Le Gamin de Paris (Jean-François BAYARD - Louis-Émile VANDERBURCH)

Comédie-vaudeville en deux actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase-Dramatique, le 30 janvier 1836.

 

Personnages

 

LE GÉNÉRAL MORIN

AMÉDÉE, son fils

MADAME DE MORIN, belle-sœur du général

MADAME MEUNIER, grand-mère

JOSEPH, son petit fils

ÉLISA, sa petite fille

M. BIZOT, vieil employé

HILAIRE, valet de chambre du général

DEUX DOMESTIQUES

 

La scène se passe à Paris, au premier acte chez Mme Meunier, au deuxième acte dans l’hôtel du général Morin.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente une chambre simplement meublée. Porte d’entrée, au fond à l’extrême gauche ; auprès se trouve la porte d’un cabinet. Une commode près du mur à droite.

 

 

Scène première

 

AMÉDÉE, MADAME MEUNIER, ÉLISA

 

Au lever du rideau, Mme Meunier est assise, tricotant sans voir son ouvrage, le regard fixe et le sourire sur les lèvres. Amédée, assis à sa droite, fait son portrait au crayon. Élisa, assise à une table, à gauche, s’occupe à copier de la musique.

AMÉDÉE.

Voilà un nez dont je ne suis pas content, il faut le refaire...

MADAME MEUNIER.

Mon nez !... mais vous n’en finirez donc pas, monsieur Amédée ?... voilà trois heures que vous le tenez...

ÉLISA.

Allons, grand’mère, un peu de courage !... ça avance...

AMÉDÉE.

Encore deux ou trois séances...

MADAME MEUNIER.

Deux ou trois... si vous croyez que c’est amusant d’être toujours le nez en l’air et la bouche entr’ouverte, à vous regarder sans rien dire... en riant !... ah !... si ce n’était pas à cause de mes petits-enfants !...

Air : Le choix que fait tout le village.

Ils veul’nt avoir mon portrait bien fidèle,
Pour qu’il soit là quand je ne serai plus :
Mais chaque jour, j’ai quelqu’ride nouvelle ;
Un peu trop tard, les pinceaux sont émus.
V’là ben d’sanné’s que le temps me fait trêve,
Un beau matin, il pourrait se fâcher
Si vous voulez que le tableau s’achève,
Pauvres, enfants, il faut vous dépêcher.

ÉLISA.

Grand’mère... et votre sourire...

MADAME MEUNIER.

C’est juste...

Elle se remet à sourire en regardant Amédée.

ÉLISA.

Voyez-vous, grand’mère, il faut profiter du voisinage de M. Amédée, qui est venu demeurer dans notre maison.

MADAME MEUNIER.

Le fait est que c’est heureux...

AMÉDÉE, regardant Élisa.

Oh ! oui... bien heureux !...

MADAME MEUNIER.

C’est un si bon jeune homme, monsieur Amédée... un si aimable voisin...

AMÉDÉE, saluant.

Madame.

MADAME MEUNIER.

Et si rangé... il n’est jamais chez lui !... toujours dehors à travailler... on ne le voit presque plus de la journée...

ÉLISA.

C’est vrai...

AMÉDÉE, d’un air suppliant à Élisa.

Ah !

Haut.

Que voulez-vous... j’ai mon atelier... je travaille en ce moment aux décors de l’Ambigu...

MADAME MEUNIER.

Ah ! quelle différence, avec mon petit-fils Joseph !... tâchez donc, monsieur Amédée, vous qui êtes de si bon conseil... de le tarabuster un peu... il me désole, voyez-vous, cet enfant-là !... un paresseux... un flâneur... enfin comme dit M. Bizot... un vrai gamin...

AMÉDÉE.

Oh ! M. Bizot... le grand sec...

ÉLISA.

Il ne faut pas l’écouter, grand’mère... il en veut à Joseph... qui lui fait toujours des niches.

AMÉDÉE, riant.

Ah !... ah !... ah !...

MADAME MEUNIER.

Mon Dieu !... vous riez !... mais à son âge, il devrait travailler... et pas du tout,... il n’aime qu’à jouer, à courir les rues... toujours battant ou battu... j’ai peur qu’il ne se trouve dans une bagarre... dans une émeute, quoi !...

S’attendrissant.

Il arrivera quelque malheur... c’est pénible voyez-vous... quand on est d’une famille...

ÉLISA.

Grand’mère !... et votre sourire !...

MADAME MEUNIER, souriant.

C’est juste !...

AMÉDÉE.

D’ailleurs... c’est un enfant... joueur... léger... mais le cœur est bon... le caractère excellent... il m’amuse... et savez-vous qu’il a de l’intelligence...

ÉLISA.

Certainement... c’est ce que le prote de son imprimerie nous disait : «  Joseph serait bien vite le premier de nos ouvriers... s’il voulait se mettre au travail. »

MADAME MEUNIER.

Mais il ne veut pas... et pourtant, il a un si bon exemple sous les yeux... sa sœur... mon Élisa... qui n’est jamais à rien faire... toujours à coudre... à broder...

AMÉDÉE, se levant.

C’est un ange !...

MADAME MEUNIER.

Dam !... c’est bien élevé, c’est sage... une conduite exemplaire, ça fait l’admiration du quartier.

Élisa, qui est devenue rêveuse, laisse tomber une feuille de musique qu’elle tenait à la main.

AMÉDÉE, allant vivement auprès d’Élisa.

Mademoiselle...

Il ramasse la feuille de musique, et la rendant à Élisa, lui dit tout bas.

Oh !... je t’en prie...

MADAME MEUNIER.

Au lieu que Joseph...

 

 

Scène II

 

AMÉDÉE, MADAME MEUNIER, ÉLISA, M. BIZOT

 

Amédée va reprendre sa place, et s’occupe du portrait.

M. BIZOT, entrant.

Joseph est un polisson...

MADAME MIEUNIER.

Ah ! monsieur Bizot...

M. BIZOT.

Bonjour, mes chers voisins... car je ne vois ici que des voisins... comment vous portez-vous ?... ça ne va pas plus mal... et moi aussi... vous êtes bien bons, je vous remercie...

AMÉDÉE.

Ah ça !... qu’est-ce qui lui parle ?

MADAME MEUNIER.

Tous n’allez pas à votre bureau du mont-de-piété aujourd’hui.

M. BIZOT.

Ce n’est pas mon jour... on ne vend pas...

Regardant Amédée.

Ah. ah ! ce portrait.

Il va auprès d’Amédée, et regarde le portrait.

Ah ! il est fort bien !

Air De sommeiller encor, ma chère.

On vous voit, je crois, trop en face.
Vos yeux me semblent trop ouverts...
Votre bouche fait la grimace,
Le nez est un peu de travers.
On vous allonge trop la mine,
On vous a fait le teint trop blanc...
Mais à cela près, ma voisine,
C’est un portrait fort ressemblant.

MADAME MEUNIER.

Eh bien ! je suis jolie, comme ça... je vous remercie.

AMÉDÉE, se levant.

Dites donc ; moi aussi, monsieur le connaisseur.

M. BIZOT.

Ce qui m’étonne, c’est que monsieur ait le temps de vous dessiner... il est si peu dans la maison... on dirait que ce n’est pour lui qu’un pied-à-terre.

AMÉDÉE, passant auprès d’Élisa.

Moi !... quelle idée !

ÉLISA.

Ce n’est pas moi qui lui fais dire.

MADAME MEUNIER.

C’est vrai qu’il s’absente une partie du jour.

M. BIZOT.

Et toute la nuit...

ÉLISA.

Monsieur Amédée !

AMÉDÉE.

Laissez donc, il ne sait ce qu’il dit...

M. BIZOT.

Comment, je ne sais ce que je dis... je n’invente rien... je n’ai jamais inventé...

AMÉDÉE.

Pas même la poudre...

M. BIZOT.

C’est Mme Fromageot, notre portière, qui, en faisant ma chambre ce matin, m’a dit que tous les soirs, vers minuit, vous sortiez pour ne rentrer que le lend...

AMÉDÉE.

Oui... quelquefois... c’est possible pour les décors de l’Ambigu... parce qu’aux lumières on voit mieux l’effet.

À part.

Maudit bavard...

ÉLISA, à part.

Il se trouble...

MADAME MEUNIER.

C’est drôle !...

M. BIZOT.

Après ça... vous concevez que je n’y tiens pas... cela regarde vos amis !... ceux qui vous reçoivent.

ÉLISA à part.

Le vilain homme...

M. BIZOT.

Si je viens... c’est pour parler d’une chose plus intéressante pour Mme Meunier.

AMÉDÉE, s’efforçant de rire et de prendre de l’aplomb.

C’est peut-être encore quelque plainte contre ce pauvre Joseph ?...

M. BIZOT.

Non pas tout-à-fait... quoique le motif ne manque pas... et tout tout à l’heure encore...

MADAME MEUNIER.

Il est à son atelier...

M. BIZOT.

Lui !... le garnement...

ÉLISA.

Eh ! mon Dieu !... qu’a-t-il donc fait, ce pauvre garçon ?...

M. BIZOT, passant entre Mme Meunier et Élisa.

Ce qu’il a fait ?... j’en ai vraiment honte... et j’en boite encore... Imaginez-vous que je me promène assez volontiers le long du canal Saint-Martin... quand il fait beau... Je regarde l’eau qui coule, les bateaux qui vont et viennent... les écluses qui se vident, qui s’emplissent... ça m’occupe... ça m’échauffe... très bien... tout à l’heure ah ! bah !... il n’y a pas vingt minutes... je vois des jeunes ouvriers... des enfants qui jouent au bouchon... je ne m’arrête pas sérieusement à ces puérilités... mais pas du tout, au moment où j’y pense le moins... paf !... il m’arrive dans la jambe... juste au-dessus de la cheville, un énorme gros sou... aplati sur les bords... je suis sûr que j’en ai la marque... et une voix goguenarde m’a dit : gare les quilles !... Je laisse échapper une prise de tabac que j’allais prendre, et je pousse un cri de douleur... ah !... lorsqu’en me retournant avec indignation, qu’est-ce que je vois ? Joseph !... votre fils Joseph, qui joue au lieu d’aller chez son imprimeur, et qui se met à rire en me reconnaissant... je me fâche... je m’avance... mais aussitôt une nuée de polissons m’entoure en riant comme lui... et me reconduit jusqu’au boulevard en me bousculant et en criant : sur tous les tons. Oh ! c’te tête !...

Amédée rit. À Mme Meunier.

Vous voyez bien, madame Meunier, que c’est un mauvais sujet et qu’il finira mal.

MADAME MEUNIER.

Ah !... j’en ai peur...

AMÉDÉE.

Pour un sou qu’il vous a jeté dans les jambes...

ÉLISA.

Un grand mal qu’il vous a fait...

M. BIZOT.

Comment !... un grand mal...

À Élisa.

Tenez, ne nous brouillons pas... chère demoiselle Élisa c’est votre frère... vous le défendez... je n’ai rien à dire... ça ne m’empêche pas de vous rendre justice à vous... et d’estimer votre famille. La preuve, c’est que je viens de parler de vous à la bonne maman... un grand secret...

ÉLISA.

De moi...

AMÉDÉE.

En ce cas, je me retire...

On entend Joseph en dehors.

MADAME MEUNIER.

Qu’est-ce que j’entends là ?...

M. BIZOT.

Parbleu ça ne se demande pas !...

 

 

Scène III

 

AMÉDÉE, MADAME MEUNIER, ÉLISA, M. BIZOT, JOSEPH

 

Il arrive en courant... en blouse, sans casquette et tout mouillé.

JOSEPH, grelottant.

On... on... gon... on... hon... une blouse, grand’mère... une blouse... avec le dessous... je grelotte...

ÉLISA.

Ah !... mon Dieu...

MADAME MEUNIER.

Comme le voilà fait...

M. BIZOT.

Hein ?... quel état...

JOSEPH, allant à M. Bizot.

Papa Bizot, voulez-vous battre la semelle... hon, hon, hon...

AMÉDÉE.

Où diable a-t-il passé ?...

ÉLISA.

Mais tu vas attraper un rhume...

JOSEPH.

Ce n’est rien... Lisa, ce n’est rien... une blou... blou... blouse...

MADAME MEUNIER.

Mais d’où sors-tu, malheureux enfant, d’où sors-tu ?...

JOSEPH.

Du canal Saint-Martin, grand’mère... l’eau y est tiède tout juste...

TOUS.

Du canal Saint-Martin ?

M. BIZOT.

Il se sera disputé, on l’aura jeté à l’eau.

JOSEPH.

C’est ce qui vous trompe, père jacasse... je m’y suis jeté moi-même...

AMÉDÉE.

Dans quelque bagarre.

Il tire de sa poche son mouchoir mouillé, et l’eau saute à la figure de M. Bizot.

M. BIZOT.

Oh !... la... la...

JOSEPH.

Ah ! c’est vous, monsieur Médée...

MADAME MEUNIER.

Mais enfin, comment ça s’est-il fait ?...

JOSEPH.

Mais, grand’mère, c’est rien du tout, j’vous dis... Pardine !... s’il fallait y regarder de si près... Supposez que j’ai reçu une averse, n’est-ce pas... c’est absolument la même chose... et donnez-moi mon autre blouse... la bleue... avec ma chemise de dimanche, mes bas idem... le pantalon de même, avec un mouchoir conforme.

AMÉDÉE, à part.

Diable de gamin.

MADAME MEUNIER.

Vite, Élisa, vite... donne ce qu’il faut...

Élisa va à la commode et y prend ce qui est nécessaire à Joseph.

Mais parlez, monsieur, je veux savoir la vérité...

M. BIZOT.

Oui... répondez à Mme Meunier... dites-lui...

JOSEPH.

Et si je ne veux pas le dire devant vous, moi !... est-ce que vous êtes ma grand’mère ?... est-ce que ça vous regarde ?...

À Amédée.

Je dois avoir le nez rouge, hein ?

AMÉDÉE.

Mais d’abord ôtez donc cette blouse qui doit être glacée...

JOSEPH, pendant qu’on lui ôte sa blouse.

Monsieur Médée, il paraît que vous n’êtes pas fier tous les jours comme hier... vous faites bien...

AMÉDÉE.

Moi...

ÉLISA, venant vivement.

Monsieur Amédée...

MADAME MEUNIER, fouillant dans la poche de Joseph.

Qu’est-ce qu’il a donc dans ses poches ?... Ah ! mon Dieu !...

Elle en retire une toupie.

M. BIZOT.

Une toupie...

JOSEPH.

Un sabot, père Bizot, donnez, ça me connaît...

ÉLISA, à Joseph, en lui donnant une blouse, une chemise et un pantalon.

Tiens... va vite changer... va vite.

MADAME MEUNIER, tirant un sou.

Et un gros sou...

M. BIZOT, le regardant.

Juste !... je le reconnais... celui de mes jambes... je vous demande un peu quand on a reçu ça...

AMÉDÉE.

Miséricorde... un sou monstre...

JOSEPH.

Oh !... oh !... c’est ma pièce à taper !... j’y vas, grand’mère.

À Élisa.

Je te dirai tout à toi...

À Amédée.

Parce qu’il est en tilbury, il ne salue pas ses connaissances... oh ! oh ! les faquins... on lon lon... j’y vas !

Il s’en va en sautant et entre dans la chambre à gauche.

 

 

Scène IV

 

M. BIZOT, MADAME MEUNIER, AMÉDÉE

 

AMÉDÉE, à part.

Encore un bavard... heureusement, ils n’ont pas entendu...

MADAME MEUNIER.

Mais je vous demande un peu où il a été se mettre...

ÉLISA.

Il vous dira ça... grand’mère...

MADAME MEUNIER.

C’est un enfant qui me fera mourir de chagrin...

M. BIZOT.

Le fait est qu’il a la main meurtrière... mais, venez-vous, madame Meunier... il faut que je vous parle... c’est important...

MADAME MEUNIER.

Ah ! mon Dieu !... vous me faites peur...

AMÉDÉE, prenant son carton.

Et moi, j’emporte mon carton...

Saluant Élisa.

Mademoiselle...

Saluant Mme Meunier.

Madame Meunier...

Air : Vive un tête-à-tête.

À demain, j’espère,
Achever votre portrait ;
Croyez-moi, grand’mère,
C’est vous trait pour trait.

MADAME MEUNIER.

Vous lui donn’rez, je pense,
La honte qu’ j’ai là,
Pour qu’en mon absence,
Ils dis’nt : la voilà.

Ensemble.

AMÉDÉE.

À demain, j’espère
Achever, etc.

LES AUTRES.

Demain il espère
Achever votre portrait,
Croyez-moi, grand’mère,
C’est vous, trait pour trait.

Mme Meunier sort à droite avec M. Bizot. Amédée par le fond. Dès qu’ils ont disparu, il rentre vivement.

 

 

Scène V

 

ÉLISA, AMÉDÉE

 

ÉLISA.

Sortez, monsieur, sortez.

AMÉDÉE.

Oh ! non, ne crains rien... ils sont partis...

ÉLISA.

Ah ! vous me faites trembler...

AMÉDÉE.

Rassure-toi... mais je veux te gronder... tu n’as pas confiance en moi... ce n’est pas bien...

ÉLISA.

Mais aussi, convenez que j’ai raison, cette existence mystérieuse...

AMÉDÉE.

Eh ! non, je t’assure... ce sont mes travaux.

ÉLISA.

Autrefois, vous n’étiez pas ainsi. Vous restiez chez vous... et vous ne cherchiez pas de prétexte pour nous quitter... vous m’aimiez alors...

AMÉDÉE.

Oh ! maintenant plus que jamais...

ÉLISA.

Songez-y donc... je ne suis qu’une pauvre fille... et si vous me trompiez... moi qui vous aime... qui ai confiance...

AMÉDÉE.

Oh ! tu as raison... je t’aimerai toujours... et quelque soit le sort qui m’est réservé, je n’oublierai jamais cette grâce... cette bonté...

Il lui baise la main.

JOSEPH, rentrant et voyant Amédée baiser la main de sa sœur.

Excusez du peu !... Ah ! c’est comme ça que ça se joue !

ÉLISA.

Ciel ! mon frère !

AMÉDÉE.

Adieu, Joseph.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

ÉLISA, JOSEPH

 

JOSEPH.

Il t’a baisé la main... comme un grand monsieur... voulez-vous permettre ?... que c’est bête... une main... quand il y a une figure.

ÉLISA.

Enfin, te voilà séché... tu n’as pas froid...

JOSEPH.

Ah ! bien oui... j’étouffe ! dis donc, j’ai l’air faraud comme ça.

ÉLISA.

La toilette te va... tout comme à un autre.

JOSEPH.

Et même mieux... tu vois bien, si j’avais un habit bleu comme M. Amédée, mon Dieu ! on me prendrait pour un monsieur tout comme lui... avec seulement cinquante-cinq, soixante francs, j’aurai l’air notaire, quand je voudrai ; et le dimanche quand j’ai ma redingote marron que maman m’a fait retourner et mon gilet fond bleu que tu m’as fait faire avec un restant de ta robe, je ne suis pas mal tout de même, et je ne serai pas fier comme M. Amédée...

ÉLISA.

Comment, il l’a été pour toi...

JOSEPH.

Je crois bien... l’autre jour que je portais les épreuves d’un roman à M. Paul de Kock, que je lisais en route, je manque d’être écrasé par un cheval superbe... Oh ! eh !... je recule, et qu’est-ce que je vois dans un beau tilbury... ? M. Amédée qui menait, et qui me détache un coup de fouet sans me reconnaître... Monsieur Amédée !... que je lui crie... Ah ! bien oui... il part comme l’éclair... sans seulement me regarder... C’est un faquin, vois-tu.

ÉLISA.

M. Amédée... quelle apparence qu’il ait un tilbury !...

JOSEPH.

Dam ! à moins qu’il ne soit le cocher... Mais il y avait un domestique, un groom, vois-tu, que je reconnaîtrais entre mille.

ÉLISA.

Tu es fou... mais enfin, me diras-tu ce qui t’est arrivé ce matin... comment es-tu tombé dans le canal ?...

JOSEPH.

Oh ! c’est une aventure bien drôle, mais je ne veux la raconter qu’à toi seule... tu es gentille, tu ne me grondes pas, je t’aime, toi, ma sœur... toi, ma Lisa... qui as grand soin de notre grand’mère... pauvre vieille femme !... elle gronde bien par-ci, par-là, c’est de son âge... et puis, elle est si bonne... quand elle pleure... quand elle a du chagrin à cause de moi... des riens... des bêtises... eh bien ! ça me fait venir de gros ses larmes... Grand’mère, vois-tu... oh ! grand’mère... je l’aime...et quand je l’embrasse... je la mangerais, quoi !... je me jetterais au feu pour vous...

ÉLISA.

Ce n’est pas de ça qu’il s’agit...

JOSEPH.

Ah ! oui, revenons à l’eau... Il faut donc te dire que les rencontres et les camarades, voilà ce qui m’entraîne toujours... les boulevards ou le canal... c’est ma perte. S’il n’y avait ni canal, ni boulevards, je ne flânerais jamais... tu comprends ça... on joue, je passe... ça vous tente... un quart d’heure est bien vite pincé !... on dit au chef d’atelier qu’on a attendu pour les épreuves... j’ai gagne onze sous mercredi ; dis donc... c’est pas mal.

À part.

Il est vrai que j’en avais perdu dix-huit à l’imprimerie.

ÉLISA.

Très bien... très bien... tu t’éloignes du canal...

JOSEPH.

C’est juste... m’y voilà... pour lors, je trouve là un tas d’amis... Maigret, le fils du tourneur ; Benoît, le fils du sculpteur, menuisier en fauteuils... sept, huit, et Gambin ; oh ! Gambin... on parle de flâneur... en voilà un fameux numéro, pas un pouce d’ouvrage.

Air : Vaudeville de l’Écu de six francs.

Il commenc’ par fair’ le dimanche,
Il n’travall’ jamais le lundi ;
Si l’mardi quelqu’ parti’ s’emmanche,
Ça dure jusqu’au mercredi,
Car c’est tous les jours fêt’ pour lui.
C’est le jeudi qu’il se promène,
Il fait ses farc’s le vendredi ;
Et quand il n’ribott’ pas l’samedi,
Il dit qu’il a perdu sa s’maine.

Pour lors, qu’est-ce que je vois ?... dix-huit sous sur le bouchon... je dis... j’en suis... avec ça que j’ai des doubles décimes qui sont soignés... un pour piquer, un pour abattre... est-ce que je ne te les ai pas montrés ?

ÉLISA.

Mais le canal... le canal

JOSEPH.

J’y rentre... je tire mes patards de ma poche, comme ça...

Il tire son mouchoir de sa blouse et fait tomber une toupie avec sa corde.

Tiens ! c’est ma dormeuse... autre jeu ça... c’est sur le boulevard... à côté du Gybnase, il y en a qui sont très forts !...

Tout en continuant son récit, il corde sa toupie, la prend dans le creux de sa main, etc., jeu de l’acteur.

J’abats le bouchon du premier coup... ils étaient vexés... ils marronnaient... on relève de trois sous... il y avait du monde à nous regarder... des bonnes, des enfants... est-ce que je sais ?... au moment où j’allais jouer mon second... voilà un grand cri !... qu’est-ce que c’est que cela ?... figure-toi, une imbécile de bonne qui causait avec je ne sais qu’est-ce, sans s’occuper de son marmot, et le moutard était tombé dans le canal ; un pauvre petit mioche de quatre ans et demi. Ils étaient tous à crier : Ah ! mon Dieu !... au secours !... au secours !... un enfant qui se noie... Je n’en fais ni une, ni deux, v’lan... je me jette à l’eau... je repêche le gamin, au moment où il allait disparaître sous un bateau de tuiles...c’est encore heureux, n’est-ce pas... un petit moment plus tard, bonsoir...

Il fait aller sa toupie et ta prend dans la main.

Ma jobarde de bonne s’était trouvée mal pendant ce temps-là... j’avais beau lui dire... mais tenez donc, la Picarde... ce n’était peut-être pas une Picarde... c’est égal... voilà, votre enfant... faites-y attention une autrefois... Parole d’honneur... c’est indigne, les parents sont si imprudents... on devrait traduire des filles comme ça à la correctionnelle... Si jamais j’ai des enfants, je les promènerai moi-même. Il y avait foule... on m’entourait... on me serrait les mains... on m’aurait embrassé sans la peur d’être mouillé... j’en étais tout honteux... avec ça que j’étais trempé comme tu as vu... Je me suis sauvé... et je suis rentré tout courant à la maison... voilà mon histoire du canal... n’est-ce pas qu’elle est drôle ?...

Il fait aller sa toupie.

ÉLISA.

Bon Joseph... si gentil... si modeste... et on l’accuse toujours.

JOSEH.

Qui donc... mais qui donc... M. Amédée, peut-être ?...

ÉLISA.

Non... il te rend justice... et tiens... je t’en prie ; pas de rancune pour lui... aimes-le par amitié pour moi... n’en dis pas de mal devant grand’mère surtout... ça m’a fait du chagrin.

JOSEPH.

Eh bien, non... je te le promets...

ÉLISA.

J’ai déjà tant de peine à le défendre contre M. Bizot.

JOSEPH.

M. Bizot... je m’en moque... c’est un vieux sarcophage... un être de l’ancien régime... couvert de préjugés.

ÉLISA.

Écoute donc ? ce matin, ce gros sou qu’il a reçu...

JOSEPH.

Pourquoi qu’il vient se mettre dans notre bouchon ? D’ailleurs, il n’a rien à dire... je l’ai prévenu... j’ai dit : Gare les quilles...

Et en disant cela, il lance une seconde fois sa toupie qu’il a cordée, et il attrape M. Bizot, qui entre en ce moment avec Mme Meunier.

 

 

Scène VII

 

ÉLISA, JOSEPH, MADAME MEUNIER, M. BIZOT

 

M. BIZOT, en entrant.

Ainsi c’est...

Recevant la toupie et sautant en l’air.

Allons... bon... Ah ! mon Dieu...

JOSEPH.

Monsieur Bizot...

MADAME MEUNIER.

Qu’est-ce que tu as fait là ?

JOSEPH, sans l’écouter, prend son tricot, s’assied sur son fauteuil et se met à tricoter.

Laissez-moi, laissez-moi... je vais... ce n’est rien, grand’mère...

M. BIZOT, s’asseyant près de la table.

Non... achève-moi.

MADAME MEUNIER.

Mais qu’est-ce que tu as fait ?

JOSEPH.

Mais aussi, est-ce que je pouvais savoir ?... tenez, monsieur Bizot, j’ai la main malheureuse avec vous... ne venez plus sur mon chemin, je vous casserai quelque chose, c’est sûr...

M. BIZOT.

Aussi, je m’en vais... je rentre chez moi. Madame Meunier, je reviendrai chercher la réponse tout à l’heure... Adieu, petite... Diable ! je suis meurtri...

JOSEPH.

Avec de l’eau fraîche et du sel.

M. BIZOT, passant devant Joseph, et en s’en allant.

Hein !... révolutionnaire, va !...

Il sort.

JOSEPH, qui s’est retenu de rire, éclate.

Ah ! ah ! ah ! ah !...

 

 

Scène VIII

 

ÉLISA, MADAME MEUNIER, JOSEPH

 

MADAME MEUNIER.

Et il rit encore... il rit !... mauvais sujet... qui me fait du chagrin... qui nie rend malheureuse... qui me fera mourir...

JOSEPH.

Ah !... si la grand’mère pleure, je n’en suis plus...

MADAME MEUNIER.

Allez-vous-en... allez à votre atelier, mauvais sujet...

JOSEPH.

Non, grand’mère, non... je ne m’en irai pas comme ça... par exemple... nous quitter brouillés !... j’en serais malade toute la journée...

ÉLISA.

Allons, grand’mère...

MADAME MEUNIER.

Non, non !... qu’il s’en aille... je ne veux plus voir... un drôle... un paresseux... un fainéant.

JOSEPH.

Allez, grand’mère... grondez bien... abîmez-moi... aplatissez-moi voulez-vous me battre un peu... si ça vous soulage, ne vous gênez pas...

À part.

Elle me tape quelquefois... comme ça pour rire... elle ne me fait jamais mal...

MADAME MEUNIER.

Vous le mériteriez bien... un brise-tout... toujours déchiré... que sa sœur s’arrache les yeux pour lui faire des reprises...

ÉLISA.

Je ne m’en plains pas, grand’mère.

JOSEPH.

Bonne Lisa !...

MADAME MEUNIER.

Et ta casquette, malheureux, où est ta casquette ?

JOSEPH.

Ma casquette... tiens, c’est vrai !... elle est restée dans le canal, grand’mère...

MADAME MEUNIER.

Une casquette de cinquante-cinq sous... Tiens, va-t’en... tu mourras sur l’échafaud !...

Elle va s’asseoir sur son fauteuil.

JOSEPH.

Pour avoir perdu ma casquette...

À part.

Nous en sommes déjà là... ça va être fait tout de suite.

ÉLISA, assise sur la chaise auprès de madame Meunier.

Elle était bien vieille sa casquette.

JOSEPH.

Et puis demandez-moi, grand’mère, s’il y a du bon sens de se mettre dans des états comme ça... pour une méchante casquette âgée de dix-huit mois !... pardi, j’en manque bien de casquettes... voulez-vous que je vous en fasse vingt-quatre, et tout de suite ?... Nous autres, à l’imprimerie, nous n’avons pas besoin de chapelier...

Il va à la table, prend une grande feuille de papier, et fait un bonnet.

Voulez-vous un colback, un chapeau à la Napoléon... un bonnet d’évêque. Vous n’avez qu’à parler... par brevet d’invention...

Il se coiffe du bonnet qu’il vient de faire, monte sur une chaise, et prenant une attitude, il chante.

Voilà, voilà, le chapelier français.
Voilà, voilà...

MADAME MEUNIER.

Le moyen de se fâcher avec un monstre comme ça.

JOSEPH.

Elle a ri.

MADAME MEUNIER.

Mais qu’est-ce que tu as été faire dans le canal ?... voyons ! qu’est-ce que tu as été faire dans le canal ?...

ÉLISA.

Oh ! pour ça, grand’mère, ne le grondez pas... c’est à son éloge... il a sauve un enfant qui se noyait...

MADAME MEUNIER.

Vrai !... à la bonne heure, tu as sauvé quelqu’un c’est bien, je ne dis pas... mais pourquoi qu’il abîme ses effets ?...

JOSEPH.

Dam !... je ne sais pas me jeter à l’eau sans me mouiller. Allons, la paix, bonne grand’mère...

Il va auprès d’elle et la caresse.

Vous n’êtes pas si méchante que vous en avez l’air, ni moi non plus, un mauvais sujet, un scélérat comme vous dites... mais un bon enfant, qui vous aime bien...

Il l’entoure de ses bras.

ÉLISA, à part.

Câlin !...

MADAME MEUNIER.

Je sais... je sais... mais alors il ne faut pas me faire de la peine... il faut travailler... il faut être un homme...

JOSEPH, se laissant glisser à genoux auprès d’elle.

Oui, oui, c’est vrai... et je ne suis qu’un gamin... mais, soyez tranquille, ça viendra quelque jour... encore un an de bouchon, et ce sera fini... au travail... ferme !... j ‘enfoncerai les autres à l’atelier... je serai maître, contremaître... et qui sait !... notre patron, voyez-vous, grand’mère, il est venu à Paris, en veste et en sabots... le sac sur le dos... il n’avait pas plus... il avait moins que moi... et maintenant il a une imprimerie... des ouvriers... et des rentes... mille écus à manger par jour... dans la vaisselle plate encore ; et à la dernière exposition des industries, la croix qu’on lui a donnée... la croix d’honneur ! Dam ! pourquoi que je ne serais pas comme ça un jour ?... Dieu ! serais-]e content pour vous, grand’mère ! il ne vous manquerait rien... votr’ café tous tous les matins... avec une bonne douillette, bien ouatée, bien chaude... une citadine pour faire les courses... et une loge à l’Ambigu le dimanche... Comme je vous dorloterais... comme je vous mijoterais...

L’embrassant.

Bonne grand’mère... va !...

ÉLISA.

Et-ce que vous lui tenez rancune ?

JOSEPH.

Et une dot... à cette bonne Lisa !... une dot énorme !...

MADAME MEUNIER.

C’est d’un bon garçon, ce que tu dis là... vous ferez votre chemin... Oh ! oui, je prie tous les jours le bon Dieu pour qu’il vous bénisse... voyez-vous, mes enfants, nous ne sommes pas riches... votre père ne vous a rien laissé... un soldat, c’est tout simple... mais un brave, un honnête homme qu’on estimait... Faut être comme lui... Pauvre Étienne... je l’ai perdu... ça sera ma consolation... et du moins, quand je vous quitterai, je me dirai : Ils sont pauvres, mais honnêtes connue leur père.

ÉLISA, à part.

Ah ! mon Dieu !...

MADAME MEUNIER, pleurant.

Mon pauvre fils !  

JOSEPH.

Allons ! allons ! grand’mère !... v’là que vous pleurez... vous vous ferez mal... rencognez-moi donc ça.

Il lui prend son mouchoir et lui essuie les yeux.

Tenez, voilà que vous faites pleurer Lisa...

ÉLISA, vivement.

Moi... mais non... mais non... qu’est-ce qu’il dit donc là ?...

JOSEPH.

Riez, maman Meunier... riez vite, allons, une petite risette, que je m’en aille content...

MADAME MEUNIER, en riant.

Pars, voyons... va à ton atelier...

Il l’embrasse, elle se lève.

Mais ne va donc plus au canal Saint-Martin, malheureux.

JOSEPH.

Dam !... il y a quelquefois des bonheurs... comme aujourd’hui.

MADAME MEUNIER.

Et surtout, ne joue pas au bouchon... entends-tu ?

JOSEPH, revenant.

Oh ! ça... je ne promets pas, maman Meunier, j’ai le goût... c’est venu au monde avec moi... et je vous dirais non...

MADAME MEUNIER.

Joueur...

JOSEPH.

Dam !... ça ne coûte rien à personne... il n’y a pas de frais à ce jeu-là... ne craignez rien, le tapis est là... pour tout le monde... Ce n’est pas connue au billard... douze sous par heure... et quinze sous le soir... à cause des quinquets... au lieu que le bouchon...

Air nouveau, (Musique de M. Hormille.)

Je suis gamin, faut qu’jeuness’ se passe.
Les gamins sont de bons enfants
Avec le temps, tout s’efface,
J’serai moins jeun’ quand j’aurai trente ans.
Flâner est dans mes habitudes,
Je ne suis pas fort sur le latin ;
J ai complété mes études
Le long du boul’vard Saint-Martin.
À croix pile j’ai du génie,
Aux quilles je suis un luron ;
J’suis l’César de la toupie,
Et l’Alexandre du bouchon.
Je suis gamin, etc.

Il sort en courant et en sautant.

 

 

Scène IX

 

ÉLISA, MADAME MEUNIER

 

ÉLISA.

Quel bon cœur !...

MADAME MEUNIER.

Mais, je vous demande un peu ce qu’il a contre M. Bizot, ce bon voisin qui nous aime tant ?

ÉLISA.

Lui !... pas Joseph, du moins...

MADAME MEUNIER.

Ah ! tu vas aussi crier après lui... n’est-ce pas ?... quand il s’occupe de toi... quand il vient de m’annoncer une affaire magnifique qui te regarde...

ÉLISA.

Moi, maman Meunier...

MADAME MEUNIER.

Un mariage...

ÉLISA.

Que voulez-vous dire ?...

MADAME MEUNIER.

Je veux dire... que ce matin... le gros mercier qui demeure au coin... tu sais...

ÉLISA.

M. Durand...

MADAME MEUNIER.

Oui !... il fait signe à M. Bizot qu’il voulait lui parler. – Vous connaissez mademoiselle Élisa Meunier, qu’il lui a dit ? – Oui, a répondu le voisin – Elle n’est pas riche ? – Elle n’a rien. – Mais bien élevée ? – Parfaitement. – Elle a passé trois ans à la pension de Saint-Denis comme fille d’un légionnaire ; et puis, a continué ce bon M. Bizot, un ange, un trésor pour celui qui l’épousera. – Eh bien, a repris M. Durand, ce sera moi...

ÉLISA.

Ô ciel !...

MADAME MEUNIER.

« C’est une bonne ouvrière... une fille de ménage... qui ne sort pas... qui aime bien sa grand’mère... c’est bon signe... je suis veuf, riche... sans enfants... et si elle veut de moi, je l’épouse... sa famille sera la mienne. – Eh bien, qu’est-ce que tu as donc ?

ÉLISA.

Rien, maman Meunier, rien.

MADAME MEUNIER.

Alors, M. Bizot est vite accouru me dire ça... pour me faire plaisir, ma fille, et à toi aussi... je lui ai dit que nous consentions...

ÉLISA.

Et vous avez eu tort...

MADAME MEUNIER.

Hein ?

ÉLISA.

Pardon... je veux dire... vous n’avez pas eu raison... car, bien certainement, je ne veux pas épouser M. Durand, je ne l’épouserai pas...

MADAME MEUNIER.

Élisa ?... qu’est-ce que ça veut dire ? un parti superbe !... ma fille... penses-y donc, tu n’as pas de fortune, toi... c’est cent fois mieux que tu ne pouvais espérer...

ÉLISA.

C’est possible... mais... mais je ne l’aime pas...

MADAME MEUNIER.

Tu l’aimeras... on aime toujours son mari quand c’est un homme établi... honnête, surtout... songe donc qu’il peut aider ton frère, et puis... on peut le dire... ça ne fait pas mourir... je ne serai pas toujours là... il te faut un soutien... ne pleure pas, enfant !...

ÉLISA, dans les bras de Mme Meunier.

Ah !... grand’mère... je ne l’aimerai jamais.

MADAME MEUNIER.

Jamais, ma fille !... mais !... tu aimes donc quelqu’un ?

Élisa se cache la tête dans ses mains.

Air du Partage de la richesse.

Quelqu’un, que je connais sans doute...
Un amour que tu m’avoueras.
Qu’est-ce donc que ton cœur redoute ?

ÉLISA.

Mère, ne m’interrogez pas !

MADAME MEUNIER.

Pourquoi donc ? parle, sois sincère...
Et surtout ne vas pas mentir :
Cacher un secret à sa mère,
C’est cire bien près d’en rougir.

ÉLISA.

Je ne puis pas... je ne dois...

MADAME MEUNIER.

Comment !... celui que tu aimes, tu n’oses pas le nommer ? tu baisses les yeux... est-ce que par hasard... oui, ce doit être ça... M. Amédée...

ÉLISA.

Oh ! je n’ai pas dit...

MADAME MEUNIER.

Je le devine... ses assiduités chez nous... un inconnu... dont l’existence est fort équivoque.

ÉLISA.

Oh !... vous ne disiez pas cela... ce matin encore

MADAME MEUNIER.

Non ! et j’avais tort... M. Bizot m’en a fait l’observation... on jase dans le quartier... ses visites sont remarquées... et il faut que ça finisse aujourd’hui même... ou qu’il s’explique... allons !... pas de chagrin surtout, ma fille...

ÉLISA.

Ne croyez pas M. Bizot... car il en veut à Joseph.

 

 

Scène X

 

ÉLISA, MADAME MEUNIER, M. BIZOT

 

M. BIZOT, entrant.

Là ?... il est arrêté...

ÉLISA.

Ô ciel !

MADAME MEUNIER.

Arrêté... qui donc ?

M. BIZOT.

Eh ! parbleu, Joseph... votre garnement.

ÉLISA.

Mon frère !...

MADAME MEUNIER.

Joseph !... Ah ! monsieur Bizot !...

M. BIZOT, la soutenant.

Voyons !... voyons !... calmez-vous... ce ne sera rien, je l’espère... mais enfin, je l’avais prédit... avec une conduite comme celle-là...

ÉLISA.

Expliquez-vous, monsieur... mon pauvre frère... où est-il ?

M. BIZOT.

Dam !... il est pris !

MADAME MEUNIER.

Mais où est-il ?...

M. BIZOT.

Ils l’emmènent... les soldats qui l’ont arrêté...

MADAME MEUNIER.

C’est le coup de grâce...

ÉLISA.

Mais parlez donc !

À part.

Vilain homme !

M. BIZOT.

Un petit tour à la salle Saint-Martin... il n’y aurait pas de mal... s’il n’y a rien de grave.

MADAME MEUNIER.

Mais enfin la raison... pourquoi l’ont-ils arrêté ?

ÉLISA.

Oui... pourquoi ?

M. BIZOT.

Dam !... je ne sais pas trop... si je dois vous dire...

MADAME MEUNIER et ÉLISA.

Mais oui !... mais oui !...

M. BIZOT.

Eh bien ! je revenais de chez monsieur Durand... à qui j’ai dit votre réponse...

MADAME MEUNIER.

Oh !... j’ai à vous parler... après ?...

M. BIZOT.

Lorsqu’au coin de la rue du Faubourg... je vois du monde... beaucoup de monde... et deux jeunes gens que la garde emmenait... c’est-à-dire... deux jeunes gens... il y en avait un vieux...

ÉLISA.

Après ?...

M. BIZOT.

Eh bien !... dans ces deux malheureux... jugez de ma surprise... surprise, c’est-à-dire !... enfin, c’est égal... je reconnais votre Joseph...

MADAME MEUNIER.

Ah ! mon Dieu !...

ÉLISA.

Vous l’avez vu ?...

M. BIZOT.

Comme je vous vois... je demande à une dame qui était là... pourquoi on arrête ce petit brun.

ÉLISA.

Eh bien ?...

M. BIZOT.

Elle n’en savait rien... je m’adresse alors à l’épicier qui était sur le seuil de sa porte... et il me répond... dam !... faut-il ?...

MADAME MEUNIER.

Vous me faites mourir à petit feu...

M. BIZOT.

Il me répond qu’il s’agit d’une pièce d’étoffe... qui a été volée au magasin en face...

MADAME MEUNIER.

Volée !...

ÉLISA.

Mon frère !... oh ! c’est impossible...

M. BIZOT.

On me l’a dit...

ÉLISA.

Oh ! je cours... moi... je réclamerai... je dirai, un vol !... mon frère... ça ne se peut pas...

MADAME MEUNIER.

Un voleur !... Joseph... j’en mourrai.

Elle tombe sur une chaise auprès de la table.

 

 

Scène XI

 

ÉLISA, MADAME MEUNIER, M. BIZOT, JOSEPH

 

JOSEPH, entrant sur les derniers mots.

Hein !... qu’est-ce que c’est ?

ÉLISA.

C’est lui !...

M. BIZOT.

Joseph !...

MADAME MEUNIER.

Voyez-vous !... ils l’ont relâché...

JOSEPH.

Eh ! oui, me v’là... ne pleurez donc pas comme ça... c’est bête...

MADAME MEUNIER.

N’est-ce pas, Joseph... mon enfant... que ce n’est pas vrai... que tu n’as pas volé...

ÉLISA.

Non... non.

JOSEPH, stupéfait.

Volé !... vous avez pu croire... on a pu dire... moi... me soupçonner... d’un vol... d’un vol... c’est affreux !...

MADAME MEUNIER.

Calme-toi...

JOSEPH, hors de lui.

Mais qui donc... le scélérat !

ÉLISA.

Eh !... M. Bizot, donc...

M. BIZOT, reculant.

Oh !...j’ai dit...

JOSEPH, veut aller à lui, Mme Meunier et Élisa le retiennent.

Monsieur Bizot !... c’est lui !... toujours lui !... m’accuser... venir dire à grand’mère que je suis... que j’ai volé... vous voulez donc que je vous tue... Vous voulez donc... vieux coquin... non, laissez-moi !...

MADAME MEUNIER.

Joseph... je vous ordonne...

ÉLISA, le tirant par sa blouse.

Mon frère !...

JOSEPH.

Allez-vous-en... tenez, allez-vous-en... car je ne sais pas ce que je vous ferais... sans le respect que j’ai pour votre âge...

M. BIZOT.

Oui... il y paraît !...

MADAME MEUNIER.

Mais enfin... tu étais arrêté... et il a pu croire...

JOSEPH.

Arrêté... arrêté...

ÉLISA.

C’est pour quelque espièglerie !

JOSEPH.

Moins que ça, encore moins... vous n’avez qu’à demander à votre M. Médée...

ÉLISA.

Amédée !...

MADAME MEUNIER.

Il est là dedans ?

M. BIZOT, bas.

 Lui aussi... hein ?...

JOSEPH.

Oh !... il passait...

Bas à Élisa.

Un fameux secret que j’ai appris, va...

MADAME MEUNIER.

Enfin, dis-nous donc...

JOSEPH.

Voilà ce que c’est... grand’mère... Je sortais démon imprimerie, où c’que j’avais pris ces épreuves, et je les portais à M. Paul de Kock... qui les attend depuis trois jours... quand je me trouve au milieu d’un hourra... Bref, je vois des municipaux... des agents de police... on court... on crie... les chiens aboyaient... j’ai cru que c’était une émeute... comme on ne sait pas ce qui peut arriver, je ramasse quelque chose...

MADAME MEUNIER.

Tu as toujours des idées.

JOSEPH.

Ce n’était pas une idée, grand’mère... c’était une pierre...écoutez donc... on peut avoir besoin pour se défendre... ça s’est vu !... Bref, voilà une pierre qui casse un réverbère... ce n’était pas la mienne... parole d’honneur. Un municipal qui était devant moi se retourne... il prétend que c’est moi qui viens de casser un réverbère...

Variant sa voix.

Municipal... vous vous trompez, que je lui dis. – C’est toi, gamin... qu’il me répond. – Municipal, je vous jure que c’est une erreur profonde. – Tais-toi, insolent... galopin... ces gens-là ont des expressions... défaut d’usage. – Municipal... je porte les épreuves à M. Paul de Kock... je suis pressé. – Je m’importe peu que tu sois pressé... toi et ton monsieur Paul de Kock... c’est toi... je t’ai vu. – Quelle bêtise !... il me tournait le dos... comme si un municipal avait des yeux derrière la tête. – Municipal... v’là encore ma pierre ! – Ah !... vois-tu ! – Bref... il veut m’empoigner... Moi qui vois sa couleur, je lui passe la jambe... un crochet... et v’lan... en deux temps, le voilà par terre à se reposer de ses fatigues. Pendant qu’on rit, je veux me sauver... mais qu’est-ce que je trouve derrière moi !... trois sergents de ville, qui me prennent au collet.

ÉLISA.

Ah ! mon Dieu !...

JOSEPH.

Trois ; plus que ça de monnaie pour passer mon hiver... et comme je n’ai que deux jambes, je ne pouvais pas les asseoir sur la même banquette... il n’y avait pas moyen, cette fois... je suis pris et emmené... avec l’autre... un grand, qui avait volé.

M. BIZOT.

C’est donc ça...

JOSEPH.

Qu’est-ce qu’il dit ?...

MADAME MEUNIER.

Mais enfin... enfin ?...

JOSEPH, regardant Élisa et appuyant.

Enfin... il s’est trouvé là... un monsieur... un jeune homme décoré... qui a dit un mot tout bas au commissaire.

ÉLISA, à part.

Un jeune homme.

JOSEPH, vivement.

Le commissaire... vous savez, ce gros, qui louche d’un œil... et qui a l’autre de moins. Il est laid... mais c’est un brave homme...

Air : Vaudeville du Premier Prix.

Sans lui, ma foi ! j’avais mon compte,
Et bon gré, mal gré, c’est certain,
J’allais, j’en serais mort de honte,
Coucher à la salle Saint-Martin.
Ça m’rappell’, malgré ma colère,
Qu’j’ai fait l’plongeon... j’en ris d’bon cœur,
Dans l’canal Saint-Martin !... grand’mère,
C’est un saint qui m’porte malheur.

ÉLISA.

Ainsi c’est le commissaire ?...

JOSEPH.

Il a vu que je n’étais pas fautif et il m’a fait mettre dehors... voilà pourquoi je ne suis pas dedans.

MADAME MEUNIER.

C’est tout !...

JOSEPH.

Dam ! oui... excepté qu’il m’ont déchiré ma blouse.

MADAME MEUNIER.

Encore !... c’est la seconde d’aujourd’hui...

JOSEPH.

Ah ! bah... c’est devant... ça ne se voit pas...

ÉLISA.

Quand on en est quitte pour cela...

M. BIZOT.

Alors... c’est l’autre...

JOSEPH.

Hein ?... vous dites ?...

MADAME MEUNIER.

Taisez-vous ! flâneur... se faire arrêter...nous faire une peur pareille.

JOSEPH.

C’est pour de rire...

MADAME MEUNIER.

Pour le coup... c’est trop fort... et c’est fini... je ne vous le pardonnerai pas... mauvais sujet... Venez, monsieur Bizot... j’ai bien des choses à vous dire... mais pas devant ce garnement...

M. BIZOT.

Je ne demande pas mieux...

JOSEPH.

Mais, grand’mère...

MADAME MEUNIER.

Non, jamais...

JOSEPH, suivant M. Bizot, et imitant l’aboiement d’un chien.

Hou, hou, hou !...

M. BIZOT, effrayé.

Ah !...

MADAME MEUNIER.

Qu’est-ce que c’est ?

À Joseph.

Jamais !...

Elle sort avec M. Bizot par la droite.

 

 

Scène XII

 

JOSEPH, ÉLISA

 

JOSEPH.

Oh !... jamais... et dire que sans ce vieux hibou... elle n’aurait rien su... rien...

ÉLISA.

Enfin, nous sommes seuls... me diras-tu ce que signifient ton air mystérieux... tes demi-mots... tes regards.

JOSEPH.

Ah ! oui... M. Médée.

ÉLISA.

Silence !... eh bien ?

JOSEPH.

Je n’ai pas voulu dire devant grand’mère... parce que tu m’as prié...

ÉLISA.

Bien !... bien !... explique-toi...

JOSEPH.

Bref !... ton monsieur Médée...

À demi-voix.

c’est un mouchard !

ÉLISA, poussant un cri.

Ah !...

Elle s’appuie à une chaise.

JOSEPH.

Je le crois...

ÉLISA, se contraignant.

Non... non !... ne dis pas... lui !...

JOSEPH.

Oh ! mon Dieu !... comme tu te révolutionnes pour un mot, parce qu’à vient ici, il ne faut pas, vois-tu... ces gens-là on leur dit : Va-t’en, et ils filent...

ÉLISA.

Mais sur quels indices... qui t’a dit ?

JOSEPH.

Voilà !... quand j’ai été pris et conduit chez le commissaire... toujours le gros qui a un œil dépareillé, un monsieur s’est glissé auprès de lui tout doucement... comme pour n’être pas vu de moi...

ÉLISA.

C’était lui !...

JOSEPH.

Médée, avec un habit noir et un ruban à sa boutonnière...

ÉLISA.

Non, non, je ne puis croire... Amédée !...

JOSEPH.

Hein ?... tu dis ?...

ÉLISA.

Je dis que tu es fou... tu te trompes... ce n’était pas lui ?...

JOSEPH.

Oh !... pour ce qui est de lui...je suis bien sûr... que je n’me trompe pas... et puisqu’il faut te le dire, je n’en suis pas surpris... parce qu’il me promet toujours des billet d’Ambigu où il fait les décors, soi-disant... et je ne vois rien venir... Lui, M. Médée, un élève de M. Cicéri !... un simple barbouilleur avec un tilbury et une croix !... ah ! ouiche !... Il ne ressemble pas plus à un rapin que moi à un évêque...

ÉLISA, à part.

Oh ! mon Dieu !

JOSEPH, qui s’est assis sur le fauteuil de la grand’mère.

Il ne faut rien dire à grand’mère... Ah !... bien... si elle savait qu’elle a reçu chez elle un... ah !... elle qui tient tant à l’honneur... ça la suffoquerait... pauvre bonne femme...

ÉLISA.

Tu as raison... je lui parlerai moi-même.

JOSEPH.

Dam !... si tu veux... je lui donnerai son compte.

ÉLISA.

Non, non... Ah ! le voilà, laisse-nous.

 

 

Scène XIII

 

JOSEPH, ÉLISA, AMÉDÉE

 

AMÉDÉE.

Enfin !... je suis libre... Élisa !... Ah !... c’est toi, Joseph...

JOSEPH.

Comme vous voyez, monsieur Médée.

Bas à Élisa.

Dis donc, le ruban n’y est plus...

ÉLISA, bas.

Va-t’en !...

AMÉDÉE.

Est-ce que tu as congé à ton imprimerie aujourd’hui, mon garçon ?...

JOSEPH.

Non !... au contraire... en vous remerciant tout de même du service...

AMÉDÉE.

Hein !... je ne sais ce que tu veux dire...

JOSEPH.

Comment... vous n’étiez pas ?...

AMÉDÉE.

J’étais à mes décorations...

JOSEPH, passant auprès de lui.

Ah ! oui, c’est juste... à l’Ambigu...

Bas à Élisa.

Il nie... c’est ça...

Haut.

De belles décorations, je suis sûr... Vous devriez bien nous en montrer une... seulement une... en rouge...

AMÉDÉE, à part.

Il m’a vu !...

ÉI.ISA.

Mais, va-t’en donc, Joseph... on attend après tes épreuves...

JOSEPH.

Ah oui... J’y vais !...

Bas.

Il a l’air capon

Haut.

Seulement une...

Il sort.

 

 

Scène XIV

 

ÉLISA, AMÉDÉE

 

ÉLISA.

Monsieur Amédée...

AMÉDÉE.

Élisa... quel trouble !... quels regards... Qu’avez-vous ?

ÉLISA.

Ce que j’ai ?... Ne le devinez-vous pas ? Ah ! monsieur Amédée, si vous m’aviez trompée ce serait affreux, voyez-vous ?...

AMÉDÉE.

Allons quelles idées vous avez encore... laissons cela... de grâce...

ÉLISA.

Non !... non !... non !... il faut vous expliquer... Vous n’êtes pas ce que vous nous disiez un pauvre artiste...

AMÉDÉE.

Si fait...

ÉLISA.

Non... ce n’est pas vrai... vous m’avez trompée... vous me trompez encore... Ce tilbury dans lequel mon frère vous a rencontré annonce une fortune que vous nous cachez...

AMÉDÉE.

Comment, Joseph m’a rencontré ?... Où donc ?

ÉLISA.

Ah !... vous voyez bien... Et cette croix que vous portiez tout à l’heure... et ce crédit que vous avez eu de le faire mettre en liberté.

AMÉDÉE, embarrassé.

Puisque vous le savez, je ne le nierai pas... Votre frère était arrêté pour une faute légère... moins que rien... Je passais... et à ma demande, à ma prière, ou l’a mis en liberté sur-le-champ. Je n’ai pas même eu besoin de me nommer.

ÉLISA.

De vous nommer !... Avoue-moi donc enfin que tu m’as trompée... Dis... je te pardonnerai... Mais, dis-le-moi.

AMÉDÉE.

Eh bien ! oui... puisqu’aussi bien il n’y a plus moyen de te le cacher... oui, je t’ai trompée !...

ÉLISA.

Ah ! mon Dieu !

AMÉDÉE.

Parce que je t’aimais... parce je voulais ton amour !... Mais, si sage, si timide tout ce qui pouvait séduire une autre n’aurait fait que l’éloigner de moi... Je suis devenu un artiste sans crédit, sans fortune, sans famille... J’ai échangé mon appartement contre une mansarde...

ÉLISA.

Monsieur !... monsieur... Mais qu’êtes-vous donc ?

AMÉDÉE.

Ton ami... ton amant... Je t’aime... tu le sais bien... je n’aime que toi... et tes larmes... je voudrais les racheter au prix de ma vie entière...

ÉLISA.

Eh bien ! alors, venez trouver ma grand’mère... dites-lui que vous m’aimez... Elle sait que je vous aime... et si vous ne m’avez pas trompée... demandez-lui ma main... Tenez vos promesses... toutes vos promesses !... Venez !...

AMÉDÉE.

Élisa !... calmez-vous... écoutez-moi...

ÉLISA.

Vous refusez... Vous ne vouliez donc que me séduire... me perdre...

AMÉDÉE.

Je ne suis pas libre non plus... J’ai un père dont la sévérité...

ÉLISA.

Une famille !... et vous disiez...

AMÉDÉE.

Grâce !...

ÉLISA.

Ah ! malheureuse !...

Elle tombe assise et pleure.

AMÉDÉE.

Oui, une famille qui pourrait exiger pour moi un sort plus brillant peut-être... Mais, plus tard...

Mouvement d’Élisa.

Rassure-toi... tout ce qui doit te rendre la confiance, le bonheur... c’est mon amour, qui jamais n’a été plus tendre !... Et qu’as-tu besoin de serments nouveaux... d’engagements plus sacrés que ceux que ton amour a sanctifiés pour moi ?... Ne peux-tu m’aimer tel que tu me connais... tel que je suis... en secret, toujours... Laisse-moi t’assurer un sort digne de toi... te faire partager une fortune...

ÉLISA, se levant vivement.

Ah ! monsieur...

Elle passe à gauche.

AMÉDÉE.

Pardon !... ne repousse pas mes vœux... tu es ma femme ; et...

 

 

Scène XV

 

ÉLISA, AMÉDÉE, M. BIZOT, puis JOSEPH

 

M. BIZOT, à la cantonade.

Oui, je m’en charge... je m’en...

Il aperçoit Amédée et s’arrête.

AMÉDÉE, changeant de ton.

Ainsi, mademoiselle, quand Mme Meunier voudra...

ÉLISA, bas.

Et cacher mes larmes...

M. BIZOT.

C’est lui... tant mieux ?... Ah ! monsieur Amédée, je suis bien aise de vous voir...

AMÉDÉE.

Monsieur... certainement... Je venais prendre un rendez-vous pour finir le portrait de Mme Meunier...

M. BIZOT.

Ah ! oui... mais en attendant, elle m’a prié d’avoir avec vous un quart-d’heure d’entretien...

AMÉDÉE.

Avec moi, monsieur !...

À part.

Qu’est-ce qu’ils me veulent ?...

ÉLISA.

Avec M. Amédée... En ce cas je vais...

M. BIZOT.

Non, restez !... Si monsieur veut me permettre de l’accompagner jusqu’au boulevard...

AMÉDÉE.

Comment donc !... avec plaisir !...

À part.

Que le diable l’emporte...

M. BIZOT, bas à Élisa.

Vous avez tort... c’était un bon parti... monsieur Durand...

AMÉDÉE, à M. Bizot.

Je suis à vos ordres.

M. BIZOT.

En ce cas, suivez-moi.

Il remonte la scène.

AMÉDÉE, se rapprochant d’Élisa.

À bientôt.

Au moment où M. Bizot est près de la porte et va l’ouvrir, Joseph rentre, et l’ouvrant brusquement, il heurte vivement M. Bizot, qui va tomber sur le mur.

JOSEPH, entrant et criant.

Ah ! enfin, je sais... je sais...

M. BIZOT.

Eh bien ! eh bien !...

Air : Venez, mon père.

C est encor lui, j’en mourrai, c’est certain.

ÉLISA.

Ô ciel ! mon frère !

M. BIZOT.

Il en veut à ma vie !

JOSEPH.

Est-c’ ma faute ?... là ! j’vous en prie,
Pourquoi toujours est-il sur mon chemin ?

M. BIZOT, à Amédée.

Venez, monsieur...

AMÉDÉE.

Je vous suis... au revoir.

JOSEPH.

C’est encor lui.

M. BIZOT.

Je perds courage.
Je donnerai congé ce soir,
Et dès demain je déménage.

Ensemble.

AMÉDÉE.

Pauvre Élisa, son malheur est certain,
Mon abandon peut lui coûter la vie ;
Que faire, ô ciel ! par cette perfidie
Mon fol amour a rompu son destin.

JOSEPH.

Je vous cass’rai quelque chos’, c’est certain.
C’est comm’ ce matin, la toupie ;
Est-ce ma faut’ là, je vous en prie ;
Pourquoi toujours est-il sur mon chemin ?

ÉLISA.

Oui, c’en est fait, j’en mourrai de chagrin.
Sa trahison doit m’arracher la vie.
Pouvais-je croire à tant de perfidie...
Lorsqu’il parlait ici de notre hymen ?

M. BIZOT.

Je suis rompu, j’en mourrai, c’est certain.
Le drôle, il en veut à ma vie ;
Est-ce ma faute, je vous prie,
S’il est toujours aussi sur mon chemin ?

Amédée et M. Bizot sortent.

 

 

Scène XVI

 

JOSEPH, ÉLISA

 

ÉLISA, à part.

Que va-t-il lui dire ?... si c’était...

JOSEPH.

Eh bien !... je le connais.

ÉLISA.

Qui donc ?

JOSEPH.

M. Médée...

ÉLISA.

Ah ! tu sais...

JOSEPH.

Tout... son nom, son père, son numéro... Je me trompais, ce n’est pas un...

ÉLISA.

Et qui t’a appris ?

JOSEPH.

Ah ! voilà... ça sert d’être gamin quelquefois... Je portais donc mes épreuves... ces gueuses d’épreuves ont-elles du guignon !... elles n’arriveront pas aujourd’hui.

ÉLISA.

Parle donc.

JOSEPH.

Tout-à-coup, au détour du boulevard, dans la rue Basse, j’aperçois un tilbury juste celui de l’autre jour, avec un joli cheval... J’aime ça, les chevaux... et puis le petit groom, avec un galon doré à son chapeau et un collet vert à son habit... une livrée... pas gêné !...

ÉLISA.

C’était à M. Amédée...

JOSEPH.

Attends donc... Je le reconnais tout de suite... il avait l’air d’attendre son maître... Il était descendu, le groom... un mioche... Bon ! que je me dis : je vais te repincer au demi-cercle, toi !... Pour lors, je m’approche très poliment... C’est vous qui êtes le bourgeois... je lui dis... pour le flatter... Juste, il s’y laisse prendre... Je le fais causer de sa bête, et de lui... Il laisse échapper le nom de son maître ; et de carotte en carotte, j’apprends que M. Médée est un beau jeune homme, très riche fils d’un vieux général ou amiral... criblé de décorations et de blessures, avec beaucoup de gloire et un grand nombre de rhumatismes... Enfin, un pair de France, ma chère...

ÉLISA.

Un pair de France...

JOSEPH, gaiement.

Rien que ça... M. Médée a une tante !... une folle, qui ne lui refuse rien... Il est très dépensier... il donne dans les plaisirs jusqu’au cou... Les parties... les dîners !... Farceur fini, quoi !... Et en ce moment il file un mariage au treizième arrondissement...

ÉLISA.

Que veux-tu dire ?

JOSEPH, riant.

Dam !... ce qu’il m’a dit, le petit... M. Médée est amoureux d’une jeunesse, qu’il trompe comme tant d’autres... parce que...

Élisa chancelle.

Eh bien !... Quoi donc ?... Qu’est-ce que tu as ?...

Il la soutient dans ses bras.

ÉLISA.

Ah ! j’étouffe... je n’y vois plus... mon frère...

JOSEPH.

Lisa !... ma sœur !... Eh bien !...

ÉLISA, fondant en larmes.

Déshonorée ! perdue !...

JOSEPH.

Que dis-tu ?...

ÉLISA, se jetant à son cou.

Moi !... moi !... partons !... emmène-moi !... Qu’ils ne sachent pas... qu’ils ne voient pas...

Revenant à elle.

Joseph !... Ah ! malheureuse... j’ai dit...

JOSEPH, pâle et immobile.

Toi, perdue... ma sœur !... C’est donc toi... Ah ! oui... j’aurais dû... je... Mais, ma sœur... comment penser ?...

ÉLISA.

Joseph !... oh !... ne dis jamais... Il m’a trompée... il m’avait promis... juré...

JOSEPH, lui mettant la main sur la bouche.

Oh !... tais-toi... tais-toi... que grand’mère ne sache pas... Pauvre femme, ça la tuerait...

ÉLISA.

Non, non, c’est moi...

JOSEPH, apercevant Mme Meunier.

La voilà !...

 

 

Scène XVII

 

JOSEPH, ÉLISA, MADAME MEUNIER, M. BIZOT

 

MADAME MEUNIER, sortant de la droite, et allant vers le fond.

Allons donc, monsieur Bizot... je vous attendais de ma fenêtre...

JOSEPH, s’efforçant de paraître gai.

Ah ! ah !... monsieur Bizot...

Bas à Élisa.

Ris donc, voyons... tâche de rire... n’étouffe pas comme ça...

Il pleure.

M. BIZOT, entrant.

Me voilà ! me voilà...

MADAME MEUNIER.

Eh bien ?

M. BIZOT.

Il ne viendra plus...

ÉLISA, vivement.

Qui donc ?...

JOSEPH, lui serrant fortement la main.

Ah !...

MADAME MEUNIER.

Tu vois... parce qu’on lui a dit de s’expliquer.

M. BIZOT.

J’en étais sûr...

JOSEPH, gaiement.

Vous dites, grand’mère...

MADAME MEUNIER.

Je dis, drôle, paresseux, que s’il n’y avait que vous pour veiller sur l’honneur de la famille, comme vous l’aviez promis à votre père, quand il vous recommandait Élisa...

M. BIZOT.

Un beau protecteur...

JOSEPH, s’attendrissant peu à peu.

C’est vrai, grand’mère... vous avez raison... Oui, je me rappelle mon pauvre père... il allait mourir... Vous nous aviez amenés tous les deux... près de son lit... Élisa et moi... deux pauvres enfants... En nous regardant il pleurait... et nous aussi... et vous aussi... grand’mère... et puis il me dit... Oh ! ça me revient comme si c’était hier... il me dit : « Joseph... tu aimes bien ta sœur, n’est-ce pas ?... et plus tard, quand tu seras un homme, ce sera à toi, mon enfant, de veiller sur elle... de la protéger... de la défendre... Pour tout bien, je te laisse le nom d’un brave homme, et son honneur, qui sera le tien !... gardez-les bien tous deux ! » Et il nous embrassa... et il mourut en nous bénissant... Et moi, je n’ai rien fait pour mériter ça... j’ai été un fainéant, un flâneur, un gamin qu’il faut battre, qu’il faut chasser... Élisa, ma pauvre sœur... vous ne me pardonnerez pas, vous ferez bien...

ÉLISA, lui serrant la main.

À toi !... oh ! mon Dieu !...

MADAME MEUNIER, essuyant ses larmes.

Eh bien ! quoi !... tu vas nous faire pleurer, à présent...

M. BIZOT, de même.

C’est vrai !... il fait tout ce qu’il veut...

MADAME MEUNIER, à Élisa.

Ça te suffoque ! Allons, il est parti, ce M. Amédée... Tu l’oublieras...

Air de Renaud de Montauban.

Il est parti, cet inconnu,
Pour l’honneur de notre famille.

ÉLISA, d’une voix éteinte.

Il n’est plus temps.

JOSEPH.

Qu’ai-je entendu ?

MADAME MEUNIER.

Allons, tu l’oublieras, ma fille,
Toi, Joseph, tu n’es qu’un enfant.

JOSEPH.

Un enfant ! qui moi ? non, grand’mère,
Oh ! non... je sens à ma colère,
Que je suis un homme à présent.

ÉLISA.

Je me meurs...

MADAME MEUNIER.

Ma fille !

M. BIZOT.

Eh bien ! elle se trouve mal...

Élisa est tombée sur une chaise. Mme Meunier et M. Bizot sont occupés d’elle.

JOSEPH, seul, sur le devant de la scène, à droite.

Élisa !... ma sœur... secourez-la... Un homme !... oui, je veux être un homme !... il faut que je sois un homme... Adieu !...

Il sort rapidement par le fond.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente un salon chez le général Morin. Entrée par le fond. Portes latérales. La porte à la droite de l’acteur est celle du général ; à gauche une seconde entrée. Sur le devant du même côté, un canapé ; de l’autre côté une table.

 

 

Scène première

 

MADAME DE MORIN, LE GÉNÉRAL, puis HILAIRE

 

Au lever du rideau, le général et Mme de Morin entrent par la porte du fond.

LE GÉNÉRAL.

Et moi, je vous dis que non...

MADAME DE MORIN.

Et moi, je vous dis que si...

LE GÉNÉRAL.

Vous êtes une folle...

MADAME DE MORIN.

Et vous un bourru...

LE GÉNÉRAL, s’asseyant sur le canapé.

Parce que je vous dis vos vérités...

MADAME DE MORIN, s’asseyant auprès de la table.

Parce que vous aimez à me contrarier... c’est votre plaisir.

LE GÉNÉRAL.

J’y tiens... je n’en ai pas d’autres... ça... et ma goutte... voilà ce qui me reste...

MADAME DE MORIN.

C’est trop de moitié...

LE GÉNÉRAL.

Voulez-vous de ma goutte ?... je vous la cède... et de tout mon cœur...

MADAME DE MORIN.

Merci, mon cher beau-frère... Mais, quoi que vous en disiez... je vais écrire à mon médecin de venir le voir.

LE GÉNÉRAL.

Pour un rhume !... ça n’a pas le sens commun...

MADAME DE MORIN.

Cela peut être grave...

Elle écrit.

LE GÉNÉRAL.

Laissez-moi donc tranquille !... Au reste... écrivez... Vous aimez à déranger les gens pour rien... Et quand mon pauvre frère vivait, c’était la même chose... pas un instant de repos...

MADAME DE MORIN.

Avec cela qu’il était si complaisant... comme vous...

LE GÉNÉRAL.

Ah ! parbleu ! madame.

Air de Turenne.

Vous le tourmentiez ce bon frère,
C’était le meilleur des époux.
Lorsqu’une paix involontaire,
Nous renvoya chacun chez nous,
Nous revînmes bien malgré nous.
Fou que j’étais, dans mon veuvage
Je regrettais la guerre... et je le vois,
Mon frère, plus heureux que moi,
La retrouvait dans son ménage !

MADAME DE MORIN, riant.

Toujours aimable !...

HILAIRE, qui est entré depuis un moment.

Général ?...

LE GÉNÉRAL.

Après ?...

HILAIRE.

Je viens prendre vos ordres pour le déjeuner... si vous déjeunez à l’hôtel...

LE GÉNÉRAL.

Imbécile !... est-ce que je peux sortir ?... est-ce que je sors ?... est-ce que la goutte ne m’a pas cloué ici ?... je ne vais pas même à la chambre...

MADAME DE MORIN.

Vous en êtes fâché ?

LE GÉNÉRAL.

Je ne dis pas... c’est si amusant...

HILAIRE.

Qu’est-ce que monsieur le général prendra ce matin ?...

LE GÉNÉRAL.

Eh ! parbleu !... du chocolat !... voilà mon ordinaire depuis six semaines... Je me prive de tout... et l’on parle des progrès de la médecine ; je leur en fais mon compliment !...l’homéopathie est une belle découverte !.... depuis qu’elle s’en mêle, je ne dors plus... À propos, Hilaire... qu’est-ce que c’est donc que ce tapage que j’ai entendu hier soir... au moment de me coucher ?...

MADAME DE MORIN.

Ah !... j’en ai eu un mal de tête affreux !...

HILAIRE.

Mon Dieu !... madame, je ne sais que vous dire... nous n’y comprenons rien... C’est un petit jeune homme... une espère d’ouvrier en blouse... Il voulait absolument entrer... il était fort ému... fort agité... il demandait à voir M. Morin...

LE GÉNÉRAL.

Moi ?...

HILAIRE.

On lui a dit que vous reposiez... il n’en a tenu compte... Il voulait entrer de vive force... c’était un diable... En se colletant avec le concierge, il a cassé deux ou trois carreaux... et sans une patrouille qui est venue à passer et qui l’a fait fuir... je ne sais pas comment cela aurait fini...

LE GÉNÉRAL, souriant.

Ah ! il a cassé des carreaux ?...

MADAME DE MORIN.

Il faut le faire arrêter...

LE GÉNÉRAL.

Non !... il faut les faire remettre...

 

 

Scène II

 

MADAME DE MORIN, LE GÉNÉRAL, AMÉDÉE

 

AMÉDÉE.

Bonjour, mon père... comment avez-vous dormi ?...

LE GÉNÉRAL.

Mal !... et toi, t’es-tu couché ?...

AMÉDÉE.

Mon père !...

MADAME DE MORIN, se levant.

Amédée, tu ne m’embrasses pas ?

AMÉDÉE.

Ma tante ici... déjà...

Il l’embrasse.

MADAME DE MORIN.

Levée sitôt... cela t’étonne... et moi aussi... Octave est souffrant... J’envoie chez le médecin... tu passeras chez moi ce matin... j’ai à te parler de la grande affaire... tu sais ?...

AMÉDÉE.

Ma tante.

LE GÉNÉRAL.

Ah ! oui, le projet... vieille noblesse.

Mme de Morin passe auprès du général.

Air de la Robe et les Bottes.

Terminez donc ce brillant mariage.

MADAME  DE MORIN.

Eh ! oui vraiment.

LE GÉNÉRAL.

C’est difficile au moins.

MADAME DE MORIN.

Mais pourquoi donc ?

LE GÉNÉRAL.

La famille, je gage,
À de l’orgueil ?

MADAME DE MORIN.

Fiez-vous à  mes soins.
C’est moi qui mènerai l’affaire.

LE GÉNÉRAL, avec ironie.

Vous ma sœur ?

MADAME DE MORIN.

Il faut en ce cas
De la douceur, et j’en réponds, mon frère,
Si vous ne vous en mêlez pas.

LE GÉNÉRAL.

Hein ?

MADAME DE MORIN.

Adieu... je rentre chez moi... j’envoie ma lettre.

À Amédée.

Et je t’attends.

En passant près du général.

Hon ! bourru,

Elle sort par la porte à gauche.

 

 

Scène III

 

AMÉDÉE, LE GÉNÉRAL, assis sur son canapé, HILAIRE

 

LE GÉNÉRAL.

L’aimable compagnie pour un goutteux !...

HILAIRE.

Monsieur Amédée déjeunera-t-il ?

AMÉDÉE.

Non, merci... à moins que mon père...

LE GÉNÉRAL.

Oh ! je ne te retiens pas... du chocolat... c’est assez maussade.

Hilaire sort.

Il te faut le Café Anglais, des amis, ou du moins des convives pour parler de chevaux et de femmes... C’est tout simple... c’est de votre âge, et je ne m’en plains pas... si ce n’étaient les habitudes d’oisiveté où cela te jette...

AMÉDÉE.

Mais je m’occupe, mon père, autant que ma position et ma fortune l’exigent.

LE GÉNÉRAL.

Oui, à rien faire... Parce que tu as de la fortune, tu te crois dispensé d’être bon à quelque chose... L’Opéra... les Italiens... après cela, les bals... le bois de Boulogne... et puis, c’est tout.

Amédée prend une chaise ci s’assoit à la droite de son père.

Je ne te parle pas de ton grade... C’est gentil, c’est brillant... au Carrousel ; mais ce n’est pas là que tu attraperas ma goutte et mes rhumatismes.

AMÉDÉE.

C’est la seule chose que je ne vous envie pas.

LE GÉNÉRAL.

Tu fais bien, mon garçon... et je ne te souhaite pas le reste... Il y a des moments, vois-tu, où je donnerais tout ce que j’y ai gagné pour le quart de ce que j’y ai perdu... Je regrette Napoléon, et je n’ai pas tort... il m’aurait fait tuer sur un champ de bataille, lui... cela valait mieux que de venir mourir en détail sur un canapé... Mais laissons cela ; j’ai l’air de gronder... parce que je souffre en diable... Que veux-tu !... nous autres momies de l’empire, comme vous dites, nous vivons du passé ; nous en sommes aux regrets... cela ne t’arrivera pas à toi... c’est une consolation...

AMÉDÉE.

Vous êtes sévère, général...

LE GÉNÉRAL.

C’est de l’enfantillage... touche-moi la main... Et décidément, te maries-tu ?...

AMÉDÉE.

Ma tante y tient beaucoup...

LE GÉNÉRAL.

Ta tante est une folle, capricieuse, insupportable... mais il faut la respecter... d’ailleurs elle t’aime... ce mariage en est une preuve... c’est un fort beau parti... de la noblesse, des titres...

AMÉDÉE, l’observant.

Oh ! vous n’y tenez pas...

LE GÉNÉRAL, vivement.

Si fait !... Je suis fier comme les autres... voyez-vous ! plus fier qu’eux, peut-être... et je veux m’allier à quelqu’un qui en vaille la peine.

AMÉDÉE.

Mais, mon père, je suis bien jeune encore... et puis, s’il faut vous le dire, j’ai des idées...

LE GÉNÉRAL.

Des idées, toi !... c’est curieux...

AMÉDÉE.

Je ne crois pas au bonheur en ménage...

LE GÉNÉRAL.

Parce que le moindre devoir vous pèse... parce que l’état de mari ressemble à une occupation... mais ce mariage me plaît... et s’il peut se faire, il se fera... je ne m’en mêle pas ; je ne veux pas me commettre avec ces grands seigneurs d’autrefois... ça vous regarde... ta tante et toi.

AMÉDÉE.

Puisque vous l’exigez, mon père...

LE GÉNÉRAL.

J’exige que tu te ranges avant que je m’en aille... Quand tu tiendras à une grande famille, tu changeras d’avis, de connaissances ; elles ne sont pas toutes bonnes, je le sais...

AMÉDÉE.

Comment ! que voulez-vous dire ?

LE GÉNÉRAL.

Rien... Je répète des sottises, sans doute... À la dernière soirée du maréchal, tout en m’ennuyant à la bouillotte, j’entendais votre nom autour de moi... c’était, je pense, de vos amis intimes... de la jeunesse dorée. « Amédée, disait l’un d’eux qui venait de perdre en un tour de table son traitement d’une année, Amédée est toujours bon enfant ; mais il nous néglige, il ne joue plus, il ne boit plus, il donne dans le sentiment... Quelque grande dame ? reprit l’autre... Eh ! non, mon cher, une grisette... c’est son genre ! »

AMÉDÉE.

Et quel est l’insolent ?... vous aviez pu croire...

LE GÉNÉRAL.

Pourquoi pas ?... J’en ai ri comme eux... je t’aimais mieux quand tu me faisais de la musique, le soir, pour m’endormir... ou quand tu me peignais des petits tableaux de bataille, comme ce pauvre Lejeune... Mais il n’est pas défendu d’avoir vingt-trois ans...

Lui prenant amicalement la main.

Tu es un honnête garçon... tu n’es pas homme à te fourvoyer.

 S’emportant.

S’il en était autrement, malheur !...

Avec calme.

Je suis tranquille... il faut dire une bonne fois adieu aux amours de magasin ; et puis il me faut une bru et des petits-enfants, pour gronder un peu...

S’attendrissant.

pour avoir des caresses, là... sous ma main.

Air : J’ai vu le Parnasse des Grâces.

C’est une triste compagnie,
Que la goutte, et je voudrais mieux.
Des marmots, une bru jolie,
Des caresses, des cris joyeux.
Tache d’égayer ma retraite,
Car, à mes côtés désormais,
Il faut que le plaisir s’arrête,
Je ne puis plus courir après.

Il se lève.

AMÉDÉE, très affectueusement.

Ah ! mon père !...

LE GÉNÉRAL, le conduisant jusqu’à la porte.

C’est bien ! c’est bien !... va trouver la baronne... elle te décidera tout-à-fait... finissez-en... Je vais prendre mon chocolat...

HILAIRE.

Général, faut-il servir ?

LE GÉNÉRAL.

Dépêchez-vous, j’attends.

Il entre à droite.

 

 

Scène IV

 

AMÉDÉE, seul

 

Oui, voyons ma tante... Ma position n’est plus tenable ; du courage... ne réfléchissons pas... Aussi bien, quand on a un violent chagrin ou un remords dans le cœur, il faut prendre tout de suite une bonne résolution... Pauvre Élisa !

À Hilaire qui porte le chocolat.

Mme la baronne est chez elle ?

HILAIRE.

Oui, monsieur.

Amédée sort par la gauche, Hilaire va pour entrer chez le général. On entend du bruit au dehors.

Eh ! mais, qu’est-ce que j’entends encore là ?

Les portes du fond s’ouvrent.

 

 

Scène V

 

HILAIRE, puis DEUX DOMESTIQUES, ensuite JOSEPH et enfin LE GÉNÉRAL

 

Joseph est en redingote et en casquette élégante.

PREMIER DOMESTIQUE.

Monsieur Hilaire, c’est encore ce tapageur d’hier soir.

HILAIRE, posant le chocolat sur la table.

Jetez-le à la porte...

DEUXIÈME DOMESTIQUE, retenant Joseph à la porte.

Je vous dis que vous n’entrerez pas !

PREMIER DOMESTIQUE, allant à lui.

Certainement non.

JOSEPH, se débattant.

Et je vous dis que j’entrerai... Valets ! gringalets ! paltoquets !...

HILAIRE.

Faites-le arrêter.

JOSEPH, entrant.

M’arrêter !... laissez donc... je sors d’en prendre.

HILAIRE, allant à lui.

Voyons, sortez ! et sur-le-champ.

JOSEPH.

Ah ! mon ancien, tu n’es pas encore de calibre à ça, toi...

Hilaire veut le saisir, il lui donne un croc en jambe.

Passe la jambe !

Hilaire tombe assis.

Descendu, laquais !...

LES DEUX DOMESTIQUES, éclatant de rire.

Ah !... ah !... ah !...

HILAIRE, assis et stupéfait.

Eh bien !... eh bien !...

PREMIER DOMESTIQUE, voulant saisir Joseph.

Comment, ce manant-là se permet...

JOSEPH.

Halte-là ! ou nous allons dire bis.

LE GÉNÉRAL, paraissant à sa porte.

Qu’y a-t-il ? qu’est-ce que c’est ?...

HILAIRE, se relevant.

Vous voyez le tapageur d’hier, général.

JOSEPH.

Général...

Il ôte vivement son chapeau.

Oh !...

LE GÉNÉRAL.

Comment, drôle !... c’est toi qui viens livrer bataille chez moi ?

JOSEPH, d’une voix tremblante.

Pardon, monsieur le général, mais quand on vient demander justice, on ne se laisse pas mettre à la porte.

HILAIRE.

On lui a dit...

LE GÉNÉRAL, aux domestiques.

Silence !

À Joseph.

Justice de qui ?... à qui ?...

JOSEPH.

C’est à M. Amédée Morin...

HILAIRE.

Mais, ce n’est pas...

JOSEPH, du même ton que le général.

Silence !... monsieur le général vous a dit.

Au général.

C’est votre fils...

LE GÉNÉRAL.

Eh bien ! mon fils ?...

Aux domestiques.

Laissez-nous.

HILAIRE.

Le chocolat...

LE GÉNÉRAL.

C’est bien ; je vais le prendre.

JOSEPH, à part.

Ça me fait un singulier effet... je ne m’attendais pas...

Les domestiques sortent.

 

 

Scène VI

 

LE GÉNÉRAL, JOSEPH

 

LE GÉNÉRAL, observant Joseph.

Eh bien ! que veux-tu à mon fils ?... Parle.

JOSEPH, roulant sa casquette.

Ce n’est pas vous que je cherchais ; c’est M. Amédée.

LE GÉNÉRAL.

Que diable !... je suis son père !

JOSEPH.

Je ne dis pas, mon général, et j’en suis bien fâché.

LE GÉNÉRAL.

Qu’est-ce à dire ? explique-toi.

JOSEPH.

Ah ! mon Dieu ! mon général, je ne sais comment... Je croyais pouvoir... et je n’ose pas. Je voudrais voir Amédée...

Se reprenant.

M. Amédée.

LE GÉNÉRAL, avec impatience.

Ah ! tu m’impatientes à la fin...

Air : Un homme pour faire un tableau.

Allons, voyons, rassure-toi.

JOSEPH.

Général, vous êt’s trop aimable.

LE GÉNÉRAL.

Voyons, avance auprès de moi.

JOSEPH.

Au fait il a l’air d’un bon diable.

LE GÉNÉRAL.

Eh bien !

JOSEPH.

Pour moi, c’est trop d’honneur.

LE GÉNÉRAL.

Mais tu recules, il me semble.

JOSEPH.

Certainement vous n’me faites pas peur ;
Mais c’est singulier comm’ je tremble.

LE GÉNÉRAL.

Parle, ou va-t’en.

JOSEPH.

C’est juste : je suis franc, et je vas tout vous dire... vous conter...

LE GÉNÉRAL.

À la bonne heure !... Approche et dépêche-toi.

Il s’assied et s’occupe de son chocolat.

JOSEPH.

Voici ce que c’est, mon général... Je vis chez nous, avec ma grand’mère qui est une bonne femme... et ma sœur, un ange... Nous sommes de braves gens... c’est-à-dire moi... hier encore, un enfant... mais aujourd’hui...

LE GÉNÉRAL.

Oui, hier, tu as cassé mes carreaux, et aujourd’hui tu me débites un tas de sornettes...

JOSEPH.

Pour ce qui est des carreaux, c’est l’affaire du vitrier.

LE GÉNÉRAL.

Mais voyons... Quels rapports as-tu avec mon fils ?... te doit-il de l’argent ?

JOSEPH.

Eh ! si ce n’était que ça... Votre fils, voyez-vous... oh ! c’est indigne... il vient loger à côté de nous... comme un pauvre jeune homme, un ouvrier, un artiste sans ouvrage, quoi !... avec un habit râpé, un air honnête...

Le général laisse son chocolat.

Et puis, entre voisins, on se dit un mot en passant... comme ça... bonsoir... de rien à rien... il n’y a que la main... Et sous prétexte de faire le portrait de ma grand’mère, pauvre bonne femme... comment se douter ?... et moi donc... je l’aimais, M. Amédée... comme un frère... il me tutoyait...

Le général se retourne et le suit avec intérêt.

Et puis, ma sœur, si bonne, si sage !... Ah ! votre fils, votre fils, c’est un faux ami... c’est un... c’est un...

Il suffoque.

LE GÉNÉRAL, se levant.

Allons, assieds-toi... continue... du courage donc... Il a du cœur, cet enfant.

JOSEPH.

Oui, du cœur... c’est ce qui m’étouffe... j’en mourrai, et ma grand’mère... ah ! mon général !

LE GÉNÉRAL.

Continue, mon garçon... Je tremble de deviner...

JOSEPH, avec énergie.

Votre fils, c’est un traître, un lâche...

Mouvement du général.

Oui, oui, un lâche ! il nous trompait tous... Hier, sur quelques soupçons, quand on lui a dit : « Eh bien ! parle... demande sa main... épouse-la, tiens ta promesse... » il a répondu : non... et il est parti... et ma pauvre sœur m’a sauté au cou en pleurant... et elle m’a dit : « Déshonorée... perdue ! » Voilà, mon général...

LE GÉNÉRAL, croisant les bras et le regardant.

Oui, j’attendais cela... déshonorée... perdue !... Qu’est-ce que tu veux que j’y fasse ?

JOSEPH.

Mais vous n’avez donc pas entendu ?... déshonorée !...

LE GÉNÉRAL, se promenant.

Eh ! parbleu ! voilà le fruit de l’oisiveté, de la paresse ! Séduire une pauvre fille... des roueries du bon temps... une régence au petit pied. Qu’il vienne !... oh ! je le traiterai... Il partira... il quittera Paris... il le faut...

JOSEPH.

Et ma sœur, monsieur... que voulez-vous qu’elle devienne ?

LE GÉNÉRAL.

Ta sœur... ta sœur... c’est malheureux sans doute, mon garçon... Je conçois ton chagrin ; mais au bout du compte, pourquoi ta sœur s’est-elle laissé séduire ?...

Il va s’asseoir.

JOSEPH.

Pourquoi ?... Ah ! vous aviez l’air d’un brave homme, vous m’aviez écouté avec tant de bonté !... je vous aimais déjà... mais vous êtes dur, insensible ; je ne vous aime plus... Pourquoi ?... parce que votre fils a menti... lâchement menti ; parce qu’il n’a pas dit : Je suis M. Amédée, fils d’un général, d’un pair de France, d’un comte, est-ce que je sais ?... parce qu’il n’a pas dit : je suis noble, riche, puissant... On voit la distance alors, on se méfie... mais un ouvrier, un artiste qui vous aime, qui vous épousera... Il l’a juré... il avait l’air malheureux... Parbleu !... nous l’aimions tous... ma sœur aussi ! et si elle a failli, c’est qu’un ange aurait failli comme elle... Dam ! il cachait son nom son rang et jusqu’à cette croix... cette croix d’honneur qu’il porte... oh ! il a bien fait... il n’y avait pas de cœur dessous !

LE GÉNÉRAL, vivement.

Malheureux !...

Se contraignant.

Mais oui... un déguisement, une trahison... une lâcheté...

JOSEPH.

Et vous son père... un brave général de l’empereur... vous demandez ce qu’il faut que vous fassiez ?...

LE GÉNÉRAL.

Parbleu !... tu me ferais plaisir de me l’apprendre.

JOSEPH.

C’est bien difficile.

LE GÉNÉRAL.

Je voudrais te voir à ma place.

JOSEPH.

Tiens ! et moi aussi...

LE GÉNÉRAL.

Qu’est-ce que tu ferais ?...

JOSEPH.

Oh ! si vous ne devinez pas... ce n’est pas la peine... Mais si fait !... À votre place, moi, voyez-vous, je ferais venir mon fils ; je lui dirais : « Monsieur le comte, vous êtes un gueux, un misérable, vous avez trompé de braves gens... une pauvre jeune fille... vous vous êtes fait passer pour ce que vous n’étiez pas, pour un artisan, un ouvrier... Eh bien ! vous serez artisan, monsieur, vous travaillerez pour vivre. »

LE GÉNÉRAL.

Eh bien !

JOSEPH.

Et vous épouserez la pauvre jeune fille que vous avez trompée.

LE GÉNÉRAL, souriant.

Comme tu y vas !...

JOSEPH.

Air : Époux imprudent, fils rebelle.

Je n’vous demand’ pas votr’ richesse,
On s’pass‘ de fortune et d’grandeur ;
Je m’moqu’ que ma sœur soit comtesse,
Mais j’veux qu’on lui rende l’honneur ;
Son uniqu’ bien est son honneur !
Victime d’une ruse infâme,
J’veux qu’elle épous’ tout d’suit’ son séducteur,
Elle ne s’ra pas la femme d’un grand seigneur,
Mais ell’ doit être une honnêt’ femme !

LE GÉNÉRAL.

Bien ! bien !... mais épouser...

À part.

C’est qu’il y a du bon dans ce gaillard-là... de l’âme, de la franchise, du désintéressement !

Il se lève.

JOSEPH.

Eh ! pourquoi pas épouser ?...

LE GÉNÉRAL, avec bonté.

Eh ! mon pauvre ami, tu ne sais pas que c’est précisément la chose impossible...

JOSEPH.

Impossible !... mais alors, où est-il donc ? car ce n’est pas vous que je cherchais... c’était lui !... Impossible !... vous n’êtes pas un honnête homme.

LE GÉNÉRAL.

Eh ! va te promener... tu lasses ma patience... Il n’y a pas moyen de s’entendre avec ce drôle-là,

Il se rassied.

JOSEPH, avec une fureur croissante.

Impossible... je veux qu’il me dise ce mot-là lui-même... Alors... alors... il me tuera ou je le tuerai... oui, je le tuerai... je ne sais pas comment... c’est égal ; les épées, les pistolets... ça ne me connaît pas ; mais entre hommes, il doit y avoir des moyens. Oui, oui, il y en a, monsieur le général, n’est-ce pas ?... il y en a ?

LE GÉNÉRAL.

Allons donc ! es-tu fou ?... c’est à moi qu’il demande...

 

 

Scène VII

 

LE GÉNÉRAL, JOSEPH, MADAME DE MORIN

 

MADAME DE MORIN, entrant.

J’attendrai Amédée ici.

JOSEPH, tressaillant.

Amédée !

Il veut courir vers la porte.

LE GÉNÉRAL, le retenant.

Reste !

MADAME DE MORIN.

Qu’est-ce ? à qui en a-t-il donc, ce garçon ?... Eh bien ! général, ce s’était rien, disiez-vous. Je sais enfin la vérité ; la malheureuse bonne ni a tout avoué... Savez-vous ce qui est arrivé à Octave ? hier, en jouant sur les bords du canal... il y est tombé.

JOSEPH, écoutant.

Hein !

LE GÉNÉRAL.

Ô ciel !

MADAME DE MORIN.

Et sans un... je ne sais qui... un ouvrier... qui s’est trouvé là...

Mouvement de Joseph.

LE GÉNÉRAL.

Cela vous apprendra à confier votre enfant à une jeune fille, la première venue... Mais, tenez, vous arrivez fort à propos, et puisque vous aimez tant votre neveu, venez entendre son éloge.

JOSEPH, à part.

Oh ! la tante... je sais.

MADAME DE MORIN.

Tant mieux ! car j’ai pour lui une bonne nouvelle à vous donner.

LE GÉNÉRAL.

Une bonne nouvelle... Eh ! que m’importe ?...

Il se lève.

Savez-vous ce qu’il a fait votre élève ? car c’est votre élève, madame la baronne... Vous me l’avez gâté, et je devrais m’en prendre à vous de ses sottises. Il se déguise, il court les ruelles, il porte le désordre dans les familles...

MADAME DE MORIN.

Bah ! vraiment !

LE GÉNÉRAL.

Demandez à ce garçon... Une jeune fille trompée...

MADAME DE MORIN.

Amédée ! vrai !... une séduction... Voilà donc ce qu’il me cachait... une amourette !

Riant légèrement.

Ah ! ah ! ah ! ah !

JOSEPH.

De quoi rît-elle donc, cette baronne-là ?

LE GÉNÉRAL.

Taisez-vous ; vous voyez bien que cet enfant-là vous écoute.

MADAME DE MORIN.

Bien ! bien !... et qu’est-ce qu’il veut ? qu’est-ce qu’il demande ?...

LE GÉNÉRAL.

Il demande mie réparation... un mariage... ah !

MADAME DE MORIN.

Un mariage... Amédée, votre fils... avec... J’y suis... une jeune fille, bien timide et assez ingénue pour écouter...

Riant.

Ah ! ah ! ah ! un mariage !...

LE GÉNÉRAL, lui serrant la main.

Taisez-vous donc !... Son frère...

JOSEPH.

Ah ça ! madame, est-ce de moi que vous riez ?... Est-ce de ma sœur que vous parlez ainsi ?

MADAME DE MORIN.

Qu’est-ce qu’il a ce petit bonhomme ?

JOSEPH.

Ah ! c’est que je me moque des grands airs.

MADAME DE MORIN.

Insolent !

JOSEPH.

Elle a dit ?

LE GÉNÉRAL, à Joseph.

Paix donc ! paix donc !...

À Mme de Morin.

Ne faites pas attention.

MADAME DE MORIN.

Et vous ne le faites pas jeter à la porte ?

JOSEPH.

Je ne suis pas chez vous... je suis chez M. le général, qui est un brave homme, lui... au lieu que vous et votre neveu... votre neveu et vous...

LE GÉNÉRAL.

Allons, tais-toi aussi.

MADAME DE MORIN, se forçant de sourire.

Et vous écoutez cela, vous... et vous avez la patience...

JOSEPH.

Ça vous paraît drôle, n’est-ce pas, madame ?... Un jeune homme de bonne maison s’amuse, c’est son état... il n’a que ça à faire. Et c’est le repos, l’honneur d’une pauvre famille qui sert à ses plaisirs ! c’est drôle tout-à-fait...

Riant et pleurant.

Oh ! oui, c’est bien drôle ; parce qu’il n’y a pas de loi qui condamne aux assises ceux qui nous enlèvent le repos de toute notre vie, qui font mourir une pauvre vieille mère de chagrin, qui assassinent dans sa maison une famille entière... On rit de ça, on dit : C’est bien fait !... tant pis !... et ceux-là, on ne les punit pas, on leur donne de bonnes places, des honneurs... Oh ! vous avez raison de rire, madame... c’est bien drôle !

LE GÉNÉRAL.

Ce petit diable-là... il m’attendrit.

MADAME DE MORIN.

À la bonne heure ! mais ce n’est pas une raison pour qu’il pénètre ici... pour qu’il m’insulte... Sa sœur ! est-ce votre faute ? est-ce la mienne ?... Nous n’y pouvons que faire...

JOSEPH.

Je voudrais bien vous voir aujourd’hui... Si j’avais dit ça hier, plutôt de me jeter dans le canal...

MADAME DE MORIN.

Qu’est-ce qu’il dit ?

LE GÉNÉRAL.

Dans le canal !

JOSEPH.

Air : J’en guette un petit de mon âge.

Oui, c’était l’prix d’l’injur’ que vous me faites,
Oui, c était moi... je n’voulais pas me trahir,
Vous m’y forcez, tout’ baronn’ que vous êtes,
J’en suis content, ça vous f’ra peut-êtr’ rougir.
Vous n’ririez pas, vous n’auriez pas tant de joie,
Si j’avais dit hier, près du canal :
Eh bien ! tant pis, ça m’est égal,
Ce n’est qu’un baron qui se noie...

MADAME DE MORIN, allant à lui.

Il se pourrait !... C’est toi... c’est vous ?...

LE GÉNÉRAL.

C’est bien fait... ça vous apprendra...

MADAME DE MORIN.

Lui, qui a sauvé mon fils !... Mon ami, si j’avais su... vous êtes un brave garçon, je ne dis pas... et ma reconnaissance... Je m’occuperai de vous, de votre sœur... Nous réparerons cela... n’est-ce pas, général ?

LE GÉNÉRAL.

Certainement. Allons, va, mon garçon... va, compte sur nous, entends-tu ?

JOSEPH.

Mais tout de suite, général.

MADAME DE MORIN, allant à lui, et lui glissant une bourse dans la main.

Tiens, mon enfant, tiens... pour toi, pour ta sœur... en attendant... et si elle se conduit bien, si elle ne voit plus mon neveu, nous doublerons, nous triplerons...

JOSEPH.

Quoi donc, madame la baronne ?... de l’argent pour moi !... pour ma sœur ! de l’or...

Jetant la bourse.

Merci ! voilà le cas que j’en fais de votre or... je le méprise comme... comme...

LE GÉNÉRAL.

De l’or !

Se frappant le cœur.

Vous n’avez donc rien là ?

MADAME DE MORIN.

Dam ! il me semble...

LE GÉNÉRAL, repassant auprès de Joseph.

Allons, c’est juste ! elle s’est trompée ; il faut mieux que ça... La baronne ira voir ta sœur, entends-tu ?

JOSEPH.

Ah ! madame !...

MADAME DE MORIN.

Oui, oui, j’irai la voir.

LE GÉNÉRAL.

De ma part.

JOSEPH.

Dites donc, général, si vous pouviez venir vous-même.

LE GÉNÉRAL.

Je ne demanderais pas mieux, et tout de suite encore... mais je ne peux pas sortir, monter, descendre... voilà une jambe qui refuse le service.

JOSEPH.

Comment !... Et si vous pouviez sortir ?

LE GÉNÉRAL.

J’irais avec toi, mon garçon... je verrais ta sœur... et si c’est une brave fille, si elle te vaut...

JOSEPH.

Oh ! mieux, cent fois mieux... Eh bien ?

LE GÉNÉRAL.

Eh bien ! je ne dis pas... il y a un moyen peut-être.

À part.

Excepté le mariage.

MADAME DE MORIN, à demi-voix, un général.

Eh non ! j’irai moi-même... je saurai...

Pendant qu’ils parlent, Joseph paraît frappé d’une idée subite. Il se frappe la tête, sourit et sort en courant.

 

 

Scène VIII

 

LE GÉNÉRAL, MADAME DE MORIN

 

MADAME DE MORIN.

Eh bien ! ce garçon-là est fou !...

LE GÉNÉRAL.

Où va-t-il maintenant, sans me laisser son nom, sa demeure ?

MADAME DE MORIN.

Ils sont fiers, ces petites gens... refuser des bienfaits, de l’or !

LE GÉNÉRAL.

Et c’est bien à lui... Vous croyez que tout est fini quand vous avez dit : voilà de l’or ! Eh morbleu ! madame, l’or ne paie pas tout ; c’est la façon de donner qui fait le bienfait... et quand on a de l’âme connue ce garçon-là... En vérité, cet enfant m’a tout bouleversé. Avez-vous vu ce sang-froid, ce courage ?...

MADAME DE MORIN.

Je n’ai vu qu’un ouvrier fort mal appris, je vous assure.

LE GÉNÉRAL.

Qui vous a donné une bonne leçon, et vous la méritiez.

MADAME DE MORIN.

C’est cela, prenez son parti... Je suis étonnée que vous ne donniez pas sa sœur pour femme à votre fils, pendant que vous êtes dans un de vos accès... de... populasserie !

LE GÉNÉRAL.

Eh ! vous saviez bien que je ne le ferais pas, que je n’irais pas me punir des fautes de votre neveu !

MADAME DE MORIN.

C’est heureux...

LE GÉNÉRAL.

Vous me croyez donc aussi extravagant que vous ! Mais, voyez-vous, mon fils ne vaut pas ce garçon-là...

MADAME DE MORIN.

Laissez-moi donc tranquille !

LE GÉNÉRAL.

Non, non, il ne le vaut pas.

MADAME DE MORIN.

À votre avis... parce que pour vous, le peuple...

LE GÉNÉRAL.

Eh ! le peuple, le peuple !... qu’est-ce que je suis donc ?... d’où suis-je donc sorti ?... et votre mari ?...

MADAME DE MORIN.

Général...

LE GÉNÉRAL.

Eh ! oui... votre mari... nous étions, comme celui-là, des enfants de Paris, non pas des imprimeurs, mais deux fils de charron, mais comme celui-là aussi, nous avions du cœur... nous voulions faire notre chemin... et nous serions peut-être restés en route... sans l’empereur !... qui s’est trouvé là... qui nous a emportés dans son tourbillon... La chance était tout... celui-là était tué, l’autre devenait duc, maréchal... que sais-je ?... c’est comme ça que votre mari a été fait baron et moi comte de l’empire... voilà notre noblesse, madame... nobles nouveaux !... ce qui ne nous empêche pas quelquefois d’être fiers comme les anciens... dont nous nous moquons... et d’oublier comme eux que nous sommes sortis... du peuple, voyez-vous ?... eh ! mon Dieu ! moi le premier... Quand je me vois avec mon grand cordon... mes ordres et mon habit brodé, assis à la chambre, à côté de quelques vieux noms, et que l’on donne du monsieur le comte à ma vanité... je me surprends quelquefois d’être aussi ridicule que vous... lorsque vous ajoutez un de à votre nom de Morin... et que vous allez vous pavaner dans le salon de quelque famille princière ou dans un cercle de la cour... vous, la fille du bonhomme Vacherot... un marchand de laine d’Arpajon, qui ne vous avait, ma foi, pas créée et mise au monde pour être une duchesse...

MADAME DE MORIN.

Général !... général... rappelez-vous que mon mari...

LE GÉNÉRAL.

Votre mari... était du peuple...

MADAME DE MORIN.

Ce n’est pas vrai !...

Air de Téniers.

Oui, du peuple, comme moi-même.

MADAME DE MORIN.

Ce n’est pas vrai !

LE GÉNÉRAL.

Si fait vraiment.
Il était soldat.

MADAME DE MORIN.

Quel blasphème !
Mon mari !

LE GÉNÉRAL.

Soldat simplement.
C’est notre gloire la plus belle !
Quel cœur d’orgueil ne battrait pas,
Quand, arrivé si haut, on se rappelle
Qu’on était parti de si bas.

LE GÉNÉRAL.

Et mon fils pour l’avoir oublié ?...

MADAME DE MORIN.

Votre fils !... c’est un noble jeune homme !...

LE GÉNÉRAL, s’asseyant à droite.

C’est un misérable... et si je l’avais au bout de ma canne !...

Il brandit sa canne.

 

 

Scène IX

 

LE GÉNÉRAL, MADAME DE MORIN, AMÉDÉE puis HILAIRE

 

AMÉDÉE, entrant vivement par la porte à gauche.

Ma tante, dites-vous ?...

LE GÉNÉRAL.

Le voici !...

MADAME DE MORIN, se jetant au-devant d’Amédée.

Amédée ! sortez !...

AMÉDÉE.

Eh ! pourquoi ?

LE GÉNÉRAL.

Restez, monsieur... approchez.

Il jette sa canne.

MADAME DE MORIN, à mi-voix.

Surtout ne l’irritez pas...

Elle passe à la droite du général.

AMÉDÉE.

Qu’est-ce donc, mon père ?... cet air agité...

LE GÉNÉRAL.

Vous vous êtes déshonoré, monsieur...

AMÉDÉE.

Général...

LE GÉNÉRAL.

Vous vous êtes introduit depuis quelque temps dans une famille pauvre, mais honnête... à ce que je puis croire...

AMÉDÉE.

Général... vous savez...

LE GÉNÉRAL.

Point de feinte... point de phrase !... répondez...

AMÉDÉE.

Il est vrai...

LE GÉNÉRAL.

Vous y avez porté le désordre... l’opprobre... en abusant une jeune fille sans défiance.

MADAME DE MORIN.

Folie de jeune homme.

LE GÉNÉRAL.

Je ne vous parle pas...

À son fils.

Une jeune fille que vous avez trompée pour la perdre.

AMÉDÉE.

Vous savez tout, mon père... oui, j’aimais cette jeune fille vers laquelle mon cœur m’a emporté malgré moi... et cette faute que je voudrais payer de mon sang...

MADAME DE MORIN, lui faisant signe de la tête.

Bien ! bien !...

LE GÉNÉRAL.

Cette faute !... c’est un crime, monsieur... Eh ! je sais ce que l’âge permet... ce que la passion excuse... mais, quand c’est une trahison... une lâcheté...

AMÉDÉE.

Général... je suis coupable sans doute... mais le ciel m’est témoin que vingt fois, honteux, désespéré... j’aurais voulu me jeter à vos pieds... vous avouer notre amour... vous demander votre aveu... mais j’ai craint votre colère...

LE GÉNÉRAL.

Et vous avez bien fait !... le nom que vous portez vous impose des devoirs...

MADAME DE MORIN.

Assurément... il ne peut...

LE GÉNÉRAL, brusquement à Mme de Morin.

Je ne vous parle pas...

À son fils.

Des devoirs qu’il fallait vous rappeler plutôt !... l’honneur de cette fille... de son frère... de sa bonne vieille mère, dont elle est le soutien sans doute... Qu’était-ce donc pour un dandy ? pour un fashionable ?... il fallait tuer ce temps que vous perdez... et c’est sans doute en sortant d’une orgie que cette belle idée vous est venue !

AMÉDÉE.

Il me semble que ma conduite ?...

LE GÉNÉRAL.

Votre conduite est celle d’un imposteur... d’un infâme...

AMÉDÉE.

Monsieur !...

MADAME DE MORIN.

Monsieur le comte... songez...

LE GÉNÉRAL, à Mme de Morin.

Je ne vous parle pas...

À Amédée.

Oui... infâme !... Comment vous êtes-vous présenté dans cette maison ? Avez-vous dit à ces bonnes gens : « Je suis un homme à la mode, l’héritier d’une grande famille... perdant mon temps dans l’oisiveté ou pis que cela... parce que mon père a eu l’avantage de se faire cribler de blessures pour me laisser un nom, un rang, une fortune ? » On vous eût fermé la porte... mais non... mais non... vous avez eu recours au mensonge... vous vous êtes donné pour artiste... pauvre comme elle... vous avez promis d’épouser...

AMÉDÉE.

Oh ! grâce, mon père !...

LE GÉNÉRAL.

Pour l’abandonner un jour...

MADAME DE MORIN.

Parce qu’il a caché son nom !...

LE GÉNÉRAL.

Oui, son nom... son rang... et jusqu’à ce ruban que vous avez obtenu pour lui... pour le mettre à la mode... on vous l’a donné à cause de moi... pour me flatter, me cajoler peut-être...

À Amédée.

et vous, vos titres ?... rien, comme tant d’autres...

Mouvement d’Amédée.

Air : J’aime Agnès.

Pour quel talent, pour quel mérite,
Vous a-t-on accordé cela ?
Avec cette croix est-on quitte,
Quand on l’obtient ?... Tout ne finit pas là
Non, non, tout ne finit pas là !
Le cœur sur lequel on l’attache,
À des devoirs qu’il lui faut respecter,
Monsieur !... Et celui qui la cache
N’est pas digne de la porter.

Il lui arrache le ruban noué à sa boutonnière.

AMÉDÉE, hors de lui.

Monsieur...

MADAME DE MORIN.

Grand Dieu ! que faites-vous ?...

LE GÉNÉRAL, avec noblesse.

Eh bien ! monsieur ?...

AMÉDÉE.

Monsieur... vous êtes mon général... vous êtes mon père... je dois baisser la tête... mais je me vengerai.

Il sort précipitamment par la gauche.

MADAME DE MORIN.

Vous êtes un cheval de bataille...

LE GÉNÉRAL.

Je ne vous parle pas, madame, laissez-moi...

Il se jette dans un fauteuil à droite.

MADAME DE MORIN.

Mais vous pardonnerez à votre fils...

LE GÉNÉRAL.

Jamais, si vous vous en mêlez.

MADAME DE MORIN.

Je me charge de cette jeune fille... je vais m’en occuper... savoir de votre fils... je ne le quitte pas...

Elle sort comme Amédée.

LE GÉNÉRAL, se levant et traversant le théâtre.

Allez-vous-en au diable et lui aussi ! et toutes les grisettes de Paris... ils me feront remonter la goutte... ils me tueront...

Il se jette sur son canapé. Hilaire paraît au fond.

Qu’est-ce ?

HILAIRE.

Pardon ! je venais... Monsieur ne déjeune pas ?...

LE GÉNÉRAL.

Non !... emportez cela... et laissez-moi... je ne veux voir personne... personne, entendez-vous ?

Hilaire sort par la chambre du général.

 

 

Scène X

 

LE GÉNÉRAL, JOSEPH, puis ÉLISA

 

JOSEPH, entr’ouvant la porte du fond.

Général !...

LE GÉNÉRAL, se retournant.

Hein ? encore ! qu’est-ce que tu me veux ?

JOSEPH.

Ce n’est pas moi, général... c’est ma sœur.

LE GÉNÉRAL.

Ta sœur...

JOSEPH.

Chut !... vous vouliez la connaître... je ne demande pas mieux... et comme votre goutte vous retiendrait encore longtemps peut-être... il paraît que c’est très gênant... alors, j’ai dit : c’est elle qui viendra... chaud ! chaud ! et je l’ai amenée... et puis la grand’mère, voyez-vous, nous ne voulons pas qu’elle se doute de rien.

LE GÉNÉRAL.

Eh bien ! ta sœur ! ta sœur !...

JOSEPH.

Je vais la faire entrer.

Il va pour sortir et revient.

Dites donc, elle ne sait pas qu’elle est chez vous au moins... elle n’aurait jamais voulu... je lui ai parlé d’ouvrage... de musique à copier.

LE GÉNÉRAL.

Ah ! c’est son état...

JOSEPH.

Causez-lui de ça... mais n’ayez pas l’air de savoir...

LE GÉNÉRAL.

Bien ! bien ! mon ami...

Joseph va au fond.

Bon petit homme, j’aurais été fâché de ne pas le revoir.

JOSEPH, dans le fond.

Entre, Lisa... as-tu essuyé tes pieds ?... N’aie pas peur, salue M. le général...

À mi-voix.

c’est un général... un vieux...

LE GÉNÉRAL.

Approchez, mademoiselle, approchez !

À part.

Un enfant !...

ÉLISA.

Monsieur...

À Joseph.

Mais tu m’avais dit que c’était une dame...

JOSEPH.

Oh ! une dame... ou un général... qu’est-ce que ça fait ?

LE GÉNÉRAL.

Oui, j’ai voulu vous voir, causer avec vous... asseyez-vous...

ÉLISA.

Monsieur...

LE GÉNÉRAL.

Asseyez-vous donc !...

JOSEPH.

Assieds-toi... et ne tremble pas.

À mi-voix.

Il a l’air brutal... mais c’est un bon homme... tu sais, les vieux troupiers... c’est toujours connue ça... tu en as vu au Cirque.

Élisa s’assoit auprès du général.

LE GÉNÉRAL, d’un ton brusque.

Mademoiselle... c’est donc vous ?...

Élisa se relève.

JOSEPH, à mi-voix, au général.

Ah ça ! dites donc... ne brusquez pas ma sœur comme ça, vous... c’est qu’elle n’y est pas habituée... avec votre grosse figure... votre grosse voix... quelqu’un qui ne vous connaît pas... moi, je vous connais, c’est différent.

LE GÉNÉRAL, doucement.

Tais-toi !...

À Élisa.

Allons, mon enfant, asseyez-vous, je vous en prie...

Avec bonté.

je vous en prie...

Il regarde Joseph qui lui fait signe que c’est bien.

JOSEPH, derrière le fauteuil d’Élisa.

À la bonne heure, c’est gentil.

LE GÉNÉRAL.

Mademoiselle, rassurez-vous... j’ai à me plaindre, mais pas de vous... vous m’avez l’air honnête !...

ÉLISA.

Monsieur, mon frère m’a dit que c’était pour...

JOSEPH.

Tais-toi donc !... laisse-le parler, cet homme...

LE GÉNÉRAL.

Vous ne me connaissez pas... je suis le général Morin... le père de M. Amédée...

ÉLISA.

Monsieur... monsieur...

Voulant se retirer.

JOSEPH.

Comme c’est adroit !...

LE GÉNÉRAL, la retenant.

Restez !... je ne vous accuse pas... je ne me fâche pas...

ÉLISA.

Ah ! Joseph ! tu m’as trompée...

JOSEPH.

C’est pour ton bien, ma fille... n’est-ce pas, général... Allons, ne pleure donc pas comme ça !... tu vas me faire pleurer aussi.

LE GÉNÉRAL.

Allons, éloigne-toi... laisse-nous...

ÉLISA.

Mon frère...

JOSEPH.

Sois tranquille... je suis là...

Il va au fond et s’assied sur un bras de fauteuil.

LE GÉNÉRAL.

Oui, je suis son père... il vous a trompée, n’est-ce pas ?

ÉLISA.

Ah ! monsieur... si vous saviez quelle perfidie... je l’aimais tant ! je le croyais de si bonne foi !...

Air d’Henri IV.

Il se disait notre égal, notre ami ;
Et tous les jours de le voir, de l’entendre
J’étais contente, et ma grand’mère aussi,
C’était pour elle un fils, et le fils le plus tendre.
De moi, toujours il semblait s’occuper,
Et je croyais à son amour extrême...
J’ignorais que l’on put tromper
Celle à qui l’on dit : je vous aime !...

LE GÉNÉRAL.

Mais votre mère...

ÉLISA.

Ce n’est que d’hier qu’elle a eu ces soupçons, et s’il faut jamais qu’elle sache la vérité... Oh ! non, monsieur, vous ne savez pas... vous ne pouvez pas comprendre à quel point je suis malheureuse...

Joseph tient son mouchoir, et s’essuie les yeux.

LE GÉNÉRAL.

Voyons, voyons... mon enfant, du courage...

À part, s’essuyant  les yeux.

Allons, allons.

Haut, l’observant.

Vous ignoriez donc tout-à-fait qu’il était noble, riche... et...

ÉLISA.

Oh ! oui, monsieur... ce n’était qu’un peintre de décors, travaillant pour un théâtre...

JOSEPH, s’approchant vivement.

Puisqu’il me promettait des billets et que...

LE GÉNÉRAL, vivement.

Je t’ai dit...

JOSEPH.

Oui, mon général I...

Il retourne s’asseoir en disant à Élisa.

Après !... après !...

ÉLISA.

Il venait toujours assez tard... à la veillée... après son travail, disait-il... quand ma grand’mère était endormie... et que j’étais seule à copier de la musique... il m’en faisait copier même... pour lui ou ses amis... je ne sais pas...

LE GÉNÉRAL.

Il vous payait votre travail... bien cher...

ÉLISA.

Il le voulait toujours... mais moi je n’ai jamais rien reçu...

Le général se rapproche d’elle.

Oh ! mon Dieu !... j’ai bien fait !...

LE GÉNÉRAL.

Il devait vous épouser... il disait...

ÉLISA.

Oui, monsieur le général... mais toujours des retards... je lui en faisais des reproches... mais il avait toutes sortes de raisons... et moi je le croyais toujours. « Mon père est très dur, très sévère, » disait-il !...

LE GÉNÉRAL.

Ah !... il disait cela...

ÉLISA.

« Il ne me laissera me marier que lorsque j’aurai mon état fait... mais ce sera bientôt !... tu seras ma femme ! » Et puis il était triste... il ne travaillait plus... il voulait mourir... et moi, pauvre fille... ma confiance était sans bornes comme mon amour.

Se laissant aller à genoux.

Oh ! pardon, monsieur le général...

JOSEPH, se rapprochant.

Ma sœur...

ÉLISA.

Je ne l’aime plus... je veux le fuir... ne jamais le voir... ce n’est que d’hier seulement que j’ai appris mon malheur... c’est de savoir qu’il m’a trompée... c’est de voit ma pauvre mère mourir de chagrin... oh ! oui... je le déteste autant que je l’ai aimé... et je voudrais être morte...

LE GÉNÉRAL, très ému.

Soyez tranquille... je l’ai chassé de ma présence... il n’est plus rien pour moi...

ÉLISA, se relevant.

Ô ciel !... chassé par son père... et pour moi !... à cause de moi... Oh ! non, monsieur... que je sois la seule à plaindre, ne chassez pas votre fils... je vous en conjure à genoux... il serait si malheureux... c’est votre fils... votre enfant... oh ! de grâce... pardonnez-lui, monsieur... pardonnez-lui...

Joseph vient auprès du canapé, et se place à la gauche du général.

LE GÉNÉRAL, ému et à part.

Et elle dit qu’elle ne l’aime plus !...

JOSEPH, s’essuyant les yeux.

Il a bien fait, le général.

ÉLISA, avec plus de chaleur.

Un père ne plus revoir son fils est-ce que c’est possible ? mais, non, vous souffririez trop... et votre vieillesse serait trop malheureuse...

LE GÉNÉRAL, réprimant son émotion.

Oui, seul... toujours seul... mais vous...

Après réflexion.

vous savez lire ?

ÉLISA, étonnée.

Oui, monsieur...

JOSEPH.

Cette bêtise ?... ma sœur qui a été élevée à Saint-Denis, à la Légion d’Honneur... une éducation superbe...

LE GÉNÉRAL.

Ah !... votre père, un militaire ?...

ÉLISA.

Oui, monsieur...

LE GÉNÉRAL.

Et son nom ?

JOSEPH.

Meunier.

LE GÉNÉRAL.

Meunier !... je connais ce nom-là... oui... un sergent.

JOSEPH.

Passé lieutenant à Eylau... lien que ça.

LE GÉNÉRAL.

Une connaissance de Wagram... un brave homme... c’est moi qui l’ai fait décorer.

JOSEPH.

À Wagram !... c’était lui.

LE GÉNÉRAL, avec hésitation.

Et... il est...

ÉLISA.

Mort.

LE GÉNÉRAL.

Mort !... encore un !

JOSEPH.

Il est mort capitaine aux Invalides.

LE GÉNÉRAL.

Ah !...

JOSEPH, s’emportant.

S’il vivait... nous ne serions pas là... on ne nous insulterait pas...

ÉLISA et le général se lèvent.

Mon père...

LE GÉNÉRAL.

Allons, voyons... qui est-ce qui vous insulte ?... qui est-ce qui vous dit ?

 

 

Scène XI

 

LE GÉNÉRAL, JOSEPH, ÉLISA, MADAME DE MORIN

 

MADAME DE MORIN.

Ah !... mon frère, je vous retrouve...

JOSEPH.

Ah !... celle qui n’est pas bonne...

MADAME DE MORIN, sans voir Élisa qui est cachée par le général.

C’est encore toi, petit... j’ai une bonne nouvelle à te donner... et à vous, général... cette jeune fille, vous savez... Ab ! je suis enchantée de faire quelque chose pour eux... je ne puis pas la prendre parce que vous concevez... chez moi...

LE GÉNÉRAL.

Que voulez-vous dire ?

MADAME DE MORIN.

Eh bien, oui... je la place fille de confiance chez ma sœur...

LE GÉNÉRAL.

Oui... femme de chambre...

JOSEPH.

Plaît-il ?...

ÉLISA.

Moi !...

MADAME DE MORIN, l’apercevant.

Ah ! c’est elle... bien très bien !... cinq cents francs... et j’ajouterai...

JOSEPH.

Femme de chambre...

ÉLISA.

Jamais !...

JOSEPH.

Merci, madame... mais voyez-vous, ma sœur est ouvrière... elle n’est pas faite pour être domestique... nous ne mangeons pas de ce pain-là... notre père ne nous a pas élevés à ça... faut avoir un cœur fait exprès, et si cela vous convient...

MADAME DE MORIN.

Mais quelle fierté !... je n’y comprends rien. Ils refusent de l’argent... ils refusent des places...

JOSEPH.

Ça dépend de l’idée...

MADAME DE MORIN.

Vous êtes un sot...

ÉLISA.

Madame...

MADAME DE MORIN.

Que deviendrez-vous ?

LE GÉNÉRAL.

Cela ne vous regarde pas... et pour réparer vos sottises... je lui offre une place aussi, moi... une place qu’elle ne refusera pas, près de moi... à mon hôtel, à la campagne, pour les soins, la lecture... elle ne me quittera plus... ce sont les enfants d’un brave homme... des orphelins... je m’en charge... s’ils y consentent...

ÉLISA.

Ah ! monsieur le général...

JOSEPH.

Et grand’mère aussi, n’est-ce pas ?...

MADAME DE MORIN.

Mais, mon frère... les convenances... au moment d’un mariage pour mon neveu.

LE GÉNÉRAL.

Eh ! allez vous promener avec votre neveu... je ne le verrai plus... je ne veux plus entendre parler de lui !...

Montrant Élisa en larmes.

Voyez... mais voyez donc...

ÉLISA, apercevant Amédée qui entre.

Ah !... c’est lui !...

JOSEPH.

Amédée !

Il s’élance vers lui. Mme de Morin le retient.

LE GÉNÉRAL.

Eh !... veux-tu bien... enragé...

 

 

Scène XII

 

LE GÉNÉRAL, JOSEPH, ÉLISA, MADAME DE MORIN, AMÉDÉE

 

AMÉDÉE.

Votre main, mon père !... votre main !... ne me repoussez pas... car pour être digne de vous...

Apercevant Élisa.

Ciel ! Élisa ! Ah ! mon père... je suis encore plus coupable à vos yeux que je ne croyais...

LE GÉNÉRAL, sévèrement.

Que venez-vous faire ici, monsieur ?...

AMÉDÉE.

Je viens vous dire que tout est fini entre moi et ce monde dont vous me reprochez les plaisirs et les folies... je ne serai plus un homme inutile... j’ai un affront à effacer.

MADAME DE MORIN.

Comment !...

AMÉDÉE.

J’ai vu le ministre de la guerre à votre nom il m’a accordé ce que je lui demandais... l’honneur de prendre du service... et je vous le jure, mon père... si je ne suis pas tué... je reviendrai du moins digne de vous... et d’elle... d’elle que j’aime plus que jamais...

ÉLISA.

Et il part !

JOSEPH.

Ah ! mais dites donc... avant ça...

MADAME DE MORIN.

Eh !... nous ne permettrons pas...

LE GÉNÉRAL.

Je permets, moi !... allez, monsieur, distinguez-vous, je le désire, je l’espère... ce que vous faites-là est déjà bien... vous avez du cœur... de la résolution... je suis content.

Lui tendant son ruban.

Tenez, reprenez cela...

AMÉDÉE, lui baisant la main qu’il lui tend.

Ah ! merci, général, merci.

Air : J’aime Agnès. (Le même.)

Je le reprends, mais comme un gage,
Pour l’avenir... qui commence aujourd’hui !
Vous m’avez rendu mon courage,
Et vous me reverrez ici,
Digne de vous et digne d’elle aussi.
Par cette croix j’effacerai, j’espère,
L’affront que j’ai pu mériter ;
Je veux que vous disiez, mon père,
Il est digne de la porter !

ÉLISA, étouffant de larmes et d’une voix suppliante.

Ah ! monsieur, vous resterez donc seul...

AMÉDÉE.

Élisa !...

LE GÉNÉRAL.

Seul !... non... puisque tu me restes... ma fille... mon enfant...

ÉLISA.

Ah !... ce n’est pas la même chose...

LE GÉNÉRAL, à Amédée avec émotion.

Et quand vous aurez un état... un nom à vous... quand vous serez digue d’elle... de la fille d’un brave officier, eh bien ! vous reviendrez, vous me demanderez la main de ma fille... et je verrai si je puis vous l’accorder...

AMÉDÉE, d’une voix éteinte.

Oui, mon père !...

JOSEPH, attendri.

Bien... bien... bien !...

ÉLISA, se soutenant à peine.

Ah ! mon Dieu !...

MADAME DE MORIN.

À la bonne heure... mais vous n’irez pas jusque-là...

LE GÉNÉRAL, se montant peu à peu.

Et qui m’en empêcherait ?...

MADAME DE MORIN.

Assez de folie !... quant au mariage...

LE GÉNÉRAL.

Je le ferai si je veux...

MADAME DE MORIN.

Vous ne le ferez pas...

LE GÉNÉRAL.

Mais si... si...si...

MADAME DE MORIN.

Mais non... non, non !...

LE GÉNÉRAL.

Vous m’en défiez...

MADAME DE MORIN.

Certainement...

LE GÉNÉRAL, hors de lui à Amédée.

Eh ! bien... tiens... prends-la tout de suite... ne fût-ce que pour la faire enrager...

Il fait passer Amédée auprès d’Élisa.

AMÉDÉE.

Mon père... se peut-il ?...

ÉLISA.

Amédée !... ah ! monsieur...

JOSEPH, sautant de joie.

Très bien... très  bien... très bien...

MADAME DE MORIN.

L’accès va loin, général !...

LE GÉNÉRAL.

Vous marierez votre baron comme vous voudrez... je marie mon fils comme je l’entends !...

À Élisa et à Amédée qui lui pressent les mains.

Merci !... merci... il faut être homme d’honneur avant tout !...

JOSEPH, s’essuyant les yeux.

Brave général, va ! Vive la vieille garde ! et ma pauvre grand’mère... ah ! que je suis content ?...

Il fond en larmes.

J’ai envie de rire et je ne peux pas...

LE GÉNÉRAL.

Eh bien ! toi qui danses là-bas... drôle que tu es... c’est pourtant toi qui as fait tout cela... qu’est-ce que tu veux être ?...

JOSEPH.

Moi, mon général... je veux continuer mon état, faire mon chemin, comme mon patron... qui est riche... décoré... député, marié... enfin, tout !... ça viendra... dam !... faut le temps...

Musique jusqu’à la fin.

LE GÉNÉRAL.

À la bonne heure... mais pendant que je suis en train, je veux faire quelque chose pour toi... Qu’est-ce que tu voudrais ?... voyons...

JOSEPH.

Je voudrais quelque chose qui me ferait bien plaisir ; mais vous ne voudrez peut-être pas ?

LE GÉNÉRAL.

Voyons, qu’est-ce que c’est ?... parle.

JOSEPH.

Tenez, mon général, je voudrais vous embrasser...

LE GÉNÉRAL, lui tendant les bras.

Eh ! viens, mon garçon.

Joseph s’y précipite. Le rideau tombe.

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