Le Bigame (Thomas SAUVAGE - Georges OZANEAUX)

Drame en trois actes.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de la Porte Saint-Martin, le 7 mai 1830.

 

Personnages

 

LE BARON BERTAUT, colonel

LA BARONNE STÉPHANIE, sa femme

LOUISE, leur fille, enfant de 6 ans

TOINETTE-GÉRARD

GÉRARD, son frère, bijoutier au Palais-Royal

LE COMTE DE KAISERSBRUCK, conseiller de légation

CAROLINE

MADAME RIBOULARD, maîtresse d’hôtel garni

DUBLAR, commis chez Gérard

NIVET, commis chez Gérard

TAUPIN, poêlier-fumiste, oncle de Gérard

THIERRY, valet de l’hôtel

VANNARD, employé, ami de Gérard

JACQUIN, apprenti chez Gérard, personnage muet

MADAME TAUPIN, personnage muet

MONSIEUR FICHET, personnage muet

MADEMOISELLE FICHET, personnage muet

LE COMTE ZAROUSKI, personnage muet

LA COMTESSE ZAROUSKI, personnage muet

LE GÉNÉRAL D’ARMANCÉ, personnage muet

LE CONTRE-AMIRAL CZÉRINOFF, personnage muet

LE BARON DE VERNY, personnage muet

LA BARONNE DE VERNY, personnage muet

MADAME DE WALBERG, personnage muet

MADEMOISELLE DE WALBERG, personnage muet

OFFICIERS FRANÇAIS et ÉTRANGERS de différents grades, personnages muets

DIPLOMATES, personnages muets

DAMES, personnages muets

DEMOISELLES, personnages muets

VALETS, personnages muets

 

La Scène est à Paris, en 1820.

 

 

ACTE I

 

Une élégante boutique de bijoutier, sous les galeries du Palais-Royal. Au fond, la devanture, l’étalage et les montres, où brillent le vermeil et l’argenterie ; une porte sur laquelle on lit : Gérard, joaillier-bijoutier. Au-delà la galerie, les arcades et le jardin. À droite, un comptoir en acajou, avec bronzes dorés ; il supporte des montres vitrées, remplies de bijoux. De chaque côté, au premier plan, une porte en glace ; celle de droite conduit à l’appartement, celle de gauche à l’atelier. Une petite table d’acajou, où se trouvent quelques menus outils, plumes, encre, papiers. Plus loin, dans un coin, sur un guéridon, une balance. Chaises élégantes, tapis ; lampe antique au plafond.

 

 

Scène première

 

DUBLAR, NIVET, JACQUIN

 

Dublar, debout près du comptoir, chante une chanson connue, en arrangeant une chaîne.  Jacquin, assis à la table, pique une carte avec une épingle. Nivet est à la porte du fond, qu’il tient ouverte.

NIVET, de la porte.

Dublar, tais-toi, tais-toi donc ; voilà la petite modiste d’à côté qui me fait des signes.

DUBLAR.

Des signes ? eh bien, ça ne t’empêche pas de l’entendre, alors.

NIVET.

Non, mais ça me distrait.

DUBLAR.

Et moi aussi, ça me distrait ; c’est pour ça que je continue.

NIVET, fermant la porte, et s’avançant en scène.

La voilà rentrée... C’est une jolie partie, la bijouterie, ça donne dans l’œil aux femmes, et c’est avantageux à l’ouvrier. D’abord, parce que c’est un état propre et brillant ; et puis ça met à même de rendre des services : on soude un esclavage, on polit un sentiment, on redresse un cœur faussé ; enfin on remet à neuf une foule de petits bijoux plus ou moins endommagés.

DUBLAR.

Et pour ça le quartier est favorable : le Palais-Royal !

NIVET.

C’est un pays où l’on trouve de tout : des restaurants, des cafés, des sauvages, des marchandes de modes, des arracheurs de dents, des journaux, des maisons de jeu...

DUBLAR.

C’est ton affaire, ça, à toi, Jacquin !

NIVET, à Jacquin.

Dis donc, nous sommes bien mieux ici que dans notre ancien atelier de la rue Bourg-l’Abbé, n’est-ce pas ? c’est plus gai... Il y a aussi plus de casuel.

DUBLAR.

Je crois que, si vous continuez, vous ne jouirez pas long temps de ces avantages-là.

NIVET.

Pourquoi donc ?

DUBLAR.

Ah ! parce que M. Gérard, notre bourgeois, est un homme qui ne badine pas sur le devoir ; et s’il sait jamais que vous donnez dans les cartes et dans les modistes, ça sera bientôt fini.

NIVET.

Ah ! ben, il est trop moral aussi, ton M. Gérard.

DUBLAR.

Moi, ce que je vous en dis, c’est que je le connais ; voilà cinq ans que je suis avec lui ; oui, j’avais quinze ans quand il a acheté ce fonds, en 1815, et je vais avoir vingt ans...

Soupirant.

car c’est cette année que je tire au sort... Mais le voilà qui revient.

Ils se remettent à l’ouvrage. Dublar, debout, près du comptoir ; Nivet et Jacquin assis à la table.

 

 

Scène II

 

DUBLAR, GÉRARD NIVET, JACQUIN

 

GÉRARD, posant son chapeau.

Où est donc Toinette ?

DUBLAR.

Madame votre sœur vient de monter à l’entresol.

GÉRARD.

Pour faire sa toilette sans doute ?... elle est de fête aujourd’hui... Marraine du petit fils de notre voisine, madame Riboulard, qui tient l’hôtel des Alpes, rue de Richelieu... Est-il venu quelqu’un ?

DUBLAR.

Oui, Monsieur ; mais Madame était au comptoir.

GÉRARD.

Et elle a vendu ?

DUBLAR.

Oui, Monsieur.

GÉRARD.

C’est bien la plus habile marchande !

DUBLAR.

Elle est si aimable !

GÉRARD.

Oui, oui, je dois en convenir : j’ai travaillé beaucoup, je me suis donné bien de la peine pour arriver à cette heureuse aisance ; mais sans son ordre, son économie, sa mine prévenante, sans elle enfin, je n’y serai jamais parvenu... On dit qu’une jolie femme fait bien dans un comptoir, moi je soutiens qu’une bonne femme y fait encore mieux... mais c’est plus rare. A-t-on donné à crédit ?

DUBLAR.

Une pauvre cuisinière, de la rue de Valois, est venu prendre un couvert, pour en remplacer un qu’elle a égaré... elle n’avait que 20 francs...

GÉRARD.

C’est bien... tout le temps qu’elle voudra... et ne comptez que le poids. Pauvre fille ! sa place, son existence dépendent de cette petite complaisance.

DUBLAR.

Mademoiselle Lili, de l’Opéra, trouve fort à son gré cette nouvelle parure de perles.

GÉRARD.

J’étais sûr qu’elle plairait ; le dessin est du goût de ma sœur.

DUBLAR.

Mais Mademoiselle Lili n’a pas d’argent.

GÉRARD.

Qu’elle attende... sa vanité seule en souffrira, c’est un petit malheur !... Ah ! ça, voilà pour la maison... À ton tour maintenant, Dublar : depuis quelque temps je te trouve triste, chagrin... qu’as-tu donc ?

DUBLAR.

Je dois tirer au sort le mois prochain... et si je tombe, si je suis obligé de partir, qui prendra soin de ma mère ?

GÉRARD.

Tu ne partiras pas.

DUBLAR.

Si j’en étais sûr !...

GÉRARD, bas.

Tiens, tu as mis à la bourse, et quoi qu’il arrive, tu es dé gagé... voici la quittance.

DUBLAR.

Ah ! Monsieur, vous avez payé ?...

GÉRARD.

C’est une avance ; tu me rembourseras.

Bas.

quand tu pourras.

DUBLAR.

Comment reconnaître ?...

GÉRARD.

En m’aimant, et en te conduisant bien.

DUBLAR.

Quelle générosité !

GÉRARD.

Du tout ; j’ai un bon sujet chez moi, je le garde, c’est tout simple... Allons, retourne à l’atelier... Mais c’est, je crois, l’heure du cours de dessin...

DUBLAR.

Oui, Monsieur, mais ce n’est pas le jour.

GÉRARD.

C’est juste... c’est le cours d’anglais de M. Robertson, aujourd’hui... Tu ne le manqueras pas ?

DUBLAR.

Oh ! non, Monsieur.

GÉRARD.

Nivet, Jacquin, n’avez-vous pas envie de faire comme lui, de vous instruire ?... Si vous n’avez pas d’argent, j’arrangerai cela.

NIVET.

Oh ! merci, Monsieur ; c’est pas la peine.

GÉRARD.

Ah ! pourquoi donc ?

NIVET.

À quoi que ça nous servirait-y, pour être des ouvriers ?

GÉRARD, avec chaleur.

Des ouvriers !... Des ouvriers ne sont-ils pas des hommes, des citoyens ? N’ont-ils pas des droits à exercer, et des devoirs à remplir ?... Moi aussi, j’ai été ouvrier... eh bien ! à force de travail, je suis devenu maître ; j’ai amassé quelqu’argent, j’ai pris cette boutique : un loyer de quatre mille francs de la une patente, des impositions qui m’appellent à être électeur, juré, juge au tribunal de commerce...Que mes affaires prospèrent, je deviens éligible, et même... ce n’est pas que je le désire, je connais ma capacité et, je n’ai pas d’ambition ; mais que d’intérêts compromis, si je n’apporte dans ces honorables fonctions que l’ignorance et l’abrutissement où vous voulez rester ?

NIVET.

Vous avez eu du bonheur vous, M. Gérard.

GÉRARD.

J’ai eu du courage... Mais je vous sermonne, et vous ne me comprenez pas. Ah ! si vous saviez quelle jouissance il y a, pour l’honnête homme, à reporter ses regards en arrière, à compter tous ses jours écoulés sans avoir à rougir d’un seul ! à contempler le point d’où il est parti et celui où il est arrivé !... ça délasse de la fatigue du chemin... voilà pourquoi les vieillards sont bavards, je le serai aussi, je le suis déjà.

On entend le canon du jardin.

Là ! voilà le canon du jardin, et Toinette n’est pas encore prête.

NIVET, rentrant dans l’atelier.

Ne vous y fiez pas, Monsieur, il avance quelquefois d’une demi-heure.

GÉRARD.

Imbécile !

Il appelle.

Toinette !... Ah ! ces femmes ! ces femmes ! quand elles sont à leur toilette... la plus jolie, la moins coquette, comme les autres... c’est une maladie générale...

Il appelle. 

Toinette !

 

 

Scène III

 

TOINETTE, GÉRARD

 

TOINETTE.

Me voici.

GÉRARD.

Allons donc !

TOINETTE.

Madame Riboulard est-elle arrivée ?

GÉRARD.

Non, pas encore, mais elle ne doit pas tarder.

La regardant avec complaisance.

Bien, très bien, mise de bon goût !avec le bouquet que, sans doute, M. Vannard, le galant parrain, fait faire chez madame Prévost... Tu auras tout-à-fait l’air d’une jeune mariée.

TOINETTE, soupire.

Ah !

GÉRARD.

Tu soupires !... Je te comprends, pauvre sœur.

TOINETTE.

Depuis la visite que j’ai faite hier à la jeune accouchée, le souvenir de mon mari, de ma fille, est encore plus présent à mon cœur ; je n’ai pu voir, sans un retour pénible sur moi même, sans une sorte d’envie, cette jeune mère, pressant dans ses bras son enfant, tandis que son époux les couvrait tous deux de regards pleins d’amour... Moi aussi, j’étais épouse et mère !...

GÉRARD.

Oui, tu devrais être heureuse, si jamais la bonté, la douceur ont mérité de l’être... mais il n’en est pas toujours ainsi... la faute à qui ? je l’ignore... Eh ! mon dieu, la faute à nous, qui gâtons toujours par nos passions le sort que la Providence nous a destiné.

TOINETTE.

Mon frère...

GÉRARD.

Ce n’est pas pour te faire des reproches, tu le sais bien ; mais conviens qu’il n’en serait pas ainsi, si tu ne t’étais pas prise de bel amour pour Bertaut ; un brave homme sans doute, mais un militaire, exposé à se faire tuer... ce qui lui est arrivé comme à tant d’autres, dans ce temps là.

TOINETTE.

Jamais nous n’en avons eu la preuve.

GÉRARD.

Non, mais rien ne nous prouve le contraire ; et depuis neuf ans que vous êtes séparés, il n’aurait pas manqué de donner de ses nouvelles s’il existait encore... Va, ma sœur, ne te flatte pas d’un espoir trompeur, mais ne te livre pas non plus à un chagrin qui ne remédie à rien... Ne pouvant faire le bonheur d’un mari, tu fais celui de ton frère ; c’est un dédommagement pour ton bon cœur.

TOINETTE.

Tu es si bienveillant pour moi... Ma reconnaissance...

GÉRARD.

Fi donc !... entre nous !... de l’amitié, voilà tout ce dont je veux entendre parler... Ah ça ! mais madame Riboulard, dame Riboulard, vous vous faites bien attendre.

TOINETTE.

La voici !

 

 

Scène IV

 

GÉRARD, MADAME RIBOULARD, TOINETTE

 

TOINETTE.

Arrivez donc, paresseuse, arrivez donc !

GÉRARD.

Il y beau temps que Toinette est prête.

MADAME RIBOULARD, d’un air contraint.

Ah ! vraiment ?

GÉRARD, gaiement.

Quand je serai malade, je vous enverrai chercher le médecin ; j’aurai le temps de guérir... Ah ! ah ! ah !

MADAME RIBOULARD, embarrassée.

Pardon, M. Gérard ; pardon, ma chère amie... Excusez...

TOINETTE.

Certainement on vous excuse... Un jour comme celui-là on a tant à faire !

GÉRARD.

Ah ça ! vous êtes seule ? je ne vois pas le parrain.

MADAME RIBOULARD.

Non, M. Gérard.

GÉRARD.

Est-ce sa toilette qui le retient aussi ?

TOINETTE.

Il n’est pas arrivé d’accident ?

MADAME RIBOULARD.

Non, dieu merci ! la mère et l’enfant se portent bien.

GÉRARD.

C’était pour onze heures, et voilà midi et demi ! ça devrait déjà être fait, ce baptême.

MADAME RIBOULARD.

Aussi... c’est-il fini.

TOINETTE.

Comment ?

GÉRARD.

Sans ma sœur ?

MADAME RIBOULARD.

Ce n’est pas ma faute, je vous assure.

GÉRARD.

Madame Riboulard, qu’est-ce que cela veut dire ?

MADAME RIBOULARD.

Le monde est si singulier aujourd’hui... Je savais bien tout cela, mais je n’y faisais pas attention... après tout, ce ne sont pas mes affaires... Nous avons ensemble des relations d’amitié et d’intérêt : vous m’envoyez des locataires à mon hôtel garni, je vous fais avoir quelques pratiques, nous y trouvons notre compte, c’est très bien ; je n’ai pas besoin de savoir ce que vous avez fait ou pas fait... Mais un homme en place, voyez-vous, ce n’est plus la même chose ! il est obligé à des ménagements.

TOINETTE, offensée.

De grâce, Madame, expliquez-vous.

GÉRARD.

C’est donc M. Vannard qui refuse de tenir votre petit-fils avec ma sœur ?

MADAME RIBOULARD.

Eh ! sans doute, c’est lui !... il a entendu parler d’une aventure... à Montpellier.

TOINETTE.

Ainsi, Madame, vous qui nous connaissez, qui voyez notre conduite, vous avez pu ajouter foi à une calomnie aussi affreuse ?

MADAME RIBOULARD.

Dame ! j’avais entendu dire cela, et moi quand j’ai des soupçons, je mets tout au pis, et ça me tranquillise.

Gérard, pendant cette scène, va et vient avec impatience dans la boutique, s’occupant de différents détails de son état.

GÉRARD, près du comptoir.

Et ce M. Vannard, à qui j’ai fait avoir sa place !

MADAME RIBOULARD.

Écoutez donc ; dès qu’on a une place, on est plus empressé de plaire à celui qui peut la faire perdre, qu’à celui qui l’a procurée : et il a choisi pour commère la femme de son chef... Il avait déjà quêté dimanche dernier avec elle... Ça lui coûtera plus cher, mais ça peut valoir de l’avancement.

TOINETTE.

Nous voilà poursuivis jusqu’ici par ces infâmes propos qui nous ont fait quitter Montpellier !

MADAME RIBOULARD, auprès de Toinette.

Il y a donc quelque chose de vrai dans tout cela ? Fallait me mettre tout de suite dans la confidence !... Montrer aux gens qu’on a des secrets, sans les en instruire, c’est les autoriser à tout faire pour les pénétrer... Après ça, s’ils jasent, on les traite d’indiscrets ! quand on pouvait les empêcher d’un mot, en disant : Tenez, madame Riboulard, voilà ce que c’est... Acceptez une bague, un brillant, la moindre chose... Je compte sur votre discrétion.

TOINETTE, avec fierté.

Nous n’avons besoin de la discrétion de personne, Madame.

MADAME RIBOULARD.

Ah ! c’est différent !

GÉRARD, entre sa sœur et madame Riboulard.

Et ce que nous allons vous confier, vous pourrez le répéter tout autant que vous voudrez.

MADAME RIBOULARD.

À la bonne heure !

À part.

C’est une histoire arrangée.

GÉRARD.

En 1810, ma sœur, ainsi qu’on vous l’a dit, habitait Montpellier avec notre famille. Le passage continuel des troupes qui se rendaient en Espagne amena chez nous un sergent-major de grenadiers ; il faisait partie du dépôt d’un régiment qui se reformait, et dût faire un séjour assez prolongé dans notre ville ; il vit ma sœur et l’aima. Sa loyauté, sa franchise, touchèrent également Toinette. Dans tout autre temps, nos parents auraient volontiers consenti à leur union ; mais, d’abord Toinette était si jeune : elle avait à peine seize ans, et le moyen de la marier avec un militaire, au moment d’une campagne si terrible !... ils refusèrent. Les deux amants se résignaient, sans murmurer, à attendre un temps plus heureux, lorsqu’on nouveau prétendant se présenta. Il fut favorablement accueilli de la famille... Toinette, au contraire, ne le vit qu’avec aversion. Cependant on la pressait de donner son consentement... Obsédée par ses parents, tourmentée par l’idée d’être pour jamais séparée de son amant, dont le régiment rejoignait l’armée, elle prit on parti bien imprudent... mais ses larmes l’ont assez expié pour qu’on le lui pardonne... elle quitta sa famille et suivit Bertaut.

MADAME RIBOULARD, à part.

Bertaut ! tiens, j’ai chez moi quelqu’un de ce nom ; mais n’est pas ce cela : c’est un colonel, un baron... et puis, ce n’est pas cela.

Haut.

Enfin, ma chère amie, il résulte de votre récit que tout ce que l’on disait est vrai.

TOINETTE.

Non, Madame, pas tout. J’avais commis une faute grave, elle fut réparée. Aussitôt notre arrivée au quartier-général, près de Saragosse, nous nous empressâmes de demander à mes parents un consentement qu’ils ne pouvaient plus me refuser, et je fus mariée.

MADAME RIBOULARD.

Mariée !

GÉRARD.

Oui, Madame, suivant les lois et l’église, par le quartier maître et l’aumônier du régiment.

MADAME RIBOULARD.

Eh bien, ma chère amie, que peut-on vous reprocher ?

TOINETTE.

Rien, je pense.

MADAME RIBOULARD.

Vous avez certainement des preuves ?...

TOINETTE.

Oui, Madame ; mais seule je les possède...

MADAME RIBOULARD.

Comment ?

TOINETTE.

Ce fut peu de temps après notre union, que le régiment de mon mari, surpris dans les défilés de la Sierra-Morena, perdit ses caissons, ses bagages, tout son matériel en un mot ; tous ça les livres, tous les actes disparurent, et les preuves de mon mariage furent anéanties. Il n’en est resté que l’extrait, que je possède, et puis montrer à tout le monde.

MADAME RIBOULARD, à part.

Ah ! ah ! commence à se gâter.

TOINETTE.

J’étais alors à Barcelone. Je revins à Montpellier, où je donnai le jour à une fille. Bertaut changea de régiment, passa en Portugal, et je ne le revis plus. C’est alors que la calomnie commença à me poursuivre : l’homme que j’avais refusé fut le plus ardent à propager des bruits déshonorants...

GÉRARD.

Que n’eût pas fait ce misérable pour se venger ?

TOINETTE.

Je voulus montrer mes actes, on en nia l’authenticité. J’opposai aux mauvais propos une conduite irréprochable, rien ne me fût compté... alors ma fille mourut. Mon père et ma mère n’étaient plus... Gérard me proposa de le suivre à Paris, j’acceptai ; et j’ai trouvé près de lui, sinon l’oubli de mes peines, au moins le repos et l’amitié. Voilà ma conduite, voilà ma vie, Madame ; jugez-là, et dites-moi si j’ai mérité les reproches du monde, et le mépris des honnêtes gens ?

MADAME RIBOULARD.

Non, non, ma pauvre enfant ; les apparences peut-être vous sont contraires, mais du moment que vous vous dites mariée ; on doit vous croire... sur parole... Je suis désespérée de ce qui est arrivé, soyez bien sure que je m’empresserai de le réparer... Je vais raconter partout votre histoire, elle est fort bien faite... je veux dire fort intéressante... Sans rancune, mes amis, je retourne auprès de mon accouchée... Je vous en verrai des dragées.

GÉRARD, de sa place.

Vous êtes bien bonne.

MADAME RIBOULARD, à part.

J’en suis toujours pour ce que j’ai dit : c’est une héroïne de roman, et mon petit-fils ne pouvait pas l’avoir pour marraine.

Haut.

Adieu, adieu.

Elle sort.

 

 

Scène V

 

TOINETTE, GÉRARD

 

TOINETTE, au comptoir.

Tu le vois, Gérard, elle ne nous croit pas non plus.

GÉRARD, assis.

Qu’y faire ? quand la vérité a tout l’air de la fable, la défiance est naturelle, et puis, vois-tu, comme dans ce monde on risque toujours moins de se tromper en croyant le mal que le bien, nous aurons de la peine à trouver des partisans.

TOINETTE.

Nous allons donc être encore exposés aux bavardages des méchants ?

GÉRARD.

Empêche-les de parler, tu seras bien habile.

TOINETTE, allant près de lui, et s’appuyant sur sa chaise.

Au moins, mon frère, tu pourrais faire de nouvelles démarches pour te procurer des renseignements certains, soit sur Bertaut, soit sur nos actes de mariage.

GÉRARD.

Oui, oui, j’en ferai... Mes affaires m’ont tellement occupé, que j’avais négligé cela... D’ailleurs qui se serait douté que l’on irait ressusciter ces vieilles histoires.

Il se lève, et gagne avec elle le milieu de la scène.

Dans tous les cas nous n’avons rien à nous reprocher, nous devons marcher la tête haute ; la baisser, serait nous avouer coupables. Tiens, voici du monde : une Dame élégante, un Monsieur à prétentions ; ça te regarde, moi je n’ai pas assez de patience.

 

 

Scène VI

 

TOINETTE, GÉRARD, CAROLINE, KAISERSBRUCK

 

KAISERSBRUCK.

Je voudrais... Madame voudrait voir une parure de bal.

CAROLINE.

Ce que vous ayez de plus moderne.

GÉRARD.

Dans le genre gothique alors.

CAROLINE.

Précisément.

Tandis que Toinette et Gérard cherchent dans les montres, Caroline et Kaisersbruck descendent sur l’avant-scène.

KAISERSBRUCK.

Allons, ma chère amie, quittez ce petit air boudeur.

CAROLINE.

Ce n’est pas après une conduite comme la vôtre que l’on peut revenir si promptement... J’ai renoncé pour vous aux partis les plus désirables, au sort le plus brillant...

KAISERSBRUCK.

Avec des gens de finances.

CAROLINE.

Non, Monsieur le comte ; j’ai vu à mes pieds les plus grands seigneurs étrangers... Dans une jolie femme, il y a toujours l’étoffe d’une grande dame. Jeune, veuve, connue par l’élégance de mes manières, la recherche de ma toilette, donnant partout le ton, un mariage honorable et qualifié peut seul me convenir.

KAISERSBRUCK.

Eh bien ! ne suis-je pas comte du Saint-Empire ? conseiller de légation ?

CAROLINE.

Sur votre parole je vous ai cru propriétaire de tous les biens qui appartiennent en effet à votre cousine Stéphanie... Vous m’avez trompée...

KAISERSBRUCK.

Ruse diplomatique inspirée par l’amour.

TOINETTE, dans le comptoir, étalant des bijoux.

Si Madame veut choisir...

KAISERSBRUCK, conduisant Caroline près du comptoir.

C’est très joli ceci !

TOINETTE.

Émail et or ; c’est élégant et d’un prix peu élevé.

CAROLINE, au comte.

Ne pensez pas que je vous pardonne.

KAISEBSBRUCK, à Toinette.

Mieux que cela, Madame.

TOINETTE.

Voici des pierres fines.

KAISERSBRUCK, à Caroline.

Ce n’est pas mal, n’est-ce pas ?

CAROLINE.

À la bonne heure ! des diamants !... ils sont éblouissants !... Je veux bien fermer les yeux sur ce qui s’est passé, mais c’est à une condition...

KAISERSBRUCK.

C’est cette parure qui convient à Madame.

TOINETTE.

Je vais la disposer dans un écrin.

Elle sort par la porte à droite.

 

 

Scène VII

 

CAROLINE, KAISERSBRUCK, GÉRARD

 

Pendant le commencement de la scène, Caroline, et Kaisersbruck sont sur le devant du théâtre ; Gérard est au comptoir et range les bijoux, puis il écrit la facture.

KAISERSBRUCK.

Vous voyez, ma chère Caroline, que je m’exécute de bonne grâce, et, qu’en diplomate habile, je sais faire des concessions pour obtenir une paix durable.

CAROLINE.

Mon cher conseiller de légation, pour parler dans votre style, je vous préviens que tout se borne à des préliminaires, et que rien ne sera ratifié, si vous n’obtenez pas de votre cousine, la baronne Polonaise, l’abandon des titres et des prérogatives auxquels vous avez droit, comme chef de la famille.

KAISERSBRUCK.

Titres qu’elle ne peut exercer par elle-même, à moins de les faire passer sur la tête d’un mari ; et elle ne le fera pas, j’en réponds... je connais trop bien son caractère romanesque et son antipathie pour tout engagement.

CAROLINE.

Mon cher, avec les femmes, il ne faut répondre de rien.

Elle s’éloigne, et va regarder les bijoux dans les montres.

GÉRARD, s’avançant.

Monsieur, voici la facture... 10 780 francs.

KAISERSBRUCK.

C’est bien.

GÉRARD, à part.

Il ne marchande pas... mauvais signe.

KAISERSBRUCK.

Voici ma carte. Le comte de Kaisersbruck, conseiller de légation du Margrave de Lichtendorf... Nous demeurons à l’hôtel des Alpes, chez madame Riboulard ; c’est elle qui nous a adressés ici...

GÉRARD.

Monsieur, c’est que, pour des objets aussi considérables, nous n’aimons pas à faire crédit.

KAISERSBRUCK.

Qu’est-ce que c’est ? N’auriez-vous pas confiance en moi, le conseiller intime d’un prince souverain, qui a fourni un contingent de cent-quinze hommes à la coalition ?... Allons donc ! c’est une affaire qui vous en vaudra bien d’autres...Nous faisons une grande consommation de bagues et de tabatières dans la diplomatie. Vous m’entendez ?...

GÉRARD.

Certainement, et je serais très flatté...

À part.

J’aimerais mieux tenir mon argent.

 

 

Scène VIII

 

GÉRARD, BERTAUT, KAISERSBRUCK, CAROLINE

 

BERTAUT[1], à la porte du fond.

Monsieur, je vois sur la porte de ce magasin un nom que je connais.

GÉRARD, le regardant.

Ah ! mon dieu !

BERTAUT, s’avançant.

La personne qui le portait exerçait l’état de bijoutier... Eh ! mais, vous-même...

GÉRARD.

C’est lui !

BERTAUT.

C’est bien toi ! c’est... Gérard !

GÉRARD.

Est-il possible ! Bertaut !

BERTAUT, se jetant dans ses bras.

Mon ami !

GÉRARD.

Mon frère !

CAROLINE.

Voilà une reconnaissance tout-à-fait pathétique !

GÉRARD.

Eh ! quoi, c’est bien vrai ! je te revois ! je t’embrasse !

BERTAUT.

Oui, c’est Bertaut qui t’aime toujours ! toujours le même pour Gérard !

GÉRARD.

Et ta femme ?

BERTAUT.

Ma femme ! Comment sais-tu ?...

GÉRARD.

Elle est ici, avec moi.

BERTAUT.

Ma femme !

GÉRARD.

Quelle sera sa joie ! sa surprise !...

BERTAUT.

Que veux-tu dire ?

GÉRARD.

Pauvre Toinette !

BERTAUT.

Eh bien ?... Toinette ?...

GÉRARD.

Nous parlions de toi il n’y a qu’un instant ; nous en parlons tous les jours...

BERTAUT.

Avec Toinette ?

GÉRARD.

Elle t’aime plus que jamais.

BERTAUT.

Ô ciel ! il se pourrait !...

GÉRARD.

Plus que jamais elle est fraîche et jolie... D’où vient ce trouble ?

BERTAUT.

Gérard, si tu savais...

 

 

Scène IX

 

GÉRARD, BERTAUT, KAISERSBRUCK, CAROLINE, TOINETTE

 

TOINETTE, entre par la droite, passe au comptoir, et présente un écrin à Caroline.

Madame, voici la parure placée dans l’écrin... Voyez, elle produit un effet charmant.

BERTAUT.

C’est elle !

TOINETTE, poussant un cri.

Ah ! j’ai cru entendre... c’était sa voix...

Elle sort précipitamment, et l’aperçoit.

Mais oui, c’est lui ! c’est lui !

Elle s’évanouit. Les personnages sont ainsi placés : Bertaut, Toinette assise, Gérard, Caroline, Kaisersbruck.

GÉRARD.

Ma sœur !

BERTAUT.

Ma Toinette.

Ils s’empressent autour d’elle.

CAROLINE.

Pauvre petite femme ! retrouver ainsi un mari sans préparation ! c’est pour en mourir.

KAISERSBRUCK.

Je crois que ce que nous avons de mieux à faire, c’est de laisser ces bonnes gens à leur bonheur domestique... Monsieur, j’emporte l’écrin.

GÉRARD.

Emportez, emportez... J’ai là des sels.

Il court à un tiroir, prend un flacon.

KAISERSBRUCK.

Vous avez mon adresse ; passez dans quelques jours... vous serez satisfait.

GÉRARD, revenant à Toinette.

C’est bien, c’est bien... Ma pauvre sœur !

KAISERSBRUCK, sortant.

Votre serviteur !... C’est un brave homme ! il a un excellent cœur !

 

 

Scène X

 

BERTAUT, TOINETTE, GÉRARD

 

BERTAUT.

Elle revient !

GÉRARD.

Il serait trop affreux de succomber à tant de bonheur.

BERTAUT, à part.

Non, pas pour moi.

TOINETTE, reprenant ses sens.

Je l’ai vu ! il était là !... Était-ce donc un songe ?... Ah ! le voici... Mon ami...

BERTAUT.

Ma chère Toinette.

TOINETTE.

Tu m’es donc rendu ?

BERTAUT.

Oui, chère... Toinette.

GÉRARD.

Appelle-là donc ta femme... comme autrefois.

BERTAUT.

Ma femme !

GÉRARD.

Tu ne t’attendais pas à la trouver ici ?

BERTAUT.

Non, oh ! non. Je la croyais perdue pour jamais.

GÉRARD.

Vraiment ! Ce n’est pas étonnant, nous ne comptions plus guère sur toi.

BERTAUT.

Je l’ai cru... Ô mon dieu !... est-il possible... je l’ai cru morte.

TOINETTE.

Morte !

BERTAUT.

Morte !

TOINETTE.

Que je te plains !... combien tu as dû souffrir... J’en juge d’après moi, et cependant j’espérais.

BERTAUT.

Comment aurais-je espéré... tiens, vois.

Il tire un papier de son portefeuille, et le donne à Gérard.

GÉRARD.

Un extrait mortuaire de Toinette. Qui a pu t’adresser ce faux acte ?

BERTAUT.

Marcel !

GÉRARD.

Celui qui voulait épouser Toinette !

BERTAUT.

De l’armée de Portugal, je t’écrivis plusieurs lettres à Montpellier.

GÉRARD.

Je n’en reçus aucune. J’avais quitté le pays.

BERTAUT.

Je m’adressai alors à ce Marcel, la seule personne que je connusse dans le Languedoc ; il me répondit en m’envoyant cet acte.

GÉRARD.

Comment a-t-il pu contrefaire ainsi ?... Mais il n’est qu’altéré... c’est ta jeune sœur dont il est question ; il n’a fait que changer un nom et la date... Le drôle a voulu te punir de la préférence que Toinette t’avait accordée.

BERTAUT.

Il s’est bien cruellement vengé !

GÉRARD.

Mais tu n’es donc pas rentré en France depuis ?

BERTAUT.

Si fait : Du fond de l’Espagne, on m’a envoyé en Russie ; mais mon régiment prit la route de Bayonne ; on nous pressait ; je demandai un congé, qui me fût refusé. Que serais-je d’ail leurs venu chercher à Montpellier ? dans ma pensée, ma pauvre Toinette n’existait plus. Le tourbillon de la guerre m’emporta. J’ai souffert bien des maux, mes amis ; depuis huit ans je n’ai pas vu la France.

TOINETTE.

Tu étais donc prisonnier ?

BERTAUT.

Oui.

GÉRARD.

Je ne puis encore croire à ce que je vois... Tous deux là, dans les bras l’un de l’autre, et moi qui vous regarde... Il est aussi tout troublé... Dame ! nous autres hommes, ça ne nous bouleverse pas comme les femmes, tout d’un coup, mais nous n’en sentons pas moins vivement... Et... tiens... voilà que je pleure, moi !...

Il tire son mouchoir, s’essuie les yeux, et part d’un éclat de rire.

Ah ! ah ! ah !

BERTAUT.

Gérard ! mon frère, calme-toi.

TOINETTE.

Que dirait-on si l’on te voyait ?

GÉRARD.

Qui ? les passants ? ils diront que je suis fou, qu’est-ce que ça me fait ? Eh bien oui, je le suis ; je suis fou de joie, de bonheur... Ah ! ah ! ah ! madame Riboulard, nous prendrons notre revanche.

Il appelle.

Dublar ! Dublar !

BERTAUT.

Que veux-tu donc ?

GÉRARD.

Te faire connaître à tous nos amis.

BERTAUT.

Plus tard, il sera temps.

GÉRARD.

Non, tout de suite... Dublar !

 

 

Scène XI

 

BERTAUT, TOINETTE, GÉRARD, DUBLAR

 

DUBLAR, entrant par la gauche.

Monsieur.

GÉRARD.

Cours vite chez madame Riboulard, prie la de venir à l’instant.

DUBLAR.

Oui, Monsieur.

Il va sortir.

GÉRARD, le retenant.

Et d’amener M. Vannard.

DUBLAR.

Oui, Monsieur.

Il fait quelques pas en courant.

GÉRARD.

Écoute donc : Tu passeras en même temps chez mon oncle Taupin, chez M. Fichet, tu les inviteras à se rendre ici avec leurs familles.

DUBLAR.

Oui, Monsieur.

Il sort en courant par le fond.

 

 

Scène XII

 

TOINETTE, GÉRARD, BERTAUT

 

TOINETTE.

Mais, Gérard...

GÉRARD.

Ma sœur, ma bonne Toinette ! je vais donc te voir respectée, honorée comme tu le mérites, comme une brave et honnête femme.

À Bertaut.

Ah ! c’est que tu n’as pas éprouvé les mêmes chagrins que nous... Tu l’as cru morte, tu en avais la certitude, tu l’as bien pleurée, bien regrettée... Oh ! oui, j’en suis certain, car tu l’aimes sincèrement ; mais c’était fini... Tandis que nous, en proie à l’incertitude, livrés aux plus odieuses imputations, exposés aux outrages, au mépris...

BERTAUT.

Il se pourrait ?...

GÉRARD.

Au fait, il y avait un peu de quoi. Cette fuite de Toinette avec un militaire, ce mariage dont on ne pouvait donner que des preuves incomplètes, cet enfant...

BERTAUT.

Un enfant ?...

TOINETTE.

Le ciel nous l’a repris, mon ami. Ah ! c’est à présent que je sens cruellement sa perte !

GÉRARD.

Bah ! bah ! tout cela peut se réparer maintenant... Le voilà avec nous, et pour longtemps j’espère.

TOINETTE.

Oh ! pour toujours.

GÉRARD.

Mais comment as-tu fait pour vous découvrir dans cette grande ville ?

BERTAUT.

Eh ! mon dieu ! par hasard. De retour à Paris, seulement depuis quelques jours, je passais ce matin dans cette galerie, quand j’ai aperçu, sur ce magasin de bijouterie, le nom de Gérard... tu penses bien que je ne l’avais pas oublié. Ce rapprochement de ton nom et de l’état que tu exerçais me frappa, j’entrai et je tombai dans tes bras.

GÉRARD.

Ah ! la voici, la voici, cette bonne madame Riboulard !

BERTAUT, à part.

La maîtresse de l’hôtel où je loge ! tout sera découvert !

GÉRARD.

C’est une bavarde qui dit ce qu’elle sait et ce qu’elle ne sait pas... Notre aventure sera bientôt répandue.

 

 

Scène XIII

 

LES MÊMES, MADAME RIBOULARD, MONSIEUR VANNARD, MONSIEUR et MADAME TAUPIN, MONSIEUR et MADEMOISELLE FICHET

 

Les personnages muets se tiennent au fond de la boutique. Les femmes vont examiner les bijoux.

MADAME RIBOULARD.

Eh ! mes chers amis, que vous arrive-t-il donc ?

MONSIEUR TAUPIN, à Toinette.

Vous n’avez pas reçu de mauvaises nouvelles ? votre mari est toujours mort ?

GÉRARD.

Au contraire, mon oncle Taupin.

TOINETTE.

Il nous est revenu.

MADAME RIBOULARD.

Vraiment !... Ah ! que je suis enchantée !...

À part.

Il paraît que c’était vrai.

TOINETTE.

Nous n’avons pas voulu avoir une si grande joie sans la partager avec nos amis.

MADAME RIBOULARD.

Je suis bien sensible, certainement...

À part.

C’est égal, ce n’est plus aussi amusant.

GÉRARD.

M. Vannard, vous ne serez plus aussi scrupuleux, ou ma foi son mari pourrait se fâcher.

MONSIEUR VANNARD.

Croyez bien, M. Gérard...

GÉRARD.

Oui, oui, je crois... Nous sommes trop heureux pour vous en vouloir.

MADAME RIBOULARD.

Ah ça ! mais présentez-nous donc à votre beau-frère ; je brûle de le connaître, moi.

GÉRARD, conduisant madame Riboulard devant Bertaut.

Le voici, madame Riboulard.

MADAME RIBOULARD, le reconnaissant.

Le baron !... Comment, c’est là ?...

GÉRARD.

Oui, Madame ; M. Bertaut.

MADAME RIBOULARD.

Le mari de votre sœur ?

GÉRARD.

Sans doute.

MADAME RIBOULARD.

Ah ! par exemple...

BERTAUT, bas, en lui serrant la main.

Silence ! Madame !

MADAME RIBOULARD.

Très bien, Monsieur, je comprends.

À part.

À la bonne heure donc ; il y a du mystère, de l’intrigue ; je m’y retrouve.

Haut.

Je vous félicite de tout mon cœur, ma chère dame ; vous avez un mari qui mérite toute l’estime, toute la tendresse...

TOINETTE.

Oh oui ! et si vous le connaissiez comme moi ; si vous saviez combien il est bon, sensible ! on ne le croirait pas à voir ce regard fier, ce front sévère... Mais ces militaires, ils cachent sous l’extérieur le plus froid une âme passionnée.

MADAME RIBOULARD.

Oui, oui, je sais que ces Messieurs sont susceptibles de beaucoup d’attachement...

À part.

Mais est-elle effrontée, cette petite femme !... présenter comme son mari... Ah ! quelles mœurs !

GÉRARD, qui parlait au fond, à ses amis.

Eh bien ! c’est dit, vous déjeunerez tous avec nous ; nous célébrerons le verre à la main, le retour de ce bon frère... Ah ! diable, une pratique ! ajournons la joie jusqu’après les affaires.

 

 

Scène XIV

 

LES MÊMES, STÉPHANIE, UN VALET

 

La baronne paraît au fond ; en voyant tant de monde, elle s’arrête.

STÉPHANIE.

Je vous dérange, pardon ; je viens seulement prendre la parure que je vous ai commandée pour ma fille.

BERTAUT, à part.

Ô ciel ! Stéphanie.

MADAME RIBOULARD, à part, le regardant.

La baronne ! Que va-t-il faire ?

GÉRARD.

Ah ! mon dieu, Madame, l’ouvrier ne l’a pas encore rapportée.

STÉPHANIE.

Je désirerais bien qu’elle l’eût aujourd’hui, cette chère enfant.

TOINETTE.

Il ne peut tarder à venir, si Madame voulait attendre ?

BERTAUT, à part.

Je suis perdu !

STÉPHANIE.

Je ne le puis.

TOINETTE.

Eh bien ! aussitôt qu’il sera venu, l’on portera sur-le-champ les bijoux à Madame.

STÉPHANIE.

Mille remerciements ; je compte sur votre complaisance. Savez-vous ma demeure ?

MADAME RIBOULARD.

Je l’indiquerai ; Madame loge chez moi.

Stéphanie sort.

 

 

Scène XV

 

LES MÊMES, excepté STÉPHANIE

 

BERTAUT, bas à madame Riboulard.

Madame, le repos, le bonheur de toute cette famille dépendent de votre discrétion.

MADAME RIBOULARD, de même.

Vous pouvez être tranquille, monsieur le baron ; je serai, muette... mais vous m’expliquerez...

BERTAUT.

Plus tard ! plus tard !

GÉRARD.

À table ! à table !

Les hommes donnent la main aux femmes. Mouvement pour sortir par la gauche.

TOINETTE, à Bertaut qui est resté absorbé.

Viens-tu, mon ami ?

Elle lui prend la main, et l’entraîne.

MADAME RIBOULARD, seule, sur l’avant-scène.

Je m’y perds... Arrivé depuis trois jours !... laquelle est la femme ? laquelle est la maîtresse ?

GÉRARD, à la porte de gauche.

Allons donc, madame Riboulard !

 

 

ACTE II

 

Un salon richement décoré, dans l’hôtel des Alpes. Au fond, entre deux fenêtres, une cheminée ornée d’une glace sans tain. De chaque côté, deux portes, séparées par des trumeaux en glace. Candélabres, lustres ; fauteuils et sièges disposés au fond et sur les côtés.

 

 

Scène première

 

CAROLINE, KAISERSBRUCK, THIERRY

 

Ils entrent par la première porte à gauche.

THIERRY, les introduisant.

Monsieur, donnez-vous la peine d’entrer. Madame la baronne est à sa toilette ; je vais l’avertir.

KAISERSBRUCK.

Il suffit... nous attendrons.

Thierry sort par la première porte de droite, reparaît un instant après, et traverse le théâtre.

 

 

Scène II

 

CAROLINE, KAISERSBRUCK

 

KAISERSBRUCK.

Cette chère cousine !... loger dans le même hôtel, sous le même toit sans le savoir... c’est très original ! il n’y a que Paris pour ces choses-là !... Je suis bien enchanté de la revoir !

CAROLINE.

Et moi, bien curieuse de la connaître. Est-elle jolie ?

KAISERSBRUCK.

Beaucoup moins que vous.

CAROLINE.

Est-ce encore de la diplomatie que vous faites-là ?

KAISERSBRUCK.

Moi, point du tout. Vous savez bien, ma belle amie, que je suis franc avec vous. Je garde ma diplomatie pour les affaires d’état.

CAROLINE.

C’en est une pour moi... sa beauté m’inquiète, sa jeunesse aussi. S’il allait vous prendre envie de l’épouser ?...

KAISERSBRUCK.

Quelle folie !

CAROLINE.

Ce serait, pour avoir sa fortune, un moyen beaucoup plus sûr que de compter sur sa résolution de garder le célibat.

KAISERSBRUCK.

Ma chère Caroline, c’est bien mal à vous de me soupçonner de telles dispositions. Que me fait à moi la fortune de ma parente ? Si j’aspire à gagner ses bonnes grâces, si je vise à son héritage, vous savez pour qui, méchante... c’est pour vous,

À part.

Et mes créanciers.

Haut.

D’ailleurs, ma démarche d’aujourd’hui doit vous rassurer. Si j’avais l’intention que vous me supposez, il y aurait bien peu de diplomatie à présenter ici comme ma femme celle...

CAROLINE.

Celle qui ne l’est pas encore.

KAISERSBRUCK.

Et qui le sera bientôt ; car, pour vous rassurer encore plus, sachez que jamais ma cousine ne consentirait à me prendre pour époux.

CAROLINE.

Pourquoi donc ? Elle serait bien difficile.

KAISERSBRUCK.

Flatteuse !

CAROLINE.

Ce n’est pas vous que je flatte, c’est moi. Je ne vois pas, quand j’accepte vos hommages, qu’une baronne polonaise...

KAISERSBRUCK.

Oh ! vous n’entendez pas. Quand je dis que je déplairais à ma cousine, c’est que bien des gens lui déplaisent aussi... Vous autres, dames de Paris, vous ne concevez pas ce que c’est qu’une belle Polonaise, élevée dans la solitude, enveloppée, pour ainsi dire, des habitudes du XIIe siècle, nourrie des rêves de Lessing et de Fitche, des conceptions fantastiques de Gœthe, de Schiller. Il n’y a dans cet esprit-là que des troubadours, des chevaliers, des revenants, de la poésie, des amours d’un autre monde... Le matériel de notre siècle l’épouvante ; nos mœurs, nos usages, sont pour elle ce que ma politique est pour vous, un mystère incompréhensible, qu’elle dédaigne, parce qu’elle ne peut l’atteindre. Vous, au contraire, l’idéal n’est pas votre fait, c’est du positif qu’il vous faut : un bon mari avec une bonne voiture ; une bonne table, une bonne maison, un bon titre. Ce que vous cherchez dans un homme, ce n’est pas l’exaltation des sentiments, l’éclat da génie, c’est... La modestie m’empêche d’achever.

CAROLINE, à part.

Le sot !

Haut.

Si bien que vous n’êtes pas assez idéal pour plaire à votre cousine ?

KAISERSBRUCK.

Ni moi, ni personne. Avec de pareils goûts, on ne se marie jamais.

CAROLINE.

Eh ! qui vous dit que les steppes de la Russie n’auront pas offert à ses regards ce mortel imaginaire qu’elle chercherait en vain dans les salons de Berlin, de Vienne et de Paris ?

KAISERSBRUCK.

Laissez donc ! vous ne connaissez pas les Russes. Il n’y a dans ce pays-là que des seigneurs et des esclaves : or, rien qui soit moins fait pour séduire l’imagination qu’un Hetman de cosaques ; et quant aux beaux Messieurs de la cour et de l’armée, ils sont encore plus positifs que vos Parisiens. Savez-vous ce que tous les officiers russes demandaient en entrant à Paris ? Le Palais Royal. Et en entrant au Palais-Royal ? Véry.

CAROLINE.

Vous direz ce que vous voudrez, mais le voyage de la baronne en France ne me présage rien de bon pour vos projets sur sa fortune.

KAISERSBRUCK.

Parbleu ! si elle s’était mariée, j’en aurais su quelque chose.

CAROLINE.

Combien y a-t-il que vous ne l’avez vue ?

KAISERSBRUCK.

Nous nous séparâmes en 1812, à Berlin, un peu après la mort de sa mère.

CAROLINE.

Et depuis ce temps pas de nouvelles ?... Mon ami, votre cousine est mariée.

KAISERSBRUCK.

Impossible, vous dis-je. Relisons le billet qu’elle vient de m’écrire en arrivant.

Il tire un billet de sa poche.

« Mon cher Wilhelm, je suis à Paris depuis deux jours pour un motif que je brûle de vous apprendre...

CAROLINE.

C’est son mariage.

KAISERSBRUCK, lisant.

« Venez me voir demain à quatre heures : vous me trouverez seule... » Seule, vous entendez... preuve qu’elle n’est pas mariée.

CAROLINE.

Preuve qu’elle l’est. À une autre heure de la journée vous ne la trouveriez pas seule.

KAISERSBRUCK, lisant.

« Vous demanderez la baronne Stéphanie... » C’est son nom de demoiselle : elle a signé du même nom ; donc elle n’a pas de mari.

CAROLINE.

Donc elle en a un. Sans cela vous eût-elle dit de la demander par son nom de demoiselle ? Ne voyez-vous pas qu’elle se ménage le plaisir de vous instruire elle-même ? Pour un diplomate, vous avez bien peu de perspicacité.

KAISERSBRUCK.

Diable ! si c’était vrai ! au reste, nous allons le savoir, car je crois l’entendre. Oui, c’est elle.

 

 

Scène III

 

CAROLINE, KAISERSBRUCK, STÉPHANIE[2]

 

STÉPHANIE.

Mon cher cousin, que je sois aise de vous revoir ; il y à si longtemps...

Saluant Caroline.

Madame...

KAISERSBRUCK, lui baisant la main.

Vous êtes plus belle que jamais. Ce qui est parfait ne change pas.

STÉPHANIE.

Toujours complimenteur ! cela m’empêche de vous dire que je vous trouve un peu maigri.

KAISERSBRUCK.

Que voulez-vous ? un homme d’état... Permettez que je vous présente la comtesse de Kaisersbruck.

STÉPHANIE.

En vérité ?... Quel bonheur pour moi d’avoir une si belle parente ! Madame est Française ?

CAROLINE.

Oui, Madame.

STÉPHANIE.

C’est un bonheur de plus... Ah ! mon cousin, je rétracte tout ce que je disais autrefois sur votre mauvais goût ; vous êtes adorable, et je vous embrasserais...

KAISERSBRUCK, s’avançant.

Eh bien !...

STÉPHANIE.

Non, non ; car il faut d’abord que je me fâche. Comment ! vous vous mariez sans me prévenir ! fi ! que c’est mal de ne pas faire partager sa joie à ses meilleurs amis !

KAISERSBRUCK.

Ah ! la distance, l’ignorance des lieux que vous habitiez...

STÉPHANIE.

Mauvaises raisons, mon cher ; surtout pour un homme d’état, qui a toutes les postes de l’Allemagne à sa disposition. Je gagerais que ma belle cousine vous a blâmé plus d’une fois de votre silence à mon égard ?

CAROLINE.

Certainement, Madame. Je suis bien sûre qu’en pareil cas vous n’auriez pas agi de la sorte.

STÉPHANIE.

Ah ! ma cousine, ne jurons de rien.

KAISERSBRUCK, à part.

Comment 

STÉPHANIE.

Dans les reproches que je fais, il y a quelque peu de remords. Je ne gronderais pas tant, si moi-même je n’avais pas mérité d’être grondée.

KAISERSBRUCK.

Vous, ma cousine !

CAROLINE, à Kaisersbruck, à part.

Vous voyez.

STÉPHANIE.

Hélas oui ! avec cette différence que vous de seriez pas venu me dire en Russie ce que je viens vous dire en France.

KAISERSBRUCK.

Vous êtes mariée !

STÉPHANIE.

Oui, mon ami !... cela vous fâche !

KAISERSBRUCK.

Moi fâché !... non.

STÉPHANIE.

Vous en avez l’air.

KAISERSBRUCK.

Le dépit de vous perdre...

STÉPHANIE.

Me perdre ! vous êtes fou. Ce serait pardonnable si vous étiez garçon ; car je me souviens encore de vos galanteries.

KAISERSBRUCK.

Oui, sans doute ; mais un autre...

STÉPHANIE.

Eh bien, un autre à moi, une autre à vous, tout est pour le mieux ; et, bien loin de me perdre, vous me retrouvez pour longtemps : je viens rester à Paris. J’ai fait comme vous : vous avez épousé une Française, et moi un Français. Si vous avez acquis du bon goût, je n’ai pas perdu le mien.

KAISERSBRUCK.

C’est charmant !... Et ce cher cousin, est-ce qu’on ne le verra pas ? est-ce qu’on ne saura pas son nom ?

STÉPHANIE.

Tout à l’heure ; mais avant, laissez-moi réparer mes torts, en vous racontant les événements qui ont changé ma vie. Il y a du romanesque là-dedans.

KAISERSBRUCK.

Oh ! alors tout s’explique.

STÉPHANIE.

Lors de la dernière guerre de Russie je me vis obligée de chercher un asile à Moscou. Soit oubli, soit malveillance, je ne fus point informée du grand projet national, et j’appris l’incendie de cette ville par les cris qui m’éveillèrent, par la fumée qui m’étouffait, par les craquements des toits embrasés qui chancelaient sur ma tête. Tout-à-coup ces mots viennent frapper mon oreille : Il y a des femmes dans cette maison ! au secours, camarades !... Et un moment après, j’étais dans les bras d’un homme qui m’emportait au milieu des flammes. C’était un des braves de l’armée, qui de simple soldat était devenu capitaine : il s’appelait Bertaut. Quinze jours après l’événement, il était parti. Au fatal passage de la Bérézina, il sauva son corps entier, en faisant tête aux Russes pendant trois heures, avec sa compagnie réduite des deux tiers ; et, pour prix de sa bravoure, fut nommé colonel du régiment qu’il avait conservé.

KAISERSBRUCK.

Mais c’est un héros que cet homme-là.

CAROLINE.

Est-il noble ?

STÉPHANIE.

Il est baron ; mais laissez-moi achever. Vers la fin de 1815, je le revis ! mais hélas ! blessé à la bataille de Dresde, fait prisonnier dans cette ville, il allait expier sa gloire au fond de quel que province lointaine, en Sibérie peut-être, quand son bonheur, ou plutôt le mien, m’amena sur son passage. J’étais revenue à Smolensk, lorsque j’appris qu’un dépôt de prisonniers français était momentanément dans cette ville, pour y attendre sa destination. Le jour de la reconnaissance était venu : je ne fus point ingrate. Un oukase impérial dispensait de la déportation ceux qui contractaient mariage sur le sol de l’empire. L’ordre du départ se faisait attendre : quand il arriva, le colonel Bertaut était mon époux... Mais tenez, le voici sans doute ;-vous allez le connaître.

 

 

Scène IV

 

CAROLINE, KAISERSBRUCK, STÉPHANIE, BERTAUT

 

STÉPHANIE.

Mon ami, je vous présente mon cousin, dont je vous ai parlé ; le comte de Kaisersbruck, chargé d’affaires...

Ils se saluent, et s’écrient.

BERTAUT.

Dieu.

KAISERSBRUCK.

Comment !

STÉPHANIE.

Quelle surprise ! Vous seriez-vous vus quelque part ?

CAROLINE, au comte, à part.

Qu’est-ce donc ?

KAISERSBRUCK, à part.

Ce Monsieur... tout à l’heure... chez le bijoutier... Regardez...

CAROLINE, à part.

En effet !... Est-il possible...

BERTAUT.

La figure de Monsieur... je m’abuse peut-être... Je...

À part.

Je voudrais être anéanti !

STÉPHANIE, à part.

Qu’a-t-il donc ?

Haut.

Madame est notre cousine.

BERTAUT.

Ah ! je vous félicite, Monsieur...

CAROLINE, à part.

C’est inconcevable !

STÉPHANIE.

Quand vous êtes entré, mon ami, j’allais engager nos parents à notre soirée... veuillez vous joindre à moi. J’espère que la comtesse excusera cette forme d’invitation. C’est une réunion improvisée... Mon mari a voulu célébrer son retour avec d’anciens amis, de vieux compagnons d’armes. J’ai moi-même ici, vous le savez, Wilhelm, quelques parents éloignés, quelques connaissances de notre pays... Vous viendrez n’est-ce pas ?

KAISERSBRUCK.

Oui, avec beaucoup de plaisir, si Madame n’a pas d’autres projets.

CAROLINE.

Mes projets sont les vôtres, mon ami,

Bas.

et ils réussiront, j’en suis sûre à présent.

Haut.

Mais ne soyons pas indiscrets ; nous gênons Madame dans ses préparatifs.

STÉPHANIE.

Point du tout.

À part.

Mon mari a l’air impatienté de leur présence.

KAISERSBRUCK.

Allons, à ce soir, belle cousine. Colonel, au revoir.

À part.

Deux femmes à la fois ! je m’y perds.

Haut à Caroline qui l’attend avec impatience.

Madame, quand vous voudrez.

Ils sortent par la première porte de gauche.

 

 

Scène V

 

STÉPHANIE, BERTAUT

 

BERTAUT, à part, pendant que Stéphanie reconduit.

Que faire ? ô mon dieu !... Oh ! possédons-nous ! qu’elle ignore un moment de plus son malheur.

STÉPHANIE, qu’il l’a observé, s’approchant de lui.

Mon ami, vous avec du chagrin, ou la vue de ces personnes vous a contrarié.

BERTAUT.

Moi ? non. Que me font ces gens ? leur présence comme leur absence m’est indifférente.

STÉPHANIE.

Louis, de quel air vous dites cela ?

BERTAUT.

Pardon, je devrais me rappeler que c’est ton cousin, que souvent, bien souvent lu m’as parlé de lui.

STÉPHANIE.

Bien souvent ! Ah ! mon ami, il y a plus d’une pensée dans ce mot-là. Est-ce que vous seriez aussi faible que moi ?

BERTAUT.

Comment ?

STÉPHANIE.

Vous rappelez-vous mes accès de tristesse, et les justes reproches que m’adressait votre amour, quand j’écoutais le récit de votre vie passée ? quand vous me parliez de cette première épouse que vous aviez tant aimée ?...

BERTAUT.

Que dites-vous, Stéphanie ?... Laissons-là ces souvenirs...

STÉPHANIE.

Oh ! non, parlons-en plutôt, car je suis devenue raisonnable. Qu’est-ce que la jalousie, quand elle a pour objet l’être qui n’est plus ?

BERTAUT.

Qui n’est plus !

STÉPHANIE.

C’est une folie bien inconcevable, et pourtant on ne peut s’en défendre. Il me semblait que vous deviez m’appartenir tout entier. Je voyais avec peine qu’une autre avait eu les mêmes droits et les mêmes secrets pour vous rendre heureux ; qu’une autre avait dit de même : il est tout à moi. Cet amour me semblait une usurpation d’un bien qui m’était destiné : je craignais pour le passé comme on craint pour l’avenir ; cette jeune fille qui s’arrachait à sa famille, à son pays, pour suivre son ami sur la terre étrangère ; qui bravait pour lui les dangers de la guerre, les rigueurs de la saison, les maladies, la mort ; eh bien ! je tremblais toujours de rester au-dessous d’elle, et je demandais au Ciel d’avoir aussi des sacrifices à faire, pour mériter d’être aimée comme elle.

BERTAUT.

Comme elle !... quel mot ! elle comme toi !... non, c’est impossible.

STÉPHANIE.

Calme-toi, mon bon ami, je suis bien rassurée maintenant ; je te l’ai dit, je suis devenue raisonnable. N’ai-je pas entretenu moi-même des souvenirs qui m’étaient si pénibles d’abord ? Sûre de ton amour, heureuse et fière de te posséder toujours, de te posséder seule, je regrettais cette jeune femme, comme on regrette une sœur qu’on a perdue ; je la remerciais de l’avoir aimé, d’avoir préparé ton bonheur, quand je n’étais pas encore là pour le faire.

BERTAUT.

Stéphanie !... excellente Stéphanie !... je t’en conjure, n’en parlons plus... Où est ma fille ?

STÉPHANIE.

J’ai voulu qu’elle profitât d’un moment de soleil : elle continue sa promenade.

BERTAUT.

Je voudrais la voir. Je suis sorti de bonne heure...

STÉPHANIE.

Vous avez dû retrouver des camarades, renouer d’anciennes liaisons ?

BERTAUT.

Des liaisons... oui... Il y a des rencontres qui tuent.

STÉPHANIE.

Quelque victime de ces temps malheureux, sans doute ?

BERTAUT.

Oui... oui... une victime... deux... laissons cela. Ma petite Louise ne rentre pas !... de quel côté est-elle allée ?

STÉPHANIE.

Aux Tuileries.

BERTAUT.

Eh bien ! j’y vais passer, je l’embrasserai.

STÉPHANIE.

Souvenez-vous, mon ami,, que vous dînez chez le ministre.

BERTAUT.

Oui, je m’y rendrai. Il est probable que je ne reviendrai pas auparavant.

STÉPHANIE.

C’est bien long. Songez à notre petite soirée : ne me laissez pas l’embarras de recevoir des personnes que je ne connais pas.

BERTAUT.

Sois tranquille, mon amie.

 

 

Scène VI

 

STÉPHANIE, BERTAUT, THIERRY

 

THIERRY, annonçant.

La bijoutière du Palais-Royal !

BERTAUT.

Dieu ! Toinette.

STÉPHANIE.

Faites entrer.

Thierry sort.

 

 

Scène VII

 

BERTAUT, STÉPHANIE

 

BERTAUT.

Que va-t-il se passer ? Fuyons...ma tête s’égare...

À Stéphanie.

Adieu ! adieu !

STÉPHANIE.

Comme vous êtes pâle !

BERTAUT.

Moi !... non...

STÉPHANIE.

Eh bien ! par où allez-vous ?

BERTAUT.

Par ma chambre : il faut que je mette mon uniforme.

STÉPHANIE.

C’est juste ; alors je vous reverrai ?

BERTAUT.

Peut-être.

Il entre précipitamment dans la deuxième chambre à droite.

STÉPHANIE, étonnée.

Peut-être !... de quel ton il a prononcé ce mot !

 

 

Scène VIII

 

STÉPHANIE, TOINETTE

 

TOINETTE.

Madame, voici la parure que vous avez achetée pour mademoiselle votre fille.

STÉPHANIE.

Il ne fallait pas vous donner la peine de l’apporter vous même.

TOINETTE.

L’ouvrage va fort, tous nos ouvriers sont occupés. Voudriez-vous jeter un coup d’œil sur votre emplette ?

STÉPHANIE, regardant l’écrin.

Charmant ! voilà ce que je désirais.

TOINETTE.

Si Madame voulait l’essayer ?

STÉPHANIE.

Ma fille n’est pas là, mais elle ne peut tarder. Si vous aviez la bonté d’attendre un moment, vous jugeriez vous-même de l’effet.

TOINETTE.

Et de plaisir, n’est-ce pas, Madame ? car c’est une jouissance bien vive pour une petite demoiselle de se voir parée.

STÉPHANIE.

Une plus vive encore pour la mère, de parer sa fille.

TOINETTE.

Ah oui !

STÉPHANIE.

Auriez-vous des enfants, Madame ?

TOINETTE.

Hélas ! Madame, j’ai été mère une fois ; je ne l’ai été que pendant une année.

STÉPHANIE.

Dieu ! que je vous plains !

TOINETTE.

Elle aurait neuf ans, ma pauvre petite Louise !

STÉPHANIE.

Elle s’appelait Louise ?

TOINETTE.

Oui, Madame.

STÉPHANIE.

Comme la mienne.

TOINETTE.

Puissiez-vous la conserver toujours ; de pareils chagrins peuvent faire mourir. C’est par miracle, moi, que j’ai survécu à mon enfant.

STÉPHANIE.

Pauvre mère !

TOINETTE.

Je sens cette perte plus vivement que jamais, aujourd’hui que mon mari est revenu.

STÉPHANIE.

Où était-il donc ?

TOINETTE.

Mon dieu, Madame, vous allez trouver singulier que je ne puisse vous répondre au juste ; j’ai si peu causé avec lui. Tout ce que je sais, c’est qu’il était prisonnier, et qu’il revient de bien loin : on dit que ce pays là s’appelle la Sibérie.

STÉPHANIE.

Votre mari en Sibérie ! oh ! comme il a dû souffrir ; c’est une contrée affreuse. Le mien a bien manqué d’y aller.

TOINETTE.

Monsieur le baron était au service, Madame ?

STÉPHANIE.

Oui, c’est un Français aussi ; je l’ai épousé en Russie. Votre mari est-il officier ?

TOINETTE.

Certainement, Madame, et il a un beau grade ; mais je vous avoue encore que je ne sais pas lequel : j’étais si remplie du bonheur de le revoir, que je n’ai pas songé à son rang. Tout ce que je puis dire, c’est qu’il était sergent-major quand il me quitta, et qu’il est bien plus maintenant.

STÉPHANIE.

Faites-le-moi connaître : si le colonel pouvait lui être utile, il s’emploierait pour lui bien volontiers. Qui sait, peut-être se sont-ils trouvés dans les mêmes périls ? c’est un si grand bonheur pour des braves de se revoir après tant de dangers ! la connaissance est bientôt faite entre des gens pour qui les mêmes noms rappellent les mêmes souvenirs.

TOINETTE.

Mon mari, je puis le dire, est digne de votre estime et de votre bienveillance. Monsieur le baron l’aimera pour sa bravoure, et vous, Madame, pour sa bonté.

STÉPHANIE.

Vous étiez heureuse, avec lui ?

TOINETTE.

Oh ! Madame, heureuse ne dit pas assez : il me faudrait votre instruction et vos moyens pour parler de cet état là. Voyez-vous, on le sent, on ne l’explique pas. Figurez-vous un diable au combat, un ange à la maison. Figurez-vous... dame, je ne peux pas dire, moi ; il n’y a pas un mot qui exprime mon idée. Si vous êtes comme j’étais, vous me comprenez sans que je parle ; si ce bonheur-là vous manque, pardon de la supposition, vous ne m’entendriez jamais, quand même je saurais m’exprimer...

STÉPHANIE.

Je vous comprends à merveille, ma chère dame, et je partage bien vivement votre félicité. Tenez, avant que le colonel ne sorte, je veux que vous le voyiez ; vous lui parlerez de votre mari.

Elle fait un pas vers la chambre du baron.

 

 

Scène IX

 

STÉPHANIE, TOINETTE, LOUISE

 

LOUISE, courant dans les bras de sa mère.

Bonjour, maman...

À Toinette.

Bonjour, Madame.

STÉPHANIE.

Bonjour, mon ange.

TOINETTE, à part.

Dieu ! quelle ressemblance !... Je suis folle ! Je vois partout les traits de Bertaut.

STÉPHANIE.

Vous regardez ma fille : c’est tout le portrait de son père... Louise, embrassez Madame ; elle avait aussi une petite fille qui s’appelait comme vous.

LOUISE.

Je voudrais bien la voir.

STÉPHANIE.

Il ne faut pas dire cela ; vous faites de la peine à Madame : elle a perdu sa Louise.

LOUISE.

Tu ne me perdras pas, moi ?...

TOINETTE.

Non, ma bonne amie, non : vous resterez avec votre maman.

LOUISE.

Et maman avec papa ?

TOINETTE.

Qui, toujours.

STÉPHANIE.

Que le ciel vous entende ! Louise, va dire à ton papa de venir : il est dans sa chambre.

LOUISE.

Non, maman, il n’y est pas : je viens de le rencontrer.

STÉPHANIE.

Comment !... Et où donc ?

LOUISE.

Dans la rue. Je donnais la main à ma bonne et je regardais des images, devant une boutique... Je me suis sentie enlever, et j’allais crier, quand j’ai vu que c’était papa.

TOINETTE.

Tenez, ma bonne petite demoiselle, voici votre parure ; votre maman va vous l’essayer.

LOUISE, pendant qu’on lui essaie les bijoux.

Oh ! le joli collier ! les belles boucles d’oreille ! Est-ce qu’on ya me les laisser ?

STÉPHANIE.

Oui, pour ce soir. Tout cela va parfaitement. Je vous demande pardon de vous avoir retenue. J’y ai gagné le plaisir de vous connaître, celui peut-être de vous devenir utile. N’oubliez pas ma promesse.

TOINETTE.

Oh ! je n’oublierai rien de ce que j’ai vu ici, surtout cette charmante demoiselle. Permettez-moi d’embrasser ce petit ange. Louise, voulez-vous ?

LOUISE.

De tout mon cœur.

Toinette l’embrasse. Stéphanie et Louise entrent dans leur chambre. Toinette les suit des yeux.

 

 

Scène X

 

TOINETTE[3]

 

Je n’en reviens pas... Cette enfant produit sur moi un singulier effet : il y a dans son regard, dans le son de sa voix dans ses manières quelque chose qui m’attire... Quand je pense que je ne la reverrai peut-être plus, cette idée m’afflige ; il me semble qu’on me sépare de quelqu’un que j’aime depuis longtemps... Allons, il faut retourner à la maison : Bertaut y sera revenu ; il m’a quitté ce matin si brusquement... je n’ai pas eu le temps de savoir sa demeure.

Elle va sortir.

 

 

Scène XI

 

CAROLINE[4], TOINETTE

 

CAROLINE, en entrant.

Je ne me trompe pas ! c’est la sœur de M. Gérard !

À part.

Elle ici ! voilà qui est singulier !

TOINETTE, sortant.

Votre servante, Madame.

CAROLINE, la regardant.

Quelle tranquillité !... Il n’y a donc pas eu d’explication !... Tant mieux, je ne changerai rien à mon plan.

Elle va tirer le cordon de la sonnette qui est à la cheminée.

Ne perdons pas un instant.

 

 

Scène XII

 

CAROLINE, THIERRY

 

CAROLINE, lui remettant plusieurs lettres.

Portez ces lettres chez M. Gérard, bijoutier...

THIERRY.

Je sais, Madame.

CAROLINE.

Vous direz que c’est de la part du colonel Bertaut. Surtout, pas un mot de plus, sinon que vous priez M. Gérard de ne pas dire que vous les avez remises si tard. Puis, pour échapper à des questions, sauvez-vous.

THIERRY.

Suffit, Madame.

CAROLINE.

À propos, en descendant, envoyez ici madame Riboulard.

THIERRY.

Oui, Madame.

Il sort.

 

 

Scène XIII

 

CAROLINE, seule

 

Tout s’organise à merveille ! La découverte que nous avons faite ce matin, et les précautions que je viens de prendre, m’assurent maintenant le sort brillant que j’ambitionnais. J’ai vu le moment où cette belle chance allait m’échapper. Un rang, une fortune, cela vaut bien qu’on se donne un peu de peine. Je ne veux de mal à personne, moi, au contraire ; cette petite femme est si bonne, si gentille ; il est juste qu’on lui rende son mari. Quant à l’autre, je la plains, mais elle ne peut rester madame Bertaut. Demain, après demain, l’affaire allait en justice... il vaut mieux qu’elle se passe en famille. Je suis sûre qu’une fois séparée de son colonel, la belle Polonaise ne se remariera pas, et je ne risque rien à épouser le comte.

 

 

Scène XIV

 

KAISERSDRUCK[5], CAROLINE

 

KAISERSBRUCK.

Ah ! vous voici ! Que faites-vous donc, quand je vous cherche partout, quand nous avons tant besoin de nous concerter ?...

CAROLINE.

Tout est concerté.

KAISERSBRUCK.

De nous entendre ?...

CAROLINE.

Tout est entendu.

KAISERSBRUCK.

Je ne comprends pas...

CAROLINE.

Tant pis.

KAISERSBRUCK.

En ce cas je ne puis rien faire.

CAROLINE.

Tant mieux.

KAISERSBRUCK.

Vous avez tout dit à la baronne ?

CAROLINE.

Non.

KAISERSBRUCK.

À Gérard ?

CAROLINE.

Non... 

KAISERSBRUCK.

À la première femme ?

CAROLINE.

Pas davantage.

KAISERSBRUCK.

Vous avez averti la justice ?

CAROLINE.

Fi donc !

KAISERSBRUCK.

Vous avez répandu la nouvelle dans le public ?

CAROLINE.

Bah !

KAISERSBRUCK.

Alors, je ne vois pas...

CAROLINE.

Quel est le dernier orateur qui a parlé à la Chambre des Communes ?

KAISERSBURGK.

Sir Cobbett...

CAROLINE.

Quel est le cours de la rente ? 

KAISERSBRUCK.

85,70.

CAROLINE.

Comment se porte le pacha d’Égypte ?

KAISERSBRUCK.

Il est enrhumé.

CAROLINE.

Voilà vos affaires : laissez-moi les miennes.

KAISERSBRUCK.

Oh ! c’est trop fort ! je veux savoir... 

 

 

Scène XV

 

KAISERSBRUCK, MADAME RIBOULARD, CAROLINE

 

CAROLINE.

Venez, madame Riboulard : nous avons besoin, Monsieur et moi, de vos services.

KAISERSBRUCK.

 Oui.

À part.

Si je sais pourquoi !...

MADAME RIBOULARD.

Monsieur et Madame... 

CAROLINE.

Plus bas.

MADAME RIBOULARD, plus bas.

Peuvent compter sur mon dévouement et mon intelligence.

À Kaisersbruck.

De quoi s’agit-il ?

KAISERSBRUCK.

D’une bagatelle.

CAROLINE.

En apparence ; mais au fait d’une chose très importante.

KAISERSBRUCK.

Sans doute. Surtout de la discrétion.

MADAME RIBOULARD.

Monsieur, j’ai deux yeux pour voir, deux oreilles pour entendre, et n’ai qu’une bouche pour parler : je ne dis jamais que le quart de ce que je sais. Tenez, la sœur de M. Gérard... si je voulais jaser...

KAISERSBRUCK.

C’est cela, madame Riboulard.

CAROLINE.

Eh bien ! non, ce n’est pas cela.

MADAME RIBOULARD.

Qu’est-ce donc ?

CAROLINE.

Le colonel donne une soirée...

MADAME RIBOULARD.

Eh ! mon dieu, cette soirée me cause assez de peine !

CAROLINE.

Écoutez-moi donc !

KAISERSBRUCK.

Oui, si vous parlez toujours, vous ne saurez rien.

À part.

ni moi non plus.

MADAME RIBOULARD.

Dites, Monsieur, j’écoute.

KAISERSBRUCK.

C’est Madame...

CAROLINE.

Vous ne sortez pas ce soir, madame Riboulard ?

MADAME RIBOULARD.

Je ne sors pas, oui et non ; car j’ai fait baptiser mon petit fils aujourd’hui : on fait des gaufres chez l’accouchée, et vous pensez bien que le parrain viendra chercher la grand’maman.

CAROLINE.

Madame, Monsieur le comte et moi, nous vous prions de ne pas sortir avant neuf heures.

MADAME RIBOULARD.

C’est un peu tard, Madame ; car chez une femme en couches qui nourrit...

CAROLINE.

Vous serez libre sans doute avant. Voici de quoi il s’agit : la petite bijoutière viendra...

MADAME RIBOULARD.

Bah !

CAROLINE.

Vous la recevrez chez vous.

MADAME RIBOULARD.

J’entends.

KAISERSBRUCK, à part.

Elle a plus d’esprit que moi.

CAROLINE.

Elle demandera Monsieur le comte.

KAISERSBRUCK, à part.

Moi !

MADAME RIBOULARD.

Monsieur ?

KAISERSBRUCK.

Oui, moi. Est-ce que vous ne comprenez pas ?

MADAME RIBOULARD.

Si fait, si fait. Vous serez donc ici ?

KAISERSBRUCK.

Ici ou ailleurs, qu’importe ?

CAROLINE.

Ici. Madame Riboulard viendra vous prévenir... Mais, j’entends ma cousine. Voilà ce que c’est que de... Madame, descendez ; dans un moment je vais vous expliquer le reste.

KAISERSBRUCK, à part.

Maudite bavarde ! Il est dit que je ne saurai rien.

CAROLINE.

Tout à l’heure je vous ferai comprendre...

KAISERSBURCK, à part.

C’est fort heureux !

Madame Riboulard sort.

 

 

Scène XVI

 

STÉPHANIE, LOUISE, KAISERSBRUCK, CAROLINE

 

STÉPHANIE.

Vous voici les premiers... On n’est pas plus aimable ! Je compte sur votre obligeance, Madame, pour me seconder un peu dans la réception des personnes que j’attends. Il y en aura beaucoup que je ne connais pas. 

CAROLINE, à part.

Beaucoup plus qu’elle ne pense.

 

 

Scène XVII

 

STÉPHANIE, LOUISE, KAISERSBRUCK, CAROLINE, THIERRY, INVITÉS

 

THIERRY, annonçant.

Monsieur le comte et madame la comtesse Zarouski !

STÉPHANIE.

Ah ! une connaissance du pays ; cela m’encourage.

Elle va au-devant d’eux, et leur parle.

THIERRY, annonçant.

Monsieur le général d’Armance !

Le général entre, la baronne le reçoit.

KAISERSBRUCK, à Zarouski.

Mon cher collègue, enchanté de vous voir. Eh bien ! il paraît que les métalliques de Vienne...

Ils continuent leur entretien tout bas.

THIERRY, annonçant.

Monsieur le contre-amiral Czérinoff ! Monsieur le baron et madame la baronne de Verni !

CAROLINE, à part.

Bon : des officiers-généraux, de la noblesse Russe et Polonaise ! Voyez si cet original sortira de sa politique ?

Elle s’approche du comte, et lui parle bas.

THIERRY.

Madame et mademoiselle de Walberg !

CAROLINE, au comte, en le ramenant sur l’avant-scène.

Comprenez-vous ?

KAISERSBRUCK.

Parfaitement. Comment vous avez invité toute la famille des Gérard ! mais ces gens-là vont faire ici la plus sotte figure !

CAROLINE.

Tant mieux ; cela jettera un peu de gaieté dans le bal.

KAISERSBRUCK.

Le cher cousin sera bien surpris ! c’est délicieux !

CAROLINE.

Chut ! le voilà !

 

 

Scène XVIII

 

LES MÊMES, BERTAUT[6], accompagné de quelques MILITAIRES d’un haut grade

 

BERTAUT.

Mille pardons, si j’arrive un peu tard : le ministre me retenait, je ne pouvais échapper.

À Stéphanie.

Ma bonne amie, je te présente quelques uns de mes anciens compagnons d’armes, qui ont dîné avec moi... Messieurs, voilà ma femme.

À part, apercevant le comte.

Encore ces gens !... Ils n’ont pas parlé...

Haut.

Bonsoir, monsieur le comte.

KAISERSBRUCK.

Mon cher cousin...

À part.

Attends, il va t’en arriver, des cousins.

STÉPHANIE, avec inquiétude, à Bertaut.

Mon ami ; vous étiez souffrant quand vous êtes sorti, vous trouvez-vous mieux ?

BERTAUT.

Oui... oui...

À part.

Pour ce soir, da moins, je suis tranquille.

STÉPHANIE, à part.

Il me trompe ; je ne sais ce qui l’agite. Un pressentiment funeste me poursuit.

THIERRY, annonçant.

Monsieur le général et madame la comtesse de Lombreuil !

Entrée. Le colonel va au-devant d’eux.

THIERRY.

Monsieur et madame Taupin !

BERTAUT, à part.

Taupin !

 

 

Scène XIX

 

LES MÊMES, MONSIEUR et MADAME TAUPIN

 

MONSIEUR TAUPIN, s’avance, donnant le bras à sa femme.

C’est moi !... Où est-il, ce cher neveu ?

À sa femme.

Dis donc, madame Taupin, c’est-il du beau monde, ça ?... ça m’éblouit ; je n’y retrouve pas notre homme... M. Bertaut !

BERTAUT, allant à lui.

Monsieur ?...

MONSIEUR TAUPIN.

C’est lui, oui, c’est bien lui ; mais plus pâle que ce matin... et puis, cet uniforme... Eh bien ! vous ne me reconnaissez, pas ?... Taupin, le fumiste, l’oncle de...

BERTAUT.

Oui... oui... enchanté de votre visite. Quel motif me procure ?...

MONSIEUR TAUPIN.

Ah ! je n’aurais pas manqué l’invitation pour 20 francs... Je vous demande bien pardon d’avoir amené mon épouse : elle n’était pas sur le billet ; mais, comme on dit, il n’y a pas de feu sans fumée...

KAISERSBRUCK, à part.

À merveille !

BERTAUT.

Madame est la bienvenue...

À part.

Qui m’a joué ce tour affreux ?

Il regarde Kaisersbruck, qui est appuyé sur le dos du fauteuil de Caroline.

Monsieur !... Monsieur le comte !...

Il va vers lui et lui parle bas.

MONSIEUR TAUPIN, montrant Louise.

Tiens, ma poule, vois donc la belle petite demoiselle. As tu un morceau de sacre dans ton sac ?

L’orchestre joue le commencement d’une polonaise.

THIERRY, annonçant.

M. Vannard et M. Dublar... M. et Madame Fichet.

BERTAUT, à part.

Encore !

Il continue de parler bas au comte, qui fait des gestes pour se défendre du soupçon.

KAISERSBRUCK, haut.

Pardon, colonel, j’ai invité votre dame pour la Polonaise. Je vous rejoins après. Dansez-vous ?

MONSIEUR TAUPIN.

Dis donc, Madame Taupin, on va t’inviter aussi, toi. Moi je vais engager cette dame.

Il s’approche de Caroline.

Aurais-je celui de...

CAROLINE.

Excusez-moi, Monsieur, je ne connais pas cette sorte de danse.

MONSIEUR TAUPIN.

Est-ce que ce n’est pas un Pantalon ?

CAROLINE.

Non, Monsieur.

MONSIEUR TAUPIN.

Alors pour la suivante ?...

CAROLINE.

Avec plaisir.

À part.

J’espère bien que la fête sera troublée auparavant, Allons trouver madame Riboulard.

Elle sort. On danse. Pendant le ballet, madame Taupin fait tapisserie. M. Taupin circule, observe, et se trouve toujours dans les jambes des danseurs. Bertaut cherche à s’emparer du comte, qui danse toujours. Stéphanie semble inquiète de l’agitation de son mari, et lui fait des questions qu’il a l’air d’éluder. De temps en temps il embrasse sa fille. Tout-à-coup la porte s’ouvre à deux battants.

THIERRY, annonçant.

Madame la baronne Bertaut !

Surprise générale.

 

 

Scène XX

 

LES MÊMES, TOINETTE, GÉRARD, MADAME RIBOULARD, CAROLINE

 

STÉPHANIE

La baronne Bertaut !

Un grand nombre de VOIX.

La baronne !

MONSIEUR TAUPIN, VANNARD.

À la bonne heure, donc !

GÉRARD, à sa sœur.

N’aie pas peur ; voilà ton mari, embrasse-le.

STÉPHANIE.

Comment !...

TOINETTE.

Au fait, je suis bien sotte.

Elle court dans les bras de Bertaut.

Mon bon ami, mon cher Louis !

BERTAUT.

Toinette ! ô mon dieu !

STÉPHANIE.

Toinette !... Ah ! je me meurs.

Elle tombe évanouie sur un fauteuil, ses amis l’entourent.

LOUISE.

Papa ! papa !

Elle court à sa mère.

BERTAUT.

Ma Stéphanie ! ma Stéphanie !...

TOINETTE.

Son père ! lui !... Ô malheureuse !...

Elle se cache dans les bras de Gérard.

GÉRARD, entouré de ses parents.

Quel affreux mystère... Bertaut marié ! et ma sœur !... un affront pareil !... Colonel ! colonel ! je ne sais qu’un artisan, mais j’ai de l’honneur ; répondez-moi.

BERTAUT, près de Stéphanie.

Je n’ai rien à répondre ; vous savez tout !

Mouvement de surprise, de pitié ou d’indignation parmi les assistants. Joie de Caroline et du comte, qui du fond du salon, contemplent leur ouvrage.

 

 

ACTE III

 

Un petit salon demi-circulaire au premier étage. Au fond, å droite, on aperçoit l’escalier au travers de grandes portes vitrées. Au premier plan, à droite, une cheminée avec du feu. À gauche, la porte de l’appartement de Stéphanie. Une table, des chaises.

 

 

Scène première

 

MADAME RIBOULARD, THIERRY

 

Au lever du rideau, madame Riboulard travaille auprès de la table à gauche. Thierry entre par la porte vitrée.

THIERRY.

Madame la baronne Bertaut m’envoie demander si le colonel est rentré.

MADAME RIBOULARD.

Madame la baronne, hein ? laquelle ? car maintenant il y a complication...

THIERRY.

Celle qui loge ici.

MADAME RIBOULARD.

Je sais bien, je sais bien... Mais c’est qu’on peut bien révoquer en doute... N’importe, jusqu’à l’événement il faut encore la respecter... D’abord, moi je respecte tout le monde, pour ne pas me tromper... Tu diras à la baronne, mon garçon, que le baron n’a pas reparu à l’hôtel.

THIERRY.

C’est bien, Madame.

Il sort.

 

 

Scène II

 

MADAME RIBOULARD, MONSIEUR TAUPIN

 

MONSIEUR TAUPIN, entrant d’un air effaré.

Eh bien ! madame Riboulard ?...

MADAME RIBOULARD.

Qu’est-ce qu’il y a M. Taupin ?... Est-ce que vous l’avez vu ?...

MONSIEUR TAUPIN.

Qui ?

MADAME RIBOULARD.

M. Bertaut

MONSIEUR TAUPIN.

Non ; et vous ?

MADAME RIBOULARD.

Ni moi... ni personne... Ces pauvres femmes sont dans une inquiétude !...

MONSIEUR TAUPIN.

Ses femmes !... C’est drôle ! un homme à deux femmes !... c’est dans le genre de la Femme à deux Maris... C’est qu’hier j’ai été étonné, que j’en avais l’air bête !

MADAME RIBOULARD.

Je crois bien... c’est fait pour ça.

MONSIEUR TAUPIN.

Ainsi, il n’y a rien de nouveau ?

MADAME RIBOULARD.

Rien... absolument.

MONSIEUR TAUPIN.

J’espérais que la scène d’hier aurait amené quelqu’incident... et je venais m’en informer, pour en régaler madame Taupin à son déjeuner... avec des flûtes toutes chaudes... C’est que, voyez-vous, nous chérissons les émotions... Aussi les mélodrames et la cour d’assises, nous ne sortons pas de là...

MADAME RIBOULARD.

Ah ! ça, vous croyez donc que ça peut avoir des suites sérieuses ?

MONSIEUR TAUPIN.

Comment ?... Deux femmes !... c’est un crime !...

MADAME RIBOULARD.

Ah ! ah !

MONSIEUR TAUPIN.

Très rare, par exemple ! parce qu’ordinairement on en a bien assez d’une... C’est ce qu’on appelle bigamie... Je me rappelle avoir vu juger un bigame, c’était fort curieux... c’était, ma foi, un militaire aussi... ces gaillards-là n’ont peur de rien... il fut condamné aux galères...

MADAME RIBOULARD.

Ô ciel ! vous me faites frémir ! Et cette malheureuse Toinette, votre nièce...

MONSIEUR TAUPIN.

Tiens ! c’est vrai ! ma nièce sera partie dans l’affaire... elle pourra peut-être nous faire avoir de bonnes places dans le parquet... Je vais annoncer ça à madame Taupin, ça lui fera plaisir.

Il va sortir.

Ah ! voilà M. Bertaut.

MADAME RIBOULARD.

Oui, vraiment, c’est lui...

MONSIEUR TAUPIN.

Je lui présenterais bien mes compliments ; mais il n’a pas l’air d’être à la société... Je ne veux pas le déranger. Au revoir, madame Riboulard.

Il sort, Bertaut est entré lentement pendant la phrase de Taupin.

 

 

Scène III

 

MADAME RIBOULARD, BERTAUT

 

MADAME RIBOULARD, à part.

Il faut que je lui parle...

Elle s’avance.

Monsieur le baron, désirez-vous quelque chose ?

BERTAUT.

Non, merci... rien pour le moment.

MADAME RIBOULARD.

Madame a envoyé demander de vos nouvelles.

BERTAUT.

Madame !...

MADAME RIBOULARD, à part.

Il est embarrassé... c’est juste, vu le nombre.

BERTAUT.

Pauvre Stéphanie ! quelle a du être son inquiétude !

MADAME RIBOULARD, qui l’a entendu.

Je le disais bien, c’est la Polonaise qui est la véritable...

BERTAUT, à Mme Riboulard.

Je la verrai tout à l’heure... Ne dites pas que je suis de retour.

MADAME RIBOULARD.

Non, Monsieur.

Elle sort.

 

 

Scène IV

 

BERTAUT, assis

 

J’ai osé regarder en face ma destinée... elle est horrible ; mais je serai plus fort qu’elle... je saurai la dompter... oui, mon sort est fixé...

Riant avec amertume.

Je voulais me tuer : lâcheté ! un soldat ne se tue pas...

Il se promène.

Que je me suis montré faible hier ! j’avais perdu la tête... Qu’ont dû penser mes vieux camarades, qui n’ont jamais rougi de l’amitié dont ils m’honoraient ? ils m’ont cru coupable... coupable du crime le plus bas, d’avoir trompé des femmes ; moi ! victime de la plus fatale erreur ! Avant de partir, je veux leur apprendre tout, les désabuser, afin qu’on souvenir d’infamie ne s’attache pas à mon nom... Hélas ! ce nom, tout ce qui va rester de moi dans ces lieux, je le dois pur à ces infortunées, qui toutes deux le réclament... à ma fille, qui désormais le prononcera sans que ma voix lui réponde... Ô mon dieu ! les quitter pour toujours ! arracher de mon cœur les affections les plus chères, repousser tant d’amour pour l’exil, l’abandon, la mort !... Cette résolution est au-dessus des forces humaines, et cependant il le faut !... Allons, allons, c’est pour elles ; leur repos, leur avenir l’exigent, et puis d’ailleurs leur sacrifice n’égale-t-il pas le mien ? je leur dois l’exemple du courage... Je vais écrire à mes amis, disposer tout pour mon départ, je les verrai ensuite...

Gérard entre.

Ciel ! Gérard !...

 

 

Scène V

 

BERTAUT, GÉRARD

 

GÉRARD.

J’espérais que vous seriez venu me donner une explication, que vous devez juger nécessaire, après ce qui s’est passé hier ; las de vous attendre, je viens vous chercher, colonel.

BERTAUT.

Mon ami, mon frère...

GÉRARD, ironiquement.

Le suis-je encore, votre frère ?

BERTAUT.

Oh ! toujours.

GÉRARD.

Cependant hier, une nouvelle famille occupait notre place.

BERTAUT.

Puisque tu me rappelles cette scène affreuse, Gérard, permets-moi de te le dire : ce n’est pas ainsi que tu devais provoquer un éclaircissement, que je désirais moi-même te donner. Dans quel but le scandale que tu as causé ?

GÉRARD.

J’ignorais tout... on s’est servi de nous pour vous nuire. Mais vous me connaissez assez pour savoir que je suis incapable de recourir à de semblables moyens.

BERTAUT.

C’est ce misérable comte !

GÉRARD.

Oui, je le pense... On a mis au jour notre honte commune, j’aurais voulu la cacher, moi... Ainsi donc tout est vrai ? cette autre femme est aussi votre épouse ?

BERTAUT.

Trompé par un faux acte... Tu l’as vu.

GÉRARD.

Vous avez été bien pressé de engager dans de nouveaux liens, d’oublier celle qui avait elle-même oublié tout pour vous vous.

BERTAUT.

Oublier Toinette ! jamais !

GÉRARD.

Voilà la récompense de tant de sacrifices ; tandis que, pour prix de sa vertu, elle ne recueillait que le mépris ; tandis qu’elle supportait courageusement son malheur, dont vous étiez la cause vous cédiez aux séductions d’une noble étrangère, et vendiez ses droits pour des richesses.

BERTAUT.

Ah !... tu ne le crois pas.

GÉRARD.

Je crois tout de l’homme qui manque à ses serments.

BERTAUT.

Je te le répète, je pensais être libre.

GÉRARD.

Toinette pouvait se croire libre aussi, et elle est resté fidèle.

BERTAUT.

Des circonstances impérieuses m’ont forcé...

GÉRARD.

Tout commandait à Toinette une nouvelle union ; moi-même je l’en pressais... elle est resté fidèle.

BERTAUT.

Non, je ne suis pas coupable. La loi elle-même m’absoudrait.

GÉRARD, s’animant par degré.

L’honneur vous condamne.

BERTAUT, se contenant avec peine.

Gérard, j’excuse ta colère, elle est légitime... mais écoute moi : tu vois la position difficile où je me trouve ; il faut en sortir en ménageant les malheureuses victimes de mon erreur...

GÉRARD.

Que voulez-vous dire ?... Je n’entendrai rien que la reconnaissance des droits de ma sœur.

BERTAUT.

Et les puis-je reconnaître en ce moment, sans déshonorer cette femme à qui je dois la vie, cette femme que j’aime aussi ?

GÉRARD.

Vous l’aimez, et vous me le dites, à moi ! à moi ! qui viens vous apporter les larmes et les douleurs de Toinette ! vous me parlez de ménagements pour une étrangère, et vous assassinez ma sœur.

BERTAUT.

Gérard, il faut les sauver toutes deux.

GÉRARD.

Non, ma sœur, ma sœur seulement.

BERTAUT.

Prends pitié de Stéphanie ; elle est seule avec son enfant, loin de son pays, de sa famille, sans ami, sans protecteur... elle n’a que moi... je suis tout pour elle.

GÉRARD.

Il ne me parle que d’elle, et Toinette n’est plus rien pour lui... Malheureux ! si tu voyais ses angoisses, son désespoir, tu la plaindrais aussi... mais que nous importe ta pitié, je suis son frère, je ne l’abandonnerai pas... Les tribunaux entendront nos plaintes.

BERTAUT.

Oh ! Gérard, que vas-tu faire ?

GÉRARD.

Mon devoir !... Ses droits sont antérieurs, ils sont valables ; votre absence seule les rendait incertains ; vous revenez, elle les réclame, elle les fait rétablir, non pas à cause de vous ; je la renierais si elle conservait pour vous le moindre attachement... mais à cause du monde, à cause de moi, qui suis las de supporter des humiliations que je ne mérite pas... Ah ! c’est parce que vous avez des épaulettes et des rubans, que vous rougissez d’être allié à la famille d’an artisan ; n’en soyez pas si fier, arrachez les plutôt, car vous êtes indigne de les porter !

BERTAUT.

Gérard !... tu sais si j’ai jamais patiemment enduré une insulte ; tu sais si je crains la mort, et, dans ce moment, je bénirais la main qui me la donnerait... Mais ton exaspération est juste, je la supporterai ; je n’en sens que mieux la nécessité de hâter l’accomplissement de mon projet... Adieu, Gérard ; la réflexion calmera ta colère, alors tu jugeras mieux ma conduite, et tu me plaindras, mais tu ne me haïras pas. Adieu.

 

 

Scène VI

 

GÉRARD, seul

 

Non... je n’ai de compassion que pour les chagrins de Toinette, et malheureusement ça ne les guérira pas ; c’est égal, nous nous vengerons... De qui ? de ce pauvre diable qui ne sait où donner de la tête, de cette autre femme qui a été aussi trompée, et qui n’est pas plus coupable... Ah !

 

 

Scène VII

 

GÉRARD, KAISERSBRUCK

 

KAISERSBRUCK, à Gérard.

Madame Riboulard m’avait dit que ce M. Bertaut était ici ; mais il paraît qu’il est parti...

GÉRARD.

Oui, Monsieur.

KAISERSBRUCK, à part.

Je n’en suis pas fâché ! Ces militaires, ça ne respecte rien. Sans égard pour mon inviolabilité diplomatique, il serait capable de se porter à des excès qui auraient des suites... Je ne veux pas allumer la guerre entre la France et mon souverain.

GÉRARD, à part.

Il est sans doute dans l’intention de défendre les droits de sa cousine. Eh bien ! nous plaiderons contre lui ; et tout comte qu’il est, nous gagnerons : la justice ne s’embarrasse pas de la qualité.

KAISERSBRUCK.

Eh bien ! M. Gérard, quels sont vos projets dans les circonstances où nous nous trouvons ? Voyons, parlez franchement.

GÉRARD.

Mais, Monsieur, les mêmes que vous, je pense.

KAISERSBRUCK.

Il paraît que vous m’avez deviné.

À part.

Cet homme a le coup d’œil pénétrant.

Haut.

Et Madame votre sœur ?...

GÉRARD.

Oh ! Toinette, c’est une petite femme, vive, ardente ; de la tête, du caractère...

KAISERSBRUCK, à part.

Bien, très bien.

GÉRARD.

Une âme à la fois tendre et généreuse, susceptible des plus grands sacrifices.

KAISERSBRUCK, à part.

Tant pis, c’est dangereux.

GÉRARD.

Elle adore Bertaut.

KAISERSBRUCK, à part.

À merveilles.

Haut.

C’est comme ma cousine.

GÉRARD.

Et puis nous ne badinons pas avec l’honneur, nous autres bourgeois ; je ne souffrirai pas qu’avec un mari, ma sœur passe dans le monde pour une femme comme il y en a tant ; et vous comprenez bien, qu’ayant des titres bien en règle...

KAISERSBRUCK.

Ah ! ils sont en règle ?

GÉRARD.

Oui, qui, Monsieur... Un extrait de mariage daté du quartier-général de Saragosse, et un acte de célébration en bonne forme. Les originaux ont été détruits, c’est vrai ; mais comme il n’est pas possible que Bertaut nie ce qui s’est passé, le tribunal n’hésitera pas à reconnaître nos droits.

KAISERSBRUCK.

Je n’en fais aucun doute ; mais pour plus de sûreté, si vous voulez, je vous conduirai chez un avocat célèbre, qui plaidera votre cause, et je me chargerai des frais.

GÉRARD.

Comment ça ?... mais je ne vous comprends plus alors... Vous vous chargez des frais ? vous, notre partie adverse !

KAISERSBRUCK.

Votre partie adverse ! qui vous dit cela ?

À part.

Il ne m’a pas deviné.

GÉRARD.

Vous ne plaidez donc pas contre nous, pour faire maintenir le mariage de votre cousine avec Bertaut ?

KAISERSBRUCK.

Au contraire ; tout ce que je désire, c’est qu’il soit cassé.

GÉRARD.

Mais votre cousine est déshonorée.

KAISERSBRUCK.

Oh ! pas précisément.

GÉRARD.

Sa fille est sans nom.

KAISERSBRUCK.

C’est un malheur ; mais aussi je ramène sur ma tête des titres et des biens qui ne doivent pas sortir de la famille.

GÉRARD.

Si elle aime son mari comme vous le dites, vous la réduisez au désespoir.

KAISERSBRUCK.

C’est possible ; mais je paie mes dettes, et je récompense ceux dont les soins m’ont conduit à ce but.

GÉRARD.

Et moi qui croyais que vous agissiez dans l’intérêt de votre cousine, pour l’honneur de votre famille.

KAISERSBRUCK.

Quelle idée !

GÉRARD, réfléchissant.

Si l’on pouvait penser que c’est parce que Bertaut est riche, baron, colonel, que nous voulons le forcer de revenir à nous ?

KAISERSBRUCK.

Ça paraîtra naturel.

GÉRARD, indigné.

Naturel ! à qui ? à des intrigants.

KAISERSBRUCK.

Qui est-ce qui ne l’est pas aujourd’hui ?

GÉRARD.

Monsieur le comte, nous ne nous entendons pas. Je rougis d’avoir donné à penser, même à un homme comme vous, que j’avais des intentions aussi basses... Faites des malheureux, plaidez si vous voulez ; quant à nous, nous laisserons Bertaut libre d’obéir à son cœur, à l’équité. Tout de bonne volonté, rien par contrainte, voilà notre règle.

En sortant.

Ce misérable me dégoûte.

KAISERSBRUCK, le regardant sortir.

Ce brave homme me fait pitié !

 

 

Scène VIII

 

KAISERSBRUCK, STÉPHANIE[7]

 

STÉPHANIE, sortant précipitamment de la chambre de gauche.

Où est-il ? où est-il ?... On m’a dit qu’il avait paru dans l’hôtel tout à l’heure...

KAISERSBRUCK.

Oui.

STÉPHANIE.

Et il n’est pas monté chez moi !

KAISERSBRUCK.

Que voulez-vous ?

STÉPHANIE.

Et il me laisse en proie à d’affreuses inquiétudes. Après la scène d’hier soir, une nuit, toute une nuit, un siècle de désespoir et de larmes !

KAISERSBRUCK.

Ma cousine, un peu de calme : vous n’êtes pas la seule...

STÉPHANIE.

Comment ! que voulez-vous dire ?

KAISERSBRUCK.

Cette femme, c’est aussi la sienne.

STÉPHANIE.

Taisez-vous ! Oui, elle aussi, elle a pleuré cette nuit ; elle a, comme moi, maudit sa destinée... Mais où est-il ? où est-il ? Qui vous a dit qu’il était venu ? À quelle heure ? L’avez-vous vu ? Lui avez-vous parlé ?

KAISERSBRUCK.

Parlé ? Non. Est-ce qu’on lui parle, à votre Bertaut ? c’est un furieux. Il s’en prend à moi de sa bigamie.

STÉPHANIE.

Quel mot !

KAISERSBRUCK.

Mais je l’ai vu, il y a fort peu de temps, et son beau-frère lui a parlé.

STÉPHANIE.

Son beau-frère !

KAISERSBRUCK.

Oui, ce Gérard, cet artisan... Ils ont eu ensemble une explication fort vive.

STÉPHANIE.

Mon dieu !

KAISERSBRUCK.

Il est fier, M. Gérard : il a réclamé ses droits... j’entends ceux de sa sœur ; car les siens, c’est peu de chose, une fois le mariage rompu.

STÉPHANIE.

Que parlez-vous de mariage rompu ? Quelle épouvantable idée !

KAISERSBRUCK.

Mais ma chère cousine, quel autre moyen ?... Deux femmes !... Le premier mariage est seul valable devant la loi.

STÉPHANIE.

La loi ! Ils n’ont que ce mot-là dans la bouche ! Montrez-moi donc cette loi qui arrache l’époux des bras de son épouse ; qui défend à la fille de dire à son père : mon père ! qui vient la priver à jamais de sa tendresse, de ses leçons, de ses exemples ! Quelle main voudra s’unir à la sienne ? Pourra-t-elle dire sans crime : « Je suis Louise Bertaut ! » Et pourtant, mes droits à ce nom sont écrits en caractères sacrés, inaltérables...

KAISERSBRUCK.

Ceux de Toinette aussi.

STÉPHANIE.

Malheureuse !

KAISERSBRUCK.

Ma chère cousine...

STÉPHANIE.

Laissez-moi, Monsieur, laissez-moi !

KAISERSBRUCK.

J’ai dû vous montrer votre situation.

STÉPHANIE.

Elle est affreuse ! je le sais ; mais je n’y songe plus sans songer à vous. La loi ! elle est comme vous, glacée, cruelle, sans âme, sans pitié ! Ce ne sont pas des avertissements que je demande, ce sont des conseils, c’est du dévouement ; et si tout est perdu, je veux n’entendre que des gémissements, ne voir que des pleurs. Laissez-moi... vous me faites mourir !

KAISERSBRUCK, en sortant.

Elle a tort de refuser mes consolations.

 

 

Scène IX

 

STÉPHANIE, assise

 

Oh ! qui m’en donnera des conseils ?... Quelle nuit ! quelles images terribles sont venu m’assaillir !... Pauvre petite ! tu dormais dans ton berceau, quand je veillais près de toi ! ton sommeil était agité : le nom de ton père était toujours dans ta bouche... Oui, je la prendrai dans mes bras, j’irai me jeter avec elle aux pieds des juges : nous les conjurerons de nous laisser notre appui, notre protecteur... Ils ne m’écouteront pas... cette femme sera-là, à genoux aussi, ses titres à la main... Bertaut, m’aimes-tu ? aimes-tu ta fille ?... Viens, n’attendons pas cet arrêt mortel, fuyons ! Cette femme, elle te croyait mort !... Tu n’étais plus rien pour elle, et elle a pu vivre !... elle aura fait un beau rêve, qui s’effacera demain ; et moi... Insensée ! que dis-je ! et moi aussi je suis devenue cruelle ! Et de quel droit d’ailleurs lui imposer ce sacrifice ? Elle est à lui comme moi : comme moi elle s’est dévouée pour lui : elle a supporté pour le suivre plus de souffrance qu’il ne me doit de bonheur. Ô mon dieu ! mon dieu !

Elle pleure en sanglotant.

 

 

Scène X

 

STÉPHANIE, TOINETTE

 

Toinette entre doucement, et s’arrête effrayée à l’aspect de la baronne ; puis, comme si elle prenait une résolution soudaine, elle s’approche d’elle.

TOINETTE.

Madame !

STÉPHANIE.

Ô ciel ! vous ! vous ici !

TOINETTE.

Hélas ! Madame, je ne viens pas ajouter à votre désespoir... mais, dans notre malheur commun, je n’ai pas voulu que vous pussiez me croire capable d’une odieuse perfidie... On m’avait indignement trompée ; on m’avait dit que cette fête se donnait pour moi, que j’en devais faire les honneurs. Je ne suis pour rien dans cette scène abominable... J’ignorais tout.

STÉPHANIE.

Je ne vous accuse pas.

TOINETTE.

Ah ! Madame, il y a des êtres bien méchants ! mais il y en a de bien malheureux !

STÉPHANIE.

Oui, oui, je le sais... vous aussi... Mais que voulez-vous ? votre présence ici...

TOINETTE.

Madame, je l’avoue, une inquiétude horrible me pousse vers ces lieux. Hier on m’a entraînée chez mon frère ; je n’ai plus rien su : lui-même est sorti ce matin, je ne l’ai pas vu revenir... Qu’est devenu mon ?...

STÉPHANIE.

Votre mari !...

TOINETTE.

Serait-il arrivé un malheur ?

STÉPHANIE.

Elle me demande s’il est arrivé un malheur !... Mais, quoi ! comment répondre ?... Toutes deux dans un état de démence, nous nous regardons sans nous voir, nous nous parlons sans nous comprendre.

TOINETTE.

Madame, ma vue vous fait trop de mal, je le sens : je m’en vais ; mais, au nom du ciel, un mot sur lui, un mot qui me l’assure, et je pars.

STÉPHANIE.

Vous l’aimez donc bien ?

TOINETTE.

Si je l’aime !... Ah ! je n’ose vous le dire, combien je l’aime : ce serait vous tuer.

STÉPHANIE.

Rassurez-vous : il n’est pas, je crois en danger ; tout à l’heure il est venu ; sans doute il n’est pas loin... nous le... vous le reverrez. Mais, n’est-ce pas, vous l’aimez ?... Né craignez rien, parlez ; il vous aime, lui, je le sais : il me l’a dit cent fois ; votre souvenir remplit son âme, et moi-même, poussée par une fatalité irrésistible, j’ai entretenu cet amour, j’ai exalté vos dévouements, admiré vos sacrifices ! Répétez-moi que vous l’aimez encore, que vous êtes digne de ce cœur, dans lequel mes entretiens ont fixé votre image. C’est un langage que je puis supporter, que je veux entendre... Au moment de perdre à jamais l’être adoré dont j’espérais faire le bonheur, que je sache au moins qu’une autre peut continuer mon ouvrage, et que je n’ajoute pas au désespoir de l’abandonner, l’accablante certitude d’avoir fait trois malheureux. C’est assez d’une victime.

TOINETTE.

Mais, Madame, qui vous dit que ?...

STÉPHANIE.

La loi !... Savez-vous ce que c’est ? Le bonheur pour vous ; pour moi, la mort.

TOINETTE.

Mais vos titres ?...

STÉPHANIE.

Ne sont rien après les vôtres. La même main qui a béni votre union a réprouvé la mienne. Et croyez-vous que je ne sache pas de quelles viles calomnies vous êtes l’objet depuis neuf ans ? La justice de Dieu, celle des hommes, vous doivent une éclatante réparation. Vous l’aurez, Madame, vous serez satisfaite : le scandale fut public, l’arrêt doit l’être. La loi me chas sera du lit conjugal, l’honneur me bannira du sol de France une énorme distance va nous séparer... ou plutôt une distance bien moindre ; mais insurmontable. Dans ce dernier cas, Madame, je vous recommande ma fille : c’est celle de votre époux,  c’est un souvenir de la vôtre. Elle vous sera chère, n’est-ce pas ? vous l’aimerez pour l’amour de lui... de moi peut-être. Mais, je vous en conjure, dites-moi que mon Bertaut sera heureux, dites que vous le chérissez comme autrefois ; que vous sentirez pour lui tout ce que je sens aujourd’hui, et que vous lui pardonnerez, quand il vous parlera de sa Stéphanie, comme je lui pardonnais quand il me racontait avec ivresse ses premières amours.

TOINETTE.

Nous m’accablez, Madame ; vous valez cent fois mieux que moi. Ah ! comme Bertaut devait être heureux avec vous ! Tenez, je voudrais être morte : cela nous eût épargné à tous bien des chagrins ; car, je le vois, vous avez pu me succéder dans le cœur de mon mari ; mais moi... Oh ! c’est impossible ! Quand il s’attacha à moi, je n’étais qu’une femme ordinaire... Placé dans les rangs inférieurs de l’armée, il n’avait pas dans ses souvenirs de point de comparaison : mon amour pouvait suffire à son bonheur... Il lui faut plus aujourd’hui qu’il vous a connue ; et puis, son rang dans le monde, l’éclat de ses services, tout cela ne va pas à la fille d’un ouvrier, à la sœur d’un artisan. Vous me demandez le bonheur de Bertaut ! j’en répondrais si, comme autrefois, il ne lui fallait que de la tendresse ; j’en répondrais, si Louise était ma fille ; mais je ne m’abuse pas : c’est entre des malheurs qu’il faut choisir. Ô mon Dieu ! donne-moi la force nécessaire pour me préparer à ce choix terrible.

STÉPHANIE.

Que voulez-vous dire ?

TOINETTE.

Je ne sais, ne m’interrogez pas ; mes idées sont dans un trouble inexprimable... Il faut que je m’en aille, que je parle à mon frère, que j’évite surtout ce lieu funeste. Je vous ai vue ; je vous admire à présent, et je suis fière de vous comprendre. Je voudrais vous rendre aussi contente, aussi fière de m’avoir connue. Mais s’il allait venir, lui, si je le voyais un seul mo ment, oh ! alors je ne répondrais plus de rien. Il y a dans son regard, vous le savez, dans le son de sa voix, quelque chose qui enivre, qui fait perdre la tête... Je lirais dans ses yeux ce qu’il fut pour moi, ce qu’il peut être encore ; je... Dieu ! c’est fui ! tout est perdu !

STÉPHANIE.

Bertaut !

 

 

Scène XI

 

STÉPHANIE, BERTAUT, TOINETTE

 

BERTAUT, à part.

Ici toutes deux !...

Il les observe un moment. Toinette est appuyée sur la cheminée. Stéphanie est debout immobile.

Vous me maudissiez sans doute ?

STÉPHANIE.

Vous maudire !... Hélas ! nous ne devons nous plaindre que du sort, lui seul a causé notre infortune.

BERTAUT.

J’allais m’éloigner... mais avant de vous fuir, j’ai voulu vous assurer encore que la plus funeste erreur...

TOINETTE.

Nous pleurions... nous ne t’accusions pas.

BERTAUT.

Ah ! j’avais besoin de vous entendre, de savoir que vous me pardonniez... J’aurai des forces contre le malheur, mais contre votre haine, je n’en aurais pas.

TOINETTE.

Si tu l’avais entendue, si tu connaissais son projet...

BERTAUT.

Je le devine ; son âme est grande et noble comme la tienne... toutes deux vous êtes capables des plus sublimes dévouements ; mais qui de vous se sacrifierait ?...

À Toinette.

Toi ! peux-tu immoler ta réputation, ton repos ; justifier les bruits scandaleux dont tu fus l’objet ? Et toi, ma Stéphanie, toi, la mère de ma Louise, as-tu songé à cette innocente créature ?

STÉPHANIE.

Ô mon ami !

TOINETTE, à part.

Ah ! si ma fille vivait encore !

STÉPHANIE.

Mais... quel parti prendre ?... Si les tribunaux...

BERTAUT.

Oui, les tribunaux vont être saisis de l’affaire, et si nous restons plus longtemps sur le sol de France, notre infortune est publique ; la loi prononce, et nous n’avons plus d’autre courage à montrer qu’une résignation passive, Stéphanie, c’est toi, c’est ma fille qu’atteindrait le déshonneur... Toinette, j’en mourrais.

TOINETTE, à part.

Oh ! oui, je le vois.

BERTAUT.

Il est temps encore de prendre un parti, écoutez-moi : J’ai donné des ordres pour un prompt départ ; séparons-nous tous, et pour toujours.

STÉPHANIE et TOINETTE.

Pour toujours !

BERTAUT.

Il le faut. Aimez-vous mieux me voir mourir ?

Les deux femmes poussent un cri.

Stéphanie, retourne à Smolensk : emportes-y, conserve le nom de Bertaut ; il est à toi, jusqu’à l’arrêt qui doit te le ravir : cet arrêt ne sera pas prononcé, ma Louise n’aura point à rougir de sa naissance.

À Toinette.

Toi, reste avec ton frère, reprends les habitudes que mon fatal retour est venu interrompre. Fais constater tes droits, les formalités à remplir sont faciles, ton frère te les dira. Le monde te rendra la considération, l’estime, dont tu n’as jamais cessé d’être digne... Vos regards me demandent ce que je deviendrai ? Une insurrection éclate en Morée : je vais redevenir soldat, recommencer ma vie. La France n’entendra plus parler de moi ; mais vous, vous, il vous sera possible de m’entendre encore. À Paris, en Russie, mes souvenirs, mes lettres, adouciront quelquefois vos chagrins ; et moi, au milieu des souffrances de cette vie active, qui convient à mon humeur, j’aurai encore quelques instants de bonheur, en lisant les témoignages de votre amour... jusqu’au moment où le sabre d’un Janissaire viendra terminer mes douleurs. Mais c’est trop, c’est trop... Stéphanie, Toinette, il faut... nous quitter !

STÉPHANIE.

Nous quitter ! non, jamais... cette idée est impossible à supporter... Mon ami, dans tes bras... mon Dieu, fais-moi mourir là !

 

 

Scène XII

 

STÉPHANIE, BERTAUT, LOUISE, TOINETTE

 

LOUISE, accourant.

Papa ! papa !

TOINETTE, à part.

Pauvre petite !

BERTAUT, serrant sa fille dans ses bras.

Mon enfant !

LOUISE.

Eh bien ! tu pleures, toi ? Je ne t’avais jamais vu pleurer ! Ô mon dieu ! j’ai peur !

BERTAUT.

Oui, des larmes ! des larmes cruelles ! Tu pleures, vieux soldat ! un enfant a brisé ton courage !

TOINETTE.

Et moi aussi, cette vue me bouleverse !... Mais je cesse de pleurer, moi !... au contraire, mes pensées s’éclaircissent, je deviens calme ; j’éprouve comme du bonheur... Qu’est-ce que je veux donc faire ?... Ah ! quel souvenir !... Hier matin, cette enfant, me disait...

Elle va prendre Louise par la main.

Ma bonne amie, écoute-moi... Ton papa allait quitter ta maman...

LOUISE.

Et hier encore vous m’avez dit que j’aurais toujours près de moi papa et maman.

TOINETTE.

Oui : mais il y a un papier, celui-ci, vois-tu... ?

Elle tire de son sein son acte de mariage.

qui les force de se séparer... Ce n’est pas ta faute, à toi, si ce papier existe : tu as besoin de ton papa et de ta maman. Embrasse-moi !...

Elle l’embrasse.

Va les embrasser, et dis-leur que le méchant papier n’existe plus...

Elle pousse Louise dans les bras de sa mère, et jette l’acte au feu.

STÉPHANIE.

Ah !

BERTAUT.

Toinette !

TOINETTE.

Tu peux partir maintenant ; mais l’exil te sera doux. Les deux êtres que tu dois chérir le plus seront près de toi, et le souvenir de Toinette n’aura rien de pénible pour vous ; il va s’unir à jamais au sentiment de votre bonheur.

STÉPHANIE.

Ange du ciel, je suis à tes pieds !

TOINETTE.

Ah ! plutôt dans mes bras !

Les deux femmes s’embrassent.

 

 

Scène XIII

 

STÉPHANIE, BERTAUT, LOUISE, TOINETTE, GÉRARD

 

GÉRARD.

Que vois-je !... ma sœur !

TOINETTE.

Ta sœur : c’est mon seul titre à présent, je ne suis plus que ta sœur.

BERTAUT.

Mon ami, c’est de la démence : elle a tout détruit.

TOINETTE.

Oui, notre union n’est plus écrite maintenant, que là,

Montrant son cœur.

et là haut !

BERTAUT, montrant sa fille.

Réputation, bonheur, voilà celle à qui tout est sacrifié.

GÉRARD.

Toinette, c’est bien ; mais ce sacrifice en exige un de moi, et je suis fier de pouvoir t’imiter. Nous ne pouvons plus habiter le même pays... Je vais vendre mon fonds, et quitter la France.

BERTAUT.

Toi, quitter la France, quand ta probité l’honore, quand ton industrie contribue à sa prospérité ; quand ta fortune, tes qualités personnelles peuvent t’élever au premier rang des citoyens ! Arrête, Gérard ; il est un terme au-delà duquel la générosité devient folie. De nous deux, ce n’est pas toi qui dois céder la place : J’ai longtemps servi mon pays, moi ; j’ai payé ma dette ; mon rôle est achevé, le tien commence ; la paix a détruit toute l’importance de mes services, elle a rehaussé les tiens. Reste, mon ami ; fais des croix pour les braves, j’ai gagné la mienne.

 

 

Scène XIV

 

STÉPHANIE, BERTAUT, LOUISE, TOINETTE, GÉRARD, MADAME RIBOULARD

 

MADAME RIBOULARD.

Les chevaux que Monsieur le baron a demandés sont prêts.

Bertaut entraine Stéphanie et Louise.

GÉRARD, lui tendant la main.

Adieu, Bertaut !

BERTAUT, prêt à partir.

Adieu !... Toinette ! ma...

Il va pour se jeter dans ses bras. Toinette recule. Bertaut prend Stéphanie dans les siens, et la pousse sur le sein de Toinette. Les deux femmes s’embrassent avec transport, pendant que Bertaut presse sa fille sur son cœur.

MADAME RIBOULARD, à part.

Je n’y comprends rien ; mais c’est égal, j’avais raison : mademoiselle Gérard n’était point sa femme.


[1] Polonaise et pantalon bleus ; cravate poire, gilet blanc, bottes, chapeau rond ; le ruban de la Légion d’honneur.

[2] En grande parure de bal.

[3] Pendant ce monologue, des valets entrent et allument les bougies des lustres et des candélabres.

[4] En grande parure de bal.

[5] En costume de bal.

[6] En grand uniforme de colonel, culotte et veste blanches, bas de soie, boucles d’or, chapeau, etc.

[7] En négligé élégant.

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