Le Dévouement filial (Ferdinand LALOUE - Henri SIMON)

Mimodrame en un acte.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Cirque Olympique, le 8 mars 1823.

 

Personnages

 

CARLOS, fermier

LAURETTE, sa femme

STUPIDINI, marchand d’orviétan

UN MÉDECIN de Montpellier

UN SECOND MÉDECIN

DEUX AUTRES MÉDECINS

UNE SŒUR DE SAINT-CAMILLE

LE COLONEL FRANVAL

BÉATRIX, mère de Carlos

UN OFFICIER FRANÇAIS

UN AUTRE OFFICIER

LAURENT, ami de Carlos

TROUPES FRANÇAISES

PAYSANS

PAYSANNES

 

Le Théâtre représente une riante campagne aux environs de Marseille ; à droite, la ferme de Carlos ; à gauche, un massif d’arbres qui s’étend jusqu’au pied d’une montagne ; on aperçoit dans le fond des rochers, et un torrent sur lequel on a jeté un pont qui conduit à la grande route d’Arles.

 

 

Scène première

 

Un Officier français, commandant le détachement chargé d’établir une ligne entre Marseille et le reste de la Provence, donne des ordres aux sous-s-officiers, qui font placer les soldats dans les diverses positions qui leur sont assignées. Le Colonel, suivi de son état major, traverse le pont à cheval.

 

 

Scène II

 

CARLOS, sortant de la ferme, ensuite L’OFFICIER

 

CARLOS.

Des troupes à Saint-Chamas !

Il regarde de tous côtés.

Les soldats se mettent en ligne comme si on avait à redouter l’approche de l’ennemi. Qu’est-ce que cela veut dire ? Ah ! voici un officier, je saurai sans doute, par lui... Salut, monsieur l’Officier.

L’OFFICIER.

Bonjour...

CARLOS.

Êtes-vous le chef de ces soldats que je vois à l’extrémité du pont ?

L’OFFICIER.

Oui.

CARLOS.

Savez-vous s’ils doivent s’arrêter dans ce canton ?

L’OFFICIER.

Peut-être.

CARLOS, à part.

Cet homme n’aime pas les longs discours.

Haut.

Quel est le but de ce mouvement de troupes ?

L’OFFICIER.

On ne m’a pas ordonné de vous le dire.

CARLOS.

Est-ce qu’ils resteront longtemps ici ?

L’OFFICIER.

C’est selon.

CARLOS.

Merci du renseignement... Comment se feront les logements ?

L’OFFICIER.

Vous le demanderez au Colonel, qui va s’établir dans votre ferme.

Il sort.

 

 

Scène III

 

CARLOS, seul

 

Il s’en va à l’instant où il commençait à se mettre en train de parler... j’aurais peut-être fini par savoir ce que viennent faire ces troupes dans notre pays... Je serais bien aise que leur séjour ne dura pas longtemps ; avoir une garnison chez soi le lendemain de ses noces, c’est effrayant !... Quelques troubles auraient-ils éclaté à Marseille ?

On entend crier, dans la maison : À la santé de la mariée !

Ah ! voilà le déjeuner qui finit, ma bonne mère, et mes amis vont peut-être nous quitter...

 

 

Scène IV

 

LA MÈRE BÉATRIX, LAURETTE, STUPIDINI, AMIS de Carlos

 

LAURETTE, accourant.

Mon ami, aide-moi donc à retenir ta mère et ces messieurs qui veulent déjà retourner à la ville. Vous resterez, n’est ce pas, bonne mère...

Aux amis.

Est-ce que vous n’avez pas été contents de notre accueil... j’ai peut-être manqué de soin, de prévenance ?...

UN AMI.

Nous avons été traités aussi bien que dans un palais, et nous avons été reçus avec cette bonne et franche amitié qu’on ne trouve qu’au village. Cependant, il faut que nous retournions à Marseille.

CARLOS.

Restez au moins la journée...

L’AMI.

Tu sais bien que si c’était possible, nous te donnerions une semaine.

STUPIDINI.

Moi, je vous donne la semaine... J’aime beaucoup l’air qu’on respire ici... le vin qu’on y boit est excellent... ainsi mes malades attendront.

LAURETTE.

Ils sont trop bien élevés pour mourir sans avoir pris de votre élixir.

CARLOS.

Ah ! vous nous restez ?...

STUPIDINI.

Oui, mon ami, je vous le promets... Je n’ose pas m’engager pour quinze jours, mais comptez au moins sur la semaine.

LA MÈRE BÉATRIX.

Allons, séparons-nous...

CARLOS.

Ah ! ma mère, je ne vous laisse pas aller...

LA MÈRE BÉATRIX.

Il faut que je retourne à la ville, mon commerce m’y appelle ; il n’y a que deux lieues, et je veux arriver avant la fermeture des portes.

CARLOS.

Pourquoi donc ferme-t-on les portes de si bonne heure ? C’est un nouvel ordre.

LA MÈRE BÉATRIX.

Je ne sais pas d’où cela vient ; mais depuis quelques jours, nos échevins parcourent la ville, on parle de calamité, de fléau, et tout cela avec un mystère... on fait marcher des troupes...

CARLOS.

C’est vrai... Un détachement d’infanterie vient d’arriver ici.

STUPIDINI.

Vous dites, Carlos, qu’il y a ici un détachement d’infanterie ?

CARLOS.

Je viens de parler à l’officier qui le commande.

STUPIDINI, à part.

Les craintes se seraient-elles réalisées ?...

CARLOS.

Est-ce que vous savez ce que cela veut dire, monsieur Stupidini ?

STUPIDINI.

Pas précisément. Nous autres, gens de l’art, nous ne décidons pas sur des conjectures ; mais, à mon retour de Montpellier, j’espère bien en savoir davantage.

CARLOS.

Cela n’est pas difficile à croire.

LA MÈRE BÉATRIX.

Allons, mes amis, partons.

L’AMI.

Je suis tout prêt.

LAURETTE.

Vous lui faites du chagrin, ma mère, ne parlez pas.

LA MÈRE BÉATRIX.

Allons ! vous êtes des enfants ! Adieu, Carlos, viens m’embrasser.

Montrant Laurette.

Tiens, voilà celle qui te consolera de mon absence.

STUPIDINI.

Et moi donc, mère Béatrix, je reste aussi...  ça lui fera deux consolations...

LA MÈRE BÉATRIX.

Adieu, mon Carlos.

CARLOS.

Vous le voulez... Allons, j’irai demain à la ville !... Adieu, mes bons amis, je vous confie ma mère ; conduisez-la jusques chez elle... Vous me le promettez ?

L’AMI.

Oui, oui, nous te le promettons. Allons, mère Béatrix, prenez mon bras.

La mère Béatrix embrasse ses enfants, et suit les amis de Carlos. Elle traverse le pont, s’arrête, et leur dit adieu pour la dernière fois.

 

 

Scène V

 

CARLOS, LAURETTE, STUPIDINI

 

LAURETTE, à Carlos, qui reste auprès du pont.

Viens donc, mon ami, tu iras demain voir ta mère.

CARLOS.

Non ; tiens, je ne suis pas tranquille ; il me semble qu’il y a quelque malheur à redouter dans ce pays.

STUPIDINI.

Attendez, je vous dis que nous saurons ça plus tard ; pour l’instant, ne nous occupons qu’à fêter votre union... Vous n’avez pas fait retirer le couvert ?

CARLOS.

La table restera toujours mise pour vous... Quant à nous, nous avons des ordres à donner ; il faut maintenant songer aux soins de la maison.

STUPIDINI, à Laurette.

Je vous demanderai la permission de faire chez vous quelques petites préparations chimiques. Ma pharmacie est presque vide ; et je crois qu’au moment où je vais me rendre dans une ville renommée par sa faculté de médecine, je ne ferai pas mal de faire provision de mon baume universel.

LAURETTE.

Eh ! mon Dieu ! monsieur Stupidini, que vous ont donc fait ces pauvres habitants de Montpellier ?

STUPIDINI.

Ah ! maligne !... vous dites toujours des méchancetés...

LAURETTE.

Et vous donc, vous faites toujours des ordonnances, c’est bien pis !

STUPIDINI.

Dites, dites ; allez, j’aime les épigrammes.

LAURETTE.

Vous avez l’habitude d’en entendre...

STUPIDINI.

Il est vrai que nous autres, pauvres médecins !...

LAURETTE, riant.

Ah ! pauvre médecin !... ce n’est pas moi qui vous ai dit celle-là...

STUPIDINI.

Petite incrédule ! je vous attends à la première migraine, aux premières vapeurs... j’ai, pour cela, certain élixir...

LAURETTE.

Ah ! je ne le crains pas ; voyez-vous, aux champs, on n’a pas de migraines.

Bruit de tambour.

CARLOS, revenant.

Voici de nouvelles troupes qui se rendent ici... Rentrons, Laurette.

LAURETTE.

J’entends le bruit des tambours... Oui, des officiers, des soldats viennent de ce côté.

STUPIDINI.

On ne peut plus en douter ; c’est la ligne qu’on forme pour intercepter toute communication entre Aix et Marseille.

 

 

Scène VI

 

CARLOS, LAURETTE, STUPIDINI, LE COLONEL, OFFICIERS et SOLDATS

 

On pose une fente en face de la ferme.

LE COLONEL, à Carlos.

Mon ami, connaissez-vous le fermier Carlos ?

CARLOS.

C’est moi, monsieur le Colonel.

LE COLONEL.

J’ai désigné votre ferme pour loger l’état-major des troupes qui vont s’établir à une lieue du village de Saint-Chamas.

CARLOS.

Ordonnez, Colonel, que dois-je faire ?

LE COLONEL.

Préparez le logement de ces Messieurs, sans néanmoins déranger personne de votre maison... On établira des tentes pour les officiers que vous ne pourrez loger.

Carlos et Laurette rentrent dans la ferme ; ils sont suivis par quelques officiers et des domestiques.

 

 

Scène VII

 

LE COLONEL, STUPIDINI

 

Le Colonel donne des ordres aux officiers qui sont restés près de lui. On visite les postes.

STUPIDINI.

Colonel, j’ai l’honneur de vous présenter mes respects...

LE COLONEL.

Ah ! c’est vous, M. Stupidini... Venez-vous vendre ici votre poudre pour les maux de tête, et votre baume pour toutes les blessures ?...

STUPIDINI.

Ah ! mon Dieu ! je sais bien vous me croyez un charlatan... mais, je n’en ai pas moins fait des cures miraculeuses ! et je suis prêt à vous servir, Colonel...

LE COLONEL.

Oh ! cela ne presse pas ! d’ailleurs, je n’aime pas les miracles.

STUPIDINI.

Le remède que je vends, ou plutôt le remède que je donne (car, il est impossible de le payer), est an présent du Ciel... et je voudrais que vous me fournissiez l’occasion de vous prouver qu’il n’y a pas de maladie que je ne puisse guérir...

LE COLONEL.

Dieu m’en garde. Mais, comment n’êtes-vous pas à Marseille, à l’instant où des secours pourraient être utiles à nos bons Provençaux. Voilà une occasion de prouver votre science.

STUPIDINI.

C’est donc tout-à-fait déclaré ? Je m’en suis douté quand j’ai vu ce qui est arrivé aux deux derniers malades que j’ai soignés... Ah ! Carlos m’avait invité à sa noce... L’humanité m’engageait bien à rester à la ville ; mais il eût été si malhonnête de ne pas me rendre à l’invitation de ce bon jeune homme, que la politesse l’a emporté...

LE COLONEL.

Sur l’humanité ; mais, est-ce aussi par politesse que vous restez ?

STUPIDINI.

Non, Colonel, c’est par amour !...

LE COLONEL.

Par amour ! à votre âge ?

STUPIDINI.

Non, c’est par amour pour la science. Nous autres, gens de l’art, nous aimons à laisser après nous quelques ouvrages qui nous immortalisent ; et je veux démontrer ici tous les dangers d’un fléau qui peut décimer, en quelques heures, la population la plus nombreuse. Je vais me mettre à la besogne. Colonel, si quelques-uns de vos soldats avaient besoin de moi, vous savez que je ne suis qu’à deux pas.

 

 

Scène VIII

 

LE COLONEL, UN OFFICIER, CARLOS paraît sur l’escalier

 

LE COLONEL.

Apportez-vous de nouveaux ordres ?

L’OFFICIER.

Oui, Colonel, ils sont encore plus sévères que ceux que vous avez reçus ; le malheur de la Provence n’est que trop certain.

CARLOS, à part.

Que dit-il ?

L’OFFICIER.

Toute communication avec Marseille doit être interrompue.

CARLOS, à part.

Ô ma mère ! pourquoi t’ai-je laissé partir ?

L’OFFICIER.

Un aide-de-camp de M. le Gouverneur de la Provence vient d’arriver d’Aix ; il ordonne de repousser par les armes tous ceux qui tenteraient de sortir de cette malheureuse ville.

CARLOS, à part.

Elle ne doit pas encore y être arrivée...

LE COLONEL.

Les derniers rapports sont donc bien alarmants ?

L’OFFICIER.

Ils sont affreux ! La ville n’offre plus qu’un spectacle de douleur.

CARLOS, à part.

Ah ! mon Dieu ! inspire-moi...

L’OFFICIER.

Toutes les portes de la ville vieille sont murées : c’est-là que le fléau s’est déclaré avec le plus de force. La ville neuve, elle-même, est atteinte en ce moment. Le trouble et l’effroi ajoutent partout au danger. Le désespoir est si grand, la stupeur si profonde, que toutes les affections sociales, tous les liens de la nature sont rompus !... L’époux n’ose plus apporter à sa femme le secours qu’elle demande à grands cris... le père abandonne ses enfants... le fils s’éloigne du lit de sa mère expirante... et, dans cette nombreuse population, il n’y a plus un frère, un ami, un consolateur... tout le monde s’évite, se redoute ; on ne se parle plus et le silence de la mort n’est troublé que par les chants religieux des ministres des autels, et la cloche funèbre des monastères !

LE COLONEL.

Quelle épouvantable calamité !... N’est-il plus aucun secours ?...

L’OFFICIER.

Beaucoup de médecins ont succombé, et ceux qui restent encore dans la ville n’osent approcher des habitants, et laissent se propager un fléau qui ne sera bientôt plus combattu par les secours de l’art !...

LE COLONEL.

Serait-il possible !

L’OFFICIER.

Un seul homme, un prélat vénérable par ses pieuses exhortations et son courage plus qu’humain, soutient encore l’espoir des malheureux Marseillais. Courbé, sur leur lit de douleur, il console les malades, et porte aux mourants les secours de la religion, sans paraître redouter le poison de leur haleine meurtrière.

LE COLONEL.

Ô sublime Belzunce !

CARLOS, rentrant dans la ferme.

Courons sauver ma mère.

LE COLONEL.

Il faut faire connaître ces ordres à toute la ligne sous mon commandement ; suivez-moi.

Ils entrent dans la tente à droite.

 

 

Scène IX

 

CARLOS et LAURETTE, sortant de la ferme

 

LAURETTE.

D’où vient cette agitation ?...  tu es troublé... où vas-tu ?...

CARLOS.

À Marseille.

LAURETTE.

Quoi faire ?

CARLOS.

Sauver ma mère... Mes pressentiments ne m’avaient pas trompé.

LAURETTE.

Ta mère est-elle exposée ?

CARLOS.

Elle court à la mort.

LAURETTE.

À la mort !

CARLOS.

Oui, de la mort... Un horrible fléau s’est déclaré à Marseille ; il frappe tous les habitants ; si ma mère entre dans la ville elle est perdue !

LAURETTE.

Grand dieu ! pourquoi ne l’avons-nous pas retenue.

CARLOS.

Nos regrets sont inutiles... il faut agir.

LAURETTE.

Deux grandes lieues à faire, à son âge ! Elle n’est peut-être pas encore arrivée.

CARLOS.

Que le ciel t’entende !... Adieu, je cours après ma mère : si j’ai le bonheur de la rejoindre avant qu’elle ait atteint les portes, je la ramènerai ici ; si elle a franchi la ligne fatale, je m’enferme avec elle dans Marseille, et j’espère encore par mes soins, la pré server de l’horrible contagion... Adieu.

UN OFFICIER, au soldat qui est sur le pont.

Factionnaire, placez-vous en tête du pont, et ne laissez plus passer personne.

LAURETTE, à Carlos.

Comment vas-tu faire ?... Tu ne peux plus prendre la route d’Aix.

CARLOS.

Qu’importe ! J’espère en traversant le torrent et en gravissant les rochers qui bordent la mer, me frayer une route, où nul homme peut être n’a encore pénétré, mais qui abrégera mon trajet de plus d’une demi-lieue.

LAURETTE.

À combien de périls tu vas t’exposer !...

CARLOS.

C’est pour sauver ma mère.

LAURETTE.

Pars, mon ami.

Carlos embrasse sa femme, passe sous le pont et traverse le torrent. Laurette le suit des yeux.

 

 

Scène X

 

LE COLONEL et L’OFFICIER sortent de la tente

 

LE COLONEL.

Montez à cheval. Que cet édit qui punit de mort à l’instant celui qui violerait la ligne, soit proclamé dans cette partie de la Provence. Voici les noms des officiers qui composeront le conseil de guerre.

L’officier sort.

Les précautions que je viens de prendre arrêteront, je l’espère, les progrès de la contagion. J’ai fait défendre à tous les habitants de la campagne de s’éloigner de leurs demeures sous quelque prétexte que ce soit. Aucun habitant de Marseille ne pourra rompre la ligne établie, ainsi tout porte à croire que personne ne viendra de ce côté pour se livrer à une mort certaine.

LA SENTINELLE.

Qui vive ?

VOIX en dehors.

Français !

LA SENTINELLE.

On ne passe pas !

Le colonel invite les médecins à se rendre auprès de lui.

 

 

Scène XI

 

LE COLONEL, LES MÉDECINS

 

LE PREMIER MÉDECIN.

Avons-nous l’honneur de parler au colonel qui commande dans cette partie de la Provence ?

LE COLONEL.

Oui, Messieurs.

LE PREMIER MÉDECIN.

En ce cas, nous aurons recours à votre obligeance. La nuit qui nous a surpris en traversant les marais qui avoisinent ces lieux, nous a séparés de notre guide et de quelques personnes qui nous accompagnaient. Ils ne peuvent tarder à nous rejoindre, et nous comptons sur vous, Monsieur, pour nous procurer les moyens d’arriver aujourd’hui même à Marseille.

LE COLONEL.

Ah ! Messieurs, je me garderai bien de vous rendre ce cruel service.

LE DEUXIÈME MÉDECIN.

Comment !

LE COLONEL.

Ignorez-vous qu’un épouvantable fléau règne en ce moment dans cette capitale ?

LE PREMIER MÉDECIN.

Nous le savons, Monsieur, c’est le motif de notre voyage.

LE COLONEL.

Serait-il possible !

LE PREMIER MÉDECIN.

Oui ; nous avons l’honneur d’être membres de la faculté de Montpellier ; et dès que nous avons cru que nos soins pouvaient être utiles à nos malheureux compatriotes, nous nous sommes empressés de demander la permission de nous rendre à Marseille.

LE COLONEL.

Quel sublime dévouement ! ah ! messieurs, combien ce courage, ce zèle pour l’humanité vous élèvent au-dessus de tous ceux qui parcourent votre honorable carrière !

LE PREMIER MÉDECIN.

Détrompez-vous, Colonel, nous ne sommes pas les seuls qui ayons manifesté ce désir. Aussitôt qu’on apprit en Languedoc le désastre de Marseille, tous nos confrères ont sollicité la mission que nous avons eu le bonheur d’obtenir.

LE DEUXIÈME MÉDECIN.

Il nous a même fallu des protections pour l’emporter.

LE PREMIER MÉDECIN.

C’est vrai, nos médecins réclamaient la faveur d’affronter ce fléau, avec la même ardeur que nos soldats français ont toujours brigué l’honneur de marcher les premiers à l’ennemi.

LE COLONEL.

Et vos parents, vos amis n’ont pas essayé de vous faire changer de résolution ?

LE DEUXIÈME MÉDECIN.

J’ai résisté à ma mère.

LE PREMIER MÉDECIN.

Et moi à ma femme.

LE DEUXIÈME MÉDECIN.

Oui, si notre action a quelque mérite, j’avoue qu’elle le doit au courage avec lequel nous nous sommes éloignés de tout ce que nous avons de plus cher.

LE COLONEL.

Vos amis doivent être en proie aux plus vives inquiétudes ?

LE PREMIER MÉDECIN.

Nous pensons à cela le moins souvent que nous pouvons.

LE COLONEL.

Je ne dois point vous laisser ignorer les périls que vous allez affronter.

LE PREMIER MÉDECIN.

Nous en avons bien quelqu’idée.

LE COLONEL.

La contagion ne ménage personne.

LE DEUXIÈME MÉDECIN.

Elle aura quelques égards pour des membres de la faculté de médecine.

LE COLONEL.

Par vos soins même, vous serez plus exposés que d’autres.

LE DEUXIÈME MÉDECIN.

Oui, nous serons placés aux avant-postes.

LE COLONEL.

Tout votre art ne vous préservera pas d’une attaque.

LE DEUXIÈME MÉDECIN.

Que voulez-vous ? c’est là le boulet de canon des médecins.

LE PREMIER MÉDECIN.

Allons, Colonel, ce n’est pas en montrant la mort au soldat qui va au feu, qu’on le rend plus fort et plus intrépide.

LE DEUXIÈME MÉDECIN.

Mon ami a raison ; on dirait que vous voulez nous faire reculer.

LE COLONEL.

Oh ! non ; je suis trop fier que ma patrie puisse s’enorgueillir d’un pareil dévouement, pour essayer d’arrêter l’élan d’une aussi noble générosité.

LE DEUXIÈME MÉDECIN.

On n’y parviendrait pas, Colonel ; notre résolution est aussi inébranlable que l’amitié qui nous unit.

LE PREMIER MÉDECIN.

Entre nous, c’est à la vie et à la mort.

LE DEUXIÈME MÉDECIN.

Quant à moi, si j’en reviens, je promets de consoler sa veuve de mon mieux.

LE PREMIER MÉDECIN.

Je tâcherai de l’épargner ce soin ; sa gaieté ne l’abandonne pas.

LE DEUXIÈME MÉDECIN.

Je me dépêche d’user toute celle que le ciel m’a départie ; on ne sait pas ce qui peut arriver.

LE COLONEL.

Par Saint-Louis ! ce jeune homme a un zèle, une résignation qu’on ne trouverait pas chez nos plus vieux docteurs.

LE DEUXIÈME MÉDECIN.

Il ne faut pas que cela vous étonne, Colonel ; dans notre patrie, les jeunes soldats ont ‘autant de cœur que les vieilles moustaches.

LA SENTINELLE.

Qui vive ?

LE GUIDE, en dehors.

France !

LE DEUXIÈME MÉDECIN.

Ah ! voilà sans doute ces bonnes sœurs qui ont voulu nous accompagner.

LE COLONEL, étonné.

Eh quoi ! des femmes ! Auraient-elles le projet de partager vos périls ?

LE PREMIER MÉDECIN.

Oui, Colonel ; elles nous ont rejoints, à Arles, dans cette intention.

LE DEUXIÈME MÉDECIN.

Les voici !

 

 

Scène XII

 

LE COLONEL, LES MÉDECINS, LES DEUX SŒURS de Saint-Camille

 

LE COLONEL, aux Sœurs.

Serait-il vrai ? Lorsque des amis, des parents même s’éloignent, avec effroi, des infortunés qu’un horrible fléau a frappés, vous accourez pour leur consacrer vos soins !

UNE SŒUR.

Nous ferons de notre mieux, monsieur le Colonel.

LE COLONEL.

Qui peut vous avoir inspiré cette courageuse résolution ?

LA SŒUR.

Dieu ! et la reconnaissance !

LE COLONEL.

La reconnaissance ?

LA SŒUR.

Oui, monsieur le Colonel ; notre belle France ne fut pas toujours heureuse et tranquille. À l’époque des troubles qui agitèrent quelques-unes de nos provinces, une partie de notre famille se vit obligée de fuir des lieux que ses vertus avaient longtemps édifiés. Mon père et deux de mes frères trouvèrent un asile à Marseille. Les généreux Provençaux les accueillirent avec la plus touchante hospitalité, et leur prodiguèrent tous les secours que leur position réclamait. Ce bienfait resta profondément gravé dans nos cœurs ; et nous venons, aujourd’hui, par les soins et les consolations que nous apportons aux habitants de Marseille, acquitter religieusement la dette que nos parents ont contractée envers vos compatriotes.

LE COLONEL.

Femmes généreuses ! votre dévouement vous assure à jamais nos bénédictions.

LE PREMIER MÉDECIN.

Colonel, ces modestes Sœurs n’ont pas moins de droit à notre admiration : l’armée française leur doit la conservation des jours d’un grand nombre de ses braves. Toujours humaines, toujours infatigables, je les ai vues, dans les dernières guerres, aller secourir nos blessés jusques sous le feu des batteries ennemies.

LA SŒUR.

Hé ! mon Dieu ! qu’avons-nous donc fait de si extraordinaire ? ne sommes-nous pas françaises ? et pouvions-nous laisser périr, faute de secours, une foule de bons soldats que le Roi et la Patrie retrouveront au moment du danger.

LE DEUXIÈME MÉDECIN.

Nous voudrions partir sur-le-champ.

LE COLONEL.

Vous ne pourriez arriver à Marseille avant la fermeture des portes ; il suffira de vous mettre en route au point du jour. Vos compagnes, d’ailleurs, ont besoin de prendre un peu de repos... La difficulté des chemins doit les avoir forcées de quitter leur voiture auprès d’Aix.

LE PREMIÈRE LA SŒUR.

Ah ! plus loin que cela. M. le colonel, nous n’avions pas trop d’argent pour faire notre voyage, et ma sœur et moi nous nous sommes dit : Ce n’est pas tout que d’offrir des consolations à de pauvres malades, il faut bien aussi leur apporter quelques petits secours. Les voilà.

Elle montre une bourse.

LE COLONEL.

Serait-il possible ! ô mon dieu, la terre a donc aussi ses anges ! Entrez dans cette maison, je vais vous faire servir quelques rafraîchissements.

LE PREMIER MÉDECIN.

Colonel, nous acceptons vos offres.

Les médecins et les Sœurs entrent dans la maison à droite.

 

 

Scène XIII

 

LE COLONEL, LAURETTE

 

LE COLONEL, appelant.

Carlos ! Carlos !

LAURETTE.

Que désire M. le colonel ?

LE COLONEL.

C’est votre mari que je demande.

LAURETTE, troublée.

Mon mari ; M. le colonel ?

LE COLONEL.

Oui, sans doute, votre mari. Où est-il ?

LAURETTE, à part.

Ô ciel ! est-ce qu’il saurait qu’il a quitté ces lieux.

LE COLONEL.

Je viens de le voir il n’y a qu’un instant.

LAURETTE.

Oui, M. le colonel.

LE COLONEL.

Eh bien, faites-le donc venir, j’ai quelques ordres à lui donner. 

LAURETTE.

M. le colonel, c’est que...

À part.

Je ne sais que lui dire...

LE COLONEL

Eh bien, c’est que...

LAURETTE.

Si M. le colonel voulait me faire connaître ses ordres, je pourrais peut-être les exécuter.

LE COLONEL.

Non, non, je veux parler à votre mari. N’est-il pas chez lui ?

LAURETTE, hésitant.

Non, M. le colonel.

LE COLONEL.

Non ; où est-il allé ? Toutes les communications sont interrompues avec la partie méridionale de la Provence.

LAURETTE, tremblante.

Il le sait bien, M. le colonel.

LE COLONEL.

Et un plomb meurtrier frapperait à l’instant celui qui commettrait la moindre infraction aux mesures que j’ai ordonnées...

LAURETTE.

Grand dieu !

LE COLONEL.

Il est donc allé à Aix ?

LAURETTE.

Oui, oui, M. le colonel, je crois qu’il est allé de ce côté.

LE COLONEL.

Sera-t-il de retour aujourd’hui !

LAURETTE.

Je l’espère.

LE COLONEL.

Cela suffit. Quand il arrivera je l’interrogerai. Faites porter des rafraîchissements dans cette maison.

LAURETTE.

À l’instant, M. le colonel.

À part.

Mon trouble a pensé me trahir.

Elle rentre dans la ferme, et traverse bientôt, suivie d’un garçon portant un panier.

 

 

Scène XIV

 

LE COLONEL, seul

 

L’embarras de cette jeune femme avait d’abord excité mes, soupçons ; mais il paraît que son trouble ne provenait que d’un excès de timidité ; aucun habitant de ces contrées ne peut avoir conservé de relations avec Marseille. La nuit s’approche, allons donner les ordres nécessaires au voyage de ces courageux médecins. Ô ma patrie, ce sublime dévouement ajoutera encore à ta gloire !

Il traverse le pont.

 

 

Scène XV

 

LAURETTE, sortant de la maison où est logé le colonel, STUPIDINI, sortant de la maison de Laurette, et ensuite LES MÉDECINS

 

STUPIDINI, à Laurette.

Vous me laisserez donc toujours seul avec moi-même. Savez-vous que ce n’est pas amusant.

LAURETTE.

Oh ! j’ai bien autre chose à faire que de vous tenir compagnie ; il est arrivé des médecins de Montpellier.

STUPIDINI.

Il est arrivé des médecins de Montpellier ! Il faut voir un peu ces gens-là.

Laurette rentre.

LE DEUXIÈME MÉDECIN.

Oh ! la singulière tournure !

STUPIDINI.

Messieurs, je suis votre serviteur.

LE PREMIER MÉDECIN.

Nous sommes les vôtres, Monsieur.

STUPIDINI.

On m’a dit, Messieurs, que vous étiez médecins ?

LE DEUXIÈME MÉDECIN.

On ne vous a point trompé.

STUPIDINI.

Je le suis aussi moi, Messieurs, tel que vous me voyez.

LE PREMIER MÉDECIN.

Vous !

Lui tendant la main.

En ce cas nous sommes confrères.

STUPIDINI.

Oh ! c’est-à-dire confrères... entendons-nous, Messieurs, il y a...

LE DEUXIÈME MÉDECIN.

Oui, comme dit Sganarelle, n’est-ce pas, il y a fagots et fagots.

STUPIDINI.

Je n’ai jamais lu Sganarelle, mais j’ai beaucoup étudié Hippocrate.

LES MÉDECINS, riant.

Ah ! Monsieur n’a jamais lu Sganarelle.

STUPIDINI.

Non, de par Saint-Come ! C’est sans doute quelque charlatan de village ?

LE DEUXIÈME MÉDECIN.

Sganarelle !détrompez-vous, Monsieur ; c’est un médecin qui a fait les cures les plus merveilleuses.

STUPIDINI.

Oh ! qu’il ait fait ce qu’il voudra, je n’en fais pas plus de cas que du barbier de Dom-Quichotte Mais revenons à notre affaire : ces Messieurs vont à Marseille ?

LE DEUXIÈME MÉDECIN.

Oui, monsieur, et vous ?

STUPIDIN.

Oh ! moi, je vais d’un côté tout opposé.

LE PREMIER MÉDECIN.

Eh ! quoi, vous êtes Médecin, dites-vous, et lorsqu’un horrible fléau désole une partie de la Provence, vous vous éloignez des lieux du danger ?

STUPIDINI.

Messieurs, chacun a sa manière de voir les choses.

LE DEUXIÈME MÉDECIN.

Il paraît que vous aimez à les voir du beau côté ?

STUPIDINI.

On juge toujours mieux de loin que de près, Gallien l’a dit : « Pour porter un jugement sain, mets-toi à l’abri de toutes les influences. » C’est ce que je fais, comme vous voyez ; et vous pensez bien que nous autres gens de l’art, nous sommes forts quand nous avons pour nous l’opinion de Gallien.

LE DEUXIÈME MÉDECIN.

Il est sûr qu’il a encore plus de réputation que Sganarelle.

STUPIDINI.

Je le crois ; mais, messieurs, je serais curieux de connaître un peu le traitement que vous avez adopté, dans un péril aussi imminent.

LE PREMIER MÉDECIN.

Nous ne pouvons nous prononcer, avant d’avoir examiné.

STUPIDINI.

Comment dites-vous cela ?

LE PREMIER MÉDECIN.

Je dis, que nous voulons auparavant examiner...

STUPIDINI, à l’autre Médecin.

Je crois qu’il a dit, examiner ?...

LE DEUXIÈME MÉDECIN.

Oui, sans doute.

STUPIDINI.

Ah ! vous examinez avant de vous prononcer. Voilà bien nos novateurs en médecine.

LE PREMIER MÉDECIN.

Comment, est-ce que vous ne commencez pas là ?

STUPIDINI.

Non ! non ! messieurs nous autres gens de l’art, nous n’examinons rien, nous laissons ces soins vulgaires aux partisans de la nouvelle école.

LE DEUXIÈME MÉDECIN.

Comment faites-vous donc ?

STUPIDINI.

Comment nous faisons, je vais vous l’apprendre ; écoutez bien : Nous composons d’abord un remède, je m’explique j’espère, nous composons... c’est-à-dire, que nous prenons un peu de ceci, un peu de cela et beaucoup d’autres choses que nous broyons ensemble ; quand cela est bien mêlé, cela fait un tout excellent, que nous appliquons chaudement à tous les maux qui affligeât l’espèce humaine.

LE DEUXIÈME MÉDECIN.

C’est comme un baume universel.

STUPIDINI.

C’est aussi le nom que nous lui donnons.

LE DEUXIÈME MÉDECIN.

Et vos malades guérissent ?

STUPIDINI.

Quand ils peuvent. Ce sont absolument leurs affaires, nous ne nous en mêlons plus ; vous pensez bien qu’après avoir fait tout cela, il faut laisser agir la nature.

LE PREMIER MÉDECIN.

Cela est fort commode.

STUPIDINI.

Et beaucoup plus court ; car enfin, s’il nous fallait étudier tous les symptômes, consulter toutes les maladies, nous n’en viendrions jamais à bout.

LE DEUXIÈME MÉDECIN.

J’aime assez votre méthode.

STUPIDINI.

Elle est immanquable, messieurs, je n’ai pas encore trouvé un seul malade qui ait pu y résister...

LE PREMIER MÉDECIN.

Je le crois bien.

STUPIDINI.

Aussi, je traite depuis quarante ans des maladies que je ne connaîtrai peut-être jamais.

LE DEUXIÈME MÉDECIN.

Vous devriez bien faire des élèves.

STUPIDINI.

Cela ne me serait pas difficile ; tel que vous me voyez, je suis extrêmement fort sur la théorie.

LE DEUXIÈME MÉDECIN.

Mais vous n’avez pas beaucoup de pratique ?

STUPIDINI.

C’est vrai, je n’ai pas beaucoup de pratiques, je suis forcé d’en convenir. Mais, nous autres gens de l’art, cela ne nous empêche pas d’avoir du talent.

LE PREMIER MÉDECIN.

Certainement.

STUPIDINI.

Au revoir, messieurs ; à votre retour, si vous avez encore besoin de mes conseils...

LE DEUXIÈME MÉDECIN.

Cela n’est pas de refus.

STUPIDINI.

Vous me trouverez toujours prêt à vous répéter ce que je viens de vous dire : Nous composons d’abord un remède, toute ma médecine est là dedans.

À part.

Je gagerais bien que ces gens-la emportent de moi la plus haute opinion.

Il rentre dans la ferme.

LE DEUXIÈME MÉDECIN.

Est-il possible qu’il existe un pareil original ?

LE PREMIER MÉDECIN.

C’est quelque marchand d’orviétan comme on en voit plus d’un à Paris. Mais il est temps de rejoindre nos amis, ils sont aussi impatiens que nous d’arriver au terme de notre voyage.

LE DEUXIÈME MÉDECIN.

Je te rejoins dans l’instant, notre guide doit retourner cette nuit même à Aix, et je veux lui remettre nos lettres.

LE PREMIER MÉDECIN.

Que ta correspondance ne soit pas trop longue, nous n’avons pas beaucoup de temps.

LE DEUXIÈME MÉDECIN.

J’aurai fini dans un instant.

 

 

Scène XVI

 

LE DEUXIÈME MÉDECIN, seul

 

Il s’assied devant une table de pierre placée à la porte de la ferme.

Voici des lettres pour tous nos amis, il faut se hâter de les rassurer... ils nous ont fait des adieux si touchants... ils semblaient nous dire : reviendrez-vous ? Ces bons amis !...

Il met une lettre dans sa poche.

Je répondrai à cela plus tard... Quant à ces deux lettres, j’ai dit à notre guide de ne les mettre à la poste que dans huit jours. Elles annoncent que nous nous portons tous bien ; par ce moyen, si l’un de nous ne pouvait écrire, on ne concevrait aucune inquiétude sur son silence. C’est une tromperie, mais elle est charitable, et nous serions trop heureux si l’on nous trompait toujours avec d’aussi bonnes intentions... Celle-ci est pour ma mère, relisons-la encore.
« M
A BONNE MÈRE,
« Dans quelques heures nous aurons accompli l’entreprise que l’amour de l’humanité nous a inspirée ; nous ne sommes plus qu’à deux lieues de Marseille ; les Provençaux nous regardent comme des libérateurs : puissions nous justifier leurs espérances !... Notre courage ne se démentira pas un seul instant : nous ferons notre devoir. Le désir d’arracher quelques victimes au sort affreux qui les menace, et surtout l’espoir de préserver notre chère patrie d’une effroyable calamité, voilà le but de notre voyage ! Le ciel ne peut désapprouver un tel dessein ; j’espère qu’il me rendra aux embrassements de ma mère ; c’est la plus douce récompense qu’il puisse accorder à mes travaux ; mais, s’il en décide autrement, si Dieu entr’ouvre ma tombe, j’y descendrai avec calme et résignation. Certain d’emporter avec moi les regrets de mes concitoyens et les larmes de mes amis, cette idée adoucira l’amertume d’une séparation éternelle. Sans crainte et sans effroi, dans ce moment suprême, mon dernier regard se tournera vers la France, et ma dernière pensée sera pour la plus tendre des mères. »
Notre guide peut partir maintenant quand il le voudra. Je crois justement que je l’entends.

 

 

Scène XVII

 

LE DEUXIÈME MÉDECIN, LE GUIDE

 

LE DEUXIÈME MÉDECIN, lui remettant un paquet de lettres.

Voici toutes nos lettres ; tu sais ce que je t’ai recommandé.

LE GUIDE.

Je n’y manquerai pas.

LE DEUXIÈME MÉDECIN.

Tu peux maintenant retourner à Aix.

LE GUIDE.

J’y attendrai votre retour.

LE DEUXIÈME MÉDECIN.

Tu espères donc nous reconduire en Languedoc ?

LE GUIDE.

Oui, Monsieur ; le ciel exaucera les prières des infortunés que vous allez rendre à la vie, et j’espère que j’aurai le bonheur de vous ramener au sein de votre famille.

LE DEUXIÈME MÉDECIN.

J’en accepte l’augure. Adieu.

LE GUIDE.

Adieu... Ah ! si j’osais encore vous demander ?...

LE DEUXIÈME MÉDECIN.

Eh quoi ! ne serais-tu pas payé ?

LE GUIDE.

Je n’ai rien voulu recevoir.

LE DEUXIÈME MÉDECIN.

Explique-toi !

LE GUIDE.

Je ne suis qu’un pauvre paysan, mais je porte un cœur sensible ; permettez-moi de vous embrasser.

LE DEUXIÈME MÉDECIN.

Oh ! de tout mon cœur.

Ils s’embrassent. Le guide s’éloigne.

LE DEUXIÈME MÉDECIN, seul.

La sensibilité de ce bon jeune homme m’a singulièrement ému... Allons rejoindre mes amis, leur courage retrempera mon âme.

 

 

Scène XVIII

 

CARLOS, BÉATRIX

 

On aperçoit, dans le lointain, Carlos conduisant sa mère à travers les rochers. À chaque instant, ils sont obligés de se cacher pour éviter la surveillance des troupes.

On entend plusieurs voix répéter, à différentes distances : GARDE À VOUS !

Au moment où ils se trouvent sous le pont, une patrouille le traverse lentement. Carlos couvre sa mère de son corps ; les soldats se perdent sous les arbres.

La mère Béatrix ne pouvant plus continuer cette route pénible, Carlos la prend dans ses bras, traverse le torrent, et l’amène sur l’avant-scène.

CARLOS, à genoux.

Ô mon Dieu ! je te remercie de m’avoir permis de rejoindre ma mère.

BÉATRIX.

Mon pauvre Carlos, tu dois être accablé de fatigue ?

CARLOS.

Vous êtes sauvée, je n’en éprouve aucune...

On entend du bruit.

On vient, entrons vite dans cette ferme, afin que per sonne ne puisse soupçonner votre retour.

Carlos et sa mère entrent dans la ferme ; le colonel traverse le pont suivi de plusieurs officiers et soldats.

 

 

Scène XIX

 

LE COLONEL, OFFICIERS et SOLDATS

 

LE COLONEL, à un officier.

Capitaine, c’est vous que je charge d’escorter ces hommes courageux qui se rendent à Marseille. Vous donnerez cette nuit, pour mot d’ordre, sur toute la ligne, France, Humanité.

L’OFFICIER.

Cela suffit.

Bruit dans la ferme.

LE COLONEL.

Quel est ce bruit ?

 

 

Scène XX

 

LES MÊMES, STUPIDINI accourant, suivi de CARLOS qui peut le retenir

 

STUPIDINI.

Ah ! colonel, nous sommes perdus !

CARLOS, bas à Stupidini.

Au nom du ciel, taisez-vous.

LE COLONEL, à Stupidini.

Que voulez-vous dire ?

STUPIDINI.

Ah ! colonel, quel événement ! si vous saviez...

CARLOS, bas.

Silence ! ma fortune est à vous !

STUPIDINI.

Hé ! que voulez-vous que j’en fasse... si je succombe...

LE COLONEL.

Expliquez-vous donc !

CARLOS.

Si vous parlez, vous êtes mort !

STUPIDINI.

Et si je me tais, est-ce que j’en reviendrai ?

LE COLONEL.

Ah ! vous abusez enfin de ma patience, parlerez-vous ?...

STUPIDINI.

Je vais tout vous dire, colonel, laissez-moi seulement reprendre mes sens... Carlos est marié depuis hier.

LE COLONEL.

Je sais cela, après...

STUPIDINI.

J’ai assisté à sa noce ainsi que sa mère et quelques vieux amis, ce matin à la suite d’un excellent déjeuner.

LE COLONEL.

Hé ! que m’importent tous ces détails...

STUPIDINI.

Oh ! pardonnez-moi, colonel, le déjeuner, c’est très important attendu que c’est après ce repas que la mère Béatrix nous a quittés pour retourner à Marseille.

LE COLONEL.

Eh bien !...

STUPIDINI.

Eh bien ! jugez de ma surprise, de mon effroi, quand j’ai mu tout à l’heure Carlos revenir avec sa mère qu’il a été chercher... à...

LE COLONEL.

À Marseille... malheureux !

CARLOS.

Non, colonel... je puis vous prouver...

STUPIDINI.

Elle est dans la ferme !

CARLOS.

Misérable !...

LE COLONEL.

Soldats, qu’on s’empare de cet homme !

CARLOS.

Je ne fais point de résistance.

Il se place entre les soldats.

LE COLONEL.

Qu’on assemble à l’instant le conseil de guerre.

CARLOS, à part.

Ô ma mère ! tu es sauvée.

LE COLONEL.

Et que deux d’entre vous, en prenant toutes les précautions nécessaires, reconduisent cette femme au-delà des limites que j’ai établies.

CARLOS.

Comment, colonel, vous voulez faire conduire ma mère à la mort ! Ah ! si quelqu’un a désobéi à vos ordres... faites prononcer sur moi, je suis le seul coupable !...

LE COLONEL.

Vous avez enfreint les lois sanitaires.

CARLOS.

J’ai obéi aux lois de la nature...

LE COLONEL.

La mort est le châtiment que vous avez mérité ?...

CARLOS.

Je ne défends point ma vie, mais je vous implore pour ma mère...

LE COLONEL.

Non, elle doit retourner à Marseille.

CARLOS.

Ses forces sont affaiblies par de longues années et si l’horrible calamité qui ravage notre pays n’épargne pas la jeunesse les vieillards résisteront-ils ?... Sauvez ma mère et punissez-moi ; je recevrai le coup fatal en bénissant votre nom...

LE COLONEL.

J’honore votre piété filiale, mais les lois sont inexorables ; votre mère doit repasser les lignes qu’elle a franchies.

CARLOS.

J’embrasse vos genoux !

LE COLONEL.

Cet ordre est irrévocable...

CARLOS.

Non, vous ne ferez point exécuter cet ordre barbare ; vous entendrez mes prières vous verrez mes larmes, vous vous laisserez toucher par ma douleur... je vous en conjure parce que vous avez de plus cher au monde, par le souvenir de celle à qui vous devez le jour ; ne faites pas conduire ma mère à une mort assurée !...

LE COLONEL.

Il m’en coûte d’accomplir un si rigoureux devoir ; mais les ordres que j’ai reçus, la sûreté de toute une province, celle de la France même, rendent ces précautions indispensables... soldats, exécutez mes ordres.

CARLOS, à la porte.

On n’approchera de ma mère qu’en passant sur mon corps.

Tableau.

 

 

Scène XXI

 

LES MÊMES, LES MÉDECINS accourant

 

LE PREMIER MÉDECIN.

Eh ! bien, que se passe-t-il donc ici ?

LE COLONEL.

Ce malheureux, au mépris des lois les plus sévères, a osé recueillir chez lui un habitant de Marseille.

LES MÉDECINS.

Ô ciel !

CARLOS.

Je vous l’ai dit, monsieur le colonel, aussitôt que j’ai appris qu’une affreuse contagion s’était déclarée à Marseille, j’ai franchi les rochers pour sauver ma mère ; tantôt marchant sur mes mains pour atteindre le sommet escarpé des montagnes, tantôt me précipitant au fond des abîmes, je suis arrivé le premier dans la plaine de Berre, et j’ai eu le bonheur de la rejoindre avant qu’elle eut atteint les portes de la ville.

LE COLONEL.

Vous espérez m’en imposer ?

CARLOS.

Non, monsieur le colonel, je le jure sur le respect que j’ai pour ma mère.

LE PREMIER MÉDECIN.

Le dévouement de ce jeune homme excite un vif intérêt.

LE COLONEL.

Mon devoir ne me permet pas de l’écouter ; un seul instant d’oubli peut compromettre l’existence d’une population nombreuse, et me rendre complice des suites de cette infraction aux lois.

LE PREMIER MÉDECIN.

Je sais, colonel, que le succès de la mission dont vous êtes chargé exige toute votre sévérité ; mais vous ne pouvez avoir l’intention de livrer à une mort presqu’inévitable, une femme qui a peut-être eu le bonheur d’y échapper. Si vous le permettez, nous allons nous assurer que son séjour est sans danger pour le canton.

LE COLONEL.

J’y consens. Quelle que soit votre opinion, cet homme a violé une loi rigoureuse mais nécessaire : un grand exemple doit être donné. Carlos, préparez-vous à paraître devant le conseil.

LE PREMIER MÉDECIN, aux autres.

S’il est mis en jugement, il est perdu ; rendez-vous auprès de sa mère ; moi, je vais partir pour Aix, implorer monsieur le gouverneur, à qui j’ai eu le bonheur de sauver la vie ; j’espère encore soustraire à une mort certaine, cet infortuné jeune homme, modèle de la piété filiale.

Il sort.

CARLOS, aux autres médecins.

Sauvez ma mère, je vous devrai plus que la vie.

Les médecins entrent dans la ferme ; un peloton de soldats avance, Carlos se place au milieu d’eux, et se rend au conseil de guerre.

 

 

Scène XXII

 

STUPIDINI, ensuite LAURETTE et LE DEUXIÈME MÉDECIN

 

STUPIDINI.

J’ai fait là, sans m’en douter, une bien mauvaise action ; mais aussi, pourquoi s’avise-t-il d’aller à Marseille ?... il n’y a qu’à voir si j’ai été de ce côté-là ?

Bruit dans la ferme.

Ah ! mon dieu j’entends la voix de Laurette, sauvons-nous !

LAURETTE.

Laissez-moi, laissez-moi, Monsieur, je veux paraître devant le tribunal ; il entendra ma voix, il verra mes larmes ; est-il des juges qui seraient condamner un fils pour avoir sauvé sa mère ?

LE DEUXIÈME MÉDECIN.

Ah ! madame, n’approchez pas.

LAURETTE.

Où trouvera-t-il donc un défenseur si sa femme l’abandonne ?

LE DEUXIÈME MÉDECIN.

Non, non, fuyez de ce lieu de douleur, la loi est inflexible.

LAURETTE.

Alors elle nous frappera tous les deux.

LE DEUXIÈME MÉDECIN.

Tout espoir n’est pas encore perdu ; mon ami vient de se rendre auprès de M. le Gouverneur... et si nous pouvions obtenir du Colonel qu’il retardât de quelques instants ce fatal jugement...

LAURETTE.

C’est justice qu’il faut demander pour lui ; le coupable seul sollicite sa grâce.

LE DEUXIÈME MÉDECIN.

Cette grâce sera un hommage rendu à sa vertu.

On entend un roulement de tambour.

LAURETTE.

Qu’ai-je entendu ? grand dieu !... c’est le signal de la mort... l’arrêt serait-il prononcé ?

LE DEUXIÈME MÉDECIN.

Épouse infortunée ! venez ! venez ! nous n’avons plus qu’un instant.

Il l’entraine dans la maison du Colonel.

Un sergent, suivi de huit grenadiers, sort de l’endroit où siège le Conseil. Ils traversent le théâtre et sont censés se rendre au lieu de l’exécution. Un autre peloton d’infanterie conduit Carlos, le tambour roule à différents intervalles.

 

 

Scène XXIII

 

CARLOS, marchant lentement au milieu des soldats

 

Il s’arrête devant la ferme.

Ô mon dieu ! elles sont là ; ma mère, mon épouse, je ne vous verrai donc plus !... la rigueur des hommes m’enlève jusqu’à la consolation de recevoir vos derniers embrassements... ô ma mère ! quel sera ton désespoir quand tu apprendras... Dieu ! si mon trépas allait abréger des jours que j’ai voulu te conserver ?... cette idée fait chanceler mon courage... mais non, le ciel te donnera la force de supporter, avec résignation, mon glorieux sacrifice... je laisse auprès de toi une femme adorée, dont je devais embellir la vie... elle me remplacera elle prendra soin de ta vieillesse...

Avec force.

je lui lègue, en mourant, le pénible devoir de écher les larmes de ma mère.

Il tombe à genoux et paraît anéanti.

LE SERGENT, s’approchant.

Infortuné Carlos !...

CARLOS.

Je vous entends, marchons.

Carlos se relève et se dispose à marcher à la mort. Roulement de tambours.

LE PREMIER MÉDECIN, en dehors.

Arrêtez ! grâce ! grâce !

 

 

Scène XXIV

 

CARLOS, LE PREMIER MÉDECIN, et successivement tous les autres Acteurs

 

LE COLONEL, au médecin.

Que dites-vous, Monsieur ?

LE PREMIER MÉDECIN.

La vérité, monsieur le colonel. J’ai été me jeter aux pieds de monsieur le gouverneur, je lui ai peint le dévouement filial de cet intéressant jeune homme, les périls qu’il a bravés pour arriver quelques instants avant sa mère aux portes de Marseille ; il a été touché, ému, des larmes se sont échappées de ses yeux, et j’ai été assez heureux pour obtenir de lui, un sursis à l’exécution de Carlos.

Il remet le papier au colonel.

TOUS.

Un sursis !

LE PREMIER MÉDECIN.

Rassurez-vous, mes amis, Carlos ne vous sera plus ravi ; M. le gouverneur a eu la bonté de joindre ses sollicitations aux miennes, et j’espère que cet acte de clémence sera bientôt sanctionné par notre auguste monarque.

LE COLONEL, après avoir lu le sursis.

Homme généreux ! votre mission est déjà commencée, vous avez sauvé un Français.

LE DEUXIÈME MÉDECIN.

Cela nous portera bonheur. Allons, mes amis, rien ne s’oppose plus à notre entrée à Marseille. Venez, je vais vous montrer le chemin.

LES MÉDECINS.

Nous te suivons.

Carlos, Laurette, Béatrix et les paysans se jettent aux pieds des médecins, et les remercient de ce qu’ils ont fait pour le jeune fermier. Les médecins et les deux sœurs de Saint-Camille s’acheminent ensuite vers le pont. Toute la troupe est sous les armes ; le colonel tire son épée, et, au moment où les médecins traversent le pont, il commande à ses soldats de présenter les armes, le tambour bat au champ, et l’orchestre joue l’air : VIVE LE ROI, VIVE LA FRANCE.

Tableau général.

PDF