Le Faubourien (Charles DESNOYERS)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Gaîté, le 24 avril 1831.

 

Personnages

 

PIERRE LEBLANC

CLAUDE LEBLANC, son frère

BERTIN, propriétaire

HENRIETTE, sa fille

GUSTAVE JENNEVAL, son neveu

MADAME D’HERVIGNY, jeune veuve

DURAND, huissier

CHARLEMAGNE, homme d’affaires

PHILIPPE, valet de chambre

 

La scène se passe à Paris, dans un salon de la Chaussée-d’Antin.

 

Le Théâtre représente l’intérieur d’un salon.

 

 

Scène première

 

JENNEVAL, PHILIPPE, D’AUTRES DOMESTIQUES

 

Au lever du rideau, Jenneval donne des ordres à plusieurs domestiques dont il est entouré.

JENNEVAL.

C’est cela, mes amis... du zèle, de l’activité... l’illumination, le feu d’artifice, le théâtre portatif, et cætera, et cætera... enfin, n’oubliez aucun des ordres que je vous ai donnés. Le déjeuner est bientôt fini... on va sortir de table et passer dans ce salon pour prendre le café et les liqueurs... vite, vite, dépêchons.

Ils sortent.

 

 

Scène II

 

JENNEVAL, seul

 

Allons, j’espère bien que notre petite fête pour être improvisée n’en sera pas moins satisfaisante, rien n’y manquera ! bal, concert, comédie bourgeoise... Ah ! justement voici Madame d’Hervigny, notre grande coquette... elle tient une brochure à la main, elle étudie son rôle...

 

 

Scène III

 

JENNEVAL, MADAME D’HERVIGNY

 

MADAME D’HERVIGNY entre, tenant à la main une brochure et chantant les quatre derniers vers d’un couplet.

Il n’est qu’on temps pour la jeunesse
Il n’est qu’un temps pour les amours !...
On ne saurait aimer sans cesse,
Et l’on peut commander toujours.

JENNEVAL, s’approchant d’elle, et lui baisant la main.

À merveille !

MADAME D’HERVIGNY.

Ah ! c’est vous, M. Jenneval.

JENNEVAL.

Nos convives en sont encore au Champagne, et vous les quittez ?

MADAME D’HERVIGNY.

Mais, vous-même.

JENNEVAL.

Moi, c’est différent ; ma présence était indispensable dans ce salon : maître des cérémonies...

MADAME D’HERVIGNY.

Et moi, n’ai-je pas aussi mes raisons ?... ce rôle qu’il faut apprendre...

JENNEVAL.

Je vous félicite, Madame, de votre goût pour l’étude.

MADAME D’HERVIGNY, montrant la brochure.

C’est si joli !

JENNEVAL, lisant.

Répertoire de théâtre du Gymnase... Excellents ouvrages !

MADAME D’HERVIGNY.

Délicieux !

JENNEVAL.

Voilà pourtant, voilà ce qui a reformé tout-à-fait le caractère de mon oncle.

MADAME D’HERVIGNY.

De M. Bertin ?

JENNEVAL.

Oui, Madame !... Ancien marchand de Draps de la rue Saint-Denis, le voilà, grâce au ciel, retiré du commerce ; le voilà qui commence a jouir de la vie... Je refais son éducation, je l’instruis à dépenser honorablement sa fortune... et dans toutes ses actions, ses affaires, il ne consulte plus que mes avis... et les vaudevilles du Gymnase, que nous jouons ici en amateurs deux fois par semaine.

MADAME D’HERVIGNY.

Vraiment !

JENNEVAL.

Il a vu là dedans qu’un étourdi, un mauvais sujet comme moi est un homme charmant, qu’un jeune homme qui a fait des dettes, et qui ne les paie pas... comme je fais, est tout ce qu’il y a de plus aimable, de plus gracieux, de plus intéressant au monde...

MADAME D’HERVIGNY.

Exemples : Frédéric de la Somnambule, Gustave de l’Héritière.

JENNEVAL.

Précisément.

MADAME D’HERVIGNY.

Et ce sont nos auteurs à la mode qui nous ont dit cela les premiers ?

JENNEVAL.

Oh ! les premiers ! on en parlait déjà du temps de Molière et de quelques autres... qu’on admirait autrefois... avant la première révolution.

MADAME D’HERVIGNY.

Et maintenant... vous croyez ?

JENNEVAL.

Maintenant, on n’en veut plus ; nos vaudevillistes les ont écrasés.

MADAME D’HERVIGNY.

Ah ! oui... je sais comment.

JENNEVAL.

Vous savez ?...

MADAME D’HERVIGNY.

C’est très facile... Voulez-vous travailler pour le théâtre ? vous prenez une douzaine de chefs-d’œuvre, de l’espagnol, de l’allemand, de l’anglais ; vous trouvez des traductions dans tous les cabinets de lecture ; c’est très commode... vous les prenez ; vous-y joignez un peu de Molière, du Picard, du Marivaux, du Regnard, du Lesage, et cætera... Vous voyez, après cela, s’il n’y a pas parmi les auteurs vivants quelque chose de bon à prendre... vous le prenez ; vous par courez deux ou trois romans, vous y trouvez des scènes toutes faites... vous les prenez ; enfin vous ne laissez rien perdre. Vous prenez de tout la crème, la quintessence ; et nous avons de la sorte des ouvrages qui valent mieux que tous les anciens.

JENNEVAL.

Eh ! mon Dieu, oui, voilà le secret de ces messieurs.

MADAME D’HERVIGNY.

Air du Charlatanisme.

Prenant toujours par-ci par-là,
Sans peine l’on fait un ouvrage.

JENNEVAL.

Et l’on garde, sur tout cela,
Au moins une ligne par page.

MADAME D’HERVIGNY.

Un je ne sais quoi plein d’attraits
Sert à déguiser ce mélange...

JENNEVAL.

Puis avec les principaux traits...

MADAME D’HERVIGNY.

On fait des pointes de couplets...

JENNEVAL.

Et voilà comme ça s’arrange.

Mais on vient, je crois... Oui, c’est notre société... Philippe, François, Alexandre, à notre poste... le café et les liqueurs.

 

 

Scène IV

 

JENNEVAL, MADAME D’HERVIGNY, BERTIN, HENRIETTE, CHARLEMAGNE, LA SOCIÉTÉ

 

Bertin entre donnant la main à sa fille, qui va s’asseoir tristement dans un coin du théâtre. Jenneval va au-devant des dames qu’il fait placer. Charlemagne s’approche de madame d’Hervigny.

CHŒUR GÉNÉRAL.

Air du Paysan Perverti.

Amis, le plaisir
Vient nous réunir,
Saisissons gaiement
Cet heureux moment ;
Peut-être demain
Viendra le chagrin...
Du moins aujourd’hui
Moquons-nous de lui,
Puisque le plaisir, etc.

BERTIN, à son neveu.

Te voilà, mauvais sujet !

JENNEVAL.

Merci, mon oncle, c’est le plus bel éloge que vous puissiez faire de moi.

CHARLEMAGNE, bas à Madame d’Hervigny.

Eh ! bien, Madame, décidément, voulez-vous acheter mon écrin ?

MADAME D’HERVIGNY.

Votre écrin !... en vérité, monsieur Charlemagne, vous êtes un terrible homme... au milieu d’une fête.

CHARLEMAGNE.

Raison de plus pour vous proposer mes diamants, et si vous les aviez vus...

Il va les tirer de sa poche.

MADAME D’HERVIGNY.

Non... plus tard... un autre jour...

CHARLEMAGNE.

Que voulez vous ? Je suis homme d’affaires... les affaires avant tout, je ne connais que cela.

MADAME D’HERVIGNY, s’approchant d’Henriette qui semble rêver profondément.

Eh ! bien, Mademoiselle, qu’avez vous donc ?

HENRIETTE.

Moi, rien, rien.

BERTIN.

Si fait, tu es triste... Tu n’as pas l’air de partager les plaisirs de la fête.

JENNEVAL

Cela n’est pas flatteur pour moi, qui en suis l’ordonnateur.

HENRIETTE.

Pardon, pardon, mon cousin, cette fête est charmante, et je vous assure que je m’y amuse beaucoup.

CHARLEMAGNE, à part.

Il y paraît.

S’approchant d’un groupe de dames.

Vous ne voulez pas m’acheter mon écrin ?

MADAME D’HERVIGNY.

À propos, mon cher monsieur Bertin, il me semble que vous nous avez promis d’inviter M. Pierre Leblanc.

Henriette lève la tête.

JENNEVAL.

Qui ? le locataire du troisième ! celui que nous appelons Je Faubourien ?

BERTIN.

Oui ; un ouvrier du faubourg Saint-Antoine, qui s’est fait, je ne sais comment, une petite fortune, et qui est venu loger dans mon hôtel... Un brave garçon.

JENNEVAL.

Un pauvre diable, qui a quitté la veste pour prendre un frac ; mais qui n’a pas le moindre usage du monde.

MADAME D’HERVIGNY.

Eh ! bien, c’est un élève que vous feriez...

JENNEVAL.

Impossible. Je choisis mes élèves.

CHARLEMAGNE.

Un lourdaud ! un imbécile !

HENRIETTE.

Messieurs... pourquoi vous moquer ainsi de ce pauvre jeune homme ? Il a l’air si bon.

CHARLEMAGNE.

Le fait est qu’il a l’air d’un bon enfant.

JENNEVAL.

Allons, il faut bien que j’aie tort, puisque ma jolie cousine me désapprouve. Il est possible que j’aie mal jugé M. Pierre Leblanc, et je suis tout prêt à changer d’opinion à son égard, à lui faire même les honneurs de cette soirée. Mais, d’avance, je crois pouvoir vous dire qu’il ne vous amusera pas.

MADAME D’HERVIGNY.

N’importe, il faut de l’indulgence, et j’ai dans l’idée qu’au bout de deux ou trois leçons, il brillerait dans un salon tout comme un autre.

JENNEVAL.

Allons, puisque vous l’exigez... Philippe ?

PHILIPPE.

Monsieur ?

JENNEVAL.

Va dire à M. Pierre Leblanc que mon oncle le supplie de venir passer la soirée avec nous.

PHILIPPE.

Oui, Monsieur.

Il sort.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, excepté PHILIPPE

 

JENNEVAL, à la société.

Préparez-vous à voir le plus singulier original... Il est tout gêné dans l’habit neuf qu’il s’est fait faire en quittant le faubourg Saint-Antoine. Dans un salon, il est tout dépaysé ; il baisse les yeux, il s’assied sans regarder personne, il ré pond à toutes les questions qu’on lui adresse : oui, non, peut être... Je ne sais pas... Monsieur, vous êtes trop bon, bien obligé ; puis il reste une heure sans rien dire.

MADAME D’HERVIGNY.

C’est vrai ! Pauvre M. Leblanc !

JENNEVAL.

Et ce sera bien pis encore, s’il nous amène avec lui son frère, Claude Leblanc, et il l’amènera ; car ils sont inséparables... Celui-là n’est pas timide, il ne se gêne pas... Il se mettra à son aise avec nous comme avec ses anciens compagnons d’atelier. Si nous lui déplaisons, il va nous le dire... Tenez, les voyez-vous tous les deux ?... Dans quelques minutes, la société jugera si j’avais tort.

Les deux faubouriens entrent en scène conduits par Philippe ; toute la société se lève.

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, PIERRE LEBLANC, CLAUDE LEBLANC, PHILIPPE

 

JENNEVAL, allant au devant de lui.

Eh ! bonjour donc, mon cher monsieur Leblanc, en chanté de vous voir.

LEBLANC.

Monsieur...

Il reste toujours au fond du salon.

BERTIN.

Asseyez-vous, je vous en prie.

LEBLANC.

Vous êtes trop bon.

CHARLEMAGNE.

Asseyez-vous donc, monsieur Pierre Leblanc.

MADAME D’HERVIGNY, minaudant.

Tenez, à côté de moi.

Elle lui montre une chaise placée entre elle et Henriette.

LEBLANC.

Madame... je... certainement...

Il s’avance d’un air gauche et en baissant les yeux vers la place qu’on lui désigne. Son chapeau lui échappe des mains et roule par terre ; en voulant le ramasser, il renverse une chaise.

Ah ! pardon, mille pardons...

JENNEVAL, à la société.

Hein ! voyez-vous si j’avais tort.

À Leblanc.

Ne vous donnez pas la peine.

Il relève la chaise, puis ramasse le chapeau qu’il remet à Philippe.

Philippe...

Bas.

Je le livre le frère, emmène-le, c’est bien assez pour nous d’en avoir un.

PHILIPPE.

Oui, Monsieur.

Il va à Claude Leblanc qui, depuis le commencement de la scène, est resté au fond du théâtre.

Mon ami, vous allez venir avec nous.

CLAUDE.

Ah !... à cause ?

PHILIPPE.

Pendant qu’on s’amusera dans le salon, nous nous divertirons à l’office.

CLAUDE.

Ah !... J’veux pas aller à l’office.

PHILIPPE.

Pourquoi ?

CLAUDE.

Parce que je n’y serais pas à ma place ; mais j’veux pas rester ici... parce que j’ n’y serais pas à ma place non plus ; mon frère... je ne dis pas... il sait lire et écrire, il a été aux mutuels et à l’école du Commerce.

Air : Simple soldat.

C’est un garçon qu’a du talent
Et de l’esprit et du génie...
Il n’ s’ra pas, ben certainement,
Le plus bêt’ de la compagnie.

LEBLANC.

Eh ! tais-toi donc.

CLAUDE.

Mon frèr’ me dit tout bas
Qu’il faudrait m’ taire ou changer de langage ;
Parler mieux qu’ça, moi, j’e n’le pourrais pas.
J’ai dit une bêtis’... et j’m’en vas
Pour n’en pas dire davantage.

Il sort avec Philippe.

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, excepté CLAUDE, PHILIPPE et LES DOMESTIQUES

 

JENNEVAL, à la société.

Comment trouvez-vous les deux frères ?

BERTIN, bas.

Admirables.

MADAME D’HERVIGNY, lorgnant Leblanc.

Il n’est pas mal.

JENNEVAL.

Ah ! ça, mon cher monsieur Leblanc, prenez-vous du café ?

LEBLANC.

Non, monsieur.

BERTIN.

Un petit verre de liqueur ?

LEBLANC.

Non, Monsieur.

CHARLEMAGNE, bas à Leblanc.

Voulez-vous m’acheter des diamants ?

LEBLANC.

Non, Monsieur.

MADAME D’HERVIGNY.

Vous nous restez pour le bal ?

LEBLANC.

Non, Madame.

MADAME D’HERVIGNY.

Vous ne dansez pas ?

LEBLANC.

Jamais, madame.

MADAME D’HERVIGNY.

Jamais !

HENRIETTE, à part.

Pauvre jeune homme !

JENNEVAL.

Au moins vous jouez à l’écarté ?

LEBLANC.

Non, monsieur.

CHARLEMAGNE.

Il ne sait rien faire.

JENNEVAL.

M. Leblanc ?

LEBLANC.

Monsieur.

JENNEVAL.

N’avez-vous jamais été en soirée ?

LEBLANC.

Quelquefois.

JENNEVAL.

Et qu’y faisiez-vous ?

LEBLANC.

Oh ! mon Dieu, rien... je...

CHARLEMAGNE, bas à Jenneval.

Il s’ennuyait.

JENNEVAL, bas.

Et il ennuyait les autres...

À la société.

Quand je vous le disais ; il n’est pas amusant du tout, parole d’honneur.

Haut.

Une partie d’écarté ! venez, mon cher oncle.

Il va s’asseoir, en forme une table d’écarté.

MADAME D’HERVIGNY, bas à quelques dames.

À mon tour maintenant, nous verrons si je le ferai parler davantage.

Elle se rapproche de lui.

Monsieur Leblanc ?

LEBLANC, reculant sa chaise.

Madame ?

MADAME D’HERVIGNY.

Vous avez été l’autre jour au spectacle ?

LEBLANC.

Oui, Madame.

MADAME D’HERVIGNY.

Qu’en dites-vous ?

LEBLANC.

Rien.

MADAME D’HERVIGNY.

Comment trouvez-vous la pièce ?

LEBLANC.

Bonne.

MADAME D’HERVIGNY.

Les acteurs ?

LEBLANC.

Bons.

MADAME D’HERVIGNY.

Vous n’êtes pas difficile.

LEBLANC.

Je ne m’y connais pas.

MADAME D’HERVIGNY, se rapprochant encore et parlant plus bas.

Mais que dites-vous de cette scène ?...

LEBLANC, reculant davantage.

Laquelle, Madame ?

MADAME D’HERVIGNY.

Celle où les deux amants se trouvent placés l’un près de l’autre, dans le salon.

LEBLANC.

Ah ! la scène d’amour.

MADAME D’HERVIGNY.

Précisément. Ils n’écoutent rien de ce qui se passe à côté d’eux ; ils sont seuls au milieu de ce monde qui les entoure ; peu à peu ils se rapprochent, leurs yeux se rencontrent, et... cela est charmant, n’est-il pas vrai ?

LEBLANC, qui a toujours reculé sa chaise à mesure que madame d’Hervigny a rapproché la sienne.

Oui, Madame, cela est charmant, mais...

MADAME D’HERVIGNY.

Mais... ?

Elle se rapproche une dernière fois.

LEBLANC.

C’est une scène de comédie ?

Ici sa chaise, qu’il reculait toujours, touche celle d’Henriette qu’il n’avait pas encore vue, il se retourne et l’aperçoit.

MADAME D’HERVIGNY.

Ah !... vous avez raison.

Elle se lève et se retournant vers les autres dames, leur dit à demi-voix.

Non, décidément, je ne crois pas qu’il fasse jamais rien.

Tous les personnages jouent à l’écarté, ou sont groupés autour des joueurs. Le mouchoir d’Henriette tombe par terre. Leblanc hésite à le ramasser, il s’y décide moment où elle se baisse elle-même. Il lui cogne le front.

CHARLEMAGNE, à part.

Est-il bête !

LEBLANC, à Henriette.

Mademoiselle, que d’excuses !

HENRIETTE.

Vous ne m’en devez pas, Monsieur.

LEBLANC.

Mademoiselle !...

HENRIETTE.

Monsieur !

LEBLANC.

Mademoiselle !...

HENRIETTE.

Monsieur...

LEBLANC.

Tenez, je ne sais pourquoi j’ai plus de confiance en vous qu’avec tous les autres. Vous ne vous moquerez pas de moi, n’est-ce pas ?

HENRIETTE.

Me moquer de vous et pourquoi ?

LEBLANC.

C’est ce que je me disais ; et pourtant, ils n’ont pas plus de motifs que vous...

HENRIETTE.

Il est vrai.

LEBLANC.

Mais vous êtes bonne, vous : vous ne leur ressemblez pas.

HENRIETTE.

Monsieur...

LEBLANC.

Ah ! Mademoiselle, si vous saviez !...

HENRIETTE.

Quoi donc ?

LEBLANC.

Rien, rien...

JENNEVAL, quittant la table d’écarté.

Là ! j’ai perdu la partie. Je ne joue plus.

BERTIN.

Ni moi. Un peu de musique.

PLUSIEURS VOIX.

Oui, oui de la musique.

JENNEVAL.

Madame d’Hervigny, je suis à vos ordres.

MADAME D’HERVIGNY.

Commençons.

Elle se met au piano avec Jenneval.

Vous ne chantez pas, Monsieur Leblanc ?

JENNEVAL.

Ah ! c’est vrai, j’oubliais, Monsieur Leblanc, voulez-vous ?

LEBLANC.

Non, Madame, don, Monsieur ; je n’ai pas de voix.

BERTIN.

Attention !

TOUS.

Silence ! silence !

MADAME D’HERVIGNY.

Air de Léocadie.

Édouard, assis près d’Hortense,
Que son cœur adore en secret,
Voudrait lui peindre sa souffrance...
Mais comment faire ? Il n’oserait. (bis.)
Il est forcé de garder le silence ;
Mais ses yeux
Expriment tous ses feux,
Quoique novice encor, la jeune Hortense
À déjà (bis.)
Compris ce silence-là.
Novice encore, la jeune Hortense, etc.

Chaque vers de ce couplet a frappé l’attention de Leblanc et d’Henriette. Il la regarde avec amour et la jeune personne baisse les yeux.

Tremblant alors, la jeune fille
Cherche à se donner un maintien ;
Car autour d’elle est sa famille
Qui la surveille, et n’y voit rien ! (bis.)
Baissant les yeux, elle est plus belle encore :
Heureux moment !
Trouble charmant.
Elle se tait ; mais celui qui l’adore
À déjà (bis.)
Compris ce langage-là.
Elle se tait, etc.

Même jeu de scène que pendant le premier couplet. L’embarras d’Henriette a semblé croître jusqu’à la fin de la romance. Le blanc a suivi tous ses mouvements.

BERTIN, après le morceau.

Bravo ! bravo !

Tout le monde applaudit.

JENNEVAL.

Maintenant, un tour de jardin.

TOUS.

Oui, oui, au jardin.

CHARLEMAGNE, à part.

Mauvaise soirée pour moi ! Je n’ai pas fait une seule affaire.

BERTIN, bas.

À merveille ! Éloignons notre société... Ma chère enfant, madame, et toi aussi, mauvais sujet, d’ici à trois ou quatre minutes, vous reviendrez dans ce salon. J’ai un projet à vous communiquer.

JENNEVAL, avec joie.

Ah ! oui, un projet : je sais ce que c’est.

HENRIETTE, tristement, à part.

Et moi aussi.

MADAME D’HERVIGNY.

Quoi donc ?

BERTIN.

Vous le saurez tout à l’heure.

Haut.

Venez, venez, mes amis.

Il offre sa main à madame d’Hervigny. Leblanc va pour offrir la sienne à Henriette, il est prévenu par Jenneval.

HENRIETTE, à part.

Pauvre jeune homme !

CHŒUR.

Ici le plaisir
Vient nous réunir ;
Saisissons gaiement.
Cet heureux moment.
Peut-être demain
Viendra le chagrin ;
Du moins aujourd’hui,
Moquons-nous de lui.

Sortie générale. Leblanc reste seul en scène.

 

 

Scène VIII

 

PIERRE LEBLANC, puis CLAUDE LEBLANC

 

LEBLANC.

Que je suis malheureux !

CLAUDE est entré pendant la sortie des autres personnages, et s’approchant de Pierre Leblanc qui est enseveli dans ses réflexions.

Frère... c’est moi.

LEBLANC.

Eh ! bien ?

CLAUDE.

Eh ! bien ?

LEBLANC.

Parle.

CLAUDE.

Après toi.

LEBLANC.

Parle donc.

CLAUDE.

Veux-tu que je te dise ?

LEBLANC.

Enfin !

CLAUDE.

Je crois qu’on ne nous a fait venir ici...

LEBLANC.

Que pour se moquer de nous.

CLAUDE.

Çà me fait c’ l’effet-là.

LEBLANC.

Ce monsieur Jenneval, ce jeune homme à la mode.

CLAUDE.

Ce grand escogriffe, tout couvert de galons, qu’il appelle son valet de chambre...

LEBLANC.

Me venger ! Je le pourrais.

CLAUDE.

Et moi donc ; j’ai de fameux poings, va.

LEBLANC, tirant une carte de sa poche.

Tiens... regarde... avec cette carte, j’aurais de quoi le mystifier à mon tour... lui prouver que je le vaux bien.

CLAUDE.

Qu’est-ce que c’est qu’ça ? Cré-coquin ! que c’est embêtant de ne pas savoir-lire !

LEBLANC.

Plus tard... tu le verras... Oui, ce soir même, après avoir donné à ce monsieur Jenneval la leçon qu’il mérite, je quitterai cette maison pour n’y jamais rentrer.

CLAUDE.

Bien vu.

LEBLANC.

Et pourtant... Ah ! mon ami.

CLAUDE.

Oui, frère... je sais ce que tu veux dire. Aussi, pour quoi qu’ t’es si timide ? Un gaillard comme toi, un faubourien, qui a reçu de l’éducation... T’as peur, t’es poltron. Ah ! ben, excusez... T’est encore pas mal godiche, par exemple.

LEBLANC.

Que veux-tu, c’est plus fort que moi.

Air du Comte Ory.

J’excuse tes railleries,
Frère, tu connais mon cœur.
En juillet, aux Tuileries,
Certes, je n’avais pas peur.
Tous les deux d’abord sans armes,
Et pourtant au premier rang,
Nous affrontions les alarmes,
Et nous marchions en criant :
Arrière les gendarmes !
Prenons, prenons leurs armes !
J’ tap’ partout, j’ connais rien,
J’suis faubourien.

CLAUDE.

Oui, dans c’temps-là, j’m’en souviens,
Tu parlais comme un faubourien.

LEBLANC.

Dans c’temps-là, j’m’en souviens,
J’étais faubourien.

CLAUDE.

Mais à présent, c’n’est pus ça... vous m’direz : depuis juillet, il s’est passé tant d’choses auxquelles on n’devait pas s’attendre.

Même air.

C’est p t’êt pour ça que mon frère,
Qu’était jadis un luron,
A changé de caractère
Et perdu tout son aplomb.
C’est pourtant vrai... ton courage
A l’air de s’être éclipsé...
Qu’est-c’ qui t’ fait peur ? J’en enrage,
Une p’tit’  fille, un nez r’troussé.
Moi, près d’un faubourienne,
Pas d’ frayeur qui me r’tienne.
En avant, j’connais rien,
Je suis faubourien.

Parlant.

Si elle m’ donne un soufflet, tant pire ! J’aim’ çà les soufflets d‘ femme... Eh ! allons donc, ma p’tit’ mère, n’ faites pas d’façon... des Héros de c’ pauvre juillet, ça s’embrass‘ toujours... Jusqu’à nouvel ordre...

En amour, non, je n’ connais rien,
J’ vas toujours comme un faubourien.
En avant, etc.

LEBLANC.

Silence ! on vient.

CLAUDE.

Oui, v’là l’bourgeois avec sa famille.

Ils se retirent tous les deux dans un coin du théâtre.

 

 

Scène IX

 

PIERRE LEBLANC, CLAUDE LEBLANC, BERTIN, HENRIETTE, JENNEVAL, MADAME D’HERVIGNY

 

JENNEVAL.

Mon cher oncle, nous voici au rendez-vous.

MADAME D’HERVIGNY.

Je vous écoute.

BERTIN, bas, en montrant Leblanc qui semble tout embarrassé de sa contenance et ne pas savoir s’il doit rester ou sortir.

Ce monsieur qui reste là, qui ne s’aperçoit pas qu’il est de trop.

JENNEVAL, bas.

C’est vrai... Je vais lui dire.

HENRIETTE, bas en l’arrêtant.

Mon cousin... ce monsieur est ici, chez mon père.

JENNEVAL, bas.

Vous avez raison, je me tais.

BERTIN.

Monsieur Leblanc, je n’espérais pas avoir le plaisir de vous rencontrer ici.

LEBLANC.

Monsieur...

BERTIN.

Mais puisque vous voilà, vous me donnerez votre avis sur une affaire de famille... je serais flatté...

LEBLANC.

Monsieur... je ne mérite pas... vous êtes trop bop...

JENNEVAL, bas.

Il ne bouge pas.

MADAME D’HERVIGNY, bas.

Il reste.

BERTIN, sans le regarder.

Voici le fait ; ma fille Henriette touche à sa dix-huitième année ; je suis vieux, il est temps de songer à son avenir, à son établissement ; il est temps de lui donner un époux... Je l’ai choisi ; c’est le meilleur de mes amis, c’est mon neveu, c’est Gustave.

Il donne la main à Jenneval.

JENNEVAL.

Ah ! mon cher oncle !

HENRIETTE, à part.

Grand Dieu !

MADAME D’HERVIGNY et LEBLANC.

M. Jenneval !

CLAUDE.

Ah ben ! excuses.

LEBLANC.

Qu’entends-je ? M. Jenneval, il se pourrait !

JENNEVAL.

Eh ! bien, qu’a-t-il donc ?

LEBLANC.

Monsieur Bertin...

BERTIN.

Monsieur...

CLAUDE, à part.

À la bonne heure, il va parler.

LEBLANC.

Ô ciel, qu’allais-je dire ?

BERTIN.

Eh bien, monsieur Leblanc, je vous écoute.

LEBLANC.

Pardon, pardon, Monsieur... je ne puis... je ne dois pas me permettre...

JENNEVAL.

Voyons, Monsieur, parlez... Qu’en pensez-vous ?

LEBLANC.

De ce mariage ?

JENNEVAL.

Oui.

LEBLANC.

Moi ?

JENNEVAL.

Oui, vous.

LEBLANC.

Rien, rien du tout.

CLAUDE.

De quoi ? De quoi ? rien... il pense que ce mariage-là n’a pas le sens commun ; et moi aussi... je l’pense.

JENNEVAL.

Insolent !

LEBLANC.

Mon frère, te tairas-tu ?

CLAUDE.

Ah ! dame, tant pire puisque le mot est lâché, je ne m’en dédis pas... non, c’mariage-là n’a pas l’ sens commun... Ah ! faites vos grands yeux tant qu’il vous plaira, ça n’ m’empêchera pas d’ parler... Vous vous êtes moqué d’ mon frère, je le revenge. Votre grand laquais a voulu s’ gausser de moi. Il me l’ paiera, et en bonne monnaie encore, parce que tout bête que j’suis, j’sais m’servir de mon bras tout comme un autre.

J’ tap’ partout, j’connais rien,
Je suis faubourien.

Il sort.

 

 

Scène X

 

PIERRE LEBLANC, BERTIN, HENRIETTE, JENNEVAL, MADAME D’HERVIGNY

 

Moment de silence. Leblanc baisse les yeux. Tous les autres personnages se regardent avec une expression différente.

BERTIN.

Quelle impertinence !

JENNEVAL, s’approchant de Leblanc et lui serrant la main.

J’espère... que vous rétracterez...

LEBLANC.

Monsieur... certainement... mon frère a eu tort...

BERTIN.

Ah ! vous en convenez !

LEBLANC.

Je le dois... et croyez... que je ne partage pas...

JENNEVAL.

Son opinion ?

LEBLANC.

Je ne dis pas cela.

JENNEVAL.

Comment ?...

LEBLANC.

Au fond... puisqu’il faut être sincère...

JENNEVAL.

Eh ! bien ?...

LEBLANC.

Je dois convenir... que je pense comme lui.

JENNEVAL.

Ah ! c’en est trop.

LEBLANC.

Laissez-moi m’expliquer... Je ne parle pas aussi facile ment que vous, monsieur Jenneval, et je vous offense peut être sans le vouloir. Monsieur Bertin m’a demandé... mon avis sur une affaire de famille.

MADAME D’HERVIGNY.

En effet.

BERTIN.

Son avis !

LEBLANC.

Le voici : monsieur votre neveu est un jeune homme fort aimable... qui danse à ravir, qui joue la comédie comme un ange...

JENNEVAL.

Bien obligé.

LEBLANC.

Mais... je ne crois pas... pardon, c’est un doute que je vous soumets... Je ne crois pas que cela suffise pour faire le bonheur d’une femme...

JENNEVAL.

Encore !

LEBLANC.

Enfin, il me semble... que vous feriez mal de lui donner votre fille en mariage...

BERTIN.

Allons, les deux frères se valent bien l’un et l’autre.

JENNEVAL.

Je suis d’une colère !

Bas à Leblanc.

Monsieur, vous me rendrez raison.

LEBLANC.

Quand vous voudrez, Monsieur... Je ne suis pas aussi fort que vous sur l’escrime, et je n’abats point la poupée à cent pas... mais, tout maladroit, tout niais que je suis, j’ai du cœur, et c’est tout ce qu’il me faut pour vous répondre.

BERTIN.

Monsieur Leblanc, vous sentez qu’après une scène pareille...

LEBLANC.

Oui, Monsieur, je comprends... Je m’en vais... adieu, Monsieur... adieu, Mademoiselle.

Il va pour sortir.

 

 

Scène XI

 

PIERRE LEBLANC, BERTIN, HENRIETTE, JENNEVAL, MADAME D’HERVIGNY, PHILIPPE, puis CLAUDE LEBLANC

 

PHILIPPE, entrant par le jardin.

Monsieur Jenneval... monsieur Jenneval... mon maître... si vous saviez ! un huissier, des gardes du commerce !

BERTIN.

Un huissier !

MADAME D’HERYIGNY.

Des gardes du commerce !

LEBLANC.

Déjà !

BERTIN.

Pour toi ! Jenneval...

LEBLANC.

Non, pour moi.

TOUS.

Vous !

HENRIETTE.

Vous, Monsieur Leblanc !

CLAUDE LEBLANC, entrant, à son frère.

Dis donc, frère, tu ne sais pas !... la justice... qui arrive ici...

LEBLANC.

Silence !...

CLAUDE.

Tiens... regarde plutôt, la v’là la justice ! en habit noir et en gants beurre frais !... Qu’est-ce qu’elle réclame ?

 

 

Scène XII

 

PIERRE LEBLANC, BERTIN, HENRIETTE, JENNEVAL, MADAME D’HERVIGNY, PHILIPPE, CLAUDE LEBLANC, DURAND

 

DURAND, saluant profondément.

Pardon, Messieurs et Mesdames, si je viens vous déranger ; ma visite, je l’espère, ne sera pas bien longue. On m’a dit que je trouverais ici M. Pierre Leblanc.

LEBLANC.

C’est moi, monsieur.

CLAUDE.

De quoi ? de quoi ? Pierre Leblanc ?

LEBLANC.

Tais-toi, frère.

DURAND.

Enchanté, Monsieur, de faire votre connaissance.

Bas.

C’est pour un petit effet de mille écus.

LEBLANC.

Vous pouvez parler haut, Monsieur.

DURAND, haut.

C’est pour un petit effet de mille écus, qui est échu depuis un mois : il y a même jugement et contrainte par corps, vous le savez.

HENRIETTE.

Ô ciel !

DURAND.

Monsieur... pouvez-vous me remettre la somme ?

LEBLANC.

Non, monsieur.

CLAUDE.

Comment, frère ?

LEBLANC.

Silence !

DURAND.

En ce cas, je suis désespéré... mais une fois le soleil couché, je n’aurais plus le droit...

LEBLANC.

Dans quelques instants je serai prêt à vous suivre.

CLAUDE.

À le suivre !... Ah ! ça, frère, est-ce que tu perds la tête ?

LEBLANC.

Silence, te dis-je.

CLAUDE.

Tu as des dettes ?

LEBLANC.

Oui.

CLAUDE.

Et tu ne peux pas les payer ?

LEBLANC.

Non.

CLAUDE.

C’est impossible.

LEBLANC.

Si fait.

CLAUDE, criant de toutes ses forces.

Ah ! mon dieu ! comment ça se fait-il ? tu ne m’avais pas dit ça... Messieurs, mon frère est an honnête homme... entendez-vous, qui n’a jamais fait de dettes... et qui les paierait s’il en avait faites. Vite, vite ! en avant le sapin !

LEBLANC.

Où vas-tu ?

CLAUDE LEBLANC.

Air du Maçon.

Au grand galop j’fais un’tournée
Au faubourg Antoine, et je r’viens,
Avant la fin de la journée,
Avec l’argent des faubouriens.
Quoiqu’on soit mal dans ses affaires,
Quoique l’commerc’ n’aille guères,
Des gros sous, il s’en ramass’ra.
Pour mon frère,
Je l’espère,
Les amis sont toujours là.

Il sort.

 

 

Scène XIII

 

PIERRE LEBLANC, BERTIN, HENRIETTE, JENNEVAL, MADAME D’HERVIGNY, PHILIPPE, DURAND

 

LEBLANC.

Monsieur Bertin... tout ce qui m’arrive aujourd’hui... doit vous donner de moi... une opinion, bien mauvaise... et à vous aussi, monsieur Jenneval.

JENNEVAL.

Pas du tout, Monsieur... On fait des dettes, on ne les paie pas... et l’on n’en est pas moins...

LEBLANC.

Un honnête homme ; cela est possible.

JENNEVAL.

Je connais ces positions-là... J’estime toujours les débiteurs.

LEBLANC.

Vous m’excuseriez plus encore peut-être : si tous saviez comment j’ai contracté cette dette.

JENNEVAL.

Cela ne me regarde pas.

LEBLANC.

Si fait... cela vous regarde.

JENNEVAL.

Comment ?

LEBLANC.

Monsieur Bertin... Madame... Mademoiselle... au moment d’aller en prison pour cinq ans peut-être...

TOUS.

En prison !

LEBLANC.

Excusez-moi si je vous parle de moi... de mes affaires... plus que je ne devrais...

BERTIN.

Je vous écoute.

JENNEVAL.

Et moi aussi.

LEBLANC.

D’abord, moi qui n’ai pas d’esprit comme vous, Monsieur ! Jenneval, je n’ai pu souffrir, j’ai toujours blâmé les jeunes gens qui font dettes sur dettes, qui s’amusent aux dépens de leurs créanciers, qui les mettent à la porte, qui les font sauter par la fenêtre ; ces jeunes gens-là sont très aimables dans la comédie... Mais dans le monde, c’est tout le contraire.

JENNEVAL.

Comment ?

BERTIN.

Monsieur... ces réflexions... 

JENNEVAL.

Si elles s’adressent à moi, elles ne sont pas à leur place.

DURAND.

Monsieur, je vous ferai observer qu’une fois le soleil couché... Vous savez...

LEBLANC.

C’est juste... Quelques mots encore... Je viens au fait. Il y a un an à-peu-près, j’ai engagé ma signature pour mille écus... Et voici pourquoi : un soir... je n’étais pas encore votre locataire, Monsieur Bertin ; mais je passais dans ce quartier... Un jeune homme, pâle, égaré, les vêtements en désordre, se présente à moi ; il sortait d’une de ces maisons ou l’on donne des soirées à la mode. Monsieur, me dit-il, j’ai joué, j’ai perdu... Une dette d’honneur... trois mille francs ; si je ne les trouve à l’instant même... Et il tenait à la main un pistolet dont il menaçait de se brûler la cervelle.

JENNEVAL.

Achevez... de grâce... achevez.

LEBLANC.

J’eus pitié de lui... Mais je n’avais pas d’argent comptant... Je le menai chez un homme avec qui j’avais fait quelques affaires... Je signai, pour lui sauver l’honneur, la vie peut être... une lettre de change.

JENNEVAL.

Grand Dieu !

LEBLANC.

Il me donna son nom, son adresse, se jeta à mes genoux, m’appela son sauveur, son dieu tutélaire... et partit...

BERTIN.

Mais il revint bientôt, sans doute ? 

LEBLANC.

Jamais !

TOUS.

Jamais !

HENRIETTE.

Ah ! c’est affreux.

JENNEVAL.

Oui, c’est affreux.

LEBLANC.

Le hasard seul me l’a fait retrouver dernièrement... Il ne m’a pas même reconnu... bien plus... je suis si gauche... si simple dans mes manières... j’ai si peu d’usage... il s’est servi de moi comme d’un jouet, d’un amusement... il m’a fait venir dans un salon... pour me mystifier...

MADAME D’HERVIGNY.

Quel soupçon !

BERTIN.

Se pourrait-il ?

LEBLANC.

Tenez... Monsieur Jenneval... son nom... et son adresse... les voilà...

Il lui remet sa carte.

JENNEVAL, prenant la carte que Leblanc lui présente.

Ah ! je suis le plus coupable des hommes !

MADAME D’HERVIGNY.

M. Jenneval !

BERTIN.

Mon neveu !

LEBLANC.

Vous voyez à présent, vous voyez que les étourdis, les jeunes gens à la mode ont aussi leurs mauvais côtés, et qu’ils devraient quelquefois nous pardonner nos ridicules.

JENNEVAL, à l’huissier.

Monsieur... cette dette est la mienne... il faut, il faut que vous m’emmeniez à sa place.

DURAND.

Désespéré de ne pouvoir vous être agréable... mais cela m’est impossible.

BERTIN.

Monsieur Leblanc, vous n’irez pas en prison...

LEBLANC.

Que dites-vous, Monsieur ?

HENRIETTE.

Ah ! mon père ! je vous reconnais.

BERTIN.

Jenneval... plus tard je vous ferai tous les reproches que vous méritez ; maintenant passez à ma caisse, il me faut de l’argent.

JENNEVAL.

De l’argent ! mais, mon oncle, vous n’en avez plus.

TOUS.

Comment ?

JENNEVAL.

Voici les factures... total, trente mille francs.

TOUS.

Trente mille francs !

JENNEVAL.

Oui, pour une demi-douzaine de soirées à la mode.

BERTIN.

Trente mille francs ! dans un mois ! et pas mille écus pour sauver un ami.

LEBLANC.

Un ami ?

BERTIN.

Oui, vous méritez de l’être.

HENRIETTE.

Certainement.

LEBLANC.

Eh ! bien... apprenez donc...

À part.

Non, non, pas encore.

JENNEVAL.

Quel parti prendre ? que faire ? comment réparer tous mes torts ? Si je pouvais trouver à emprunter mille écus à cent pour cent ; mais non, non, ma signature n’a plus cours sur la place.

HENRIETTE.

Ah ! mon père !... ces diamants, qui ont appartenu à ma mère, et que vous m’aviez promis.

BERTIN.

En effet, les diamants... Jenneval, les diamants ?

JENNEVAL.

Eh ! mon Dieu, mon oncle, vous savez bien qu’ils sont en dépôt chez M. Charlemagne.

TOUS.

M. Charlemagne !

MADAME D’HERVIGNY.

Cet homme d’affaires qui est invité à votre fête.

BERTIN.

Lui-même.

JENNEVAL.

Ces dix mille francs que je vous ai fait emprunter, il y a trois mois, pour achever de payer votre hôtel.

BERTIN.

Il est trop vrai !

MADAME D’HERVIGNY.

Les diamants...

BERTIN.

Sont en gage.

MADAME D’HERVIGNY.

Ce soir même... tout à l’heure encore, ce M. Charles magne me proposait de me vendre un écrin.

LEBLANC.

À moi aussi ; serait-ce par hasard... mais non, non, il ne vendrait pas, sans doute, des diamants qui vous appartiennent.

JENNEVAL.

Ô ciel ! j’y pense maintenant ; quelle date sommes-nous aujourd’hui ?

MADAME D’HERVIGNI.

Le 1er juin.

JENNEVAL.

Les diamants sont perdus.

TOUS.

Perdus !

JENNEVAL.

Sans ressource. Je les ai mis entre les mains de cet homme le 1er avril, et je devais les retirer deux mois après, jour pour jour, autrement, il était libre de disposer de l’écrin.

BERTIN.

Un écrin.qui vaut soixante mille francs, perdu, perdu pour dix mille francs !... Aussi, j’ai mérité tout cela, j’ai eu la sottise de me confier à vous.

JENNEVAL, se jetant à genoux.

Tenez, je vous en prie, mon oncle, battez-moi, tuez-moi, car je n’ai plus le courage d’entendre vos reproches.

LEBLANC.

Monsieur Jenneval, tout peut encore se réparer.

TOUS, se groupant autour de lui.

Ah ! Monsieur Leblanc.

LEBLANC.

Un peu de patience.

DURAND.

C’est très facile à dire, et le soleil qui va se coucher dans trois quarts d’heure.

LEBLANC.

Oh ! quant à mon affaire, c’est la moindre des choses... que j’aille ou non en prison, peu importe... Mais pensons à vos diamants, Monsieur Bertin. J’ai encore à moi trois quarts d’heure... n’est-ce pas Monsieur l’huissier ?

DURAND.

Oui, Monsieur.

LEBLANC.

C’est plus qu’il ne m’en faut.

JENNEVAL.

Mais enfin, comment ?

TOUS.

Oui, comment ?

LEBLANC.

Comment ? je ne sais pas ; mais allons toujours... vous tremblez.

Air : Ah ! si madame me voyait !

Aides-toi, le ciel t’aidera,
C’est le mot du bon Lafontaine.
Tout ton esprit, je le vois avec peine,
Lorsque le malheur adviendra,
À l’instant t’abandonnera.
Le désespoir convient-il à ton âge ?
Tu fus coupable... on te pardonnera.
Pour réparer tes torts reprends courage :
Aides-toi, le ciel t’aidera.

Voyons, voyons, dépêchons-nous ; monsieur l’huissier est là qui compte les minutes. Il faut que j’aie le plutôt possible un entretien particulier avec M. Charlemagne.

JENNEVAL.

Je vais vous l’envoyer.

LEBLANC.

C’est bien.

BERTIN.

Moi... je vais courir... voir... s’il ne me reste pas quelques ressources.

MADAME D’HERVIGNY.

Et moi aussi.

DURAND.

Moi, je vous demanderai la permission de m’asseoir dans une des pièces voisines pour commencer mon procès-verbal.

LEBLANC.

C’est cela... et maintenant... !

Air de Fernand Cortez.

Laissez-moi, laissez-moi.
Je réussirai... je l’espère.
J’attends notre adversaire ;
Il va pâlir d’effroi.
Ô ciel !... fais que ma voix,
Un instant éloquente,
Le glace et l’épouvante,
Et soutienne leurs droits.
Laissez-moi, etc.

Ils sortent à l’exception de Leblanc et d’Henriette.

 

 

Scène XIV 

 

PIERRE LEBLANC, HENRIETTE

 

LEBLANC.

Henriette !... elle reste ! ah ! comme le cœur me bat !

HENRIETTE.

Comme il me regarde !

LEBLANC.

Tout à l’heure je n’étais plus timide... Nous voilà seuls, et je n’ose plus parler.

HENRIETTE.

Il oublie son malheur pour ne penser qu’à celui qui nous menace.

LEBLANC.

Allons, du courage.

HENRIETTE.

Ah ! c’est un bien brave jeune homme.

Allant vers lui.

Monsieur Leblanc...

LEBLANC.

Mademoiselle...

HENRIETTE.

Je tremble... pour vous...

LEBLANC.

Pour moi !...

HENRIETTE.

Cet huissier... cette lettre de change...

LEBLANC.

Vous êtes bien bonne... Mademoiselle... D’abord, je ne suis pas digne... et d’ailleurs...

À part.

c’est fini, je perds la tête encore une fois.

HENRIETTE.

Quant à moi, je le sens, l’idée de cette prison ou l’on veut vous conduire... m’afflige tout autant que la perte de la fortune de mon père.

LEBLANC.

Est-il bien, vrai ?

HENRIETTE.

Oh ! oui.

LEBLANC.

C’est possible... Vous m’avez toujours montré de la bienveillance... Enfin, Mademoiselle...

HENRIETTE.

Enfin...

LEBLANC.

Depuis bien longtemps... je désirais me trouver seul avec vous.

HENRIETTE.

Seul !

Elle baisse les yeux.

LEBLANC.

Oui... j’ai un secret à vous confier.

HENRIETTE.

Un secret !

LEBLANC.

Allons... elle va se fâcher...

HENRIETTE.

Eh ! bien, parlez.

LEBLANC.

Mademoiselle...

HENRIETTE.

Monsieur...

LEBLANC.

Je crois... que... c’est trop d’audace à moi sans doute... Mais enfin... je crois...

HENRIETTE.

Vous croyez ?

LEBLANC.

Que... je...

HENRIETTE.

Que... vous...

LEBLANC.

Que... j’aime... que j’adore... C’est-à-dire que j’ai infiniment d’estime et de respect pour une jeune personne... Mais... vous êtes irritée de mon audace.

HENRIETTE.

Non, pourquoi ?

LEBLANC.

C’est que... cette jeune personne... C’est...

HENRIETTE.

C’est...

LEBLANC.

Je n’ose pas la nommer.

HENRIETTE.

Pourtant... il m’est impossible de savoir...

LEBLANC.

C’est vrai... ah ! c’est bien dommage.

Air : de Gillette.

Je me promets sans-cesse
Qu’enfin je parlerai.
J’arrange avec adresse
Ce que je lui dirai ;
Mais à peine en présence,
Mon courage s’en va
Déjà !
Je regarde en silence,
Comme cela.

Non, non, c’est fini... jamais je n’oserai loi dire... et si elle ne veut pas me comprendre... Croyez-vous qu’elle me comprenne ?...

HENRIETTE.

Oui, je le crois. ?

LEBLANC.

Se pourrait-il ?

Même air.

Parlez, Mademoiselle ;
Me faut-il espérer ?
Dois-je m’éloigner d’elle,
Ou bien me déclarer.

HENRIETTE.

Taisez-vous, par prudence,
Elle a compris, déjà...

LEBLANC.

Déjà ?

HENRIETTE.

Malgré votre silence,
Ce regard-là...

LEBLANC.

Ainsi, vous m’avez deviné.

HENRIETTE.

Oui.

LEBLANC.

Et vous ne m’en voulez pas ?

HENRIETTE.

Non.

LEBLANC.

Ah ! je suis trop heureux.

Air : Bannis une crainte importune. (Du 1er acte de Gillette.)

Je retrouve tout mon courage ;
Plus de crainte, plus de frayeur,
L’amour va désormais ennoblir mon langage,
Et pour toujours enfin j’ose croire au bonheur.

HENRIETTE.

Auprès de vous aussi, moi, je crois au bonheur.

TOUS DEUX, ensemble.

Douce espérance !
Rêve enchanteur !
Tu fais d’avance
Battre mon cœur.

LEBLANC.

À présent ma victoire est sûre,
Et d’un noble orgueil animé
Je puis combattre l’imposture, (bis)
Je ne crains rien... je suis aimé. (bis)

HENRIETTE.

Oui, pour jamais il est aimé.

Ensemble.

LEBLANC.

L’espoir est entré dans mon âme...
Quelle me plaît comme cela !
Je cède à l’ardeur qui m’enflamme
Ah ! quelle femme j’aurai là.

HENRIETTE.

Le trouble est au fond de mon âme...
Ah ! qu’il me plaît comme cela !
Je cède à l’amour qui m’enflamme.
Quel joli mari j’aurai là.

LEBLANC, tombant à ses genoux et lui baisant la main.

Chère Henriette !

HENRIETTE.

Ciel ! mon cousin !

 

 

Scène XV

 

PIERRE LEBLANC, HENRIETTE, JENNEVAL

 

LEBLANC.

Monsieur Jenneval ?

JENNEVAL.

Oh ! rassurez-vous, monsieur Leblanc, après mes torts je n’ai plus le droit de vous en vouloir. Je venais vous annoncer monsieur Charlemagne envers vous...

LEBLANC et HENRIETTE.

Monsieur Charlemagne !

JENNEVAL.

Il vient de ce côté... je lui ai déjà parlé de l’écrin... il refuse de le rendre... il prétend qu’il est bien à lui, qu’il l’a bien payé.

LEBLANC.

Nous verrons. Il ne sait pas que je suis dans le secret ?

JENNEVAL.

Non... sans cela, je pense qu’il fuirait votre présence... et le voici...

LEBLANC.

Le voici... laissez-nous ensemble...

Ils entrent Jenneval à droite, la jeune fille à gauche.

 

 

Scène XVI

 

PIERRE LEBLANC, CHARLEMAGNE

 

LEBLANC.

Allons, à la grâce de Dieu !

CHARLEMAGNE.

Ah ! c’est encore monsieur Pierre Leblanc, je ne suis pas fâché de vous revoir, mon cher ami.

LEBLANC.

Ni moi non plus.

CHARLEMAGNE.

C’est la première fois que vous venez dans le monde, et vous n’y êtes pas à votre aise. Je viens vous donner un avis charitable.

LEBLANC.

Et moi aussi.

CHARLEMAGNE.

Hein ?

LEBLANC.

Parlez.

CHARLEMAGNE.

Eh ! bien,’ on se moque de vous ici.

LEBLANC.

Ici, on vous méprise.

CHARLEMAGNE.

Qu’est-ce à dire ?

LEBLANC.

Et je crois qu’on n’a pas tort.

CHARLEMAGNE.

Misérable !...

LEBLANC.

Ainsi, je ferai bien, moi, de m’en aller d’ici et de n’y plus revenir ; vous vous ferez bien de restituer les diamants que vous retenez en votre pouvoir.

CHARLEMAGNE.

Les diamants ?...

LEBLANC.

On vous remettra les dix mille francs que vous avez déboursés... et vous rendrez l’écrin dont vous êtes dépositaire.

CHARLEMAGNE.

Je ne comprends rien à ce que vous me dites.

LEBLANC.

Écoutez, monsieur Charlemagne...je n’y vais pas par quatre chemins... Vous êtes un fripon.

CHARLEMAGNE.

Monsieur...

LEBLANC.

Il y en a d’autres qui vous diraient ça plus poliment ; moi, je ne sais pas faire de phrases... Vous êtes un fripon.

CHARLEMAGNE.

Mais...

LEBLANC.

Mais, Monsieur, vous êtes un fripon.

CHARLEMAGNE.

Savez-vous bien à quoi vous vous engagez ?

LEBLANC.

Je le sais.

CHARLEMAGNE.

On n’insulte pas, on ne calomnie pas un honnête homme impunément.

LEBLANC.

Oui, un honnête homme.

CHARLEMAGNE.

Lorsqu’on accuse, il faut des preuves.

LEBLANC.

Et je n’en ai pas, c’est vrai...n’importe, je me risque... j’ai ma conscience qui me rassure.

CHARLEMAGNE.

Nous verrons, nous verrons, avec votre conscience... de ce pas, je vais...

LEBLANC.

Vous ne sortirez pas.

CHARLEMAGNE.

Par exemple.

LEBLANC.

Ou du moins je vous suivrai partout ; je m’attache à vos pas, et devant trente personnes... je vous répéterai tout haut que vous êtes un fripon.

CHARLEMAGNE.

Monsieur, parlez plus bas.

LEBLANC.

Ah ! vous commencez à capituler.

CHARLEMAGNE.

Du tout, du tout.

LEBLANC.

Soit. Je vais appeler.

CHARLEMAGNE.

Qui donc ?

LEBLANC.

Toute la société.

CHARLEMAGNE.

Arrêtez !

LEBLANC.

Et si vous osez me soutenir en face que vous êtes un honnête homme... alors nous verrons ; je vous prouverai peut être le contraire... Si je ne réussis pas, c’est un malheur... vous m’attaquerez en diffamation, en calomnie... vous en avez le droit.

Air : Renaud de Montauban.

Des lois je connais la rigueur,
Sans murmurer je m’y soumets d’avance,
Condamné, mais sans déshonneur
Une prison sera ma récompense.
Dans ce lieu de captivité,
Qui réclame vous et les vôtres,
Moi, je serai moi comme tant d’autres
Pour avoir dit la vérité.
Voyons, que décidez-vous ?

CHARLEMAGNE.

Un instant.

LEBLANC.

Je n’ai pas le temps d’attendre et j’appelle.

CHARLEMAGNE.

C’est un guet-apens, c’est une horreur !

LEBLANC, marchant vers le fond.

Monsieur Bertin, madame d’Hervigny !...

CHARLEMAGNE, le retenant.

Monsieur, vous avez sans doute les dix mille francs qui me sont dus ?

LEBLANC.

Oui, Monsieur... je les ai... mais vous... l’écrin ?

CHARLEMAGNE.

Léo ici.

LEBLANC.

Et la reconnaissance ?...

CHARLEMAGNE.

Tenez.

LEBLANC.

Voilà vos dix mille francs.

CHARLEMAGNE.

Mais...

LEBLANC.

Et de plus, en voilà cinq cents pour le temps qu’on vous a fait attendre.

CHARLEMAGNE.

Bien obligé.

LEBLANC.

Maintenant, je ne vous retiens plus.

CHARLEMAGNE.

Monsieur... je suis votre serviteur.

LEBLANC.

Monsieur... je ne suis pas le vôtre.

Charlemagne sort.

 

 

Scène XVII

 

LEBLANC, puis JENNEVAL, HENRIETTE

 

LEBLANC.

Venez, Mademoiselle... et vous aussi, monsieur Jenneval.

JENNEVAL.

Qu’ai-je entendu ? Vous avez acquitté les dix mille francs ?

HENRIETTE.

Vous, monsieur Leblanc !

 

 

Scène XVIII

 

LEBLANC, JENNEVAL, HENRIETTE, puis BERTIN, MADAME D’HERVIGNY

 

BERTIN rentrant.

Je suis au désespoir : pas un de mes amis n’a voulu me prêter ce que je lui demandais.

MADAME D’HERVIGNY, rentrant d’un autre côté.

Mes démarches ont été inutiles... Rien ! rien !

LEBLANC.

Qu’importe ?... tout est fini. Voici vos diamants.

BERTIN.

Les diamants !

MADAME D’HERVIGNY.

Et les dix mille francs ?

LEBLANC.

Sont payés...

BERTIN.

Par qui donc ?

JENNEVAL et HENRIETTE.

Par lui.

BERTIN et MADAME D’HERVIGNY.

Qu’entends-je ?

L’huissier rentre.

 

 

Scène XIX

 

LEBLANC, JENNEVAL, HENRIETTE, BERTIN, MADAME D’HERVIGNY, DURAND

 

LEBLANC.

Monsieur... voici vos mille écus... je vous demande pardon de vous avoir fait attendre.

BERTIN.

Mais enfin... expliquez-moi.

LEBLANC.

Je ne suis pas bien riche, Messieurs, mais grâce à beaucoup de travail et d’économie, j’avais quelques fonds à ma disposition... je n’ai retardé le paiement de cette lettre de change que pour donner une petite leçon à mon débiteur...

JENNEVAL.

Ah ! Monsieur... jamais je ne l’oublierai... Comme vous, je veux travailler à l’avenir, et je m’acquitterai avec le fruit de mon travail.

LEBLANC.

À la bonne heure ; pour un jeune homme à la mode, voilà une bonne résolution.

JENNEVAL.

Je la tiendrai...

LEBLANC.

Dieu le veuille ! Je me félicite, monsieur Bertin, d’avoir trouvé cette occasion de vous rendre service.

BERTIN.

Ah ! Monsieur... mon cher ami !

MADAME D’HERVIGNY.

Comme on s’était trompé sur votre compte !

LEBLANC.

Madame... Mademoiselle... Monsieur... de grâce, pas d’éclat, pas de bruit. Il ne faut pas qu’aucun de vos convives se doute de ce qui s’est passé.

Air : Faut l’oublier.

Par moi jamais aucune offense
Ne fut soufferte impunément,
Et je le sens en ce moment,
C’est un plaisir que la vengeance.
Quand ici je fus outragé,
Tout bas j’accusais ma fortune ;
Mais à présent de rôle j’ai changé...
À tous deux je gardais rancune...
Ah ! grâce au ciel, je suis vengé ;
Non, maintenant plus de rancune :
Je suis vengé ! je suis vengé !

DURAND, après avoir compté ses billets.

Monsieur, voici la quittance. Quand ces Messieurs ou ces Dames auront besoin de mon petit ministère : Durand, huissier près les tribunaux, rue de la Paix, n. 18. J’ai l’honneur...

Il sort.

 

 

Scène XX

 

LEBLANC, JENNEVAL, HENRIETTE, BERTIN, MADAME D’HERVIGNY

 

JENNEVAL.

Et maintenant... mon oncle... si vous reveniez à ce projet de mariage.

TOUS.

Ce projet ?

BERTIN.

Comment ! vous osez...

JENNEVAL.

Oh ! ce n’est pas pour moi que je veux parler... Je crois que vous ferez bien de vous en rapporter là-dessus uniquement à ma cousine.

BERTIN.

Eh ! bien, j’y consens. Parle, mon enfant, as-tu fait un choix ?

HENRIETTE.

Oui, mon père... et j’en demande bien pardon à mon cousin, celui que je préfère... ce n’est pas lui.

JENNEVAL.

Vous avez raison.

HENRIETTE.

C’est... la personne dont on se moquait dans ce salon, у a une heure.

MADAME D’HERVIGNY et BERTIN.

Monsieur Leblanc ?

JENNEVAL.

Lui-même.

HENRIETTE.

Air de Léocadie.

Nous écoutions cette romance,
Que Madame chante si bien :
« Édouard assis près d’Hortense... »
C’est bien cela, je m’en souviens ;
Oui, c’est cela, je m’en souviens.
Tous deux alors nous gardions le silence,
Mais ses yeux
Exprimaient tous ses feux...
Sans interprète,
Votre Henriette
Entendait déjà
Ce langage-là.
Oui, mon père, sans interprète
J’entendais déjà
Ce langage-là.

JENNEVAL.

Eh ! bien, mon oncle, n’est-il pas vrai ? ma cousine a raison ?

BERTIN.

Oui, sans doute... Henriette... j’ai promis de m’en rapporter à toi. Voilà ton époux.

LEBLANC.

Son époux ! Ah ! je n’ose croire à tant de bonheur.

 

 

Scène XXI

 

LEBLANC, JENNEVAL, HENRIETTE, BERTIN, MADAME D’HERVIGNY, CLAUDE, tenant à la main un énorme sac

 

CLAUDE, en dehors.

Tiens, cocher, v’là ta course et ton pourboire...

Il entre.

Tenez, Monsieur l’huissier... ne vous impatientez pas, v’là vot’ somme en petite et en grosse monnaie... Eh ! bien, où est-il donc, l’huissier ? où est donc la Justice ?

LEBLANC.

Elle est partie... Tout est payé, frère. J’avais sur moi plus qu’il me fallait.

CLAUDE.

Vraiment ! Pourquoi donc m’as-tu laissé courir ?

LEBLANC.

J’ai eu tort ; mais tu me pardonneras pour la bonne nouvelle que je vais t’apprendre.

CLAUDE.

Quoi donc ?

BERTIN.

Monsieur Claude Leblanc, voici votre belle-sœur.

CLAUDE.

Ma belle-sœur !

LEBLANC.

Oui, je serai son époux.

CLAUDE.

Son époux ! C’est-il possible ! C’est pas un conte, une histoire ?

TOUS.

Non, non...

CLAUDE.

Ah ! tenez... j’ vous demande bien pardon, la compagnie... mais un bonheur... comme ça qui arrive à mon frère, ça m’fait un effet... Tenez... v’là qu’ j’en pleure comme une bête...

Ici l’orchestre exécute l’air : Clic, clic, clac, etc. de M. Adam, qui continue en sourdine jusqu’à la fin de la pièce.

LEBLANC.

Maintenant, monsieur Jenneval, madame d’Hervigny, la société va rentrer...Votre triomphe recommence...

MADAME D’HERVIGNY.

Ah ! monsieur...

JENNEVAL.

Ne m’accablez pas !

LEBLANC lui tend la main, puis se retournant vers la jeune personne.

Henriette, je ne sais pas danser.

HENRIETTE.

Monsieur, je vous servirai de professeur.

CHŒUR.

Au bonheur, à l’ivresse
Livrons tous notre cœur.
Partageons l’allégresse
De ce couple enchanteur.

PIERRE LEBLANC, au public.

Air de Colalto.

Jusqu’à présent gauche dans un salon,
Je sais combien j’ai besoin de connaître
Tous les usages du bon ton...
Ma femme désormais me servira de maître ;
Mon professeur viendra m’offrir ses soins ;
De temps-en-temps ici pendant une heure,
Pour que la leçon soit meilleure,
Daignez, Messieurs, en être les témoins.

CHŒUR.

Au bonheur, à l’ivresse
Livrons tous notre cœur.
Partageons l’allégresse
De ce couple enchanteur.

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