Le Diable à quatre (Léon-Lévy BRUNSWICK - Adolphe DE LEVEN - Paul SIRAUDIN)
Vaudeville en trois actes.
Représenté, pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre des Variétés, le 13 octobre 1845.
Personnages
MONSIEUR LE MARQUIS DE GROSLICHARD
JACQUOT, savetier
PRELINPINPIN, enchanteur-escamoteur
GODIVEAU, cuisinier
BRIDENMAIN, cocher
LA MARQUISE DE GROSLICHARD
MARGOT, femme de Jacquot
CHARLOTTE, femme de chambre
DOMESTIQUES
PAILLASSES
VASSEAUX DU MARQUIS, etc.
Le premier acte se passe devant le château du Marquis. Le deuxième, chez le Marquis. Le troisième, dans l’échoppe de Jacquot.
ACTE I
Un rond-point. À gauche, un pavillon dépendant du château. À droite, l’échoppe de Jacquot, avec auvent, faisant face au spectateur. On lit sur l’échoppe cette enseigne : AU SOUYÉ IMPERMOUILLABLE, JACQUOT, KORDONIÉ, RESTÔRATEUR DE LA CHOSURE.
Scène première
CHARLOTTE, GODIVEAU, BRIDENMAIN, DOMESTIQUES du château
Au lever du rideau, on entend dans le pavillon un grand bruit de sonnettes Tous les domestiques en sortent, leurs paquets à la main.
CHŒUR.
Air de Farinelli.
Sonne, (ter.)
Carillonne !
En vérité, c’est à n’y plus tenir !
Sonne, (bis.)
Va, bonne personne ;
Oui, de chez toi nous voulons tous partir.
Scène II
LES MÊMES, LE MARQUIS
LE MARQUIS.
Eh bien ! mes enfants, vous n’entendez pas... Ma noble épouse, ma tendre moitié, Mme la marquise de Groslichard, votre honorée maîtresse, vous sonne depuis trente-cinq minutes.
GODIVEAU.
Qu’est-ce que ça me fait ?
LE MARQUIS.
Comment ?
GODIVEAU.
Qu’elle sonne jusqu’à demain ! Je quitte son service : voilà mon paquet !...
CHARLOTTE.
Moi, le mien !...
TOUS.
Moi, le mien !...
LE MARQUIS.
Je le vois bien, vous avez tous votre paquet... Mais pourquoi cette charge ?
CHARLOTTE.
Je décanille...
LES AUTRES.
Nous décanillons...
LE MARQUIS, étonné.
Ils décanillent ?...
CHARLOTTE.
Oui, M. le marquis... Pour ce qui est de vous, nous vous regrettons... c’est sûr... vu que ce n’est pas la malice qui vous étouffe, et que vous êtes d’une fameuse pâte.
LE MARQUIS.
Oh ! ces éloges m’attendrissent !...
Il s’essuie les yeux.
CHARLOTTE.
Mais, quant à votre épouse, voyez-vous... elle nous en fait voir de trop de couleurs !...
GODIVEAU.
Elle m’injurie, moi, et mes sauces !...
BRIDENMAIN.
Elle m’invective, moi, et mes chevaux !...
CHARLOTTE.
Elle me pince et me fait des noirs partout !
LE MARQUIS.
Elle t’a fait des noirs, Charlotte !... Voyons ça...
GODIVEAU.
C’est une furie !
BRIDENMAIN.
Une harpie !
CHARLOTTE.
Un diable à quatre !...
BRIDENMAIN.
Et nous filons notre camp... Fouette, cocher !
CHARLOTTE.
Adieu, M. le marquis !
LE MARQUIS.
Mes amis, mes enfants, mes serviteurs !... arrêtez !... Vous voulez m’abandonner, déserter les domaines de votre doux seigneur, le marquis de Groslichard ! Mais, quand vous ne serez plus auprès de Mme la marquise... c’est moi qu’elle grondera !... c’est moi qu’elle pincera !... c’est moi qu’elle battra !... c’est à moi qu’elle fera des noirs !... Voyons, mes amis, mes serviteurs... je ne veux pas dire mes domestiques... patientez un peu... consentez à respirer encore l’air du manoir de Groslichard...
TOUS.
Ma foi, non !
LE MARQUIS.
Je double vos gages.
TOUS.
Non !
LE MARQUIS, tirant sa bourse.
Tenez, je les triple... et, en attendant, voilà chacun un petit écu, non rogné, pour vous amuser aujourd’hui à la fête du village, qui doit avoir lieu, ici, devant mon castel... J’en ai octroyé l’autorisation... Amusez-vous bien, et mangez du pain d’épice en me bénissant.
TOUS.
Vive le marquis de Groslichard !
LE MARQUIS.
Assez, mes amis, vous m’émouvez trop !...
On entend de nouveau carillonner dans le pavillon.
CHARLOTTE.
Ah ! mon Dieu ! mais voilà madame qui resonne !
LE MARQUIS.
Très bien ! Allez-y !... courez-y !... Ou plutôt, venez avec moi... Je vous promets de me montrer et de lui parler ferme !
CHARLOTTE.
À la bonne heure... soyez homme...
LE MARQUIS.
Oui... je vais déployer la vigueur de mon sexe...
Air de l’Élixir d’amour.
De ma femme trop fantasque
J’affronterai la bourrasque.
Ah ! je vais quitter le masque,
Et lui montrer qui je suis...
Ma douceur va disparaître.
Je suis le seigneur et maître :
Elle va le reconnaître...
Passez devant, je vous suis...
ENSEMBLE.
De ma femme trop fantasque, etc.
TOUS.
D’une femme trop fantasque
Il faut braver la bourrasque.
Sachez donc quitter le masque ;
Car tout va de mal en pis !...
La douceur doit disparaître.
Vous êtes seigneur et maître :
Sachez le faire connaître...
Passez devant, je vous suis !
Ils se placent tous derrière le Marquis, et le poussent ainsi dans le pavillon. Pendant ce temps, Jacquot a paru sur le seuil de son échoppe.
Scène III
JACQUOT, puis MARGOT
JACQUOT tient à la main une grande écuelle de soupe.
Il chante.
Ah ! que la soupe est agréable ;
Elle est de toutes les saisons...
Qu’ell’ soit aux choux, aux potirons,
Aux z’haricots, à la julienne,
Aux pois, aux fèv’s, à l’oni-on...
La soupe, c’est ma passion !...
Je vais me repasser celle-ci dans le goulot avec fièrement de volupté...
Il la goûte.
Ah ! pristi !... qu’elle est mauvaise !... Que diable est-ce que ma femme a mis là-dedans ?... Hé ! dis donc, Margot !... Margot !...
MARGOT, paraissant à la porte de l’échoppe.
Hein ?... quoi ?...
JACQUOT.
Ma soupe est ridicule... Elle n’est pas trempée !...
MARGOT.
Tant pis !...
Elle disparaît.
JACQUOT, étonné.
Comment, tant pis !...
Appelant.
Margot !
MARGOT, revenant.
Quoi ?
JACQUOT.
Mais il n’y a pas de beurre dedans... Éclipse de beurre !
MARGOT, rentrant.
Il y en a assez pour toi !
JACQUOT, plus étonné.
Assez pour moi !... Elle a dit ça... Oh ! non... j’ai mal entendu... Tu dis, chère amie ?...
MARGOT, de l’intérieur.
Je dis que la soupe est assez bonne pour toi...
JACQUOT.
Je ne m’étais pas trompé... Bon !...
Il prend son tire-pied qui est à sa ceinture.
Je vais aller lui tremper sa soupe...
Il fait un geste avec son tire-pied, et rentre dans son échoppe.
Scène IV
JACQUOT, d’abord dans son échoppe, GROSLICHARD, dans le pavillon, sans être vu
On entend la voix de la Marquise.
LA MARQUISE.
M. le marquis de Groslichard, vous n’êtes qu’un imbécile !...
LE MARQUIS.
Mais, bobonne...
LA MARQUISE.
Tenez !...
On entend le bruit d’un soufflet.
LE MARQUIS paraît à la porte du pavillon en se tenant la joue d’un air penaud.
Touché !... Je l’ai reçu !...
MARGOT, criant dans l’échoppe.
Mon petit mari !...Je ne le ferai plus... Ah !... ah !... Je te promets une autre soupe !...
JACQUOT reparaît d’un air triomphant, son tire-pied à la main.
La soupe est trempée !... Ah !... c’est le sire de Groslichard...
LE MARQUIS.
Bonjour, mon garçon... bonjour... Quel est donc ce bruit que j’entendais-là ?...
Il désigne l’échoppe.
JACQUOT.
Oh ! rien... Mais ici... dans le pavillon... tout à l’heure ?...
LE MARQUIS.
Oh ! rien...
JACQUOT.
Je parie... que c’était Mme la marquise qui folâtrait avec votre joue.
LE MARQUIS, soupirant.
Ah !...
JACQUOT.
Vous soupirez... Vous êtes-bien bon... Tenez, tout à l’heure... Ma femme... Margot... Elle a voulu s’émanciper... Elle n’était pas raisonnable... Je l’ai mise à la raison...
LE MARQUIS.
Tu es bien heureux... Mais comment t’y prends-tu ?
JACQUOT.
Oh ! monsieur, c’est bien simple... D’abord, il faut vous dire que j’ai des théories à moi sur le compte des femmes.
LA MARQUISE.
Tiens, tiens... Je suis curieux de connaître les théories...
JACQUOT.
Il y en a d’aucuns qui se sont ingérés de considérer ce sexe comme le plus beau des deux... ce qui n’est pas vrai, primo !... Et puis, est-ce qu’ils ne se sont pas avisés de dire aussi, en parlant de la femme, qu’elle fait partie d’un sexe faible et timide...
LE MARQUIS.
Dame !... c’est assez vrai !
JACQUOT.
Oui... Vous donnez là-dedans, vous...Vous allez voir la faiblesse de ce sexe !... Chez moi, qui est-ce qui fait le ménage ? qui est-ce qui balaie ? qui est-ce qui coule la lessive ? qui est-ce qui fait la cuisine ?... c’est mon épouse... Qui est-ce qui se lève le premier et se couche le dernier ?... mon épouse... Qui est-ce enfin, qui fait les ouvrages les plus fatigants ? qui est-ce qui fend du bois ?... c’est mon épouse... toujours ma chaste épouse... Donc, elle est plus forte que moi... donc le sexe faible, c’est le mien... donc ce n’est pas elle, c’est moi qui fait partie d’un sexe faible et timide !... Je pourrais même ajouter enchanteur...
LE MARQUIS.
Tout cela est très bien pour ton épouse... mais les autres femmes ne sont pas de même... La mienne ?...
JACQUOT.
La vôtre ?... Mais elle va au bal tous les jours.
LE MARQUIS.
C’est vrai !
JACQUOT.
Elle danse toute la nuit...
LE MARQUIS.
C’est vrai !
JACQUOT.
Elle va à cheval tous les matins.
LE MARQUIS.
C’est vrai !
JACQUOT.
Tandis que vous... je vous défie d’aller au bal tous les jours... de gigoter toute la nuit... et de supporter chaque jour les fatigues du cheval... Vous êtes trop court de jambes...
LE MARQUIS.
C’est vrai !
JACQUOT.
Donc... comme moi, vous faites partie d’un sexe faible et timide. Ici, je n’ajouterai pas enchanteur.
LE MARQUIS.
Comment, tu crois ?...
JACQUOT.
Vous êtes faible !... ça se voit tout de suite...
LE MARQUIS.
C’est égal... Mme de Groslichard ne comprendrait pas beaucoup ton raisonnement.
JACQUOT.
Margot, aussi, n’a pas compris d’abord mon raisonnement... mais elle y est venue !
LE MARQUIS.
Comment as-tu fait ?
JACQUOT.
Oh ! monsieur, c’est bien simple... Tout à l’heure, tenez... elle m’avait apprêté une soupe aux z’haricots...
LE MARQUIS.
On dit aux haricots.
JACQUOT.
Oh ! non, pardon, dans ce cas-là, on dit aux z’haricots.
LE MARQUIS.
Dans quel cas ?
JACQUOT.
Quand les z’haricots sont fricassés avec du beurre et un œuf dedans.
LE MARQUIS.
Pourquoi donc ?
JACQUOT.
Parce que alors il y a une liaison...
LE MARQUIS.
C’est juste. Je suis dans mon tort !...
JACQUOT.
À propos de liaison, j’en reviens à mon épouse... Ma soupe aux z’haricots était mauvaise... J’en fais l’observation à ma moitié... qui m’envoie... promener... Alors, je ne fais ni une ni deux...
Il tire son tire-pied.
Vlan !... Douce comme un mouton... nouveau né !...
LE MARQUIS, avec répugnance.
Ah ! frapper une femme... Ah !...
JACQUOT.
Permettez... N’étant pas assez barbare, ni assez fort pour frapper mes pareils... j’ai pour principe de battre les femmes.
LE MARQUIS.
Oh ! Jacquot, ce que vous dites là est indigne d’un chevalier français...
JACQUOT.
Pardon, mais je ne suis pas chevalier, moi... Je suis savetier... savetier français...
LE MARQUIS.
C’est égal, Jacquot, tu ne me feras jamais croire qu’on vient à bout d’une femme par de mauvais procédés...
JACQUOT.
Règle générale, M. le marquis, voulez-vous être aimé des femmes, ayez pas mal de mauvais procédés pour elles...
LE MARQUIS.
Oh ! oh !
JACQUOT.
Soyez ingrat (l’ingratitude est une chose si commode), infidèle (l’infidélité est si agréable) !... Et puis, accompagnez cela de...
Il fait aller son tire-pied.
Et vous aurez des femmes... vous en aurez... que vous vous direz : Mais, mon Dieu, qu’est-ce que je vais faire de toutes ces jolies créatures-là ?
LE MARQUIS.
Je ne crois pas un mot de tout cela !
JACQUOT, désignant le Marquis.
Enfant !... ça veut connaître les femmes !
LE MARQUIS.
Je ne veux pas en entendre davantage !
JACQUOT.
Après ça, comme vous êtes noble, je conçois que le tire-pied vous offusque... Alors, autre moyen pour vous d’être heureux en ménage...
LE MARQUIS.
Ah !... Voyons...
JACQUOT.
Achetez un jonc...
LE MARQUIS.
Ah !... ah !...
JACQUOT.
Très fort... et tigré... un jonc phénomène.
LE MARQUIS .
Histoire naturelle !
JACQUOT.
Non... Dédié à votre femme. Mais, croyez-moi, sire de Groslichard, il n’y a que le jonc ou le tire-pied pour les épouses... c’est connu...
On entend, dans l’échoppe, Margot appeler d’une voix douce : Jacquot ! Jacquot !...
Voilà ma conjointe... vous allez voir.
Scène V
JACQUOT, GROSLICHARD, MARGOT
LE MARQUIS.
Bonjour, Margot !... Il lui prend le menton.
MARGOT, faisant la révérence.
Votre servante, M. le marquis...
LE MARQUIS.
Elle est gentille, ta femme... Je batifolerais volontiers avec elle.
JACQUOT.
Oui !... que je vous y pince ! Eh bien ! Margoton, on ne dit rien à son Nini ?...
MARGOT, courant à lui et l’embrassant.
Jacquot !... mon bon Jacquot !... que t’es gentil, que je t’aime !...
Elle veut l’embrasser encore.
JACQUOT, avec fatuité.
Assez !... assez !... ma chère... Gardons-en pour demain...
Au Marquis, d’un air triomphant.
Hein ?... comme c’est dressé !...
Scène VI
JACQUOT, GROSLICHARD, MARGOT, LA MARQUISE
LA MARQUISE, avec humour.
Ah ! vous voilà enfin, monsieur... depuis une heure que je vous cherche... Au fait, je devais être bien sûre de vous trouver ici, avec ces paysans.
JACQUOT, se frottant les mains.
Bon !... bon !... voilà sa madame Rabatjoie...
Il s’assied sur un escabeau, à la porte de sa boutique, et se met à travailler. Margot est auprès de lui et le câline.
LA MARQUISE, s’animant.
Eh bien ! vous ne répondez pas ?... Que faites-vous ici, monsieur ?... Encore à vous encanailler !...
JACQUOT.
S’encanailler !
MARGOT, à Jacquot.
La vilaine femme !
LE MARQUIS, à sa femme.
Mais je t’assure, bobonne...
LA MARQUISE.
Je ne suis pas bobonne !...
S’approchant de Jacquot.
Eh bien ! manant... vous ne vous levez pas devant moi !...
JACQUOT.
Hein ?... Elle a dit : manant ?
LA MARQUISE.
Vous n’entendez pas, croquant que vous êtes !
MARGOT, se levant.
Aime la marquise, nous ne savions pas...
LA MARQUISE.
Qu’est-ce ?... vous m’adressez la parole, je crois !... En vérité, marquis, je ne sais pas à quoi vous songez de tolérer de pareilles gens devant notre manoir.
LE MARQUIS.
Bobonne !...
LA MARQUISE.
Encore une fois, je ne suis pas bobonne...
Elle lui donne des coups d’éventail sur les doigts. De l’autre côté, Margot embrasse son mari.
Je veux que, dès demain, cette échoppe soit démolie.
LE MARQUIS.
Marquise...
MARGOT.
Mme la marquise !... vous ne serez pas assez...
LA MARQUISE.
N’approchez pas, pécore !...
JACQUOT.
Démolir mon laboratoire !... mon habitation... mon usine... le domaine de mes aïeux !... l’asile de mes pères !...
LA MARQUISE, avec dédain.
De ses pères !
JACQUOT.
De mes paires... de souliers !...
LE MARQUIS.
Je vous implore pour eux...
JACQUOT, de l’autre côté.
M. le marquis vous implore pour nous.
LE MARQUIS.
Marquise...
JACQUOT.
Marquise !
LE MARQUIS.
Bobonne...
JACQUOT.
Bobonne !...
LA MARQUISE.
Encore !... drôle, faquin !... Lui aussi... m’appelle bobonne !
JACQUES.
Ça m’a échappé... parole d’honneur !... Non... vous pas bobonne...
LA MARQUISE.
C’en est trop !... Je suis furieuse... Marquis, allez tout de suite quérir mes vassaux, mes serfs... pour démolir à l’instant cette bicoque !...
JACQUOT, à part.
Et il souffre ça !...
À demi-voix, au Marquis.
En attendant le jonc, voulez-vous une trique ? C’est le vrai quart d’heure, c’est le bon moment !
LA MARQUISE.
Vous n’y allez pas ?... Eh bien ! je vais y envoyer moi-même... Drôle !... me tenir tête !... m’appeler bobonne...
JACQUOT.
Non, pas bobonne ! Oh ! non !... oh ! non !
Ensemble.
Air.
LA MARQUISE.
Bientôt, bientôt de ma colère
Tu ressentiras les effets...
Depuis trop longtemps ta chaumière
Nuit aux abords de mon palais !
LE MARQUIS, à part.
Hélas ! hélas ! de sa colère
Pour eux je redoute l’effet.
Détruire leur pauvre chaumière !
Que de malheureux elle fait !
JACQUOT et MARGOT.
Pour nous réduire à la misère,
Mais quel mal avons-nous donc fait ?
Ah ! laissez-nous notre chaumière,
Renoncez à votre projet !
La Marquise sort.
Scène VII
LE MARQUIS, JACQUOT, MARGOT
JACQUOT.
Mais, avec tout ça, nous voilà ruinés !
MARGOT.
Nous voilà perdus !
LE MARQUIS.
Consolez-vous, mes amis...
Donnant de l’argent.
Tenez, Margot... voilà pour vous dédommager.
JACQUOT, prenant la bourse.
Margot, je te défends de rien prendre ! Mais, du tout ! du tout !... Je ne veux pas de dédommagement... ni de déménagement... Je ne veux pas quitter mes quartiers... je tiens au mien... je veux mon habitation... mon toit pater et maternel.
LE MARQUIS.
Que veux-tu, mon pauvre garçon, ça n’est pas ma faute si ma femme est si méchante.
JACQUOT.
Mordié ! si, c’est votre faute ! Il y a une heure que je vous propose une badine, et vous ne voulez pas badiner.
MARGOT, sanglotant.
C’est vrai, ça... il vous propose une badine... C’était le seul moyen d’en finir... je connais ça !...
JACQUOT.
Vous voyez que je ne lui fais pas dire !...
Musique au dehors.
LE MARQUIS.
Mais quel est ce bruit ?
JACQUOT.
Pardine !... c’est le bruit avant coureur de la fête !
MARGOT.
De la fête du pays !... Moi, qui me promettais de tant m’amuser... c’est étonnant comme j’ai le cœur à la danse !...
Scène VIII
LE MARQUIS, JACQUOT, MARGOT, PAYSANS et PAYSANNES, puis, PRELINPINPIN, SES ACOLYTES, PAILLASSES, MARCHANDS FORAINS
CHŒUR.
Air du ballet du Diable à Quatre.
Ah ! pour nous quelle fête !
Quel bonheur ! quel plaisir !
Aux jeux qu’on nous apprête
Hâtons-nous d’accourir ! (bis.)
Hâtons, bâtons-nous d’accourir.
Pendant le chœur, Prelinpinpin est entré, monté sur un char traîné par un de ses acolytes, et s’arrête au milieu du théâtre. Un paillasse joue de la trompette, un autre bat de la grosse caisse.
PRELINPINPIN.
Air de l’Eau merveilleuse.
C’est moi ! messieurs ; c’est moi ! c’est moi !
Des sorciers vous voyez le roi ;
Je confonds les plus incrédules.
Je vends élixirs et pilules ;
Prenez, prenez de mes pilules !
C’est moi ! messieurs ; c’est moi ! c’est moi !
Des sorciers, oui, voilà le roi !
Il distribue ses paquets.
Messieurs, mes élixirs sont des plus efficaces :
Par eux, de tous les maux on brave les disgrâces ;
Ils donnent l’appétit, et blanchissent les dents ;
Ils font vivre cent ans,
Vernissent la chaussure.
Essayez leurs vertus !
Demain, je vous le jure,
Ce que je vends deux sous se vendra mille écus !
Parlé.
Ce n’est pas tout, messieurs ; je suis de plus escamoteur, prestidigitateur et jongleur. Je jongle avec des pommes d’apis, des pommes de reinette, des obus, des boulets de trente-six... avec la porte Saint-Denis et la porte Saint-Martin, quand le gouvernement consent à me les prêter, ce qui est fort rare. Vous allez voir, messieurs, vous allez voir !
REPRISE.
C’est moi ! messieurs ; c’est moi ! c’est moi !
Des sorciers vous voyez le roi ! etc.
Accompagnement de trompette et de grosse caisse.
Scène IX
LES MÊMES, LA MARQUISE
LA MARQUISE.
Mais, quelle affreuse musique !...
LE MARQUIS.
Bobonne !... c’est que c’est la fête !...
LA MARQUISE, aux musiciens.
Silence, donc !... Qui vous a permis de vous établir ainsi devant chez moi ?...
LE MARQUIS.
Mais c’est moi, bobonne !... puisque c’est la fête !...
PRELINPINPIN.
Allez, musique !
LA MARQUISE.
Vous avez osé !...
La grosse caisse continue toujours.
Mais c’est affreux !... c’est à n’y pas tenir !...
UNE MARCHANDE, s’approchant de la Marquise.
Madame, achetez-moi du plaisir !... voilà le plaisir !
UNE AUTRE MARCHANDE.
De jolis petits ciseaux !... de charmants couteaux !...
LA MARQUISE, prenant un couteau.
Oui... oui... Ah ! vous ne voulez pas vous taire, canailles... Eh bien ! vous allez voir !...
Elle s’approche de la grosse caisse, et la perce avec colère de coups de couteau.
TOUS.
Ah ! mon Dieu !...
PRELINPINPIN.
Attenter à ma peau d’âne !... mon gagne-pain !...
LE MARQUIS, s’avançant vers la Marquise.
Bobonne !...
LA MARQUISE.
Arrière, monsieur !...
JACQUOT.
Ne l’approchez pas, marquis... elle crèverait aussi votre grosse caisse !...
CHŒUR.
Air du Lac des Fées.
Ah ! c’est affreux,
Odieux !
Quell’ femme abominable !
Ah ! vraiment (bis.), c’est pis qu’un diable,
Ah ! mes amis, sauvons-nous,
Elle nous poursuit tous,
Évitons (ter.) son courroux !
Tout le monde fuit devant la Marquise.-Jacquot rentre dans sa chaumière. La Marquise fait rentrer son mari devant elle dans le pavillon. Prelinpinpin reste en scène avec Margot.
Scène X
PRELINPINPIN, MARGOT
La nuit vient par degrés.
PRELINPINPIN, contemplant sa grosse caisse.
Décidément, je suis crevé !... Ô ma fidèle compagne, retrouverai-je jamais une peau aussi blanche, aussi douce que la tienne !... Tu me secondais avec tant d’intelligence !... tu avais tant d’esprit !... tu résonnais si bien !...
Un paillasse emporte la caisse.
MARGOT, s’approchant doucement.
Pauvre homme !...Monsieur, je vous plaignons bien, allez !...C’te marquise, c’est pas la première fois qu’elle fait des siennes... c’est la peste du pays... Et dire qu’il lui serait si facile de se faire aimer, adorer ! Ah ! si j’étais marquise trois quarts d’heure seulement !...
PRELINPINPIN, avec mystère.
Chut !...
MARGOT.
Hein ?
PRELINPINPIN, de même.
Chut !... Venez ici !... Approchez !... plus près... prêtez-moi votre oreille... Je veux vous parler dans le tuyau...
Il prend dans sa gibecière un tuyau de diseur de bonne aventure, et lui dit quelques mots à l’oreille.
MARGOT, vivement.
Hein ! quoi il se pourrait ! Je serais grande dame ! je serais marquise !...
PRELINPINPIN.
Plutôt que vous ne le pensez... mais une chose importante... Le tuyau, s’il vous plaît ?...
Il lui parle encore à l’oreille.
MARGOT, après avoir écouté.
Oui, M. le sorcier... j’obéirai... quoiqu’il m’en coûtera, je vous assure...
PRELINPINPIN.
C’est bien !... Maintenant, retransvasez-vous dans votre local... et n’oubliez pas ce que le destin vous prescrit...
MARGOT.
Oh ! non, M. le magicien, je n’aurons garde...
À part.
Ma foi, laissons-nous faire !... Oh ! le savant homme ! le savant homme !...
PRELINPINPIN.
Air des Chansons de Béranger.
Ma suprême puissance
Vous offre son appui,
Que votre obéissance
Me seconde aujourd’hui !
ENSEMBLE.
Ma suprême puissance, etc.
MARGOT.
Sa suprême puissance
Vient m’offrir son appui,
Que mon obéissance
Le seconde aujourd’hui !
Margot rentre dans l’échoppe.
Scène XI
PRELINPINPIN, seul
Et maintenant... si je ne craignais pas d’être embêtant et nauséabond, ce serait un fameux moment pour me livrer à une foule de dissertations très philosophiques, en injuriant le destin, qui dispense en aveugle les titres et le quibus... Mais assez de phrases comme ça, Prelinpinpin ; les actions valent mieux que les paroles... Je l’ai promis à Margot, et je vais déployer la puissance que m’a léguée défunt mon illustre père... C’est ma mission sur ce globe... que, grâce à moi, l’équilibre soit momentanément rétabli !...
Il prend sa baguette et fait des conjurations.
Récitatif.
À la lueur de l’éclair électrique,
Qui de ses feux vient sillonner les airs,
Signalons aujourd’hui ma puissance magique ;
Protégeons l’innocent, punissons les pervers !
Musique jusqu’à la fin de l’acte. Prelinpinpin continue ses conjurations. Deux énormes gobelets d’escamoteur descendent du cintre, et se placent, l’un près du château, l’autre près de la chaumière. Prelinpinpin se tourne alors alternativement vers le château et vers la cabane, et semble attirer quelqu’un sous les gobelets. Les gobelets se relèvent tout-à-coup, et l’on aperçoit la Marquise immobile près du château, et revêtue des habits de Margot, tandis que Margot est près de la chaumière, immobile aussi, et revêtue des habits de la Marquise.
Bien ! bien ! toutes deux sont endormies par mon pouvoir diabolique, magique et magnétique... Maintenant, vous allez filer, mes belles noctambules !...
À Margot.
toi, sous son baldaquin doré...
À la Marquise.
toi, sur son pauvre lit de sangle... Mais quelle pensée m’illumine, ce que je fais là est par trop risqué ! Je veux bien les faire changer de condition, mais non pas de mari... Non, la morale ne recevra pas le moindre accroc. Chassé-croisé général !...
Il fait une nouvelle conjuration, et l’on voit sortir successivement de chez eux le Marquis et Jacquot en costume de nuit grotesque et tenant une lumière à la main. marchent tout endormis, ainsi que la Marquise et Margot. La Marquise entre dans l’échoppe, et Margot dans le château.
Là... bien... Ces deux jolis êtres vont se promener toute la nuit en montant la garde à la porte du domicile conjugal... et maintenant... HONNI SOIT QUI MAL Y PENSE...
Les deux maris marchent devant leurs portes comme des factionnaires.
ACTE II
Le théâtre représente un appartement richement meublé. Lit au fond. Margot est couchée sur le lit ; elle se retourne en chassant les mouches avec sa main.
Scène première
MARGOT, se réveillant
Jacquot !... Jacquot !... Mon homme n’est pas à côté de moi !...
Se levant.
Ah ! mon Dieu ! où suis-je ? Ah ! ça...
Regardant la queue de sa robe.
mais qu’est-ce que je traîne après moi ?... On dirait d’une queue de cerf-volant... Est-ce qu’on voudrait m’enlever ?...
Touchant ses oreilles.
Et puis, qu’est-ce que j’ai donc là ?... Tiens, des petits bouchons de carafe !...
Se regardant dans la glace.
Ah ! grands dieux ! mais ce n’est pas moi... c’est la grande dame... les traits de la marquise si méchante... Ah ! mon Dieu, mon Dieu, comment que ça se fait ?...Eh ! mais, je me rappelle... l’escamoteur me la dit à l’oreille... « Vous prendrez la place de la marquise... tout le monde s’y trompera... Mais ne paraissez pas étonné ; agissez et parlez comme si vous aviez toujours été une grande dame. » Ma foi, puisque j’y suis... tâtons-en un peu de la grandeur, et profitons des avis du sorcier... Oui, j’allons agir et parler comme si j’avions toujours été une grande dame.
Air de Don Pasquale.
Oui, j’allons être marquise
Et femme de plus grand ton ;
J’allons être un peu bien mise,
Et m’carrer dans mon salon.
De ma nobless’ je suis fière,
Je peux fair’ mon embarras ;
Car, en qualité d’sav’tière,
Les quartiers n’me manqu’ront pas.
Oui, etc.
Ah ! justement voilà mes gens... mes laquais...
Scène II
MARGOT, CHARLOTTE, GODIVEAU, tenant un plateau, BRIDENMAIN
MARGOT.
Que voulez-vous, mes gens, mes laquais ?... Eh bien ! est-ce que je vous fais peur, les autres ?
CHARLOTTE, reculant.
Non, M la marquise... mais...
MARGOT, à Godiveau.
Et à vous ?
GODINEAU, de même.
Mme la marquise...
MARGOT, à part.
Le sorcier ne m’a pas trompée. Décidément, je suis marquise.
À Godiveau.
Que m’apportez-vous donc là ?
GODIVEAU.
Mme la marquise, c’est votre déjeuner... du chocolat...
MARGOT.
Est ce bon ?
GODIVEAU.
Mme la marquise le sait bien.
MARGOT, à part.
C’est juste...n’ayons pas l’air...
Elle regarde.
Dieu que c’est noir !...
Elle boit.
Ah ! pouah !... que c’est mauvais !...
Elle jette la tasse.
Quoi que c’est donc que cette drogue-là ? Voyons, arrivez ici. Dites donc, mon petit, est ce que vous n’auriez pas autre chose à me donner pour mon déjeuner ?
GODIVEAU.
Si, madame... que désirez-vous ?
MARGOT.
Je voudrais... je voudrais... du pain blanc avec de la gresse d’oie dessus... et une bouteille de vin... du chenu !...
GODIVEAU, stupéfait.
Du chenu !
MARGOT.
Allez !...
GODIVEAU.
J’y vais...
À part.
En voilà une idée baroque !... mais ça ne fait de mal à personne...
Il sort.
MARGOT, à Bridenmain.
À votre tour, que me voulez-vous ?
BRIDENMAIN.
Mme la marquise, faut-il mettre les chevaux ?
MARGOT.
Quels chevaux ?
BRIDENMAIN.
Les chevaux du carrosse de madame.
MARGOT, à part.
J’ai des chevaux et un carrosse... Diable !... prenons nos plus grands airs...
À Bridenmain.
M. mon cocher, allez dire à messieurs mes chevaux de s’atteler à ma voiture... Allez, z’allez !...
Bridenmain sort.
CHARLOTTE.
Mme la marquise veut-elle que je la coiffe ?
MARGOT.
Hein !... Pourquoi ça ?... Non... non... Je me trouve très bien attifée comme ça... Qué belle jupe !... Qué beau casaquin ! Si Jacquot me voyait !...
CHARLOTTE.
Vous avez parlé de Jacquot ?
MARGOT, avec embarras.
Jacquot !... moi... non... connais pas...
CHARLOTTE.
Si fait, madame, vous vouliez hier faire démolir son échoppe !...
MARGOT.
Ah ! oui... Je me rappelle... Cette méchante marquise voulait faire démolir...
CHARLOTTE, étonnée.
Que dit elle ?...
MARGOT.
Ah ! mais non, mais non... c’est moi qui suis marquise, maintenant, et je vais lui faire du bien à ce pauvre Jacquot... ah ! mais du bien... Mademoiselle, avez-vous une pièce de quinze sous ?
CHARLOTTE.
Une pièce de quinze sous !... mais madame a de l’or pleine sa cassette...
Elle lui apporte une bourse.
MARGOT, l’ouvrant.
Oh ! oui, de l’or, de la vraie or. Mademoiselle, allez porter ceci, de ma part, à Jacquot, à M. Jacquot.
CHARLOTTE, stupéfaite.
Le savetier !
MARGOT, avec dignité.
Le cordonnier !
CHARLOTTE.
Quoi ! madame !...
À part.
Sur quelle bonne herbe a-t-elle donc marché, mon Dieu !...
MARGOT.
Et dites-lui que la marquise lui demande pardon de lui avoir causé du chagrin.
CHARLOTTE.
Ah ! vous êtes trop bonne !
Scène III
MARGOT, CHARLOTTE, GODIVEAU
GODIVEAU, avec un riche plateau qu’il pose sur la table.
Voilà le déjeuner que madame a demandé.
MARGOT.
Merci, vieux...
GODIVEAU, à part.
Mais est-elle affable !...
Il sort.
MARGOT, prenant une énorme tartine et mangeant.
À la bonne heure !... Ça vaut mieux que du chocolat, ça... Sapristi ! le bon pain !... on dirait de la galette !...
LE MARQUIS, derrière la porte à droite.
Bobonne !...
MARGOT.
Qu’est-ce que c’est que ça ?...
CHARLOTTE.
C’est le mari de madame.
MARGOT, à part.
Ah ! mais oui, au fait... j’ai un mari... le gros marquis. Voilà le chiendent !...
Scène IV
MARGOT, CHARLOTTE, LE MARQUIS
LE MARQUIS, entr’ouvrant la porte.
Peut-on entrer, bobonne ?
CHARLOTTE.
Oui, qui, entrez, M. le marquis, madame le permet. Margot fait de grandes révérences.
LE MARQUIS, à Charlotte.
Tiens, ma femme qui me salue...
CHARLOTTE, à demi-voix.
Vous ne savez pas, M. le marquis !...
Elle lui parle bas.
MARGOT, à part, regardant le Marquis.
Fichtre ! qu’il est laid !... Qu’est-ce que je vas, lui dire ?...
LE MARQUIS, à Charlotte.
Ah bah !
CHARLOTTE, à demi-voix.
Changée du tout au tout...
LE MARQUIS, à Charlotte.
Pas possible !
CHARLOTTE.
Si fait. Elle m’a chargée d’aller porter cette bourse à Jacquot, en me priant de lui faire des excuses.
LE MARQUIS.
Des excuses...à Jacquot !... le savetier.
CHARLOTTE.
Et j’y cours.
Elle sort.
Scène V
LE MARQUIS, MARGOT
LE MARQUIS, à lui-même.
Ma femme, bonne, douce, aimable... à ce point de faire des excuses à un savetier ! Pas possible !... Charlotte divague !... Abordons-la...
S’approchant avec crainte.
Eh bien ! bobonne ?
MARGOT.
Eh bien ! mon Bichon ?
LE MARQUIS, à part.
Elle m’appelle son Bichon ! Charlotte ne divaguait pas... Ah ! je suis bien heureux !
MARGOT, à part.
L’escamoteur ne m’a pas trompée. C’est que le mari lui-même est dupe de la manigance !
LE MARQUIS.
Bobonne ! j’ai rêvé de vous toute la nuit.
MARGOT.
Ah ! que vous êtes donc bon !... ah ! que vous êtes bon donc !... Et moi, mon Bichon... j’ai aussi songé à vous.
LE MARQUIS.
Ah !...
À part.
Ah ! mon cœur me le dit... je crois que je vais toucher au but de mes vœux... Car, depuis deux ans que je suis uni à Mme la marquise...
Il soupire.
Ah !
MARGOT.
Vous soupirez ?
LE MARQUIS.
Oui... Mélicerte !
MARGOT.
Mélicerte !...
LE MARQUIS.
Laissez-moi vous appeler de votre petit nom ! Et, si j’osais...
MARGOT.
Osez donc, marquis, osez donc...
LE MARQUIS.
Ne m’appelez pas marquis... ne m’appelez pas de Groslichard... appelez-moi Tytire.
MARGOT.
Si vous le voulez...
LE MARQUIS.
Je l’ambitionne !
MARGOT.
Eh bien ! Tytire !...
LE MARQUIS.
Mélicerte !
À part.
Je crois que j’arrive au terme de mes déceptions... car, depuis deux ans que je suis uni à me la marquise...
Haut.
Oui, voilà deux ans que je souffre... que je viens à rien... que je dessèche...
MARGOT.
Ah bah !
LE MARQUIS.
Non... non... je veux dire que voilà deux ans que j’espère...
MARGOT.
Quoi donc ?
LE MARQUIS, avec pudeur.
Ah !
MARGOT.
Mais... quoi donc ?
LE MARQUIS.
Ah !... je n’ose... je n’ose !...
MARGOT, à part.
Est-il bête, ce gros-là !... Il n’ose jamais... Jacquot n’est pas comme ça, lui...
LE MARQUIS, s’enhardissant et d’un ton résolu.
Mélicerte, laisse-moi te ravir un baiser !...
MARGOT.
Un baiser !...
À part.
Au fait, puisque je suis sa femme...
Tendant la joue.
Tenez, gros mauvais sujet.
LE MARQUIS, l’embrassant.
Ah !...
MARGOT, à part.
C’est pas toujours amusant d’être marquise...
LE MARQUIS.
Maintenant, marquise, vous le savez... le premier baiser, c’est comme le premier pas...
MARGOT, se levant.
Qu’est-ce qu’il veut dire ?
LE MARQUIS, à part.
Je deviens audacieux !...
Haut.
Il m’en faut un second... un meilleur !...
MARGOT.
Mais non... non... En voilà t’assez.
LE MARQUIS.
Ah ! marquise... je suis votre époux...
MARGOT.
Mon époux !... Un instant !... un instant !... Ah ! mais... ah ! mais... ça devient ennuyant d’être marquise !
LE MARQUIS.
Oui, marquise... je suis votre époux... par la sembleu !
MARGOT.
Voilà qu’il jure à présent !...
LE MARQUIS.
Mélicerte, je t’en préviens, je ne me connais plus...
Il lui prend la main.
Air : Est-il supplice égal ?
Je me sens tout en feu,
Je tourne au Richelieu,
Mon cœur est un cratère ;
Trop longtemps mis à jeun,
Je deviens un Lauzun,
Et même un Létorrière !
Il tombe à genoux.
Quoique mari, tu sais que je suis veuf,
Je suis époux sans femme...
Mais ce matin, roué de l’Œil-de-Bœuf,
Je veux flamme pour flamme !
ENSEMBLE.
Je me sens tout en feu, etc.
MARGOT, à part.
Ah ! j’ai peur d’un tel feu !
Et jouer un tel jeu
Ici ne me plaît guère.
Jacquot n’est pas défunt !
Un époux, j’en ai s’un ;
Je ne veux pas la paire.
Pendant la reprise, il veut baiser la main de Margot, qui se dégage et s’échappe en riant.
LE MARQUIS.
Mélicerte !... Elle s’enfuit !... elle me délaisse !... quand depuis deux ans... Volons après elle !...
Il essaie en vain de se relever, puis il appelle.
Champenois !... Bourguignon !...
LES VALETS, entrant.
Qu’y a-t-il, monseigneur ?...
LE MARQUIS.
Relevez votre illustre maître... Vous ne pouvez pas ?... appelez-en deux autres...
LES VALETS, appelant.
Tourangeau !... La Ramée !...
Ils arrivent, et se mettent en devoir de relever le Marquis.
ACTE III
L’intérieur de l’échoppe de Jacquot. Un baquet plein d’eau. Une table et tous les ustensiles d’un savetier. Lit rustique au fond, à droite. Porte de côté. Fenêtre.
Scène première
JACQUOT, aux pieds de la table, endormi par terre, se réveillant
Brrr !... J’ai froid !...
Il regarde autour de lui.
Ah ! ça, mais, je ne suis pas dans mon lit... Je suis tout habillé... J’ai dormi par terre comme un simple carlin... comme un vil insecte... Par terre !... Comment diable ça se fait-il ?...
Il aperçoit des bouteilles sur la table.
Ah ! j’y suis... J’aurai tapé de l’œil, en levant le coude... Voyons, voyons, il fait jour... il faut travailler... Et Margot ?... Elle dort, la faignante !...
Appelant.
Mon épouse !... Ohé ! Margot !... Elle va me sauter au cou... Elle a un réveil charmant, mon épouse !...
Scène II
LA MARQUISE, JACQUOT
LA MARQUISE, s’éveillant, et cherchant le cordon de sa sonnette.
Lisette Lucile ! Charlotte !... Eh bien !... vous ne venez pas, pécores !...
JACQUOT.
Elle rêve !...
Criant.
Margot !... Margot !...
LA MARQUISE, étendant le bras.
Encore la voix de ce savetier !...
JACQUOT.
Ah ! ça, a-t-elle le sommeil dur ce matin !...
Il la prend par le bras et la secoue.
Allons donc, Margot !... Allons donc, ma jeune épouse !...
LA MARQUISE, se levant.
Grand Dieu !... Que vois-je !... où suis-je ?... où suis-je ?...
JACQUOT.
Près de ton petit loulou... Près de ton gueux-gueux de mari !
LA MARQUISE, reculant.
Misérable !... n’approche pas !...
JACQUOT.
Voyons, Margoton, assez de rêves comme ça. Est-ce que tu ne me reconnais pas ?...
LA MARQUISE.
Oh ! si... je te reconnais... Tu es ce coquin de savetier... que je veux châtier... Pour te venger, tu m’auras enlevée pendant mon sommeil...
JACQUOT, riant.
Farceuse, va !...
LA MARQUISE.
Mais je veux sortir à l’instant... misérable !
JACQUOT.
Est-ce que ma femme serait devenue folle sans me prévenir ?... Voyons, Margot, on prévient... On dit le soir Vous êtes prévenu que demain, à huit heures, je serai très folle !
LA MARQUISE.
Margot ?... moi, Margot !...
JACQUOT.
Oui, toi, Margot ! toi !
LA MARQUISE.
Il me tutoie !
JACQUOT.
Tiens !... je vais mettre des manchettes et des breloques pour parler à madame...
LA MARQUISE.
Vil croquant ! je te ferai pendre !...
Elle va pour sortir.
JACQUOT.
Un instant !... Ah ! tu veux jouer ce jeu-là... Attends, Minette !...
Il ferme la porte.
LA MARQUISE.
Il m’enferme !...
JACQUOT.
Et je mets la clé dans ma poche... et je n’ouvre à personne...
On frappe.
Entrez !
CHARLOTTE, en dehors.
C’est moi... Mile Charlotte...
LA MARQUISE, à part.
Ma femme de chambre ! Je vais pouvoir enfin !...
JACQUOT.
La domestique de la marquise ! C’est différent... faut respecter ça...
Il ouvre la porte.
Scène III
LA MARQUISE, JACQUOT, CHARLOTTE
LA MARQUISE.
Ah ! nous allons voir... Charlotte, que venez-vous faire ici ?... Répondez vite...
CHARLOTTE.
Pardine ! je viens chercher les mules de Mme la marquise...
LA MARQUISE.
Mes mules !...
CHARLOTTE, avec impatience.
Non... celles de Mme la marquise.
JACQUOT, à la Marquise.
Si tu voulais me faire un plaisir... ce serait d’aller voir là-bas si j’y suis...
Il fait pirouetter la Marquise.
LA MARQUISE.
Moi ! moi... me voir traitée ainsi... Mais, scélérat !...
JACQUOT.
N’approche pas... ou je cogne...
Il prend son tire-pied, avec lequel il menace la Marquise qu’il tient à distance, pendant qu’il cause avec Charlotte.
Mamzelle Charlotte... dites à vot’ bourgeoise que ses mules seront prêtes ce soir, sans faute...
LA MARQUISE.
Mais la marquise...
JACQUOT.
N’approche pas...
LA MARQUISE.
Mais c’est moi... la marquise...
CHARLOTTE.
Vous ?...
JACQUOT.
Toi !... N’approche pas !
LA MARQUISE.
Oui, moi... la marquise de Groslichard !...
JACQUOT et CHARLOTTE, riant.
Elle, marquise... Ah ! ah ! ah ! la marquise de Jacquot !...
LA MARQUISE, à Charlotte.
Ah ! coquine !... tu fais semblant de ne pas me reconnaître... Tiens, tiens, tiens !...
Elle le pince.
CHARLOTTE.
Aïe ! aïe ! aïe !
LA MARQIUSE.
Tiens, encore !...
Elle lui arrache son bonnet, qu’elle foule aux pieds.
JACQUOT.
Ah ! ça ! mais... qui a mordu mon épouse ?...
CHARLOTTE.
Elle est ensorcelée !...
LA MARQUISE.
Ah ! je suis ensorcelée !... Attends, attends, drôlesse !
CHARLOTTE.
Sauve qui peut !...
Elle sort en courant ; la Marquise veut la suivre ; mais Jacquot l’arrête, referme la porte et prend la clé.
Scène IV
LA MARQUISE, JACQUOT
JACQUOT.
À nous deux, maintenant, madame ! Est-ce que ça va durer longtemps, madame ?... Est-ce que par hasard vous auriez l’intention de me mener par le bout du nez, madame ?... Me faire des algarades devant des pratiques !... Prenez y garde... Je suis calme... Je me modère... mais si jamais...
LA MARQUISE.
Je bous... je bous !... j’écume de rage !...
JACQUOT.
Vous entendez... Si vous ne demandez pas pardon à l’instant même à Nini...
LA MARQUISE.
Eh bien ?
JACQUOT.
Eh bien !... Vous voyez ce tire pied... ce simple tire-pied à Nini...
LA MARQUISE.
Vous oseriez ?...
JACQUOT.
Parfaitement...
LA MARQUISE.
Drôle !...
Elle lui donne un soufflet.
JACQUOT, abasourdi.
Une gifle !... à moi !... une gifle... Ah ! tu me donnes une gifle !... Ah bien ! elle est bonne celle-là !... En voilà un renversement social !... Attends-moi !... attends moi !...
Il court après elle.
LA MARQUISE, fuyant.
Malheureux ! vous n’avez sans doute pas l’intention de me frapper !...
JACQUOT.
Je vous demande pardon.
LA MARQUISE.
Quoi !... frapper une femme, une faible femme !...
JACQUOT.
Bon ! une faible femme ! Toujours la même rengaine... Sexe faible et timide... attend, sexe faible et timide...
LA MARQUISE, se sauvant.
Ne frappez pas, monsieur...
JACQUOT.
Non... je vais mettre des gants blancs pour ça...
Il lui donne un coup de tire-pied.
V’lan !
LA MARQUISE, tombant sur un escabeau.
Ah ! mon Dieu ! je me meurs... Je m’évanouis... De l’eau de Cologne... des sels !...
JACQUOT.
Des sels ?... de l’eau de Cologne ?... J’en ai là... un rouleau... dans mon baquet...
Il apporte le seau et lui jette de l’eau au visage.
En voilà, de l’eau de Cologne !
LA MARQUISE, se levant avec fureur.
Ah ! monstre ! assassin !...
JACQUOT.
Tout doux, la bourgeoise... ou je récidive avec le tire-pied !
LA MARQUISE, le lui arrachant.
Ça ne sera pas avec celui-là, toujours !...
Elle jette le tire-pied par la fenêtre.
JACQUOT.
Elle me ravit mon tire-pied !... C’est bien... Passons à d’autres exercices...
LA MARQUISE.
Que va-t-il faire ?
JACQUOT.
Le besoin de la trique se fait vivement sentir... Passons à la trique...
Il va chercher un énorme gourdin.
LA MARQUISE.
Grand Dieu !...
JACQUOT, se posant avec sa trique.
Vous m’avez insulté, madame...
LA MARQUISE, tremblante.
Monsieur...
JACQUOT.
Vous m’avez calotté, madame...
LA MARQUISE, de même.
Monsieur...
JACQUOT.
J’ai commencé par user de clémence et de longanimité... Je pensais que le simple tire-pied calmerait votre tête.
LA MARQUISE.
Ah ! mon Dieu !
JACQUOT.
Je me suis trompé... je change de batteries... Voici une trique qui me vient de feu mon père... Je l’ai reçue... sur les épaules quelquefois... puis, ensuite, je l’ai reçue en héritage... « C’est, m’a-t-il dit, avant de clore à jamais sa vénérable paupière, c’est la trique de tes aïeux, ô mon fils !... fais-en un bon et noble usage, ne t’en sers que pour ton épouse... et dans les grandes occasions... » La grand occasion est arrivée, madame !
LA MARQUISE.
Mais, monsieur...
JACQUOT.
Ah ! ça vous fait de l’effet ?... Elle se radoucit... Voyons... voulons-nous faire la paix avec Nini ?...
LA MARQUISE.
Il le faut bien...
JACQUOT s’assied.
Oui ?... Eh bien ! faisons une petite risette à papa...
Il agite sa trique.
LA MARQUISE, riant d’un rire forcé.
Hi !... hi ! hi...
JACQUOT.
Elle a ri... Maintenant, venons embrasser papa...
LA MARQUISE.
Jamais !...
JACQUOT.
Ici... là... sur le duvet de cette joue purpurine... Nous rechignerions ?...
Il agite sa trique.
LA MARQUISE, effrayée.
Quel supplice !...
Elle embrasse la joue droite.
JACQUOT.
L’autre, s’il vous plaît !... Rerechignerions-nous ?
Nouveau jeu de trique.
LA MARQUISE, l’embrassant.
Allons !...
JACQUOT.
C’est bon, hein ?... c’est délicat... Très bien... Le jeu de trique n’aura pas lieu aujourd’hui... Mais rassure-toi... ce sera pour un autre jour... Maintenant, Margot, que le ménage est d’accord, à l’ouvrage !... et, comme d’habitude, une petite chanson pour charmer les jolies oreilles à Nini...
LA MARQUISE, à part.
Ah ! c’est pour en mourir !...
JACQUOT.
Et pour que ce soit plus gentil, accompagne-toi sur ma flûte traversière... Allons donc !... allons donc !... ou roucoulons !... rossignolons !...
Ritournelle prétentieuse.
LA MARQUISE, chantant de l’italien.
Ô cielo !... mi manca la voce !
Che fare !... Ah ! briccone !
JACQUOT.
Comment, des abricots ?
LA MARQUISE, continuant.
Sorte, a te riddo !
JACQUOT.
Comment, sors de tes rideaux !... Des abricots... des rideaux !... qu’est-ce que c’est que tout ça ? Où diable as-tu appris ?... Veux-tu bien finir !... Non... je veux de ces petites romances gracieuses... mélodieuses, harmonieuses, qui vous grattent l’oreille agréablement...
JACQUOT.
Air d’Amédée de Beauplan.
Allons, qu’on chante à l’instant même !
Il s’agit ici d’m’amuser.
Ensemble.
LA MARQUISE.
Ah grand Dieu ! qu’elle peine extrême !
JACQUOT.
Allons, qu’on chante à l’instant même !
Si tu n’chant’ pas, j’te f’rai danser.
LA MARQUISE.
Non, non, je hais la danse et la musique !...
JACQUOT.
Vite, un joli p’tit air... et qu’on s’applique !
Prenant son bâton.
Je vais battr’ la mesure avec ma trique !
LA MARQUISE.
Moi ! chanter pour ce rustre ! Ah ! c’est unique...
À part.
Comment échapper à ses coups ?...
JACQUOT.
Eh bien ! eh bien ! roucoulons-nous ?
LA MARQUISE, avec effort.
M’y voilà, m’y voilà... Vraiment c’est odieux ! Ah !...
JACQUOT.
Allons, allons, qu’ça soit joyeux, mélodieux ! Ah !...
LA MARQUISE.
Non, je ne puis, non, je ne puis souffrir ce traitement...
JACQUOT, jouant du bâton.
Ça recommenc’, ça recommenc’, gare à l’accompagn’ment !
LA MARQUISE, chantant.
Ah ! ah ! ah ! ah ! ah ! ah !
JACQUOT.
Allons, allons, j’suis satisfait...
C’t ait-là me plaît,
La trique a fait (bis.)
Un bon effet !
Ah !
ENSEMBLE.
Maintenant, je sais la recette
De te fair’ chanter, tu le vois,
Et je peux, grâce à ma baguette,
Chère épouse, te mettre en voix,
LA MARQUISE, à part.
L’insolent rit de ma défaite,
En despote il règne sur moi...
Le menaçant.
Ma vengeance sera complète
Bientôt, bientôt, malheur à toi !
Malheur à toi ! (bis.)
Ma vengeance sera complète !
Malheur à toi ! (bis.)
JACQUOT, riant.
De te fair’ chanter, tu le vois,
Maintenant je sais la recette.
Ah ! tu le vois (bis.)
Oui, je saurai te mettre en voix.
La Marquise, accablée, tombe sur une chaise.
JACQUOT.
Allons ! je vois que tu n’as pas plus le cœur aux chansons que moi à l’ouvrage... En ce cas, je vais courir la pratique... Un bout de toilette... je veux me faire joli... Voyons, aide-moi.
LA MARQUISE, se levant.
Vous aider !...
JACQUOT, avec colère.
Encore des manières !...
LA MARQUISE, tremblante.
Non, non !...
JACQUOT, montrant un habit accroché au mur.
Apporte-moi ma veste...
LA MARQUISE, avec dégoût.
Moi ! toucher à ça...
JACQUOT, faisant semblant de chercher.
Où est donc la trique ?...
LA MARQUISE, avec soumission.
Non... non... voilà...
Elle lui jette la veste qui tombe à terre.
JACQUOT.
Margot... ramasse mon frac, et donne-le gentiment à ton petit mari.
LA MARQUISE.
Par exemple !
JACQUOT.
Comment dis-tu ?
LA MARQUISE.
Je dis le voilà...
Elle fait la gracieuse.
JACQUOT.
Charmante femme !... Maintenant ma cravate...Mets-la moi... Cravate ton homme...
LA MARQUISE.
Quelle situation, mon Dieu !...
Elle lui serre sa cravate avec rage.
JACQUOT.
Mais tu m’étrangles...
LA MARQUISE.
Oh ! je le voudrais bien !
JACQUOT.
Tu dis ?
LA MARQUISE.
Rien, cher ami.
JACQUOT.
Donne moi à présent mon miroir...
LA MARQUISE, regardant autour d’elle.
Je n’en vois pas... il n’y en a pas...
JACQUOT.
Et ça...
Il montre le baquet.
Avance le... Comme Narcisse, je vais réfléchir mon visage dans l’onde pure...
Il se baisse et se mire dans le baquet.
LA MARQUISE, lui plongeant la tête dans le baquet.
Tiens ! tiens, tu y verras mieux !
JACQUOT.
Ah ! coquine !...
Il se relève tout mouillé, prend sa trique et poursuit la Marquise.
Air.
JACQUOT.
C’est affreux, sur mon âme,
Être ainsi traité par sa femme !
C’est odieux, vraiment ;
Mais elle est folle assurément.
LA MARQUISE.
C’est affreux, sur mon âme,
Ainsi maltraiter une femme.
Bientôt, assurément,
Je ferai pendre ce manant.
La Marquise, renversant tout sur son passage, s’élance par la fenêtre et disparaît.
Scène V
JACQUOT, seul
Margot !... Margot !... Comme elle détale ! Attends, attends...
À des paysans, par la fenêtre.
Hé ! vous autres là-bas... rattrapez-moi ma femme... moi, je n’ai plus de jambes... Suis-je assez humilié... et mouillé !... Ma femme battre son mari... Ah ! ça, mais il y a quelque chose dans l’air... Ma femme m’invectiver, me gifler, me laver la tête dans mon baquet ! Ah ! ça, mais ça nous présage les événements les plus baroques... Il va se passer des phénomènes...
Il prend sa trique.
Ô mon père, vous m’avez induit... Votre trique héréditaire ne suffit pas pour la paix du ménage... j’en prendrai une plus grosse... Courons après mon épouse...
Scène VI
JACQUOT, LE MARQUIS
LE MARQUIS, entrant.
Ma femme !... ma femme !... où est-elle ?
JACQUOT.
Ah ! et la mienne ?
LE MARQUIS.
L’as-tu aperçue ?
JACQUOT.
L’avez-vous rencontrée ?
LE MARQUIS.
Tu l’as donc perdue ?...
JACQUOT.
Mme Jacquot s’est sauvée !
LE MARQUIS.
Mme de Groslichard s’est égarée !...
JACQUOT.
Comment !...
LE MARQUIS.
Je voulais l’embrasser...
JACQUOT.
Je voulais la rosser.
LE MARQUIS.
Que les femmes sont bizarres !
JACQUOT.
La mienne surtout... Car enfin, elle était faite à ça... elle y était rompue...
La voix de MARGOT, en dehors.
Jacquot ! Jacquot !...
JACQUOT.
Cette voix ?...
LE MARQUIS.
C’est elle !
Scène VII
JACQUOT, LE MARQUIS, MARGOT, toujours en Marquise
MARGOT, entrant, à Jacquot, sans voir le Marquis.
Ah ! à la fin, tu v’là, mon bon Jacquot...je ne pou vais plus tenir... Mon petit Jacquot !
JACQUOT, stupéfait.
Son p’tit Jacquot ?
LE MARQUIS, de même.
Que signifie ?...
MARGOT, se retournant, à part.
Le marquis !... Qu’allais-je faire ? et la défense du sorcier !...
LE MARQUIS.
Ah ! que je suis fortuné !... j’ai récupéré mes amours !...
JACQUOT.
Oui... vous r’avez votre femme ! mais, moi, la mienne... où est-elle ? où s’est-elle fourrée ?
LE MARQUIS.
Fais-la tambouriner !
JACQUOT.
Je la tambourinerai moi-même !... Mais où est-elle allée cette satanée Margot ?
Scène VIII
JACQUOT, LE MARQUIS, MARGOT, CHARLOTTE, puis LA MARQUISE, ramenée par UN DOMESTIQUE
CHARLOTTE.
La voilà !... la voilà !...
JACOUOT, se frottant les mains.
Ah ! nous allons pas mal rire !
LE MARQUIS.
Pas de violence, Jacquot.
CHARLOTTE.
Elle voulait entrer de force au château, en soutenant toujours qu’elle était la marquise... Nous vous la ramenons...
LA MARQUISE, entrant.
Oui... je le soutiens !... je le soutiendrai toujours... je suis...
Regardant Margot.
Que vois-je ? mes habits !... mes traits...
À part.
Ah ! je suis perdue !...
MARGOT, prenant la main de la Marquise.
Pauvre femme !
LA MARQUISE.
Ah ! merci, mon enfant, merci ! Vous valez mieux que moi... Je le vois, tout ce qui m’arrive... ce prodige que je ne puis comprendre... c’est un châtiment du ciel !
JACQUOT.
Voilà ma femme qui prêche à présent ! Ce n’est pourtant pas dimanche !
LA MARQUISE.
Je me résigne à mon sort...
Au Marquis.
Adieu... monsieur, adieu... Vous ne me reverrez plus... adieu !
LE MARQUIS, à part.
Je ne sais pourquoi... mais cette femme me procure de l’attendrissement...
Il essuie les yeux.
LA MARQUISE.
Avant de vous quitter, je ne vous demande qu’une grâce, une dernière...
LE MARQUIS.
Parlez, jeune villageoise...
LA MARQUISE.
Dites-moi que vous me pardonnez... et permettez-moi de vous embrasser.
LE MARQUIS.
J’y acquiesce.
JACQUOT, vivement.
Mais non, non, non... Moi je m’oppose à cette plaisanterie !...
MARGOT.
Et si je te permets de m’embrasser, moi...
JACQUOT, stupéfait.
Vous !... parole !... Quel honneur !... Ah ! si j’avais su... j’aurais fait ma barbe avant-z’hier !...
MARGOT.
C’est convenu !... Allons !... ensemble !...
Tendant sa joue à Jacquot, pendant que le Marquis tend la sienne à la Marquise.
Une !... deux !... trois !...
JACQUOT, à part.
Oh ! j’ai mangé de l’ail... N’importe...
Haut.
Feu !
Musique. Au moment où chaque mari embrasse sa véritable femme, Prelinpinpin paraît à la croisée du fond, et étend la main. Un coup de tamtam se fait entendre. La Marquise se retrouve tout-à-coup avec ses habits de grande dame, et Margot avec ses vêtements de paysanne.
LE MARQUIS.
Que vois-je !
JACQUOT.
Au secours !...
LA MARQUISE.
Quel bonheur !
MARGOT.
Mon petit Jacquot !
LE MARQUIS.
Ce prodige confond mon intelligence... Qui m’expliquera ?...
Scène IX
LES MÊMES, PRELINPINPIN
PRELINPINPIN, s’élançant au milieu du théâtre.
Moi !
LE MARQUIS et JACQUOT.
L’escamoteur !
PRELINPINPIN.
J’ai jeté un charme sur vos deux femmes ; le charme a réussi...
LA MARQUISE.
Oui... oui... je le sens... je ne suis plus la même... je veux rendre tout le monde heureux !...
À Margot et à Jacquot.
Mes amis, je me charge de votre fortune.
JACQUOT.
Je vous rendrai réponse demain...
Frappé d’une idée.
Ah ! mon Dieu !... mais, j’y pense !...
LE MARQUIS, de même.
Ventre-saint-gris !... mais, j’y songe !...
À part.
Ma femme a passé la nuit chez ce rustre !...
JACQUOT, à part.
Mon épouse a ronflé sous le toit de ce gros colimaçon !...
LE MARQUIS, à part.
Je suis...
JACQUOT, à part.
Serais-je ?...
LE MARQUIS, à Jacquot.
Dis donc, manant ?...
JACQUOT.
Dites donc, gros noble ?...
Ils se rapprochent. Le Marquis lui parle bas.
Non, foi de savetier !... Et vous ?...
Il lui parle bas.
LE MARQUIS.
Non, parole d’honneur !... Foi de marquis !
JACQUOT.
Foi de savetier !
LE MARQUIS.
Foi de marquis !
TOUS DEUX.
Foi de gentilhomme !...
LE MARQUIS, à Prelinpinpin.
Mais, homme prodigieux, pour avoir ainsi fasciné nos regards, pour avoir produit cette miraculeuse hallucination, qui êtes-vous ? quel motif aviez-vous ?
PRELINPINPIN.
Quel motif ? j’ai voulu prouver...
JACQUOT, l’interrompant.
Connu !... Vous avez voulu prouver, comme l’a dit un sage de la Grèce, que les épouses sont de la nature des côtelettes, plus on tape dessus, plus elles deviennent tendres... Voilà votre morale... Eh bien ! je la trouve trop frappante... Je la désapprouve... Elle n’a plus mon suffrage... Décidément, je change de système.
Air de Préville et Taconnet.
Ma moitié seul’ régn’ra dans ma maison.
À la baguett’ je veux que l’on me mène ;
Avec les femm’s j’s’rai doux comme un mouton.
Sur mon joli p’tit dos on me mangʼra la laine.
Parlé.
Battre les femmes !... battre un sexe auquel je dois mon père !... Margot, passe-moi ma trique... Attends, attends, toi !...
Il fait le geste de la casser, puis il s’arrête tout-à-coup et regarde dans la salle.
Hein ? quoi ! quelqu’un la réclame ?... Vous en avez besoin, monsieur ?...
Regardant d’un autre côté.
Et vous aussi... Bon ! par là encore ! Allons, bien !... Voilà que tout le monde la demande !... Il n’y a donc que des hommes mariés ici ?... Du tout !... du tout !... Par exemple !... Ne craignez rien, mesdames...
Suite de l’air.
J’suis désormais votre esclave soumis ;
De ces messieurs j’n’écout’ pas les réclames...
Mais ce bambou que j’refuse aux maris,
Français galant, j’en fais hommage aux dames ;
De temps en temps, servez-vous en, mesdames !
CHŒUR.
Air du Ballet du Diable à Quatre.
Ah ! pour nous plus d’orages !
Le bonheur et la paix,
Au sein de nos ménages
Vont régner désormais.