Le Comte de Horn (Jacques-François ANCELOT)

Sous-titre : l'agiotage en 1720

Drame en trois actes.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Gaîté, le 4 juin 1836.

 

Personnages

 

LE COMTE ANTOINE DE HORN

LE CHEVALIER DE MORLAC

LE MARQUIS DE LA GALIFARDIÈRES

LE VICOMTE DE CANILLAC

JULIEN, officier du guet et cousin de Marie Verbois

LE PORTIER de la maison de Marie

LE CRIEUR de la Bourse

DURAND, ami de Morlac

ROBERT, vieux domestique du comte de Horn

LA MARQUISE D’ESPARBELLES

MARIE VERBOIS

MADAME ROQUILLARD, femme de charge de la marquise

DIVERS PERSONNAGES parlants

 

La scène se passe en 1720 ; le premier acte, chez la marquise d’Esparbelles ; le deuxième acte, dans une boutique ouvrant sur la rue Quincampoix ; le troisième acte, dans l’appartement de Marie Verbois.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente le salon de la marquise d’Esparbelles ; porte au fond ; portes latérales ; une cheminée d’un côté, une fenêtre de l’autre.

 

 

Scène première

 

DE CANILLAC, LA GALIFARDIÈRES, MORLAC, LA MARQUISE, GENS DE LA COUR groupés dans le salon, soit autour des tables de jeu, soit près de la fenêtre ou de la cheminée

 

Au lever du rideau, des tables de jeux sont dressées ; la marquise est assise sur une ottomane et parfile de la soie. Les hommes sont groupés dans le salon.

LA MARQUISE, à part.

Déjà trois heures !... et il n’a point paru !... Il a fallu dîner sans lui !...

Haut.

Eh bien ! chevalier de Morlac, vous ne jouez pas ?

MORLAC.

Voilà M. le marquis de la Galifardières qui m’a refusé une partie de lansquenet.

LA MARQUISE.

Oh ! il n’est pas si dupe que d’user son bonheur à vous gagner quelques pistoles ; il le garde pour les chances plus productives de la rue Quincampoix. 

LA GALIFARDIÈRES.

Moi, acheter des actions de la banque de Law !... ah ! bien oui !

CANILLAC.

À merveille, mon cher marquis... Il n’en est pas moins vrai que les plus belles affaires ont été faites par les capitalistes ; on les a vus doubler en quelques heures les sommes qu’ils avaient entre les mains. Il y a entre autres un courtier nommé Rabau ou Rateau, ou Ranteau qui, dit-on, accumule les millions pour une personne dont le nom est un mystère.

MORLAC.

Oui, j’ai entendu parler de cet homme : il n’est question que de lui dans la rue Quincampoix.

CANILLAC.

Au reste, mon cher marquis, vous avez peut-être raison de vous cacher, car des vols nombreux et même des assassinats ont été commis, dit-on, sur des porteurs d’actions de la Banque.

MORLAC.

Que voulez-vous ? la fortune est une femme, et il y a des gens qui, ne pouvant la séduire ou la captiver, se décident à la prendre de force.

CANILLAC.

Il faut que la crainte de ces gens-là soit bien puissante sur l’esprit de M. de la Galifardières, pour qu’il s’obstine à nous faire croire qu’il est pauvre !

LA GALIFANDIÈRES.

Pauvre ?... je n’ai pas dit cela... fi donc !... Oh ! je ne me plains pas de la fortune.

CANILLAC.

Je le crois bien, millionnaire dissimulé !

MORLAC.

La fortune ?... cela me rappelle un de ses enfants gâtés, notre cher Antoine !... Que peut-il faire ? pourquoi n’est-il pas ici ?

LA MARQUISE.

Il est singulier, en effet, que le comte de Horn n’ait pas paru de la journée.

CANILLAC.

Il se dérange ; depuis deux jours il ne joue plus.

LA MARQUISE, à Morlac.

Il me semblait, chevalier, que vous vous quittiez guère : comment ne savez-vous pas ce qu’il fait ?

MORLAC.

Il se cache de moi depuis quelque temps.

LA MARQUISE.

Est-ce possible ? après ce que vous avez fait pour lui ?

MORLAC.

C’était si naturel !...

LA GALIFARDIÈRES.

N’est-ce pas ce jeune gentilhomme qui loge ici, dans l’hôtel de Mme la marquise ?... Je ne le connais pas, moi.

LA MARQUISE.

En effet, il est arrivé d’Allemagne pendant le voyage que vous venez de faire : il loge chez moi parce que sa mère, ma parente éloignée, l’a désiré ainsi, et que les lettres qu’il m’apporta de sa part me demandaient en grâce de veiller moi-même sur ce cher enfant.

CANILLAC, souriant.

Et Mme la marquise s’est acquittée avec complaisance du délicat emploi de surveiller un enfant... de vingt-quatre ans.

LA MARQUISE, souriant.

Honni soit qui mal y pense, monsieur le vicomte !

LA GALIFARDIÈRES.

Il m’a paru que c’était un bien beau jeune homme.

MORLAC.

Et on ne peut plus aimable, quoiqu’il soit encore imbu de préjugés, hérissé de principes dont la sévérité n’est plus de notre temps, et armé d’un rigorisme tout-à-fait germanique.

CANILLAC.

Il s’en défera bientôt... il est à si bonne école !

LA MARQUISE.

Quoique ce soit sans doute à M. de Morlac que ceci s’adresse, c’est moi qui répondrai.

À la Galifardières.

Et, d’abord, vous saurez, marquis, que M. de Horn, fils d’un prince souverain d’Allemagne, qui a vaillamment combattu pour la France dans le temps des victoires du grand roi, a été envoyé ici par sa noble famille pour soutenir l’honneur de son nom et en augmenter l’éclat. Étranger à nos habitudes, qui ont un peu changé depuis l’époque où son père servait Louis XIV,  n’avait-il pas besoin qu’une femme de la cour vînt éclairer son ignorance ?

CANILLAC.

Eh ! mon Dieu, ai-je dit autre chose ?

LA MARQUISE.

Puis, ne lui fallait-il pas un ami pour le suivre dans ces folles parties où mon... amitié inquiète ne peut pourtant pas lui servir de guide ? Eh bien ! savez-vous jusqu’où M. le chevalier de Morlac a poussé le dévouement ? Antoine...

Se reprenant.

le comte de Horn s’était imprudemment engagé dans une querelle avec un duelliste de profession, réputé même comme peu loyal dans ces sortes d’affaires. Son ami,

À Morlac.

car personne ne mérite mieux ce titre que vous...

MORLAC.

Je m’en flatte.

LA MARQUISE.

Son ami va trouver ce dangereux adversaire, et avant l’heure du rendez-vous avec le comte, lui cherche querelle, se bat et le tue après avoir reçu. une blessure assez grave. Voilà, je pense, une de ces preuves d’amitié qui ne lais sent aucun doute, et qui ne sauraient être trop vantées.

MORLAC.

Votre bienveillance, madame, et l’attachement du comte m’ont récompensé.

LA MARQUISE.

Pouvait-il moins faire que de présenter un semblable ami à tout ce qui s’intéresse à lui, à tout ce qui tient à lui ?

CANILLAC.

Et les alliances de la famille de Horn sont telles que peu de princes en Europe lui sont étrangers : la femme du régent elle-même est au nombre de ses parentes.

MORLAC, à part.

Pardieu ! je le savais bien !

LA GALIFARDIÈRES.

Peste ! voilà un garçon bien placé dans le monde, et qui ne manquerait pas d’appui au besoin.

MORLAC.

C’est parfaitement juste.

À part.

Et j’y compte.

LA MARQUISE.

Mais, depuis quelques jours, M. de Horn sort sans cesse : il me trompe... Quand on l’interroge sur ce qu’il fait, il prend un air rêveur et réservé !... on croirait qu’il a un secret.

CANILLAC.

Hier il a refusé de venir avec nous en joyeuse partie.

MORLAC.

Il évite mes questions.

LA MARQUISE.

Il ne répond pas aux miennes.

LA GALIFARDIÈRES.

Eh ! mon Dieu, je parie que je devine, moi... Il est amoureux.

LA MARQUISE, à part.

Cela serait-il vrai ?

MORLAC, regardant la marquise.

Il en est bien capable.

CANILLAC.

Qu’il soit amoureux, c’est tout simple ! mais que l’amour l’éloigne de cette maison, voilà ce qui serait incroyable... Je ne comprendrais que celui qui pourrait l’y fixer.

LA MARQUISE, à part.

Il me console, je crois... suis-je donc trahie ?

Haut.

Allons, messieurs, c’est trop nous occuper de cela ! Monsieur de Canillac, une partie d’hombre avant de nous séparer...

 

 

Scène II

 

CANILLAC, LA GALIFARDIÈRES, LA MARQUISE, LE COMTE DE HORN, MORLAC

 

UN LAQUAIS, annonçant.

M. le comte de Horn.

DE HORN, d’un ton très gracieux.

Madame la marquise veut-elle me permettre de lui offrir mon hommage et aussi mes regrets.

LA MARQUISE, d’un ton colère.

Si tard !...

DE HORN.

Ne me punissez pas de mon malheur.

À la Galifardières.

Monsieur le marquis, je vous salue... Bonjour, Canillac !...

Tendant la main à Morlac.

Mon cher chevalier, il me tardait de te revoir. Et que fait-on là !. une partie de lansquenets, je crois... je parie de ce côté.

Il jette de l’or sur la table.

Canillac, tenez-vous ?

CANILLAC, se plaçant au jeu.

Très volontiers.

DE HORN.

Croiriez-vous que je viens d’être arrêté plus d’une heure à la même place, rue Saint-Martin, à l’extrémité de la rue Quincampoix ? Ma voiture ne pouvait ni avancer ni marcher, tant la foule était grande aux alentours !... Et pendant ce temps, mon cocher, du haut de son siège, négociait des billets d’état, malgré mes cris pour le faire reculer. Mon impatience s’augmentait encore de la honte que j’éprouvais en songeant qu’on pouvait me prendre pour un de ces avides agioteurs qui vont pâlir sur les chances incertaines qu’un charlatan s’amuse à leur montrer dans les brouillards du Mississipi.

LA GALIFARDIÈRES.

Chut ! monsieur le comte... ne parlez pas ainsi du contrôleur général des finances ! Le régent ne jure que par M. Law ; il ne voit et ne pense plus que par lui.

DE HORN.

Et n’en ai-je pas moi-même fait reproche à son altesse ?... Grâce à ce maudit Écossais, toutes les têtes sont à l’en vers : on n’entend parler que de calculs, de prêts et d’intérêts. Ce matin, Lafleur, en m’accommodant, comptait qu’avant un mois il serait millionnaire, et Dieu sait de quel air ma toilette eût été faite, si je ne l’avais menacé de ne pas lui payer ses gages ! Hier, au bal, la duchesse de Chaulnes s’occupait de traités à primes et de fins de mois avec son amant ; et la marquise de Lessanges plaide en séparation avec son mari, parce qu’il veut l’empêcher d’aller agioter dans la rue Quincampoix. Ah ! mon père, qui servait en France, il y a trente ans, me disait : « Antoine, tu iras aussi dans ce noble pays ; tu verras la cour, la ville, les grands, les poètes, les artistes, les soldats, et partout tu entendras un mot magique pour lequel on pâlit sur les livres, on veille, on travaille, on risque jusqu’à sa vie... ce mot qui anime tout c’est la gloire. » Mon père se trompait, ou tout est changé ; car en France mainte nant, le seul mot magique, c’est l’argent.

CANILLAC, à la table de jeu.

J’ai gagné le vôtre, monsieur le comte.

DE HORN, jetant de l’or sur le tapis.

Ma revanche.

MORLAC.

Vous avez l’air, vraiment, de traiter l’argent en ennemi.

DE HORN, souriant.

Non pas, certes !... l’argent est un bon serviteur, mais c’est un mauvais maître.

LA MARQUISE, à demi-voix à de Horn.

Daignerez-vous justifier votre absence ?

DE HORN, très haut.

Le régent m’avait donné rendez-vous ce matin pour affaires.

CANILLAC, riant.

Pour affaires ?

LA GALIFARDIÈRES.

Pour vous convertir au système, peut-être, en vous l’expliquant ?

DE HORN.

L’expliquer ? pardieu ! c’est assez clair, et votre damné d’Écossais n’a rien inventé ! Bien avant lui, j’en suis sûr, tous ces messieurs qui m’écoutent ont fait des billets qu’ils n’ont pas payés... voilà tout le système !

Tout le monde rit.

MORLAC.

S’il en est ainsi, j’aurais bien des droits à être nominé contrôleur général.

CANILLAC.

Et moi donc ?...

LA MARQUISE, bas à de Horn.

Se pourrait-il qu’une femme vous occupât, comme on le dit ?

DE HORN, bas à la marquise.

Quelle idée !...

Haut.

Cette fois, je crois que vous perdrez, Canillac.

CANILLAC.

Je ne désespère pas encore, j’ai douze !... Et, d’ailleurs, vous savez le proverbe ? Heureux en amour, malheureux au jeu.

LA GALIFARDIÈRES.

C’est vrai !

DE HORN.

Qu’en savez-vous ?

LA MARQUISE, bas à de Horn.

Tout le monde déjà vous sait infidèle !... mon cœur, ma fierté, vous osez tout blesser.

DE HORN, bas.

Prenez donc garde.

LA GALIFARDIÈRES.

Vous avez perdu ! 

DE HORN.

Vraiment ! je double mon jeu.

Il jette encore de l’argent sur la table.

CANILLAC.

Je tiens tout !

LA MARQUISE, bas au comte.

Vous me direz où vous allez mystérieusement tous les jours.

DE HORN, bas.

Vous vous inquiétez à tort.

LA MARQUISE, bas à de Horn.

Rue Saint-Martin !... Je le sais !... quelque choix ignoble ?...

DE HORN, bas, avec impatience.

Madame !

CANILLAC.

J’ai encore gagné.

DE HORN.

J’avais bien fait de renoncer au jeu.

MORLAC.

La fortune est une maîtresse capricieuse.

DE HORN, riant.

Avec celle-là, du moins, on est dispensé des explications.

LA MARQUISE, bas.

Ah ! c’en est trop, monsieur !...

Elle va se rasseoir avec dépit.

MORLAC, s’approchant d’elle.

Vous semblez fatiguée, madame ?... Il est temps que nous cessions le jeu.

Bas.

J’interrogerai le comte, et vous saurez tout.

LA GALIFARDIÈRES.

Monsieur de Morlac a raison : nous allons prendre congé de madame la marquise.

LA MARQUISE.

Soit !... mais je vous attends tous à souper.

CANILLAC.

Nous acceptons.

Tout le monde fait un signe d’assentiment.

MORLAC, à de Horn.

Vous êtes encore malheureux, mon ami.

LA MARQUISE, sonnant et d’un ton aigre.

C’est que monsieur le comte use tout son bonheur en d’autres lieux : ici, il n’en reste plus.

DE HORN.

Qui pourrait croire cela quand vous y êtes ?

LA MARQUISE, aux conviés.

Ainsi donc, messieurs, à tantôt ?...

CANILLAC.

Trop heureux, madame, de nous rendre à vos ordres.

Tout le monde sort, excepté de Horn, Morlac et la marquise. Des domestiques enlèvent les tables de jeu.

 

 

Scène III

 

MADAME ROQUILLARD, LA MARQUISE, DE HORN, MORLAC

 

De Horn et Morlac causent bas d’un côté du théâtre ; Mme Roquillard vient, de l’autre côté, parler à la marquise.

MADAME ROQUILLARD.

Madame la marquise a sonné ?

LA MARQUISE.

Ah ! vous voilà... C’est heureux !... je vous demande depuis le matin.

MADAME ROQUILLARD, à demi-voix.

Madame la marquise ne se souvient-elle plus qu’elle m’a ordonné d’aller chercher Marie Verbois ?

LA MARQUISE.

Sans doute !...mais il me semble...

MADAME ROQUILLARD.

Que j’ai été longtemps ? j’en conviens ! Que voulez-vous, ma dame ? Il se peut qu’on ait des affaires...

LA MARQUISE.

Des affaires, vous ?

MADAME ROQUILLARD.

Je sais bien qu’autrefois, ça ne nous était pas permis, à nous autres petites gens ; mais, patience ! les temps sont changés !... Et que sait-on ? si avant peu je me faisais servir au lieu de servir les autres ?

LA MARQUISE.

Que voulez-vous dire ?

MADAME ROQUILLARD.

Ne serait-ce pas juste ?... Ça été si longtemps mon tour...

Baissant la voix.

Au reste, j’ai fait encore, en attendant, la commission de madame la marquise, et Marie Verbois sera ici dans la matinée.

LA MARQUISE.

C’est bien ! vous allez me suivre.

MADAME ROQUILLARD, à elle-même.

Oh ! le temps viendra où je me ferai suivre aussi, moi !...

LA MARQUISE.

À ce soir, messieurs, je compte sur vous.

La marquise entre chez elle suivie de Mme Roquillard.

 

 

Scène IV

 

DE HORN, MORLAC

 

DE HORN, à part.

Allons ! je gage que je vais subir un interrogatoire.

MORLAC.

En vérité, mon cher comte, je ne vous reconnais plus.

DE HORN, à part.

Qu’est-ce que je disais ? voilà le début obligé !.....

Haut.

Écoute, mon cher Morlac, je te vois venir !... tu vas épuiser toute ton adresse pour deviner mes secrets ? eh bien ! j’aime cent fois mieux t’épargner cette peine !... voyons, parle, questionne, mais vite ! car je suis pressé, très pressé.

MORLAC.

À merveille ! je me trouve dispensé des détours, et je vais droit au fait !... Vous êtes allé aujourd’hui rue Saint-Martin, vous y allez tous les jours ?... vous agiotez en secret...

DE HORN.

Agioter ?... moi !... le comte de Horn !... oubliez-vous donc qui je suis ?

MORLAC.

Un prince plein de fierté, mais qui pourrait, comme tant d’autres, avoir besoin d’argent. Or donc, vous allez tous les jours dans un lieu où ne loge personne de votre connaissance, où ne vont point les gens comme il faut, sans de bonnes raisons : on doit en conclure...

DE HORN.

Quoi ?

MORLAC.

Ou que vous y faites quelques mauvaises affaires, et c’est mal de ne pas dire vos chagrins à votre ami, ou que vous allez у faire l’amour, et c’est mal encore de ne pas lui dire votre bonheur.

DE HORN, lui prenant la main.

Eh bien ! oui, tu sauras tout.

MORLAC

Ah ! enfin !...

DE HORN.

Écoute, mais ne va pas rire ; car c’est tout-à-fait sérieux.

MORLAC.

Oui, vraiment ! c’est toujours sérieux pendant la première quinzaine.

DE HORN.

Il y a un mois, je galopais sur le boulevard ; une pauvre vieille femme, effrayée de la rapidité de ma course, se jeta d’elle-même sous les pieds de mon cheval ; elle fut grièvement blessée. Je la fis porter dans le logement qu’elle indiqua comme sa demeure, à l’extrémité de la rue Saint-Martin : je sortais de l’honnête maison de jeu où j’ai fait ta connaissance, il ne me restait pas un écu. Le lendemain, de bonne heure, j’allai porter quelques pistoles à cette malheureuse, je le devais !... ce pendant, avant de franchir un escalier sombre et sale, je m’informai de son état ; des voisins répondirent en répétant tous un même nom ; Marie ! Oh ! monsieur, disait une femme, elle serait morte cette nuit de ses blessures ; mais Marie est venue, elle l’a soignée, secourue, sa voix lui a donné du courage !... Je crois bien, reprit un homme, quand Marie est là, le mal s’en va, et la mort ne peut venir !... J’écoutais !... une femme, dont la taille élégante et les mouvements gracieux firent battre mon cœur, s’élança de l’escalier... C’est elle ! dirent toutes les voix... et je ne sais quel respect, quel amour presque religieux parut sur toutes les figures !... Morlac, écoute, et surtout ne ris pas !... il y a, vois-tu, quelque chose d’indéfinissable là dedans... cette femme, je ne l’avais pas encore vue, que déjà j’en étais amoureux.

MORLAC, souriant.

Rien n’y manque !...

DE HORN.

Mais je l’ai vue, mon ami !... et elle est belle comme un ange !

MORLAC.

C’est heureux !... quelque princesse déguisée, sans doute ?

DE HORN.

Tu ris ?... tu ne sauras plus rien.

MORLAC.

Par exemple !... moi, rire d’une chose si grave !...

DE HORN.

Au reste, puisque j’ai commencé...

MORLAC.

Et que vous avez aussi bonne envie de parler que moi d’entendre.

DE HORN.

C’est possible, car depuis un mois je ne pense qu’à cela, et je n’en parle jamais.

MORLAC.

C’est pour en étouffer.

DE HORN.

Oui, Morlac, depuis un mois, chaque jour je l’ai revue près du lit de cette femme malade, et cette pauvre maison, où je la retrouvais, valait mieux pour moi que le Louvre et le palais du Régent. Dans cet amour, qui est né près des souffrances d’un être malheureux, qui s’est accru au milieu des soins d’une pitié touchante, il y a quelque chose de puissant et de profond !... Cette femme que j’ai su si bonne avant de la savoir si belle, tu ne soupçonnes pas combien sa gaîté est naturelle et vive : c’est la joie d’un cœur honnête et pur !... Ah ! je n’avais jamais aimé : pour la première fois de ma vie, j’aime ! j’aime avec passion, Morlac !... Cette femme sera à moi !... quelle qu’elle soit, je ne puis vivre sans elle.

MORLAC.

Ignorez-vous donc encore son nom, son rang, sa fortune ?

DE HORN.

Son nom ?... Marie Verbois.

MORLAC cherchant.

Marie Verbois !... parfaitement inconnu.

DE HORN.

Elle est peu riche, et d’une naissance commune ; mais libre et maîtresse d’elle-même : voilà ce qu’elle m’a souvent répété. Pourtant je ne sais pour quoi je me suis imaginé qu’il y avait un certain mystère...

MORLAC.

C’est cela... du mystérieux, de l’impossible !... Mon cher comte, on vous traite en enfant.

DE HORN.

Que veux-tu dire ?

MORLAC.

À votre âge, le mystère semble toujours cacher quelque noble merveille ; au mien, on sait qu’il ne cache jamais que quelques sales intrigues.

DE HORN.

Ah ! si tu avais vu Marie ?...

MORLAC.

Je vous dis qu’on veut attraper un prince.

DE HORN.

Un prince ?... quelle erreur ! Marie ne me connaît que comme un pauvre cadet sans héritage.

MORLAC.

Allons ! le roman est complet !... vous voulez être aimé pour vous-même ?... nous connaissons cela.

DE HORN.

Et elle m’aime, mon ami !... elle ne l’avouait pas, mais elle rougissait quand j’arrivais, et je la voyais pâlir quand je voulais m’éloigner ! sans en être convenus, nous venions chaque jour à la même heure !... Ah ! ce n’est point là ce frivole amour dont on parle sans cesse dans monde : celui de Marie est au fond de son âme, il s’échappe et ne se dit pas.

MORLAC.

Définitivement je vois que c’est sérieux !... Et la marquise ?

DE HORN, sans l’écouter.

Marie m’aime, et je ne puis obtenir de la voir chez elle !... elle refuse, et m’a fait jurer de ne pas la suivre... pourquoi cela ? je l’ignore, et me perds en conjectures.

MORLAC.

Et la marquise ?

DE HORN, sans l’écouter.

Aujourd’hui même il faudra que j’apprenne enfin qui elle est.

MORLAC, lui saisissant la main, et parlant très haut.

Et la marquise ?

DE HORN, avec impatience.

Eh bien ! la marquise ?...

MORLAC.

Mais... vous l’aimiez ?

DE HORN.

Moi ?... ah ! tiens, Morlac, toute autre idée que celle qui m’occupe sans cesse s’était effacée de mon esprit ; mais tu as raison... la marquise... Il faut en finir.

Il sonne.

 

 

Scène V

 

DE HORN, ROBERT, MORLAC

 

DE HORN.

Ah bon ! c’est toi, mon vieux Robert ?

ROBERT, à part.

Encore ce maudit homme ?

DE HORN.

Écoute, il faut que dans deux heures, tu n’aies trouvé un hôtel tout meublé, riche, élégant, dans le plus beau quartier.

MORLAC.

Vous quittez cette maison ?

DE HORN.

Je n’y puis plus rester ; la surveillance de la marquise m’excède ; et d’ailleurs je n’y suis point convenablement à mon rang.

MORLAC, à part.

Fastueux et vain !... À merveille !

DE HORN, à Robert.

De plus, la marquise m’avait avancé mille louis ; il me les faut à l’instant. Je dois bien encore quelques milliers de pistoles ici ; mais tu me donneras d’abord les mille louis.

ROBERT, effaré.

Mille louis, monseigneur ? il ne vous faut que mille louis ?

DE HORN.

Pardieu, j’en dois bien d’autres ! L’argent va vite dans ce pays ; mais c’est là le plus pressé... Ah ça, qu’as-tu donc ? quelle figure tu fais ?

ROBERT, à part.

S’il était seul encore ?

DE HORN.

Est-ce que tu te trouves mal, mon pauvre Robert ?...

À Morlac.

Ah ! c’est que la vie que nous menons ici est autre chose que celle du palais de mon père !... Ce bon Robert, qui a vieilli à le notre service, et qui m’a vu naître, je ne l’ai peut-être pas assez ménagé !... Écoute, mon vieil ami, encore une journée de fatigue, puis nous aurons une vie plus calme.

ROBERT, à part.

Un si bon maître !...

DE HORN.

Aussi, tu en fais plus qu’il ne faut !

À Morlac.

Croirait-on que plus d’une fois je l’ai trouvé seul, au milieu de la nuit, attendant ma sortie à la porte de quelqu’une de ces maisons où le jeu et la folie nous retenaient à des heures indues, et où j’étais entré mystérieusement ? En bien, en secret, il veillait sur moi.

ROBERT.

C’était mon devoir, je l’avais promis à la princesse votre mère.

DE HORN, à Morlac, en riant.

Oh ! tu n’imagines pas l’idée qu’on se fait de Paris en pays étranger, et surtout dans une petite ville d’Allemagne !... Paris est un lieu de perdition ; l’âme et le corps y sont également en danger. 

ROBERT.

Dieu veuille qu’on n’ait pas raison dans les petites villes d’Allemagne !...

MORLAC.

Et pourquoi ? parce que nous savons mettre du prix à toutes les heures de la vie, et les passer joyeusement ? comme si le but, en ce monde, n’était pas le bonheur... autant que possible.

DE HORN.

Oui, oui, que la vie soit joyeuse.

ROBERT.

La joie est chère à Paris.

DE HORN.

Mais enfin, d’où vient ton air consterné ? qu’as-tu donc ?

MORLAC.

Pardieu ! je devine... Les fonds manquent.

DE HORN.

Comment ?

ROBERT.

Puisque monsieur l’a dit, et que d’ailleurs il sait où en a passé une bonne partie, je peux l’avouer.

DE HORN, riant.

Tu n’as plus d’argent ? et voilà la cause de la drôle de mine que tu fais ?... Eh bien ! Robert, va chez mon banquier.

ROBERT.

J’y suis déjà allé bien souvent.

DE HORN.

Retournes-y.

ROBERT.

Et si le crédit qui nous était ouvert se trouvait épuisé ?

DE HORN.

Ah diable !... il me faut de l’argent, pourtant !... il m’en faut, et tout de suite !... le comte de Horn ne peut pas vivre à Paris comme un cadet de Gascogne, ni laisser son cœur et sa personne en gage chez la marquise d’Esparbelles pour mille malheureux louis !

ROBERT, bas à de Horn.

Hélas ! pas mille louis ! pas mille sous !... rien !... Et je dois déjà... beaucoup.

DE HORN, haut.

Pourquoi n’as-tu pas écrit à ma famille ?

ROBERT.

J’ai écrit, on a envoyé... mais tout est dissipé.

DE HORN, riant aux éclats, mais d’un air contraint.

Ah ! ah ! ah ! voilà qui est drôle !... pas d’argent !... Et d’ici à ce que j’aie des nouvelles de ma mère...

MORLAC, à part.

Il rit, mais à contrecœur !... C’est bien !

DE HORN, d’un ton plus grave.

Ah ça, le secret, au moins !... que dirait-on ?... Et toi, Morlac, apprends-moi ce qu’on fait ici quand on veut de l’argent ?... tu dois savoir cela ?

MORLAC.

Parfaitement !... On va chez un usurier ; on reconnaît lui en devoir beaucoup, et il vous en donné un peu.

DE HORN.

Mais c’est beaucoup qu’il me faut.

ROBERT, soupirant.

Mon Dieu ! mon Dieu !...

MORLAC.

Ce bon Robert se tourmente.

ROBERT.

Il me semble qu’il y a de quoi.

MORLAC.

La chose est pourtant toute naturelle. Sans doute, en vous envoyant ici, l’on vous a dit : Vous aurez à soutenir l’éclat de votre illustre maison !... Eh bien, il n’y a pas de guerre, vous ne pouvez pas vous battre... Comment se distinguer ? Il y a des gens qui écrivent pour cela, mais ce n’est point le lot d’un gentilhomme ! Reste donc, pour se faire remarquer, un seul moyen, le luxe et la magnificence ! Vous laisserez-vous éclipser par un traitant ? Avec cela, ces parvenus qui ont fait fortune dans les dernières affaires ont à chaque instant l’air de dire : Vous êtes noble, vous avez du talent, du mérite, c’est moins que rien !... moi, j’ai de l’argent, et c’est tout !

DE HORN.

Oui, se voir humilié, méprisé... cela ne se peut.

ROBERT.

Non, cela ne se peut... Et dire que je n’ai rien !

MORLAC, à part.

Il y viendra !

DE HORN.

Je commence vraiment à m’inquiéter !...

MORLAC.

Ne suis-je pas votre ami ?

DE HORN, lui serrant la main.

Cher Morlac !... Mais tu n’es pas riche, toi.

MORLAC.

Riche ? bah ! les uns le sont en argent, les autres en moyens d’en acquérir.

DE HORN.

En acquérir ?... comment ?

MORLAC.

Quand l’argent est tout, il faut tout faire pour avoir de l’argent.

DE HORN.

Rien pourtant qui compromette l’honneur de la famille.

MORLAC.

Qui parle de cela ?... Quoiqu’à vrai dire l’honneur de la famille est certes une belle chose ; mais on ne paie avec cela ni son tailleur, ni son sellier.

DE HORN, riant.

C’est vrai.

ROBERT, à part.

Ce diable d’homme vous dit des choses...

MORLAC.

Vous connaissez le proverbe : L’argent des sots est le patrimoine des gens d’esprit ! et, de tout temps, les proverbes ont été la sagesse des nations.

ROBERT.

Voilà une singulière sagesse !

DE HORN.

Tout cela est bon pour plaisanter, mais...

MORLAC, vivement.

Mais M. le comte de Horn aime mieux rester chez la marquise, se courber sous les obligations qu’il a contractées envers elle, se passer d’argent, et peut-être voir ses créanciers se saisir de sa personne...

DE HORN.

Non, parbleu ! non pas !... je ne puis supporter une pareille idée !

MORLAC.

Au lieu de s’en rapporter à mon expérience pour quelques affaires devant lesquelles aucun de nos plus fiers gentilshommes n’a jamais reculé.

DE HORN.

Que veux-tu dire ?

MORLAC.

Oh ! nous en reparlerons plus tard.

DE HORN.

Mais plus tard...

MORLAC.

Ah ! oui, je comprends, il faut aviser au plus pressé ?... Puis-je compter sur votre confiance.

DE HORN.

En doutes-tu ?

MORLAC.

Eh bien ! j’ai des amis, j’aurai recours à eux, et avant deux heures, je l’espère, la somme dont vous avez besoin sera entre vos mains.

DE HORN.

Cher Morlac !... que ne te devrai-je pas ! Quel bonheur pour moi de t’avoir rencontré !

ROBERT, à part.

Malgré moi ce bonheur-là m’inquiète.

MORLAC, qui remarque l’air défiant de Robert.

Oui, je crois que c’est un bonheur !... car savez-vous bien, Robert, que Paris est plein de gens qui pourraient abuser de la situation de votre maître, le tromper, l’entrainer...

ROBERT.

C’est ce que je pensais.

MORLAC.

Tandis que moi, c’est par pur dévouement...

DE HORN.

Je le sais, et j’accepte tes offres !... mais je m’acquitterai bientôt ; je vais écrire à ma mère, et nul doute...

MORLAC.

Venez donc, nous n’avons pas un moment à perdre. Robert, soyez convaincu que moi seul je peux sauver votre maître.

 

 

Scène VI

 

ROBERT, seul, puis LA MARQUISE

 

ROBERT.

Lui seul !... lui seul !... voilà un ami bien obligeant !... mais je ne sais pourquoi je trouve dans sa figure quelque chose qui m’effraie !... Si je pouvais parvenir à procurer à mon maître ce qu’il lui faut sans qu’il eût obligation à cet homme ?... Ah ! j’entends la marquise : éloignons-nous, si je ne veux pas subir ses questions comme à l’ordinaire.

Il fait quelques pas pour sortir.

LA MARQUISE, entrant.

Robert !

ROBERT, à part.

Elle m’a vu !

LA MARQUISE.

Restez.

ROBERT.

Mon maître m’attend, madame la marquise.

LA MARQUISE.

Il attendra.

ROBERT.

Mais...

LA MARQUISE.

Où va-t-il tous les jours ?

ROBERT.

Je ne sais pas.

LA MARQUISE.

Moi, je le sais.

ROBERT.

Alors, si madame la marquise voulait avoir la bonté de me le dire ?

LA MARQUISE.

Il va chez une femme.

ROBERT.

Cela pourrait bien être.

LA MARQUISE.

Il faut le suivre, savoir au juste le nom, la demeure de cette femme : c’est quelque fille de rien, quelque intrigante !... s’il est nécessaire, nous la ferons disparaître.

ROBERT.

Comment ?

LA MARQUISE.

Rien de plus facile !... Il compromet son rang, et, pour lui, pour sa mère qui est ma parente, je ne dois pas le souffrir. Le comte est d’un caractère faible, romanesque, dont on peut abuser aisément...

ROBERT.

C’est possible.

LA MARQUISE.

Et si je vous dis cela, Robert, c’est parce que je connais votre dévouement à votre maître, et que moi seule...

ROBERT, à part.

Allons ! voilà que c’est elle seule à présent... elle dit comme l’autre.

LA MARQUISE.

À Paris, il y a tout à craindre pour un jeune homme tel que le comte.

ROBERT.

Ils n’ont tous que cela à dire ! que diable avait-on besoin de nous envoyer dans ce Paris ?

LA MARQUISE.

Si vous voulez me seconder, mon amitié pour le comte le préservera de tous les périls.

ROBERT, à part.

Et ne pas savoir positivement de qui il faut se défier !

 

 

Scène VII

 

ROBERT, LA MARQUISE, MADAME ROQUILLARD

 

MADAME ROQUILLARD.

Madame la marquise n’est pas seule ?

LA MARQUISE.

Entrez !

À Robert.

Laissez-nous, Robert, et n’oubliez pas ce que je viens de vous dire.

ROBERT, en sortant.

J’en reviens toujours là !... pourquoi diable nous envoyer dans ce Paris ?

LA MARQUISE.

Eh bien ?

MADAME ROQUILLARD.

Elle est là.

LA MARQUISE.

Qui ?

MADAME ROQUILLARD.

Marie Verbois.

LA MARQUISE.

Ah ! oui, la vieille usurière.

MADAME ROQUILLARD.

Comment, vieille ?... vingt ans ! et jolie !... ah !...

LA MARQUISE.

Ah ça ! mais ne vous êtes-vous pas trompée ?

MADAME ROQUILLARD.

Oh ! bien ! oui trompée !... elle est trop connue dans son quartier.

LA MARQUISE.

Au reste, vieille ou jeune, qu’importe ? l’essentiel est qu’elle soit venue ! j’ai besoin d’elle, et avec quelques paroles j’espère arriver à mes fins : les petites gens se laissent facilement séduire par nous autres gens de la cour.

MADAME ROQUILLARD, à part.

Les petites gens... Ah ! patience !...

LA MARQUISE.

Que faites-vous donc là ?... dites à cette femme d’entrer.

 

 

Scène VIII

 

LA MARQUISE seule, puis MARIE VERBOIS, MADAME ROQUILLARD

 

LA MARQUISE.

Oui, j’y suis réduite ! Quelle existence que la mienne !... l’apparence de la richesse, et des embarras d’argent qui augmentent tous les jours !... je pourrais presque dire aussi l’apparence de l’amour, et sans cesse la crainte, l’inquiétude, la jalousie !... mais je l’emporterai !... cette obscure fantaisie qui occupe Antoine ne peut durer : des amours rue Saint-Martin ! lui, si élégant, si habitué au luxe, si vain !... Oh ! non, je le retiendrai !... je se rai la plus brillante, la plus fêtée des femmes de la cour, et le comte ne pourra en aimer une autre !... Voici quelqu’un, c’est sans doute...

MADAME ROQUILLARD, annonçant.

Mlle Marie Verbois.

LA MARQUISE.

Venez, mademoiselle !...

MARIE.

J’ai l’honneur de saluer madame la marquise.

LA MARQUISE, à part.

En effet, jeune et jolie.

À Mme Roquillard.

Approchez donc un siège.

Mme Roquillard approche des sièges et se retire.

Asseyez-vous : nous avons à causer.

MARIE.

Tant que vous voudrez, madame ; mais, je l’avoue, je ne puis deviner ce qui me procure l’honneur de cette entrevue.

LA MARQUISE.

Oh ! il faudra reprendre d’un peu haut pour vous expliquer ma situation vis-à-vis de vous !... et d’abord c’est bien mademoiselle Marie Verbois ?

MARIE, souriant.

Pas tout-à-fait, madame !... Marie est mon nom de fille, et Verbois le nom que portait mon mari.

LA MARQUISE.

Votre mari ?...

MARIE.

Oui, madame !... je suis veuve depuis deux ans.

LA MARQUISE.

Ah !... et riche ?...

Marie la regarde sans répondre.

C’est d’affaires d’intérêt que nous avons à parler, et ce que ma question peut avoir d’indiscret doit s’excuser.

MARIE.

Et riche, madame.

LA MARQUISE, souriant.

Riche, jolie et veuve !... savez-vous que le sort vous a bien partagée ?

MARIE, souriant.

Et il m’a donné mieux que cela ! une gaîté, une folle joie d’enfant qui m’a soutenue dans mes chagrins ; car moi aussi j’ai eu ma part de malheurs.

LA MARQUISE.

Vous ?... comment cela ?

MARIE.

Oh ! madame, quelque plaisir qu’on éprouve, dit-on, à parler de soi, je ne voudrais pas vous ennuyer de l’histoire de ma vie, qui, du reste, est bien simple.

LA MARQUISE.

M’ennuyer ? non ! parlez, je vous en prie : il est peut-être utile que je la connaisse.

MARIE.

J’obéis donc, puisque vous l’exigez. À quinze ans mon père me maria à un vieillard qui ne pensait qu’à amasser de l’argent, et mon pauvre cousin Julien manqua en mourir de chagrin.

LA MARQUISE.

Ah ! il y a un cousin ?

MARIE, souriant.

Certainement il y a un cousin... qui même est devenu officier du guet.

LA MARQUISE.

Je comprends : maintenant avec le riche héritage on va épouser le cousin ?

MARIE, soupirant.

Eh ! mon Dieu ! non.

LA MARQUISE.

Pourquoi cela ?

MARIE.

Parce que le pauvre Julien a toujours du malheur. Aujourd’hui j’en aime un autre.

LA MARQUISE.

Ah ! ah !

MARIE.

Mais vraiment je ne sais pour quoi je dis tout cela à madame la marquise.

LA MARQUISE.

Continuez ! je vous répète que je suis bien aise d’être instruite de ce qui vous concerne, de connaître vos idées, vos affaires, quand ce ne serait que pour savoir si vous pourrez prendre quelque intérêt aux miennes.

MARIE.

Moi !... et comment y pourrais je quelque chose ?

LA MARQUISE.

Écoutez !... vous venez de dire que vous aimez quelqu’un... et sûrement vous en êtes aimée ?

MARIE.

Je crois qu’oui...

LA MARQUISE.

Et sûrement vous l’épouserez... s’il vous convient ?

MARIE.

Je l’espère !. Il est noble... mais pauvre, et...

LA MARQUISE.

Vous êtes riche, vous !... L’argent efface toutes les distances.

MARIE, avec joie.

Vous croyez, madame ?

LA MARQUISE.

J’en suis sûre... Et votre opulence est donc considérable ?

MARIE.

Mon père a passé soixante ans à gagner de l’argent. Son commerce a commencé dans une simple boutique de la rue Quincampoix, et s’est étendu au loin... Moi, dans mon enfance, je ne comprenais pas comment on pouvait mettre du prix à amasser ainsi des trésors, et je l’ai maudit cet argent, qui m’ôtait la tendresse de mon père, et le rendit cruel eu le forçant de m’unir à son vieil ami, qui, comme lui, ne connaissait qu’un but à la vie... entasser des richesses !... Puis, un jour, je me trouvai seule, à vingt ans, avec des sommes énormes, que l’intelligence et la probité d’un homme d’affaires augmentent à chaque instant. Alors, moi, habituée à la solitude et à la simplicité, je cherchai quel plaisir pouvait offrir cet or qu’on poursuit avec tant d’avidité : j’en portai aux pauvres, je payai pour soigner des malades ; je secourus les malheureux, et j’appris ainsi que l’or pouvait servir au bonheur des autres. Mais je rencontrai un homme... lui, madame !... si jeune, si beau, si aimable... et de ce moment, je compris que cet or pouvait aussi servir à mon bonheur.

LA MARQUISE, à part.

En vérité, elle est charmante, et son cœur est si bon que je peux tout lui confier.

MARIE.

Mais vous disiez, madame la marquise, que je pouvais vous être utile.

LA MARQUISE.

Oui !... votre père et votre mari aimaient l’argent pour le garder !... Mon père et mon mari l’aimaient aussi beaucoup, mais pour le dépenser !... Et moi, j’ai fait comme mon père et comme mon mari !... Vous allez être heureuse près de l’homme qui vous est cher ; moi, je suis exposée à perdre celui que j’aime !... Vous me comprendrez, vous qui aimez !

MARIE.

Mais, comment cela ?

LA MARQUISE.

Des embarras successifs ont livré à des usuriers des billets dont le paiement, devenu exigible, entraînerait ma ruine. Dépouillée de tout, forcée de quitter la cour où vit celui que j’aime, je le perdrais sans retour !... Eli bien ! la plus grande partie de ces créances est entre vos mains.

MARIE.

Entre mes mains !...

LA MARQUISE.

Ou entre les mains de votre homme d’affaires. Je sais qu’il doit en poursuivre le remboursement... Ce sera me ruiner, madame, et me réduire au désespoir.

MARIE.

Au désespoir !... vous ruiner !... moi... pour un peu de cet argent, dont je ne sais que faire ?...

LA MARQUISE.

Voilà pourquoi j’ai désiré vous parler !... Consentiriez-vous à attendre ?

MARIE, se levant.

Si je consens !... Permettez, madame !... je vais écrire un mot : vous allez voir !...

Elle se place à la table et écrit.

LA MARQUISE, sur le devant.

Ah ! c’est une noble femme !... Il est vrai que ces gens-là ont si peu besoin d’argent !

MARIE, se levant après avoir écrit.

Voulez vous envoyer ceci à M. Rambeau ? n’est-ce pas le nom de l’homme qui vous poursuit ?

LA MARQUISE.

Oui, vraiment.

Elle sonne.

MARIE.

Si vous le voulez bien, je vais attendre ici les papiers que je le prie de m’en voyer à l’instant, et vous verrez, madame.

LA MARQUISE, à un domestique qui entre.

Portez cela tout de suite à l’adresse indiquée.

Il sort emportant la lettre. À Marie.

Vous savez que ce sont des sommes considérables ?

MARIE.

Qu’importe ?... il m’aimera mieux avec un peu d’argent de moins et une bonne action de plus.

LA MARQUISE.

Oh ! oui, sans doute, il vous aimera... vous, si bonne, si jolie !...

MARIE.

Que je suis heureuse de vous entendre dire cela !... Mes beaux projets d’avenir ne sont donc point un rêve ?... D’une famille noble et pauvre, celui que j’aime pourra me devoir cet éclat du luxe et de l’élégance qui me paraît si brillant aujourd’hui ! Si vous saviez, madame !... moi, j’habite encore la maison simple et triste ou habitait mon père, et où je n’ai jamais voulu le recevoir, lui qui semble né pour vivre dans des palais !... Depuis que je l’aime, mes habitudes modestes, ma naïve ignorance me font presque rougir !... Oh ! si en échange de ce que j’aurai tant de plaisir à faire pour vous, vous vouliez m’apprendre, vous, madame, comment on peut faire servir la richesse à plaire davantage, et m’enseigner à réunir autour de moi tout ce qui peut le rendre heureux ?...

LA MARQUISE, souriant.

Très volontiers, et c’est bien le moins que je vous doive.

MARIE.

Que vous êtes bonne !... D’abord je veux lui cacher mon opulence pendant quelques jours encore !... et je vous dirai en confidence que déjà l’on m’apprête une riche et brillante habitation : c’est-là que je veux le recevoir et jouir de sa surprise !... Oh ! j’avais bien tort !... l’argent procure un grand bonheur, mais c’est quand on le donne !...

LA MARQUISE.

Écoutez : pour répondre à votre désir, je vous engage à rester ici ce soir. J’attends quelques personnes à souper ; ce sont gens de la cour ; vous prendrez une leçon, et vous commencerez à vous instruire des usages et des manières du grand monde. Qu’en pensez-vous ?

MARIE.

Oh ! j’accepte, madame la marquise.

LA MARQUISE, à part.

Sa naïveté nous amusera...

Haut.

Voilà qui est convenu ; et vous permettez que je vous quitte quelques instants ?...

MARIE.

Ne vous gênez pas pour moi, je vous en prie.

LA MARQUISE.

À bientôt.

Elle sort.

 

 

Scène IX

 

MARIE, seule

 

Que je suis heureuse !... le service que je peux rendre à la marquise me vaudra son amitié, et ce monde si brillant me sera ouvert... J’y apprendrai à être plus aimable pour lui... Antoine, mon cher amour, j’ai compris toutes les délicatesses, toute l’élégance du monde, depuis que je t’ai vu ; et depuis que je t’aime, il me semble qu’elles me sont devenues nécessaires.

 

 

Scène X

 

MARIE, LE MARQUIS DE LA GALIFARDIÈRES

 

LA GALIFARDIÈRES, entrant.

Madame la marquise...

MARIE, se retournant.

Tiens ! c’est vous ?

LA GALIFARDIÈRES.

Moi-même... fort surpris de vous trouver ici.

MARIE.

Une affaire avec la marquise...

LA GALIFARDIÈRES.

Ah ça ! vous n’avez pas trahi mon secret ?

MARIE, riant.

Est-ce que nous avons seulement parlé de vous ?

LA GALIFARDIÈRES.

Merci ! c’est que...

MARIÉ.

C’est que... quoi ?... Avez-vous donc peur qu’on apprenne que vous n’avez pas le sou ?

LA GALIFARDIÈRES.

Chut !... chut !... pas de ces mots-là ici... vous me glacez d’effroi.

MARIE.

Pauvreté n’est pas vice.

LA GALIFARDIÈRES.

C’est bien pis, ma foi !

MARIE.

Par exemple !... avec votre revenu de deux cents pistoles...

LA GALIFARDIÈRES.

Parlez donc plus bas.

MARIE.

Eh ! mon Dieu ! entre nous... Puisque c’est moi qui, depuis la mort de  mon mari, vous dois cette rente viagère, votre unique fortune...

LA GALIFARDIÈRES.

Encore une fois, silence... vous me perdez.

MARIE.

Est-ce que vous seriez devenu fou, monsieur le marquis ?

LA GALIFARDIÈRES.

Sage, au contraire, puisque j’attrape les sots.

MARIE.

Comment ?

LA GALIFARDIÈRES.

Je passe pour riche, pour très riche.

MARIE.

Bah !... à quoi bon ?...

LA GALIFARDIÈRES.

À quoi bon passer pour riche ?... c’est bon à tout... Quand je vis, à la mort de mon père, qu’il avait follement dissipé sa fortune, je compris toute l’horreur de ma position. Je sentis qu’amis, parents, connaissances, tout allait fuir le malheureux qui n’avait pas le sou. Ah ! messieurs, me suis-je dit, il faut de l’argent pour avoir votre estime, vos égards et votre amitié ?... Eh bien ! j’ai le malheur d’être trop honnête homme pour voler de l’or ; mais cette estime, cette amitié, ces égards, je les aurai... et pour rien. Alors, savez-vous ce que j’imaginai ?... Je me fis passer pour un avare, pour un original, qui ne voulait point faire comme les autres, qui ne dépensait rien pour entasser des trésors... On croit que je possède des trésors.

Il rit.

MARIE, riant.

Ils sont jolis vos trésors !

LA GALIFARDIÈRES.

N’est-ce pas ?... Ah ! à propos, voudrez-vous bien donner l’ordre à M. Rambeau, votre homme d’affaires, de m’avancer le quartier de ma rente... cinquante pistoles... vous m’obligerez. 

MARIE, riant.

Avec grand plaisir, mon sieur le millionnaire... Venez demain, rue Quincampoix.

LA GALIFARDIÈRES.

Mille remerciements !

MARIE.

Je ne reviens pas, en vérité, de l’idée que vous avez eue là.

LA GALIFARDIÈRES.

L’idée est excellente... Quand j’entre quelque part, il arrive parfois qu’on ne fait pas d’abord la moindre attention à moi : j’ai même remarqué des gens qui semblaient dire avec dédain : : « Qu’est-ce que ce vieux-là ?... il est venu à pied... fi donc !... » Mais il se trouve toujours là quelqu’un qui leur répond : « Quoi ! vous ne le connaissez pas ? c’est La Galifardières... cet avare, si riche, si original, qui accumule les millions... Ah !... ah !... Il n’a pas de chevaux, pas de valets, car il ne veut rien faire comme tout le monde... mais il pourrait avoir tous les chevaux des écuries du roi... il est riche... riche. » Et tout-à-coup je vois les visages s’épanouir ; on me salue ; on me tend la main... Les jolies femmes sourient, les demoiselles rougissent, et les mamans m’invitent à dîner... Vous ne pouvez pas vous faire une idée de l’effet que produit le plus ou le moins de pièces de monnaie dans la poche d’un honnête homme.

MARIE.

Est-ce possible ?... quoi !... ce monde si brillant, si élégant, si délicat dans ses manières...

LA GALIFARDIÈRES.

C’est comme j’ai l’honneur de vous le dire... Aussi, vous me garderez le secret... Ici, je suis riche, entendez-vous ?... très riche.

MARIE, souriant.

Oh ! soyez tranquille ! respect au millionnaire.

 

 

Scène XI

 

MARIE, LA GALIFARDIÈRES, MORLAC

 

MORLAC, s’arrêtant dans le fond, et à part.

La Galifardières en tête-à-tête !... Diable !... elle est bien jolie !

LA GALIFARDIÈRES, baisant la main de Marie.

Vous êtes une femme charmante !

MORLAC, s’avançant.

Ah ! je vous y prends, opulent séducteur !

MARIE, riant.

En effet, l’opulence de monsieur est séduisante.

LA GALIFARDIÈRES, à Marie.

Il est con venu que demain je verrai M. Rambeau ?

MORLAC.

Rambeau !... c’est cela !... votre homme d’affaires... Ah !... vous ne nierez plus maintenant ?... Vous êtes bien ce capitaliste mystérieux qui possède à lui seul un quart au moins des billets au porteur, émis par le contrôleur-général.

LA GALIFARDIÈRES, faisant des mines à Marie.

Eh ! eh !...

MARIE, à part.

Cinquante pistoles !... quel capital !...

MORLAC, à part.

Gros imbécile... ton M. Rambeau entendra parler de moi.

 

 

Scène XII

 

MARIE, DE HORN, LA MARQUISE, LA GALIFARDIÈRES, arrivant ensemble par le fond, GENS DE LA COUR, invités à souper

 

LA MARQUISE, au comte dans le fond.

Allons, vous êtes exact, je ne veux plus me souvenir de vos torts.

Elle va vers Marie ; Morlac va au comte de Horn qui est au milieu de tous les conviés, et dont Marie ne peut voir la figure. À Marie.

Eh bien ! ma chère Marie, je vous ai fait attendre ?

MARIE.

Oh ! madame la marquise !...

LA MARQUISE, à demi-voix.

On ne vous a pas encore apporté les papiers en question ?

MARIE.

Je pense qu’on ne tardera guère.

LA MARQUISE.

C’est bien !... silence !...

MARIE, à part.

Comme elle paraît heureuse !... celui qui l’aime est là sans doute ?

LA MARQUISE.

Je vous avais dit que j’aurais ce soir quelques personnes : vous voyez que je ne vous trompais pas. Je veux vous faire connaître le plus aimable et le plus brillant des seigneurs de la cour.

MARIE, souriant.

À la joie qui éclate dans vos yeux, je devine.

LA MARQUISE, souriant.

Peut-être !... c’est notre noble parent, le fils du Prince de Horn.

À de Horn.

Monsieur le comte !...

Il s’avance et reconnaît Marie.

DE HORN.

Ah !...

MARIE, à part, le reconnaissant.

Prince !...

LA MARQUISE, à de Horn.

Je vous présente Mme Marie Verbois.

MORLAC.

Marie Verbois !

DE HORN, à part.

Elle ici !...

LA MARQUISE, remarquant leur surprise.

La connaissiez-vous donc ?

MORLAC, à part.

Pauvre comte !... venons à son secours.

Haut.

Comment ! c’est à Mme Marie Verbois que M. de La Galifardières en contait tout à l’heure ?

DE HORN, vivement.

Quoi ?... que veux-tu dire ?...

MARIE, à demi-voix à la marquise et tremblante.

Est-ce possible ?... madame, comment l’avez-vous donc nommé ?

LA MARQUISE.

Mais... Antoine de Horn.

MARIE.

Antoine de Horn !... c’est son nom ?...

LA MARQUISE.

Prince du Saint-Empire, et...

MARIE, avec une douleur concentrée.

Et... aimé de vous, madame ?

LA MARQUISE.

Et que vous importe ?...

MARIE.

Et... il vous aime... depuis longtemps ?

LA MARQUISE.

Quand cela serait ?...

MARIE, mettant ses mains sur ses yeux.

Ah !...

DE HORN, à part.

Que faire ? quel parti prendre ?...

LA MARQUISE.

Qu’y a-t-il donc ?

MORLAC.

La chose du monde la plus simple... J’ai vu, il n’y a qu’un instant, M. de la Galifardières qui faisait vivement sa cour à madame, et vous le savez ?... jamais surintendant ne trouva de cruelles...

DE HORN, à demi-voix en lui serrant la main.

Morlac, c’est elle !... n’as-tu donc pas entendu qu’on l’a nommée Marie ?...

LA GALIFARDIÈRES.

C’est Marie Verbois. Il y a longtemps que je la connais.

DE HORN.

Marquis !... Un mot de plus, et vos millions ne vous sauveront pas d’un coup d’épée !...

LA MARQUISE, à part.

Oh ! quel trait de lumière !... ses visites rue Saint-Martin...

MARIE, à part.

Mon Dieu ! mon Dieu !... il me trompait !

LA GALIFARDIÈRES.

Je veux être pendu si j’y comprends un seul mot !... Au nom de Marie Verbois, M. de Morlac jette un cri, M. le comte de Horn veut me tuer, Mme la marquise paraît toute tremblante, et voilà cette jeune femme qui semble près de se trouver mal ! que signifie tout cela ?

LA MARQUISE, d’un ton colère.

Oh ! j’ai tout deviné.

LA GALIFARDIÈRES.

Vous êtes bien heureuse ! moi, je n’y entends rien.

UN DOMESTIQUE, entrant.

Madame, un jeune officier du guet est là, qui demande Marie Verbois.

LA MARQUISE.

Qu’il entre.

DE HORN, à part.

Comment est-elle ici ? je m’y perds.

MORLAC, bas à de Horn.

Comte, je n’ai point encore votre argent ; de la prudence, et ménagez la marquise...

 

 

Scène XIII

 

LA MARQUISE, MARIE, JULIEN, LA GALIFARDIÈRES, MORLAC, DE HORN

 

JULIEN.

Veuillez m’excuser, madame la marquise, si j’ai insisté pour pénétrer jusqu’ici ; mais des papiers importants que ma cousine a demandés, et que je me suis chargé de lui remettre moi-même...

MARIE, comme se réveillant.

Ah ! donnez !

LA MARQUISE, à part.

Ce sont ses créances... je suis perdue !

DE HORN, à part.

Que signifie tout cela ?

JULIEN, qui a examiné Morlac, à part.

C’est singulier, voilà un grand seigneur dont le visage a quelques rapports avec certain signalement...

MORLAC, à part.

Le jeune officier a l’air de m’examiner.

MARIE.

Il y a dans la vie des moments bien cruels, n’est-il pas vrai, madame ? une minute peut détruire bien des illusions... On croit à l’amour, à la bonne foi d’une personne... on espère l’amitié d’une autre... puis on voit qu’on s’est trompé, ou qu’on a été trompé !...

LA MARQUISE.

Et l’on se venge, n’est-ce pas ?...

MARIE.

Oui, l’on se venge !... mais en restant digne du bonheur qu’on espérait, même lorsqu’on est forcé d’y renoncer.

À demi-voix.

Madame la marquise, vous craignez votre ruine ? ces papiers qui sont entre mes mains, peuvent l’accomplir.

LA MARQUISE.

Sans doute !

MARIE.

Eh bien ! je n’ai plus de titres, et vous voilà sans inquiétude.

Elle déchire les papiers.

LA MARQUISE.

Que vois-je ?

MARIE.

Monsieur le comte de Horn, Marie Verbois vous dit un éternel adieu !

DE HORN.

Ah ! je ne souffrirai point...

MORLAC, à demi-voix, et le retenant.

Demeurez !...

MARIE.

Julien, votre bras !

Elle sort avec Julien.

DE HORN, bas à Morlac.

Elle m’accuse, Morlac, elle m’accuse !... De l’argent ! de l’argent pour que je quitte cette maison.

MORLAC, bas.

Vous en aurez.

UN DOMESTIQUE.

Mme la marquise est servie.

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente une boutique ouvrant sur la rue Quincampoix. Au fond, au milieu, une porte ; de chaque côté de cette porte, deux grandes fenêtres fermées par des volets, au commencement de l’actes Porte à droite et porte à gauche. Dans la boutique, deux comptoirs, de chaque côté, au fond ; une table sur le devant ; des sièges. Encre, plumes et papier sur les comptoirs.

 

 

Scène première

 

DURAND, MORLAC

 

Ils sont en scène au lever du rideau ; Morlac est assis, Durand se tient debout près de lui.

DURAND.

Je vous répète que c’est dans cette maison... j’en suis sûr.

MORLAC.

Mais je connais cette boutique, c’est là que se tiennent les agioteurs ; c’est là qu’ils achètent, vendent et échangent les billets et les actions de la Banque de Law.

DURAND.

Sans doute, il sont devenus si nombreux, depuis que la cour et la ville s’en mêlent, que toute la rue Quincampoix est envahie, et que les propriétaires louent le rez-de-chaussée de leurs maisons pour l’heure de la Bourse. M. Rambeau n’a pas manqué cette occasion, et il n’y a pas ici un pied carré qui ne lui rapporte de l’or au moment des affaires.

MORLAC.

Ah ça ! mais ce vieux coquin-là doit avoir des millions entre les mains ?

DURAND.

Comme vous dites.

MORLAC.

Et cela loge dans cette vieille baraque... c’est vêtu comme un pauvre... En vérité, la fortune ne sait ce qu’elle fait... c’est à la maudire !...

DURAND.

Heureusement, il est des gens qui se chargent de réparer ses bévues.

MORLAC.

Et peut-être n’a-t-il pas même un valet pour le servir ?

DURAND.

Non... une femme, sa fille ou sa sœur, je ne sais pas, demeurait ici, il y a peu de temps, avec une vieille qui les servait tous deux ; mais, depuis quinze jours, elle est partie, et il est seul... Il n’y a qu’un portier à l’entrée de la maison qui ouvre sur la rue de Venise.

MORLAC, à lui-même.

Seul !...

DURAND.

Dès que la cloche a sonné, dans la rue Quincampoix, l’heure de se retirer et de cesser les affaires, le rez-de-chaussée de cette maison reste inhabité, et M. Rambeau est tout seul au-dessus. L’autre jour, sous un prétexte, je suis allé le chercher dans l’appartement qu’il occupe. Une cheminée à droite, une fenêtre à gauche, et près de la fenêtre, un secrétaire... Oh ! moi aussi, j’ai plus d’une fois songé à cela comme vous ! 

MORLAC.

Moi ?... que veux-tu dire ?... j’ai des affaires avec cette homme, voilà tout.

DURAND, souriant.

Des affaires ?...

MORLAC.

Oui... mais non pas pour moi ; pour mon ami, le jeune comte de Horn.

DURAND.

Ah !... et c’est pour ça qu’il vous a fallu tous ces renseignements ?... Allons donc... vous faites le mystérieux avec moi... ce n’est pas bien !...

MORLAC, se levant et lui prenant la main.

Durand... tu as de l’audace...

DURAND.

Et de la finesse, n’est-il pas vrai ?

MORLAC.

Les hommes comme nous ne sont pas faits pour mourir de faim dans un grenier.

DURAND.

Les hommes comme nous vivent dans l’opulence, ou meurent en plein air.

MORLAC.

Tu n’as compris !... va !... je sais maintenant tout ce que je voulais sa voir... Je te retrouverai à l’auberge des Trois Soleils.

DURAND.

Vous n’ignorez pas de quoi je suis capable !... Mais les lois sont diablement dures, et j’aimerais mieux tenir tête, tout seul, à un régiment de cavalerie, que d’avoir à affronter encore cette milice en robe noire, qui se soucie autant d’envoyer un homme ad patres que de prendre une prise de tabac d’Espagne.

MORLAC, souriant.

Fi donc !... quelle idée !... c’est une affaire, te dis-je, un emprunt...

DURAND, souriant.

J’entends parfaitement... un emprunt forcé !

MORLAC.

Et nous aurons un prince avec nous.

DURAND.

Un prince !...

MORLAC.

Un parent de monseigneur le régent !... Tu vois bien qu’il n’y a rien à craindre... les lois sont comme les toiles d’araignée, les petites mouches s’y prennent, les grosses passent au travers... Va donc, et sois tranquille.

DURAND.

Je vous attendrai.

Il sort.

 

 

Scène II

 

MORLAC, seul

 

Oui... il n’y a plus à hésiter... toutes mes ressources sont épuisées ; de Horn les a menées vite !... Ce garçon-là avalerait tous les trésors du Mississipi !... Oh ! je l’a vais bien jugé...

Singeant le ton de de Horn au premier acte.

Rien au moins qui compromette l’honneur de la famille !...

Il rit.

L’honneur de la famille ?... il est joliment aventuré depuis quinze jours que notre prince passe sa vie à agioter, lui qui affichait pour les agioteurs un si superbe dédain !... Ah !... vous aimez à briller, vous êtes vain et fastueux, vous n’avez pas le sou, et vous voudriez rester délicat et fier ?... Laissez donc, mon prince !... c’est bon pour ces imbéciles d’honnêtes gens qui savent souffrir le froid et la faim !... mais il nous faut, à nous autres, de bons vins, des mets délicats et de jolies femmes !... C’est avec de l’or qu’on a tout ce la !... c’est donc de l’or qu’il faut d’a bord nous procurer !... puis après...

 

 

Scène III

 

MORLAC, MADAME  ROQUILLARD

 

MADAME  ROQUILLARD, dans la coulisse.

Dieu me pardonne !... les affaires ne sont pas encore commencées.

Elle entre.

Est-ce que serais venue trop tôt ? Mais non... en voilà un... Tiens, c’est monsieur de Morlac.

MORLAC.

Moi-même, madame Roquillard.

MADAME ROQUILLARD.

Est-ce qu’on nous ferait attendre, nous autres capitalistes ?

MORLAC.

Je crois qu’ils en sont capables !... Mais donnez-moi, je vous prie ; des nouvelles de votre maîtresse.

MADAME ROQUILLARD.

Ma maîtresse ?... défaites-vous, s’il vous plaît, de ces façons de parler !... je quitte la marquise aujourd’hui même, car j’ai gagné gros dans ce quartier, et quand on a de l’argent, on n’a plus de maîtres, entendez-vous ?

MORLAC.

C’est juste !... mais, puisque vous êtes encore auprès de la marquise, ne pourriez vous me dire...

MADAME ROQUILLARD.

Volontiers !... elle est toute soucieuse et toute inquiète ; elle ne voit plus le comte de Horn depuis quinze jours qu’il a cessé d’habiter l’hôtel ; il n’y vient que quand vous l’amenez. Entre nous, elle le fait suivre, le fait espionner.

MORLAC.

Oui-dà ?...

MADAME ROQUILLARD.

La seule chose qui la tranquillise un peu, c’est de savoir que Marie Verbois a quitté Paris le jour même où ils se sont trouvés ensemble chez elle, et que le comte ignore lui-même ce qu’elle est devenue.

MORLAC.

Cela doit la rassurer.

MADAME ROQUILLARD.

Oui, par moments !... mais le comte se montre si peu empressé, que souvent elle est dans une agitation qu’elle ne peut cacher !... Ces jeunes gens, ça ne pense qu’à des folies !... comme s’il y avait un autre plaisir que celui de faire fortune. Moi, vous voyez, j’arrive ici avant que les portes soient ouvertes !...

Elle va au fond et crie au dehors.

Eh bien ! eh bien ! est-ce que ça n’ouvre pas ?

JULIEN, en dehors d’une des portes latérales.

Je vous dis que les affaires ne commenceront pas avant une heure.

MORLAC, à part.

Ah !... je connais cette voix !... c’est celle de ce jeune officier du guet... il porte un uniforme pour lequel j’ai peu de goût... et il est parfaitement inutile que nous soyons face à face !...

Il s’esquive par une autre porte latérale.

MADAME ROQUILLARD, au fond.

Que de temps perdu, mon Dieu ! que de temps perdu !... Dites-donc, monsieur de Morlac... tiens !... il est parti !... pour moi, je ne bouge pas de la rue Quincampoix ; j’ai idée que la journée sera bonne ! j’ai joué à la hausse...

 

 

Scène IV

 

JULIEN, MADAME ROQUILLARD

 

JULIEN.

Ah, c’est vous, madame Roquillard !... bonjour !...

MADAME ROQUILLARD.

Roquillard !... Roquillard !... voilà un nom que je changerai !

JULIEN.

Pourquoi pas ?... en érigeant vos casseroles en duché !... la duchesse de la Roquillardière !...

MADAME ROQUILLARD.

Mes casseroles ?... vous oubliez, mon jeune officier, que j’étais femme de charge.

JULIEN.

Je ne veux pas vous offenser ; mais, tenez, je suis en colère contre toutes ces fortunes improvisées !... Si ma cousine Marie eût été pauvre elle serait ma femme.

MADAME ROQUILLARD.

Et, avec l’argent, d’autres idées lui sont venues ?... Ah !... je connais ça !... il est de fait que l’argent, ça en donne des idées, ça en donne !... Elles commencent à me venir à moi !... je me sens tout autre !...

JULIEN.

Sa fortune, à elle, s’accroît sans cesse, et elle n’y pense pas !... depuis quinze jours qu’elle est absente...

MADAME ROQUILLARD.

À propos, elle n’est pas encore de retour ?... Je vous dirai que la marquise s’en informe tous les matins.

JULIEN.

Ce n’est pas pour lui faire du tort, au moins ?

MADAME ROQUILLARD.

Dam ! je n’en sais rien... mais, pendant que je m’amuse là à causer, on commence peut-être les affaires dans la rue Quincampoix, et je pourrais en manquer une bonne !... Adieu, mon jeune officier ; l’amour est une fort agréable chose, mais l’argent est plus solide ; on a de tout avec de l’argent !... jusqu’à des titres !... et j’en aurai un !... bientôt, j’espère, vous ne m’appellerez plus Mme Roquillard !...

Elle sort par fond la porte de droite.

JULIEN, seul un instant.

Elle est folle !... pas plus, au reste, que tous ceux que la soif de l’or amène dans cette rue !... et cette frénésie a gagné toutes les classes !... où s’arrêtera-t-elle ?... Mais, qu’entends-je ? c’est la voix de Marie !... oui... je ne me trompe pas !... elle revient !... oh ! comme mon cœur bat !... chère Marie !...

 

 

Scène V

 

MARIE, JULIEN

 

MARIE, entrant par la porte de gauche, triste et préoccupée, à elle-même, sans voir Julien.

Le chagrin m’a suivie !... j’avais beau fuir, mes regrets ne me quittaient pas, je les portais partout !... je suis revenue !...

Elle jette sa mante sur un siège, et s’assied.

Autant pleurer ici !...

JULIEN, à part.

Comme elle a l’air triste !...

MARIE, l’apercevant.

Ah !... vous êtes ici, Julien !...

Elle lui tend la main

Cela fait du bien de revoir un ami !...

JULIEN.

Oh ! Marie, qui a pu vous affliger ?

MARIE.

Ne parlons pas de cela, car je veux l’oublier !... mais j’ai été bien malheureuse... il me trompait !...

JULIEN, vivement.

Quel qu’il soit, il le paiera de sa vie !

MARIE.

Julien, il ne se battrait pas avec vous ; c’est un trop grand seigneur !... c’est un prince !...

JULIEN.

Qu’entends-je ?...

MARIE.

Il aimait une grande dame !... et moi... moi. je ne sais pas vraiment ce qui s’est passé là !... j’ai cru un moment, que je deviendrais folle !... heureusement, il n’en sait rien !... il ne sait même pas que je l’aime !... nous nous étions rencontrés sans nous connaître... je l’avais vu chaque jour... Pardonnez-moi, Julien !... ah ! vous êtes bien vengé !... il ne m’aimait pas !...

JULIEN, tendrement.

Marie... oubliez-le !

MARIE.

Oui, oui !... je veux me distraire !... car, depuis quinze jours, il y a une idée qui n’est pas sortie de là !... Voyons, Julien, parlons de vous !...

JULIEN.

De moi ?... non, pas en ce moment ! ce serait encore vous occuper de vos chagrins !... ai-je une pensée qui ne soit pas Marie ?

MARIE, pensive.

C’était le prince de Horn !...

JULIEN.

Eh quoi ! c’est lui ?... ah ! ne ré pétez plus ce nom !... parlons de vos intérêts !... si vous saviez quelles affaires nouvelles M. Rambeau a faites en votre absence ?...

MARIE, se levant et lui prenant la main.

Julien, vous étiez là, chez cette marquise !... vous l’avez vu, lui !... qu’a-t-il dit ? qu’a-t-il fait ?... moi, je ne voyais rien, je n’entendais rien !... je venais d’apprendre qu’il l’aimait !...

JULIEN.

Ne pensez donc plus à lui !...

MARIE.

Oui, n’y pensons plus !... vous avez raison !... allons, il faudra que je m’éloigne encore !... que je voyage... loin... bien loin !... mon ami, je vous en prie, al lez trouver M. Rambeau ; dites-lui que j’ai besoin de sommes considérables en or, aujourd’hui même !... j’irai... je ne sais où... j’ai voulu revenir... et je me sens mal ici... je n’y puis rester !... j’ai besoin d’air et de mouvement !... j’étouffe !.

JULIEN.

Je vais vous obéir !...

À part.

Pauvre amie !... ne contraignons pas sa douleur !... elle s’usera... à son âge, on oublie !...

Il sort par la porte de gauche.

 

 

Scène VI

 

MARIE, puis LE PORTIER

 

MARIE, seule.

Ah !... il n’est point coupable !... il ne m’avait rien promis !... c’est moi, moi qui m’étais trompée !... je l’ai mais tant !...

LE PORTIER, entrant par la porte de gauche.

Le cousin de madame vient de m’apprendre son retour, et voici une lettre qu’on apporte à l’instant même.

MARIE.

Merci.

Elle jette la lettre sur la table auprès d’elle.

LE PORTIER.

Est-ce que madame ne la lit pas ?... c’est que...

MARIE.

Quoi donc ?

LE PORTIER.

Ce pauvre monsieur qui est venu tous les jours lui-même en apporter une, en demandant s’il ne pouvait pas vous voir...

MARIE.

Comment ?

LE PORTIER.

Oui... il croyait que madame n’était pas réellement partie, et il voulait à toute force...

MARIE, se levant.

Mais qui est-il donc ?

LE PORTIER.

Celui qui a écrit. Est-ce que madame n’a pas vu toutes les lettres que j’ai déposées dans sa chambre ?... il y en a au moins une douzaine, de la même façon, et apportées toujours par le même ‘ monsieur.

MARIE, troublée.

Ces lettres... ah !... si c’était...

Elle rompt le cachet de celle qu’elle avait jetée sur la table.

Antoine !... c’est lui !... de lui !...

LE PORTIER.

Il est là-bas, il attend à la porte de la maison du côté de la rue de Venise ; j’ai quitté ma loge pour venir moi-même...

MARIE, avec exaltation.

Ne dites-vous pas qu’il est là ?

LE PORTIER.

Oui, sans doute.

MARIE.

Et vous ne le faites pas monter ?... mais allez donc !... allez donc !

LE PORTIER.

J’y vais, madame, j’y vais.

Il sort par la porte de droite.

MARIE, seule un instant.

Mon Dieu !... Il est là !... il est venu... il m’a écrit tous les jours !... cette lettre...

Elle lit.

« Marie, mes seules amours !... » Il a écrit cela !... oui !...

Continuant de lire.

« Marie, je t’aime de toute mon âme, et je suis le plus malheureux des hommes !... » Malheureux ?... lui !... parce qu’il m’aime ?...

Elle lit encore.

« Tu ne m’aimais donc pas ?... » Je ne l’aime pas ?... il a pu le croire !... Ah !... l’on vient... c’est lui que j’entends !... on ne meurt pas de joie !...

 

 

Scène VII

 

MARIE, DE HORN

 

DE HORN, accourant.

Marie !...

MARIE.

Antoine !... tu m’aimes donc ?

DE HORN.

Si je t’aime ?...

MARIE.

Et moi, moi qui ne t’avais pas dit que je t’aimais, moi qui t’ai laissé quinze jours malheureux !. me pardonnes-tu ?...

DE HORN.

Oh !... que de bonheur !...

MARIE.

Antoine !... mon ami !...

Elle recule un peu et l’examine.

Mais qu’avaient ils donc tous å dire que c’était un prince ?... qu’il aimait une grande dame ?... il est là !... près de moi !... il m’attendait !... il me cherchait !... il m’aime !... tout cela n’était donc pas vrai ?...

DE HORN.

Marie !... toi, si bonne, si jolie !... est-il quelqu’un qu’on puisse aimer quand on t’a vue ?...

MARIE.

Vous êtes pâle, Antoine !... Vous êtes changé !...

DE HORN.

J’ai souffert.

MARIE.

Hélas ! souffrir !... vous !... et pour moi !... et pour moi !...

DE HORN.

Si vous saviez ?...

MARIE.

Ah ! parlez !... rappelez-vous ce que votre silence a failli nous coûter !... parlez enfin !... qui êtes-vous ?...

DE HORN.

Vous ne l’ignorez plus.

MARIE, avec effroi.

Quoi !... ce haut rang, ce titre de prince...

DE HORN.

Eh ! qu’importe ?...

MARIE.

Ce n’était donc pas un rêvé ?... pauvre Marie !... Retirez-vous, monsieur !... trop de distance nous sépare !... j’espérais encore qu’on m’avait trompée !... oui, à mon amour, j’ai cru qu’il était mon égal !...

DE HORN.

Marie, je t’aime, et je ne puis vivre sans toi !...

MARIE.

Éloignez-vous, prince !... je ne suis qu’une bourgeoise !... pour nous rapprocher, il faut... un crime, peut-être... et sûrement un malheur.

DE HORN.

Ah !... c’est si vous me repoussez, Marie, que je deviens criminel !... Tout ce qu’il y a encore de noble et de bon dans mon âme ne se réveille plus qu’à ta voix !... Si tu m’abandonnes, je ne réponds plus de moi !...

MARIE.

Que dites-vous ?

DE HORN.

Que je te regarde !... que je t’entende, Marie !... cela me fait du bien !

MARIE.

Et que puis-je, moi, pour vous, prince ?...

DE HORN.

N’attachez pas à ce titre des idées qui vous effraient !... C’était une vie simple et pure comme la vôtre que celle du palais de mon père !... La vertu est la même partout !...

MARIE, à part.

Oh ! oui... il est vertueux et bon !...

DE HORN.

Mais je vins en France !... Et l’éclat qui frappa mes yeux les éblouit... Vous ne savez pas ce que c’est que d’être jeté à vingt ans dans ce tourbillon de plaisirs qui vous entraînent, dans ce monde de luxe et de vanité ?... De vouloir y briller comme les autres, de craindre å chaque instant d’être éclipse ou ridicule ; de se dire : Ce que tant d’autres font peut il être coupable ?... Et de sentir pourtant chaque jour, les principes d’enfance, les idées honnêtes se détacher de nous comme des amis qui nous quittent sur le bord d’un abîme, où nous voulons nous précipiter malgré eux ?... Ah ! Marie, vous ne comprenez pas ?... Je vous fais peur !...

MARIE, tendrement.

Antoine, quelle femme ne comprend le cœur de celui qu’elle aime ?... et le vôtre est si noble !...

DE HORN.

Vous m’aimez ?... Cet amour, quand j’ai cru le voir dans vos yeux, il a été pour moi comme un rayon de lumière qui dissipait mes folles illusions !... Ces liaisons faciles, cette passion du jeu, ces amitiés dangereuses, m’ont apparu tout-à-coup telles qu’elles étaient réellement... et j’ai senti que je pouvais y renoncer pour l’amour de Marie !

MARIE.

Hélas !... tout nous sépare !...

DE HORN.

C’est le ciel qui nous a réunis !... c’est lui qui vous a donné sur moi ce pouvoir dont je m’étonne ! Vous, dont l’âme console și bien ; vous, devant qui les chagrins s’effacent, et les pleurs cessent de couler, me laisseriez-vous si malheureux ?

MARIE.

Malheureux ? Oh ! ne dites pas cela !

DE HORN.

Si vous saviez ce que ces quinze jours d’absence ont eu de suites cruelles ?... j’ai voulu combattre et dissiper mes regrets.

MARIE, souriant.

N’allez-vous pas, monsieur, me rendre responsable des folies que vous avez faites pour m’oublier ? Et Dieu sait !

DE HORN.

Oui, Dieu sait !... car vous ne pouvez soupçonner, Marie, quel trouble s’emparait de mon âme, au milieu de ces femmes, si légères et si trompeuses, que, fidèles seulement au plaisir, elles mentent même à l’amour.

MARIE, souriant.

Taisez-vous, monsieur, taisez-vous !...

DE HORN.

Vous ne devinez pas non plus ce qu’il peut y avoir là d’agitation qui ressemble à de la folie, devant ces tapis verts chargés d’or ?... Ce qui bouillonne dans l’âme d’un jeune homme qu’un coup de la fortune peut réduire au désespoir, ou combler de joie ?... qui peut s’enrichir ou se ruiner en quelques minutes ?... C’est une fièvre, un délire à perdre la raison pour toujours !...

MARIE, étonnée et effrayée.

Quoi ! pour de l’or ?...

DE HORN.

Oh ! dans la passion du jeu, il y a plus qu’un avide intérêt !... le joueur heureux se sent protégé par le ciel !... il est confiant, triomphant et fier !... il est comme l’amant aimé, comme le soldat vainqueur !... il l’emporte sur le hasard, sur la fortune, sur les hommes !...

MARIE.

Est-ce possible ?... Antoine !... mon cher Antoine.

DE HORN, d’un ton gracieux.

Vous ignorez tout cela, Marie, vous, ange du ciel qui consolez le monde sans souffrir de ses malheurs, et sans comprendre ses fautes.

MARIE.

Oh ! pardonnez-moi !... Antoine. À quels dangers vous étiez exposé !...

DE HORN.

Voyez pourtant, si vous me repoussiez, si, par votre faute, j’allais y être entraîné de nouveau vous seriez de moitié dans mes torts.

MARIE, souriant.

Oui !... c’est à moi qu’il faudra s’en prendre si d’autres femmes lui plaisent et le trompent !...

DE HORN.

Vous riez ?...

MARIE.

J’essaie... quand vous parlez sérieusement c’est, trop dangereux !...

DE HORN.

Et pourtant, c’est sérieusement qu’il faut que je te parle ; car, vois tu bien, mon âme est dans une de ces situations qui peuvent décider de tout un avenir.

MARIE.

Que dites-vous ?...

DE HORN.

J’ai besoin d’écouter ta voix pour ne plus entendre les bruits du monde !... J’ai besoin de te voir pour oublier !... Marie, défends-moi !...

MARIE.

Antoine, c’est à vous de me défendre !...

DE HORN.

Si tu as pitié de moi, Marie, je suis sauvé !

MARIE.

Antoine, si je ne vous repousse pas, je suis perdue !...

DE HORN.

Quelqu’un vient !...

 

 

Scène VIII

 

MARIE, DE HORN, ROBERT

 

ROBERT.

Je vous trouve enfin, monseigneur !...

DE HORN.

C’est toi, Robert ?... que me veux-tu ?... Mais d’où vient ce trouble ?

ROBERT.

Faut-il que j’aie assez vécu  pour voir cela !...

DE HORN.

Quoi donc ?...

ROBERT.

Vous le saurez assez tôt !... prenez d’abord cette lettre qu’envoie le ministre de la guerre, et qui, dit-on, est pressée.

DE HORN.

Le ministre de la guerre ?... donne !

Il prend la lettre et la parcourt.

MARIE, à part.

Quelle inquiétude sur son visage...aurait-il quelque chose à craindre ?

DE HORN.

Que vois-je ?... mon régiment est licencié !... je ne fais plus partie de l’armée française... mais c’est un renvoi !... un affront !...

ROBERT.

Ah ! mon Dieu ! encore cela !...

MARIE.

Antoine !...

DE HORN, froissant la lettre.

Que vous disais-je, Marie ? tous les malheurs de puis votre départ !. la haine de ce financier écossais que j’ai poursuivi de mes sarcasmes ; peut-être la vengeance de cette femme que j’ai dédaignée... oui !... ils me persécuteront ! ils m’abandonneront tous !...

MARIE.

Oh ! alors, je vous resterais, moi !

DE HORN.

Savez-vous bien qu’on m’enlève mon régiment ?... que je suis déshonoré ?

MARIE.

Je vois que vous êtes malheureux.

DE HORN.

Bonne Marie !... Mais on a surpris la volonté du régent ; on l’a trompé !... il va me voir, il va m’entendre !... Viens, Robert, viens avec moi !... courons au Palais-Royal.

MARIE.

Vous me quittez ?...

DE HORN.

Marie, je vous reverrai !... m’ôtez pas cette espérance !... c’est peut être la seule qui me reste.

MARIE.

Oh ! oui !... j’ai besoin de vous revoir !...

DE HORN.

Dans une heure je vous retrouverai !... vous ne me fuirez plus ?

MARIE.

Est-ce que je peux vous fuir quand vous avez des chagrins ?

DE HORN.

À bientôt, Marie ! à bientôt !... Suis-moi, Robert !...

ROBERT, à demi-voix.

Hélas... il ne sait pas encore tout !...

Ils sortent par la porte de gauche.

 

 

Scène IX

 

MARIE, puis LA MARQUISE, entrant par la droite

 

MARIE.

Il est malheureux ! il m’aime !... et je l’abandonnais !... oh ! c’était un crime !... mais n’en est-ce pas un de l’écouter ?... il est prince !... et moi, que suis je ?... quel lien peut jamais nous unir ?... Antoine ! Antoine ! pourquoi vous ai-je rencontré ?

LA MARQUISE, entrant.

Que vois-je ?... elle est de retour !... Ah ! je ne m’étonne plus s’il vient tous les jours dans ce quartier.

MARIE, l’apercevant.

Mme la marquise !

LA MARQUISE.

Moi-même qui ne vous savais à Paris.

MARIE.

Qui peut, madame, me procurer l’honneur de vous recevoir dans ma maison ?

LA MARQUISE.

Cette maison est à vous ?

MARIE.

Oui, madame.

LA MARQUISE.

Je l’ignorais. À l’heure des affaires, M. Rambeau loue ce rez-de-chaussée aux gens qui spéculent sur les actions.

MARIE.

Et vous aussi, madame, vous spéculez !...

LA MARQUISE.

C’est une ressource qui m’est offerte ; car je veux à tout prix m’acquitter envers vous.

MARIE.

Oh ! madame, ne songez pas à cette dette !... je l’ai déjà oubliée.

LA MARQUISE.

Et moi je veux m’en souvenir.

MARIE.

Pourquoi ?

LA MARQUISE.

Parce que je vous hais.

MARIE.

Vous me haïssez ?

LA MARQUISE.

N’est-ce pas vous qu’il aime ? n’est-ce pas auprès de vous qu’il vient chercher des consolations ?

MARIE.

Il y a qu’un instant je ne savais pas qu’il en avait besoin.

LA MARQUISE.

Vous ne saviez pas que, ruiné par de folles dépenses et par la passion du jeu, il est aujourd’hui sans ressource et sans espérance ?

MARIE.

Que dites-vous ?

LA MARQUISE.

Mais tout peut se réparer !... on rencontre une bourgeoise opulente, on spécule sur sa vanité !... elle a des millions... et on l’aime !...

MARIE.

Madame !...

LA MARQUISE.

Je devrais dire : On feint de l’aimer.

MARIE.

Encore une fois, madame !...

LA MARQUISE.

Eh ! mon Dieu ! n’est-ce pas la dernière ressource de tous nos jeunes seigneurs ?

MARIE.

C’en est trop, madame ! que vous m’offensiez, je le conçois et je peux le pardonner !... mais le flétrir d’un soupçon outrageant, lui si fier et si noble !... voilà ce que je ne souffrirai point ! cette opulence dont vous parlez, il ne la connaît pas !...

LA MARQUISE.

Est-ce possible ?...

MARIE.

Il me croit pauvre, madame !... il me croit pauvre... et il m’aime !...

LA MARQUISE, avec une amère ironie.

En vérité ?...

MARIE.

Mais le prix de ces trésors que je possède, et que jusqu’à ce jour j’avais dédaignés, grâce à vous, je viens de le comprendre !... et, pour la première fois de ma vie, je m’écrie avec bonheur : Je suis riche !...

LA MARQUISE.

Ah !...

MARIE.

Vous dites qu’il est sans ressource ?... qu’il est ruiné ?... vous vous trompez, madame !... car je suis riche !...

LA MARQUISE.

Oui !... vous pouvez ache ter son amour ?

MARIE.

Je peux lui rendre l’opulence.

LA MARQUISE.

Sa tendresse paiera vos sacrifices.

MARIE.

Il les ignorera toujours ; car il les repousserait.

LA MARQUISE.

Hâtez-vous donc... je vous le conseille.

MARIE.

Que voulez-vous dire ?

LA MARQUISE.

Hâtez-vous ! bientôt il ne sera plus temps.

MARIE.

Qu’entends-je ?... Par pitié, madame, expliquez-vous.

LA MARQUISE.

Que je m’explique !... Ne comprenez-vous pas ce que peut la vengeance d’une femme outragée ?

MARIE.

Grand Dieu !. des menaces !... Vous pourriez vous joindre à ses persécuteurs, vous qui l’avez aimé ?

LA MARQUISE.

Tu ne m’as pas devinée ?

MARIE.

Qu’est-ce donc !

LA MARQUISE.

Est-il le seul que ma vengeance doive atteindre ?

MARIE.

Ah ! c’est moi que vous menacez ?... je vous remercie... Eh bien ! vos projets de vengeance, je les brave, et ne veux pas même les connaître... Que j’aie le temps de le sauver, voilà tout ce que je demande au ciel... Oui, je cours vers M. Rambeau... qu’il réalise, qu’il vende tout, aujourd’hui... Que mon Antoine soit riche encore, qu’il soit heureux... et je vous pardonne...

Elle sort vivement par la porte de gauche.

 

 

Scène X

 

LA MARQUISE, puis MORLAC

 

LA MARQUISE.

Comme elle l’aime !... Mais je ne souffrirai point qu’ils soient heureux... leur bonheur me tuerait... Il m’a trahie, abandonnée, l’ingrat, et c’est pour elle... oh ! je me vengerai !... Cette femme ne doit point rester en France ; elle partira... il ne la reverra plus... ces obscurs amours sont indignes de lui... Il faut que cette femme disparaisse... il le faut... et je suis son obligée... je ne le serai pas plus longtemps !... je veux m’acquitter... Oui, moi aussi j’aurai des millions ; l’agiotage de la rue Quincampoix me les donnera... J’entends sonner la cloche qui annonce le commencement des affaires.

On entend une cloche qui sonne pendant quelques instants.

Ces portes vont s’ouvrir.

MORLAC, entrant par la gauche.

En vérité, c’est merveilleux.

LA MARQUISE.

Vous voilà, chevalier ?

MORLAC.

Je m’attendais à l’honneur de vous rencontrer ici, madame ; car je sais que vous avez, comme tant d’autres, cédé au torrent.

LA MARQUISE.

Le jeu sur les actions est-il commencé ?

MORLAC.

Dans un moment, madame ! Et déjà la rue Quincampoix offre le plus étrange des spectacles ; les rangs, les âges et les sexes sont mêlés et confondus ; jansénistes, molinistes, grands seigneurs, bourgeoises, femmes titrées, magistrats, abbés, laquais et courtisanes, se pressent, se heurtent, s’abordent et se parlent sans étonnement, comme sans scrupule. Avant une heure, le millionnaire n’aura pas un sou, et l’indigent sera devenu millionnaire. Ah ! les rêveurs philosophes, qui déclament contre l’inégalité des conditions, n’ont qu’à venir dans la rue Quincampoix.

LA MARQUISE.

On ouvre.

La porte du fond s’ouvre, on enlève les volets et l’on voit se presser et s’agiter la foule des agioteurs.

MORLAC.

D’ici vous pouvez juger si mon tableau est fidèle.

LA MARQUISE.

J’en vais juger de plus près ; car il faut que je vous laisse. Vous permettez, monsieur de Morlac ?

MORLAC.

Que je ne vous retienne pas, madame... le temps est précieux ici... une minute peut valoir un million.

La marquise va se mêler dans la foule. Morlac reste sur le devant : de temps en temps, des gens viennent signer des transactions sur les comptoirs qui sont au fond.

À merveille ! voilà le tohu-bohu général qui commence. Observons les chances de la journée, et surtout ne perdons pas de vieux coquin de Rambeau. Mon noble ami, le comte de Horn, ne tardera pas à se rendre ici... il va jouer, et, s’il perd, il est à moi. Déjà, par mes soins, les malheurs s’accumulent pour lui... il ne me résistera pas. Demain des trésors peut-être... et, en cas d’accident, l’impunité avec un pareil complice !...

LE CRIEUR, dans le fond, très haut, et d’une voix claire.

Deux mille cinq cents livres !

MADAME ROQUILLARD, qu’on voit s’agiter dans la foule.

Quarante actions à vendre !

UN AGIOTEUR.

Je les achète.

ROQUILLARD.

Endossez et payez.

Ils font l’échange sur un des comptoirs.

MORLAC, sur le devant.

Diable !... Mme Roquillard est en train d’avoir des laquais ! Oh ! oh ! j’aperçois le comte... comme ses traits sont renversés !... Il y a quelque nouvelle catastrophe... tout va bien.

 

 

Scène XI

 

MORLAC, DE HORN, entrant par la porte du fond

 

DE HORN, avec agitation, el se parlant à lui-même.

Chassé de la cour !... mon nom donné à toutes les portes !... Impossible d’arriver jusqu’au régent !

MORLAC.

Eh bien ! mon cher comte, si je ne m’abuse, les affaires vont mal pour vous ?

DE HORN.

On ne peut plus mal... ma maison est au pillage ; mes créanciers se disputent mes dernières dépouilles ; demain je serai sans asile.

MORLAC.

Heureusement monseigneur le régent ne vous abandonnera pas ; il viendra à votre aide.

DE HORN.

Le régent ?... il me repousse. Mon régiment est licencié, l’entrée du Palais-Royal m’est interdite.

MORLAC.

Est-ce possible ?

DE HORN.

Je ne sais quels rapports ont été faits contre moi, quel subit accès de morale sévère s’est emparé de Son Altesse.

MORLAC.

Oh ! cela ne durera pas... et si vous arriviez à une situation tout-à-fait fâcheuse, le régent n’oublierait point qu’il est l’allié de votre famille.

DE HORN.

Je le pense ; mais il est difficile que une situation devienne plus fâcheuse qu’elle ne l’est en ce moment.

MORLAC.

Bah ! que sait-on ?

DE HORN.

Tu es consolant.

MORLAC.

Je vois ce que c’est... La vertu de monseigneur Dubois, archevêque de Cambray, se sera effarouchée : votre conduite, tant soit peu légère, aura éveillé ses scrupules.

DE HORN.

Les scrupules de Dubois ?...

MORLAC.

Pourquoi donc pas ?... Quand nous aurons, comme lui, cinquante ans et la gravelle, nous serons peut-être très scrupuleux.

DE HORN.

Fais-moi grâce de tes plaisanteries, Morlac... je ne suis pas disposé à y répondre.

MORLAC.

C’est un tort. On n’a jamais plus de droits à s’amuser que lorsqu’on est malheureux.

DE HORN.

S’amuser ! et le moyen, quand le désespoir est là ?

MORLAC.

Le désespoir est le dernier compagnon qu’il faut prendre.

DE HORN.

Il est vrai que dès qu’on n’a plus que lui...

MORLAC.

Tout est dit, n’est-ce pas ?... Eh bien ! vous n’en êtes pas encore arrivé là... vous avez des ressources.

DE HORN.

Je l’espère... Tu n’ignores pas qu’avec les dernières sommes que ma envoyées ma mère, je me suis intéressé dans l’agio ?

MORLAC.

Oui, vous vous êtes enfin débarrassé de vos vieux préjugés ; vous avez compris votre époque.

DE HORN.

J’ai spéculé sur la baisse des actions ; elle a déjà commencé, et elle continuera, car il est impossible qu’on soit plus longtemps dupe en France.

MORLAC, souriant.

Oh ! le peuple le plus spirituel de la terre se laisse attraper assez facilement.

DE HORN.

Il semble vouloir ouvrir les yeux... Que le mouvement de baisse ne s’arrête pas, et je réalise aujourd’hui même d’immenses bénéfices.

MORLAC.

Et si les actions remontent, vous paraissez d’humeur à vous jeter à la rivière ?

DE HORN.

Dans cet asile-là, du moins, on ne craint pas les recors.

MORLAC.

C’est juste... mais, comme il y faut arriver le plus tard possible, j’ai pensé à une spéculation sûre, que nous pourrions faire ensemble ; car je me suis accoutumé à partager votre mauvaise fortune.

DE HORN.

Et à m’aider de la tienne, je ne l’ai pas oublié : je te dois mille louis, mon cher Morlac.

MORLAC.

Ne parlons pas de cela, quoi que je n’aie plus rien.

DE HORN.

Rien ?...

MORLAC.

Oh ! mon Dieu ! pas une obole ! et je n’en suis pas plus triste... Je connais un homme qui a des millions...

DE HORN, vivement.

Qu’il consentirait à prêter ?

MORLAC.

Peut-être.

DE HORN.

Mon rang et mon nom lui serviraient de caution.

MORLAC.

Oui ; dans cette affaire-là, c’est surtout de votre rang et de votre nom qu’on a besoin.

DE HORN.

Eh bien ! Morlac, qu’à cela ne tienne !...

MORLAC, à part.

Quel chemin il a fait en quinze jours !...

DE HORN.

Reconquérir l’opulence !... éblouir encore de mon faste cette cour qui me repousse aujourd’hui, parce que je n’ai plus d’or à faire briller å ses yeux !... prodiguer à celle que j’aime toutes les jouissances du luxe, tous les triomphes de la vanité !... m’asseoir à côté d’elle dans un carrosse étincelant de dorures, et les écraser de son bonheur, ces femmes titrées qui la méprisent aujourd’hui... oh ! que ne donnerais-je pas pour une pareille joie ?...

MORLAC, à part.

Admirables dispositions pour franchir le dernier pas !

DE HORN.

Parle, Morlac, parle !... Quel est cet homme qui peut prêter des millions ?

MORLAC.

Je vous le dirai... Silence ! quelqu’un vient à nous !... Eh ! c’est le cher marquis de la Galifardières.

 

 

Scène XII

 

MORLAC, LA GALIFARDIÈRES, DE HORN

 

LA GALIFARDIÈRES.

Moi-même !... bien effrayé ! bien tremblant !...

MORLAC.

Qu’y a-t-il donc ?

LA GALIFARDIÈRES.

Il y a qu’il court ici de terribles bruits, et que je suis bien aise de vous donner un bon avis en passant.

DE HORN.

Expliquez-vous !

LA GALIFARDIÈRES.

Vous savez bien, le fameux Demille, ce Piémontais si rusé, si adroit ?

MORLAC.

Eh bien ?...

LA GALIFARDIÈRES, mystérieusement.

Il paraît qu’il est revenu dans Paris depuis quelque temps, et que la police en est instruite.

MORLAC, à part.

Diable !

Haut.

En vérité ? Il faut qu’il soit bien audacieux !

LA GALIFARDIÈRES.

Ce n’est pardieu pas l’audace qui lui manque, ni l’adresse non plus !... Il y a deux ans, ses exploits ont étonné tout Paris ; des banquiers trouvaient leurs caisses vides un beau matin, et l’argent disparaissait même dans les coffres du gouvernement.

MORLAC.

Voilà qui est étrange ; car, d’ordinaire, le gouvernement tient bien ce qu’il tient.

LA GALIFARDIÈRES.

On n’est sûr de rien avec ce gueux de Piémontais !... Et, aujourd’hui, les sommes considérables qui, chaque jour, circulent de mains en mains dans ce lieu-ci, la facilité de s’approprier des actions au porteur, ont dû le ramener dans la capitale. Il y a de si bons coups à faire !

MORLAC.

Au fait, c’est possible !...

LA GALIFARDIÈRES.

Ce qu’il y a de plus curieux, c’est qu’on prétend que ce Demille était très bien né !...

MORLAC, jetant un regard sur de Horn.

Oh ! cela n’empêche rien !...

LA GALIFARDIÈRES, mystérieusement.

On assure qu’un homme soupçonné à tort d’avoir des billets de la Banque a été assassiné.

MORLAC.

Oui-dà ?... Et cela vous effraie ?

LA GALIFARDIÈRES.

Dam ! la police, malgré tous ses efforts, n’a jamais pu mettre la main sur ce damné coquin.

DE HORN.

Vraiment ?

MORLAC.

Ne trouvez-vous pas que c’est une belle partie à jouer, que d’être seul contre tous, et de garder la chance ?

LA GALIFARDIÈRES.

La chance d’un voleur !...

MORLAC.

Un voleur ?... On croit avoir tout dit avec ce mot-là !... Le premier homme qui s’est approprié un coin de terre a pu être nommé ainsi, car la terre appartenait à tous.

DE HORN, à part.

Que dit-il là ?

LA GALIFARDIÈRES.

Ah ça ! mon cher chevalier, vous voulez rire ?

DE HORN.

Oh ! oui, sans doute.

LA GALIFARDIÈRES.

Et vous conviendrez avec nous que ce Demille est un grand scélérat.

MORLAC.

Ou un homme de génie qui se moque des imbéciles, et prend dans leur poche son patrimoine que la fortune y a mis par mégarde.

DE HORN.

Ah !... Morlac !...

LA GALIFARDIÈRES.

Que le ciel vous préserve des hommes de génie comme ce lui-là !... Vous voilà prévenus !... Il me semble, à moi, qu’il y a dans cette foule un tas de figures de réprouvés, et je cours me placer sous la protection de l’officier du guet que j’ai aperçu de ce côté !... Tout le monde, en me voyant passer, s’en va criant que je suis riche, immensément riche, et je n’ai pas envie d’être assassiné,

À part.

pour des millions que je n’ai pas.

Haut.

Au revoir !

Il sort par la porte de droite.

 

 

Scène XIII

 

MORLAC, DE HORN, puis DES AGIOTEURS

 

MORLAC, riant.

Est-il poltron ?... Nous, du moins, mon cher comte, nous sommes à l’abri des tentations de ce Demille !... Mais parlons un peu de l’affaire en question.

DE HORN, soucieux.

Non, pas en moment.

MORLAC.

Pourquoi ?

DE HORN.

Je ne sais, Morlac, je ne suis pas tranquille... j’ai peur...

MORLAC, souriant.

Ce n’est pas d’être volé toujours ?

DE HORN.

Tout à l’heure, tu plaisantais, et pourtant tes paroles m’ont effrayé.

MORLAC.

Vous êtes bien timide, pour un homme qui n’a pas le sou !

DE HORN.

D’ailleurs, j’espère que ma spéculation sur les actions suffira pour rétablir mes affaires.

MORLAC.

Dieu le veuille !...

À part.

Encore de vieux scrupules !... Patience, ils disparaîtront.

DE HORN.

Vois quelle agitation dans la rue !... Écoutons le crieur.

LE CRIEUR.

Deux mile livres.

DE HORN.

Une baisse de cinq cents francs !... Oh ! puisse-t-elle continuer !... je suis sauvé !

Il va se mêler aux groupes.

MORLAC, sur devant.

Nous verrons cela !... Mais je ne me trompe pas, c’est le vieux Rambeau que j’aperçois !... Il est entouré d’acheteurs... il semble réaliser... Attachons-nous à lui.

Il va se mêler à la foule.

LE CRIEUR.

Dix-huit cents livres.

DE HORN, revenant en scène et agité.

Encore !... ah ! je redeviendrai riche !

MADAME ROQUILLARD.

J’achète cinquante actions.

UN ABBÉ.

Je vous les rends.

MADAME ROQUILLARD.

Livrez, et dépêchez-vous.

L’ABBÉ, lui donnant un paquet de papiers.

Prenez vite.

MADAME ROQUILLARD.

Voici votre somme en promesses de la caisse des emprunts ; c’est de l’argent comptant.

L’ABBÉ.

C’est bon !...

Il s’esquive.

MADAME ROQUILLARD, regardant ses papiers.

Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que c’est que ça ?... des billets d’enterrement !... Il me donne des billets d’enterrement pour des actions de la Banque !... je suis volée !... À la garde !... arrêtez l’abbé, arrêtez-le !

VOIX dans la foule.

Oh ! oh ! des billets d’enterrement !...

On rit.

MADAME ROQUILLARD.

Le voilà, ce filou de petit collet ! le voilà !... qu’on l’arrête !... qu’on le pende !...

Elle court et se perd dans la foule.

VOIX dans la foule.

Ah ! ah ! ah !... le tour est bon !

On suit Mme Roquillard ; de Horn revient sur le devant et la foule sort.

DE HORN.

Oh ! oui !... je ressaisirai la fortune !... Dans ce siècle où l’argent est tout, j’aurai de l’argent !... Et ils seront humiliés à leur tour, ceux qui maintenant espèrent m’humilier !

 

 

Scène XIV

 

DE HORN, MARIE, entrant par la porte à gauche

 

MARIE.

Antoine... mon ami... je vous cherchais !...

DE HORN.

Qu’avez-vous, Marie ?... quelle agitation sur tous vos traits !...

MARIE.

Antoine, m’aimez-vous ?

DE HORN.

Si je t’aime, Marie ?...

MARIE.

Plus qu’un titre de prince ? plus que ces honneurs que la cour prodiguait à votre naissance ?

DE HORN.

Ce titre, il ne m’apporta que chagrins... cette cour, je la hais et la méprise.

MARIE.

Et si je vous disais : Comte de Horn, cette femme, à qui vous avez enlevé le repos de son cœur, cette femme qui vous aima sans vous connaître, le plus affreux des malheurs la menace !... la vengeance d’une puissante rivale, que votre inconstance irrita, la poursuit !... demain, peut-être, on l’arrachera à sa famille, à sa patrie !... on l’enverra pleurer et mourir sous un ciel étranger, avec des femmes perdues !

DE HORN.

Est-il possible ?

MARIE.

Je viens de l’apprendre !... l’ordre est sollicité, et on l’obtiendra !... voilà le sort que me réserve votre marquise.

DE HORN.

Oh ! l’infâme !

MARIE.

Eh bien ! comte de Horn, que répondrez-vous ?

DE HORN.

Je te dirai : Marie, partons, partons ensemble !... Fuyons à jamais cet odieux pays !... Allons, dans une retraite ignorée, nous enivrer de bonheur et d’amour !... le veux-tu ?

MARIE, se jetant dans ses bras.

Ah ! je venais te le proposer !... et tu n’as pas trompé mon espérance !... Oui, tu es digne d’être aimé, toi qui n’abandonnes pas celle qui t’aime.

DE HORN.

T’abandonner, toi, Marie !...

MARIE.

Tu n’as pas hésité, et pourtant je ne t’avais pas dit que toi aussi on doit t’arrêter demain !...

DE HORN.

M’arrêter !... De quel droit ?

MARIE.

Est-il besoin de droits quand on a le pouvoir ?... Nous séparer, Antoine !... voilà ce qu’on veut.

DE HORN.

On n’y parviendra pas.

MARIE.

Non !... car, vois-tu bien, cet instant a fixé mon avenir !... Jusqu’à ce jour j’ai vécu sans reproche : dans l’humble situation où le sort me plaça, j’étais respectée, honorée !... eh bien ! respect, estime publique, je te sacrifie tout !...Ton nom ne peut devenir le mien, ta main ne peut m’appartenir ?... ta naissance élève entre nous une insurmontable barrière ?... mais elle ne peut m’empêcher de te donner ma vie !... et je te la donne !...

DE HORN.

Que dis-tu ?... Oh ! quelle femme est plus digne que toi de s’appeler la comtesse de Horn ?...

MARIE.

Tais-toi !... ce titre, je n’en voudrais pas !...

À part.

Ils diraient que je l’ai acheté !...

Haut.

Antoine... c’est le seul nom que je veuille te donner désormais... je t’appartiens !... dispose de moi !... tout ce que le cœur d’une femme peut renfermer de dévouement et d’amour, tut le trouveras dans le mien !... Nous partirons, n’est-ce pas ?

DE HORN.

Oui !...

MARIE.

Demain, à la pointe du jour !...

DE HORN.

Demain !...

MARIE.

Je t’arracherai à tous les périls, et tant que ma tendresse pourra faire ton bonheur, tu seras heureux !...

DE HORN.

Et l’opulence qui doit suivre le comte de Horn embellira les jours de celle qu’il aime.

MARIE.

Oh ! ne parle pas d’opulence !... c’est de l’amour que je te demande.

DE HORN.

Tout mon amour est à toi.

MARIE.

À demain !... ici !... dès que le jour paraîtra, je t’attendrai !... une voiture sera prête.

DE HORN.

À demain !...

Marie sort par la porte de gauche.

 

 

Scène XV

 

DE HORN, puis MORLAC

 

DE HORN, seul un moment.

Oui !... elle a raison !... avec elle le bonheur !... et loin de moi les ennuis et les chaînes de cette cour qui m’offense et me persécute !... Me faire arrêter !... la chasser de France !... elle, dont tout le crime est de m’avoir aimé ! Oh ! cela ne sera pas !... nous partirons !... Mais, pour partir, pour vivre loin d’ici, il faut de l’or !... eh bien ! j’en aurai !... on joue encore dans la rue Quincampoix !...

MORLAC, entrant, et à lui-même.

Le Rambeau a réalisé des sommes énormes !... cette nuit, elles sont à nous !...

DE HORN.

Morlac, la baisse continue-t-elle, ici près ?

MORLAC.

Vraiment, je l’ignore !... Tout ce que je sais, c’est que jamais, peut-être, fureur pareille ne s’est emparée des esprits ; mais comme je n’ai rien à mettre au jeu, il m’intéresse médiocrement.

DE HORN.

Il m’intéresse plus que jamais, moi !... Mon bonheur, mon avenir,

Ma vie, tout est là, Morlac !...

MORLAC.

Diable !... tâchez de ne pas perdre tout cela.

DE HORN.

Oh ! la fortune me sourit en fin !... et je cours la saisir au passage !...

Il va se perdre dans la foule.

MORLAC, seul sur le devant.

Va, prince sans énergie !... la fortune court plus vite que toi ! Law, effrayé de cette baisse d’un moment, a donné une nouvelle impulsion à ses actions, et bientôt je serai ta seule ressource !... alors... tu m’appartiens !...

 

 

Scène XVI

 

LA MARQUISE, MORLAC, puis MADAME ROQUILLARD

 

LA MARQUISE, à elle-même et s’asseyant.

Reposons-nous un moment !... mes jambes fléchissent !... Comment résister à de semblables émotions ?... heureusement en vendant tout, j’ai pu m’acquitter envers cette femme !... Je ne lui dois plus rien !... je suis libre de me venger !...

MORLAC.

Eh ! bon Dieu ! madame la Marquise, est-ce que la chance vous aurait été contraire ?...

LA MARQUISE.

Monsieur de Morlac, cette baisse m’a ruinée, et maintenant qu’un mouvement de hausse se prononce...

MORLAC, à part.

Ah ! je l’avais prévu !...

LA MARQUISE.

Je n’ai plus rien !

MORLAC.

Plus rien ?...

LA MARQUISE.

Tout a passé dans les mains de ces agioteurs ; tout !... jusqu’à mes chevaux et mon carrosse.

MORLAC.

Votre carrosse ?... et qui donc  en est devenu propriétaire ?

LA MARQUISE.

Qui ?... ma femme de charge... Mme Roquillard !...

MORLAC.

La Roquillard en carrosse et la marquise d’Esparbelles à pied !... Ô fortune ! voilà de tes coups !...

LA MARQUISE, se levant avec agitation.

Mais ce n’est point là ce qui me désespère !... tout à l’heure il a passé près de moi !... Quelques mots qu’il n’a jetés avec colère et avec dédain m’ont fait tout deviner !... Il veut partir.

MORLAC.

Partir ?...

À part.

Diable !... ce n’est pas là mon compte !...

LA MARQUISE.

Partir avec elle !... de main ! cette nuit, peut-être ?...

MORLAC.

Cette nuit ?... Rassurez-vous, madame, d’autres affaires l’occuperont.

LA MARQUISE.

Oh ! si vous pouvez le retenir... jusqu’à demain... il ne la verra plus, il est sauvé... et je suis vengée !

MORLAC.

Fiez-vous å moi... je vous réponds de lui.

LA MARQUISE, à part.

Et moi, je veillerai sur elle !

VOIX dans la foule qui rentre en scène.

Place à Mme Roquillard !... Place à Mme Roquillard !...

MADAME ROQUILLARD, entrant.

Merci, messieurs !... merci !... Ah ! j’ai joliment fait rendre gorge à ce scélérat de petit collet... A-t-on vu un escroc pareil, avec ses billets d’enterrement ?... J’ai douze cent mille livres !... douze cent mille livres !... oh ! j’en mourrai !...

MORLAC, à part.

Elle ne fera pas ce plaisir-là à ses héritiers.

MADAME ROQUILLARD.

C’est vous, madame la marquise ?... votre très humble !... Dieu de Dieu !... comme vous avez l’air abattu !... ah ! dam, je comprends !... Mais, tenez, je suis bonne personne !... je vous prête mon carrosse pour retourner chez vous ; je vais donner mes ordres à mon cocher.

LA MARQUISE.

C’est trop d’obligeance, madame Roquillard... gardez votre ca rosse !... vous pourrez vous en servir pour venir chercher demain chez moi ce qui vous reste dû de vos gages. Chevalier Morlac, je compte sur vous.

Elle sort en lançant un regard de dédain à Mme Roquillard.

MADAME ROQUILLARD.

Mes gages ? jour de Dieu !... elle a parlé de mes gages !... mes gages !... à moi qui ai plus de douze cent mille livres !... oh ! l’impertinente !... parce qu’elle est marquise !... moi aussi, je veux être marquise !... Qui est-ce qui a un marquisat à vendre ?... j’achète un marquisat !... j’achète un marquisat !...

Elle sort par la droite.

 

 

Scène XVII

 

MORLAC, LA GALIFARDIÈRES, FOULE

 

LA GALIFARDIÈRES, se déballant au milieu d’un groupe.

Je vous répète que ça n’est pas vrai !... que ma fortune est un mensonge... Je vous dis que je n’ai pas le sou !...

UN HOMME du groupe.

Pas le sou, monsieur le marquis ?... et nos créances ?...

LA GALIFARDIÈRES.

Eh bien ! je ne peux pas les payer, vos créances.

LE MÊME HOMME du groupe.

Vous feriez banqueroute ?

LA GALIFARDIÈRES.

Parole d’honneur !

MORLAC.

Est-ce que ce serai vrai ?... Dites donc, marquis, cette prétendue fortune, ce n’aurait été qu’une mystification ?

LA GALIFARDIÈRES.

Pas autre chose !... Mais, aujourd’hui, c’est trop dangereux... on ne parle que de voleurs, d’assassinats... je tremble de tous mes membres... et je me décide à dire la vérité... Je suis pauvre comme Job, messieurs !... pauvre comme Job !...

LE MÊME HOMME du groupe.

Oh ! alors, vous irez en prison, monsieur le marquis.

LA GALIFARDIÈRES.

J’aime mieux ça que d’aller au cimetière, ça dure moins longtemps.

MADAME ROQUILLARD, qui entre par le fond.

Qu’est-ce que j’entends-là ?... mon brave homme, vous n’avez pas le sou, et vous êtes marquis ?

LA GALIFARDIÈRES.

Malheureusement l’un n’empêche pas l’autre.

MADAME ROQUILLARD.

Êtes-vous garçon ?

LA GALIFARDIÈRES.

Parfaitement.

MADAME ROQUILLARD, à Morlac.

Et c’est un vrai marquis ?

MORLAC.

Marquis depuis la création du monde.

MADAME ROQUILLARD, à la Galifardières.

J’ai douze cent mille livres, et je vous épouse.

LA GALIFARDIÈRES.

Hein ?... qu’est-ce que vous dites ?...

VOIX dans la foule.

Oh ! oh ! oh ! ce serait drôle !...

MADAME ROQUILLARD.

Je dis que j’achète : votre marquisat.

MORLAC.

Et le marquis par-dessus le marché.

LA GALIFARDIÈRES.

Ah mon Dieu !...

MADAME ROQUILLARD.

Allons, voyons, il ne s’agit pas de barguigner... Est-ce une affaire faite ?

LA GALIFARDIÈRES.

Mais, si on m’assassine ?

MADAME ROQUILLARD.

Laissez donc !... Je vous défendrai, moi... j’aide quoi payer tous les triste-à-pattes du lieutenant de police.

LA GALIFARDIÈRES.

Dam !... si vous me répondez...

MADAME ROQUILLARD.

Marché conclu. Messieurs, je paie les dettes de mon mari !... demain vous apporterez vos mémoires chez la marquise de... ah ! à propos... comment est-ce que je vais m’appeler ?

LA GALIFARDIÈRES.

Marquise de la Galifardières.

MADAME ROQUILLARD.

Chez la marquise de la Galifardières !... Allez !...

LES GENS du groupe.

Salut à madame la marquise.

Ils se retirent en riant.

ROQUILLARD.

Je crois que cette canaille-là se permet de rire.

LA GALIFARDIÈRES.

Et vous dites que vous avez douze cent mille livres ?

MADAME ROQUILLARD.

Tout autant, mon bijou !

LA GALIFARDIÈRES, à part.

Douze cent mille livres !... Cette femme-là est encore très bien !

MADAME ROQUILLARD.

Allons, mon cher époux, donnez-moi votre bras. Il a une bonne figure, mon gros marquis !... Ah ! écoutez : le centre des affaires se rapproche d’ici... la hausse continue... allons voir.

LE CRIEUR.

Trois mille livres !

Ils vont se perdre dans la foule.

VOIX variées, dans la foule.

J’achète. – Je vends. – À prime. – Fin du mois. – Au comptant.

MORLAC, sur le devant.

Quelle fluctuation !... quelle ivresse !... Que devient de Horn au milieu de tout cela ?

LE CRIEUR.

Trois mille cinq cents livres !

 

 

Scène XVIII

 

DE HORN, accourant, pâle et en désordre, MORLAC

 

DE HORN.

Encore !... encore !... Toujours la hausse !...

MORLAC, l’examinant.

Ah ! nous y voici !... c’est là que je l’attendais !...

DE HORN.

Tout est perdu... demain... le déshonneur... la mort !... et elle ?... elle ?... perdue aussi !... à cause de moi !...

MORLAC, s’approchant.

Eh bien ! mon cher comte ?

DE HORN.

Morlac... as-tu entendu cette voix ?... c’est celle de l’enfer !...

LE CRIEUR.

Quatre mille livres.

DE HORN, tombant sur un siège.

Ah !... tout est fini !...

MORLAC.

Allons donc !... tout se répare avec de l’énergie.

DE HORN.

Tout est fini, te dis-je !... plus d’espoir !... ils l’emmèneront !...

Se levant avec rage.

Non ! non !... cela ne sera pas !... de l’or !... de l’or !... il m’en faut !... pour elle !... pour la sauver !...

MORLAC, à part.

Bravo !...

DE HORN.

Morlac... cet homme... dont tu me parlais... qui a des millions, il faut qu’il me les prête !... je le veux !... à tout prix !

MORLAC.

Eh bien ! venez avec moi !...

DE HORN.

Ah !... tu seras mon sauveur !

MORLAC, à part.

Et te voilà mon complice !

La cloche sonne la clôture des affaires ; une grande agitation règne dans la foule, la toile tombe.

 

 

ACTE III

 

Le théâtre représente une pièce de l’appartement occupé par Marie. Porte au fond. Portes latérales. Au premier plan à gauche, une cheminée avec glace et pendule. Au premier plan à droite, une fenêtre. Entre la porte de droite et la fenêtre, un secrétaire.

 

 

Scène première

 

LE PORTIER, seul

 

Au lever du rideau le portier est en scène, et une bougie brûle sur la cheminée.

Bon !... quand Mme Verbois rentrera, elle verra que ses ordres ont été exécutés, et j’espère qu’elle sera contente. C’est une si brave et si digne femme ! la fortune ne l’a pas gâtée. celle-là ! Toujours simple comme si elle n’avait pas le sou !... Quel silence à présent dans notre rue Quincampoix !... c’était bien différent, il y a deux heures !... Mon Dieu, mon Dieu ! que c’est donc singulier... et qu’on est heureux d’être portier dans ce quartier-ci, au temps où nous vivons !... Toutes ces fortunes qui se font et se défont, là, devant moi, c’est si amusant !... Des duchesses à pied, et la Roquillard en carrosse... la Roquillard !... j’en ris encore !... Était-elle drôle quand elle a enlevé son gros marquis ?... il pèse au moins trois cents ce particulier-là, et, si elle l’a acheté au poids, il doit lui coûter bon !... Eh bien, voyez ce que c’est !... si la chose était possible, elle ferait pourtant des petits nobles à cette heure, la Roquillard... des petits nobles qui auraient leurs entrées à la cour, qui éclabousseraient le pauvre monde ! et dans cinquante ans on ne se douterait pas que leur mère a ourlé des serviettes dans une antichambre !... heureusement bernique à la postérité de la Roquillard !...

Il ouvre la fenêtre.

Ces maçons n’en finiront pas de réparer la maison !... leurs poutres sont toujours dressées contre le mur !... Ah ! ah !... v’là le guet qui passe dans la rue de Venise... M. Julien, le cousin de madame, est à la tête de ses triste-à-pattes ! pauvre M. Julien !... Il lève les yeux de ce côté... il en tient toujours pour sa cousine !... Il a tort de s’obstiner à ce jeu-là... il ne retourne jamais du cœur pour lui !...

On frappe à la porte du fond.

Tiens !... on frappe à la porte du côté de la rue Quincampoix... qui est-ce qui peut. venir à cette heure-ci ? Ce n’est pas madame, car elle a sa clef...

On frappe de nouveau.

Encore ?... allons ouvrir !...

 

 

Scène II

 

UN AGENT, UN AUTRE AGENT DU LIEUTENANT GÉNÉRAL, LE PORTIER

 

L’AGENT.

Mon ami, c’est ici la demeure de Marie Verbois ?

LE PORTIER.

Oui, monsieur.

L’AGENT.

Vous êtes à son service ?

LE PORTIER.

Je suis le portier de la maison.

L’AGENT.

C’est bien !... je sais que votre maîtresse est absente en ce moment...

LE PORTIER.

Alors, monsieur ne désirait pas la voir ?

L’AGENT.

Non !... c’est inutile. Est-ce bien là son appartement ?

LE PORTIER.

Qui, sans doute.

L’AGENT.

L’habite-elle seule ?

LE PORTIER.

M. Rambeau, son homme d’affaires, qui loge dans la maison, a occupé cet appartement pendant le voyage de quinze jours que madame à fait dernièrement.

L’AGENT.

Votre maîtresse ne projette-t elle pas une nouvelle absence ?

LE PORTIER.

Mais, monsieur...

L’AGENT.

Oh ! répondez sans hésiter, si vous ne voulez pas qu’on vous y contraigne. Elle doit quitter Paris demain à la pointe du jour.

LE PORTIER.

Je n’en suis pas sûr, mais c’est possible.

L’AGENT.

Elle fait tous ses préparatifs, elle a eu un long entretien avec ce M. Rambeau.

LE PORTIER.

Ça, c’est vrai : ils viennent de sortir ensemble.

L’AGENT.

Et elle va rentrer ?...

LE PORTIER.

Je le crois, monsieur.

L’AGENT, à demi-voix à l’homme qui est avec lui.

Vous l’entendez ?... et vous savez quels ordres Mme la marquise d’Esparbelles a obtenus de monseigneur le lieutenant-général ?... vos hommes auront soin de se bien cacher pour ne point éveiller les soupçons, mais ils ne perdront pas cette maison de vue.

Haut.

Maintenant, dites-moi, mon ami, n’y a-t-il pas une autre entrée que celle par où nous sommes venus ?...

LE PORTIER.

Il y a l’entrée par la rue de Venise.

L’AGENT.

Une porte de cet appartement y conduit-elle ?

LE PORTIER.

Monsieur...

L’AGENT.

Répondez ! c’est au nom de M. le lieutenant-général que je vous interroge.

LE PORTIER.

Il y a cette porte.

Il indique la porte de droite.

L’AGENT.

Bien !... c’est par là que je vais me retirer.

À demi-voix à l’autre homme.

Vous allez me suivre et vous vous conformerez à mes instructions. Madame la marquise doit attendre, non loin d’ici, dans un carrosse, l’arrivée de M. le comte de Horn.

LE PORTIER.

Mais, monsieur, est-ce qu’il y a quelque chose contre ma maîtresse ?

L’AGENT.

Rassurez-vous !... les questions que je vous ai adressées tiennent à des mesures de sûreté générale, et je vous en joins de ne pas prononcer un mot sur ce que vous avez vu ou sur ce que vous pourriez voir. Que votre maîtresse surtout ignore ma visite : votre liberté pourrait payer une indiscrétion.

LE PORTIER.

Ma liberté ?...

L’AGENT.

Vous m’avez compris ?... songez-y bien !... pas un seul mot !...

À l’autre homme.

Venez.

Ils sortent par la porte de droite.

 

 

Scène III

 

LE PORTIER, seul

 

Dieu du ciel !... qu’est-ce donc qui se passe ?... le lieutenant-général !... je tremble de tous mes membres !... c’est qu’il plaisante très peu et très rarement, le lieutenant-général !... et certainement je me garderai bien de parler !... tout cela n’est sans doute que des précautions prises dans l’intérêt de ma maîtresse ?... on a tant de dangers à courir quand on est riche !

 

 

Scène IV

 

LE PORTIER, MARIE

 

MARIE, entrant par le fond, à elle-même.

Allons, tout est bien convenu avec M. Rambeau !... la voiture sera prête !... Ah ! vous êtes encore là, mon ami ?

LE PORTIER.

Oui, madame, j’ai exécuté vos ordres.

MARIE.

Merci.

LE PORTIER.

Madame n’a plus rien à me commander ?

MARIE s’assied.

Non, rien !

LE PORTIER.

Je vous souhaite bien le bonsoir, madame.

MARIE.

Ah !... un moment !...

LE PORTIER.

Qu’est-ce qu’il y a pour votre service ?

MARIE.

Mon ami, il est possible que nous ne nous revoyons pas de longtemps : je veux récompenser votre zèle. Prenez cette bourse.

LE PORTIER, à qui elle a mis une bourse dans la main.

Cette bourse... pleine d’or ?

MARIE.

Oui !... j’entends que vous soyez heureux, et que tout ce qui m’entoura garde de moi un doux souvenir.

LE PORTIER.

Oh ! madame, que vous êtes bonne !

MARIE.

Adieu, mon ami !... ne m’oubliez pas.

LE PORTIER.

Ça serait-il possible ?... Mais, dites-moi, madame, est-ce que vous n’aurez pas peur ici, toute seule ?...

MARIE.

De quoi voulez-vous que j’aie peur ?

LE PORTIER.

Madame ne court aucun danger ?... elle ne connaît pas des gens qui voudraient lui faire du mal ?

MARIE, souriant.

Oh ! peut-être !... mais, dans quelques heures, je serai à l’abri de leurs poursuites.

LE PORTIER.

Vous en êtes bien sûre ?

MARIE.

Toutes mes mesures sont prises.

LE PORTIER.

Ah ! tant mieux !... enfermez-vous bien toujours, madame !...

MARIE.

S’il survenait quelque chose, je vous appellerais, mon ami.

LE PORTIER.

Et je viendrais vous défendre.

MARIE.

Bonne nuit !...

LE PORTIER, à part.

Excellent cœur !... Au fait je m’inquiète à tort !... les gens du lieutenant-général veilleront sur nous.

Il sort par la porte du fond qu’il referme avec soin.

 

 

Scène V

 

MARIE, seule

 

Bon et honnête serviteur !... il m’aime... et il craint pour moi !... mais non... tout est disposé pour mon départ !... Partir avec lui... quel bonheur !... faisons les derniers préparatifs... M. Rambeau a rempli toutes mes intentions !... Plaçons là ce portefeuille !...

Elle tire de sa poche un portefeuille et ouvre le secrétaire.

Oui, là, des trésors ! de quoi payer un royaume !... bien mieux que cela !... de quoi lui ôter tout chagrin, tout souci, à lui, à mon Antoine ! Il ne se doute pas que sa pauvre Marie possède des millions ! des millions ! à lui ! pour lui !...

Elle ferme le secrétaire.

Moi, qui maudissais cette richesse qui ne m’avait causé que des regrets !... et lui, il manquait d’argent !... son repos, son bonheur, cette opulence à laquelle il est habitué, tout est là !... Oh ! bénie soit la fortune !... bénis soient les jours de tristesse et de malheur qui l’ont achetée ! tout est pour lui !...

Elle regarde la pendule.

Onze heures... encore cinq... et il viendra !... et nous serons ensemble !... et nous ne nous quitterons plus !... comme il sera heureux !... et moi, depuis quinze jours, j’ai tant souffert !...

Elle se regarde au miroir.

Je suis pâle... changée !... si je pouvais reposer quelques heures ?...

Elle ôte son fichu.

La fatigue m’accable !...

Elle s’assied, et retire ses mitaines tout en réfléchissant.

Je suis née dans cette maison, j’y ai passé ma vie jusqu’à ce jour... et au moment de la quitter... pour jamais sans doute... je n’y laisse pas un doux souvenir !... Ma mère est morte en me donnant la vie... jamais je n’entendis une parole caressante !... ici, chacun ne pensait qu’à gagner, qu’à entasser de l’or !... Non cœur a toujours été comprimé !... mes journées se sont écoulées tristes et uniformes !... toute ma part de bonheur en monde devait m’être donnée dans l’amour d’Antoine !... Oui, je suis une heureuse femme !...

Elle se lève.

Voici ma dernière nuit dans cette demeure !... chaque soir, autrefois, je m’endormais en pensant que le lendemain ressemblerait à la veille... et je priais sans espérance de bonheur !... aujourd’hui, ne prierai-je donc pas ?...

Elle s’agenouille.

Mon Dieu !... pardonne !... et fais qu’il soit heureux !... c’est moi qui me dévoue à son bonheur !... si ce bonheur est une faute, n’en punis que moi !... ma vie, elle n’a de prix que depuis qu’il n’aime !... ma fortune n’est quelque chose que pour la lui donner !... Mon Dieu !... toi de qui je tiens tout, pardonne si tout est pour lui...

Elle se lève.

Oui !... un peu de repos !... je ne puis me soutenir !... entrons dans ma chambre... quand il arrivera, qu’il me trouve fraîche et le sourire sur les lèvres !... belle de son amour ! belle de mon bonheur !

Elle entre dans sa chambre par la porte de gauche, qu’elle referme ; elle a emporte la bougie qui est sur la cheminée ; la porte du fond est ouverte avec précaution.

 

 

Scène VI

 

MORLAC, DE HORN

 

Morlac passe d’abord la tête, puis entre ; il a une lanterne sourde à la main.

MORLAC.

C’est bien !... nous y voici !...

DE HORN, arrivant.

Comment, Morlac, tu entres sans frapper ?...

MORLAC, déposant sa lanterne.

Vous voyez bien que c’était inutile.

DE HORN.

Cette lanterne à la main, nous avons l’air de chercher une bonne fortune.

MORLAC.

Celle que nous allons trouver ne sera pas mauvaise, je l’espère.

DE HORN.

Depuis l’auberge des Trois Soleils, où tu m’as conduit d’abord, par quelles diables de rues in ‘as-tu fait passer ? Il m’a été impossible de reconnaître mon chemin.

MORLAC.

Qu’importe ?... pourvu que nous arrivions.

DE HORN.

Et à quelles gens m’as-tu présenté là ?

MORLAC.

À des amis sûrs et solides.

DE HORN.

Quelles ignobles tournures !... Un surtout !...

MORLAC.

Celui que nous avons chargé d’avoir des chevaux de poste ?

DE HORN.

Oui ! il a une vraie figure de pendu.

MORLAC.

De pendu ?... pas encore !...

DE HORN.

Il m’a semblé qu’ils nous suivaient à quelque distance ?

MORLAC.

Oui, sans doute.

DE HORN.

Pourquoi cela ?

MORLAC.

Parce qu’ils peuvent nous être utiles.

DE HORN.

Je ne te comprends pas.

MORLAC.

Patience !... N’êtes-vous pas satisfait du respect qu’ils ont témoigné au noble comte de Horn, leur nouvel ami ?

DE HORN.

Leur ami ?... moi !...mais, au fait, pourquoi dire mon nom à ces hommes ?

MORLAC.

C’est qu’il était essentiel qu’ils le connussent.

DE HORN.

Je n’en vois la nécessité.

MORLAC.

Vous, c’est possible !... mais moi, j’ai mes raisons.

DE HORN, étonné.

Ah !...

Moment de silence pendant lequel il examine Morlac.

Mais cet homme que nous venons chercher ici, arrivera-t-il bientôt ?

MORLAC.

J’espère pardieu bien que non !

DE HORN.

Comment ?

MORLAC, souriant.

Il est occupé ailleurs.

DE HORN.

Occupé ailleurs !...

MORLAC.

Qu’avons-nous besoin de lui, si ses millions sont là ?

DE HORN.

Qu’est-ce à dire ?...

MORLAC.

N’est-ce pas aux millions principalement que nous avons affaire.

DE HORN.

Morlac !...

MORLAC, parcourant la chambre des yeux.

Durand ne m’a pas trompé dans ses indications : c’est bien ici l’appartement de Rambeau !... cheminée à droite... fenêtre à gauche... et le secrétaire !... Allons, vite à la besogne !

DE HORN, l’arrêtant avec effroi.

Morlac !... c’est d’un emprunt qu’il s’agit !...

MORLAC.

Eh bien oui !... je vais emprunter.

DE HORN, le retenant encore.

Ah ! je frémis !... où suis-je donc ?... aurais-tu médité un vol ?

MORLAC.

Nous n’avons pas le temps de disputer sur des mots !... Il nous faut de l’argent... il y en a des monceaux ici !... 

DE HORN, qui le tient par le bras.

Morlac !... Vous n’irez pas plus loin !

MORLAC.

Laissez donc !...

DE HORN.

Malheureux ! c’était donc là que tu voulais m’entraîner ? un vol !... moi !

MORLAC.

Écoutez, monsieur le comte, je n’ai guère de moments à perdre en explications, et pourtant il paraît que je vous en dois une !... Est-ce que vous auriez cru bonnement qu’un homme d’affaires vous prêterait des sommes énormes, à vous qui n’avez pas un sous vaillant, ni le moindre crédit, et qui êtes abîmé de dettes ?... Ce serait par trop naïf !... Non !... quand je vous ai parlé d’une spéculation sûre, vous avez compris de quoi il était question ; il vous faut de l’argent, et vous avez pris votre parti en brave !... Ne me faites donc pas user un temps précieux en vaines paroles, et laissez-moi agir.

DE HORN.

Et vous croyez que j’y consentirais ?...

MORLAC.

Je n’en doute pas un seul instant.

DE HORN.

Vous vous trompez !... je vous poignarderais plutôt.

MORLAC, très calme.

À votre aise !... frappez, monsieur le comte !... vous rouvrirez peut-être la blessure que j’ai reçue en vous sauvant la vie.

DE HORN, reculant et se cachant la tête dans ses mains.

Ah !...

MORLAC.

Voilà, pardieu, d’étranges scrupules, et ils viennent à propos !... Jetez donc, s’il vous plaît, un regard en arrière, et dites-moi s’il vous reste une ressource autre que celle-ci ? Vous avez voulu mener un train de prince à Paris ? Vous avez prétendu lutter de faste et d’éclat avec les hauts et puissants seigneurs de la cour de France ?... Votre noble famille s’est saignée pour vous, et tout est englouti !... maintenant, vous devez des sommes considérables, sans posséder une obole pour vous acquitter !... Vous avez acheté des actions que vous ne paierez point !... Vous en avez vendu que vous ne livrerez pas !... Comment cela s’appelle-t-il ?... Et, si vous reculez aujourd’hui, comment vos dupes vous nommeront-elles demain ?

DE HORN.

Il dit vrai !... oh ! malheureux que je suis !...

MORLAC.

Est-ce au moment de se sauver qu’il convient d’écouter les scrupules ?... Il n’est plus temps, monsieur le comte !... Si l’instant et le lieu n’étaient pas singulière ment choisis pour faire de la morale, savez-vous bien ce que je vous dirais ?... Vos passions et votre vanité ont tracé la route, et vous l’avez suivie !... On commence par des folies, et l’on finit par une de ces actions décisives, que la société nomme des crimes !... J’ai débuté comme vous ; vous avez fait le même chemin que moi...il est tout simple que nous arrivions au même but.

DE HORN.

Jamais !... jamais !... malheureux !... tu viens de jeter ton masque !... Cet homme dont on parlait ce matin... ah je devine qui tu es à présent !...

MORLAC.

Je suis le seul ami qui vous reste.

DE HORN.

Je ne serai point ton complice.

MORLAC.

Il y a, pardieu, longtemps que vous l’êtes.

DE HORN.

Qu’entends-je ?

MORLAC.

N’avez-vous pas puisé dans ma bourse, quand la vôtre était à sec ?... l’argent que je vous ai donné, comment l’aurais-je eu, si je ne l’avais pris dans la poche des autres ?

DE HORN.

Et je ne l’avais pas soupçonné ?... Ô mon Dieu !...

MORLAC.

Pourvu que les pistoles arrivas sent, vous ne vous informiez pas alors du chemin qu’elles avaient suivi.

DE HORN.

Et pourquoi t’attacher à moi, misérable ? pourquoi me choisir pour complice ?

MORLAC.

Ah ! pourquoi ?... Je vais vous le dire !... Risquer la corde, et être pendu, quand on est pris, c’est l’a, b, c, du métier ; il n’y pas besoin de génie pour cela ; il ne faut qu’un peu d’audace !... Mais glisser sous la corde sans y rester accroché, voilà le sublime de l’art !... Or, c’est là ce que j’ai voulu !... On passera certainement sous silence une action à laquelle aura participé l’héritier des princes de Horn, l’allié de monseigneur le régent de France !... Si, dans la partie que nous jouons, je mets ma tête au jeu, vous y mettez votre nom, vous !... Et, en cas de mauvaise chance, c’est votre nom qui sauvera ma tête !... Voilà, monsieur le conte !...

DE HORN.

Non... non !... cela ne sera point !... je te fuirai !...

MORLAC.

D’abord, soyez assez bon pour ne pas crier si haut !... puis de quoi vous servirait-il de fuir ?... mes compagnons ne savent-ils pas votre nom ? N’êtes-vous pas entré ici avec nous, la nuit, grâce à de fausses clefs ?... S’ils sont pris par votre faute, pensez-vous qu’ils se taisent ?

DE HORN.

Juste ciel !...

MORLAC.

Et que ferez-vous demain ?... Vous n’ignorez pas qu’on doit vous arrêter ?... avec la liberté vous perdrez cet honneur auquel vous paraissez tant tenir aujourd’hui ; car vos dupes se lèveront toutes en vous accusant de leur ruine !

DE HORN.

Oh !... c’est affreux !...

MORLAC.

Ce nom, dont vous êtes si fier, il sera chargé de réprobation, couvert d’opprobre !... celle que vous aimez sera arrachée de sa maison, trainée sous un ciel étranger avec des femmes de mauvaise vie !... elle partira en vous appelant en vain, car vous n’aurez pas les moyens de la secourir et de la sauver.

DE HORN.

Morlac !...

MORLAC.

Votre marquise a tout préparé pour demain... Songez-y !... dans quelques heures, il sera trop tard !... cette femme si dévouée mourra loin de sa patrie, en vous maudissant, vous dont l’abandon l’aura livrée à ses bourreaux !...

DE HORN.

C’en est trop !... c’en est trop !...

MORLAC.

Au lieu de cela, dans un moment vous êtes riche, vous échappez à la prison qui vous menace, vous enlevez aux périls la femme qui vous adore, vous retrouvez le bonheur auprès d’elle l’entourez d’une opulence dont on ignore à jamais la source !...

DE HORN.

Morlac !... tu es mon mauvais génie !...

MORLAC.

Je suis votre sauveur !... et si, plus tard, vos scrupules renaissent, eh bien, quand l’héritage de vos pères vous appartiendra, quand vous aurez entre les mains le morceau de bois doré qu’ils nomment leur sceptre, vous rendrez au vieil usurier, qui les enfouit sans en faire usage, les sommes que nous lui empruntons aujourd’hui.

DE HORN, à lui-même.

Demain... le dés honneur !... la prison !... et Marie ? Marie ? entraînée loin de moi !...

MORLAC.

Ainsi, voilà qui est convenu ?...

DE HORN.

Marie ! Marie !... Perdue à jamais !...

MORLAC.

Et je marche au secrétaire ?...

DE HORN.

Que faire ? que devenir ?...

MORLAC.

Riche et heureux en mettant de côté des scrupules d’enfant.

DE HORN, avec une sorte de rage.

Hâte toi donc, malheureux !

MORLAC.

Ah !... enfin vous êtes raisonnable !...

Il ouvre le secrétaire.

Oh ! oh ! je ne me trompais pas tantôt... le vieux coquin réalisait... Des billets de Legendre... des promesses de la caisse...

Il fouille dans le secrétaire.

DE HORN, sur le devant.

Oh ! quel exemple ! et quelle leçon !... moi, l’héritier d’un nom illustre, moi, le comte de Horn... Voilà donc où m’a conduit ce besoin de luxe, cette soif immodérée des plaisirs !... Un crime, le plus honteux des crimes... et l’échafaud peut-être ?...

MORLAC, puisant dans le secrétaire.

Et de l’or !... de l’or... oh ! quelle fortune !...

DE HORN.

Je crois que j’entends du bruit !

MORLAC.

C’est la peur qui vous trouble.

DE HORN, marchant avec agitation.

Oh ! je souffre tous les tourments de l’enfer !...

MORLAC.

Qu’ai-je aperçu ?... une cachette ?...

Il l’ouvre.

Un portefeuille !...

Il regarde dedans et le met dans sa poche.

Y en a-t-il là ?... Voyez-vous, le vieux voleur, comme il cachait son argent !...

DE HORN.

Je te dis que j’entends du bruit de ce côté.

MORLAC.

Vous croyez ?...

Il écoute.

mais oui... quelqu’un marche dans cette chambre... On approche de cette porte... le Rambeau ne peut pas être là pour tant...

Il indique celle de gauche.

DE HORN.

Nous voir, nous surprendre ! cela ne se peut pas... Fuyons !...

MORLAC, l’arrêtant.

On criera, on appellera au secours ; le guet n’est pas loin, et nous serons arrêtés.

DE HORN.

Que faire ?

MORLAC, comme un homme qui prend son parti.

Aux grands maux les grands remèdes !...

Il cache la lumière de sa lanterne.

Prenez ce poignard, et si l’on avance, frappez...

DE HORN, prenant le poignard.

Oui... la mort à qui me trouverait là.

MORLAC.

C’est le seul moyen d’assurer la retraite.

DE HORN.

Mon sang bout... ma tête est en feu... Quel qu’il soit, malheur à lui !

MORLAC.

Silence !...

DE HORN.

La porte s’ouvre.

MORLAC, à demi-voix.

Frappez, ou c’est fait de nous.

 

 

Scène VII

 

MARIE, DE HORN, MORLAC

 

MARIE, ouvrant la porte de gauche et entrant.

Du bruit m’a réveillée...

DE HORN, en délire.

Il ne me verra pas !

Il court à elle et lui donne un coup de poignard.

MARIE.

Ah !... au secours !... au secours !

Elle tombe sur un siège.

DE HORN, jetant son poignard loin de lui.

Dieu ! cette voix !...

MORLAC.

C’est une femme !

Il ouvre sa lanterne.

DE HORN, la reconnaissant.

Marie !...

MORLAC.

Elle !...

DE HORN, comme hébété.

Marie !...

MORLAC, allant vers la porte du fond, et écoutant.

Diable ! voilà qui va tout gâter !

MARIE, qui n’est frappée que légèrement, regarde de Horn, le reconnaît et passe la main sur son front avec égarement.

C’est un rêve... un épouvantable rêve...

MORLAC.

Elle !... comment, ici ?...

MARIE, égarée.

Ici, chez moi... cet or, le mien... Et Antoine... la nuit... ce meuble ouvert... ces papiers... Oh ! c’est horrible !... un vol, un vol !...

DE HORN, en délire.

Un vol !... qui ose parler de vol ?... cela n’est pas vrai, cela n’est pas possible...

Il semble se réveiller, et jette les yeux autour de lui.

Où suis-je ? qu’est-ce que cet or ?... Que fais-tu là ?...

Il regarde sa main.

Du sang !... et Marie ?... ah ! Marie !...

Il veut se précipiter à ses pieds.

MARIE, reculant sur son fauteuil.

N’approche pas !...

DE HORN.

Blessée !

MARIE.

Non, rien... Ce n’est pas ton poignard qui me tue.

MORLAC.

Vos cris vont réveiller tout le quartier... Fuyons, ou nous sommes perdus !...

DE HORN, en délire.

Perdus !... oui... nous sommes perdus !...

MORLAC.

Suivez-moi.

DE HORN.

Que je te suive ?... est-ce que je peux te suivre ?... Est-ce que je peux quitter cette place ?... ma main est glacée, mes pieds sont immobiles... Je ne puis faire un pas... il faut que je meure là...à cette place... Elle m’a vu... elle sait tout.

MORLAC, écoutant à la porte du fond.

Du bruit dans cet escalier... On monte !... ah ! la fuite est encore possible par-là !...

Il ouvre la fenêtre.

Imitez-moi, si vous ne voulez pas attendre ici l’échafaud !...

Il disparaît par la fenêtre.

MARIE, comme se réveillant au mot d’échafaud.

L’échafaud... Ah ! sauvez-vous !...

DE HORN, immobile à sa place.

Me sauver !...

MARIE.

Fuyez la mort !...

DE HORN.

Je l’attends.

MARIE.

La honte !...

DE HORN.

Je l’ai subie !

MARIE.

Éloignez-vous !... on vient...

DE HORN.

Je veux mourir !...

MARIE, se soulevant et allant tomber à genoux devant lui en joignant les mains.

Antoine !... sauve-toi !...

DE HORN.

Non !

MARIE.

Sauve-toi !... Pour moi ! je t’en supplie !...

DE HORN.

Que dis-tu ?

MARIE.

Pour moi... qui t’aime encore !...

DE HORN, poussant un cri.

Ah ! qu’ai-je entendu ?

MARIE, se relevant avec exultation, et l’en traînant vers la porte de droite.

On approche !... viens donc, viens... par ici... tu peux fuir... Oh ! je le yeux... je l’ordonne. je veux être obéie !

Elle l’a forcé de sortir, et reste collée contre la porte qu’elle a refermée.

 

 

Scène VIII

 

JULIEN, MARIE

 

JULIEN, entrant par la porte du fond, qu’il ouvre violemment.

Des cris sont partis de cette chambre.

MARIE.

Julien !... ciel !...

JULIEN, l’apercevant.

Marie !... c’est vous ?... Ici... à cette heure !...

MARIE, à part.

Oh ! s’il devine, tout est perdu !...

JULIEN.

Que faites-vous là, Marie ?

MARIE, avec effort.

Mon ami... Julien... qui vous amène ?...

JULIEN.

Je passais dans ce quartier avec mes soldats ; du bruit a été entendu dans votre maison, et je suis accouru...

MARIE, à part.

Ah ! il faut le retenir !...

JULIEN.

On ne se trompait pas... ce secrétaire ouvert... cet or, ces papiers... votre désordre... Marie, on s’est introduit chez vous.

MARIE, à part.

Donnons-lui le temps de fuir !... Ô mon Dieu !... de la force !... de la force !...

Elle appuie fortement son mouchoir sur sa blessure.

JULIEN.

Répondez-moi donc !... Des brigands sont entrés ici, n’est-ce pas ?... C’est peut-être par-là qu’ils se sont échappés ?...

Il indique la porte de droite.

Et je cours...

MARIE, l’arrêtant et tâchant de sourire.

Non, mon ami, non !... personne n’est venu !

JULIEN.

Pourquoi me retenir ?... pourquoi vouloir me tromper ?... J’entends marcher en bas... peux encore les saisir !...

MARIE, à part.

Ciel !...

Haut.

Julien... écoutez-moi... vous m’avez dit que vous m’aimiez ?

JULIEN.

Si je vous aime ?

MARIE.

J’ai été ingrate envers vous... Julien... venez ici.

Elle s’assied à droite.

JULIEN, allant à elle.

Ô ciel ! Marie... serait-il possible ?...

MARIE.

Je veux que vous restiez là, près de moi !...

JULIEN.

Mais vous avez couru des périls !... Je vous dis que j’entends du bruit dans cet escalier !

MARIE, à part.

Mon Dieu !... ne s’en ira-t-il donc point ?

JULIEN.

Vous êtes pâle, vous semblez souffrir ?

MARIE.

Moi ?... non !... je ne souffre pas, je ne souffre pas !

JULIEN, faisant un pas vers la porte.

Oh ! j’éclaircirai ce mystère.

MARIE, l’arrêtant.

Julien, vous m’aimez... pourquoi voulez-vous me quitter ?

JULIEN.

Marie, cet égarement sur tous vos traits... Qu’y a-t-il donc ?... il faut que je le sache !

MARIE.

Il faut que vous demeuriez là, pour savoir... que je vous aime aussi, moi !

JULIEN.

Qu’entends-je ?

MARIE.

Oui, Julien, oui ; si vous restez près de moi, je vous aimerai !

JULIEN.

Vous m’aimerez ?

MARIE.

Je serai à vous, je serai votre femme.

JULIEN.

Ma femme !...

MARIE, à part.

Je n’entends plus rien !... il est sauvé... et moi, je vais mourir !...

JULIEN.

Que s’est-il donc passé ?... Encore une fois, on parle dans cet escalier, on monte !

MARIE, à part.

Oh ! n’a-t-il donc pu fuir ?

JULIEN.

Que vois-je ?... des agents de M. le lieutenant-général, M. le comte de Horn !

MARIE, poussant un cri.

Ah !

 

 

Scène IX

 

JULIEN, L’AGENT, DE HORN, MARIE, SOLDATS à la porte de droite

 

L’AGENT, aux soldats.

Veillez sur cette femme !... l’ordre qui la concerne doit être exécuté.

JULIEN.

Ô ciel !

DE HORN.

Misérable !...

Il court vers Marie.

Ah ! du secours !

MARIE, bas et lui fermant la bouche.

Tais-toi !... ce n’est rien... qu’on ignore tout, s’il est possible encore !

L’AGENT.

Quant à M. de Horn, Mme la marquise d’Esparbelles a intercédé pour lui près de Monseigneur le régent, et c’est elle qui va le ramener aux pieds de son altesse.

DE HORN, à genoux.

Jamais !... Marie, Marie ! pardonne-moi !

MARIE.

Silence !... je te pardonne, et je t’aime !

DE HORN.

Oh ! je ne mérite pas cela !

JULIEN.

Qu’est-ce encore ?...

 

 

Scène X

 

JULIEN, L’AGENT, LE PORTIER, DE HORN, MARIE, SOLDATS

 

LE PORTIER.

On vient d’arrêter un homme qui descendait par cette fenêtre...

JULIEN.

Ah !

LE PORTIER.

On a trouvé sur lui de l’or et un portefeuille au chiffre de madame.

JULIEN.

Je le savais bien, qu’on était venu ici.

LE PORTIER.

Il dit qu’il était avec M. le comte de Horn, mais que ce n’est pas lui qui a donné le coup de poignard.

JULIEN, allant vers Marie.

Un coup de poignard !...

MARIE.

Ah ! je n’ai plus qu’à mourir !... Adieu, Antoine !... ta main !

DE HORN.

Marie !

JULIEN.

Grand Dieu ! on l’a assassinée !

DE HORN.

Morte !... morte !...

Il se relève.

Je suis le comte de Horn, et c’est moi qui ai tué cette femme !

PDF