER.

Ah ! ça, c’est chez vous comme partout, à ce que je vois : ça va mieux. Ce que c’est que l’air de la liberté, ça guérit même les plus malades !

LE MARQUIS.

La liberté ! Monsieur, si c’est pour tenir des propos semblables que vous venez chez moi...

ROYER.

Comment ?

LE MARQUIS.

Si un de nos amis l’avait entendu, j’étais destitué.

ROYER.

Certainement, je n’en tiendrai pas d’autres sur ce chapitre là... Je conçois que vous ne soyez pas habitué à ce langage ; mais vous vous y ferez...

LE MARQUIS.

Jamais, Monsieur.

ROYER.

Parlons donc de ce qui m’amène. J’ai un fils que vous connaissez...

LE MARQUIS.

Oui, Monsieur, oui, j’ai rencontré votre fils dans des maisons fort honorables.

ROYER.

Il ne va que dans celles là.

LE MARQUIS.

Chez le comte de Grandville...

ROYER.

Maître de forges et d’asines considérables ; c’est lui qui me fournit mes chaudières... Or donc, il a vu votre nièce...

LE MARQUIS.

C’est possible.

ROYER.

Elle est charmante, votre pièce... bonne, polie, avenante... enfin, il en est devenu amoureux.

LE MARQUIS.

Il a osé !...

ROYER.

Il s’en est fait aimer.

LE MARQUIS.

Monsieur, vous calomniez ma nièce !

ROYER.

C’est vous qui calomniez mon fils ! Pourquoi donc ne l’aimerait-on pas, ce jeune homme ?

LE MARQUIS.

Enfin, Monsieur, où voulez-vous en venir ?

ROYER.

Je veux en venir au point que tout bon père désire : au bonheur, à l’union de nos enfants.

LE MARQUIS.

Allons donc, Monsieur, vous n’y pensez pas.

ROYER.

Si fait bien...

LE MARQUIS.

Ma nièce n’épousera que le fils d’un pair.

ROYER.

Eh bien ! est-ce que mon fils n’est pas fils... ?

LE MARQUIS.

D’un pair de France !

ROYER, riant.

Suis-je d’Allemagne ou de Congo ? mais je vous comprends : tenez, mon cher Monsieur, je leur conseille d’ voir du mérite à vos fils de pairs ; car s’ils comptent sur leurs titres pour être quelque chose... je crois qu’ils ne seront rien.

LE MARQUIS.

Mon neveu sera toujours un homme important... j’ai da crédit à la cour...

ROYER.

J’en ai à la Bourse, moi... c’est plus sûr... mais pour refuser mon fils, le connaissez-vous ? savez-vous qu’il est volontaire ?...

LE MARQUIS.

Ça ne m’étonne pas, tous les enfants de la révolution le sont ; ma nièce aussi est volontaire.

ROYER.

Bah !... si c’était un garçon, je ne dis pas, parce qu’elle a de la tête.

LE MARQUIS.

Au fait, M. Royer, votre fils n’est qu’un enfant.

ROYER.

Il a fièrement grandi depuis dix jours.

LE MARQUIS.

Encore à l’école... car vous autres vous y envoyez tous vos enfants... au fait, des roturiers, il faut que ça travaille.

ROYER.

Il en est sorti de l’école... sans permission, par exemple.

LE MARQUIS.

C’est fort beau !

ROYER.

Ah ! dame, d’abord je n’étais pas trop content de le sa voir exposé à recevoir un coup de feu, ou un coup d’épée.

LE MARQUIS.

Il s’est donc battu ?...

ROYER.

Comme un diable !

LE MARQUIS.

Voilà un joli sujet !

ROYER.

Je vous en réponds !... Et il n’est pas le seul ; il fallait voir l’École de Droit, l’École de Médecine, tous nos étudiants...

Air de Turenne.

Gloire aux enfants de nos écoles !
On les a vus, grands citoyens,
Par leur exemple, leurs paroles,
Guider nos héros Plébéiens !
À peine encore on peut le croire,
Ils ont, généraux et soldats,
Mis de l’ardeur dans les combats,
Et de l’ordre dans la victoire.

Trois jours de suite sous les armes... Il s’est défendu six heures à la Ville, au pont d’Arcole ; il a conduit nos Faubouriens au siégé de Babylone, où il a fait épargner des Suisses...

LE MARQUIS.

Comment des Suisses dans Babylone ?

ROYER.

Il a fait planter le drapeau tricolore sar les Tuileries...

LE MARQUIS.

Le drapeau tricolore sur les Tuileries ! Ah ça ! qu’est-ce que vous venez me conter là ?...

ROYER.

Ce que tout le monde sait.

LE MARQUIS, à part.

Il est fou, Dieu me pardonne...

Haut.

Un élève de l’École Polytechnique ?

ROYER.

Oh ! ses camarades en ont tous fait autant. Aussi, c’est un titre à présent. Chaque famille nous les envie... quand on les rencontre, on ôte son chapeau... de vieux généraux leur serrent la main... au spectacle on leur jette des couronnes... partout en les voyant, on dit : voilà des braves ! et Lafayette les a embrassés !

LE MARQUIS.

Ah ! ah !... quel galimatias ?... des braves... des couronnes... Lafayette...

ROYER.

Oui, Lafayette !

LE MARQUIS.

C’est une fièvre chaude !

ROYER.

Mais vous avez l’air de ne pas me comprendre !

LE MARQUIS.

Il ne faut pas le contrarier... Si fait, si fait, je vous fais compliment de la bravoure de votre fils... sans doute les ministres l’auront récompensé ?

ROYER.

Les ministres... lesquels ?

LE MARQUIS.

Le cabinet de Saint-Cloud.

ROYER.

Fi donc ! Monsieur, fi donc ! nous n’en voulons plus entendre parler.

LE MARQUIS.

Monsieur, si vous continuez, je me verrai obligé d’envoyer chercher des gendarmes, de faire prévenir M. Mangin, et il est probable que le sieur Boudet...

ROYER, riant aux éclats.

Ah ! ah ! ah ! Gendarmes ! Mangin, Boudet ! ah ! ah ! ah !

LE MARQUIS.

Eh bien ! voilà qu’il se met à rire ? on ne peut plus effrayer le peuple, il n’y a plus de ressources.

ROYER.

Oui, oui, il y a quelque temps, ces trois mots là faisaient trembler ; mais à présent... ah ! ah ! ah ! on en rit.

LE MARQUIS.

Décidément, le libéralisme lui a tourné la tête.

ROYER.

Pauvre homme ! l’absolutisme l’a rendu imbécile.

 

 

Scène XI

 

LE MARQUIS, ROYER, MAILLARD

 

MAILLARD.

Comment, Monsieur le marquis, vous voilà debout !... et en conversation avec M. Royer...

LE MARQUIS.

En conversation avec un fou !...

ROYER, riant.

Ah ! ah ! ah ! vous arrivez à propos, docteur, ce pauvre marquis entrait dans une colère qui pouvait amener une rechute.

MAILLARD.

Je crois bien, si vous lui avez tout d’an coup appris ce qui s’est passé pendant son sommeil.

ROYER.

Pendant son sommeil ?

MAILLARD.

Eh oui ! il s’est endormi lundi, 26 juillet, et se réveille pour la première fois aujourd’hui 7 août.

ROYER.

Il ignorait donc tout ?

MAILLARD.

Apparemment.

ROYER.

Je ne m’étonne plus de sa surprise.

LE MARQUIS, qui les a écoutés d’un air stupide.

Ah ça ! tout ce qu’il m’a dit est donc vrai ?

MAILLARD.

Mais, je le suppose.

LE MARQUIS.

Comment ! le Louvre ! les Tuileries !...

MAILLARD.

Ont été envahis de vive force par le peuple, ainsi que Saint-Cloud et Rambouillet.

LE MARQUIS.

Mais... les ministres... la cour ?...

MAILLARD,

Tout cela est renversé, la Charte seule est restée debout.

LE MARQUIS.

Où étions nous donc, nous autres royalistes ?

MAILLARD.

Plus de censure, plus de jésuites, plus d’esclavage ; liberté, liberté en tout et partout, en un mot révolution complète.

LE MARQUIS.

Assez, docteur... assez... vous, mon médecin... vous me rendrez malade... vous me ferez mourir...

ROYER.

Air : La p’tite Isabelle.

La liberté qu’on nous ramène,
Va fair’ des prodiges nouveaux ;
La gaieté r’viendra sur la scène,
La franchise dans les journaux.
On pourra s’ plaindre d’une injure,
Dir’ la vérité sans trembler.
Plus de censure,
Plus de rature,
Plus de rognure 
On nous le jure,
Laissez aller.

Parlé.

On pourra dire son avis sur les ministres, démasquer les ambitieux, parler des faux dévots, des tartuffes et des jésuites...

Chanté.

Sans dissimuler...
Vive la liberté d’ la presse,
On nous laisse
Écrire et parler.

Il reprend le refrain avec Maillard, et ils sortent.

 

 

Scène XII

 

LE MARQUIS, seul, assis

 

Je craignais une conspiration ! c’est bien pis : la révolution tous ses accessoires... 93, tout entier ! et les prisons et les victimes, et les septembriseurs, et les décemvirs !... Dieu ! que d’horreurs ! et comment échapper sans passeport ?... les barrières seront fermées... et si je reste, les visites domiciliaires me découvriront... du courage... émigrons ! ça nous a déjà réussi une fois...

Air : Vos Maris en Palestine.

Noble France, qui regrettes
Mon nouvel éloignement ;
Je te laisse quelques dettes,
C’est mon seul bien à présent,
Admire mon dévouement.
Fais qu’il ne soit pas stérile
Tu vois ce qu’il m’a coûté ;
Je connais ton équité...
Je reviendrai, sois tranquille,
Pour toucher l’indemnité.

Tâchons de nous déguiser... mes ailes de pigeon pourraient me trahir, il faut en faire le sacrifice...

Il prend des ciseaux.

Renoncer à une existence si agréable !des places sans fonctions ! des pensions sans services !... faut il être absurde d’avoir compromis tout cela ?... ils en ont tant fait qu’ils m’ont perdu !

Prenant une redingote.

Bien... si je pouvais m’animer un peu le visage... je suis si pâle que je serai reconnu tout de suite pour un royaliste... Qu’est-ce que c’est ça ? on approche... c’est ma nièce.

 

 

Scène XIII

 

LE MARQUIS, ALEXANDRINE

 

LE MARQUIS.

L’infortunée !... elle aussi a sa part dans ce grand malheur... sa fortune que je venais de réaliser pour la marier... Sa fortune toute entière restée dans un portefeuille à Saint-Cloud !...

ALEXANDRINE.

Ah ! mon oncle, le docteur m’a dit que vous étiez enfin éveillé, et que vous vous sentiez beaucoup mieux...

LE MARQUIS.

Docteur libéral ! il me trouvera toujours bien portant maintenant !

ALEXANDRINE.

Mais, mon dieu, qu’est ce que vous avez donc ? vous avez changé de coiffure !... ça vous défigure tout-à fait... On ne vous reconnaîtrait pas.

LE MARQUIS.

Tu crois ?... C’est bien ce que je veux...

ALEXANDRINE.

Que je suis donc contente de vous voir guéri ; nous pourrons sortir, nous promener...

LE MARQUIS.

Oui, nous irons nous promener... loin, bien loin... allez vous préparer.

ALEXANDRINE.

Bon ! je vais mettre de jolis rubans nouveaux que m’a envoyés M. Victor... et puis un chapeau charmant...

LE MARQUIS.

Mettez... une robe d’indienne... un bonnet rond... de gros souliers...

ALEXANDRINE.

De gros souliers... un bonnet rond ?... vous plaisantez, mon oncle...

LE MARQUIS.

Qui, j’ai bien le temps de rire... Faites ce que je vous dis... Est-ce que ce n’est pas dans ce costume que s’évadent toutes les héroïnes ? allez, dépêchez-vous et revenez, nouvelle Antigone, donner le bras à votre oncle goûteux, pour le conduire à Coblentz.

ALEXANDRINE.

Au boulevard Coblentz... je n’irai jamais dans ce costume-là... tout le monde nous montrerait au doigt.

LE MARQUIS.

Qui vous parle du boulevard ? étourdie... c’est à Coblentz, en Prusse, que nous allons... nous émigrons.

ALEXANDRINE.

Nous émigrons ? et pourquoi donc, mon oncle ?

LE MARQUIS.

Pour nous soustraire à la proscription... n’ai-je pas été cité au tribunal révolutionnaire ?

ALEXANDRINE.

Personne ne vous persécute ; il n’y a ni tribunal révolutionnaire, ni émigration...

LE MARQUIS.

Ce n’est donc pas comme en 93 ?

 

 

Scène XIV

 

LE MARQUIS, ALEXANDRINE, BRUNO

 

BRUNO.

Monsieur le Marquis !

LE MARQUIS.

Silence ! imprudent !

BRUNO.

Comment ?

LE MARQUIS.

Pourquoi m’appelles-tu marquis ?

BRUNO.

Vous vous fâchiez quand je vous appelais Monsieur tout court.

LE MARQUIS.

Autrefois, sans doute ; mais aujourd’hui tu m’exposes... et la révolution...

Air : Comme il m’aimait.

Je suis marquis,
Pour solliciter une place ;
Pour attraper quelque débris,
Du lourd budget de mon pays.
Mais dès que le danger menace,
On se dissimule, on s’efface...
Plus de marquis !

ALEXANDRINE.

Il n’y a rien de changé, mon oncle... tout le monde con serve son nom et son titre.

LE MARQUIS.

Tu en es bien sûre ?

ALEXANDRINE.

Je vous en réponds.

LE MARQUIS.

Et ce ruban, il faut l’ôter, n’est-ce pas ?

ALEXANDRINE.

Au contraire, vous en ajouterez deux autres.

LE MARQUIS.

Ah ! oui, je comprends ; et toi, que venais-tu m’annoncer si vite ?

BRUNO.

Je venais vous apporter ce papier.

LE MARQUIS.

Un papier ! c’est quelque mandat d’amener... j’en étais sûr !... non c’est un billet de garde... je suis caporal... Caporal ! un gentilhomme de la chambre ! quelle démoralisation !

On entend, des cris et du bruit au dehors.

là, quand je te disais que ça ne pouvait pas se passer sans bruit !

ALEXANDRINE.

Ah ! je ne l’ai pas dit non plus, mon oncle ; les Parisiens sont toujours un peu bruyants dans leur joie.

LE MARQUIS, qui regarde à une fenêtre.

Nous sommes perdus !

Il tombe sur un fauteuil.

BRUNO.

Qu’avez-vous donc vu ?

LE MARQUIS.

Une troupe d’ouvriers, armée.de fusils et de sabres.

ALEXANDRINE, à la fenêtre.

Ce sont nos voisins, les ouvriers de la brasserie qui portent M. Victor en triomphe.

LE MARQUIS.

Je vois des bonnets rouges.

BRUNO.

C’est des calottes rouges.

LE MARQUIS.

Tu crois que ce sont des calottes... allons les recevoir.

Il sort avec Alexandrine et Bruno.

 

 

Scène XV

 

LE MARQUIS, ALEXANDRINE, BRUNO, VICTOR, ROYER, MAILLARD, CARTOT

 

Le Théâtre change et représente une place publique. Sur l’air national de la Marseillaise, des Pelotons de garde nationale, dans lesquels on distingue Royer, Maillard ; des groupes d’ouvriers conduits par Cartot, entrent en scène. Ils entourent Victor. Le drapeau tricolore sur monté d’un coq : est porté par la garde nationale. Le peuple et les habitants des maisons voisines arrivent de tous côtés. Le marquis sort de son hôtel, suivi d’Alexandrine et de Bruno.

MAILLARD, en sergent.

Cher camarade, la compagnie se félicite de vous posséder...

LE MARQUIS.

Tiens ! c’est le docteur... un sabre, un fusil... une baïonnette... comme s’il avait besoin !...

BRUNO.

Parlez-leur donc, Monsieur !

LE MARQUIS.

Tu crois qu’il faut... Allons... Messieurs... non, citoyens, je veux dire... Je suis enchanté de vous recevoir chez moi... tout ce que j’ai est à votre service... vous pouvez en disposer...

CARTOT.

Qu’est-ce qu’il nous chante là, ce brave homme ? est-ce qu’il croit qu’nous venons pour piller ?

LE MARQUIS.

Mais, ça m’en avait tout l’air.

CARTOT.

Allons donc, l’ancien, vous ne connaissez pas l’ordre du jour : respect aux propriétés.

LE MARQUIS.

Ah ça ! citoyen Victor... tu vas m’expliquer... je le tutoie à cause de la révolution.

VICTOR.

Vous n’avez donc pas entendu la fusillade et le canon ?

Air de Valse.

Quoi,
C’est au nom du roi
Que l’on canonne la ville ?
Quoi,
C’est au nom du roi
Qu’on veut notre sang, et pourquoi ?

Mort
À celui qui sort
De sa demeure tranquille !
Feu,
C’est leur cri d’adieu ;
Tout Paris en deuil, c’est leur vœu.

Mais
Nous sommes français,
Nous ferons résistance.
Non,
Notre nation
N’a pas peur du canon.

Tous,
Réunissons-nous,
Que la guerre commence !
Eux
Sont forts et nombreux ;
Ils tueront, mais tant mieux !

Tours
Qui, dans les beaux jours,
Carillonnez pour nos fêtes ;
Loin,
Au peuple incertain,
Envoyez les sons du tocsin !

L’air
Siffle au bruit du fer,
Voici la mort sur nos têtes.
Rois,
Ordonnances, lois,
Vous allez crouler à la fois !

Bien !
Chaque citoyen
Se montre, se signale !
Quais,
Places et marchés,
Sont déjà dépavés.

Ah !
Bravo ! te voilà,
Garde nationale.
Meurs,
Foule d’oppresseurs,
Voici les trois couleurs !

La jeunesse,
La vieillesse,
Vole au combat avec ivresse ;
Point de cesse,
Tout se presse,
Sans chef tout le monde est d’accord.

La patrie
Tonne et crie,
Plus haut que leur artillerie ;
Leur furie,
Qu’on en rie,
Car chaque maison est un fort.

Que d’amères
Douleurs !
Que de mères
En pleurs !
Ô mânes de nos frères !
Vous aurez des vengeurs !

Mille pierres
Meurtrières,
Écrasent ces têtes guerrières ;
Poudrières,
Et barrières,
Tout par le peuple est emporté.

Rien n’arrête
La tempête,
L’Hôtel-de-Ville est sa conquête ;
Vois au faîte,
Lafayette,
Le drapeau de la liberté.

Fuis,
Car le Louvre est pris,
Le Louvre et les Tuileries !
Toi,
Monarque sans foi,
Qui voulais du sang, et pourquoi ?

Vous
Qui tiriez sur nous
Éloignez vos batteries ;
Fils
Du même pays,
Nous ne sommes plus ennemis.

Tout
Est encor debout,
Nos lois, notre industrie ;
Ceux
Qui brisaient ces nœuds,
Sont les seuls malheureux.

Oui,
Un beau jour a lui,
Salut à la patrie !
Francs,
Que vous êtes grands,
Non, vous n’aurez plus de tyrans !

LE MARQUIS.

Comment tout cela s’est passé pendant mon sommeil ?

ROYER.

Écoutez-moi : tous ces braves gens qui sont nos amis, nos ouvriers, nos voisins, ont été témoins de la noble conduite de mon fils... ils ont vu le Roi lui offrir la récompense qu’il a méritée, un brevet de lieutenant ; ils connaissent son amour pour votre nièce et viennent tous maintenant se joindre à nous pour obtenir un consentement sans lequel notre bonheur ne sera pas complet.

LE MARQUIS.

Chaque mot me jette dans un nouvel étonnement... vous me parliez ce matin de la révolution, et ce soir du Roi... Comment arrangez-vous tout cela ensemble ?

ROYER.

Parfaitement, je vous assure.

Air de Missolonghi.

On voulait sous des entraves,
Étouffer l’honneur français ;
On voulait nous faire esclaves,
Tous ont répondu :

TOUT LE MONDE.

Jamais !!!

ROYER.

Aujourd’hui la France entière,
En retrouvant sa bannière,
Reprend ses droits et son bien ;
Le cri, cher à nos ancêtres,
Ne saluera plus des maîtres ;
Mais un prince citoyen !
Drapeau tricolore,
Viens, relève-toi ;
Je suis libre encore,
Vive le roi !

Au cri de vive le roi, le drapeau s’incline ; les tambours battent aux champs ; les gardes présentent les armes.

LE MARQUIS.

Vive le Roi !... au moins je resterai dans mes habitudes... j’avais peur de la république.

MAILLARD.

Ou y a bien pensé ; mais nous avons un Roi constitutionnel.

Air : Je n’ai pas vu ces bosquets de lauriers.

La couronne qu’il obtiendra,
Sur lui, d’en haut ne sera pas venue ;
C’est pour nous qu’il la portera,
Car c’est de nous qu’il l’a reçue.
Et d’ailleurs croyons-en le mot,
Du vieux héros de France et d’Amérique ;
Lafayette l’a dit tout haut :
Oui, d’Orléans est le roi qu’il nous faut,
C’est la meilleure république.

ALEXANDRINE.

Maintenant que vous voilà rassuré, mon oncle, ré pondrez-vous à M. Royer ?

LE MARQUIS.

Eh ! mon Dieu ! mon enfant, que veux tu que je réponde ? ma fortune est détruite, j’ai perdu mes charges.

ROYER.

Vous en serez plus léger... il ne s’agit pas de fortune d’ailleurs.

VICTOR.

Il s’agit de notre bonheur, Monsieur, ne parlons que de cela.

LE MARQUIS.

Si j’avais seulement sauvé sa dot, que j’avais réalisée... Cinquante mille écus en billets de banque ; mais ils étaient dans un portefeuille à Saint-Cloud... dans ma chambre, au Grand-Commun...

CARTOT.

Un portefeuille rouge en maroquin ?

LE MARQUIS.

Oui, oui !

CARTOT.

Marqué d’un A et d’un C.

LE MARQUIS.

C’est cela même !... Qu’est-ce qu’il a donc l’homme du peuple ? Non, le citoyen...

CARTOT.

Le portefeuille est à la Mairie, voilà le reçu.

LE MARQUIS.

Comment ?

CARTOT.

Air du Faubourien.

J’ dis l’aut’ jour aux camarades,
C’est bien, mais ce n’est pas tout ;
La plus belle des prom’nades,
C’est de Paris à Saint-Cloud.
Mais sans attend’ l’ambassade,
L’ particulier décampait ;
Il avait fait un’ cascade,
Sur la rout’ de Rambouillet.
Du trôn’ jusqu’à l’office,
Tout est à not service ;
J’ fouill’ partout, j’ garde rien,
Je suis faubourien.

LE MARQUIS.

L’honnête homme ! citoyen, votre main.

CARTOT.

Ça va mon vieux.

LE MARQUIS.

Que je suis heureux de m’être réveillé pour voir un si beau jour !... Dieu ! qu’il va y avoir de places vacantes !... Vive la Charte ! Vive le Roi ! Vive la Nation ! Vive la Liberté !...

Ronde.

Air : Tra la la.

ROYER.

Liberté ! (bis.)
Sois donc une vérité ;
Liberté ! (bis.)
Plus de féodalité.

Dans le budget plus d’abus,
Dans les places plus d’intrus ;
Pour le trésor des écus,
Pour les prêtres des vertus.

TOUS.

Liberté ! etc.

MAILLARD.

Plus de morgue, de grandeur,
De très humble serviteur ;
Et le plat solliciteur,
Ne dira plus monseigneur.

TOUS.

Liberté ! etc.

CARTOT.

Métiers, machin’s à vapeur,
Des faubourgs n’ayez pas peur ;
Nous n’ brisons dans not’ fureur,
Qu’ les machin’s de la faveur.

TOUS.

Liberté ! etc.

BRUNO.

Ventrus d’ la restauration,
Qui mangiez l’pain d’ la nation ;
Grâce à la révolution,
Pour vous plus d’indigestion.

TOUS.

Liberté ! etc.

VICTOR.

Quatre filles et cinq fils,
Près du trône sont assis ;
Bons époux, c’est un avis...
Dans l’intérêt du pays.

TOUS.

La liberté, etc.

LE MARQUIS.

Moi je serai satisfait,
Je trouverai tout parfait,
Si le ministre me fait
Conseiller d’état, préfet.

TOUS.

Liberté ! etc.

ALEXANDRINE, au Public.

Nos auteurs ont mérité,
Peut-être quelque bonté ;
Car ils n’ont jamais chanté,
L’empire ou la royauté.

Liberté ! (bis.)
Leur seule divinité,
Liberté ! (bis.)
Pour toi seule ils ont chanté.

CHŒUR.

Liberté, etc.

 

 

Le Saule de Sainte-Hélène

 

Romance.

Air de Bélisaire.

Quel est ce roc abandonné ?
Où vont ces voiles fugitives ?
L’Angleterre a donc pardonné ?
Non ; le captif est sur ces rives.
Mais tranquille, heureux désormais,
Il ne secouera plus sa chaîne :
Il dort, il dort, et pour jamais,
Sous le saule de Sainte-Hélène.

Il vit ramper devant ses pieds
Ces rois si grands dans son absence ;
Et sur les trônes foudroyés,
Il fit planer l’aigle de France.
Tant qu’il put, d’un nouvel essor,
Menacer l’Europe incertaine ;
Il les faisait trembler encor,
Sous le saule de Sainte-Hélène.

Il mesura de son regard,
Et les déserts de l’Arabie,
Et les rochers du Saint-Bernard,
Et les glaçons de la Russie.
L’univers qu’il a parcouru
Semblait devenu son domaine :
Tant de grandeur a disparu
Sous le saule de Sainte-Hélène.

Vous dont il fit couler les pleurs,
Mères qui maudissiez sa gloire ;
N’a-t-il pas, par tant de malheurs,
Absous d’avance sa mémoire ?
Ah ! qu’il puisse enfin reposer !
Pour les morts il n’est plus de haine.
Pourriez-vous encor l’accuser,
Sous le saule de Sainte-Hélène ?

Lui qui brillait comme un flambeau
Au front de la colonne altière,
À ses pieds il veut un tombeau,
Non dans cette île meurtrière.
C’est aux Anglais qu’est ce rocher,
C’est à nous ce grand capitaine !...
Un vieil ami l’ira chercher
Sous le saule de Sainte-Hélène.


[1] Ces couplets font partie d’une Romance qui se trouve à la fin de la Pièce.

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