Le Conteur (Louis-Benoît PICARD)
Sous-titre : les deux postes
Comédie en trois actes.
Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Nation, le 4 février 1793.
Personnages
DUFLOS, vieux militaire, aveugle
MADAME BERTRAND, sa sœur
ANGÉLIQUE, sa fille
MERCOUR, amant d’Angélique
FLORVEL, prétendu d’Angélique
DUPRÉ, valet de Duflos, ancien valet de Mercour
JACQUINET, autre valet de Duflos, qui lui sert de guide
GEORGE, valet de Florvel
MILORD SPLIN, voyageur
MILADY SPLIN, sa femme
CHAMPAGNE, valet et courrier de milord Splin
MONSIEUR LE BLANC, maître de poste et aubergiste
MADAMELE BLANC, sa femme
SUZANNE, servante d’auberge de la seconde poste
PRÉFACE
Cette pièce est tout-à-fait irrégulière ; mais elle est amusante. L’unité d’action n’y est pas beaucoup plus respectée que l’unité de lieu. Le premier acte offre le commencement d’une intrigue fondée sur le caractère du Conteur. Dans les deux autres actes j’amène de nouveaux personnages, une nouvelle intrigue. Et le caractère esquissé dans le premier acte est presque nul dans les deux autres.
Deux tableaux de genre, exposés au salon, me donnèrent l’idée du premier acte. L’un représentait un aveugle demandant l’aumône à un perroquet ; l’autre, un capucin prêchant dans une campagne, endormant tout son auditoire, et alors interrompant son sermon pour cueillir des cerises qui se trouvent à sa portée. Une aventure arrivée à des gens qui couraient la poste, quelques situations du roman de Tom Jones me fournirent la matière du second acte. Le troisième acte est le plus faible. Le dénouement rappelle celui de Pourceaugnac : mais quelle immense supériorité jusque dans les moindres pièces du grand maître ! Éraste, dans Pourceaugnac, sans aucun incident étranger à l’action et par la seule force de l’intrigue, se donne pour le libérateur de Julie. Je suis obligé d’imaginer une attaque de voleurs pour ramener Mercour, et lui procurer les moyens de se faire croire le libérateur d’Angélique, comme je suis obligé, pour motiver l’enlèvement du premier acte et les méprises du second, de faire un aveugle de mon Conteur. En s’entourant de pareilles facilités, il faudrait être bien maladroit pour ne pas trouver quelques situations comiques.
La pièce obtint, à la représentation, un succès qui se soutient encore aujourd’hui. Il faut donc qu’elle ait quelque mérite. Ce que j’y trouve de mieux, ce sont les dernières scènes du premier acte ; c’est au second acte un enchaîne ment de méprises et de quiproquos, sources de comique inépuisables.
Un conteur est sans contredit un personnage ridicule ; mais si j’avais voulu développer ce caractère, si je ne m’étais pas borné à faire raconter à M. Duflos une seule petite historiette, qui sait si le public n’aurait point éprouvé tout l’ennui, toute la fatigue que nous causent souvent dans la société certains conteurs impitoyables qui s’obstinent à être exacts, cherchent les noms, hésitent sur les dates, reviennent sur leurs pas, et nous promènent jusqu’au dénouement d’une histoire, auquel ils n’arrivent pas toujours, à travers les redites, les épisodes et les parenthèses ?
ACTE I
La scène se passe au château de M. Duflos. Le théâtre représente un salon.
Scène première
MERCOUR, DUPRÉ, JACQUINET
MERCOUR, déguisé en vieillard, avec une fausse jambe de bois, se jetant dans un fauteuil, et imitant l’accent gascon.
Ouf ! il était temps d’arriver, la jambe qui me reste commençait à se fatiguer. Eh bien, mon ami Duflos ?. où est-il donc ?
JACQUINET.
Il ne saurait aller loin sans moi : je lui sers de guide : Il est dans le jardin, sans doute, à causer avec Nicolas.
MERCOUR.
Oui, à lui raconter quelques-unes de ses campagnes, n’est-ce pas ?
JACQUINET.
Il paraît que monsieur le connaît.
MERCOUR.
Parbleu ! ce fut à la bataille où il perdit ses deux yeux que je perdis ma jambe droite.
JACQUINET.
Voulez-vous que j’aille l’avertir ?
MERCOUR.
Quand il aura fini, vous lui direz que son vieux camarade Ducastel, passant devant son château, lui demande l’hospitalité pour cette nuit.
JACQUINET.
Monsieur Ducastel !... Ce petit sous-lieutenant qui faisait tourner la tête à toutes les filles de la garnison !
MERCOUR.
Mais j’étais assez joli garçon pour cela. Qui vous a si bien instruit de mes fredaines ?
JACQUINET.
C’est monsieur. Il n’a qu’une passion, c’est celle de conter ; croiriez-vous qu’il ne me laisse pas dormir une seule nuit entière à force de parler. Aussi cela fait que je bâille et que je dors toute la journée.
Il baille.
Allez, s’il manque d’yeux, il ne manque pas de langue. Au surplus, il sera enchanté de vous embrasser.
Scène II
MERCOUR, DUPRÉ
MERCOUR.
Est-tu parti ?
DUPRÉ.
Oui, monsieur.
MERCOUR, se levant avec vivacité et se découvrant la figure.
Profitons du moment qu’il nous laisse, mon cher Dupré.
DUPRÉ, reculant d’étonnement.
C’est vous, monsieur Mercour !
MERCOUR.
As-tu fait ce que je t’ai recommandé ?
DUPRÉ.
Je me suis présenté ici, il y a huit jours, comme un domestique sans condition. On m’a pris sur ma bonne mine. Ils vous croient tous à Paris pour plus d’un mois ; et personne ne soupçonne notre intelligence... Mais le diable ne vous reconnaîtrait pas dans un tel équipage. Que venez-vous faire ici ?
MERCOUR.
Je ne sais encore. Mon rival arrive cette nuit. On va sacrifier Angélique. J’ai mille gages de son amour : ses lettres, son portrait qu’elle me donna au moment où sa cruelle tante m’interdit l’entrée de cette maison. Ma mère lui offre chez elle une retraite honorable : je puis compter sur toi, tu auras soin de tenir ma chaise prête toute la nuit ; et si je trouve un moment...
DUPRÉ.
Vous n’en trouverez point.
MERCOUR.
Si je pouvais au moins désabuser madame Bertrand sur ce Florvel qu’elle veut donner pour époux à sa nièce. Un fat qui se croit aimé de toutes les femmes, et dont tout le monde se moque. Un ami vient de me mander sa dernière équipée, qui est déjà connue de tout Paris. Monsieur s’imagine avoir tourné la tête à une Anglaise, milady Splin : le mari le surprend, la nuit, dans la maison ; ils se battent, le pied manque à Florvel ; milord croit l’avoir tué, et...
DUPRÉ.
Chut ! J’entends monsieur Duflos.
MERCOUR.
Je vole au-devant de lui.
DUPRÉ.
N’oubliez pas que vous n’avez qu’une jambe.
Il sort.
Scène III
JACQUINET, DUFLOS, MERCOUR
DUFLOS.
Conduisez-moi dans ses bras.
MERCOUR.
Mon cher Duflos !
DUFLOS.
Mon cher Ducastel !
MERCOUR.
J’ai donc le plaisir de te revoir, après vingt ans !
DUFLOS.
Il faisait chaud à notre dernière entrevue !
MERCOUR.
Nous sommes payés pour nous en souvenir.
DUFLOS.
Oui, ta jambe et mes yeux nous empêcheront d’oublier cette fameuse bataille. Cela grave un événement dans la mémoire. Moi, je m’en souviens encore comme si c’était hier. Demande à Jacquinet : je lui conte quelquefois...
MERCOUR.
Tu contes donc toujours ?
DUFLOS.
Plus que jamais, mon ami. À mon âge, on n’est guère bon qu’à cela... Mais à propos, à quel heureux hasard dois-je ton arrivée dans mon château ?
MERCOUR.
Hélas ! mon cher, c’est l’amour qui me fait courir les champs.
DUFLOS.
L’amour ! l’âge ne t’a donc pas corrigé ?
MENCOUR.
Si fait, car c’est pour épouser cette fois. Que veux-tu ? J’ai cinquante-six ans, et une jambe de bois : il faut bien faire une fin. Je vais chercher ma prétendue qui demeure à dix lieues de ce château ; et je n’ai pu résister, en passant si près de toi, au désir de savoir si tu étais mort ou vivant.
DUFLOS.
Je ne suis pas encore mort, comme tu vois : mais à propos de mariage, je me suis marié aussi, moi. Ma femme était charmante, à ce qu’on m’a dit pourtant ; car je ne l’ai jamais vue, grâce aux fruits de la guerre. Elle m’a laissé une fille, une fille adorable, à ce qu’on dit encore : c’est un chef-d’œuvre que j’ai fait sans y voir, et que malheureusement je ne verrai jamais. Toute sa beauté pour moi consiste dans un son de voix enchanteur ; et ses chansons me délassent quand je suis fatigué de conter. Je la marie. Elle ne manque pas de soupirants : elle en avait même un... Il faut que je te conte cela.
MERCOUR, à part.
Fort bien, le voilà qui va me raconter mon histoire !
DUFLOS.
Un certain Mercour...
MERCOUR.
Mercour ! Qu’est-ce que c’est que ce Mercour ?
DUFLOS.
C’est le fils d’une brave dame qui demeure à douze lieues d’ici. Ce Mercour faisait la cour à ma fille de fort près : et ma fille ne le voyait pas d’un œil indifférent ; mais Dieu merci, madame Bertrand, ma sœur, est venue s’établir dans mon château ; et bien fin qui la trompera. Elle ne quitte Angélique que pour lire la gazette ; car elle a la manie de la politique, et prétend savoir les secrets de l’état, comme elle sait ceux de ma fille.
MERCOUR.
Ce Mercour ne te convenait donc pas ?
DUFLOS.
Si fait vraiment : c’est un jeune homme charmant, plein d’esprit, de sentiments. On le dit fort joliment tourné. Il s’était logé dans le village voisin. Il venait ici tous les soirs ; il avait mille attentions pour moi : il écoutait tous mes récits ; il ne m’interrompait jamais.
MERCOUR.
Il t’écoutait, et ne t’interrompait pas ! voilà le gendre qu’il te faut.
DUFLOS.
Je le croirais assez ; mais ma sœur !... parce que toute sa fortune doit retourner à ma fille, elle croit pouvoir en disposer à son gré. Elle l’avait promise d’avance au fils d’un riche banquier de Paris, que je ne connais pas. Moi, j’aime la paix : ma sœur a crié bien haut : j’ai fait tout ce qu’elle a voulu.
MERCOUR.
Ce malheureux jeune homme, il a dû bien souffrir !
DUFLOS.
Eh ! ma fille donc ! elle passe toute la journée à se désoler ; et si sa tante la quittait d’un pas, je ne doute pas qu’elle ne fit quelque folie. Voilà pourquoi il faut brusquer le mariage.
MERCOUR.
Ainsi tu vas sacrifier ta fille !
DUFLOS.
Bah ! bah ! Sacrifier ! tu raisonnes toujours en jeune homme ; moi, je parle en père de famille. Voyons, conte-moi donc ton histoire à ton tour. Moi j’aime presque autant écouter que conter.
Scène IV
ANGÉLIQUE, JACQUINET, DUFLOS, MERCOUR
MERCOUR.
Tout à l’heure... Un moment... Mais n’est-ce pas ta fille qui vient à nous ? Comment diable !... Il est difficile d’être plus jolie !
DUFLOS.
C’est ce que tout le monde me dit.
ANGÉLIQUE.
Dupré m’a dit que vous me demandiez, mon père.
MERCOUR, à part.
Oh ! l’aimable garçon que ce Dupré !
DUFLOS.
Dupré ne sait ce qu’il dit : cependant il n’y a pas de mal, et je suis toujours enchanté de t’avoir auprès de moi ; mais comment ta tante a-t-elle fait pour te quitter un seul moment ?
ANGÉLIQUE.
Dupré est venu lui apporter une gazette étrangère, et elle s’est enfermée pour la lire.
MERCOUR, à part.
Profitons du moment où elle s’occupe des affaires étrangères pour avancer les nôtres.
DUFLOS.
Ma chère enfant, c’est monsieur Ducastel, mon ancien camarade ; il te trouve charmante. Je n’ai pu lui vanter, de science certaine, que les agréments de ta voix ; et tu lui prouveras, j’espère que je n’ai pas menti...
À Mercour.
Mais il faut auparavant que tu nous racontes tes amours ; la présence de ma fille ne te gêne point, n’est-ce pas ?
MERCOUR.
Au contraire, je serai enchanté que mademoiselle soit de la confidence.
DUFLOS.
De quoi diable t’avises-tu de devenir amoureux, à cinquante-six ans, avec une jambe de bois !
MERCOUR.
Tu t’es bien marié, quoique aveugle, toi qui parles !
DUFLOS.
C’est bien différent. C’est un trésor pour une femme qu’un mari aveugle ; mais toi, quelle est la malheureuse qui peut vouloir de toi ? tu as deux yeux de trop, et une jambe de moins.
MERCOUR.
C’est une jeune brune, toute charmante.
DUFLOS.
Allons donc, tu te moques de moi.
MERCOUR.
Je me moque de toi ! tiens, regarde son portrait.
Il lui montre un portrait.
DUFLOS.
Et qu’elle soit brune ou blonde, c’est la même chose pour moi ; un aveugle peut-il juger des couleurs !
MERCOUR.
Ah ! pardon, j’oubliais... Prenons mademoiselle pour juge.
DUFLOS, passant le portrait à Angélique.
Volontiers. Tiens, regarde, mon Angélique.
ANGÉLIQUE, reconnaissant le portrait qu’elle a donné à Mercour.
Ah !
DUFLOS.
Qu’est-ce que c’est donc ?
ANGÉLIQUE, toute troublée, et reconnaissant Mercour.
C’est... C’est... le portrait... que j’ai manqué de laisser tomber.
DUFLOS.
Il faut prendre garde à ce que l’on fait, ma fille.
MERCOUR.
Vous êtes bien jolie, mademoiselle ; mais convenez que ce portrait vous vaut bien.
JACQUINET, qui s’est assis et endormi dès le commencement de la scène précédente, se levant.
Ah ! c’est fort, par exemple ! Voyons.
Angélique, voyant Jacquinet, jette le portrait par terre, le brise, le ramasse et le rend à Mercour.
JACQUINET.
Pour le coup, vous ne l’avez pas manqué. On dirait que vous l’avez fait exprès pour m’empêcher de le voir.
DUFLOS.
Il est brisé, maladroite.
MERCOUR.
Ne la gronde pas ; c’est un petit malheur. Si je puis obtenir l’original, je me consolerai facilement de la perte de la copie.
DUFLOS.
Elle est donc bien jolie ? Ma foi, mon cher, tant pis pour toi.
MERCOUR.
Je ne m’abuse pas, mon ami ; mais je le demande à mademoiselle. Je suppose qu’un homme de mon âge lui rendît des soins ; quelque éloigné qu’un tel homme fût de la mériter, ne pourrait-il pas espérer, à force d’amour et de persévérance, de lui faire partager un jour ses sentiments ?
ANGÉLIQUE.
Mais... oui.
DUFLOS.
Tudieu, mademoiselle ; si votre tante était là, vous ne répondriez pas ainsi ; mais l’on ne se gêne pas devant moi. Il n’y a pas grand mal à cela, au surplus.
MERCOUR.
Et je suppose que vos parents voulussent vous forcer à en épouser un autre, ne consentiriez-vous pas à tous les moyens qu’il emploierait pour vous arracher au malheur dont vous seriez menacée, persuadée, comme vous le seriez d’ailleurs, de la pureté de ses vues ?
ANGÉLIQUE.
Mais...
DUFLOS.
Elle y consentirait, Ducastel, elle y consentirait, je t’en réponds ; je connais les femmes.
ANGÉLIQUE.
Si j’avais épuisé tous les moyens imaginables pour fléchir mes parents, si je n’avais plus d’autre ressource, et si le jeune homme... je veux dire l’homme de cinquante-six ans, m’avait donné des preuves d’un amour aussi honnête que tendre...
MERCOUR, fort vivement.
Je vous entends. Que je suis heureux !
ANGÉLIQUE, à part.
Il va se trahir...
Haut.
Mon père, ne m’avez-vous pas dit de chanter ?
DUFLOS.
Oui. Ah ! écoute, Ducastel.
ANGÉLIQUE chante.
Ce n’est pas tout d’être fidèle,
Jeune amant, sois encore prudent ;
Montrant des yeux Jacquinet.
Et quand Argus fait sentinelle,
À ses yeux sois indifférent.
L’amour heureux, dans son ivresse,
Est toujours prêt à se trahir.
Jeune amant, près de ta maîtresse,
Crains jusqu’au plus léger soupir.
DUFLOS, à Mercour.
Entends-tu ?
MERCOUR.
Fort bien ! bravo.
DUFLOS.
Ah ! n’est-ce pas ma sœur que j’entends ?
Scène V
ANGÉLIQUE, JACQUINET, DUFLOS, MERCOUR, MADAME BERTRAND, DUPRÉ
MADAME BERTRAND.
Voilà des nouvelles auxquelles je m’étais attendue : la cour ottomane a déclaré la guerre à la Russie.
DUPRÉ, à Mercour.
Elle ne s’est pas aperçue que je lui ai remis une gazette de l’année dernière.
DUFLOS.
Ma sœur, c’est monsieur Ducastel qui passe devant mon château, et qui me prie de vouloir bien lui donner asile pour cette nuit.
MADAME BERTRAND.
Soyez le bien arrivé, monsieur ; on ne vous aurait pas nommé, que je vous aurais reconnu. Voilà bien comme tous les récits de monsieur Duflos vous avaient dépeint.
DUFLOS.
Oh ! il doit être un peu vieilli, depuis vingt ans que je ne l’ai vu.
MADAME BERTRAND.
Sans doute. Qu’est-ce que vous faites ici, Dupré ? Voici la nuit ; donnez-nous de la lumière, et fermez les volets.
DUPRÉ.
Oui, madame.
MERCOUR, bas à Dupré.
Tiens-toi prêt à partir, elle consent à tout.
DUPRÉ, bas à Mercour.
Bon.
Scène VI
ANGÉLIQUE, MADAME BERTRAND, DUFLOS, MERCOUR, JACQUINET, DUPRÉ
MADAME BERTRAND.
Et vous, Jacquinet, allez fermer la grande porte, et apportez-moi les clefs.
Scène VII
ANGÉLIQUE, MADAME BERTRAND, DUFLOS, MERCOUR
MADAME BERTRAND.
Monsieur de Florvel ne peut pas tarder ; mais il sonnera. Il ne faut pas laisser les portes ouvertes, l’hiver, dans un château isolé, au milieu d’une forêt infestée de voleurs ; on ne sait ce qui peut arriver.
MERCOUR.
On dit, en effet, qu’il y a beaucoup de brigands dans le bois qui entoure ce château.
DUFLOS.
Ils sont plus de cent, mon cher, répandus à plus de six lieues à la ronde. Il ne se passe pas de jour qu’on n’entende parler de quelque malheur.
Scène VIII
ANGÉLIQUE, MADAME BERTRAND, DUFLOS, JACQUINET, DUPRÉ
Jacquinet apporte les clefs, et Dupré de la lumière.
MADAME BERTRAND.
C’est bon. Des sièges...
On donne des sièges.
Asseyez-vous, mademoiselle, et travaillez.
DUPRÉ.
Monsieur, puisque monsieur de Florvel n’est pas encore arrivé, racontez-nous, comme à l’ordinaire, pour charmer les ennuis de la veillée, une de ces histoires que vous contez si bien.
JACQUINET.
Ah ! oui, monsieur, une histoire ?
DUFLOS.
Volontiers, mes enfants.
MADAME BERTRAND.
Allons, voilà mon frère avec ses éternelles histoires.
DUFLOS.
Eh ! mais, ma sœur, je vous laisse faire tout ce que vous voulez, laissez-moi faire aussi ce que je veux de mon côté. Ducastel, d’ailleurs, ne connaît pas l’histoire que je vais raconter.
MERCOUR.
Je serai ravi de l’entendre.
DUFLOS.
Et vous aussi, ma sœur, j’en suis sûr.
MADAME BERTRAND.
Allons, allons, parlez, monsieur Duflos, puisque vous ne pouvez vivre sans parler.
DUFLOS.
Asseyez-vous tous, et écoutez. C’était à peu près vers l’an sept cent quarante-quatre. Mon père habitait ce château ; et moi j’y venais passer mes quartiers d’hiver. La hasard me fit rencontrer une jeune paysanne, d’une beauté !... il me semble la voir encore ; de beaux yeux bleus... C’est une belle chose que de beaux yeux ! Je n’en ai jamais si bien senti le prix que depuis que je n’ai plus les miens. Une taille élégante, un teint superbe, et des manières charmantes.
MADAME BERTRAND.
Au fait, mon frère, vous me faites bâiller avec vos portraits.
Madame Bertrand bâille ; Jacquinet s’assoupit. Jeu muet de Mercour, d’Angélique et de Dupré.
DUFLOS.
Comme de mon côté j’étais un assez joli garçon, je ne déplus pas à la belle. Un certain jour, vers le commencement du printemps, la veille de mon départ pour l’armée...
MADAME BERTRAND, à moitié endormie.
Quoi, mon frère, vous n’en êtes encore qu’à votre départ ! hélas ! vous n’êtes pas près d’en revenir !
Angélique fait un geste pour joindre Mercour. Madame Bertrand la saisit par le bras et s’endort tout-à-fait, en la tenant toujours par le bras.
DUFLOS.
Un moment donc ! je m’étais égaré avec elle dans la forêt. Ah ! que ne puis-je m’égarer de même aujourd’hui ! elle pleurait, et moi je la consolais de mon mieux. Trois hommes sortent d’un buisson voisin et fondent sur nous, le pistolet à la main.
DUPRÉ.
Trois brigands, je parie ? Voyageurs à dévaliser, tendrons à croquer, tout leur est bon. Prenez tout ce que vous pouvez prendre ; voilà nos principes, disent-ils.
En disant cela, il s’approche de madame Bertrand, et lui enlève les clefs de la maison qu’elle porte à sa ceinture.
Eh mais, monsieur, qu’allez-vous devenir ! leurs pistolets me font trembler.
DUFLOS.
Tu vas voir, tu vas voir, Dupré. On est bien fort quand on a sa maîtresse à sauver.
MERCOUR en tirant légèrement le bras d’Angélique des mains de madame Bertrand, et mettant à la place celui de Jacquinet.
Oh oui, l’amour vous donne alors une force, une adresse, une témérité dont on ne serait pas capable en toute autre occasion.
DUFLOS.
Je n’avais que mon épée ; je la tire ; j’adosse ma jeune paysanne contre un chêne que mon bonheur me fait rencontrer : je me mets devant elle, et j’attends le feu des ennemis. Clic, un pistolet manque ; zeste, je détourne le second avec mon épée : pan, le troisième m’enlève une boucle de cheveux : et les brigands n’ont plus sur moi que l’avantage du nombre. Je les vois se consulter entre eux : les lâches ne savent s’ils doivent continuer le combat ou prendre la fuite. Je ne leur laisse pas le temps de respirer ; je tombe sur eux comme la foudre.
MERCOUR.
Ils prennent la fuite sans doute : c’est ce qu’on a de mieux à faire en pareille circonstance.
DUPRÉ.
Sans doute : fuyez, fuyez, craignez le courroux du terrible Duflos.
Pantomime d’Angélique qui résiste aux instances que lui font Mercour et Dupré pour l’emmener.
DUFLOS.
Oui vraiment, ils prennent la fuite : les voilà partis.
Dupré et Mercour entraînent Angélique presque malgré elle.
Scène IX
MADAME BERTRAND, endormie, DUFLOS, JACQUINET, endormi
DUFLOS.
Les poursuivrai-je ? non. Je reviens à ma bergère. Je la trouve évanouie. Une source d’eau vive la rappelle à la vie. Je sèche ses larmes ; et le lendemain je pars pour l’armée. Laissons là mes exploits pendant la campagne ; je vous les ai souvent racontés. C’est que dès ce temps-là même j’étais versé dans l’art de raconter les batailles. Mon général me chargeait toujours de sa correspondance avec le ministre. Demandez à Ducastel ; c’est pendant cette campagne que je fis sa connaissance... N’est--ce pas, mon ami ?... Eh bien, réponds-moi donc.
Scène X
MADAME BERTRAND, DUFLOS, JACQUINET, FLORVEL, GEORGE
GEORGE.
Allons, monsieur, entrons, puisque les portes sont ouvertes.
DUFLOS.
Qu’est-ce qui parle là ?
FLORVEL.
Monsieur est sans doute M. Duflos ? Je me nomme Florvel.
DUFLOS.
M. de Florvel ! Ma sœur, ma fille, c’est M. de Florvel !
MADAME BERTRAND, se réveillant.
M. de Florvel !
À Jacquinet en le réveillant.
Mademoiselle... Monsieur, j’ai l’honneur de vous saluer.
DUFLOS, prenant la main de Jacquinet.
C’est ma fille, monsieur, que j’ai l’honneur de vous présenter.
JACQUINET.
Mais je ne suis pas votre fille, monsieur.
MADAME BERTRAND.
Eh mais, où est donc ma nièce ? Angélique ! Angélique ! Dupré ! Dupré !... Eh ! M. Ducastel !... Eh vous, monsieur, comment avez-vous fait pour entrer ?
FLORVEL.
Comment j’ai fait, madame, je n’ai pas eu même la peine d’ouvrir les portes : elles étaient ouvertes.
MADAME BERTRAND.
Ouvertes ! ah ! grand Dieu ! Où sont mes clefs ? On aura enlevé votre fille, monsieur Duflos.
DUFLOS.
Eh qui ?
MADAME BERTRAND.
Eh que sais-je, moi ! Votre M. Ducastel, peut-être.
DUFLOS.
Cela ne se peut pas. C’est un homme d’honneur.
MADAME BERTRAND.
Oui, un homme d’honneur ! C’est peut-être le chef des voleurs de cette forêt.
DUFLOS.
Oui, le chef des voleurs a une jambe de bois peut-être. C’est un vieillard.
MADAME BERTRAND.
Est-ce que ces gens-là n’ont pas mille visages à leurs ordres !
FLORVEL.
Eh mais, nous avons rencontré une chaise de poste dans l’avenue.
MADAME BERTRAND.
C’est cela. L’infâme Dupré était du complot. Ah ! mon Dieu ! qu’auront-ils fait de ma pauvre nièce !
DUFLOS.
Eh mais aussi, ma sœur, pourquoi vous endormez-vous ?
MADAME BERTRAND.
Eh mais, mon frère, pourquoi nous faites-vous des contes à dormir debout ?
DUFLOS.
Allons vite, volons à leur poursuite.
MADAME BERTRAND.
Jacquinet, va mettre les chevaux à ma chaise.
DUFLOS.
Moi je prends celle de M. Florvel.
Duflos et madame Bertrand sortent.
Scène XI
FLORVEL, GEORGE
FLORVEL.
Eh mais, c’est tout-à-fait aimable ! On me fait quitter Paris, prendre congé d’une foule de femmes qui m’adorent, pour épouser une jeune personne toute charmante... J’arrive, et il faut prêter ma chaise pour courir après la belle, c’est très désagréable.
Il sort avec George.
ACTE II
La scène se passe à l’auberge de la première poste après le château de M. Duflos. Le théâtre représente une salle d’auberge.
Scène première
MONSIEUR LE BLANC, MADAME LE BLANC
MADAME LE BLANC.
Eh mais, monsieur Le Blanc, vous vous faites toujours prier pour aller vous coucher ! Il est tard. D’ailleurs n’y a-t-il pas des postillons pour répondre aux voyageurs ?
MONSIEUR LE BLANC.
C’est ce qui vous trompe, madame Le Blanc : le dernier vient de partir tout à l’heure. Il ne me reste plus que quatre chevaux ; et il faudra que ce soit moi qui les mène, si on les demande.
MADAME LE BLANC.
Toi ! ! eh bien, nous y voilà encore... Je t’aime de tout mon cœur, mon ami ; mais, si j’avais connu le fond du métier, je me serais bien gardée d’épouser un maître de poste. Il faut que je couche toute seule presque toutes les nuits... Moi j’ai peur.
On frappe à la porte. Madame Le Blanc va ouvrir.
Scène II
MONSIEUR LE BLANC, MADAME LE BLANC, CHAMPAGNE
CHAMPAGNE, en dehors.
Holà ! oh ! holà ! ouvrez, ouvrez vite.
Entrant.
Bonsoir les voisins ! Vous tenez en même temps l’auberge et la poste, n’est-ce pas ?
MONSIEUR LE BLANC.
Sans doute ; et j’ai de bon vin et de bons chevaux.
CHAMPAGNE.
Eh bien, vite, à manger pour mon cheval, et à boire pour moi.
MADAME LE BLANC.
Ce n’est donc pas un cheval de la poste que vous avez ?
CHAMPAGNE.
Non vraiment. Mon maître vient jusqu’ici avec ses chevaux, mais il les aime trop pour les fatiguer ; et puis, ventre à terre d’ici en Angleterre avec des chevaux de poste.
MADAME LE BLANC.
Ah ! ah ! Eh, qu’allez-vous faire en Angleterre ? Comment se nomme-t-il votre maître ? est-il vieux ? est-il jeune ? est-il riche ? est-il marié ? est-il bel homme ?
CHAMPAGNE.
Tout ce que je puis vous apprendre, c’est qu’il s’appelle milord Splin : il voyage avec une femme qu’il dit être la sienne : il m’a pris la veille de son départ pour courir la poste devant lui : il me paie bien ; il m’a chargé de vous bien payer ; il est pressé, il faudra le mener un train du diable ; il faut un cheval pour moi, trois chevaux et un bon souper pour lui ; car il n’a pas mangé de la journée, pour aller plus vite ; il m’a recommandé de l’attendre ici ; mais, comme j’ai rempli tous ses ordres, je partirai sitôt que mon cheval sera prêt, attendu que je tombe de sommeil.
Pendant cette tirade, on a apporté une bouteille de vin à Champagne, et il boit. Madame Le Blanc sort pour faire préparer les chevaux et le souper.
MONSIEUR LE BLANC.
Où voulez-vous dormir ?
CHAMPAGNE.
Sur le grand chemin, je m’abandonne à la foi de mon cheval, moi. N’est-il pas de la poste ? il me conduira bien, il a fait assez souvent le chemin pour le connaître.
MONSIEUR LE BLANC.
Soyez tranquille, monsieur le courrier. Milord Splin sera bientôt à la poste voisine : c’est moi qui le conduirai.
CHAMPAGNE.
Bon, dites-moi quel est ce vieux château qui a l’air d’une cathédrale, à deux lieues d’ici à peu près.
MONSIEUR LE BLANC.
Il appartient à un monsieur Duflos, qui y loge avec sa sœur et sa fille. Quant à moi, je ne les connais pas ; je suis tout nouvellement établi dans le canton.
CHAMPAGNE.
Malpeste, c’est un joli établissement que vous avez là ; votre femme est tout-à-fait gentille, monsieur l’hôte. J’ai cru lire dans ses yeux qu’elle n’était pas trop contente que vous fussiez obligé de courir la poste cette nuit sur la grande route.
MONSIEUR LE BLANC.
Ah dame ! il faut que le service public se fasse avant tout.
MADAME LE BLANC, rentrant et faisant apporter le souper de milord Splin.
Milord Splin peut arriver quand il voudra : ses chevaux et son souper sont prêts ; et vous, monsieur, vous pouvez partir ; votre cheval est à la porte.
CHAMPAGNE, en vidant sa bouteille.
Il ne faut pas le faire attendre ; encore un coup, et je pars. Il faut vous payer vos chevaux et votre souper, n’est-ce pas, puisque mon maître m’en a chargé ?
Madame Le Blanc lui apporte une carte, il la regarde, et paye.
Tenez : êtes-vous contente ? oui... Bonsoir, madame, dormez tranquillement, en attendant votre mari ; il ne tardera pas à vous réveiller, car mon maître vous le renverra bien vite, je vous en réponds.
Il sort.
Scène III
MONSIEUR LE BLANC, MADAME LE BLANC
MONSIEUR LE BLANC.
Bonne nuit, monsieur le courrier, ne faites pas de mauvais rêves sur votre cheval. Allons vite, mes bottes... Eh bien ! qu’est-ce ? toujours de l’humeur, madame Le Blanc ! ah ! il y a tant de femmes qui se réjouissent de voir partir leurs maris, que je dois te savoir gré de ton chagrin.
On frappe.
On frappe... Ce sont nos gens, sans doute.
Scène IV
MONSIEUR LE BLANC, MADAME LE BLANC, DUPRÉ, ANGÉLIQUE, MERCOUR, en jeune homme
MADAME LE BLANC, à Mercour.
C’est monsieur qui a demandé des chevaux ?
MERCOUR.
Des chevaux ?
MADAME LE BLANC.
Oui, milord. Votre courrier sort d’ici : il nous a dit que vous étiez fort pressé. Il a, ma foi, bien fait d’arriver : ce sont les derniers chevaux qui nous restent.
DUPRÉ, se mettant à baragouiner l’anglais.
Les derniers chevaux, très bien. C’est mon maître qui a demandé les chevaux.
MERCOUR, bas à Dupré.
Eh mais, malheureux, ce n’est pas moi.
DUPRÉ, bas à Mercour.
N’allez-vous pas faire le scrupuleux ?... Vous l’entendez, il ne reste plus de chevaux.
Haut et cherchant à imiter l’accent anglais.
Goddem, monsieur postillon, dépêchez, je vous conjure ; milord, il s’impatienté.
MADAME LE BLANC, en servant le souper.
Encore, milord prendra-t-il bien le temps de manger un morceau du souper qu’il a commandé.
DUPRÉ.
Qu’il a commandé ?... Ah ! oui... C’est le courrier, n’est-ce pas ? C’est un garçon charmant que ce courrier ; comme il fait bien ses commissions !
MADAME LE BLANC, à Angélique.
Asseyez-vous, madame.
ANGÉLIQUE.
Je n’ai pas faim.
MERCOUR.
Ni moi.
DUPRÉ, en s’asseyant.
Non, eh bien je mangerai pour trois.
MADAME LE BLANC.
Mais, milord, votre courrier nous a dit que vous n’aviez rien pris d’aujourd’hui.
DUPRÉ, en mangeant.
Si fait vraiment, milord a pris tout ce qu’il voulait prendre ; et quant à moi, je prené comme vous voyer. La vérité, c’est que milord ne voulé jamais de nourriture, quand il voyagé ; et qu’il n’a commandé le souper que par attention pour moi, qui suis son intendant, son premier secrétaire, son...Tel que vous le voyez, c’est un duc et pair d’Angleterre.
MONSIEUR LE BLANC, en ôtant son chapeau.
Oh ! oh !
ANGÉLIQUE.
Ah, Mercour ! à quelle démarche m’avez-vous contrainte ! que je me repens d’avoir consenti à vous suivre !
MERCOUR.
Il le fallait. Vous connaissez la faiblesse de votre père, l’entêtement de votre tante. M. de Florvel est peut-être arrivé. Vous alliez être sacrifiée.
ANGÉLIQUE.
Où me conduisez-vous ?
MERCOUR.
Chez ma mère : elle vous tend les bras. Nous apaiserons votre père ; je me réconcilierai avec votre famille ; et toute ma vie sera consacrée à vous rendre heureuse.
MADAME LE BLANC.
Si milord voulait seulement se rafraîchir, nous avons ici d’excellent Bourgogne.
DUPRÉ, buvant.
Excellent en vérité !... Mais, milord et milady feront conversation aussi bien dans la chaise de poste que dans l’auberge. Moi j’ai soupé ; ainsi partons.
MERCOUR.
Attendez, il faut payer.
MONSIEUR LE BLANC.
Tout est payé, milord.
MERCOUR.
Comment payé ?
DUPRÉ.
Eh certainement ! le courrier... je gage ! oh, il a très bonne mémoire ; il n’oublié jamais rien.
À Mercour.
Souvenez-vous, milord, que vous l’avez chargé de payer partout d’avance, afin d’aller plus vite.
À M. Le Banc.
Il est attaqué du spleen, et son mal est si violent qu’il lui ôte la mémoire.
MERCOUR.
Mais encore il faudrait...
DUPRÉ.
Partir, milord, partir.
MERCOUR.
Mais les chevaux qui nous ont amenés ici...
MONSIEUR LE BLANC.
Point d’inquiétude, milord ; votre courrier nous les a recommandés ; et ils seront parfaitement traités.
DUPRÉ.
Ménagez bien nos chevaux ; ayez bien soin. Ne faites point courir le poste, entendez-vous.
MERCOUR, en donnant de l’argent.
Du moins, acceptez cela pour boire à ma santé.
MONSIEUR LE BLANC.
Je n’y manquerai pas. Allons, allons, partons. Je vous garantis que mes chevaux vont bien gagner votre argent...
DUPRÉ.
Et nous, dépêchons-nous de gagner le pays.
À M. Le Blanc qui embrasse sa femme.
Goddem, dépêchons, monsieur le maître postillon.
Tous sortent, excepté madame Le Blanc.
Scène V
MADAME LE BLANC, seule
Parlez-moi des Anglais pour bien payer les guides ! ce que c’est que l’éducation : ce milord parle aussi aisément la langue française que s’il était né à Paris. Voilà M. Le Blanc parti. Allons, travaillons et chantons en l’attendant, cela nous fera passer le temps plus agréablement.
Elle ôte le couvert, et chante.
Pour rendre son hôtellerie
Plus agréable aux voyageurs,
Un jour Guillaume se marie,
Et l’on va chez lui plus qu’ailleurs.
Sa femme est jeune, belle et blonde ;
Il lui fait ainsi sa leçon :
Sois polie avec tout le monde,
Pour achalander la maison.
Or, il trouve un soir, près sa femme,
Certain voyageur sans façon.
Guillaume, à cet aspect, s’enflamme,
Il peste, il jure, on lui répond :
Eh quoi ! le cher époux me gronde,
Pour suivre trop bien sa leçon !
Je suis polie avec le monde,
Pour achalander la maison.
On frappe.
On frappe. Ah ! ma foi, je n’ai plus ni chevaux, ni conducteur.
Elle va ouvrir.
Scène VI
MADAME LE BLANC, MILORD SPLIN, MILADY SPLIN
MILORD.
Madame le maître, jé démandé pour toute suite nos cheval et le soupé.
MILADY.
Mone Diou ! quels chemins mauvais jé avé trouvé sur lé route ! je senté mon cœur défaillance.
MADAME LE BLANC.
Vos chevaux ! Mais je n’ai pas de chevaux à vous, monsieur !
MILORD.
Pas de chevaux ! et le Champagne, il n’est pas dans la maison ?
MADAME LE BLANC.
Qu’est-ce que c’est que le Champagne ?
MILORD.
C’est le domestique que jé avé pris à Paris pour courir la poste, et servir pour moi dé interprète dans les aubergistes.
MADAME LE BLANC.
Je n’ai vu qu’un courrier qui a demandé des chevaux et un souper.
MILORD.
Ça été le mien certainement.
MADAME LE BLANC.
Mais il est parti.
MILORD.
Parti ! ça était bien malhonnête ; il savait bien que jé avais beaucoup difficile pour parler le franc, et il laissé moi dans l’embarras.
MILADY.
Milord, temandez au moins les chevaux et le soupe. Je avais besoin du domestic Champégne beaucoup.
MADAME LE BLANC.
Les chevaux et le soupé ? Mais on est venu les prendre.
MILORD.
Qui ça donc qui est venu ?
MADAME LE BLANC.
Ceux qui les avaient demandés.
MILADY.
Mais c’est le Champégne qui les avé demandés.
MADAME LE BLANC.
Point du tout. Son maître est un Anglais, il est vrai ; mais ce n’est pas vous.
MILORD.
Goddem zismen ! scélérat de Champégne ! il sera en terré dans un cabaret.
MILADY.
Est-ce qu’il y avait pas d’autres chivaux dans cet endroit ?
MADAME LE BLANC.
Croyez-vous donc qu’on manque de chevaux dans une poste, madame ? Il n’y en a pas pour le moment, il est vrai ; mais ils vont bientôt rentrer.
MILADY.
Ah ! mon Diou, mon cher milord, est-ce qu’il nous faudrait rester nous dans cette détestable auberge ?
MADAME LE BLANC.
Comment, madame, détestable auberge !
À part.
Mais ces gens-là me sont suspects à moi.
Haut.
Allez, allez, madame, il vient tous les jours ici des gens qui vous va lent bien, je crois. Et quant à nos derniers chevaux, la preuve que les Anglais à qui je les ai donnés étaient véritablement ceux qui les avaient demandés, c’est qu’ils parlaient français au moins et qu’on les entendait.
MILADY.
La bonne preuve !
À part à milord.
Pour moi, mon cher milord, je tremble beaucoup fort. Ce M. Florvel que vous avoir tué, il fera poursuivre nous.
MILORD.
Jé avoir tué, c’est le véritable ; mais jé avoir tué en galant homme.
MADAME LE BLANC, à part.
Voyez-vous comme ils se consultent ensemble.
MILORD.
Au surplus, milady, point perdre courage, jamais.
MILADY.
Vous êtes dans le raison. Je suis extrêmement et beaucoup inquiète : cependant il faut que je affecte le visage bien gaiement, n’est-ce pas ?
MILORD.
Oui, fort gaiement.
MILADY, à l’hôtesse.
Ma chère, en attendant lé chevaux, faite apporter pour nous un soupé ; jé avoir une faim tiabolique.
MADAME LE BLANC.
Je vous assure, madame, que je n’ai plus rien ; le milord qui sort d’ici a pris tout ce qui me restait.
MILADY.
Le milord ! le milord ! voilà un milord bien gourmandise.
MILORD.
Je suis furieux, terriblement, mordiable ! je suis de la colère beaucoup.
MILADY.
Finissons, milord, jé avoir besoin de repos ; lé fureur à vous mé avoir donné mon tiraillement de nerfs. Pouvez-vous toute suite donner une chambre à moi, madame ?
MADAME LE BLANC.
Oh ! deux, si vous voulez, madame. Tenez, celle-ci vous convient-elle ?
MILORD.
Fort volontiers : nous rester dans le chambre, pour que les chevaux reposent et prennent nourriture, car vous ne refuserez pas la nourriture à cheval, j’espère.
MADAME LE BLANC.
Soyez sans inquiétude, monsieur, ils seront traités ici comme des princes.
MILADY.
Fort très bien : vous traitez les chevaux comme des princes ; et nous, mon cher milord, nous serons traités comme des chevaux.
Milord et milady entrent dans une chambre.
Scène VII
MADAME LE BLANC, seule
Je ne sais qui sont ces gens-là, mais ce ne sont pas des Anglais ; ils font tout ce qu’ils peuvent pour ne pas bien parler français ; mais ils n’ont pas l’esprit d’attraper l’accent. Il faut d’abord, ou que ceux-ci, ou que ceux de tantôt soient des menteurs. Or, ceux de tantôt étaient trop polis, trop honnêtes, ils m’ont trop bien payée...
On frappe.
Encore !... on dirait qu’ils se sont donné le mot pour arriver quand ils ne peuvent plus partir.
Elle va ouvrir.
Scène VIII
MADAME LE BLANC, DUFLOS, FLORVEL, JACQUINET
JACQUINET, conduisant M. Duflos.
Entrez, entrez, monsieur ; asseyez-vous. Je ne doute pas que nous n’ayons ici des renseignements très satisfaisants.
À madame Le Blanc.
Madame, auriez-vous vu passer par ici une jeune personne... avec...
DUFLOS.
Oui, madame, c’est ma fille qu’on m’a enlevée ; c’est son ravisseur que je poursuis. Je veux le faire pendre.
FLORVEL.
Il est pourtant fort désagréable pour moi, qui me suis tué à moitié pour voir plus tôt mademoiselle votre fille, d’être obligé de m’achever pour courir après elle.
DUFLOS.
Patience, M. de Florvel, elle est encore digne de vous : j’en réponds.
MADAME LE BLANC.
Une jeune personne enlevée ! Elle est ici, monsieur.
DUFLOS.
Elle est ici !
MADAME LE BLANC.
Ce n’est pas sans raison que ces prétendus Anglais m’étaient suspects. Ce sont eux, j’en suis sûre.
DUFLOS.
Cours au-devant de ma sœur, Jacquinet, et dis-lui qu’elle se hâte d’arriver, que sa nièce est retrouvée.
JACQUINET.
Oui, monsieur. Ah ! nous la tenons enfin ; et ce n’est qu’une histoire de plus à conter à vos amis.
Il sort.
Scène IX
MADAME LE BLANC, DUFLOS, FLORVEL, JACQUINET
MADAME LE BLANC.
Je me doutais bien, à l’envie qu’ils avaient de partir, qu’il y avait là-dessous quelque mystère. Ma foi, il est bien heureux pour vous qu’ils n’aient point trouvé de chevaux ici : ils vous échappaient.
DUFLOS.
Où est-elle ? où est-elle ? Son ravisseur n’est pas Ducastel : il est incapable d’un pareil trait. Je parierais qu’il n’a plus sa jambe de bois.
MADAME LE BLANC.
Eh ! mon Dieu, non, monsieur, il ne l’a plus.
DUFLOS.
Là, nous allons peut être le trouver en jeune homme.
MADAME LE BLANC.
Justement.
DUFLOS.
Voyez-vous ! Allons, allons, conduisez-nous vers eux.
MADAME LE BLANC, montrant la chambre.
Ils sont là.
DUFLOS.
Tous les trois ?
MADAME LE BLANC.
Non, tous les deux.
DUFLOS.
Et l’infâme Dupré ?
MADAME LE BLANC.
Ils n’avaient avec eux, je crois, qu’un postillon que ma servante a dû faire coucher en haut.
DUFLOS.
Eh quoi ! ma fille seule avec son ravisseur !
MADAME LE BLANC.
Sans doute.
DUFLOS.
Comment avez-vous pu souffrir une telle violence chez vous, madame ?
MADAME LE BLANC.
Il n’y a ici aucune violence, monsieur, et je vous réponds qu’ils sont tous deux de la meilleure intelligence.
FLORVEL.
Elle est encore digne de moi, disiez-vous tout à l’heure. Je joue ici un fort joli rôle, moi !
DUFLOS.
De la meilleure intelligence ! je la tuerai ! Oh ! l’indigne ! laissez-moi, laissez-moi.
MADAME LE BLANC.
Modérez-vous, modérez-vous, monsieur. N’allez pas déshonorer ma maison.
FLORVEL.
Doucement, doucement, M. Duflos ! imitez ma modération. Il ne faut condamner personne sans l’entendre. Il faudrait que madame parlât à mademoiselle votre fille avec douceur et tâchât de découvrir la vérité. Quant ay ravisseur, c’est une horreur, et je suis courroucé, car j’aime les mœurs, moi : allez chez le magistrat du lieu, rendez plainte, faites-le mettre en lieu de sûreté. Aucune mère ne peut être tranquille sur sa fille, tant qu’une pareille espèce est en liberté.
MADAME LE BLANC.
Oui, monsieur, laissez-moi faire ; je vais parler à mademoiselle votre fille ; et j’aime à me flatter qu’il ne s’est encore rien passé de désagréable ni pour vous, ni pour elle. Fanchette, conduisez monsieur chez le juge de paix du canton.
FLORVEL.
Venez, venez, M. Duflos, je vais vous accompagner.
DUFLOS.
Si jamais on me reprend à raconter quelque histoire...
Duflos et Florvel sortent.
Scène X
MADAME LE BLANC, seule
Ce pauvre cher homme ! il n’a pas assez de son infirmité ; il faut que sa fille lui donne encore de nouveaux tourments ! j’ai bien peur de ne pas réussir. Elle a paru trop éprise de ce prétendu Anglais. Essayons cependant.
Elle va à la porte de la chambre de milady.
Madame, madame !
Scène XI
MILADY SPLIN, MADAME LE BLANC
MILADY.
Que voulez-vous ?
MADAME LE BLANC.
Pourrais-je vous dire un mot en particulier ?
MILADY.
Particulier ! que voulez-vous entendre, particulier ?
MADAME LE BLANC.
Je veux dire seule.
MILADY.
Seule ! mon mari, il est endormi et vous pouvez parler à moi.
MADAME LE BLANC.
Votre mari !
À part.
Je ne sais comment m’y prendre.
MILADY, à part.
Avé ton appris quelque chose pour cet malheureux duel ? au moindre mot, je tremble partout.
MADAME LE BLANC.
Je voudrais... madame... vous persuader de l’intérêt que je prends à vous et à votre respectable famille... Pour mériter toute votre confiance... quoique je n’en aie plus besoin... car enfin, je sais tout.
MILADY.
Vous savez tout ! Et moi, jé ignoré absolument, ma chère mistriss.
MADAME LE BLANC.
Vous vous troublez malgré vous. Allons, allons, ne feignez plus avec moi. Les gens qui vous poursuivent sont arrivés.
MILADY.
Arrivés ! ah ! mon Dieu, je suis saisie extrêmement fort.
MADAME LE BLANC.
Je n’ai pu me dispenser de leur découvrir la vérité ; et ils sont allés chez le magistrat du lieu pour rendre plainte.
MILADY.
Chez le magistrat pour plainte ! ah ! si vous connaissez le pitié !
MADAME LE BLANC.
Eh ! mademoiselle, mettez-vous à votre aise, et parlez moi bon français, puisque je sais tout.
MILADY.
Bone franchais ! je vous jure que moi inquépéble pour parler autrement ; mais je supplié vous, sauvez mon mari...
MADAME LE BLANC.
Ne rougissez-vous pas de l’appeler votre mari ?
MILADY.
Rougir moi, oh ! je suis trop beaucoup passionnément attachée fort à lui ; mais je craigné tout.
MADAME LE BLANC.
Vraiment, vous avez raison ; je ne voudrais pas qu’il m’arrivât ce qui peut lui arriver.
MILADY.
Il été innocente, je vous jure. Voici mon histoire fort véritablement. Nous étions logés dans l’hôtel de London.
MADAME LE BLANC.
L’hôtel de London !
MILADY.
Yes, ma chère, dans Paris. Un soir, arrivant dans mon maison, je trouvé dans lé chambre de moi le monsieur de Florvel ; une fat que je ne connais que pour quelquefois seulement. Je suis surprise, je jeté un cri ; mon mari est venu toute suite : ils se battent, il tué lé monsieu. Avait-il pu faire autrement ? jé demande.
MADAME LE BLANC.
Quel conte en l’air me faites-vous là, mademoiselle ? ah ! que monsieur votre père s’abuse sur votre compte !
MILADY.
Monsieur mon père !
MADAME LE BLANC.
Oui, mademoiselle : il est ici. Il ne pouvait se persuader que vous fassiez d’accord avec votre ravisseur. De grâce, rendez-vous à mes prières. Vous êtes bien jeune encore et je ne désespère point de votre conversion. Renoncez à ce malheureux qui paraît avoir pris sur vous un si grand ascendant, et laissez-moi la satisfaction de vous réconcilier avec l’honnête homme de père que le ciel vous a donné...
MILADY.
Ma chère mistriss, je né avais jamais su parler le français ; mais je crois que dans ce moment, je ne le entend pas ; car moi, pas pouvoir comprendre un mot à tout ce que vous dites.
Elle s’assied.
Scène XII
MILADY SPLIN, MADAME LE BLANC, FLORVEL
FLORVEL.
C’est un terrible homme que ce monsieur Duflos. Il s’amuse à raconter son histoire au juge avec des détails qui ne finissent plus. Ma foi, je ne peux pas y tenir.
MADAME LE BLANC, à Florvel.
Tenez, la voilà ; je viens de lui faire un sermon qui vous aurait arraché des larmes ; mais j’ai perdu ma peine : elle a bien de la perversité pour son âge.
FLORVEL.
Ma parole d’honneur, elle a une charmante tournure pour une femme de province !
MADAME LE BLANC.
Tenez, mademoiselle, voici votre prétendu.
MILADY, se levant.
Mon prétendu, à moi !
FLORVEL.
Pardon, mademoiselle, si je me présente... Eh mais... ! me trompé-je... Non ; la rencontre est unique... C’est milady Splin !
MILADY.
Je ne me trompe pas, c’est lui... C’est l’homme que mon mari il avait tué : apparemment il n’est pas mort.
FLORVEL.
Expliquez-moi, belle dame, par quel bienheureux hasard vous passez ici pour la fille de monsieur Duflos ; quant à moi, je suis enchanté de vous rencontrer. Sur mon âme, on n’est pas plus jolie femme que vous... convenez pourtant que l’autre jour votre mari est arrivé bien mal à propos.
MADAME LE BLANC, à part.
Eh mais, qu’est-ce que cela signifie ? Il la courtise au lieu de la gronder.
Scène XIII
MILADY SPLIN, MADAME LE BLANC, FLORVEL, MILORD SPLIN
MILORD.
Eh bien, madame, nos chevaux sont-ils en état pour partir ?
Voyant Florvel.
Qu’est-ce que je aperçois ? Il est ressuscité ! Je avais pourtant...
FLORVEL.
Encore le mari ! ces animaux-là se rencontrent partout.
MILORD.
Retirez-vous, monsieur, retirez-vous. Je suis un peu brutal de mon nature, vous savez. Si j’ai manqué vous à Paris, ici je manquerai pas peut-être.
MADAME LE BLANC.
Eh mais, je n’y conçois rien : c’est le ravisseur qui semble menacer l’autre !
Scène XIV
MILADY SPLIN, MADAME LE BLANC, FLORVEL, MILORD SPLIN, MADAME BERTRAND, JACQUINET, DUFLOS
DUFLOS, parlant de la coulisse.
Venez, venez, ma sœur, suivez Jacquinet ; il vous conduira jusqu’à ma fille... Madame l’hôtesse, êtes-vous là, madame l’hôtesse ?
MADAME LE BLANC.
Oui, monsieur, me voilà.
DUFLOS.
Où est ma malheureuse fille ?
MADAME LE BLANC.
Elle est là, devant vous, monsieur.
DUFLOS, à milady.
Cruelle enfant !
MILADY.
Sans doute, ce monsieur il été folle.
DUFLOS.
Comment as-tu pu te décider à quitter ton père, pour suivre un malheureux !... Où est le ravisseur ?
MADAME LE BLANC.
Là, monsieur.
DUFLOS, à milord.
Scélérat ! on t’apprendra à enlever les honnêtes filles et à voyager tête à tête avec elles !
MADAME BERTRAND.
Extravaguez-vous, mon frère ? J’ai beau chercher ma nièce, je ne la vois pas.
DUFLOS.
Comment, Jacquinet, ce n’est pas là ma fille !
JACQUINET.
Eh non, monsieur, ce n’est pas là mademoiselle.
MILORD.
Tout le monde il est folle dans cet auberge.
MILADY.
Excepté nous, milord.
FLORVEL.
Point du tout, milord ; votre femme est assez jeune et assez jolie pour qu’on la prenne pour une demoiselle. Madame la prise pour la fille de monsieur ; on vous a pris pour le ravisseur. La vérité, c’est que ni le ravisseur ni la fille ne sont ici.
DUFLOS.
Mais ils ont pourtant pris ce chemin : l’hôtesse a dû les voir.
MADAME LE BLANC.
Je n’ai vu qu’un milord qui voyage avec sa femme.
DUFLOS.
C’est avec ma fille qu’il voyage.
MILORD.
Comprenez-vous ? Vous verrez que ce monsieur qui a emporté la fille, il a emporté le cheval, il a emporté le soupé.
MILADY.
Ce cher monsieur, il aime considérablement les provisions.
MADAME BERTRAND.
Si vous ne vous étiez pas amusé ici, mon frère, vous les auriez-peut-être rejoints à présent.
DUFLOS.
Allons, voilà ma sœur avec ses reproches ! songez qu’ils marchent pendant que vous parlez. Au lieu de me quereller, courons vite à leur poursuite.
JACQUINET.
Oui, courons.
Il sort avec Duflos et madame Bertrand.
FLORVEL.
Sans doute ; partons.
À part en s’en allant.
Au fond, si monsieur Duflos peut retrouver sa fille, c’est une excellente affaire ; et je ne dois rien négliger.
À milady.
Désespéré de ne pouvoir rester, milady ; sans rancune, milord.
Il sort.
Scène XV
MILORD, MILADY, MADAME LE BLANC
MILORD.
Vous voyez bien, madame l’auberge, que je avais pas tort, quand je diré que vous avez donné nos chivaux.
MADAME LE BLANC.
Eh, que voulez-vous, milord ! Votre courrier nous dit que vous devez prendre la poste ici, et nous laisser vos chevaux ; ce monsieur arrive ; il nous laisse des chevaux...
MILORD.
Quoi ! son chevaux ? Il est encore ici ?
MADAME LE BLANC.
Oui, monsieur.
MILADY.
Et faut les prendre, milord, sans aucun scrupule.
MILORD.
Sans doute, il avait bien pris les nôtres. Milady, nous partir tout de suite.
MILADY.
Milord, nous partir tout de suite ; vous avez raison. Partir tout de suite.
ACTE III
La scène est à l’auberge de la poste suivante.
Scène première
SUZANNE, seule, endormie, se réveillant
N’a-t-on pas frappé ?... Non. S’il est agréable parfois pour une servante d’auberge, jeune et jolie, de voir arriver les voyageurs, il faut convenir qu’il est bien dur d’être obligée de passer la nuit à les attendre. C’est un Anglais qui voyage avec sa femme, m’a dit son ivrogne de courrier. Tant mieux ! Quoique je sois sortie d’assez bonne heure de mon pays pour en avoir perdu l’accent, j’aime toujours l’Angleterre : et c’est un plaisir pour moi que de trouver des Anglais avec qui je puisse parler ma langue maternelle... Je m’étais endormie là ; et je me sens toute je ne sais comment...
On entend frapper à la porte.
Pour le coup je ne me trompe pas ; on frappe, et voilà nos voyageurs.
Elle va ouvrir la porte.
Scène II
SUZANNE, MONSIEUR LE BLANC, DUPRÉ
DUPRÉ, en dehors, toujours baragouinant l’anglais.
Eh non ! milord, restez dans la chaise de poste : votre courrier est un garçon exact ; il aura fait sans doute préparer des chevaux.
MONSIEUR LE BLANC.
Parbleu, il n’aura fait que son devoir ! Bonsoir, Suzanne... Les chevaux de milord sont-ils prêts ?
SUZANNE.
S’ils sont prêts ? Son courrier a eu le temps de vider ses deux bouteilles ici en l’attendant : il s’est impatienté, il est parti.
DUPRÉ, à part.
Bon, nous allons encore escamoter ses chevaux !
MONSIEUR LE BLANC.
Deux bouteilles ? Il n’en a vidé qu’une chez moi. S’il va toujours ainsi en augmentant de poste en poste, il ne pourra plus se soutenir en arrivant à Calais.
DUPRÉ, à part.
S’il nous fait préparer ainsi des chevaux à chaque poste, nous ne serons pas longtemps en voyage.
SUZANNE, à Dupré.
Good Morrow sir, i am very glad to see you. You are an Englishman ?
DUPRÉ.
Plaît-il ?
SUZANNE.
I am very glad to see an Englishman.
DUPRÉ.
Qu’est-ce que vous dites ?
SUZANNE.
Do you understand English ?
DUPRÉ.
Le diable m’emporte...
MONSIEUR LE BLANC, à Dupré.
C’est une Anglaise ; j’avais oublié de vous le dire.
DUPRÉ.
Ah ! je commence à comprendre ; et elle me parle anglais peut-être.
À part.
Je suis pris.
MONSIEUR LE BLANC.
Sans doute ; et vous devez l’entendre, puisque vous êtes Anglais ?
DUPRÉ.
Oui, vous avez raison : je suis Anglais.
À part.
Comment me tirer de là ?
Haut.
Nos chevaux sont prêts et je vais partir.
MONSIEUR LE BLANC.
Mais...
DUPRÉ, à part.
Diable !
Haut.
Milord il s’impatienté. J’y suis, j’y suis tout à l’heure. L’entendez-vous qui m’appelle ?
SUZANNE.
Mais comment se fait-il que vous n’entendiez pas ?...
DUPRÉ.
Rien de plus simple : j’étais si petit quand j’ai quitté l’Angleterre, que j’ai gardé l’accent, mais oublié la langue. Joignez à cela que, depuis que je suis en France, je n’ai jamais pu parvenir à apprendre le français ! Aussi j’éprouve des difficultés fort grandes pour m’exprimer. Voilà pour quoi je suis si pressé d’arriver en mon pays. Désespéré de ne pouvoir converser avec vous plus longtemps. Au revoir, ma chère compatriote.
Il se sauve.
Scène III
MONSIEUR LE BLANC, SUZANNE
SUZANNE.
Voilà qui est particulier, par exemple ; il m’est arrivé tout le contraire ; j’ai perdu l’accent, mais je me souviens de la langue. Je ne sais, mais je doute que ce soient là des Anglais !
MONSIEUR LE BLANC.
Ce ne sont pas des Anglais ! Tu t’y connais, à ce qu’il me paraît. Le courrier t’a joliment payée, n’est-ce pas ? eh bien, le maître va presque en donner autant pour boire au postillon. Va, va, ou je me trompe fort, ou le maître de cet homme-là joue un rôle dans le parlement d’Angleterre... Mais je m’amuse ici, et ma femme m’attend. Bonsoir Suzanne.
SUZANNE.
Bonsoir, voisin : bien des choses à votre femme.
MONSIEUR LE BLANC.
Je n’y manquerai pas.
Il sort.
Scène IV
SUZANNE, seule
Elle est bien heureuse sa femme. Une bonne maison, un bon mari. Ah ! ça m’arrivera peut-être aussi quelque jour ; mais il ne viendra plus personne, je crois ; je vais me coucher.
On entend frapper à la porte.
Allons, il est écrit que je ne dormirai pas de la nuit.
Elle va ouvrir.
Comment ! trois chaises à la fois !
Scène V
SUZANNE, MILORD et MILADY SPLIN, DUFLOS, MADAME BERTRAND, JACQUINET, FLORVEL
MILADY.
Madame la fille, le domestique-courrier a dû retenir des chevaux pour nous, et faire le paiement ?
MADAME BERTRAND.
Mademoiselle, avez-vous vu passer par ici une jeune personne ?
DUFLOS.
Vite, vite, la fille, des chevaux ?
FLORVEL.
En vérité, je n’y tiens plus, et je suis dans un état à faire peur ; je parie...
JACQUINET.
Moi, je tombe de sommeil.
SUZANNE.
Doucement, doucement, s’il vous plaît ; parlez tour à tour, si vous voulez que je vous entende.
À milady.
Qu’est-ce que vous dites, madame ? qu’on a dû vous retenir des chevaux, et les payer ? Je n’ai vu qu’un courrier qui m’a payé des chevaux ; mais on est venu les prendre.
MILADY.
Là, il était le même tour, le poste dernier.
MILORD.
Ça été une manière fort commode pour voyager.
MILADY.
Heureusement, mon cher milord, que nous ne sommes plus dans le pressement de arriver bien vite, puisque ce monsieur il est pas tué.
SUZANNE, à Duflos.
Vous, monsieur, vous voulez des chevaux ?
MADAME BERTRAND.
Oui, sans doute, et tout de suite.
SUZANNE.
Un moment, madame, un moment.
DUFLOS.
Oh ! nous n’avons pas le temps d’attendre.
SUZANNE.
Aussi, monsieur, vous n’attendrez pas. Eh ! Jacques, vite, vite, quatre chevaux et deux postillons.
MILADY.
Milord, mon cher, donné à moi la chaise, que je repose.
SUZANNE, à Duflos.
Monsieur ne serait-il pas un ancien militaire ?
DUFLOS.
Et je le serais encore, si je ne m’étais trouvé trop près d’une batterie de canons, à la bataille de Fontenoy.
SUZANNE.
Vous y étiez donc, monsieur ? J’entends dire à tout le monde que ce sont les Français qui ont gagné la bataille, et je n’ai jamais pu savoir au juste...
DUFLOS.
Oh bien, puisque les chevaux ne sont pas prêts, je peux vous donner là-dessus des détails authentiques, approchez seulement un siège, et écoutez.
Il s’assied.
SUZANNE, approchant un siège.
De tout mon cœur.
MADAME BERTRAND.
Eh bien, ne voilà-t-il pas mon frère avec sa manie !
FLORVEL.
Mais, si vous contez une histoire à chaque poste, nous ne rattraperons jamais votre fille.
DUFLOS.
C’est en attendant les chevaux.
MADAME BERTRAND.
Je m’en vais partir avec M. de Florvel, je vous en pré viens, monsieur Duflos.
FLORVEL.
C’est bien dit, partons.
MADAME BERTRAND, apercevant les papiers qui sont sur la table.
Quels sont donc ces papiers ?
SUZANNE.
C’est la gazette de Londres.
MADAME BERTRAND.
Une gazette ! j’aurai bien le temps de la lire pendant que monsieur Duflos contera son histoire.
MILADY.
De London ! oh, vous ne lirez pas toute seule, madame ; c’est pour moi une satisfaction fort grand que les papiers nouvelles.
FLORVEL.
C’est donc ainsi que nous partons, madame ?
MADAME BERTRAND.
C’est l’affaire d’un instant.
Elle s’assied et lit.
FLORVEL.
Dans quelle famille me suis-je fourré ! la fille s’enfuit, le père conte une histoire, et la tante lit les nouvelles.
DUFLOS.
C’était une fière journée que celle où les soldats français se couvrirent d’une gloire immortelle, et qui fut, au con traire, marquée par la honte de l’armée du duc de Cumberland...
MILORD.
Prenez donc garde à ce que vous dites, monsieur. Faites tant que vous voudrez l’éloge des armées françaises, mais...
MILADY.
Certainement, mais mon cher milord, point dé emportement, jé démandé à vous.
FLORVEL.
À l’autre à présent.
DUFLOS.
Eh, monsieur, avant de songer à disputer, apprenez à parler français.
MILORD.
Vous, monsieur, apprenez à vous taire.
SUZANNE.
Eh, messieurs, parlez sans emportement, s’il vous plaît !
MADAME BERTRAND.
Quel bruit ! une chambre, s’il vous plaît, la fille ?
SUZANNE, en la reconduisant.
En voici une, madame.
Madame Bertrand sort, Suzanne revient.
Scène VI
SUZANNE, MILORD et MILADY SPLIN, DUFLOS, JACQUINET, FLORVEL
MILORD.
Je suis dans un courroux.
MILADY.
Milord, pensez, ce monsieur, il été vieille et infirme, laissez dire lui, et venez.
MILORD.
Fort bien ; vous avez raison et je pardonne.
MILADY.
Mademoiselle la fille, une chambre et le soupé tout de suite ?
SUZANNE.
Vous allez être servie, madame.
MILADY.
Donnez lé main à moi, Milord. Ô mon Dieu, que de traversement dans ce route !
MILORD.
Je vous suivrai, milady ; mais je suis encore bien plus que mécontent, et vous devez soutenir beaucoup mieux le honneur de la nation anglaise.
Milord et milady entrent dans une chambre.
Scène VII
SUZANNE, DUFLOS, JACQUINET, FLORVEL
DUFLOS.
Ah çà ! ! vous m’écoutez ?... Le maréchal de Saxe...
FLORVEL.
Monsieur Duflos, si vous persistez à raconter votre histoire, je vais me coucher, je vous en avertis.
DUFLOS.
Eh, monsieur, allez vous coucher, et ne me rompez pas la tête.
FLORVEL.
Oui ! Eh bien, épouse votre fille qui voudra, je suis votre serviteur.
Il sort.
JACQUINET.
Je ne vois pas ce qui pourrait m’empêcher d’aller me coucher comme les autres. Bonsoir, la compagnie.
Il sort.
Scène VIII
SUZANNE, DUFLOS
DUFLOS.
Or donc, le maréchal de Saxe... On frappe, je crois.
SUZANNE.
On y va : attendez un instant ; je suis à vous dans la minute.
Elle va ouvrir.
Scène IX
SUZANNE, DUFLOS, MERCOUR, DUPRÉ, ANGÉLIQUE
SUZANNE.
Eh ! c’est le valet du seigneur anglais qui sort d’ici. Avec son maître, sans doute.
DUPRÉ.
Dieux ! c’est monsieur Duflos !
ANGÉLIQUE.
Mon père !
MERCOUR, la main enveloppée d’un mouchoir.
Nous sommes perdus.
SUZANNE.
Comment se fait-il ?...
DUPRÉ.
Chut ! parlez bas. Nous avons été attaqués par des voleurs... il nous a fallu revenir sur nos pas.
SUZANNE.
Vous n’êtes donc plus Anglais ?
MERCOUR.
Au nom du ciel, parlez bas !
En montrant Duflos et donnant de l’argent à Suzanne.
Tenez, prenez ma bourse, et que cet honnête vieillard ne se doute pas de notre arrivée.
DUPRÉ.
Non : ne vous cachez pas ; il me vient une idée...
À Angélique.
Éloignez-vous un moment, je vous prie.
Suzanne emmène Angélique.
MERCOUR.
Quel est ton dessein ?
DUPRÉ.
Vous êtes maintenant en jeune homme. Vous avez vos, deux jambes, et vous êtes blessé au bras ; secondez-moi, et tout ira bien.
Scène X
SUZANNE, revenant, DUFLOS, MERCOUR, DUPRÉ, ANGÉLIQUE
DUFLOS.
Eh bien ! y êtes-vous, la fille ?...
SUZANNE.
Oui, monsieur.
DUFLOS.
Bon ! le maréchal de Saxe...
DUPRÉ, s’écriant.
Dieux ! c’est monsieur Duflos !
DUFLOS.
N’est-ce pas Dupré que j’entends ?
DUPRÉ.
Oui, monsieur, c’est moi-même, qui reviens avec mademoiselle votre fille.
DUFLOS, se levant.
Ma fille est ici ! ma sœur, madame Bertrand, venez donc, ma fille est retrouvée.
Scène XI
SUZANNE, DUFLOS, MERCOUR, DUPRÉ, ANGÉLIQUE, MADAME BERTRAND
MADAME BERTRAND.
Que dites-vous, monsieur Duflos ? ma nièce est retrouvée ? N’est-ce point encore une fausse nouvelle ? Où est-elle ? où est-elle ?
DUPRÉ.
Chut ! madame, parlez bas ; elle est là qui repose.
MADAME BERTRAND.
Comment ! c’est ce coquin de Dupré, je crois !
DUFLOS.
Oui, vraiment, c’est ce scélérat ; il faut le faire pendre.
DUPRÉ.
Doucement, doucement donc, monsieur ; ne pendons personne, s’il vous plaît.
DUFLOS.
Comment, malheureux ! après avoir favorisé l’enlèvement de ma fille...
DUPRÉ.
Moi ! ah, monsieur, avez-vous pu me croire capable d’une pareille action ? non, monsieur, vous ne le croyez pas.
MADAME BERTRAND.
Nous ne le croyons pas !
DUPRÉ.
Non, vous ne le croyez pas. Ah ! que vous vous repentirez de ces odieux soupçons, quand vous saurez que c’est à moi, monsieur, que vous devez le retour de mademoiselle.
DUFLOS.
À toi !
DUPRÉ.
À moi, oui, monsieur, à moi. Je m’étais endormi tantôt, comme madame, pendant cette superbe histoire que vous racontiez. Je me réveille ; on avait enlevé mademoiselle ; je prends un cheval... j’arrive à cette poste, tout en nage. Demandez à cette fille, monsieur, avec quelle chaleur j’ai pris des renseignements sur le cher objet que vous poursuiviez.
SUZANNE.
Oui, oui, monsieur. Oh ! c’est bien vrai. C’est un garçon précieux, dont vous ne sauriez trop payer le zèle.
DUPRÉ.
Vous l’entendez, monsieur, je ne lui fais pas dire. Enfin, à une demi-lieue d’ici, j’entends un coup de pistolet, j’accours. Je vois la chaise arrêtée. C’était monsieur Mercour que le ciel envoyait au secours de mademoiselle. N’est-il pas vrai ?
MERCOUR.
Oui, monsieur, c’était moi-même. J’arrivais de Paris, où mes affaires m’avaient moins retenu que je ne comptais.
DUPRÉ.
À ma vue les lâches prennent la fuite ; mais il avait fait mordre la poussière au ravisseur. Vous savez bien ce prétendu vieillard, avec sa fausse jambe de bois ?
DUFLOS.
Oui.
DUPRÉ.
Vous ne le verrez plus ; il est mort.
DUFLOS.
Je ne m’étais pas trompé. C’étaient des brigands de la troupe de cette forêt.
DUPRÉ.
Oh, mon Dieu, oui ! Ils conduisaient mademoiselle dans leur caverne.
MADAME BERTRAND.
Vous êtes blessé, Mercour ?
MERCOUR.
Oh ! ce n’est rien, madame... Une légère blessure au bras... J’aurais donné ma vie de bon cœur pour pou voir vous rendre mademoiselle votre nièce...
DUFLOS.
Ah, Mercour ! quelle reconnaissance ne vous dois-je pas !... Et toi, mon cher Dupré... tiens, prends ma bourse.
DUPRÉ.
Fi donc, monsieur ! croyez-vous que ce soit l’intérêt qui me guide ? Je n’ai fait que mon devoir ; et si je prends, c’est uniquement pour ne pas vous désobliger.
SUZANNE.
Voici mademoiselle votre fille.
Scène XII
SUZANNE, DUFLOS, MERCOUR, DUPRÉ, ANGÉLIQUE, MADAME BERTRAND
DUFLOS.
Viens, viens, ma chère enfant, que je t’embrasse.
MADAME BERTRAND.
Ah ! ma chère nièce, que cet événement nous a causé de peines !
ANGÉLIQUE.
Daignerez-vous me pardonner, mon père ?
DUPRÉ, faisant des signes à Angélique.
Vous pardonner, mademoiselle ! vos chers parents se croient trop heureux de vous embrasser.
DUFLOS.
Assurément.
MADAME BERTRAND.
Sans doute.
ANGÉLIQUE.
Je ne vous cacherai pas que la répugnance invincible que je me sentais d’avance pour monsieur de Florvel...
DUFLOS.
Répugnance invincible... Vous l’entendez, ma sœur ; je n’aime guère votre monsieur de Florvel, au moins.
MADAME BERTRAND.
Ma foi, ni moi non plus.
DUFLOS.
Il dort, et nous allons partir.
MADAME BERTRAND.
Il faut respecter son sommeil.
DUFLOS.
C’est bien dit. Ma fille, Mercour vient de t’arracher des mains des brigands qui t’enlevaient ; et je ne crois pouvoir mieux faire que de donner ma fille à son libérateur.
ANGÉLIQUE.
Mercour, mon libérateur ! Eh ! mais, c’est lui qui m’a ravie !...
DUPRÉ.
Des mains des brigands... avec une intrépidité... Vous n’avez pas vu cela, mademoiselle, vous étiez évanouie.
Scène XIII
SUZANNE, DUFLOS, MERCOUR, DUPRÉ, ANGÉLIQUE, MADAME BERTRAND, MILORD et MILADY SPLIN, sortant de la chambre CHAMPAGNE, tout-à-fait ivre
CHAMPAGNE.
Écoutez donc, vous autres, pourriez-vous m’enseigner monsieur mon maître, s’il vous plaît ?
MILORD.
Ah ! te voilà, coquin !
MILADY.
D’où viens-tu, fripon ?
MILORD.
Je té avais commandé de l’empressement.
CHAMPAGNE.
Doucement, allons, bride en main, je vous en prie. Demandez sur toute la route si je ne vous ai pas fait préparer des chevaux magnifiques. Ce n’est pas ma faute à moi si vous n’arrivez pas assez vite pour les prendre.
DUPRÉ.
Non, monsieur, je vous garantis que ce n’est pas sa faute.
CHAMPAGNE, en montrant Suzanne.
Demandez à cette aimable enfant si je n’ai pas été obligé de vider deux bouteilles ici en vous attendant, et de partir, parce que vous ne veniez pas. Il m’en a fallu vider trois à la poste suivante ; mais, comme j’aurais été forcé d’en vider quatre à la poste d’après, j’ai pris le parti de retourner sur mes pas, par esprit de modération.
MILORD.
Demandé-moi comment il a pu se comporter dans son cheval.
MILADY.
Il est pleine de vin.
CHAMPAGNE.
Oh ! je suis revenu avec de bons enfants, une douzaine de postillons et de chevaux de renvoi, qui ont eu pour moi infiniment d’attentions.
DUPRÉ.
Une douzaine de chevaux ! Il y en aura pour tout le monde. Milord va prendre la route d’Angleterre ; nous, celle du château de M. Duflos ; et M. de Florvel, celle de Paris, quand il sera réveillé.
DUFLOS.
C’est entendu. Allons, viens, mon cher Mercour. Tu seras mon gendre ; et, Dieu merci, j’aurai quelqu’un qui m’écoutera, et qui ne dormira pas quand je conterai.
Vaudeville.
ANGÉLIQUE.
Ah ! dans une seule journée,
Que d’imprévus événements !
D’abord, je me trouve entraînée,
Malgré moi, loin de mes parents ;
Et puis, contre toute espérance,
Mon père vous donne ma main.
Mercour, j’en fais l’expérience,
L’amour fait voir bien du chemin.
DUPRÉ, à Mercour.
Vous épousez mademoiselle,
Vos vœux sont donc enfin remplis !
Voulez-vous d’un valet fidèle
Écouter encor les avis ?
Toujours en amour votre usage,
Monsieur, fut de marcher grand train ;
Mais, après votre mariage,
N’allez pas rester en chemin.
MILADY SPLIN.
Dites à moi quel homme étrange
A fait naître ces quiproquos.
Du soupé à nous il s’arrange,
Et nous prend encor nos chevaux.
Sans mentir, cet homme il possède
Le secret pour aller bon train.
Du bien des autres quand on s’aide,
On fait très vite son chemin.
SUZANNE, à Dupré
Vous n’étiez pas trop à votre aise
Lorsque je vous interrogeais ;
Mon cher, pour tromper une Anglaise,
Il faut au moins savoir l’anglais.
En vain vous vouliez me répondre,
Vous y perdiez votre latin.
Si vous allez jamais à Londres,
Apprenez l’anglais en chemin.
MERCOUR, au public.
J’entends un critique sévère
Sur cet ouvrage prendre feu ;
Aux règles la pièce est contraire,
Où donc est l’unité de lieu ?
Un argument de cette espèce
Ne me paraît pas bien malin ;
On court deux postes dans la pièce,
Ce n’est pas là trop de chemin.