Le Foyer du Gymnase (Eugène SCRIBE - MÉLESVILLE - Jean-François Alfred BAYARD)

Prologue, mêlé de couplets.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase Dramatique, le 17 août 1830.

 

Personnages

 

MONSIEUR DURAND, vieux garçon et rentier

MADAME EMPILE, ouvreuse de loges

GUSTAVE, jeune homme du monde

MONSIEUR DE NOIRMINE

MONSIEUR DE SAINT-ANDRÉ

MADAME DE SAINT-ANDRÉ

ANTONINE DE SAINT-ANDRÉ, leur fille

DENNEVILLE, agent de change

MONSIEUR DE SAINT-YVES

MADAME DE SAINT-YVES, sa femme

ESAÜ, marchand de lorgnettes

 

La scène se passe dans le foyer du Gymnase.

 

Le théâtre représente l’intérieur du foyer.

 

 

Scène première

 

MONSIEUR DURAND, seul, entrant de côté

 

C’est ça... battez-vous, là-bas, en attendant qu’on ouvre les bureaux... je n’ai pas envie de recevoir quelques coups de poings... et pourquoi, je vous le demande ? pour voir une nouvelle salle, une nouvelle pièce.

Regardant autour de lui.

C’est donc là le foyer ?... Eh bien !... il n’y a rien de neuf... quelques coups de brosse par-ci, par-là... et la salle... voyons donc, pendant qu’il n’y a personne...

Il regarde.

Eh ! pas trop mal... le coup d’œil est assez... je puis même dire qu’il est fort...

Air : Vaudeville de Partie et Revanche.

Si l’on juge sur l’apparence,
Tout est changé de haut en bas ;
Que de fraîcheur, que d’élégance !
La salle est bien comm’ ça ; mais, hélas !
Par malheur, ça ne tiendra pas.
Elle aurait droit à trop d’éloges,
Et son succès serait vite établi,
Si chaque soir on voyait dans ses loges
Ce qui la décore aujourd’hui.

 

 

Scène II

 

MONSIEUR DURAND, MADAME EMPILE

 

MADAME EMPILE, à la cantonade.

Soyez tranquille, madame Gibou, je vais serrer votre parapluie avec le mien... voulez-vous demander au contrôle la feuille des loges louées ?

DURAND.

Qui vient là ?... eh ! mais, c’est une ouvreuse.

MADAME EMPILE.

Madame Empile, pour vous servir...ouvreuse des premières de face... connue pour les soins, la discrétion et les petits bancs... Quant à la discrétion, ce n’est pas pour me vanter, mais j’ai commencé ma carrière par les petites loges d’en haut... c’est tout dire : et j’ai eu bien du mal à monter jusqu’ici.

DURAND.

Est-elle bavarde !

MADAME EMPILE.

Enfin, nous y voilà... c’nest pas sans peine... nous devions ouvrir quinze jours plus tôt... mais les ouvriers nous ont plantés là.

DURAND.

Il n’y a pas de mal... ils ont fait de bien meilleur ouvrage.

Air de Turenne.

Ils ont quitté le marteau pour le glaive.
Grâce à ce peuple citoyen,
Des libertés l’édifice s’achève,
Et celui-là désormais tiendra bien.
Toujours debout, quoi qu’on puisse entreprendre,
De tout péril il sera préservé ;
Car cette fois ceux qui l’ont élevé
Se chargeront de le défendre.

MADAME EMPILE.

Du reste, nous n’avons pas perdu pour attendre, car il y a une foule...

DURAND.

Vous ne pourrez jamais loger tout ce monde là, avec une salle aussi petite.

MADAME EMPILE.

Oh ! que si, la salle a l’air comme ça ; mais c’est égal, je n’en renverrai pas un, moi... d’abord, il faut des égards pour le public... et en les pressant un peu.

Air de l’Avare.

Ç’a toujours été mon usage,
Et pour faire entrer mes amis,
J’en ai mis huit, et davantage,
Dans des log’s qui ne t’naient que six ;
C’est un système bien permis.
Que de gens le suivent sans honte !
Dans les Dam’s Blanches, les Coucous,
Et même en ménag’, voyez-vous,
On est souvent plus que le compte.

Mais vous, monsieur, comment êtes-vous donc entré ?

DURAND.

Ma foi, je n’en sais trop rien... je me suis glissé... on m’a poussé dans une petite porte, en voulant m’empêcher d’entrer par la grande... et me voilà.

MADAME EMPILE.

Je vois que monsieur est un de nos abonnés.

DURAND.

Moi, du tout... je suis venu, parce qu’on m’a envoyé un coupon de loge... D’ailleurs, je dois voir ici mon agent de change, qui me rendra réponse pour un placement dont je l’ai chargé ; sans cela, je n’aurais pas mis les pieds ici... un théâtre où l’on ne respecte rien... où l’on attaque les célibataires... les gens mariés, à la bonne heure, je ne dis pas... mais nous.

MADAME EMPILE.

Comment, monsieur, est-ce qu’on vous aurait mis ?...

DURAND.

Parbleu ! dans une mauvaise pièce... Le Parrain, je crois.

MADAME EMPILE.

Vrai, monsieur, c’est vous ?... En effet, il y a quelque chose... un célibataire avec de la poudre... qui a douze mille livres de rentes.

DURAND.

Du tout, j’en ai quinze... voilà comme on peint les mœurs ici... pas la moindre exactitude.

MADAME EMPILE.

C’est égal, vous pouvez vous flatter de m’avoir joliment fait rire à travers le carreau... et comme ça, de votre état, vous êtes parrain de tous les enfants de vos connaissances ?

DURAND.

Allons donc !... parce que ça m’est arrivé deux ou trois fois, ils sont tous à m’en offrir... parrain de tout le monde... j’aurais là un bel état... bien productif !

MADAME EMPILE.

Mais oui, tout de même, et puisque vous avez la main heureuse, si j’osais prier monsieur de tenir l’enfant de ma nièce.

DURAND.

Hein !... votre nièce ?

MADAME EMPILE.

Une demoiselle de l’Opéra... une jeune personne bien intéressante, qui passe sa vie à faire des battements pour soutenir sa famille... pauvre enfant ! elle a le cœur et les pieds si bien placés... elle finira par faire son chemin.

DURAND.

En ce cas, elle ne manquera pas de compères.

MADAME EMPILE.

Mais vous, monsieur... un homme respectable.

DURAND.

Ah ! laissez-moi donc tranquille !... Tenez, allez plutôt donner de l’air à vos loges : car il y a une odeur de peinture...

MADAME EMPILE.

Ah ! ce n’est rien... quand les éventilateurs seront ouvertes, il n’y paraîtra plus.

DURAND.

C’est ça ; on gagnera des fluxions de poitrine.

MADAME EMPILE.

Vous êtes bien difficile à contenter... Je vois que notre pauvre théâtre n’a pas le bonheur d’être de vos amis.

DURAND.

De mes amis, morbleu !... Au contraire... et pour que j’y découvre une seule qualité, il faudrait que j’eusse...

 

 

Scène III

 

MONSIEUR DURAND, MADAME EMPILE, ESAÜ

 

ESAÜ, entrant par la droite.

Ein bon lorgnette.

DURAND.

Qu’est-ce qu’il a, celui-là, avec son baragouin ?

MADAME EMPILE.

C’est le marchand de lorgnettes... Est-ce que c’est ouvert, monsieur Esaü ?

On entend du bruit dans la coulisse à gauche.

ESAÜ.

Ya... ya... Vous entendez pas la bacchanal ?...

On appelle l’ouvreuse.

MADAME EMPILE.

Ah ! mon Dieu !... déjà on m’appelle...

Courant à des dames.

Voilà, mesdames... je vais prendre vos chapeaux... Vous faut-il un petit banc ?

Elle sort par la gauche.

ESAÜ, riant.

Ein bon lorgnette...

Revenant auprès de Durand.

Si fous foulez en louer ein délicieux à 50 centimes, sur ein bon gache... parce qu’on les emporte quelquefois par distraction.

DURAND.

Au diable... j’ai de bons yeux... c’est plus économique.

GUSTAVE, en dehors.

Alfred... j’ai une stalle à côté de toi... garde-la-moi ; je t’en prie...

Il entre par la droite.

ESAÜ, criant.

Ein bon lorgnette.

Il sort par la gauche.

 

 

Scène IV

 

GUSTAVE, DURAND

 

DURAND.

Eh ! mais je ne me trompe pas... monsieur Gustave...

GUSTAVE.

Monsieur Durand au Gymnase ! Comment !

Je vois un Grec dans les remparts de Troie.

DURAND.

Oh ! vous, ce n’est pas étonnant de vous y rencontrer... c’est votre théâtre favori... Tous les jeunes gens le protègent... Toutes les femmes y viennent.

GUSTAVE.

C’est peut-être pour cela que nous y venons.

DURAND.

Oui... on s’y amuse parton, parce que c’est la mode... On en reviendra, vous verrez... Voilà dix ans que je soutiens que ça ne peut pas aller loin.

Air du Ménage de garçon.

Des couplets sans sel, sans finesse,
Mœurs de boudoir, vers de salons ;
Ils n’ont rien qu’une seule pièce
Qu’ils retournent en cent façons :
« J’aime... tu m’aimes... nous aimons... »
On n’entend jamais autre chose :
Enfin, sur quatre acteurs divers,
Lorsque deux vous l’ont dit en prose,
Les autres le chantent en vers.

Et aujourd’hui encore... ils ne savent de quoi s’aviser... Cette idée, par exemple, de ne donner que deux pièces.

GUSTAVE.

Eh ! mon Dieu !... il y en aura peut-être encore trop.

DURAND.

Comme vous dites.

GUSTAVE.

Air : Dans un castel, dame de haut lignage.

Ils ont pourtant un succès par semaine.

DURAND.

Je le crois bien, et sans beaucoup de frais.
Pour chaque pièce ils sont une douzaine,
Tous à cheval sur le moindre succès.
Pour arriver au temple de mémoire
Pégase seul suffisait aux élus ;
Mais à présent pour aller à la gloire
À ces messieurs il faut un Omnibus.

GUSTAVE.

Oh ! moi, peu m’importe le spectacle... je suis harassé... Voilà trois nuits de suite que je monte ma garde.

DURAND.

Vous !... un élégant de la Chaussée-d’Antin... c’est bien... c’est bien, jeune homme.

Air des Frères de lait.

C’est là prouver qu’on aime sa patrie ;
Car bien souvent nous l’avons déjà vu,
C’est par le trouble et l’anarchie
Que l’esclavage est revenu. (bis.)
Oui, du passé que l’exemple nous serve,
À la raison, ainsi qu’aux lois soumis ;
Que maintenant la sagesse conserve
Ce que la valeur a conquis.
Que maintenant la sagesse conserve
Ce que pour nous la valeur a conquis.

Et vous qui venez du corps-de-garde... y a-t-il des nouvelles ?

GUSTAVE.

Oui... de toutes les villes, Lille, Rouen, le Havre, etc., etc.

DURAND.

Sont-ce de bonnes nouvelles ?

GUSTAVE.

Qu’est-ce que vous entendez par là ?

DURAND.

Celles qui nous annoncent l’union, la concorde.

GUSTAVE.

Il y en a d’excellentes, surtout d’Orléans !

DURAND.

J’en étais sûr... c’était de ce côté-là que la paix devait nous venir... D’Orléans !

Air : À soixante ans.

Il a marché dans les rangs de la France,
Et nous combattions près de lui.
Ses huit enfants, notre riche espérance,
Près de nos enfants ont grandi,
Et de l’état seront un jour l’appui.

GUSTAVE.

Oui, sur ce trône où la liberté brille
Tous ses sujets sont fiers de le porter.

DURAND.

Ses sujets ! non... daignez mieux le traiter :
C’est sa brillante et nombreuse famille
Qui vient encor de s’augmenter.

GUSTAVE.

Eh bien !... cela me portera bonheur pour aujourd’hui.

À demi-voix.

Car je suis ici avec des intentions...

DURAND.

Je comprends... une aventure... il y a de l’amour sur jeu.

GUSTAVE.

Du tout... il s’agit d’une entrevue.

DURAND.

D’un mariage, au Gymnase !

GUSTAVE.

Pourquoi pas... Ce ne sera pas le premier.

DURAND.

Et, dites-moi... la jeune personne...

GUSTAVE.

Je ne la connais pas... c’est aujourd’hui que je la vois pour la première fois... On m’a indiqué le numéro de sa loge... j’ai une stalle du côté opposé.

DURAND.

Ah ! c’est comme ça que se font les entrevues maintenant, à une lieue l’un de l’autre ?

GUSTAVE.

Moyen très prudent de voir tout de suite s’il y a compatibilité d’humeurs.

Air : Ces postillons sont d’une maladresse.

Mais à mon poste il faut aller l’attendre :
Adieu. J’y cours.

DURAND.

Adieu, mon jeune ami.
Je vous souhaite une femme bien tendre,

Riant.

D’un goût bien sûr... comme on les forme ici.

GUSTAVE, de même.

C’est justement ce qu’il me faut : merci.

Il va pour sortir par la gauche, puis il revient à Durand, et lui prenant la main.

De mon premier que déjà j’idolâtre
D’être parrain vous me ferez l’honneur.

Il sort par la gauche.

DURAND, seul.

Qui, moi, parrain !... c’est fini, ce théâtre
Me portera malheur.

 

 

Scène V

 

DURAND, MONSIEUR DE SAINT-ANDRÉ, ANTONINE, MADAME DE SAINT-ANDRÉ

 

MADAME DE SAINT-ANDRÉ, à Antonine.

Allons donc, Antonine, un peu plus de tenue... on ne regarde pas ainsi à droite et à gauche.

MONSIEUR DE SAINT-ANDRÉ.

Certainement, ma fille... ça n’est pas dans les convenances.

DURAND, les saluant.

Eh ! c’est monsieur de Saint-André.

ANTONINE, bas à sa mère.

Maman, est-ce que c’est le jeune homme ? Il est bien vieux.

MADAME DE SAINT-ANDRÉ.

Non, mademoiselle.

ANTONINE.

C’est peut-être celui que je vois là-bas avec des favoris.

Air des maris en Palestine.

Maman, que je suis émue !

En montrant un autre.

Est-ce là ?

MADAME DE SAINT-ANDRÉ.

Parlez plus bas.

ANTONINE.

Ce monsieur de l’entrevue ?

MADAME DE SAINT-ANDRÉ.

Tais-toi, ne regarde pas,
Surtout ne me quitte pas.

ANTONINE.

Quand on ne sait qui l’on épouse,
Ah ! quel tourment, et quel ennui !
Et depuis que je suis ici...
En voilà déjà dix ou douze
Que je prends pour mon mari.

MONSIEUR DE SAINT-ANDRÉ, gravement.

Ma fille, avant le mariage, ça n’est pas dans les convenances.

DURAND, qui s’est placé entre Antonine et madame de Saint-André, à madame de Saint André.

Un mariage !... Est-ce qu’il serait question pour mademoiselle ?...

MADAME DE SAINT-ANDRÉ, à demi-voix.

Mon Dieu oui, monsieur... un projet... Ne faites pas semblant... ma fille ne se doute de rien... pauvre petite !... elle est si sensible... les nerfs si délicats !... absolument comme sa mère... et il ne fallait pas moins qu’une entrevue...

DURAND, à part.

Une entrevue... Est-ce que ce serait ?...

MADAME DE SAINT-ANDRÉ.

Pour venir à ce théâtre... un théâtre que je déteste...

DURAND.

Et vous aussi !... vous voilà donc comme moi ?

MADAME DE SAINT-ANDRÉ.

Ah ! monsieur !... on y donne des pièces si immorales !... je me rappelle encore ce Plus Beau Jour de la Vie... quelle horreur !

ANTONINE.

Ah ! oui... cette pièce qui finit d’une manière si indécente.

DURAND.

Ah ! et comment le savez-vous, mademoiselle ?

ANTONINE, embarrassée.

Ah !... c’est-à-dire... moi, je ne sais pas... mais certainement, quand elle lui parle bas, en s’en allant...

MONSIEUR DE SAINT-ANDRÉ.

Air : De sommeiller encor, ma chère.

Ce n’est pas dans la convenance.

DURAND.

Pourquoi donc ? ça me semblait bien,
Car je croyais que l’innocence
À tout cela n’entendait rien.
Ou pour savoir ainsi d’avance
Deviner ce qu’on dit tout bas,
Il faut beaucoup d’intelligence.

MADAME DE SAINT-ANDRÉ.

Et ma fille n’en manque pas.

Ni moi non plus, monsieur... et je trouve révoltant qu’on ose tourner l’amour maternel en ridicule.

DURAND.

Pas l’amour maternel... mais les nerfs...

MADAME DE SAINT-ANDRÉ.

Eh bien, monsieur, parce qu’on est mère, il ne sera donc plus permis d’avoir des nerfs ?... qui est-ce qui en aura, si ce n’est une malheureuse femme,

D’une voix entrecoupée.

qui se sépare de tout ce qu’elle a de plus cher... pour se trouver en tête-à-tête avec son mari !

MONSIEUR DE SAINT-ANDRÉ.

Bien obligé.

MADAME DE SAINT-ANDRÉ.

Aussi j’ai dit à monsieur de Saint-André, qui avait des actions à tous les théâtres...

DURAND.

Ah ! le malheureux !

MADAME DE SAINT-ANDRÉ.

De vendre celles du Gymnase.

MONSIEUR DE SAINT-ANDRÉ.

Ce que j’ai fait ce matin... ça m’en fait quelques-unes de moins.

DURAND.

C’est toujours ça de plus.

MONSIEUR DE SAINT-ANDRÉ.

Moi, qui ai de l’esprit, j’ai profité du jour de l’ouverture ; parce qu’une pièce nouvelle, une salle neuve, ça met du monde dedans... et puis le lendemain, votre serviteur... il n’y a plus personne.

DURAND.

Vous avez bien raison... un théâtre si mal placé...

MADAME DE SAINT-ANDRÉ.

Si incommode.

DURAND.

Théâtre pitoyable !... pitoyable... et je ne sors pas de là...

DENNEVILLE, en dehors.

Oui, mon cher, 105, 75.

DURAND.

Eh ! c’est mon ami Denneville, l’agent de change.

 

 

Scène VI

 

DURAND, MONSIEUR DE SAINT-ANDRÉ, ANTONINE, MADAME DE SAINT-ANDRÉ, DENNEVILLE

 

DURAND.

Arrivez donc, vous venez bien tard.

DENNEVILLE.

C’est que je sors des coulisses de l’Opéra.

Pendant que Durand et Denneville causent ensemble, monsieur, madame de Saint-André et Antonine se promènent dans le foyer.

DURAND.

Ah ! vous y allez !... diable... diable !...

DENNEVILLE.

Vous savez que j’y ai des clientes... la petite danseuse dont je vous parlais, qui tous les matins me fait acheter des rentes.

DURAND.

Celle qui a ruiné deux princes russes ?

DENNEVILLE.

Oui... oui... elle a de l’ordre... elle fait des économies... J’ai aussi songé à votre affaire. J’ai placé vos quarante mille francs.

DURAND.

C’est bien.

DENNEVILLE.

Et comme vous m’avez laissé le maître du placement, je vous ai acheté des actions.

Montrant monsieur de Saint-André qui sort par la droite avec madame de Saint-André et Antonine.

Tenez... à ce monsieur... qui s’en va.

DURAND.

Ah ! mon Dieu ! des actions du Gymnase ! c’est donc ça qu’il se vantait d’avoir fait une bonne affaire.

DENNEVILLE.

C’est vous qui en avez fait une excellente.

DURAND.

Laissez-moi tranquille.

DENNEVILLE.

Ne parlez donc pas si haut... à qui en avez-vous ?... qu’est-ce que vous voulez ?

DURAND.

Je veux... je veux revendre... et le plus tôt possible.

DENNEVILLE.

Je ne demande pas mieux... c’est encore un droit de courtage... mais attendez quelques jours, et vous m’en remercierez... Le théâtre qui déjà allait bien... ira encore mieux, grâce à la nouvelle salle... les actions augmenteront... nous saisirons le moment.

DURAND.

Je comprends bien... mais si, d’ici là, il arrive malheur ?... si, avant que j’aie pu vendre avec bénéfice, les recettes diminuent... si les pièces tombent... ce qui se voit tous les jours.

DENNEVILLE.

C’est à vous de les soutenir... à commencer par celle d’aujourd’hui... et vous aurez de la peine.

DURAND, avec crainte.

Vous croyez...

DENNEVILLE.

Dame !... UNE FAUTE... Qu’est-ce que c’est que ce titre-là ?... de la politique... une pièce de circonstance ?

DURAND.

Du tout, monsieur, du tout... ça date de plus loin... et puis l’ouvrage me paraît bien monté... Mademoiselle Léontine joue dedans.

DENNEVILLE.

Je ne crois pas.

DURAND.

Je vous assure que si...

À l’ouvreuse qui entre par la gauche.

N’est-ce pas, madame Empile ?

 

 

Scène VII

 

DURAND, MADAME EMPILE, DENNEVILLE

 

MADAME EMPILE.

Oui, monsieur.

DURAND, avec satisfaction, regardant du côté de la salle.

Voilà que l’on arrive... Dieu soit loué !

MADAME EMPILE.

Et la salle aussi.

DURAND.

Quelle foule ! ça ne m’étonne pas... ce théâtre est si bien situé... et puis, regardez donc... des toilettes magnifiques !... On dira ce qu’on voudra... mais à tort ou à raison, c’est évidemment le rendez-vous de la meilleure compagnie, on ne peut pas le nier... et si ce n’était la pièce d’aujourd’hui qui me donne des inquiétudes... si je connaissais seulement le sujet... Dites-moi, madame Empile, avez-vous entendu parler de l’ouvrage nouveau ?

MADAME EMPILE.

Je crois bien... j’étais ce matin dans la salle avec madame Gibou, ma collègue des baignoires, et nous causions pendant qu’on répétait... je n’en manquerais pas un mot...

DURAND.

Eh ! bien, contez-nous ça... nous pourrons juger... si c’est bon...

DENNEVILLE.

Ou mauvais... D’ailleurs, c’est toujours agréable de savoir d’avance... on avertit ses voisins.

DURAND.

Oui... pour couper l’intérêt... j’espère bien au contraire que vous ne direz rien.

MADAME EMDILE.

Oh ! oui... il ne faut rien dire... sans cela, ça me compromettrait auprès de l’administration... D’abord, c’est une pièce qu’est ben farce.

DURAND.

On disait un drame.

MADAME EMPILE.

Raison de plus... vous allez voir... ça commence par un grand... qui est maigre !... moi, je ne sais pas au juste le nom de ces messieurs... mais n’importe... vous allez rire.

DENNEVILLE.

J’y suis... c’est Legrand.

DURAND.

Eh ! bien... ça n’est déjà pas mal.

MADAME EMPILE.

Non, ce n’est pas celui-là... mais c’est égal... il fait un rôle... vous savez, de ces rôles de...

DENNEVILLE.

De financier... j’en suis sûr.

DURAND, regardant Denneville.

Tant mieux... ça amuse toujours.

DENNEVILLE.

Merci.

MADAME EMPILE.

Non... un rôle... un grand rôle.

DURAND.

Un militaire qui revient d’Alger... c’est bon, il y aura des couplets de gloire et de lauriers.

MADAME EMPILE.

Mais non... un rôle de... que diable c’est y ?... enfin ça ne fait rien... Vient alors une femme à qui ça ne convient pas ; et qui dit comme ça : « Mais enfin, qu’est-ce que ça signifie ?... » Parce que, voyez-vous, elle, dans la pièce fait un rôle de...

DURAND.

De femme colère ?... ce n’est pas mal.

MADAME EMPILE.

Du tout... un rôle de... on ne voit que de ça... enfin, ça n’y fait rien... L’autre, que ça impatiente, répond : « Ah ! mais, écoutez donc... il ne faut pas croire que... » Pour lors, on entend du bruit... c’est les autres qui arrivent... c’est de la musique... c’est des cris... c’est un tapage... c’est superbe... et un grand qui s’écrie : « C’est faux !... c’est faux !... arrêtez, les violons ! recommencez-moi ça ! »

DURAND.

C’est dans la pièce.

MADAME EMPILE.

Certainement.

DENNEVILLE.

Et qui est ce qui disait cela ?

MADAME EMPILE.

Celui-là, je le connais... c’est monsieur Dormeuil, le régisseur.

DURAND.

Alors, ce n’était pas dans la pièce ; c’était dans la répétition.

MADAME EMPILE.

C’est possible... moi, je dis ce que j’ai entendu... et vous pouvez voir d’après cela seulement, que c’est une pièce bien sensible et bien intéressante.

DURAND.

C’est possible... mais, enfin, comment ça finit-il ?

MADAME EMPILE.

Ça finit que tout le monde s’est en allé.

DURAND.

Oui : mais le dénouement... les derniers mots ?

MADAME EMPILE.

Je me les rappelle... c’est une grande belle femme qui est venue, et qui a dit : « Ma fille, vous avez chaud, mettez votre châle et partons. »

DURAND.

C’est madame Fay qui aura dit cela à sa fille.

MADAME EMPILE.

C’est possible... car, de fait, c’était mademoiselle Léontine.

On entend plusieurs personnes en dehors qui appellent l’ouvreuse.

Air : Vaudeville de la Visite à Bedlam.

J’ vous d’ mande pardon, j’entends
Qu’aux premières on m’appelle,
Et je m’en vais, avec zèle,
Leur offrir mes petits bancs.

DURAND.

Un mot encor.

MADAME EMPILE.

Je m’en vas.
Adieu, messieurs, je vous laisse,
Mais surtout ne dites pas
Que vous connaissez la pièce.

Ensemble.

DENNEVILLE et DURAND.

Ah ! d’après cela, vraiment,
La pièce doit être belle ;
Quel malheur d’avoir sur elle
Hypothéqué { mon argent !
                    { son

MADAME EMPILE.

Bien des pardons ; mais j’entends
Qu’aux premières on m’appelle ;
Et je m’en vais, avec zèle,
Leur offrir mes petits bancs.

Elle sort par le fond.

 

 

Scène VIII

 

DURAND, MADAME EMPILE, DENNEVILLE, MONSIEUR et MADAME DE SAINT-YVES, entrant par la droite

 

SAINT-YVES.

Mon Dieu, madame, je suis entièrement de votre avis... si ce n’est que, dans un sens, peut-être, je pense tout le contraire... j’aime la foule ; et je ne l’aime pas... je l’aime, quand je suis placé.

MADAME DE SAINT-YVES.

Monsieur !...

SAINT-YVES.

Je me tais, madame, je me tais... et puisqu’il a fallu que, malgré moi, je vinsse à ce théâtre...

MADAME DE SAINT-YVES.

Oui, monsieur... je l’ai voulu.

SAINT-YVES.

Cela suffit, madame... on sait que vous êtes la maîtresse au logis...je fais tout ce que vous voulez...

DENNEVILLE, saluant monsieur et madame de Saint-Yves.

Monsieur de Saint-Yves... vous ici... par quel hasard... à ce théâtre ?

SAINT-YVES.

C’est bien malgré moi, je vous jure, car je puis bien dire que je n’aime pas ce théâtre.

DURAND.

Et pourquoi donc, monsieur ?

SAINT-YVES.

Ils disent tous qu’on m’y a mis en scène ; et ce n’est pas vrai... je ne ressemble en rien à monsieur Fortuné de Saint-Yves, qui d’abord parle très mal ; et si j’ai un défaut, ce n’est pas celui-là.

DURAND.

Non, sans doute.

SAINT-YVES,

Ensuite, celui qui joue ce rôle est un grand... et moi, je ne le suis pas... il n’y a donc pas la moindre allusion possible...

DURAND.

Non, certainement.

DENNEVILLE.

Madame a-t-elle vu la nouvelle salle ?

MADAME DE SAINT-YVES.

Pas encore... nous arrivons... comment la trouve-t-on ?

DURAND.

Mais on est généralement d’accord qu’elle est fort agréable.

SAINT-YVES.

Moi j’aimais mieux l’ancienne salle.

DENNEVILLE.

Elle était si incommode !

SAINT-YVES.

C’est justement pour cela... on entre dans une loge ; la toile n’est pas encore levée... on ne sait que dire : c’est un sujet de conversation tout fait : « Ah ! qu’on est mal à son aise !... que ces loges sont étroites !... » J’avais là-dessus deux ou trois phrases dont je me servais habituellement, et qui remplissaient les entr’actes d’une manière fort agréable.

MADAME DE SAINT-YVES.

Il suffit.

SAINT-YVES.

Et puis, écoutez donc, madame, il y avait aussi d’autres avantages que vous n’appréciez pas... certainement, d’être serré, c’est incommode ; mais quand c’est près d’une jolie femme...

MADAME DE SAINT-YVES, sévèrement.

Monsieur !

SAINT-YVES.

Je me tais, madame.

À Durand.

Car si je m’écoutais, je me fâcherais... je ferais un coup d’état.

DURAND.

Prenez garde... ils ne sont pas heureux cette année.

SAINT-Yves, à sa femme.

D’ailleurs je connais votre sévérité, et la rigidité de vos mœurs... aussi, c’est bien la dernière fois que je viendrai ici.

MADAME DE SAINT-YVES.

Non pas... nous y viendrons la semaine prochaine... j’ai vos nièces, toute votre famille à dîner, qu’est-ce que je ferais de tout ce monde-là ?... il faudra demander un spectacle.

SAINT-YVES.

Si vous le voulez absolument... mais c’est peut-être difficile.

DURAND.

Du tout... en prenant deux, trois, quatre loges... plus que moins...

DENNEVILLE, montrant Durand.

Voici, monsieur, qui est un des principaux actionnaires.

DURAND, passant auprès de madame de Saint-Yves.

Que désirerait madame ?

MADAME DE SAINT-YVES.

Air : Vaudeville de Partie Carrée.

Ce qu’on voudra... de l’intérêt, du style,
Un sujet neuf, comique, intéressant.

DURAND, soupirant.

Ah ! le public devient bien difficile !...
Quoi ! tout cela dans un acte ?

MADAME DE SAINT-YVES.

Oui, vraiment.
De l’action, des mœurs, un caractère :
Que l’on s’amuse, et qu’on rie aux éclats.

DURAND.

Je comprends bien... il vous faut du Molière
Et nous n’en tenons pas.

MADAME DE SAINT-YVES.

Alors ce que vous pourrez... pourvu que ce soit un spectacle... un spectacle varié.

SAINT-YVES.

Impossible... ils n’ont ici que du marivaudage... ils ne sortent pas de là... ce sont toujours des pièces de boudoir.

DURAND.

Voulez-vous la Loge du Portier ?

MADAME DE SAINT-YVES.

Fi donc !

SAINT-YVES.

Trop bas étage.

DURAND.

La Demoiselle à Marier ?

MADAME DE SAINT-YVES.

Trop bourgeois.

DURAND.

Les Grisettes ?

MADAME DE SAINT-YVES.

Trop mauvais ton.

DURAND.

La Manie des Places ? l’Intérieur d’un Bureau ?

MADAME DE SAINT-YVES, avec ennui.

Ah ! des mœurs administratives !

DURAND.

Le Comédien d’Étampes... le Sourd... le Secrétaire et le Cuisinier ?

SAINT-YVES.

Ce sont des farces... c’est ignoble !

DURAND.

Vatel... le Coiffeur et le Perruquier ?

MADAME DE SAINT-YVES.

C’est digne des Variétés.

DURAND.

Aimez-vous mieux Rodolphe, Yelva, Malvina, Philippe ?

MADAME DE SAINT-YVES.

C’est encore pire... c’est du drame !

SAINT-YVES,

Du mélodrame !... c’est épouvantable.

DURAND, s’échauffant.

Vous criez au marivaudage... il me semble cependant que Marivaux ne faisait pas de drames... et qu’en définitive, du bourgeois, du mauvais ton, de l’ignoble, des pièces de boudoir, et de l’épouvantable... cela forme un joli répertoire aussi varié qu’à aucun théâtre.

 

 

Scène IX

 

DURAND, MADAME EMPILE, DENNEVILLE, MONSIEUR et MADAME DE SAINT-YVES, MONSIEUR DE NOIRMINE et GUSTAVE, qui entrent en se disputant

 

MONSIEUR DE NOIRMINE.

Allons donc, monsieur, laissez-moi tranquille... vous êtes fou.

SAINT-YVES.

Eh ! mon Dieu, monsieur, qu’y a-t-il ?

MONSIEUR DE NOIRMINE.

Ce qu’il y a, monsieur ?... il y a qu’on veut se moquer de moi, et que je ne le souffrirai pas.

DURAND.

Comment cela ?

Madame de Saint-Yves et Denneville se promènent dans le foyer, sortent et rentrent de temps en temps jusqu’à la fin de la scène.

MONSIEUR DE NOIRMINE.

Figurez-vous, monsieur, que j’arrive à l’instant même de mon château de Noirmine en Sologne... où l’on est, j’ose le dire, comme à deux cents lieues de la capitale... Depuis quinze jours, je n’avais pas de nouvelles... et à mon entrée, là... dans ce corridor... je trouve monsieur qui se met à me conter un tas de balivernes.

SAINT-YVES.

Quoi donc, monsieur ?

MONSIEUR DE NOIRMINE.

Des choses incroyables.

DURAND.

Alors, je vous conseille d’y croire.

MONSIEUR DE NOIRMINE.

Laissez donc !... me soutenir que...

DURAND.

Oui, monsieur...

MONSIEUR DE NOIRMINE.

Et puis que...

GUSTAVE.

Oui, monsieur...

Saint-Yves va rejoindre sa femme et Denneville.

MONSIEUR DE NOIRMINE.

Enfin... et cela, en trois jours... allons donc... c’est un conte.

DURAND.

Non, monsieur... c’est de l’histoire... et une belle page.

MONSIEUR DE NOIRMINE.

Par exemple, vous me ferez croire que le peuple s’est... oh ! oh ! oh !... et que les autres... eh ! eh ! eh !...

GUSTAVE.

Comme vous le dites.

MONSIEUR DE NOIRMINE.

Bah !... ainsi, tout est perdu.

DURAND.

Au contraire.

MONSIEUR DE NOIRMINE.

Alors, je comprends... ces amas de pierres... ces arbres qui tout à l’heure m’ont fait tomber.

GUSTAVE.

Vous n’êtes pas le seul.

MONSIEUR DE NOIRMINE.

C’étaient des barricades... comme du temps de la Fronde, sous monseigneur Jules de Mazarin.

GUSTAVE.

Non, monsieur... c’est un peu mieux que cela.

Air des Scythes.

Ne parlez pas de ces temps de la Fronde,
Où factieux, et jamais citoyen,
Prince, prélat, grand seigneur, tout le monde
Vendait son bras à qui disait : combien ?
Sans que la France y fût jamais pour rien.
Plats courtisans, qui cherchaient à paraître...
Valets dorés, l’un de l’autre jaloux :
Ils se battaient pour se donner un maître,
Nous nous battons pour l’être enfin chez nous,
Nous voulions être maîtres chez nous.

MONSIEUR DE NOIRMINE.

Les maîtres chez vous !... vous avez donc perdu la tête !

Voyant le ruban tricolore que Gustave porte à sa boutonnière.

Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que je vois là à votre boutonnière !... vous me faites frémir... je suis sûr que j’ai changé de couleur !

DURAND.

Et la France aussi.

Air de Téniers.

À ce drapeau la France heureuse et fière
A rattaché tous ses succès.
Il fut longtemps l’étendard de la guerre,
Qu’il soit pour nous le gage de la paix.
Que ses couleurs ramènent l’espérance,
Sur l’horizon qui semblait l’obscurcir...
C’est l’arc-en-ciel annonçant à la France
Que les beaux jours vont revenir.

MONSIEUR DE NOIRMINE.

C’est fabuleux... c’est inimaginable !... allez donc passer quinze jours en Sologne... mais ça ne tiendra pas.

GUSTAVE.

Si fait, monsieur...

DURAND, à demi-voix.

Est-ce que par hasard, vous seriez ?...

MONSIEUR DE NOIRMINE.

Hélas ! monsieur... je suis un infortuné, qui perds deux petites sinécures : et qui vais me trouver réduit à vivre de mes quatre-vingts malheureuses mille livres de rente.

GUSTAVE.

Le pauvre homme !

MONSIEUR DE NOIRMINE.

Et mes pauvres enfants !... j’en ai deux à établir... deux grands gaillards pleins de moyens et d’ardeur...que j’avais fait entrer...

DURAND.

Dans le militaire ?...

MONSIEUR DE NOIRMINE.

Non, monsieur... au séminaire.

DURAND.

Il est sûr que pour parvenir...

MONSIEUR DE NOIRMINE.

C’était bien la meilleure porte.

GUSTAVE.

On dit qu’elle va être fermée.

MONSIEUR DE NOIRMINE.

Alors, voilà tous les états perdus... il n’y en a plus pour la jeunesse... on ne respecte plus rien...

Regardant vers la gauche.

Oh ! mon Dieu ! quel bruit dans ce corridor !... un jeune homme de dix-sept à dix-huit ans qui passe, et que tout le monde regarde avec respect.

DURAND, ôtant son chapeau.

C’est juste !... c’est un élève de l’École Polytechnique.

Air de Persuis.

Lorsqu’autrefois à l’étranger
Un traître vendit nos murailles,
On les vit, aux jours du danger,
Les premiers aux champs de batailles.
Les derniers ils l’avaient quitté,
Et la gloire qui les regarde...
Pour la France et la liberté
Les voit encore à l’avant-garde...
Les voit toujours à l’avant-garde.

MONSIEUR DE NOIRMINE.

Il n’y a donc plus d’enfants ?

GUSTAVE.

Non, vraiment... ils se sont émancipés.

MONSIEUR DE NOIRMINE.

Et vous croyez que ça ira bien ?

GUSTAVE.

J’en suis sûr... et avant un quart-d’heure, je vous aurai converti.

Air : Amis, voici la riante semaine.

Sur notre accord nos libertés se fondent,
Venez à nous... chez nous plus de partis ;
Que tous les cris, tous les vœux se confondent,
Dans un seul vœu... le bonheur du pays...
Pour qu’il soit libre, alliance éternelle,
Serrons les rangs ; et dans la France enfin,
Qu’il ne soit plus d’autre chaîne que celle
Que nous formons en nous donnant la main.

MONSIEUR DE NOIRMINE.

Ah ! mon Dieu ! quel bruit... est-ce une révolution ?

 

 

Scène X

 

DURAND, MONSIEUR DE NOIRMINE, GUSTAVE, MONSIEUR et MADAME DE SAINT-YVES, DENNEVILLE, MONSIEUR, MADAME et MADEMOISELLE DE SAINT-ANDRÉ, MADAME EMPILE

 

MONSIEUR, MADAME et MADEMOISELLE DE SAINT-ANDRÉ.

Oui, madame l’ouvreuse... ouvrez-nous vite !

MADAME EMPILE.

Un instant, un instant... voyons le coupon.

Pendant que monsieur de Saint-André cherche son coupon.

DURAND, bas à Gustave.

J’ai idée que c’est là votre prétendue, mademoiselle de Saint-André.

GUSTAVE.

Justement... enchanté de faire sa connaissance.

ANTONINE, vivement à l’ouvreuse.

Et il n’y a pas besoin de tant regarder... c’est le n° 13, ouvrez vite.

MADAME EMPILE.

N° 13, c’est impossible... la loge est pleine.

MONSIEUR et MADAME DE SAINT-ANDRÉ.

Qu’est-ce que vous dites ?

ANTONINE.

Vous les ferez sortir, puisque c’est nous qui l’avons louée.

MADAME DE SAINT-ANDRÉ.

Sans doute... je me plaindrai à l’administration.

MADAME EMPILE.

Permettez, madame, ce n’est pas la faute de l’administration... votre billet est pour demain.

TOUS, avec effroi.

Pour demain !

ANTONINE, avec colère.

Aussi, mon papa, vous n’en faites jamais d’autres... mais c’est égal, je suis venue pour voir le spectacle, je le verrai... parlez donc, défendez vos droits !

MADAME DE SAINT-ANDRÉ.

Prenez donc garde, ma fille, tout le monde nous regarde.

ANTONINE.

Eh ! maman, qu’est-ce que cela me fait !

DURAND, à Gustave.

Le caractère est gentil.

ANTONINE.

Il faut qu’on nous place, qu’on nous trouve une loge... ah ! je n’en puis plus... je suffoque !

MADAME DE SAINT-ANDRÉ.

Elle va avoir une attaque de nerfs... et moi aussi.

ANTONINE, se laissant aller dans ses bras.

Ah ! maman !

GUSTAVE, effrayé.

Des nerfs !... allons, je l’échappe belle... l’épousera qui voudra... dites encore qu’il n’est pas utile de venir au Gymnase !

MADAME DE SAINT-YVES, à son mari.

Eh venez donc, monsieur... on va commencer...

À madame Empile.

Vite, madame, ouvrez-nous, c’est le n° 13.

MADAME EMPILE.

Encore !

SAINT-YVES, étourdi.

Comment, celui qui est déjà pris... c’est nous qui l’avons.

MONSIEUR et MADAME DE SAINT-ANDRÉ.

Du tout, c’est nous.

DURAND, qui pendant ce temps a ouvert le coupon.

Eh ! mon Dieu non, c’est moi. Tout le monde l’a donc ?

TOUS, entourant madame Empile le coupon à la main.

C’est une horreur.

CHŒUR.

Air : Enfin voici l’heureux moment. (de Louise.)

C’est moi, c’est moi qu’il faut placer,
J’ai le numéro treize,
À notre aise
Il faut nous placer,
Et sans nous entasser.

MADAME EMPILE, parlant avec volubilité.

Voyons, voyons ; ils y sont déjà huit... mais avec un peu de bonne volonté.

À Saint-Yves.

Vous, monsieur, c’est probablement au rez-de-chaussée...

À part.

L’ouvreuse d’en bas s’en tirera comme elle pourra...

À madame de Saint-André.

Ces dames trouveront peut-être de la place en haut.

Montrant Durand.

Et quant à monsieur, avec un tabouret dans le couloir.

DURAND.

Moi !... un actionnaire...

MADAME EMPILE.

C’est pour cela... vous devez faire les honneurs.

UNE DAME.

Et nous, madame, placez-nous donc !

TOUS.

Et nous aussi... voilà qu’on commence.

SAINT-YVES, rentrant.

On commence... et pas de place !

TOUS.

Comment, pas de places ?

DENNEVILLE.

Pas de places... c’est affreux... la nouvelle pièce n’a qu’à bien se tenir.

DURAND, allant de l’un à l’autre.

Messieurs, de l’indulgence... c’est un jeune homme qui débute... ils vont faire tomber la pièce et mes actions aussi.

Vaudeville.

Air : Des Jolis Soldats.

Pendant la ritournelle on entend la petite sonnette du foyer qui annonce le commencement du spectacle.

TOUS.

Ah ! commencez, commencez, commencez
La pièce nouvelle
Nous appelle
Ah ! commencez, commencez, commencez,
Dépêchez-vous, nous sommes pressés.

DENNEVILLE.

De l’or des pauvres contribuables
Ô vous qui toujours vous engraissez,
Ah ! finissez, finissez, finissez,
Faiseurs de budgets interminables,
Ah ! finissez, finissez, finissez,
De vos suppléments ils ont assez.
Ils veulent bien remplir votre caisse ;
Mais à ce peuple si patient,
Vous qui promettiez sans cesse
Du bonheur pour son argent...
Ah ! commencez, commencez, commencez
C’est là l’espérance
De la France
Ah ! commencez, commencez, commencez,
Dépêchez-vous, nous sommes pressés.

MONSIEUR DE NOIRMINE.

Fils de Loyola, mes chers confrères !
À l’air confit, aux regards baissés,
Ah ! finissez, finissez, finissez !
Des coups d’état grands missionnaires,
Ah ! finissez, finissez, finissez !
De Saint-Acheul les jours sont passés.
Mais ne perdez pas pour ça courage,
Changez d’habits, mais mon pas de mœurs,
Et sous un autre langage,
Comme sous d’autres couleurs,
Recommencez, commencez, commencez,
En plongeant sans honte
L’on remonte.
Recommencez, commencez, commencez,
Le ciel aidant, nous serons placés.

SAINT-YVES.

De tant de promesses mensongères,
Vous qui nous avez longtemps bercés,
Ah ! finissez, finissez, finissez.
Flatteurs des caprices arbitraires,
Ah ! finissez, finissez, finissez :
De toutes les cours disparaissez,
Règne des lois, ou nul ne s’écarte
Des saints devoirs de la liberté ;
Tems prospères, où la charte
Devient une vérité,
Ah ! commencez, commencez, commencez,
C’est là l’espérance
De la France
Ah ! commencez, commencez, commencez :
Dépêchez-vous, nous sommes pressés.

On entend les trois coups qui annoncent l’ouverture, tout le monde sort pour aller prendre sa place.

DURAND, seul, au public.

Me voilà seul... j’entends l’ouverture...
Dieux ! quel bruit !... vous là haut qui toussez,
Ah ! finissez, finissez, finissez...
Déjà n’entends-je pas un murmure ?
Ah ! finissez, finissez, finissez.
Vous qui d’improuver êtes pressés.
Jadis indulgents, daignez l’être encore.
Qu’un bravo vienne nous égayer,
Je crois la salle sonore,
Si vous voulez l’essayer...
Ah ! commencez, commencez, commencez
Qu’un succès dans la salle
M’installe,
Ah ! commencez, commencez, commencez
De l’obtenir nous sommes pressés.

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