Le Copiste (Henri MEILHAC)

Comédie en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre du Gymnase, le 3 août 1857.

 

Personnages

 

PERNET, 60 ans, copiste

MAXENCE, 30 ans, homme de lettres

AMELINE

JOSEPH

JULIETTE

 

Paris, de nos jours.

 

Chez Maxence. Un salon : porte au fond, portes à droite et à gauche.

 

 

Scène première

 

JOSEPH, écrivant

 

Écrire à la femme de chambre d’une marquise, n’est pas une petite affaire, quand on tient à lui écrire en bon français. Voilà plus de trois quarts d’heure que je passe sur une phrase très simple dont je ne puis venir à bout. Cependant je vernis les bottes d’un homme qui fait des pièces de théâtre. Mettrai-je je suis très épris de vos charmes, ou fort épris ?... cela est embarrassant. Il faudra que je consulte Monsieur. Dans ma lettre, j’enverrai les deux places que Monsieur doit demander pour moi... j’aurai bien du malheur si, avec la lettre et les places, je n’arrive pas...

 

 

Scène II

 

JOSEPH, MAXENCE, entrant brusquement

 

MAXENCE.

Au diable le théâtre et les actrices !...

JOSEPH.

Il paraît que la répétition n’a pas très bien marché...

MAXENCE.

Cette Juliette ! cette Juliette !

JOSEPH.

Monsieur !...

MAXENCE.

Est-ce inintelligence, est-ce mauvaise volonté ?...

JOSEPH.

Monsieur !

MAXENCE.

Elle a été exécrable...

JOSEPH.

Est-ce que Monsieur a pensé...

MAXENCE.

Hein ! quoi ?... que voulez-vous ?

JOSEPH.

Est-ce que Monsieur a pensé à mes deux places ?

MAXENCE.

Quelles places ?...

JOSEPH.

Les deux places que j’ai demandées ce matin à Monsieur, pour la femme de chambre d’une marquise... Monsieur ne se souvient pas ?...

MAXENCE.

Ah ! j’ai bien eu le temps de m’occuper...

JOSEPH.

Il n’y a pas de mal à cela... Je vais aller les chercher moi-même... de la part de Monsieur... seulement, si Monsieur a besoin de moi, il se rappellera que j’ai été forcé de sortir...

MAXENCE.

Pas un mot de son rôle... pas un... et la pièce passe dans huit jours !... C’est à en devenir fou !...

Il tombe dans un fauteuil.

JOSEPH.

J’ai souvent dit à Monsieur, que jamais Monsieur ne serait interprété d’une façon satisfaisante, tant qu’il s’obstinerait à travailler pour les théâtres secondaires. Monsieur devrait frapper à la porte de la Comédie-Française.

MAXENCE.

Est-ce votre avis ?...

JOSEPH.

C’est mon avis et c’est aussi celui de Séraphine.

MAXENCE.

Qu’es-ce que c’est que Séraphine ?

JOSEPH.

C’est la femme de chambre en question. Quand je lui ai eu avoué la profession de Monsieur, elle a tout de suite demandé si Monsieur faisait la pièce en vers...

MAXENCE.

Et vous avez répondu ?...

JOSEPH.

J’ai rougi, Monsieur, et j’ai répondu que Monsieur ne faisait pas la pièce en vers, mais qu’il la ferait...

MAXENCE.

Vous avez eu raison, Joseph... à l’avenir je ferai la pièce’ en vers, et vous ne rougirez plus...

JOSEPH.

Si Monsieur le permettait, j’oserais indiquer un sujet à Monsieur...

MAXENCE.

Voyons ce sujet.

JOSEPH.

Est-ce qu’il n’y aurait pas quelque chose d’original à faire avec un domestique qui aurait des sentiments au-dessus de son état ?...

Coup de sonnette.

MAXENCE.

On a sonné, Joseph !...

JOSEPH.

Je vais ouvrir, Monsieur.

MAXENCE.

Allez !

À part.

Quel métier ! quel métier !

JOSEPH, revenant.

Ah ! Monsieur !...

MAXENCE.

Encore !

JOSEPH.

« Je suis très épris de vos charmes... » Est-ce français ?

MAXENCE.

C’est très français.

Coup de sonnette.

Allez-donc ouvrir !...

JOSEPH, revenant.

Est-ce plus français que : « Je suis fort épris de vos char mes... » ?

On sonne avec violence.

MAXENCE.

Sacrebleu ! on va casser le cordon de la sonnette !...

JOSEPH.

Je vais ouvrir, Monsieur !

À part.

Mettrai-je très épris, mettrai-je fort épris ?... Je tirerai cela à pile ou face !...

 

 

Scène III

 

MAXENCE, puis AMELINE

 

MAXENCE.

Décidément, je ne puis pas laisser ce rôle à Juliette, ce serait tuer ma pièce...

Entre Ameline, cachant un bouquet derrière son dos.

AMELINE.

Bonjour... Me prends-tu pour un homme que l’on puisse tromper facilement ?

MAXENCE.

À qui en as-tu ?... je suis bien aise de te voir...

AMELINE.

Cela explique la promptitude que tu as mise à me faire ouvrir ta porte...

MAXENCE.

J’ai des remerciements à t’adresser... Le jour où tu m’as décidé à confier un rôle important à Juliette, tu as eu une excellente idée...

AMELINE.

Une idée excellente, en effet !...

MAXENCE.

J’ai été fort content d’elle tout à l’heure à la répétition... Heureusement on peut défaire ce qui est fait... Ce rôle que je lui ai donné, je vais le lui retirer.

AMELINE.

Oh ! voilà qui est bien imaginé... Tout autre que moi s’y laisserait prendre.

MAXENCE.

Tu dis ?

AMELINE.

Il est inutile de feindre, je sais tout...

MAXENCE.

Qu’est-ce que tu sais !...

AMELINE.

Tout !

Montrant le bouquet.

Voici ton bouquet que je te rapporte !...

MAXENCE.

Mon bouquet !...

AMELINE.

Nieras-tu que c’est toi qui as envoyé ces fleurs à Juliette ?

MAXENCE.

Je suis parbleu bien entrain de lui envoyer des fleurs... J’allais lui écrire...

AMELINE.

À d’autres... Tu n’allais pas lui écrire ; je ne crois pas du tout à cette colère...

MAXENCE.

Comment ! tu ne crois pas ?...

AMELINE.

Tu es amoureux de Juliette, et tu fais semblant de vouloir lui retirer son rôle, afin de me donner le change !...

MAXENCE.

Je te prouverai bien...

AMELINE.

Je suis un homme qu’il n’est pas facile de tromper !...

MAXENCE.

Tu es fou, Ameline... ce n’est pas moi qui ai envoyé ce bouquet !...

AMELINE.

Ce n’est pas toi ?

MAXENCE.

Ce n’est pas moi...

AMELINE.

Sérieusement ?...

MAXENCE.

Très sérieusement...

AMELINE.

Je saurai qui, alors... Je vais courir chez toutes les marchandes ne fleurs de Paris.

MAXENCE.

Cours, mon ami !...

AMELINE.

Je vais courir ! Je ne m’arrêterai pas que je n’aie découvert la vérité... Je saurai qui à envoyé ce bouquet... Au revoir... Je ne suis pas un homme que l’on puisse tromper !...

Il sort.

 

 

Scène IV

 

MAXENCE

 

Voilà un garçon qui doit se rendre souverainement désagréable... Il ne serait pas bien difficile de détacher de lui Juliette... Avant hier, je lui ai parlé, elle n’a pas paru trop sévère, et quand je lui ai pris les mains... Il est vrai que cet accès de sensibilité a tout de suite porté ses fruits. Jusque-là, elle avait répété... mal... dès qu’elle a pu croire que je m’occupais d’elle, elle n’a plus répété du tout... Allons, l’amour ne vaut rien pour moi... On court mal les pieds pris dans une jupe... Je vais très résolument écrire à Juliette que je lui retire ce rôle...

Il écrit.

« Ma chère enfant... » Hum ! il est difficile d’écrire des choses désagréables à une femme à qui l’on a pris les mains deux jours avant... « Ma chère... »

On frappe.

Entrez... entrez donc !...

 

 

Scène V

 

MAXENCE, PERNET

 

PERNET, portant un manuscrit.

C’est moi, Monsieur !...

MAXENCE.

Ah ! bonjour, monsieur Pernet...

PERNET.

Je ne vous dérange pas ?...

MAXENCE.

Non... Entrez...

PERNET.

Voici votre manuscrit... j’ai tout copié, excepté la dernière scène, je ne l’avais pas...

MAXENCE.

La voici... J’ai quelques corrections à faire...

PERNET.

Faudra-t-il l’emporter chez moi ?...

MAXENCE.

C’est inutile... vous copierez cela ici... il n’y en a pas pour dix minutes...

Il parcourt le manuscrit.

PERNET.

Est-ce lisible ?...

MAXENCE.

C’est supérieurement écrit...

PERNET.

Oh ! vous dites cela pour m’être agréable. Je sais bien que c’est par bonté que vous me donnez des manuscrits à copier...

MAXENCE.

Mais non, monsieur Pernet, mais non...

PERNET.

Sans vous, je serais mort de faim...

MAXENCE.

Allons donc ! est-ce qu’on meurt de faim à Paris !...

PERNET.

Dame !... ce jour où vous m’avez trouvé presque évanoui, près du théâtre, à la porte des artistes.

MAXENCE.

Au fait, comment diable vous trouviez-vous à la porte des artistes ? 

PERNET.

Moi, j’attendais...

MAXENCE.

Vous attendiez ?...

PERNET, vivement.

Rien... je n’attendais rien... Je me trouvais là par hasard... parce que je n’avais pas pu aller plus loin... Ah ! Monsieur, je voudrais pouvoir vous prouver que je ne suis pas ingrat !...

MAXENCE.

Ne parlons pas de cela.

PERNET.

Elle est bien jolie votre pièce...

MAXENCE.

Vous trouvez ?...

PERNET.

Oui, je l’ai lue... après l’avoir copiée... Vous ne m’en voulez pas de l’avoir lue, n’est-ce pas ?...

MAXENCE.

Non, certes...

PERNET.

Elle est bien jolie... Il y aune scène surtout qui m’a fait pleurer !...

MAXENCE.

Laquelle ?

PERNET.

Cette scène où un père retrouve sa fille !...

MAXENCE, à part.

Celle que Juliette joue d’une façon absurde !...

PERNET.

C’est très beau ! le père parle bien comme il doit parler... Moi, si je me trouvais dans une situation semblable, il me semble que je dirais ce que vous avez écrit...

MAXENCE.

Voilà un éloge qui me fait plaisir !...

PERNET.

J’ai relu cette scène dix fois au moins ; je suis sûr que je la sais par cœur...

MAXENCE.

En vérité !...

PERNET.

Tenez : « Ma fille !... ma file... embrasse-moi, songe que tu as vingt années de souffrances à me faire oublier... »

MAXENCE.

C’est bien cela !...

PERNET.

Cette scène a besoin d’être bien jouée...

MAXENCE.

N’est-ce pas ?...

PERNET.

Bien jouée par l’homme, bien jouée par la femme, surtout... 

MAXENCE, à part.

Il tombe bien !...

PERNET.

La femme n’a qu’un mot à dire, qu’un cri à pousser : « Mon père !... » mais le succès dépend de la façon dont elle dira ce mot, dont elle poussera ce cri.

MAXENCE.

Vous avez raison, et je n’hésite plus !

Il prend une feuille de papier.

« Ma chère Juliette, il m’est impossible... »

PERNET.

Juliette !... vous avez dit, Juliette ?...

MAXENCE.

Oui, je lui avais donné ce rôle, je lui écris pour le lui retirer... 

PERNET.

Pour le lui retirer !...

MAXENCE.

C’est vous qui m’avez décidé...

PERNET.

Moi !... c’est moi qui vous ? Vous n’écrirez pas... 

MAXENCE.

Comment !...

PERNET.

Lui prendre son rôle et le donner à une autre, lui causer un chagrin... Vous n’écrirez pas... Pourquoi voulez-vous lui retirer ce rôle !...

MAXENCE.

Parce qu’elle le joue mal !...

PERNET.

Elle le joue mal !... pauvre enfant !... Il y a des sentiments qu’elle ne comprend pas... Elle ne dit pas bien : « Mon père... » qui sait ?... peut-être ne lui est-il jamais arrivé de le dire !...

MAXENCE.

Vous voilà bien ému !...

PERNET.

Vous n’écrirez pas... Si vous lui retiriez son rôle, je vous haïrais... Savoir que vous lui avez fait de la peine, et que c’est à cause de ce que je vous ai dit... j’en deviendrais fou !... j’en mourrais !...

MAXENCE.

Que dites-vous ?...

PERNET.

Ne faites pas attention à ce que je dis... ma tête n’est pas bien solide... Promettez-moi seulement de ne pas lui ôter le rôle... elle le jouera bien...

MAXENCE.

Ah !...

PERNET.

Expliquez-le-lui... Si je pouvais lui parler, moi !... Expliquez-lui le rôle... elle le jouera bien... Elle a de l’intelligence... Vous ne l’avez donc jamais regardée !... vous ne savez pas qu’elle a de l’intelligence...

MAXENCE.

Comme vous parlez de Juliette !

PERNET.

Chut ! quelqu’un vient d’entrer... c’est elle !...

MAXENCE.

Comment savez-vous ?...

PERNET.

Je vous dis que c’est elle... Je ne me trompe pas... c’est elle !...

MAXENCE.

Voilà qui est singulier...

Entre Juliette.

PERNET.

Vous voyez bien !

 

 

Scène VI

 

MAXENCE, PERNET, JULIETTE

 

JULIETTE.

Vous êtes très agréablement logé, mon cher Maxence... un peu haut, seulement...

MAXENCE.

C’est vous, Madame...

JULIETTE.

Oh ! oh ! voici une belle réception...

MAXENCE.

Je vous écrivais...

JULIETTE.

Pour me dire ?...

MAXENCE.

Que vous ne jouiez plus dans ma pièce...

PERNET, bas, à Maxence.

Ah ! Monsieur !...

JULIETTE.

Cela est on ne peut plus aimable !... Pourquoi donc déchirez-vous cette lettre ?

MAXENCE.

Quelqu’un m’a prié de vous laisser votre rôle !...

JULIETTE.

Qui donc ?

MAXENCE.

Monsieur Pernet...

JULIETTE.

Monsieur ?... Je vous ai déjà vu, Monsieur.

PERNET, très ému.

Au théâtre, peut-être...

JULIETTE.

Il me semble même qu’avant d’entrer au théâtre, je vous avais souvent aperçu...

PERNET.

Cela n’est pas impossible...

JULIETTE.

Eh bien ! qu’avez-vous ?... est-ce que vous souffrez ?...

PERNET.

Moi, non... mais c’est que... je ne m’attendais pas... c’est la première fois que vous me parlez...

JULIETTE.

Et cela vous fait cet effet-là ?...

PERNET.

Oui... je ne sais... ce n’est rien...

JULIETTE.

Pauvre homme !...

Elle fait un geste pour prendre sa bourse, et, sur un regard de Pernet, elle s’arrête.

PERNET, à Maxence.

Vous ayez vu ?... Elle n’a pas osé me donner d’argent !...

MAXENCE.

Voulez-vous aller copier cette feuille...

PERNET.

Ah ! tout à l’heure !...

MAXENCE.

Décidément, vous avez quelque chose...

Juliette se débarrasse de son châle et de son chapeau.

JULIETTE.

Aidez-moi donc, Maxence... Quel homme êtes-vous ?...

MAXENCE.

Pardonnez-moi !...

JULIETTE.

Je viens de rencontrer Albertine dans sa voiture avec son père...

MAXENGE.

Est-ce que son père était dans la voiture, ou derrière ?...

JULIETTE.

Le père était dans la voiture...

MAXENCE.

Cela m’étonne...

JULIETTE.

C’est peut-être sa fête, aujourd’hui !

PERNET.

Ah ! mon Dieu !...

MAXENCE, à Pernet.

Vous voilà encore consterné !...

PERNET.

Je vais copier la dernière scène, Monsieur...

MAXENCE.

Qu’est-ce que tout cela veut dire ? 

JULIETTE, à Pernet.

Au revoir, mon ami !... nous nous parlerons toutes les fois que nous nous rencontrerons. Je veux que vous vous habituiez à ma voix...

PERNET, à part.

Enfin !... elle n’a pas osé me donner d’argent !...

Il sort avec des papiers.

 

 

Scène VII

 

MAXENCE, JULIETTE

 

JULIETTE.

Qu’est-ce que c’est que ce M. Pernet ?...

MAXENCE.

Un copiste ; il vient souvent chez moi... Vous avez fait sur lui un effet singulier...

JULIETTE.

Ainsi, sans ce brave homme, je recevais par la poste le gracieux compliment...

MAXENCE.

Oh ! peut-être n’aurai-je pas envoyé ma lettre...

JULIETTE.

Le fait est, que vous ne savez guère ce que vous voulez... Vous avez peu de tête... entre nous...

MAXENCE.

Avouez, Juliette, que tout à l’heure vous avez répété en dépit du sens commun...

JULIETTE.

Quelle pièce me faites-vous jouer, aussi ? Un père... une fille... cela est vieux comme le monde...

MAXENCE.

Qu’importe ! si la situation est présentée d’une façon neuve ?...

JULIETTE.

Voyez, l’auteur qui se gendarme...

MAXENCE.

C’est que vous faites vraiment trop bon marché...

JULIETTE.

Ne vous fâchez pas. J’admets très volontiers que cela est fort touchant : quand à moi cela me touche peu... Que voulez-vous ! c’est un sens qui me manque.

MAXENCE, à part.

Pernet avait raison.

JULIETTE.

Je n’en serai pas moins très belle dans votre pièce. J’aurai une robe blanche très simple... je me suis déjà occupée de ma toilette...

MAXENCE.

Vous ne saviez pas un mot de votre rôle, aujourd’hui.

JULIETTE.

Ah ! il y a une raison... je ne l’avais pas étudié.

MAXENCE.

La raison est sans réplique.

JULIETTE.

Et puis, j’étais de mauvaise humeur. Quelqu’un m’a envoyé un bouquet, ce matin. Ameline a fait un bruit.

MAXENCE.

Il vient de venir chez moi, prétendant que c’était moi qui vous avais envoyé ce bouquet.

JULIETTE.

Ce n’est pas vous ?... 

MAXENCE.

Ce n’est pas moi... ?

JULIETTE.

Il est décidément insupportable, Ameline !

MAXENCE.

Il m’a quitté jurant qu’il saurait à quoi s’en tenir, dut-il interroger toutes les marchandes de bouquets de Paris

JULIETTE.

Le voilà bien avec sa manié d’être un homme difficile à tromper. J’ai une envie furieuse de savoir qui m’a envoyé ce bouquet, et c’est lui qui se charge de me procurer cette satis faction ; je suis sûre qu’il va se donner beaucoup de mal pour cela...

MAXENCE.

Pourquoi diable tenez-vous tant à savoir...

JULIETTE.

Au temps où nous vivons, l’homme qui envoie un bouquet sans se nommer et sans dire combien ce bouquet lui a coûté, est un homme rare et curieux à connaître.

MAXENCE.

Décidément, vous êtes une femme d’esprit, et vous seriez parfaite si vous jouiez un peu mieux votre rôle.

JULIETTE.

Ingrat... Devinez pourquoi je suis venue chez vous ?...

MAXENCE.

Pourquoi vous êtes venue ?

JULIETTE

Pour répéter ici, sérieusement...

MAXENCE.

Est-ce possible ?...

JULIETTE.

Au théâtre, nous avons employé le temps de la répétition à nous dire des choses désagréables ; j’avais pensé que cela ne valait rien pour faire avancer la pièce, et qu’une bonne petite heure de travail, passée entre nous, ne serait pas inutile.

MAXENCE.

Vous êtes un ange !

JULIETTE.

Voilà ce que j’avais pensé... mais puisque vous donnez ce rôle-là à une autre...

MAXENCE.

Moi !... 

JULIETTE.

Ne l’avez-vous pas dit ?...

MAXENCE.

Un moment d’humeur... ce n’était pas sérieux...

JULIETTE.

Est-ce à Albertine que vous donnez le rôle ? On dit que vous êtes amoureux d’elle... Elle vous écoutera sans doute. Albertine aime beaucoup les hommes de lettres : c’est le quarante et unième canapé de l’Académie.

MAXENCE.

Je ne donne pas le rôle à Albertine... Je ne suis pas amoureux d’Albertine ; vous le savez bien.

JULIETTE.

Il faudra nous occuper surtout de la scène de la reconnaissance... J’avoue que je n’y entends rien, jusqu’à présent... Quand je crie : « Mon père !... » j’ai envie de rire.

MAXENCE.

Il ne manquerait plus que cela !

JULIETTE.

Espérons que je ne rirai pas le jour de la représentation !...

MAXENCE.

Je vous en prie !...

JULIETTE.

Ah ! vous enverrez quelqu’un chercher mon rôle chez moi... je ne l’ai pas...

MAXENCE.

Comment, vous allez au théâtre sans votre rôle, et vous n’en savez pas un mot !...

JULIETTE.

Puisque je suis censée de savoir...

MAXENCE.

Vous avez réponse à tout... On va aller chercher votre rôle... Joseph !... Joseph !... où est-il ?... Joseph !... Il sera encore parti... Joseph !... Joseph !...

 

 

Scène VII

 

JULIETTE, MAXENCE, PERNET

 

PERNET.

Monsieur, Joseph est sorti, Monsieur...

MAXENCE.

Là !...

PERNET.

Il est allé au théâtre, chercher des billets que vous avez oublié de demander pour lui.

MAXENCE.

Au diable !...

JULIETTE, à Maxence.

C’est votre faute. Pourquoi oubliez-vous les billets de M. Joseph.

PERNET.

J’ai fini de copier... si je puis vous être bon à quelque chose.

JULIETTE.

Mais oui, c’est un service que vous pouvez me rendre très facilement.

PERNET.

Un service... à vous !...

JULIETTE.

Il s’agit d’aller chez moi... Vous prierez ma femme de chambre de vous donner mon rôle...

PERNET.

Je cours...

JULIETTE.

Où courez-vous ?...

PERNET.

Chez vous !...

JULIETTE.

Et l’adresse ?...

PERNET.

Oh !... je sais... rue Richelieu, 27... c’est tout près...

JULIETTE.

Vous savez mon adresse ?...

PERNET.

Oui... au théâtre... j’ai entendu, par hasard, le régisseur qui la donnait... je cours, je serai bientôt revenu...

 

 

Scène IX

 

MAXENCE, JULIETTE

 

JULIETTE.

Comment sait-il mon adresse ? Je me rappelle très bien avoir souvent aperçu sa figure... Tout cela est bien singulier...

MAXENCE.

Quand vous lui avez parlé tout à l’heure il a failli tomber.

JULIETTE.

Je m’en suis aperçue...

MAXENCE.

Est-ce que par hasard il sera t amoureux de vous ?...

JULIETTE.

Quelle folie !...

MAXENCE.

Ne vous est-il jamais arrivé, le soir, une fois la toile tombée, de penser que parmi ceux qui vous avaient vue et applaudie, beaucoup peut-être vous aimaient, qui, jamais ne pourraient vous parler de leur amour ?

JULIETTE.

Cela m’est arrivé quelquefois.

MAXENCE.

Et cela ne vous a rien fait ?...

JULIETTE.

Cela m’a fait plaisir...

MAXENCE.

Vous êtes bien femme jusqu’au bout des ongles...

JULIETTE.

Occupons-nous de notre répétition : il m’est assez difficile de répéter sans Tournillon qui joue le rôle du père.

MAXENCE.

Je vais lui envoyer un mot.

JULIETTE

Tournillon est un homme fier... si vous lui envoyez un mot, il ne se dérangera pas... vous ferez bien d’aller le prier vous même de venir...

MAXENCE.

Où diable le trouverai-je ?

JULIETTE.

Il sera au théâtre jusqu’à quatre heures...

MAXENCE, regardant sa montre.

Quatre heures moins cinq...

JULIETTE.

Vous n’avez pas de temps à perdre.

MAXENCE.

Oh ! il ne faut pas cinq minutes pour aller au théâtre.

JULIETTE.

Allez vite et ramenez Tournillon !...

Il va pour sortir et tombe sur Ameline qui le saisit par son habit.

 

 

Scène X

 

MAXENCE, JULIETTE, AMELINE

 

AMELINE.

Deux mots s’il te plaît ?...

MAXENCE.

Tout à l’heure, mon mi, je suis très pressé.

AMELINE.

Diras-tu encore que ce n’est pas toi qui as envoyé ce bouquet ?...

MAXENCE.

Je le dirai toujours... Lâche-moi.

AMELINE.

C’est toi qui l’as envoyé... j’en suis sûr... j’ai des preuves...

MAXENCE.

Je serais assez curieux de les connaître... mais plus tard.

AMELINE.

Je te les dirai tout de suite... si tu le veux...

MAXENCE.

C’est impossible !...

AMELINE.

Penses-tu m’échapper ainsi ?... je ne suis pas un homme...

MAXENCE.

Ah ! tu me lâcheras.

Il se débarrasse d’Ameline et sort.

 

 

Scène XI

 

AMELINE, JULIETTE

 

AMELINE.

Voilà un moyen simple de couper court à une explication... Pour qui me prend-on ?...

À Juliette.

Vous ici, Madame !

JULIETTE.

Vous ne m’aviez pas aperçue ?...

AMELINE.

Vous ici !... que venez-vous faire chez Maxence ?...

JULIETTE.

Je viens répéter mon rôle...

AMELINE.

Répéter le rôle qu’il vous ôtait tout à l’heure !... En vérité, vous devriez au moins, tous les deux, me faire l’honneur de vous donner plus de mal pour me tromper... vous n’y parviendriez pas de reste.

JULIETTE.

Ameline, vous avez déjà été très ridicule ce matin ; je vous préviens que vous avez très peu de chose à faire pour me devenir tout à fait insupportable.

AMELINE.

Voilà une phrase qu’est très facile à dire, Madame, plus facile à dire, assurément, que celle qui me prouverait que j’ai eu tort de vous soupçonner...

JULIETTE.

Eh ! je me soucie bien de vos soupçons...

AMELINE.

Vous avez raison de ne pas vous défendre... j’ai la main pleine de preuves, et ce bouquet.

JULIETTE.

Vous vous êtes promené dans Paris avec ce bouquet ?

AMELINE.

Oui, Madame, et j’ai fini par savoir ce que je voulais savoir...

JULIETTE.

Qu’est-ce que vous avez su ?

AMELINE.

Que c’était Maxence qui vous l’avait envoyé.

JULIETTE.

Vous pouvez vous remettre à courir... vous ne savez rien... ce n’est pas Maxence qui m’a envoyé ces fleurs.

AMELINE.

Je vous demande pardon... ce bouquet a été acheté rue Laffitte, ce matin, à neuf heures trois quarts... L’homme qui l’a acheté est un vieillard coiffé d’un chapeau gris, et vêtu d’une houppelande verte... On m’a donné le signalement exact du personnage, et je l’ai tout de suite reconnu. C’est un copiste qui est toujours fourré chez Maxence, et qui lui rend, il parait, une foule de menus services.

JULIETTE.

C’est ce copiste qui a acheté ?

AMELINE.

Vous ne niez plus ?

JULIETTE.

Cela prouve-t-il que c’est Maxence qui m’a envoyé ces fleurs ?...

AMELINE.

À moins de supposer que ce pauvre diable s’amuse à vous acheter des bouquets de vingt francs sur ses économies !...

JULIETTE.

Vous avez une plaisante façon de reconnaître les gens... Ne peut-il y avoir, dans Paris, deux hommes coiffés d’un chapeau gris, et vêtu d’une redingote verte.

AMELINE.

Cela se peut, Madame...

Entre Pernet.

Mais nous allons, grâce à Monsieur, savoir à quoi nous en tenir !

 

 

Scène XII

 

JULIETTE, AMELINE, PERNET

 

PERNET.

Voici votre rôle, Madame !...

AMELINE, à Pernet.

Reconnaissez-vous ce bouquet ?

PERNET.

Celui que j’ai acheté ce matin !

AMELINE, à Juliette.

Qu’en dites-vous ?

JULIETTE.

Eh ! quand Maxence m’aurait en effet envoyé des fleurs, que voyez-vous là.

PERNET.

Ce n’est pas monsieur Maxence qui m’a chargé d’acheter ce bouquet.

AMELINE.

Qui donc, alors ?...

PERNET.

Comment... qui ?...

AMELINE.

Oui... répondez...

PERNET.

Mais... c’est...

Il balbutie.

JULIETTE, à part.

Est-ce que Maxence aurait deviné ?...

AMELINE, à Pernet.

Vous ne dites rien... Ah ! Maxence ne serait pas resté court, lui... Maxence est un homme d’imagination...

JULIETTE.

Voilà bien du bruit pour un bouquet...

AMELINE.

Il y a des hommes qui se résignent au rôle que vous m’avez fait jouer, Madame... Il y en a d’autres qui s’en lassent et qui, le jour où ils s’aperçoivent qu’on leur fait tenir un emploi ridicule, ne se plaignent pas, mais offrent respectueusement leur démission !...

JULIETTE.

Est-ce là que vous vouliez en venir ?... que ne le disiez vous plutôt... je vous aurais épargné des paroles inutiles.

AMELINE.

Vous êtes bien belle, Madame, mais vous l’avez pas de cœur !...

Il jette le bouquet par terre.

JULIETTE.

Voilà une belle phrase, Monsieur, et un beau mouvement...

AMELINE.

Adieu, Madame.

Il sort.

 

 

Scène XIII

 

JULIETTE, PERNET

 

JULIETTE.

Ce bouquet, c’est vous qui l’avez acheté, et qui me l’avez envoyé ?...

PERNET.

Oui !...

JULIETTE.

Ce sont des fleurs qui coûtent cher !...

PERNET.

Hier... au théâtre... j’étais caché derrière un décor... vous avez dit que vous les aimiez...

JULIETTE.

Ah !...

PERNET.

Ne vous fâchez pas, je vous en supplie, ne vous moquez pas de moi.

JULIETTE.

Je n’ai envie, ni de me mettre en colère, ni de rire de vous... Mais que voulez-vous que je vous dise ?...

PERNET.

Ah ! Juliette !... Juliette !...

JULIETTE.

Vous êtes très malheureux sans doute... je vous plains ; votre souffrance me touche.

PERNET.

Juliette !... mon enf...

Il fait un pas vers elle et s’arrête.

JULIETTE.

Il faut vous éloigner ; en ne me voyant plus, vous m’oublierez !...

PERNET.

Vous avez raison... Je m’éloignerai...

JULIETTE.

En vérité, je ne peux pas vous dire autre chose... ne me voyez plus... partez...

PERNET.

Je partirai...

JULIETTE.

Il le faut !... Adieu.

PERNET.

Adieu !...

JULIETTE.

Eh bien !... ce bouquet que vous avez acheté pour moi, don nez-le-moi, au moins...

JULIETTE.

Ah ! merci !...

Il ramasse le bouquet et le lui donne.

PERNET.

Pauvre homme !...

Elle entre chez Maxence.

 

 

Scène XIV

 

PERNET

 

Partir sans l’embrasser... j’aurais voulu au moins l’embrasser une fois, et l’entendre me dire... C’est impossible !... je partirai... si je la voyais encore, la force me manquerait... Je ne puis pourtant pas partir ainsi... que je l’embrasse une fois, une fois seulement, et je pars... Ah ! Juliette !... Juliette !... ma Juliette !...

Il tombe à genoux, prend le châle de Juliette et le couvre de baisers... Entre Махеnсе.

 

 

Scène XV

 

PERNET, MAXENCE

 

MAXENCE.

Voilà qui est entendu ! Tournillon va venir.

Il aperçoit Pernet.

Hem !

PERNET.

Ah ! Juliette ! Juliette !

MAXENCE.

Qu’est-ce que vous faites là ?

PERNET.

Quelqu’un !... Ah ! c’est vous ! je n’aurais pas voulu être sur... pris par un autre que par vous.

MAXENCE.

Qu’avez-vous, monsieur Pernet ?

PERNET.

Vous me croyez fou. Je vais tout vous dire. Je puis me con fier à vous, vous êtes bon.

MAXENCE.

Parlez donc ; car, en vérité, je ne sais...

PERNET.

Quand je vous aurai tout dit, vous comprendrez que je ne puis partir sans l’embrasser... Vous m’aiderez à trouver un moyen... Après, je vous le jure, je partirai.

MAXENCE.

Voyons ! remettez-vous et parlez.

PERNET.

Mon histoire n’est pas longue : il y a vingt ans, j’étais tailleur dans le faubourg Poissonnière. Je n’étais pas un tailleur à la mode, mais enfin mes affaires n’allaient pas mal et je gagnai de l’argent. Je rencontrai une jeune fille qui était belle, très belle. Elle vivait seule avec son père, ancien choriste, disait-il, qui était toujours ivre, ou presque toujours. Marguerite était fort malheureuse. Je lui proposai de l’épouser, elle accepta. Pendant trois ans, je fus le plus heureux des hommes. J’aimais ma femme comme un fou. J’avais une fille que j’adorais. Ce bonheur ne dura pas. Je remarquai un jeune homme qui venait souvent et se faisait faire par moi beaucoup de vêtements qu’il ne portait jamais. Une fois, il parla à ma femme d’une façon qui me parut singulière. Je fis une observation à Marguerite, elle me dit que j’étais fou. Je l’aimais, je n’insistai pas. Quinze jours après, ce jeune homme revint. J’entendis des chuchotements, des rires... Cette fois, je voulus parler en maître. Marguerite me répondit des paroles odieuses... Le lendemain, je sortis. Quand je rentrai, la maison était vide : Marguerite était partie avec ce jeune homme ; elle avait emporté ma fille.

MAXENCE.

La misérable !...

PERNET.

Peu à peu le mépris effaça l’image de Marguerite... mais un autre souvenir resta. Ma fille, cette enfant que j’avais tenue sur mes genoux, qui avait balbutié mon nom... cette enfant dont j’avais eu le premier sourire et la première parole, l’avais-je perdue pour jamais.

MAXENCE.

Pauvre homme ! pauvre homme !

PERNET.

Douze années se passèrent : un jour je reçus une lettre, elle était de Marguerite... Marguerite avait écrit cette lettre, peut-être avant de mourir. Son séducteur, après l’avoir promenée en Italie, l’avait abandonnée... Elle n’avait pas osé revenir chez moi... Pardonne-moi, me disait-elle, j’ai beaucoup souffert... Quant à ta fille...

MAXENCE.

Eh bien ! achevez !

PERNET.

Cela est odieux, mais je dirai tout... « Quant à ta fille, je ne sais où elle est ; mais tu la rencontreras facilement si tu te rappelles mes traits. Ce que j’étais quand j’étais belle et que tu m’aimais, ta fille l’est aujourd’hui ; c’est le même visage, le même regard, la même voix !... Je poussai un cri, ma fille vivait, je pouvais la retrouver.

MAXENCE.

Il y a un drame là-dedans.

PERNET.

Je courus alors partout où je croyais pouvoir la rencontrer. On me repoussait, on se moquait de moi, rebuffades et insultes ne m’arrêtaient pas... Sous les pieds des chevaux... à la porte des bals... sous le péristyle des théâtres, partout... Pas une femme le passait que je ne regardasse au visage. Un jour j’entendis une voix, la voix de Marguerite ; une femme parut, la beauté de Marguerite. Juliette ! dit quelqu’un. Cette femme se retourna... Juliette, le nom de ma fille !...

MAXENCE.

C’était elle !...

PERNET.

Oui, je la revis le lendemain ; depuis, je ne laissai pas passer un jour.

MAXENCE.

Et vous ne vous êtes pas jeté dans ses bras, vous ne lui avez pas dit ?

PERNET.

Non !

MAXENCE.

Pourquoi cela ?

PERNET.

Comment aurait-elle répondu à ce cri ? Un mot n’efface pas quinze années d’indifférence. Je puis supporter de n’être qu’un inconnu pour elle, mais lui avoir dit, je suis votre père et ne pas être aimé...

MAXENCE.

Elle vous aimerait.

PERNET.

Si je l’avais oubliée depuis quinze ans et que l’on vint me dire : Voilà votre fille, cela ne suffirait pas pour me la faire aimer. Et puis, mon Dieu ! je ne lui reproche rien, la pauvre enfant ! À qui pardonnera-t-on d’être tombée, si on ne lui pardonne pas ? Mais je suis pauvre, je suis vieux, je suis sans ressources. Quand je lui aurai dit que je suis son père, que fera-t-elle ? m’offrira-t-elle du pain ?... Il y a des gens qui mangent de ce pain-là. Me donnera-t-elle une place dans sa voiture, ou une place derrière ?

MAXENCE.

Oh ! mais, que voulez-vous donc faire ?

PERNET.

Partir. C’est elle qui me l’a conseillé ; seulement je voudrais, avant de partir, l’embrasser au moins une fois.

 

 

Scène XVI

 

PERNET, MAXENCE, JOSEPH

 

JOSEPH.

Une lettre pour Monsieur.

MAXENCE.

Vous voilà enfin, Joseph.

JOSEPH.

Je suis allé au théâtre. J’avais prévenu Monsieur.

MAXENCE.

Il faut une heure pour aller au théâtre !

JOSEPH.

Je suis allé en même temps chez Séraphine, et je lui ai annoncé que Monsieur avait promis de faire la pièce en vers.

MAXENCE.

Donnez-moi cette lettre.

JOSEPH.

Voici, Monsieur.

MAXENCE.

C’est de Tournillon !... « Mon cher maître, pardonnez-moi de ne pas aller chez vous... Une raison que je ne puis qualifier de majeure, attendu qu’elle a dix-sept ans à peine, m’empêche. » Triple fat !...

Il froisse la lettre.

JOSEPH.

J’aime de causer avec les femmes, Monsieur, est-ce que c’est Français ?

MAXENCE.

Va-t’en au diable.

JOSEPH.

Peut-être est-ce français, mais trivial ; ne vaudrait-il pas mieux dire...

MAXENCE.

T’en iras-tu.

JOSEPH.

Je m’en vais, Monsieur !

 

 

Scène XVII

 

PERNET, MAXENCE

 

MAXENCE.

Alors ! cette répétition est une chose manquée.

PERNET.

Si je lui disais simplement que j’ai envie de l’embrasser, elle se moquerait de moi, mon Dieu... Je voudrais bien trouver un moyen... ne pouvez-vous m’aider, chercher avec moi.

MAXENCE.

Ne m’avez-vous pas dit que vous saviez par cœur cette scène de ma pièce où le père retrouve sa fille ?...

PERNET.

Oui...

MAXENCE.

Vous !... embrasser Juliette !...

PERNET.

Est-ce vrai... quand ?

MAXENCE.

Tout à l’heure, tout de suite...

PERNET.

Je l’embrasserai, elle souffrira que je l’embrasse... elle ne saura pas ?

MAXENCE.

Elle ne saura rien.

 

 

Scène XVIII

 

PERNET, MAXENCE, JULIETTE

 

JULIETTE.

Eh bien ! et Tournillon ?...

MAXENCE.

Il m’a écrit qu’il ne pouvait pas venir.

JULIETTE.

Pas de répétition, alors ?...

MAXENCE.

Si fait... Vous répéterez sans lui...

JULIETTE.

Vous direz vous-même les répliques du père ?...

MAXENCE.

Non... Il faut que je vous voie, que je vous écoute... que je vous souffle...

JULIETTE.

Qui donc les dira ?

Apercevant Pernet.

Vous êtes encore ici, monsieur ?...

MAXENCE.

C’est moi qui ai prié M. Pernet de rester... il sait justement par cour la scène dont vous ne pouvez venir à bout.

PERNET, à part.

Ah ! je comprends !

JULIETTE.

La scène de la reconnaissance, vous la savez ?...

PERNET.

Oui... en la copiant je l’ai retenue...

JULIETTE.

Quelle mémoire !... Je viens, moi, de passer une demi-heure à étudier cette scène, et je ne suis pas sûre encore...

MAXENCE.

Si vous le voulez, vous la répéterez avec M. Pernet.

PERNET, bas à Maxence.

Merci !...

JULIETTE.

Avec M. Pernet !...

PERNET.

Vous ne le voulez pas ?...

JULIETTE.

Si fait... cela est original...

PERNET, bas à Maxence.

Merci !...

MAXENCE.

Voyons... contenez-vous...

JULIETTE.

Comment sommes-nous placés ?... Vous là-bas, Monsieur... moi ici... et tout à l’heure vous me faites passer.

JULIETTE.

Ah ! Maxence... vous savez, avec Ameline... c’est fini ; j’en suis bien aise.

MAXENCE.

Voyons, commencez !

JULIETTE.

J’attends !

PERNET.

Voyons... nous prenons après le récit de la jeune fille...

MAXENCE.

C’est cela.

PERNET, jouant.

« Redites-moi encore cela, quand nous arrivâtes à Paris : le domestique qui vous accompagnait, vous mena chez une vieille dame...

JULIETTE.

« Oui !...

PERNET.

« Cette vieille dame vous reçut assez mal, n’est-ce pas ?... Cependant elle vous garda près d’elle...

JULIETTE.

« Oui... Comment savez-vous cela ?...

PERNET.

« Je le sais !... »

JULIETTE.

Comme vous êtes ému !... Vous savez parfaitement le rôle, et vous jouez très bien, beaucoup mieux que Tournillon... Vous devriez vous faire acteur !...

PERNET.

Je ne jouerais pas tous les rôles comme celui-ci...

MAXENCE.

Continuez... Vous dites mieux, Juliette, beaucoup mieux... continuez...

PERNET.

« Cinq années se passèrent... Un jour cette vieille dame vous appela... Vous êtes chez vous, vous dit-elle... moi je pars... le moment est venu !...

JULIETTE.

« Ce sont bien ses paroles !...

PERNET.

« Et elle partit... Elle ne vous embrassa pas... Seulement, elle vous annonça, qu’un homme allait venir, et que cet homme !...

JULIETTE.

« Était celui que j’appelais de tous mes veux sans le connaître... Elle me dit que cet homme était mon père !... 

PERNET.

« Celui que vous attendez, c’est moi !...

JULIETTE.

« Vous ?

PERNET.

« Oui... moi... moi !... ma fille... Ah ! enfin... ma fille... oui, c’est moi... c’est moi... »

JULIETTE.

Hein !... vous ne savez plus... vous ne dites pas ce qu’il y a !...

MAXENCE.

Non...

PERNET.

Qu’y a-t-il ?...

MAXENCE, lisant.

« Oui, moi, ton père !... Pas une minute, pendant les vingt ans qui viennent de s’écouler, je n’ai cessé de penser au moment où il me serait permis de te presser dans mes bras... »

PERNET.

Je vous demande pardon ; je me suis trompé... « Oui, ton père... pas une minute pendant les vingt ans qui viennent de... » Comment avez-vous dit ?...

MAXENCE.

 « Pendant les vingt ans qui viennent de s’écouler, je n’ai cessé de penser...

PERNET.

 « Pas une minute, pendant les vingt ans qui... » Jamais un père qui retrouve sa fille ne dirait une phrase pareille !...

MAXENCE.

Comment !... tout à l’heure, vous trouviez...

PERNET.

Voilà un homme qui n’a pas vu sa fille depuis vingt ans, qui l’a cherchée, qui la retrouve, qui la voit, qui lui parle... et vous mettez dans la bouche de cet homme des phrases qui n’en finissent pas... C’est impossible !... des larmes, des cris ! voilà tout !... Ma fille, là, viens... comme tu es belle !... Laisse-moi te regarder, ne parle pas... Ma fille... mon Dieu que ce mot est doux... Viens... ton père !... c’est moi... Ne me dis rien... tu ne sais pas, tu ne peux pas savoir !... ma fille ! ma fille !... ah !...

JULIETTE.

Qu’avez-vous ?

PERNET.

Je n’ai rien... rien... Voilà à peu près ce que je pourrai dire...

JULIETTE.

Je n’y suis plus du tout... moi !...

MAXENCE, qui a écrit pendant que Pernet parlait.

Il a raison... Ce qu’il dit vaut mieux que ce que j’avais écrit...

JULIETTE, à Pernet.

Vous pleurez !...

PERNET.

Peut-être... C’est le rôle... Finissons la scène, voulez-vous ?...

JULIETTE.

Quel acteur vous feriez !...

PERNET.

Finissons la scène...

JULIETTE.

« Vous dites que vous êtes mon père ?...

PERNET.

« Tu doutes ! Heureusement, je puis évoquer des souvenirs qui feront entrer la confiance dans ton cœur !... »

Haut.

Voilà encore une phrase qu’il faut changer : « Te rappelles-tu ton enfance ! une petite maison entourée de grands arbres... Devant la porte, une route large... longue, dont on ne voyait pas la fin ?...

JULIETTE.

« Oui !

PERNET.

« Sur cette routé, toutes les semaines, un homme qui, de loin, faisait des signes avec son mouchoir, et criait : Me voici !...

JULIETTE.

« Je me souviens...

PERNET.

« Il arrivait enfin, il entrait... il te pressait dans ses bras, il l’embrassait, et, en t’embrassant, il dansait de joie !... Tu doutes encore ?...

JULIETTE.

« Mon père !...

MAXENCE.

Ce n’est pas cela, Juliette ; ce n’est pas cela... Voilà le mot que vous ne pouvez pas dire !...

JULIETTE.

Eh ! que voulez-vous ?...

PERNET.

Ne vous impatientez pas... Vous arriverez à dire ce mot... Pourquoi n’essayez-vous pas de vous figurer que cette jeune fille, qui, depuis vingt ans, n’a pas entendu parler de son père, et qui tout à coup se retrouve en face de lui, c’est vous-même ?...

JULIETTE.

Que dites-vous ?...

PERNET.

Essayez de vous figurer cela...

JULIETTE.

Il y a dans vos paroles...

PERNET.

Reprenons... Cette fois, vous direz mieux... « Il te pressait dans ses bras, il t’embrassait, et, en t’embrassant, il dansait de joie... Tu doutes encore ?...

JULIETTE.

« Mon père !...

MAXENCE.

Ce n’est pas encore cela !...

JULIETTE.

Je sais bien que ce n’est pas cela... Mais jamais je n’arriverai à le dire mieux !...

PERNET, à Maxence.

Peut-être la faute en est-elle un peu à vous... Les souvenirs dont vous parlez dans cette scène, sont des souvenirs bien vagues... Une route, un homme sur une route... cela s’oublie... Qui sait si en changeant quelques mots...

JULIETTE.

Ah ! oui... Ôtez-moi : mon père !

MAXENCE.

Ah ! c’est le mot de la pièce !

PERNET.

Non, non... en donnant d’autres détails...

MAXENCE.

Que voulez-vous faire ?...

PERNET.

Laissez-moi essayer...

À Juliette.

Souviens-toi, ma fille ; cherche à te souvenir... une grande chambre... un homme accroupi sur une table... les jambes croisées, et qui, quelquefois se penchait vers toi en remuant la tête... comme un magot... pour te faire rire...

JULIETTE.

Ah !

PERNET.

Souviens-toi... près de cet homme, de grands ciseaux avec lesquels tu voulais toujours jouer... et cet homme te grondait doucement... bien doucement... et il te disait... n’y touche pas...

JULIETTE

Il me semble... attendez !...

PERNET.

Et un jour que tu t’étais emparée de ces ciseaux de malheur... et que ton sang coulait... tu ne t’en souviens pas ?...

JULIETTE.

Si !...

PERNET.

Tu pleurais... cet homme sauta en bas de sa table, bien effrayé... et quand il vit que ce n’était rien, il se mit à rire et il battit les ciseaux... très fort, pour te consoler... ma fille... ma fille... cet homme... tu ne te le rappelles pas ?...

JULIETTE.

Mon père !...

Elle tombe dans les bras de Pernet. Embrassements, transports.

PERNET.

Elle l’a dit !... vous avez entendu... elle l’a bien dit... vous lui laisserez son rôle...

MAXENCE.

Et, maintenant, voulez-vous encore partir ?

PERNET.

Partir !... comment partir ?...

MAXENCE.

Tout à l’heure, vous disiez...

PERNET.

Ah ! tout à l’heure... tout à l’heure... elle ne m’avait pas encore dit : Mon père !

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