Le Dernier de la famille (Jacques-François ANCELOT - Alexis DECOMBEROUSSE)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre National du Vaudeville, le 7 mai 1834.

 

Personnages

 

LE COMTE D’ARGILLAC, ancien député de la noblesse aux États Généraux

PAUL DE CHAUNY, son pupille

ROUSSELET, précepteur de Paul

MARGUERITE D’ANDELOT, cousine de Paul

BENOÎTE, femme de confiance de Monsieur d’Argillac

UN DOMESTIQUE

 

La scène se passe au château de Chauny, département de la Haute-Garonne, en 1827.

 

Le théâtre représente un salon un peu gothique porte au fond ; porte à droite et à gauche. Un divan près de la porte de gauche. Une table à droite, une psyché près de la table.

 

 

Scène première

 

D’ARGILLAC, BENOÎTE

 

Au lever du rideau, d’Argillac est assis à une table et écrit sur un registre.

D’ARGILLAC, seul un instant.

Clos et arrêté le 20 février 1827. Allons ! mes comptes de tutelle sont parfaitement en règle, et rien ne s’opposera au mariage de nos jeunes gens.

BENOÎTE, entrant par le fond.

On ne se figure pas une pareille folie !... me proposer, à moi, Benoîte...

Apercevant d’Argillac.

Ah ! c’est vous, Monsieur ?

D’ARGILLAC, se levant.

Oui, c’est moi : eh bien, qu’y a-t-il ? Paul de Chauny, mon pupille, vient-il d’arriver ?

BENOÎTE.

Non, M. le Comte ; c’est mademoiselle Marguerite d’Andelot qui prétend que mon chignon n’est plus de mode, et qui veut absolument me coiffer à la chinoise ; elle assure qu’il ne me manque plus que ça. Me voyez-vous en Chinoise, monsieur ?

D’ARGILLAC.

Bah ! laisse-la dire.

BENOÎTE.

La laisser dire, oui ; mais la laisser faire, non.

D’ARGILLAC.

C’est une petite folle !... Que veux-tu, Benoîte ? il faut passer ce temps d’épreuves : une fois mon pupille arrivé, ce qui ne peut tarder puisque je l’attends depuis huit jours, mes devoirs de tuteur et d’ancien allié de la famille des Chauny seront remplis, et nous retournerons dans mon château d’Argillac où dame Benoîte sait que depuis longtemps elle est reine et maîtresse.

BENOÎTE.

Ah ! vous voulez parler d’autrefois.

D’ARGILLAC.

Chut !... Ici, il s’agit de parer à un grave inconvénient : de prévenir l’extinction de la noble race des Chauny. Plus de Chauny dans notre province !... Tudieu ! c’est comme s’il n’y avait plus d’étoiles dans le ciel !

BENOÎTE.

Mais que pouvez-vous faire pour ces étoiles ?

D’ARGILLAC.

Ce que peux faire ?... je vais te le dire : tu sais que l’aîné des Chauny, beau cavalier, hardi chasseur, s’est tué comme un nigaud en courant après un sanglier, au moment où il venait d’hériter des biens de son père, à l’exclusion de son cadet, destiné à l’église, ainsi que nous en avons conservé la sage coutume, malgré les idées du siècle et le Code Napoléon, dans nos glorieuses familles de la vieille Gascogne.

BENOÎTE.

Je sais cela.

D’ARGILLAC.

Tu sais aussi qu’il était sur le point d’épouser la gentille Marguerite d’Andelot, héritière fort riche, mais encore plus espiègle, et qui te fait tant enrager ?

BENOÎTE.

Très bien, très bien !... Mais maintenant que le futur est mort, il n’est plus question de mariage.

D’ARGILLAC.

C’est ce qui te trompe.

BENOÎTE.

Allons donc !

D’ARGILLAC.

Rien n’est changé aux dis positions : il faut que les Chauny se perpétue, voilà l’important. Seulement, c’est le cadet Paul, au lieu de l’aîné Guillaume, qui épousera Marguerite.

BENOÎTE.

Vous arrangez cela bien à votre aise : qui épousera... si elle veut !... car la jeune personne a une tête...

D’ARGILLAC.

Que tu accuses parce qu’elle a voulu changer la tienne, mais ne crains rien. Marguerite ne sait pas un mot de nos premiers arrangements : elle ne peut donc avoir de regrets. D’ailleurs, s’il y avait quelques difficultés, nous autres, qui avons fait partie d’assemblées délibérantes, nous en avons rapporté un ascendant sur tout ce qui nous approche, une force de persuasion...

BENOÎTE.

Laissez donc ! vous n’en avez rapporté rien du tout.

D’ARGILLAC.

Je te réponds, Benoîte, que la Constituante, ou j’avais l’honneur de représenter la noblesse de la province, m’a beaucoup formé.

BENOÎTE.

Vous n’y avez pas prononcé une seule parole, à votre Assemblée constituante.

D’ARGILLAC.

Qu’en sais-tu ? tu n’y étais pas, peut-être ?... Je le dis que je m’y suis montré foudroyant... une fois.

BENOÎTE.

Bah !... je lisais le Moniteur tous les jours pour y trouver votre nom.

D’ARGILLAC.

Il y est !... non pas à toutes les colonnes, comme les noms de ces bavards d’aujourd’hui, à la Chambre des Députés, qui parlent sans rien dire.

BENOÎTE.

Et qui prennent sans compter.

D’ARGILLAC.

L’important n’est pas de parler beaucoup et sur tout : un seul mot, lancé à propos, fait souvent plus d’effet qu’un long discours ; et quand on a eu l’honneur, comme moi, d’interloquer Mirabeau ; oui, le fameux Mirabeau lui-même...

BENOÎTE.

Que lui avez-vous donc dit ?

D’ARGILLAC.

Au milieu d’une de ses plus furibondes harangues, j’ai saisi le moment ou il se mouchait, et d’une voix de tonnerre j’ai crié : La clôture !... Tu ne te fais pas une idée de l’effet que produisit cette phrase énergique !... Au même instant tous les visages furent tournés vers moi avec stupéfaction, et toutes les bouches s’ouvrant à la fois, la plus violente tempête éclata dans l’Assemblée.

BENOÎTE.

Contre M. de Mirabeau ?

D’ARGILLAC.

Je ne sais pas au juste ; car, dans un tel vacarme, il me fut impossible d’entendre autre chose que quelques mots sans suite tels que : À l’ordre !... À bas !... À la porte !

BENOÎTE.

Et la parole fut retirée à M. de Mirabeau ?

D’ARGILLAC.

Pas précisément !... seulement il remit son mouchoir dans sa poche, et continua tranquillement son discours ; mais il fut bien vexé, car, l’ayant rencontré quelques jours après : « Monsieur, me dit-il du plus loin qu’il m’aperçut, vous avez une bien belle voix ! »

BENOÎTE.

Ah, ah !

D’ARGILLAC.

Après avoir obtenu un tel succès avec une seule parole, juge s’il sera difficile à mon éloquence de faire consentir Marguerite à tout ce que je voudrai.

BENOÎTE.

Et lui avez-vous parlé ?

D’ARGILLAC.

Pas encore ; mais il n’y a pas de temps de perdu, puisqu’elle n’est arrivée que d’hier.

BENOÎTE.

C’est vrai, et dès aujourd’hui tout est sens dessus dessous dans le château.

D’ARGILLAC.

Y compris ton chignon... Au reste, ça la regarde : c’est le château de son futur.

BENOÎTE.

Oui, mais c’est ma tête, à moi !... Cette petite fille ne respecte rien, en vérité... Et tenez, la voilà qui vient par ici !... Ah ! mon Dieu ! elle a fait enlever tous les vases de fleurs de la serre... L’entendez-vous ? Du bruit, du désordre !... c’est ainsi qu’elle s’annonce... Je m’en vais.

D’ARGILLAC.

Pour évite une nouvelle al laque ?

BENOÎTE.

Pour éviter de me mettre en colère. Allons, Monsieur, parlez-lui, mariez-la vite, et retournons chez vous.

 

 

Scène II

 

D’ARGILLAC, puis MARGUERITE

 

D’ARGILLAC, regardant au fond.

Oui, la voilà !... Benoîte a beau dire, cette petite fille est charmante, et rien qu’à regarder sa mine enjouée et spirituelle, on oublie aisément toutes ses malices.

MARGUERITE, entrant vivement suivie de deux domestiques chargés de pots de fleurs. Aux domestiques.

Dépêchez-vous, et prenez garde de rien gâter.

Les domestiques sortent.

D’ARGILLAC.

Où ma jolie Marguerite fait-elle donc porter tout cela ?

MARGUERITE.

Où ?... eh ! mais, dans ma chambre.

D’ARGILLAC.

Il paraît que vous voulez y établir un jardin ?

MARGUERITE.

Oh ! elle est assez grande pour cela. Croyez-vous donc que je puisse rester tranquillement dans une vieille pièce où l’on respire pour tout parfum une odeur de moisi qui date peut-être de cent cinquante ans ? J’aurais mieux ainé faire dresser une tente en plein air... Oh ! le vilain château !

D’ARGILLAC.

Depuis que vous l’habitez, il me semble bien changé à son avantage.

MARGUERITE.

Tiens ! quoique j’aie été bien aise de vous y trouver, ça ne m’a pas produit le même effet. Mais, puisque vous voilà, parlons un peu sérieusement, je vous en prie : d’abord, j’ai beaucoup de choses à vous dire.

D’ARGILLAC.

Et moi aussi.

MARGUERITE.

À la bonne heure ; mais c’est moi qui commence.

D’ARGILLAC.

J’écoute.

MARGUERITE.

Vous m’avez fait sortir de mon couvent, je ne vous en veux pas pour cela, au contraire, car je n’aime pas du tout les couvents ; mon opinion là-dessus est bien arrêtée.

D’ARGILLAC.

Vous avez donc des opinions !

MARGUERITE.

Très prononcées. Ensuite, comme en traversant Paris on m’y a laissée quinze jours, j’ai cru que vous aviez jugé qu’il était temps de me produire dans le monde ; et, si c’était votre intention, les amis auxquels vous m’aviez confiée l’ont parfaitement remplie : ils m’ont menée partout, aux bals, aux promenades, aux spectacles, ce qui me paraissait fort sage ; quand tout-à-coup, et à l’instant où je commençais à profiter, il a fallu partir et vous rejoindre ici, dans ce vieux et laid château.

D’ARGILLAC.

Vous vous y accoutumerez.

MARGUERITE.

Jamais !... D’abord, il ressemble à mon couvent ; et encore, j’y perdrais : car enfin j’avais des compagnes, des jeunes filles comme moi avec lesquelles on pouvait de temps en temps s’amuser et rire en cachette, tandis qu’ici il n’y a personne, On n’y voit que de vieilles figures... celle de Benoîte... la vôtre...

D’ARGILLAC.

Hein ?

MARGUERITE.

Oh, pardon ! je ne fais nulle comparaison : Benoîte est méchante et grondeuse, tandis que vous, vous êtes bon, aimable... presque comme un jeune homme.

D’ARGILLAC.

Oh ! quelques restes d’autrefois !... Oui, je me rappelle qu’à l’Assemblée constituante, la tribune de gauche était toujours assez bien garnie de jolies femmes ; je siégeais en face, au côté droit.

MARGUERITE.

Eh bien, moi, à Paris, de tous côtés, j’étais toujours entourée de jeunes gens plus charmants les uns que les autres ; et si vous m’y aviez laissée quinze jours de plus, je gage qu’il se serait présenté plus de dix partis pour moi.

D’ARGILLAC.

L’aimable Marguerite d’Andelot serait donc bien aise de se marier ?

MARGUERITE.

Sans doute !... Puisqu’il faut toujours finir par là, autant vaut s’en débarrasser tout de suite.

D’ARGILLAC.

Si ce n’est que cela que vous regrettez, vous trouverez un mari ici aussi bien qu’à Paris.

MARGUERITE.

Vraiment ?... vous m’en avez peut-être préparé un ?

D’ARGILLAC, à part.

Ses naïvetés m’enchantent... Ah ! s’il n’était pas si urgent de perpétuer les Chauny !...

MARGUERITE.

Répondez donc !... Il est jeune, n’est-ce pas ? vif, empressé, galant ?... Oh ! mon Dieu ! pourvu qu’il ressemble aux jeunes gens que je voyais à Paris, c’est tout ce qu’il me faut.

D’ARGILLAC, à part.

Ah ! diable !...

Haut.

Écoutez donc, Marguerite, tout le monde ne peut pas être taillé sur le même modèle ; mais cela n’empêche pas d’être aimable.

MARGUERITE.

Oh ! là-dessus, voyez vous, on ne pourra me tromper : je m’y connais à présent, et je vous avertis que je serai très difficile.

D’ARGILLAC.

En vérité ?

MARGUERITE.

Air : À l’âge heureux de quatorze ans.

Quinze jours passés à Paris
Développent l’intelligence ;
Et je sais qu’en fait de maris
On n’a jamais trop d’exigence.
Souvent, dit-on, l’on est trompé ;
On court une chance terrible...
Et s’il faut qu’on soit attrapé,
Je veux l’être le moins possible.

D’ARGILLAC.

Mais enfin, si ce n’était pas un étranger pour vous ; si, sans l’avoir vu, vous le connaissiez ? si c’était...

MARGUERITE.

Achevez donc !

D’ARGILLAC.

Paul de Chauny, votre cousin.

MARGUERITE, reculant.

Êtes-vous fou ?... un abbé !... un jeune homme élevé à Saint Acheul !

D’ARGILLAC.

Il en est sorti.

MARGUERITE.

Il peut y retourner... D’ailleurs, est-ce que c’est possible ? est-ce qu’on épouse un abbé ?

D’ARGILLAC.

Il ne l’était pas encore, et il renonce à l’état ecclésiastique.

MARGUERITE.

Pour moi ?... il a bien tort ; je ne veux pas de lui.

D’ARGILLAC.

Ne vous prononcez pas avant de l’avoir vu, ma chère Marguerite ; Paul est très gentil garçon.

MARGUERITE.

Gentil garçon ! en robe noire !

D’ARGILLAC.

Et s’il devient amoureux de vous ?

MARGUERITE.

Il perdra son temps... Un quasi-abbé !... Oh ! quand je vois un de ces messieurs, ma figure s’allonge, s’allonge... j’en deviens presque laide.

Air de Céline.

Avec lui-même après la fête,
Vous me verriez tremblante encor :
À chaque instant je serais prête
À dire mon Confiteor.
Qui, je croirais, songeant à sa tonsure,
Qu’il faut lui faire une confession.

D’ARGILLAC.

Et vous ne seriez pas bien sûre
D’obtenir l’absolution ?

MARGUERITE.

Qui sait ?... Se confesser à son mari !... voyez-vous comme ce serait amusant pour moi !

D’ARGILLAC.

Ça pourrait bien ne pas l’être pour lui.

MARGUERITE.

Je ne veux pas m’exposer à ce danger-la.

D’ARGILLAC.

Mais s’il allait être très aimable ?

MARGUERITE.

Est-ce que c’est possible ?... Le pauvre garçon ! ce n’est pas sa faute : il a étudié pour plaire au ciel, et non pour plaire à une femme. On ne peut savoir que ce qu’on a appris.

D’ARGILLAC.

Eh bien, Marguerite, c’est de vous qu’il apprendra.

MARGUERITE.

Et si je ne sais pas moi-même ? nous serons bien avancés tous les deux !... j’ai compté sur mon mari, voyez-vous, et s’il venait à me faire faute, nous ferions mauvais ménage, c’est sûr.

D’ARGILLẠC.

J’avais pensé cependant...

MARGUERITE.

Vous avez eu tort : avant de songer à marier les gens, on consulte leurs goûts, leurs caractères : à moi qui aime à rire, à danser, à courir, vous allez choisir un abbé !... je vous aimerais mieux vous, tout vieux que vous êtes. 

D’ARGILLAC, à part.

Que dit-elle !... Eh mais...

MARGUERITE.

Si vous ne riez plus guères, si vous ne dansez plus, ou voit du moins que vous avez ri, que vous avez dansé... autrefois : enfin que vous ayez vécu à Paris.

D’ARGILLAC, se redressant.

La charmante Marguerite s’en aperçoit donc ?...

MARGUERITE, riant.

J’ai de bons yeux, n’est-ce pas ?...

D’ARGILLAC, à part.

Elle est adorable !...

MARGUERITE.

Et puis, vous ne m’intimidez pas : au contraire.

D’ARGILLAC, à part.

Ma foi, je n’y tiens plus ! ce serait un meurtre en effet de livrer à un tel nigaud une pauvre petite qui fait preuve de tant de goût.

MARGUERITE.

Ah ça, vous dites donc que mon cousin est gentil garçon ?...

D’ARGILLAC.

Oh... gentil...

MARGUERITE.

Si fait, si fait ; vous l’avez dit !... Eh bien écoutez : pour ne pas vous, faire de la peine, je consens à ne me décider qu’après l’avoir vu.

D’ARGILLAC.

C’est juste, mon enfant, c’est juste !... à Dieu ne plaise que je veuille contrarier votre cour !...

À part.

Oh quelle heureuse idée !

Haut.

Vous pourrez choisir votre époux.

MARGUERITE.

Choisir !... Mais si l’on ne m’en présente qu’un ?

D’ARGILLAC.

Il y en aura un autre.

MARGUERITE.

Un autre ? ah ! c’est déjà mieux. Quand paraîtra-t-il ?...

D’ARGILLAC.

Ce soir.

MARGUERITE.

Ce soir ? bon !...

D’ARGILLAC.

Je ne vous aurais point parlé de lui, si vous n’aviez pas hésité à épouser votre cousin ; car il a conçu un  étrange projet.

MARGUERITE.

Lequel ?

D’ARGILLAC.

C’est dans l’obscurité qu’il veut que le premier entretien ait lieu.

MARGUERITE.

Par exemple !...

D’ARGILLAC.

Oh, ne craignez rien !... Je veillerai sur vous !... mais il désire se faire entendre avant de se laisser voir.

MARGUERITE.

Bah !... il est donc bien laid ?

D’ARGILLAC.

Laid !... non pas vraiment.

MARGUERITE.

Eh bien, pourquoi a-t-il peur de se montrer ?...

D’ARGILLAC.

Que vous dirai-je ? original comme tous les hommes distingués, il veut arriver au cœur par la route de l’es prit, et non par le chemin des yeux !... c’est un homme très éloquent !...

MARGUERITE.

En vérité.

D’ARGILLAC.

La jolie Marguerite l’entendra, et si ses discours lui conviennent mieux que ceux de son cousin Paul, il tiendra qu’à elle de devenir sa femme.

MARGUERITE.

À la bonne heure ; j’aime les choses bizarres ! et puis l’important était d’avoir du choix, parce que après le mariage il ne serait plus temps de me dédire. Mon cousin peut arriver maintenant. À revoir, M. le Comte... je vais en attendant, faire un jardin dans ma chambre.

 

 

Scène III

 

D’ARGILLAC seul

 

Elle est ravissante ! c’est qu’en vérité elle m’a tout ragaillardi ! et si, comme je n’en doute pas, mes discours, mon langage séduisant trouvent le chemin de son cœur, ma foi les Chauny se perpétueront plus tard.

 

 

Scène IV

 

D’ARGILLAC, UN DOMESTIQUE, puis PAUL DE CHAUNY et ROUSSELET

 

LE DOMESTIQUE.

M. le Comte, un jeune abbé et son précepteur descendent de voiture dans la cour du château.

D’ARGILLAC.

Ah, ah ! c’est mon pupille !... faites entrer.

Le domestique sort.

Déjà !... ce matin encore il me tardait de le voir arrivé ; et maintenant, grâce aux nouvelles idées qui me sont venues, sa présence me contrarie.

Paul de Chauny et Rousselet, entrent introduits par le domestique qui se retire ensuite.

D’ARGILLAC.

Arrivez donc !... et, d’abord, mon cher pupille, embrasse-moi.

À part.

oh, comme il a l’air nigaud... cela me rassure un peu.

Haut.

Savez-vous bien que vous devriez être ici depuis huit jours, qui diable a pu vous retenir ?...

ROUSSELET.

M le Comte, ce n’est point le diable, ce sont au contraire de pieux devoirs... une neuvaine à Saint-Polycarpe.

D’ARGILLAC.

Polycarpe est un grand saint, M. Rousselet, je n’en doute pas, et c’est fort bien fait de le prier ; mais il est ici certaine personne que votre élève doit tâcher aussi de se rendre favorable.

PAUL, vivement.

Est-ce qu’elle est arrivée ? 

D’ARGILLAC.

Sans doute.

PAUL.

Et elle m’attend ?

D’ARGILLAC.

Avec impatience.

ROUSSELET, à part.

Ô mes sages leçons concernant un sexe dangereux. Qu’allez-vous devenir.

D’ARGILLAC.

Ah ça, M. Rousselet, je compte sur vous pour apprendre à votre élève...

ROUSSELET.

Quoi donc monsieur ?

D’ARGILLAC.

Parbleu à se conformer aux usages du monde dans lequel il va vivre désormais. Vous vous êtes engagé à l’aider de vos conseils jusqu’au bout ; il en a besoin ; seulement songez qu’ils doivent changer un peu de nature. Vous savez quelle récompense vous attend le jour où l’état de votre élève sera fixé.

ROUSSELET.

J’obéirai, M. le Comte,

À part.

reste à savoir comment je m’y prendrai pour obéir.

D’ARGILLAC.

D’abord vous auriez dû faire changer son costume.

PAUL.

Nous ignorions qu’elle était la dernière mode.

D’ARGILLAC.

Ah, ah ! tu sais ce que c’est qu’une mode !

PAUL.

Non, mais je voudrais le savoir.

D’ARGILLAC.

Eh bien, j’y ai pourvu ; tu trouveras ici une garde-robe toute montée, et je vais t’envoyer une personne qui procédera incontinent à la toilette.

À part.

Sous ses nouveaux habits, il paraîtra plus ridicule encore.

À Paul qui fait un mouvement pour le suivre.

Demeure, demeure

Paul le salue. À part.

qu’elle tournure et quelle gaucherie... allons, allons, il déplaira !

Il sort.

 

 

Scène V

 

ROUSSELET, PAUL

 

PAUL.

Mon cher précepteur nous voilà seuls... vous ayez entendu mon tuteur ? elle est arrivée !... enseignez-moi vite avant qu’elle vienne, ce qu’il faudra que je dise à ma prétendue.

ROUSSELET, à part.

Moi qui n’ai jamais parlé à une femme que pour la prier de raccommoder mon linge !

PAUL.

Eh bien ?

ROUSSELET.

Dame... vous lui direz... tout ce que vous voudrez.

PAUL.

Oh ! d’abord je voudrai lui dire beaucoup de choses ; mais par quoi faudra-t-il commencer ?

ROUSSELET.

Dame... parce que vous voudrez.

PAUL.

Vous répondez toujours la même chose.

ROUSSELET.

De cette façon du moins on est sûr de ne dire qu’une sottise.

PAUL.

Oui, mais ce n’est pas à cela que vous vous êtes engagé.

ROUSSELET.

Qu’entends-je ? croyez-vous par hasard qu’il entre dans mes devoirs de vous formuler à l’avance toutes les phrases anacréontiques qu’il vous plaira de lui débiter ?

PAUL.

N’êtes-vous pas mon précepteur ?

ROUSSELET.

Oui, Monsieur, et je m’en fais gloire ! Je vous ai enseigné le grec, le latin, la théologie, la vertu ; mais jusqu’à ce jour il ne serait venu à l’esprit de personne de faire de moi un précepteur d’amoureux langage.

PAUL.

Il fallait donc le dire à mon tuteur : il m’en aurait trouvé tout de suite un autre.

ROUSSELET.

Un autre !... il paraît que vous êtes pressé ?

PAUL.

Certainement. Ne m’a-t-on pas écrit, ne m’avez-vous pas répété sans cesse, depuis quelques mois, que j’étais devenu le chef d’une illustre maison, le dernier des Chauny ; qu’il fallait me mettre en route pour venir me marier, que sans cela la famille des Chauny allait périr ?... et quand je me dévoue, quand je vous demande les moyens de la faire vivre, cette famille, vous me refusez votre secours !

ROUSSELET.

Mon secours... mon secours...

À part.

Qu’est-ce qu’il en fera de mon secours ?

PAUL.

D’abord, Monsieur, ma famille ne peut pas attendre ! Ainsi, voyez, réfléchissez !... Si ça ne vous convient pas, je vais demander un autre précepteur.

ROUSSELET.

Un moment, un moment !...

À part.

Et ma pension de quinze cents francs qui ne me sera due que lorsque l’état de mon élève sera fixé.

PAUL.

Eh bien ?

ROUSSELET.

Je ne refuse pas... certainement...

PAUL.

Mais si ça vous contrarie...

ROUSSELET.

Me contrarier ?... cher enfant, ma vie ne vous est-elle pas consacrée ?...

PAUL.

À la bonne heure... je me disais aussi...

ROUSSELET.

Seulement, mettez-vous un peu à ma place : on a passé dix années à pousser un jeune homme dans une direction, et tout-à-coup il faut le guider dans une autre, partir avec lui pour des régions nouvelles.

Air : J’en guette un petit de mon âge.

À mon âge, il est fâcheux, certes,
De se dire : « J’entreprendrai
« Un voyage de découvertes,
« Sans savoir où j’arriverai ! »
Ferai-je, hélas, comme défunt Moïse,
Qui, malgré des efforts constants,
A marché pendant quarante ans,
Sans trouver la terre promise.

PAUL.

J’espère bien que ça ne sera pas si long.

ROUSSELET.

Songez donc que je vais commencer une nouvelle besogne, plus difficile que la première...beaucoup plus difficile !

PAUL.

Du tout, du tout, vous verrez !... oh ! j’aurai bien plus de dispositions cette fois !... dites seulement, et ça ira tout seul.

ROUSSELET, se grattant l’oreille.

Vous croyez ?... Eh bien ! voyons, que voulez-vous que je vous dise ?

PAUL.

D’abord, comment faudra-t-il aborder ma cousine ?

ROUSSELET.

Aborder votre cousine !...

PAUL.

Oui.

ROUSSELET, se reprenant.

Eh ! mais... comme vous voudrez !

PAUL.

Encore la même réponse !

ROUSSELET.

Il me semble qu’elle est assez accommodante.

Benoîte entre suivie d’un domestique qui porte un habit, un gilet et une cravate blanche.

PAUL.

Oh ! mon Dieu ! une femme !... Bien sûr ce n’est pas ma cousine.

 

 

Scène VI

 

ROUSSELET, PAUL, BENOÎTE

 

Elle a pris les vêtements des mains du domestique qui sort.

BENOÎTE.

Messieurs, je vous souhaite le bonjour. M. d’Argillac envoie ces vêtements à son pupille.

PAUL, allant vivement vers elle.

Un habit ! est-il bien fait ?

BENOÎTE, à part, le regardant.

Eh ! mais... il est joli garçon.

PAUL, prenant l’habit et le montrant à Rousselet.

Oh ! l’agréable couleur !... Regardez donc, M. Rousselet.

ROUSSELET.

Charmante ! Mais n’auriez-vous pas mieux aimé... robe de capucin ?

PAUL.

Fi donc !... Comme ça réjouit la vue ! quelle joie de ne plus porter ce deuil perpétuel de tous les plaisirs, de tous les bonheurs de ce monde !

BENOÎTE, s’approchant.

Si Monsieur veut essayer cet habit, je suis sûre qu’il sera là-dessous gentil comme un amour.

PAUL, à demi-voix à Rousselet, en regardant Benoîte d’un air étonné.

M. Rousselet, pourquoi donc cette femme me dit-elle des choses comme ça ?

ROUSSELET.

Dame ! apparemment parce que c’est l’usage du monde.

PAUL.

Pourquoi donc n’est-ce pas à vous qu’elle dit cela ?

ROUSSELET.

Elle a sans doute ses raisons.

À part.

Il me met au supplice avec ses questions.

BENOÎTE.

Monsieur d’Argillac m’a chargée de présider à votre toilette, et si vous voulez bien permettre...

PAUL.

Comment ?... est-ce que vous allez rester ?

BENOÎTE.

Je vais vous aider à passer votre habit : votre tuteur me l’a recommandé.

PAUL.

Mais moi, je ne veux pas.

ROUSSELET.

Cependant, si c’est l’usage du monde.

Il passe à la gauche de l’acteur.

BENOÎTE.

Oui ; pour le moment, c’est moi qui remplace votre cousine.

Benoîte lui ôte son gilet et son habit et l’aide à passer les nouveaux.

PAUL.

Ma cousine !... vous l’avez vue ?... est-elle bien jolie ?

BENOÎTE.

Oh !... vous jugerez !

PAUL.

Brune ?... les yeux noirs ?

BENOÎTE.

Ah ! c’est comme cela que vous les aimez ?

PAUL.

Je ne sais pas comment je les aime ; mais il me semble que des yeux noirs...

BENOÎTE, à part.

La petite a du bonheur !

PAUL, qui a mis le gilet et l’habit et se regarde dans une glace.

Oh ! comme cet habit me va bien !... voyez donc, M. Rousselet !

ROUSSELET.

Très bien, très bien ! mais j’en suis toujours pour ce que j’ai dit de la robe de capucin.

 

 

Scène VII

 

PAUL, BENOÎTE, MARGUERITE, ROUSSELET

 

MARGUERITE, s’arrêtant au fond.

Ah ! quel bonheur !

À part.

Mon futur est enfin arrivé : je voudrais bien le voir avant qu’il m’aperçût !... où est-il donc ? je ne vois pas d’abbé ici.

PAUL, se regardant toujours dans la glace.

Comme ça me change !... Je ne me reconnais plus moi-même.

BENOÎTE.

Approchez donc... Vous n’allez pas, je pense, garder ce vilain col noir.

MARGUERITE, à part, dans le fond.

Est-ce que ce serait là mon cousin ?... oh ! mais il a une jolie tournure !

BENOÎTE.

Laissez-moi nouer cette cravate blanche.

MARGUERITE, à part, dans le fond.

Eh bien ! Benoîte ne va-t-elle pas le laisser tranquille ?

BENOÎTE, après avoir attaché la cravate de Paul, lui prenant le menton

Là !... maintenant vous êtes gentil à croquer.

MARGUERITE, à part.

C’est insupportable de la voir le tourmenter comme cela.

Haut et s’avançant virement.

Benoîte, allez donc, M. d’Argillac vous demande.

PAUL, bas à Benoîte.

Oh ! la jolie petite femme !

BENOÎTE.

On y va, Mademoiselle : il fallait bien le temps d’exécuter les ordres de mon maître.

PAUL, bas à Benoîte.

C’est ma cousine, n’est-ce pas ?

BENOÎTE, sortant.

C’est... c’est... une jeune personne bien volontaire et bien désagréable.

ROUSSELET, à part.

Ma foi, je m’en vais aussi, il voudrait encore m’interroger. Qu’il s’en tire comme il pourra ; moi, je suis au bout de mon latin.

PAUL, le retenant par son habit et avec un sentiment de crainte.

Eh bien ! eh bien ?... où allez-vous donc ?

ROUSSELET.

Je reviens, je reviens dans un instant.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

PAUL, MARGUERITE

 

PAUL, à part.

Le voilà qui me laisse seul avec ma cousine !

MARGUERITE, à part.

En vérité, je ne me faisais pas cette idée-là de mon cousin.

PAUL, à part.

Je vais faire ou dire quelque bêtise, c’est sûr ; elle me prendra en grippe, et mon mariage sera manqué. Oh !  mon Dieu, mon Dieu !

MARGUERITE, à part.

Eh bien, est-ce qu’il va rester là bas ?

PAUL, à part.

C’est que c’est effrayant comme elle me plaît ! Plus je la trouve à mon gré, moins j’ose... Et mon précepteur qui ne revient pas !

MARGUERITE, à part.

J’ai peur qu’il soit un peu bête ; il reste immobile... Voyons, puisqu’il ne commence pas, il faut bien que ce soit moi...

Haut et s’approchant.

M. mon cousin.

PAUL, à part.

La voilà qui me parle ! « M. mon cousin ! » Quelle jolie phrase ! il faudrait répondre quelque chose d’aussi aimable, et je ne trouve rien.

MARGUERITE.

Est-ce que vous ne m’entendez pas ? c’est à vous que je m’adresse.

PAUL.

Oh, je m’en doute bien, mademoiselle ma cousine.

MARGUERITE, à part.

Enfin il a parlé !

Haut.

Puisque vous vous en doutez, tournez-vous un peu de mon côté... là c’est bien... Dites donc, il paraît que nous de vous nous épouser.

PAUL.

Oui... il paraît.

MARGUERITE.

Je ne sais pas si cela vous convient.

PAUL.

Oh !...

MARGUERITE.

Quant à moi, je ne sais pas non plus si cela me conviendra.

PAUL, vivement.

Pourquoi donc ?

MARGUERITE.

Pourquoi ?... est-il drôle ?... parce que je ne vous connais pas encore.

PAUL.

Ah ! c’est juste.

MARGUERITE.

Avant de se marier, il faut se connaître.

PAUL.

Vous croyez ?

MARGUERITE.

Sans doute... Eh bien, écoutez : il me vient une idée.

PAUL.

Vous êtes bien heureuse.

MARGUERITE.

Pour aller plus vite, et pendant que nous sommes seuls, j’ai envie de vous faire subir un petit examen.

PAUL.

Oh, ma conscience ne me reproche rien ; et, si vous le désirez, je suis prêt à vous faire à l’instant même la confession...

MARGUERITE.

De toutes vos fautes ?... Ah, ah, ah !... Pauvre garçon ! ce n’est pas cela !

PAUL.

Qu’est-ce donc ?

MARGUERITE.

Il s’agit de juger si vous possédez l’esprit, les talents... enfin tous les avantages qui doivent distinguer un jeune homme qui se marie.

PAUL, avec inquiétude.

Ah !... tous les avantages ?...

MARGUERITE.

Qu’ayez-vous donc ? comme vous baissez les yeux ! comme vous tremblez ! Je crois, Dieu me pardonne, que je vous fais peur.

PAUL.

Pardon, Mademoiselle !... c’est que...

MARGUERITE.

Quoi ?

PAUL.

L’habitude de ne parler qu’à des personnes imposantes...

MARGUERITE.

Qui donc ?

PAUL.

Mais... au bon Dieu... et à ses saints.

MARGUERITE, riant.

Ah, ah, ah !... mais je suis une femme, moi !

PAUL.

C’est justement cela.

MARGUERITE.

Je ne comprends pas le rapport.

PAUL.

Oh !... il y en a un grand.

MARGUERITE.

Lequel ?

PAUL, timidement.

On les adore.

MARGUERITE.

Ah, ah !... qui vous a appris cela ?

PAUL.

On ne me l’a pas appris : je commence à le soupçonner.

MARGUERITE.

Vraiment ?... allons voilà déjà un point sur lequel je suis assez contente !... il faut à présent juger du reste. D’abord que savez-vous faire ?

PAUL.

Ce que je sais ?

MARGUERITE.

Oui.

PAUL.

Pardon !... c’est que je ne m’attendais pas à cette question.

MARGUERITE.

Elle est pourtant bien simple.

PAUL.

Dame ! je sais lire, écrire...

MARGUERITE, riant.

Et compter, n’est-ce pas ?... est-il savant ?... Tout le monde sait cela, Monsieur : mais, en fait de choses qui puissent plaire à une femme ?

PAUL, fort troublé.

À une femme ?...

À part.

nous y voilà ?...et ce scélérat de Rousselet qui m’abandonne !

MARGUERITE.

Savez-vous danser ?

PAUL.

Je crois que non.

MARGUERITE.

C’est égal, je vous apprendrai. Et chanter ?

PAUL, avec joie.

Oh, chanter ! je suis de première force.

MARGUERITE.

Vous avez de la voix ?

PAUL, triomphant.

Je crois bien !

MARGUERITE.

Voyons.

PAUL.

À Saint-Acheul, c’était toujours moi qui faisais les solo.

MARGUERITE.

Faites-moi juger de votre talent.

PAUL.

Tenez, je vais vous chanter le morceau où j’ai produit le plus d’effet.

MARGUERITE.

Volontiers !... j’écoute.

PAUL.

M’y voici :

Air d’un Hymne. (M. Doche.)

Salvete, fores martyrum,
In lucis ipso limine,
Quod fœvus ensis messuit,
Cen turbo nascentes rosas.

MARGUERITE, se bouchant las oreilles.

Ah, mon Dieu !... mais c’est au lutrin que vous chantiez cela !

PAUL.

Ça fait bien plus d’effet avec accompagnement de serpent. C’est dommage qu’il n’y en ait pas un ici ! vous verriez !

MARGUERITE.

Merci, merci !

PAUL.

Vous ne voulez pas entendre la reprise ?

MARGUERITE.

Non, non !... ne sauriez-vous pas quelque chose d’un peu plus gai, et qu’on pourrait chanter moins fort ? une romance, par exemple ?

PAUL.

Une romance ?...

MARGUERITE.

Oui.

PAUL, à part.

Je ne sais pas ce que c’est qu’une romance !...

Haut.

Ah ! attendez !... en passant par Toulouse, pendant que mon précepteur s’était éloigné, j’ai entendu dans une auberge un jeune homme qui paraît bien au courant de ce qui peut plaire à une femme, il chantait... c’est sans doute cela qu’on nomme une romance, il y a des mots que je n’ai pas compris, mais il paraît que c’est fort gai, car ses camarades riaient beaucoup ; j’ai retenu deux couplets, je vais vous les chanter.

MARGUERITE.

Je le veux bien.

Air : En avant.

Dans les jardins de Cythère,
L’autre jour, en m’égarant,
Je vis la propriétaire
Vers moi venir en pleurant ;
« De Cupidon, me dit-elle,
« Je déplore l’abandon ! »
N’est-ce que cela, ma belle,
Lui dis-je alors sans façon :
Venez donc ! (bis.)
Nous retrouverons Cupidon.

Dans un bosquet je l’emmène,
Et là, pour sécher ses pleurs...

MARGUERITE, l’arrêtant.

Assez ! assez !... Qu’est-ce que cela veut dire ?

PAUL.

Je l’ignore. Savez-vous ce que c’est que Cupidon, ma cousine ?

MARGUERITE.

Je sais que, bien certaine ment, ce n’est pas là une romance... j’aime encore mieux l’autre.

PAUL.

C’est singulier... elle a pourtant eu bien du succès dans l’auberge.

MARGUERITE.

Il paraît que voilà à peu près tous vos talents d’agrément ?

PAUL.

Mais... oui...

MARGUERITE.

Alors, passons aux qualités solides.

Lui indiquant la table.

Tenez, placez-vous là...et écrivez-moi une déclaration d’amour.

PAUL.

Une déclaration !

MARGUERITE.

C’est bien le moins que vous m’en fassiez une avant de m’épouser. D’ailleurs, je n’en ai pas encore reçu, et je veux voir ce que c’est.

PAUL, à part.

Et moi, je voudrais bien le savoir

MARGUERITE.

Allons, dépêchez-vous ! quand on aime les gens, ça ne doit pas être difficile : et je suppose que vous m’aimez.

PAUL, se levant et joignant les mains.

Oh !...

MARGUERITE, le faisant se rasseoir.

Ça peut commencer comme ça : écrivez ! écrivez.

PAUL, à part avec désespoir.

Une déclaration !... c’est qu’on ne m’en a pas fait faire une seule pendant toutes mes classes ! Ces maîtres, ça ne sait rien apprendre d’utile aux jeunes gens.

MARGUERITE, à part.

Il a l’air bien embarrassé !

PAUL, à part.

Ma foi, tant pis !... je me risque !

Il écrit vivement.

MARGUERITE, à part sur le devant.

Décidément il ne sait pas grand chose... je crois même qu’il ne sait rien du tout.

À Paul.

Avez-vous bientôt fini ?

PAUL, se levant et lui présentant le papier.

Voilà.

MARGUERITE.

Ah !... il paraît que je vous inspire.

Elle lit.

« Mademoiselle ma cousine, je vous déclare que je vous aime par-dessus tontes les femmes : il est vrai que je n’ai vu jusqu’à présent que la lingère de Saint-Acheul qui est vieille et borgne, et deux servantes, d’auberge, dont l’une était rousse et l’autre boiteuse... »

MARGUERITE.

Merci de la préférence.

PAUL.

Il n’y a pas de quoi, ma cousine.

MARGUERITE, lisant.

« Mais il en serait autrement que ce serait absolument la même chose, tant je vous trouve de mon goût !... Et moi, suis-je du vôtre ?

« Votre Cousin, PAUL DE CHAUNY. »

PAUL.

Eh bien ?

MARGUERITE.

Comment ! c’est là une déclaration !

PAUL.

Vous voyez bien... il y a je déclare !

MARGUERITE.

On disait que c’était si gentil, si agréable à recevoir !... que ça faisait quelquefois tant d’effet !

PAUL.

Ça ne vous en fait donc pas ?

MARGUERITE.

Mais non, pas du tout.

PAUL, à part.

Voyez-vous cela !... ce misérable Rousselet, s’il était ici, il m’aurait soufflé.

MARGUERITE.

Écoutez : de l’examen que vous venez de subir, il résulte que vous ne savez pas danser, que vous chantez fort mal, et je soupçonne que votre déclaration n’a pas le sens commun.

PAUL.

Oh ! mon Dieu, que je suis malheureux !

MARGUERITE.

Laissez-moi donc finir : Maintenant, voilà ce qu’il y a en votre faveur, je vous trouve assez gentil.

PAUL.

Ah ! que je suis content !

MARGUERITE.

Mais, ça ne suffit pas pour plaire ; que de choses, mon cher ami, il vous reste à connaître pour valoir seule ment le moins aimable des messieurs que j’ai vus à Paris.

PAUL.

Je m’en doutais bien !

Air : Vaudeville de l’Ours et le Pacha.

Tous ces beaux messieurs de Paris
Ont reçu des leçons sans doute :
Hélas ! on ne m’a rien appris ;
Instruisez-moi !... je vous écoute !
Puisqu’ils vous plaisaient, vous pourrez
Dire comment je dois m’y prendre. (bis.)

MARGUERITE.

Je vois bien que vous ignorez ;
Mais je ne peux rien vous apprendre.

PAUL.

Comme c’est dommage !... Et, d’après cela, vous ne voulez pas de moi ?

MARGUERITE.

Je ne dis pas cela.

PAUL.

Vous en voulez donc ?

MARGUERITE.

Je ne dis pas cela non plus. Je verrai, je réfléchirai ; je ne puis me prononcer que ce soir. 

PAUL.

Et pourquoi ? 

MARGUERITE.

Parce que, ce soir, j’en verrai un autre.

PAUL.

Un autre mari ?

MARGUERITE.

Un autre prétendu. 

PAUL.

Est-il possible ? 

MARGUERITE.

Je suis franche, moi : oui, un autre mari se présente, M. d’Argillac a promis de me l’amener ce soir, et vous sentez qu’il ne serait pas raisonnable à moi de choisir l’un sans connaître l’autre. D’ailleurs, il faut bien que vous ayez le mérite de l’emporter au moins sur un rival. Tout ce que je puis faire pour vous, c’est de prier M. d’Argillac de le faire venir le plutôt possible, et j’y cours... Adieu, mon cousin.

PAUL.

Adieu, ma cousine.

MARGUERITE.

Air : Valse de Robin des Bois.

Rassurez-vous, je vous en prie,
Et n’allez pas vous dépiter !
Quand on veut gagner la partie,
Il faut au moins la disputer...

PAUL.

Je vais perdre toute espérance ;
Vous voyez déjà mon effroi !
Mais j’obtiendrai la préférence
Si vous vouliez ne voir que moi.

Ensemble.

MARGUERITE.

Rassurez-vous, je vous en prie, etc.

PAUL.

Renvoyez-le, je vous en prie,
Sur lui pourrai-je l’emporter ?
Je voudrais gagner la partie,
Et ne sais pas la disputer.

 

 

Scène IX

 

PAUL, seul

 

Allons ! elle verra l’autre !... c’est fini, je suis perdu !... Eh non, moi aussi, je le verrai, je le tuerai ou il me tuera... Oh ! mon Dieu, qu’est-ce que je dis ? un meurtre !... Et puis, s’il me tue, en serai-je plus avancé ?... Qui m’empêche plutôt de devenir aimable, d’acquérir tout ce qui me manque d’ici à ce soir ?... Il y va de mon honneur, de l’avenir de ma famille ; car je ne veux pas d’autre femme que Marguerite, et on me le répète tous les jours, si je ne me marie pas, c’en est fait des Chauny !

 

 

Scène X

 

BENOÎTE, PAUL

 

BENOÎTE, entrant.

Cette petite fille qui me dit que M. d’Argillac me demande, et il est à sa toilette.

PAUL, sur le devant.

Ce M. Rousselet qui m’expose à subir un examen sans que je sache le premier mot de la science sur laquelle on va m’interroger !

Apercevant Benoîte.

Ah ! c’est la vieille qui m’a noué ma cravate ; si je lui demandais... c’est que j’ai encore plus peur de celle-là que de ma cousine !

BENOÎTE, l’examinant, à part.

Je suis toujours pour ce que j’en ai dit, la petite est bien heureuse.

PAUL, à part.

Oui, je crois que c’est une bonne idée ; ma foi, essayons.

Haut.

Madame.

BENOÎTE, s’approchant.

Que désirez-vous, M. Paul ?

PAUL.

Madame... vous pouvez me rendre un grand service.

BENOÎTE.

Est-ce qu’il y aurait quelque chose de dérangé dans votre toilette ?

PAUL, reculant.

Non, non, ce n’est pas cela ; il s’agit d’une chose de la dernière importance.

BENOÎTE.

Ah !... parlez.

PAUL.

Je désirerais beaucoup... vous seriez bien charitable si vous m’appreniez.

BENOÎTE.

Tout ce que vous voudrez, mon enfant.

D’ARGILLAC, en dehors.

Benoîte !

PAUL, s’éloignant de Benoîte.

Bon !... mon tuteur à présent, je ne pourrai rien savoir.

 

 

Scène XI

 

BENOÎTE, D’ARGILLAC, PAUL

 

D’ARGILLAC, entrant.

Ah !... vous êtes ici, Benoîte ? qu’avez-vous fait de mon eau de Portugal et de mon épingle en camée ?

BENOÎTE.

Eh, Monsieur, dans le tiroir de la commode à gauche.

D’ARGILLAC, apercevant Paul.

Ah ! mon pupille dans son nouveau costume !

À part.

Diable ! il n’est pas si mal que j’aurais cru.

Il se regarde dans la glace.

Oui, mais pourtant qu’elle différence entre les jeunes gens d’aujourd’hui et les hommes d’autrefois.

PAUL, à part.

Il ne s’en ira pas.

D’ARGILLAC, revenant vers Benoîte.

Vous dites donc dans le tiroir à gauche ?

BENOÎTE.

Eh ! oui, sans doute, monsieur.

D’ARGILLAC.

C’est bien, c’est bien !

À part en sortant.

Marguerite m’entendra d’abord, mais comme elle me verra en suite, un peu de toilette ne peut pas nuire.

BENOÎTE, à Paul.

Enfin il est parti, et vous pouvez achever. Vous disiez donc ?

PAUL.

Je disais que je suis bien en peine, allez !... ct que si vous n’avez pas la bonté de...

Rousselet éternue très fort en dehors.

Allons ! mon précepteur, maintenant !

BENOÎTE.

Ce pauvre jeune homme ne pourra donc pas s’expliquer !

 

 

Scène XII

 

BENOÎTE, ROUSSELET, PAUL

 

ROUSSELET, à part en entrant.

J’ai bien réfléchi... je perdrais ma pension...

PAUL.

Mais je ne vous ai pas appelé.

ROUSSELET.

Ma foi, je lui enseignerai tout ce qu’il voudra, dussé-je lui enseigner des crimes.

PAUL.

Que me voulez-vous, M. Rousselet ?

ROUSSELET.

Mais n’avez-vous pas besoin de moi ?

PAUL.

Non, non, pas pour l’instant.

ROUSSELET.

En vérité ?

PAUL.

Mon cher M. Rousselet, vous reviendrez plus tard.

ROUSSELET.

Oh ! à votre aise... seulement je vous ferai observer que c’est vous qui repoussez mon aide ; que je ne refuse pas de vous instruire ; que je suis en règle enfin.

PAUL, le poussant dehors.

Oui, oui, allez.

ROUSSELET, à part en sortant.

Je ne demande pas mieux.

PAUL, à Benoîte.

Et vite, vite ! comme je tremble qu’on ne vienne encore nous interrompre, je vous dirai, dame Benoîte, qu’il faut absolument que je parvienne à plaire à ma cousine, et que je ne sais pas du tout plaire aux femmes.

BENOÎTE.

Vous ?... laissez donc... à votre âge, et quand on vous ressemble, on leur plaît toujours.

PAUL.

Hélas ! non. il faut encore ne pas être un ignorant, un pauvre garçon timide, embarrassé, interdit... on doit être charmant auprès d’une femme.

BENOÎTE.

Eh bien ?...

PAUL.

Eh bien, c’est là le difficile... Quand on ne sait pas ; quand on a appris, au contraire, à baisser les yeux devant elles, à croire que le seul contact de leurs retrouver mains ou de leurs vêtements peut faire évanouir un pauvre jeune homme.

BENOÎTE.

En vérité.

PAUL.

S’il faut tout vous dire, moi j’ai toujours pensé que ça n’était pas vrai.

BENOÎTE.

Mais où voulez-vous en venir ?

PAUL.

Où j’en veux venir ? le voici. On a été aimable avec vous, dame Benoîte, n’est-ce pas ?

BENOÎTE.

C’est possible.

PAUL.

On a réussi à vous plaire ?

BENOÎTE.

C‘est possible.

PAUL.

Comment s’y est-on pris ? quels moyens a-t-on employés.

BENOÎTE.

Dame, celle question...

PAUL.

Oh !... je vous en supplie, dites-le moi... si vous vous en souvenez.

BENOÎTE.

Si je m’en souviens !...

PAUL.

Oui, cherchez dans votre mémoire.

BENOÎTE, un peu piquée.

Je n’ai pas besoin de remonter bien haut pour cela.

PAUL.

Vraiment ?... ah ! tant mieux ! ça ira plus vite.

BENOÎTE.

Bon jeune homme ! c’est à moi que vous vous adressez.

PAUL.

Est-ce que cela vous fâche ?

BENOÎTE.

Non.

PAUL.

Vous ne refusez pas de me rendre cet important service ?

BENOÎTE.

La charité n’est-elle pas une vertu ?

PAUL.

Vous consentez ?... quel bonheur !

BENOÎTE.

Écoutez bien... D’abord, quand on est près d’une femme aimable, et qu’on veut lui faire la cour, on commence par lui prendre la main.

Elle lui tend sa main.

PAUL.

Oui, j’entends.

BENOÎTE, tendant toujours sa main.

Eh bien, prenez donc ma main.

PAUL, hésitant.

Ah !... il faut que.

BENOÎTE.

Sans doute, mais ne vous évanouissez pas.

PAUL.

Oh ! non.

À part.

Voilà que je frissonne !... Allons, il faut souffrir pour s’instruire.

Haut.

Après ?

BENOÎTE.

Après, on lui dit...

MARGUERITE, dans la coulisse.

Où est-il ? où est-il ?

BENOÎTE.

Ah !...

PAUL.

Encore quelqu’un... c’est impatientant !

BENOÎTE.

Cette fois, je vous laisse.

PAUL.

Comment ! sans continuer la leçon !... Et que voulez-vous que je de vienne ?

BENOÎTE.

J’ai quelques devoirs à remplir dans la pièce à côté d’ici.

PAUL.

Oh ! permettez que j’aille vous y dans un quart d’heure.

BENOÎTE, entrant dans la pièce à droite.

Il est vraiment très intéressant !

PAUL, seul un instant.

Vous m’attendrez, n’est-ce pas ?... je vais me délivrer bien vite des importuns ! Que je suis heureux qu’elle ait consenti ! je suis sûr qu’elle est bien au fait !

 

 

Scène XIII

 

PAUL, MARGUERITE

 

MARGUERITE.

Ah ! vous êtes ici, M. Paul.

PAUL, à part.

La !... c’est ma cousine !...  et je ne sais presque rien encore !...

MARGUERITE.

Je vous cherchais pour vous dire que M. d’Argillac ne veut pas avancer le moment où mon autre prétendu se présentera.

PAUL.

Ah !...

À part.

Tant mieux ! D’ici là j’aurai peut-être le temps de m’instruire. 

MARGUERITE.

Mais ne vous effrayez pas ; il y a bien des chances pour vous ! j’ai ré fléchi depuis tantôt.

PAUL.

Oui dà ?

MARGUERITE.

Et je crois que si vous aviez un peu d’habitude...

PAUL.

Oh ! certainement, car j’ai bien de la bonne volonté, je vous assure !... si vous saviez ?

MARGUERITE.

Quoi donc ?

PAUL, à part.

Puisqu’elle est là, je vais toujours commencer par prendre sa main ; c’est tout ce que dame Benoîte m’a appris.

Haut en prenant la main de Marguerite.

Ma cousine !...

MARGUERITE.

Eh bien ?

PAUL.

Vous n’êtes pas fâchée que je prendre votre main ?

MARGUERITE.

Pas du tout.

PAUL, à part.

Qu’est-ce que je vais faire à présent ? quand je garderais sa main pendant deux heures...

MARGUERITE.

Qu’aviez-vous à me dire ?

PAUL, à part.

Ah ! il faut peut-être prendre l’autre aussi ?

Il prend l’autre main de Marguerite et la regarde fixement.

MARGUERITE.

Ah ! ah ! vous ne me regardez plus en dessous comme tantôt !

PAUL.

Dame ! c’est que j’ai du plaisir à vous voir.

MARGUERITE.

Eh bien, c’est déjà mieux.

PAUL.

Oh, s’il ne s’agissait que de vous regarder, ce n’est pas là le difficile.

MARGUERITE.

Vous me trouvez donc bien à votre gré ?

PAUL.

Oh oui !

MARGUERITE.

Air : N’en demandez pas davantage.

Parlez donc, puisque je vous plais !

PAUL, à part.

Que lui dire ?... oh ! c’est bien dommage
Qu’elle arrive lorsque j’allais commencer mon apprentissage !... 
Quel malheur, hélas !
Que l’autre n’ait pas
Pu m’en enseigner davantage !
Que n’en ai-je appris davantage !
On entend sonner huit heures.

Ah ! huit heures !...et l’autre qui m’attend, et le prétendu qui va arriver ; je n’ai pas une minute à perdre. Ah ! il faut que je la prie gentiment de s’en aller.

Haut.

Ma cousine allez vous-en.

MARGUERITE.

Comment ? que je m’en aille !

PAUL.

Oui, par intérêt pour moi, et pour vous-même.

MARGUERITE.

Je ne vous comprends pas.

PAUL.

Vous comprendrez plus tard : mais allez vous-en, je vous en supplie ! faites-moi ce plaisir-là.

MARGUERITE.

Voilà qui est joli, Monsieur !... Est-ce ainsi que vous vous formez ?

PAUL.

C’est pour que je me forme que je vous prie de vous en aller.

MARGUERITE, piquée.

Cela suffit, Monsieur ! je m’en vais.

PAUL.

Oh, ne m’en veuillez pas !

MARGUERITE.

Ne pas vous en vouloir !... laissez-moi, je ne veux plus entendre parler de vous.

PAUL.

Oh ! ma cousine !

MARGUERITE.

Air : L’invitation à la valse (Amédée de Beauplan).

C’est affreux ! (bis.)
Comment ! il me renvoie !
C’est affreux ! (bis.)
Recevez mes adieux.

PAUL.

Vous plaire, hélas, me comblerait de joie ;
Si vous saviez le moyen que j’emploie ?...
Pardonnez-moi, lorsque je vous renvoie,
Dans un moment je serai plus heureux !

Ensemble.

PAUL.

C’est affreux ! (bis.)
C’est moi qui la renvoie !
Mais je veux,
Oui je veux,
Devenir plus heureux.

MARGUERITE.

C’est affreux ! (bis.)
C’est lui qui me renvoie !
C’est affreux ! (bis.)
Recevez mes adieux.

À dater de celle scène la nuit vient graduellement.

 

 

Scène XIV

 

PAUL, puis ROUSSELET

 

PAUL, seul un instant.

Allons la voilà qui s’en va en colère ! c’est égal, il faut aller vite prendre ma leçon... Comme Marguerite sera étonnée quand elle me retrouvera aimable, charmant, digne d’elle !... Ah, j’entends dame Benoîte qui tousse !... C’est singulier !... voilà la peur qui me prend ! que faire, mon Dieu, que faire ?...  allons donc ! du courage !...

Il va vers la chambre et ouvre la porte.

Oh ! comme c’est obscur !... je n’oserai jamais !

ROUSSELET, passant la tête à la porte du fond.

Mon cher élève, vous plairait-il de souper ?

PAUL.

Mon précepteur ! ah, quelle idée ! je suis sauvé !

Il court vers la porte du fond et amène Rousselet.

Venez ici, Monsieur.

ROUSSELET.

Je vous demande s’il vous plairait...

PAUL.

Il s’agit bien de cela ! Écoutez, Monsieur : tantôt vous m’avez laissé dans l’embarras ; vous êtes cause que j’ai passé pour un imbécile.

ROUSSELET.

Moi !

PAUL.

Oui, sans doute ; mais non, ça n’était pas moi qui étais un imbécile...

ROUSSELET.

Doucement, doucement !... je crois que vous manquez de respect à votre maître.

PAUL.

Un maître ! vous qui ne m’avez rien enseigné !

ROUSSELET.

Rien enseigné !

PAUL.

Qu’avez-vous à dire pour vous excuser ?

ROUSSELET.

J’ai à dire... j’ai à dire...

PAUL.

Parlez donc ! je suis pressé !

ROUSSELET.

Eh bien... si je ne sais pas ce que vous voulez que je vous enseigne ?

PAUL.

Ah ! vous ne savez pas ! vous en convenez donc enfin !... Alors, Monsieur, vous allez apprendre tout de suite ! Moi, voyez-vous, je veux savoir, et j’ai fait un coup de ma tête ; j’ai demandé un rendez vous à une femme qui a promis de m’instruire, et il faut que vous y alliez à ma place.

ROUSSELET.

À un rendez-vous ! à votre place !... Bone Deus ! 

PAUL.

Oui, ici à côté... on m’attend déjà... Vous recevrez la leçon, vous retiendrez bien tout ce qu’on vous dira, vous me le répéterez mot pour mot, et de la sorte ça ira à merveilles.

ROUSSELET.

Ah ça, vous êtes fou, monsieur.

PAUL.

Songez-y bien, si vous me refusez, je vous fais renvoyer, je ne vous revois de ma vie, et alors plus de pension !

ROUSSELET, à part.

Plus de pension ! il le ferait comme il le dit !

PAUL.

Eh bien ?... le temps passe, monsieur.

ROUSSELET.

Moi qui ai toujours été contre l’enseignement mutuel !

PAUL.

Voyons ! vous décidez-vous ?

ROUSSELET, à part.

Plus de pension !...

Haut.

Je me résigne !

PAUL, lui sautant au cou.

Ah ! vous êtes charmant !... taisez-vous surtout, pour qu’elle croie toujours que c’est moi !... Ah, mon Dieu ! j’entends quelqu’un !... Je vous laisse ; gardez vous bien de rien oublier.

Il entre dans une chambre à gauche.

ROUSSELET.

Eh bien, eh bien, il me laisse seul !... et je n’y vois goutte ! quelle corvée, grand Dieu !

 

 

Scène XV

 

ROUSSELET, D’ARGILLAC

 

D’ARGILLAC, entrant.

Bien !... mes ordres ont été exécutés ; cette pièce est obscure ; Marguerite ne peut tarder à venir.

ROUSSELET, à part.

Encore si c’était une femme de mon âge !... mais je parie que c’est sa malicieuse cousine.

D’ARGILLAC, écoutant.

Quelqu’un ?... c’est elle !... hum, hum !...

ROUSSELET.

Quelqu’un ?...la voilà !... que va-elle me demander ? et que vais je lui répondre ?

D’ARGILLAC, approchant.

Voici le moment !... renaissez, beaux jours de mon éloquence !...

ROUSSELET.

J’ai bien envie de m’échapper !

D’ARGILLAC, il adoucit sa voix, allant vers lui et le prenant par la taille.

Est-ce que vous me fuyez, jeune beauté ?

ROUSSELET.

Oh là ! là !... je suis pris !

D’ARGILLAC, de repoussant.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

ROUSSELET.

Une voix d’homme ! je respire !

D’ARGILLAC.

Et mais, c’est maître Rousselet !... que diable faites-vous donc là ?

ROUSSELET, à part.

C’est mon bon ange qui me l’envoie !...

Haut.

vous me demandez ce que je fais là, M. le Comte ?

D’ARGILLAC.

Sans doute.

ROUSSELET.

Je suis à un rendez-vous...

D’ARGILLAC.

Un rendez-vous.

ROUSSELET.

Oui.

D’ARGILLAC.

Donné par une femme ?

ROUSSELET.

Hélas oui !

D’ARGILLAC.

Qu’est-ce à dire ?

ROUSSELET.

C’est-à-dire que vous pouvez me tirer d’une grande peine.

D’ARGILLAC.

Comment cela ?

ROUSSELET.

Figurez-vous que ce n’est pas précisément à moi que le rendez-vous à été donné.

D’ARGILLAC.

Achevez donc !

ROUSSELET.

C’est à mon élève qui, au moment fatal a perdu courage et m’a lancé comme un ballon d’essai.

D’ARGILLAC.

Ah oui dà !... et je gage que c’est Marguerite qu’il devait trouver ici.

ROUSSELET.

J’ai tout lieu de le croire : et il m’a mis à sa place.

D’ARGILLAC.

Eh bien soyez tranquille !... je la prends !

ROUSSELET.

Dieu vous assiste, comme vous m’assistez en ce moment !

 

 

Scène XVI

 

D’ARGILLAC, puis BENOÎTE

 

D’ARGILLAC, seul un instant.

Ah ! la petite n’a pas de patience ! elle donne un rendez-vous à son cousin dans l’obscurité !... il paraît qu’elle vent s’accoutumer à lui !... mais c’est moi qu’elle trouvera, c’est moi qui profiterai de l’occasion, et ma foi, que les Chauny s’arrangent...

Benoîte sort de la chambre.

cette fois je ne me trompe pas, c’est bien elle !... j’entends le frôlement d’une robe : attention !... et déguisons ma voix.

BENOÎTE, à part, entrant par la porte de droite.

Ce pauvre garçon qui devait venir me rejoindre ! il n’aura pas osé !

D’ARGILLAC, s’approchant, et d’une voix douce.

Vous voyez que je suis exact.

BENOÎTE, à part.

Comment ce n’est pas le jeune homme !

D’ARGILLAC.

Que vous êtes bonne de vous être décidée en ma faveur !

BENOÎTE, à part.

Eh mais... c’est la voix de mon maître.

D’ARGILLAC.

Mon rival cependant pouvait être un homme distingué.

BENOÎTE, à part.

À qui croit il donc parler ?

D’ARGILLAC.

Au reste le Paul ici présent tâchera de se rendre digne de Marguerite.

BENOÎTE, à part.

Paul !... Marguerite je comprends ! les jeunes gens s’étaient donné rendez-vous ; et ce sont les vieux qui s’y trouvent.

D’ARGILLAC.

Pourquoi ce silence obstiné ?... Je vous en prie, venons ici, sur ce divan, nous causerons mieux.

Il l’attire doucement.

BENOÎTE, à part.

Ah ! M. d’Argillac, il vous faut des jeunes filles !

Elle s’assied près de d’Argillac qui continue à lui parler bas.

 

 

Scène XVII

 

LES MÊMES, MARGUERITE, puis PAUL

 

MARGUERITE, entrant par le fond.

J’ai beau faire, je ne peux pas oublier la façon dont il m’a renvoyée... Et pourquoi ?... oh ! il faut que je le sache.

PAUL, sortant de la chambre à gauche.

Monsieur Rousselet n’en finit pas.

MARGUERITE, à part.

Ah ! j’ai cru l’entendre... mais il n’est pas seul... Écoutons.

PAUL, à part, placé derrière eux.

Oh ! ils sont ici !... Écoutons.

D’ARGILLAC, à Benoîte.

Si vous saviez avec quelle violence l’amour est entré dans mon cœur !

MARGUERITE, à part.

L’amour !... Il parle à une femme !

PAUL, à part.

Très bien, très bien... il a du courage, lui, mon précepteur !... Parlez-moi de ça !

BENOÎTE, à part.

Voilà plus de vingt ans qu’il ne m’a rien dit de pareil.

MARGUERITE, à part.

Quelle infamie !... pas une parole avec moi !... et près d’une autre... Ah ! je suis bien malheureuse !

D’ARGILLAC, à part.

C’est étrange comme elle est timorée !

À Benoîte.

Ne me répondrez-vous pas un seul mot ?

PAUL, à part.

Eh mais !...

Il va vers Marguerite.

Encore une femme... Marguerite ! qu’avez-vous donc ?... pourquoi pleurez-vous ?

MARGUERITE.

Laissez-moi, Monsieur... Retournez près de celle avec qui vous êtes si aimable.

PAUL.

Moi !... je sors de ma chambre.

MARGUERITE.

Bien vrai ?

D’ARGILLAC, près de Benoîte, sur le divan.

Le premier pas est fait ; je triomphe !... Ce que c’est que d’être éloquent !

MARGUERITE, retirant sa main que Paul couvre de baisers.

Eh bien, que faites-vous ? vous qui étiez si timide tantôt !

PAUL.

J’ai vu tes larmes, et le courage vient vite quand il faut consoler celle qu’on aime.

Se mettant à genoux.

Je t’aime, Marguerite.

MARGUERITE.

Encore... Bien vrai ?

D’ARGILLAC, aux pieds de Benoîte.

Acceptez pour époux l’heureux mortel qui jure à vos pieds de vous consacrer ses jours.

BENOÎTE, à part.

Pauvre cher homme... s’il y voyait clair...

PAUL, à Marguerite.

Et toi, Marguerite, m’aimes-tu ?

MARGUERITE.

Dame !... il paraît qu’oui.

PAUL, se relevant, et avec joie.

Ah ! je sais donc plaire, enfin.

D’ARGILLAC, se relevant aussi au moment où il allait embrasser Benoîte.

Nous ne sommes pas seuls ici !

PAUL.

La voix de mon tuteur !... Ah ! c’était lui qui étudiait pour moi !

D’ARGILLAC.

Quel est l’impertinent ?

 

 

Scène XVIII

 

ROUSSELET, MARGUERITE, PAUL, D’ARGILLAC, BENOÎTE

 

ROUSSELET, un flambeau à la main, et ouvrant la porte du fond.

Est-ce moi qu’on appelle ?

D’ARGILLAC.

Paul et Marguerite !... Avec qui suis-je donc ici ?

BENOÎTE.

Avec moi, M. le Comte.

D’ARGILLAC.

Benoîte !...

BENOÎTE.

Eh ! mais, il me semble que, pour un ci-devant jeune homme, il suffit bien d’une ci-devant jeune fille.

MARGUERITE, passant entre Paul et d’Argillac.

C’était donc vous, M. le Comte, qui tout à l’heure disiez à Benoîte de si jolies choses ?

D’ARGILLAC, à part.

Il faut convenir que je suis un fier animal !

PAUL, à Rousselet.

Ah ! ça, M. Rousselet, ce n’était donc pas vous ?...

ROUSSELET.

Hélas ! non... mon éducation reste encore à faire.

MARGUERITE, à d’Argillac.

Seriez-vous aussi ce deuxième prétendu ?

D’ARGILLAC.

Le prétendu ?... non, non, il a versé en route.

MARGUERITE.

Il a aussi bien fait ; car voilà celui que j’aurais toujours choisi.

Arrêtant Paul qui s’avance vers elle.

À une condition, pourtant... c’est que vous ne renverrez plus votre petite femme.

PAUL.

Oh !...

MARGUERITE.

Si vous recommenciez, je vous préviens que je pleurerais.

PAUL.

Et moi, je te consolerais.

Il l’embrasse.

D’ARGILLAC.

Il paraît qu’il connaît maintenant la recette... Allons, les Chauny ne s’éteindront pas !

Au public.

Air : Vaudeville des Frères de lait.

PAUL.

Mes descendants me demandent à vivre ;
Vous le savez, sans moi tout est fini.

MARGUERITE.

Son ignorance à vos conseils se livre ;
Encouragez le dernier des Chauny.

PAUL.

Et que par vous mon hymen, soit béni,
Pour que ma race ici se perpétue,
Nous avons fait tout ce que nous pouvions.

MARGUERITE.

Mais, songez-y, Messieurs, un mot la tue :
Pour qu’elle vive, il faut que nous vivions.

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