Le Bal champêtre (Eugène SCRIBE - Jean-Henri DUPIN)

Tableau-vaudeville en un acte.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de S. A. R. Madame, le 21 octobre 1824.

 

Personnages

 

PASTOUREL, chef d’orchestre

BELJAMBE, danseur de société

POUSSIF, conducteur de cabriolets de place

MONSIEUR DURFORT, banquier

ANGELINA, lingère

JOSÉPHINE, couturière

TOINETTE, couturière

AMANDA, couturière

ANNETTE, paysanne

MADALME DURFORT

DANSEURS

MUSICIENS

 

Aux environs de Paris.

 

La rotonde d’un bal champêtre. Au milieu du théâtre, l’orchestre. À droite et à gauche, des chaises. Au fond, un jardin.

 

 

Scène première

 

BELJAMBE, PASTOUREL

 

BELJAMBE.

C’est ce cher Pastourel que Je retrouve ici !

PASTOUREL.

Le directeur de l’établissement vient de m’arrêter au passage, et c’est moi qui dirige l’orchestre.

BELJAMBE.

À la bonne heure, car depuis ton absence, nous autres danseurs à la mode, nous ne savions plus sur quel pied nous tenir ; toi qui étais l’âme de tous les bais, le génie de la contredanse, le privilégié du galoubet !

PASTOUREL.

Il est vrai que je suis maintenant le premier flageolet d’Europe ; du moins, c’est l’avis de tous les orchestres ; et c’est mon talent qui a motivé mon absence ; je viens d’Angleterre. L’Angleterre, monsieur ! quel beau pays ! C’est là qu’on sait encourager les arts ; j’ai été engagé pour douze bals, à cinq cents francs par soirée !

Air : Tout ça passe eu même temps.

En voyageur troubadour,
À ma gloire rien ne manque ;
Car j’ai fait danser la cour,
Le ministère et la banque :
Oui, chez ces Anglais si tristes,
Homme en plac’, belle aux yeux doux,
Banquiers et capitalistes.
Tout ça saut’ (Bis.) comme chez nous.

BELJAMBE.

Tu dois alors revenir bien riche ?

PASTOUREL.

Dieu merci, cela sonne assez bien. Mais j’ai besoin de repos, parce que, dans notre état, voyez-vous, la gloire nous exténue, on n’estime pas assez le galoubet ; on ne sait pas ce qu’il en coûte pour l’exercer. J’entends vanter les Baillot, les Lafont, les Habeneck. Qu’est-ce que c’est que ça, monsieur, que de jouer du violon ?... faites-les jouer du flageolet, et vous m’en direz des nouvelles ! D’abord, on a remarqué que presque tous les grands flageolets meurent extrêmement jeunes ; je ne sais pas si c’est cela qui a tué Mozart ; mais moi, monsieur, en Angleterre, je ne vivais que de privations ; j’étais à la gloire et au lait d’ânesse pour toute nourriture, sans compter la composition.

BELJAMBE.

Comment ! monsieur Pastourel, vous êtes compositeur ?

PASTOUREL.

Oui, monsieur ; j’ai le génie de l’inspiration ; je reçois le feu créateur de la seconde main, il est vrai, d’après Rossini, Boieldieu et Auber ; je les mets en contredanse, je les arrange ; c’est la mode.

Air de Turenne.

Oui, vers le temple de Mémoire
Commodément l’on voyage aujourd’hui :
Vient un grand homme, on s’accroche à sa gloire,
Et l’on fait fortune avec lui.
Jouant ainsi différents rôles,
C’est un chemin qu’on franchit de moitié ;
Les gens d’esprit le gravissent à pied,
Et nous autres sur leurs épaules.

Mais vous, monsieur Beljambe, est-ce que vous avez abandonné la danse, vous qui étiez un de nos fameux ?

BELJAMBE.

Oui, autrefois, je croyais que ra me pousserait dans le monde ; j’y avais une vocation ; j’étais taillé pour cela ; mais j’ai vu que cela ne menait à rien, j’ai changé de batteries : je me suis mis homme à bonnes fortunes.

PASTOUREL.

Est-ce que c’est un état ?

BELJAMBE.

Oui, sans doute ; d’abord, c’est agréable, et puis ça peut devenir utile : moi qui n’ai rien, ça peut me mener à quelque bon mariage ; car, dans ce moment, j’ai des succès étonnants, cinq ou six passions à la fois : jamais moins, quelquefois plus.

PASTOUREL.

Et dans tout cela, y a-t-il quelque établissement en perspective ?

BELJAMBE.

Oui, mon garçon ; une petite lingère charmante, qui a un beau magasin bien achalandé, et à peu près quatre ou cinq mille livres de rente ; voilà tout ce qu’il me faut. Auprès de ma petite lingère, je n’aurai pas d’ambition.

Air de L’Artiste.

Dentelles, broderie,
C’est là ce qu’il me faut ;
Près de femme jolie,
Je puis faire jabot :
Chacune me redoute,
Et, sultan du comptoir,
Je puis, sans qu’il m’en coûte,
Leur jeter le mouchoir.

Ah çà ! le jour du mariage, je compte sur toi pour conduire l’orchestre ?

PASTOUREL.

Je n’y manquerai pas, et je vous traiterai en ami : j’ai une nouvelle contredanse ! tra la, la, la, chassez huit ! En revanche, j’espère que vous nie ferez le plaisir d’assister à ma noce ; car je viens en France pour me marier. Il y a trois mois, avant mon départ, j’étais amoureux d’une jeune couturière, qui m’a promis d’être fidèle ; ainsi, je suis tranquille : c’est dans cette classe estimable et vertueuse que s’est réfugié le véritable sentiment ; aussi il ne faut pas les confondre avec les marchandes de modes, c’est bien différent. Je n’ai pu y courir, à cause du devoir,

Montrant l’orchestre.

qui me retient aujourd’hui ; mais demain, libre envers la gloire, et quitte avec l’amour...

Composant.

Tra, la, la, le cavalier en avant !

BELJAMBE.

À merveille ! et puisque tu conduis l’orchestre, tâche, quand je danserai, que les contredanses soient plus longues.

PASTOUREL.

C’est dit ; on vous mettra un pantalon et une poule de plus. Elle vient donc ce soir ?

BELJAMBE.

Oui, je dois l’y rencontrer par hasard. On ne m’a pas permis de l’y conduire, à cause des propos ; et puis elle ne me l’a pas dit, mais j’ai deviné...

Air du vaudeville de La Veuve du Malabar.

Il est, je le parie,
Quelque rival jaloux,
Que l’on me sacrifie...

PASTOUREL.

Je pense comme vous.
Quelque imbécile,
Comme l’on en voit mille.

Composant.

En avant deux, et donnez-moi la main !
C’est divin...
Je tiens ma contredanse ;
Quel bonheur sans égal !
J’ai bientôt l’espérance
De tenir mon final.

BELJAMBE.

Quoi ! le final de votre contredanse ?

PASTOUREL.

Sans contredit.
Balancez, chassez huit
Tra, la, la...

Ensemble.

BELJAMBE.

Achève ton ouvrage
En attendant le bal ;
À ce soir... du courage...

À part.

Dieu ! quel original !

PASTOUREL.

Que j’aime ce passage !
Quel bonheur sans égal !
Je vais dans ce bocage,
Achever mon final.

Il sort en chantant et en dansant.

 

 

Scène II

 

BELJAMBE, seul, regardant du côté opposé

 

Quelle est cette société ? Eh ! mais, je ne me trompe pas, c’est ma charmante lingère, ma tendre Angelina et ses bonnes amies.

 

 

Scène III

 

BELJAMBE, ANGELINA, AMANDA, JOSÉPHINE, TOINETTE

 

TOUTES.

Air d’Armide.

Quelle route inhumaine !
Quelle chaleur ! c’est à périr !
Mon Dieu, qu’on a de peine
Pour avoir du plaisir !

AMANDA.

Il faut, mesdemoiselles.
Vous résigner ici :
Le plaisir a des ailes,
Pour qu’on courre après lui.

TOUTES.

Quelle route inhumaine ! etc.

BELJAMBE, s’avançant.

Me sera-t-il permis, mesdemoiselles, de vous offrir mes hommages ?

TOUTES.

Eh ! c’est M. Beljambe ;

Bas à Angelina.

est-ce que tu le connais ?

ANGELINA, de même, baissant les yeux.

Oui, depuis quelque temps ; je l’ai rencontré, il y a quinze jours, au bal de Saint-Mandé.

AMANDA, à part.

Elle ne nous en avait pas parlé.

BELJAMBE.

Je vois que ces dames ont à se plaindre de la chaleur et de la poussière ; les roses craignent le soleil.

JOSÉPHINE.

Et surtout les petites voitures, on y est tellement secoué...

BELJAMBE.

Je comprends ; ça les effeuille, ça effeuille les roses, continuité de la métaphore.

ANGELINA, à Joséphine.

Tu as sans doute payé le cocher ?

JOSÉPHINE.

Non.

TOINETTE.

Ni moi.

AMANDA.

Ni moi.

JOSÉPHINE.

Il va croire qu’il est retenu pour la soirée.

BELJAMBE.

Je cours tout arranger.

ANGELINA.

Ah ! mon Dieu ! monsieur, que vous êtes bon ! Un cocher en capote.

AMANDA.

Un coucou jaune.

JOSÉPHINE.

Un cheval borgne.

TOINETTE.

Et l’autre boiteux.

BELJAMBE.

Ah ! diable ! j’aurais voulu quelque chose de plus caractérisé ; car voilà un signalement bien vague et bien général ; mais enfin, je tâcherai de suppléer ; je cours, et je reviens.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

JOSÉPHINE, AMANDA, ANGELINA, TOINETTE

 

ANGELINA.

Je vous demande s’il est possible d’être plus complaisant ! Aussi, mesdemoiselles, nous sommes bien heureuses de l’avoir rencontré.

JOSÉPHINE.

Tiens, Angelina, j’ai idée que tu dissimules, et que c’est un hasard fait exprès.

TOINETTE.

Et moi, j’en suis sûre.

JOSÉPHINE.

Oui, oui, nous connaissons cela ! Qu’est-ce que cela te fait ? dis-nous-le.

ANGELINA.

Eh bien ! mesdemoiselles, s’il faut vous l’avouer, c’est un rendez-vous indirect que je lui avais donné.

JOSÉPHINE.

Comment ! est-ce que ce serait du sérieux ? Ah bien ! ma chère, prends-y garde !

AMANDA.

Y penses-tu ?

Air : Faut l’oublier, disait Colette. (Romagnési.)

Malgré son air aimable et tendre,
Il est perfide et séducteur...

JOSÉPHINE.

Et volage comme un danseur.

ANGELINA.

Dieu ! que venez-vous de m’apprendre ?

AMANDA.

Oui, par des conquêtes nouvelles
Son cœur est toujours occupé.

JOSÉPHINE.

Et sans façon, il a trompé
Toutes les belles.
Excepté celles
Qui, par vertu,
L’ont prévenu.

TOUTES.

Toutes les belles, etc.

JOSÉPHINE.

Moi, d’abord, j’ai connu la petite Polite, une de mes amies, qu’il a rendue très malheureuse.

AMANDA.

Sans compter qu’il n’a rien. Et toi qui, comme couturière, avais déjà fait des économies, toi qui, depuis, as fait une succession et acheté un magasin de lingère, tu sens bien que tu es un parti qui en vaut bien la peine.

JOSÉPHINE.

Et puis enfin, ce petit Pastourel qui était si bon enfant !...

TOINETTE.

Et qui est parti en Angleterre, pour faire fortune.

Air du vaudeville du Jaloux malade.

Je prévois sa douleur mortelle.

ANGELINA.

Je l’aime et le plains plus que vous.

JOSÉPHINE.

Tu lui promis d’être fidèle.

ANGELINA.

Est-ce que ça dépend de nous ?

JOSÉPHINE.

Ton cœur devait brûler sans cesse.

ANGELINA.

Hélas ! j’ai tenu mon serment ;
J’ai toujours la même tendresse,
Mais je n’ai plus le même amant.

JOSÉPHINE.

Cependant, Angelina, nous te le disons en amies, et dans ton intérêt, il faudrait tâcher de raisonner un peu tes inclinations.

AMANDA.

Moi, par exemple, voilà monsieur Victor Desallures, le fils d’un marchand de chevaux...

JOSÉPHINE.

Voilà M. Auguste Flotté, neveu d’un marchand de bois, qui veulent nous épouser ; ce sont des gens comme il faut, des jeunes gens établis.

ANGELINA.

Je sens bien, mes bonnes amies, que tout ça est vrai ; je devrais suivre votre exemple et vos conseils ; mais que voulez-vous ? quand l’inclination y est et que la tête n’y est plus, il n’y a pas moyen de raisonner ; c’est plus fort que moi, je suis subjuguée.

JOSÉPHINE.

C’est ça, la tête montée, voilà comme on fait des bêtises qui vous compromettent ; si encore on ne le savait pas !

TOINETTE.

Mais c’est que ça se répand toujours.

ANGELINA, pleurant.

Allez, ce n’est pas d’aujourd’hui que je m’en fais des reproches ; et si vous saviez ce que j’ai souffert...

TOUTES.

Cette pauvre Angelina !

JOSÉPHINE.

C’est pourtant pour des hommes que nous nous mettons dans des états comme ça. Dieux ! faut-ii qu’une femme soit bête !

ANGELINA, essuyant ses yeux.

Par exemple, il m’a bien promis qu’il était changé ; et si je découvrais maintenant la moindre infidélité, je vous promets bien que sur-le-champ ça serait fini... taisez-vous, car le voici.

 

 

Scène V

 

JOSÉPHINE, AMANDA, ANGELINA, TOINETTE, BELJAMBE, se disputant avec POUSSIF

 

BELJAMBE.

Je vous prie de me laisser ; je vous dis que vous êtes un insolent ; entendez-vous, mon cher ?

POUSSIF.

Je ne vous quitterai pas que je n’aie mon compte, vrai comme je m’appelle Nicolas Poussif, conducteur de coucous.

ANGELINA.

Eh ! mon Dieu ! qu’y a-t-il donc ?

POUSSIF.

Allons, décochez la pièce de cinq francs ; et que ça finisse !

BELJAMBE.

Je vous ai dit que je vous donnerais quatre francs ; c’est le prix convenu avec ces dames.

POUSSIF.

C’est vrai, si c’est ces dames qui payent elles-mêmes, parce que je suis galant : mais dès que c’est vous, ça devient plus cher.

BELJAMBE.

C’est ça, il me fait payer à l’heure ; et il paraît qu’il en a mis cinq pour venir de Paris ici.

POUSSIF.

Qu’est-ce que vous dites ?

BELJAMBE.

Je dis qu’avec vous, mon cher, il n’y a pas besoin de faire assurer la grande route par la compagnie du Phénix, parce que vous ne brûlez pas le pavé.

Toutes les dames se mettent à rire.

POUSSIF.

Ah ! tu fais le joli cœur ; ce sera vingt sous de plus, ou je fais claquer mon fouet.

BELJAMBE, aux dames.

Vous voyez bien que c’est un grossier personnage, qui n’a pas l’habitude de la société ; je lui donne les six francs, par égard pour vous.

À Poussif.

Va, si je n’étais pas avec des dames, je le mènerais loin, mon drôle !

POUSSIF.

Et comment ça ?

BELJAMBE.

Je te mènerais à la préfecture, à Paris ; et même maintenant...

Air : Tenez, moi, je suis un bon homme. (Ida.)

À Angelina.

Sans vous, sans votre compagnie.
Déjà je l’aurais éclopé.

AMANDA, le retenant.

Ah ! monsieur, je vous en supplie !

POUSSIF.

Laissez donc... ce ch’val échappé,
En voyant l’air dont il s’ démène,
On croit qu’il est dans les méchants ;
Mais il ressemble à ceux que j’ mène,
Il n’a jamais pris l’ mors aux dents.

BELJAMBE, qu’on retient toujours.

C’est trop fort ; je ne puis me laisser insulter par un coucou !

ANGELINA.

Monsieur Beljambe, au nom du ciel !... Je vous prie, monsieur Beljambe, de me donner le bras pour faire le tour de la rotonde ; je ne connais point le jardin.

BELJAMBE.

C’est donc pour vous obéir ; mais il ne risque rien, je le retrouverai.

POUSSIF.

Va, va, les coucous sont bons là.

BELJAMBE, en s’en allant.

Oui, pour ceux qui vont à pied.

 

 

Scène VI

 

JOSÉPHINE, AMANDA, TOINETTE, POUSSIF

 

POUSSIF.

Je vous demande pardon, mesdames, de l’avoir brutalisé un peu ; quand je vois de ces faquins-là, ça me met en colère.

TOINETTE.

Et pourquoi donc ?

POUSSIF.

Ce sont eux qui viennent en conter à nos jeunes filles. Aussi nos paysannes sont maintenant des élégantes.

AMANDA.

Il est vrai qu’il règne une recherche dans leur toilette...

POUSSIF.

Oui ; elles sont pimpantes et légères. Autrefois c’était lourd et honnête. On pouvait épouser ça de confiance. Aujourd’hui ça n’est plus ça.

AMANDA.

Voilà un cocher bien exigeant.

POUSSIF.

Oui, mam’selle...

Air du vaudeville de Fanchon la vielleuse.

Nous autr’s à la richesse
Préférons la sagesse,
Voilà comm’ je somm’s faits :
Aussi dans mon allure,
À la fortun’ douc’ment je vais.

JOSÉPHINE.

Si c’est dans sa voiture,
Il n’arriv’ra jamais.

POUSSIF.

Dites-moi, mesdames... Faudra-t-il tantôt venir vous reprendre ?

JOSÉPHINE.

C’est que nous nous en irons peut-être bien tard.

POUSSIF.

Ça m’est égal. Je ne bouge pas d’ici. J’ai des motifs sédentaires.

AMANDA.

Ah ! vous restez ici ?

POUSSIF.

Oui, mesd’moiselles. Je vais me requinquer ; l’œil de poudre, le pantalon de lanquin ; et je viens au bal pour observer, parce que, quand on est amoureux et jaloux, faut faire son état.

AMANDA.

Quoi ! vraiment ! vous êtes amoureux ?

POUSSIF.

D’Annette Bertrand, la plus jolie et la plus friponne de toutes les paysannes des environs.

JOSÉPHINE.

Je l’ai vue plusieurs fois au bal. Elle vient toujours nous parler.

POUSSIF.

Oh ! je le crois bien. Au lieu d’être une bonne et grosse fermière, elle veut faire la d’moiselle comme il faut, et tout ça pour me faire enrager et me faire des traits. Aussi, je suis malheureux que c’est une pitié... Et mon cheval donc ! Pauvre bête

Air : À ma Magot, du bas eu haut.

Premier couplet.

Que les chevaux sont malheureux,
Quand les cochers sont amoureux !

Lorsque de Paris je m’élance,
Faut voir, dans mon impatience,
Comment, pour arriver plus tôt,
Je mets Bucéphale au galop ;
Et l’amour (Bis.) à c’te pauvre bête
Fera tourner la tête.

Que les chevaux sont malheureux,
Quand les cochers sont amoureux !

Deuxième couplet.

Et quand je quitte ma maîtresse.
Dans la jalousi’ qui me presse.
Croyant frapper sur mon rival,
Je frappe le pauvre animal ;
Et quelqu’ jour (Bis.) il crev’ra, j’ parie.
D’un accès d’ jalousie.

TOUTES et POUSSIF.

Que les chevaux sont malheureux,
Quand les cochers sont amoureux !

POUSSIF.

Je vais au bal guetter cette perfide, et si elle danse ce soir avec un autre que moi, celui-là n’a qu’à bien se tenir : ça sera sa dernière contredanse.

Il sort.

 

 

Scène VII

 

JOSÉPHINE, AMANDA, TOINETTE, ANNETTE, entrant par la gauche

 

AMANDA.

Le pauvre garçon !... Eh ! mais voilà justement mademoiselle Annette.

ANNETTE.

Bonjour, mesdemoiselles.

JOSÉPHINE.

Votre amoureux sort d’ici.

ANNETTE.

Oh ! je l’ai bien vu, et j’attendais qu’il fût parti, parce que c’est un vilain jaloux. Dites-moi, d’abord, si je suis bien mise.

AMANDA.

Mais oui, pas mal pour une paysanne

ANNETTE.

Et le fichu, n’est-il pas trop long ?

TOINETTE.

Oui, on pourrait le baisser un peu.

JOSÉPHINE.

Et avec une épingle de chaque côté...

ANNETTE.

Dieu ! mesdemoiselles, que vous êtes bonnes !

JOSÉPHINE.

Air du vaudeville de L’Écu de six francs.

Rien ne manque à votre toilette.

ANNETTE.

Dam’ ! j’ai mis mes plus beaux habits.

AMANDA.

Dans sa parure elle est coquette
Plus que les dames de Paris.

ANNETTE.

Pour aujourd’hui, c’est vrai, j’ suis franche ;
Mais ces dam’s, dans leurs rich’s atours,
Pour êtr’ coquett’s ont tous les jours ;
Et nous n’avons que le dimanche.

Et puis, dites donc, j’ai une fière nouvelle à vous apprendre !

TOUTES.

Qu’est-ce que c’est ? Dis-nous bien vite.

ANNETTE, passant au milieu des trois demoiselles.

J’ai aperçu tout à l’heure mademoiselle Angelina, une de vos bonnes amies, qui entrait dans une allée avec un grand jeune homme. Moi, qui n’avais rien à faire, je me suis dit : en attendant que le bal commence, je m’en vais les suivre.

TOUTES.

Comment ! mademoiselle !

ANNETTE.

Ce n’est peut-être pas bien ; mais ça occupe.

Air : Que d’établissements nouveaux. (L’Opéra-Comique.)

Pour un’ paysann’ tell’ que moi,
Écouter est souvent utile ;
Je n’ puis que profiter, je crois,
Aux discours des dam’s de la ville :
Leur langage me servira ;
Aux politess’s faut correspondre...
Et si quelqu’un m’ parlait comm’ ça,
Au moins, j’ saurais comment répondre.

Voilà donc que je m’avance en tapinois, et je me blottis derrière un buisson où ils s’étaient arrêtés. Le monsieur lui disait : « Non, vous êtes une cruelle, vous ne voulez pas m’aimer, vous ne m’aimez pas ; » enfin, ce qu’on dit toujours ; aussi je vous passe ça ; il continuait : « C’est mademoiselle Amanda, c’est mademoiselle Joséphine qui en est la cause... on vous a prévenue contre moi. » Et alors, mesdemoiselles, il s’est mis à dire du mal de vous... oh ! mais, un mal affreux : qu’il vous avait fait la cour, et que vous étiez jalouses de lui.

JOSÉPHINE.

Si on peut faire des mensonges pareils ! je te le demande, Amanda ?

AMANDA.

Et moi donc ! mais il n’en faut pas davantage pour occasionner des rapports ; ça n’aurait qu’à venir aux oreilles de Victor, il me ferait une scène, ma chère !

JOSÉPHINE.

Mais ça ne se passera pas ainsi, il faut rompre le mariage, il faut qu’Angelina connaisse la vérité.

AMANDA.

Oui, sans doute, ne fût-ce que pour nous venger.

TOINETTE.

Et pour les faire enrager tous deux.

JOSÉPHINE.

Et puis, par amitié pour clic ; mais comment nous y prendre ?

ANNETTE.

Oui, qu’est-ce que nous allons faire ? car j’en suis, n’est-ce pas ? c’est moi qui ai apporté la nouvelle.

AMANDA.

Écoutez : vis-à-vis notre magasin, est un bel hôtel qui est habité par un banquier, M. Durfort, qui a une femme à la mode, une dame du grand genre. Et du fond du comptoir, j’ai vu souvent M. Beljambe passer sous ses fenêtres, s’y arrêter longtemps, et soupirer ; le tout sans succès, car on n’a jamais t’ait attention à lui. Mais si nous lui envoyions une lettre au nom de cette dame, une demi-déclaration ; à coup sûr il y répondrait ; et, en portant cette réponse à Angelina, elle saurait à quoi s’en tenir sur la fidélité de son prétendu.

JOSÉPHINE.

À merveille ; il ne s’agit plus que de composer la lettre.

ANNETTE.

Pour ça, je n’y entends rien ; car je n’en ai jamais écrit ; mais c’est bon, ça m’apprendra.

TOINETTE.

Nous n’avons ici ni plume ni encre.

AMANDA.

Tant mieux : au crayon, c’est bien plus mystérieux ;

Fouillant dans son sac.

j’ai là un souvenir que m’a donné Victor.

JOSÉPHINE, s’asseyant sur une chaise.

Très bien, c’est moi qui vais écrire.

Joséphine est assise, et les trois autres sont groupées autour d’elle.

AMANDA.

Oui, oui, Joséphine a une bien plus belle écriture ; au magasin, c’est elle qui t’ait toutes les factures.

JOSÉPHINE.

À la bonne heure ! mais je ne sais pas comment composer cette déclaration.

AMANDA.

Une idée ! tâchons de nous rappeler, dans celles que nous avons reçues, chacune une phrase.

JOSÉPHINE.

Elle a raison, chacune une phrase ; j’en tiens une : « Ne craignez pas de recevoir ces mots d’une main qui vous est inconnue. »

AMANDA.

C’est bien, ça peut commencer par là. Attendez, je me souviens d’une autre : « Il est impossible de vous voir sans vous aimer, et je vous ai vue. »

ANNETTE.

Faut ajouter : « sous ma fenêtre, » puisque c’est là qu’il allait.

JOSÉPHINE.

C’est très juste, la petite a raison.

AMANDA.

Adopté !

À Toinette.

Eh bien ! et toi, est-ce que tu ne te rappelles rien ?

TOINETTE.

Écoutez donc, mademoiselle, je n’ai jamais reçu de lettre que de mon cousin.

JOSÉPHINE, riant.

Une correspondance de famille !

AMANDA.

Eh bien ! qu’est-ce qu’il te disait ?

TOINETTE.

Je me souviens, dans sa première lettre, d’une phrase qui finirait bien : « Je vous jure que tous mes vœux seront remplis, si le plaisir fait battre votre sein quand vous lirez la signature. »

ANNETTE.

Dieu ! que c’est joli !

AMANDA.

Que tu es bête ! c’est bon pour une femme ; mais on ne peut pas adresser cela à un homme.

JOSÉPHINE.

Eh bien ! attendez, un changement : « Mes vœux seront remplis, je vous jure, si le plaisir brille dans vos yeux... »

ANNETTE.

C’est juste ! des yeux ! tout le monde en a !

AMANDA.

Signe : « MADAME DURFORT », et puis c’est fini.

TOUTES.

Relisons maintenant.

JOSÉPHINE, prenant le papier, et lisant.

Air : Femmes, voulez-vous éprouver. (Le Secret.)

« Ne craignez pas de recevoir
« Ces mots d’une main inconnue ;
« Est-il possible de vous voir
« Sans aimer ?... et je vous ai vue...
« Sous ma fenêtre... et tous mes vœux
« Seront remplis, je vous le jure,
« Si le plaisir brille en vos yeux
« Quand vous lirez la signature. »

Il est très bien.

ANNETTE.

Dame ! quand il y a tant de monde qui y travaille.

JOSÉPHINE.

Ah ! mon Dieu ! mesdemoiselles, et l’orthographe !

AMANDA.

C’est vrai, nous n’y avons pas pensé ; mais M. Beljambe, qui est danseur, n’en sait pas plus que nous.

ANNETTE.

Il ne s’agit plus que de le remettre.

JOSÉPHINE.

Tenez, voyez-vous dans cette allée Angelina et son cavalier ?

ANNETTE.

Eh bien ! pour la réponse...

JOSÉPHINE.

C’est juste ; il faut indiquer un endroit.

Regardant dans une allée, et ensuite écrivant.

« Réponse, dans le creux du troisième arbre, l’allée à droite. »

ANNETTE

Donnez, donnez, je me charge de le lui glisser dans la main sans qu’il me voie ; et puis quand il me verrait, il ne se défierait pas de moi ; j’y vais tout de suite.

AMANDA.

À merveille ; son bon ami de tout à l’heure avait raison, la petite promet.

Annette sort.

 

 

Scène VIII

 

AMANDA, JOSÉPHINE, TOINETTE

 

TOUTES TROIS.

Air de La Clochette.

C’est très bien, (Bis.)
Quelle joie est la mienne !
Ce moyen... (Bis.)
Prendra, j’en suis certaine...
À ce billet il va répondre...
Et quel plaisir de le confondre !
Taisons-nous, (Bis.) d’ici je crois l’entendre
Taisons-nous, (Bis.) afin de le surprendre ;
Oui, c’est lui.
Le voici... le voici... le voici.

Elles sortent toutes par l’allée à gauche, excepté Joséphine, qui, regardant vers l’allée à droite, dit.

JOSÉPHINE.

Non, il ne vient pas encore... Quel est donc ce jeune homme qui cause avec lui ? il me semble que je le connais.

 

 

Scène IX

 

JOSÉPHINE, PASTOUREL

 

PASTOUREL, à part.

Eh bien ! par exemple, a-t-il des aventures ! Et de peur de se compromettre, emprunter ma main... En voilà un fameux ! Il entend joliment son état d’homme à bonnes fortunes ! Je veux lui dédier ma première contredanse, la Lovelace, une gigue anglaise.

JOSÉPHINE.

Je ne me trompe point, c’est monsieur Pastourel.

PASTOUREL.

Mademoiselle Joséphine ! L’amie de mon amie.

JOSÉPHINE.

Vous voilà donc do retour de l’Angleterre ?

PASTOUREL.

J’en arrive. Et ma chère Angelina ? Il y a si longtemps que je ne l’ai vue, que je n’ai reçu de ses nouvelles ! La Manche nous séparait. Et entre artistes, on ne s’écrit pas ; mais on s’aime toujours.

JOSÉPHINE.

Elle est ici avec nous, au bal.

PASTOUREL.

Il se pourrait ! Quel bonheur !

JOSÉPHINE, gravement, et d’un air composé.

Oui, mais elle n’y est pas seule.

PASTOUREL.

Vous avez un air, en me disant cela...

JOSÉPHINE, de même.

Voyez-vous, mon cher, on a souvent tort d’aller en Angleterre, parce que, même en restant en France, on n’est pas encore bien sûr...

PASTOUREL.

Que voulez-vous dire ?

JOSÉPHINE.

Est-ce que vous connaissez le jeune homme avec qui vous étiez tout à l’heure ?

PASTOUREL.

C’est un ami intime, que je ne connais pas beaucoup. C’est un gaillard qui fait ses trois ou quatre conquêtes par jour.

JOSÉPHINE.

Eh bien ! il paraît qu’Angelina en est une de la semaine ; car c’est elle qu’il épouse.

PASTOUREL.

Qu’est-ce que vous me dites là ? Il doit se marier à une petite lingère.

JOSÉPHINE.

Précisément : Angelina a fait un héritage ; elle a pris un magasin.

PASTOUREL.

Je ne puis en revenir encore ; quel affront pour la musique ! Moi, Pastourel ! un artiste distingué ! qui revenais chargé de gloire, de guinées !...

JOSÉPHINE.

Calmez-vous, je vous en conjure.

PASTOUREL.

Si c’était d’une autre, je ne dis pas.

Pleurant.

Mais voyez-vous, mademoiselle Joséphine, je croyais aux couturières.

JOSÉPHINE.

Pauvre garçon ! il croyait aux couturières !

PASTOUREL.

J’avais confiance, et c’est...

JOSÉPHINE.

Rassurez-vous : Angelina n’est qu’égarée ; et nos avis, nos conseils, surtout notre exemple... D’ailleurs, nous nous sommes arrangées pour perdre votre rival, et nous n’attendons plus qu’une preuve.

 

 

Scène X

 

JOSÉPHINE, PASTOUREL, AMANDA, ANNETTE, TOINETTE, accourant

 

AMANDA.

La voici, la voici. La victoire est à nous...

Apercevant Pastourel.

C’est vous, monsieur Pastourel ! Vous ne pouviez revenir plus à propos, pour jouir do la défaite d’un rival.

JOSÉPHINE.

Car, pendant votre absence, nous défendions vos intérêts.

PASTOUREL.

Ô amitié des femmes ! ô sentiment pur et désintéressé !

TOINETTE, qui tient le papier.

Voici qui doit confondre le traître.

ANNETTE.

C’est une lettre de sa main.

JOSÉPHINE.

Donnez, donnez ; enfin, nous triomphons, et voici de quoi le perdre aux yeux d’Angelina.  

Elle regarde l’écriture de la lettre.

Ah ! mon Dieu ! ce n’est pas son écriture. Qu’est-ce que cela veut dire ? C’est celle de M. Pastourel.

PASTOUREL.

Quoi ! ce serait une réponse à madame Durfort ?

JOSÉPHINE.

Précisément.

PASTOUREL.

C’est moi qui viens de l’écrire.

TOUTES.

Il se pourrait ! c’est vous !

ANNETTE.

Est-il bon enfant !

PASTOUREL.

Eh oui ! parce qu’il soupçonnait quelque ruse, il se méfiait de vous ; car nous avons affaire à un malin ; et moi, je lui ai servi de secrétaire ; que voulez-vous ? j’ignorais ses projets ; et puis, l’insouciance d’un artiste...

ANNETTE.

Quel dommage ! tout est fini.

JOSÉPHINE.

Eh bien ! voyons, mesdemoiselles, ne perdons pas courage ; que contient ce billet ?

Elle lit l’adresse.

« À madame Durfort.

Lisant le contenu de la lettre.

Belle dame, la lettre que j’ai reçue vient-elle de vous ? j’en doute encore ; je le croirai si, ce soir au bal, je vous vois porter le bouquet de bluets ci-joint. »

AMANDA, montrant le bouquet.

Le voici.

PASTOUREL.

C’est bien ça, c’est moi qui l’ai écrit sous sa dictée ; et le plus terrible, c’est que madame Durfort, que je connais très bien, est réellement au bal avec son mari ; je viens de la voir.

TOINETTE.

Alors, voilà la ruse découverte.

AMANDA.

Au contraire ; si nous pouvions, par adresse, faire accepter ce bouquet à madame Durfort ?

JOSÉPHINE.

Nous serions sauvées, parce qu’alors M. Beljambe se croirait aimé.

PASTOUREL.

Et qu’alors, il s’ensuivrait, au milieu du bal, des déclarations, explications et révolutions, à ne plus s’y reconnaître.

AMANDA.

Surtout si nous sommes là pour tout embrouiller.

TOINETTE.

Oui. Mais comment engager une dame à la mode à porter ce bouquet de bluets ? des fleurs des champs...

ANNETTE.

Attendez, mesdemoiselles ; si ce n’est que cela, je m’en charge ; et j’espère en venir à bout.

PASTOUREL.

Il se pourrait !... Tenez, tenez, regardez monsieur et madame Durfort qui viennent de ce côté !

ANNETTE.

Éloignons-nous, et ne craignez rien.

PASTOUREL.

À merveille ; je vais me concerter avec vous pour tout réparer.

Ils sortent.

 

 

Scène XI

 

MONSIEUR DURFORT et MADAME DURFORT

 

MADAME DURFORT.

Quoi ! monsieur, pas un seul petit bal dans votre hôtel, pas même pour votre fête ?

M. DURFORT.

Non, madame ; je n’en donnerai pas un de l’hiver. Je ne puis souffrir les bals de Paris ; ceux de la campagne, c’est différent : aussi, je vous mène à toutes les réunions champêtres des environs, à toutes les fêtes patronales.

MADAME DURFORT.

Comme c’est amusant ! L’autre semaine à Meudon, dimanche dernier à Fontenay ; je prévois que ce soir je vais périr d’ennui.

M. DURFORT.

Parce que vous ne trouverez point ici votre société ordinaire ; parce que vous n’aurez point, comme dans la capitale, une foule de jeunes gens qui vous feront la cour.

MADAME DURFORT.

Sans doute ; dans les bals de Paris, il n’y a que cela d’amusant.

M. DURFORT.

Est-il possible d’être plus coquette !... Eh bien ! madame, voilà pourquoi je les supprime ; de pareilles réunions sont la perte des mœurs. Ici, au contraire, quelle candeur ! quelle innocence ! de bons villageois, simples et sans prétention, de jeunes paysannes bien franches et bien naïves...

Apercevant Annette qui s’avance.

Tenez, par exemple, regardez cette petite fille qui s’avance vers nous.

 

 

Scène XII

 

MONSIEUR DURFORT, MADAME DURFORT, ANNETTE

 

ANNETTE, à part.

J’en ai assez entendu, et j’ crois que je pouvons les aborder.

Elle passe près d’eux et leur fait la révérence.

MONSIEUR DURFORT.

Où allez-vous donc ainsi, ma belle enfant ?

ANNETTE.

Pardon, excuse, monsieur, madame, je venais savoir si le bal était commencé ; et je vais rejoindre mes compagnes.

MADAME DURFORT.

Dites-moi, mon enfant, le bal d’aujourd’hui sera-t-il bien beau ?

ANNETTE.

Oui, madame ; il y aura un beau feu d’artifice, et le bal sera plus beau encore que celui de Fontenay-aux-Roses, où vous étiez dimanche dernier.

MADAME DURFORT.

Comment ! vous m’y avez vue ?

ANNETTE.

Oh ! oui, madame ; et j’ai bien des raisons pour ne pas l’oublier ; car vous êtes la cause que j’ai eu bien du chagrin.

MONSIEUR DURFORT.

Eh ! mon Dieu ! contez-nous ça.

ANNETTE.

Non pas vraiment ; je n’oserais jamais.

MONSIEUR DURFORT.

Allons, allons, parle sans rien craindre.

ANNETTE.

Vous savez bien le moment où tous les jeunes gens de la ville vous entouraient et vous regardaient, il y en avait qui disaient à voix basse : « Quelle différence d’avec les autres ! voilà une jolie tournure, voilà qui est bon genre, ça se voit tout de suite. »

MONSIEUR DURFORT.

Comment ! ces messieurs disaient...

MADAME DURFORT.

Eh ! qu’importe ! laissez-la achever ; cette petite fille est si amusante !

ANNETTE.

Oui ; mais voilà le pire, c’est qu’il y avait parmi eux Nicolas Poussif, un jeune homme d’ici, qui me recherche pour le mariage : il ne vous a pas quittée des yeux de toute la soirée, et depuis ce temps-là, il ne me trouve plus gentille ; il ne pense plus qu’aux dames de la ville.

MADAME DURFORT.

Cette pauvre enfant !

MONSIEUR DURFORT.

Au fait, ce Nicolas Poussif est un impertinent.

ANNETTE.

Alors, pour lui plaire, je m’étais promis ce soir de bien observer, pour après tâcher de vous imiter, et de faire comme vous ; mais plus je vous regarde, et plus je vois qu’il n’y a pas moyen. La belle toilette ! et surtout le beau bouquet ! Dieu ! qu’il me paraît joli ! surtout quand je le compare au mien.

MONSIEUR DURFORT.

Je le crois bien, ce sont des roses artificielles.

ANNETTE.

Ah ! mon Dieu ! madame, si j’osais !

Air du vaudeville du La Robe et les Bottes.

Je vous d’mand’rais une faveur bien grande,
Mais vous n’ voudrez pas, je le vois.

MADAME DURFORT.

Et pourquoi donc ? ne crains rien et demande.

ANNETTE.

Ce s’rait de changer avec moi !
D’un inconstant pour ranimer la flamme,
Pauvre d’attraits, à vous j’ viens m’adresser ;
Pour plaire il m’ faut d’ la parure, et madame
Est assez rich’, pour s’en passer.

MADAME DURFORT, ôtant son bouquet.

Comment donc ! et de grand cœur. Cette petite est charmante.

ANNETTE.

Que je suis contente ! Faut le placer de côté, n’est-ce pas, madame ? Je le conserverai toujours, par reconnaissance.

MADAME DURFORT.

Et moi, je le garderai par souvenir.

MONSIEUR DURFORT.

Le bal ne va pas tarder à commencer ; car voilà les habitués qui arrivent.

 

 

Scène XIII

 

MONSIEUR DURFORT, MADAME DURFORT, ANNETTE, PASTOUREL, JOSÉPHINE, AMANDA, TOINETTE, PLUSIEURS PERSONNES du bal

 

LE CHŒUR.

Air : The Recovery.

Vive un bal champêtre !
Sous l’ombre d’un hêtre
Le plaisir peut naître,
Sans blesser, comme ailleurs,
Les mœurs.

MADAME DURFORT.

Je vous rends justice ;
Agrément complet.
Bal, feu d’artifice.

ANNETTE.

Je m’ charg’ du bouquet.

LE CHŒUR.

Vive un bal champêtre, etc.

MADAME DURFORT.

Vous souffrez, j’espère,
Que je danse ici.

MONSIEUR DURFORT.

Je compte, ma chère,
M’en donner aussi.

LE CHŒUR.

Vive un bal champêtre, etc.

Pendant cette reprise du chœur, monsieur Durfort invite Annette à danser.

ANNETTE, faisant la révérence.

C’est ben d’ l’obligeance :
Va-t-on m’envier !
Quel honneur ! je danse
Avec un banquier.

LE CHŒUR.

Vive un bal champêtre, etc.

JOSÉPHINE.

Est-ce qu’on ne va pas bientôt commencer ? l’orchestre n’arrive pas encore.

Madame Durfort est assise à gauche, ainsi que plusieurs dames. À droite, Amanda, Joséphine, Toinette.

MONSIEUR DURFORT, à part, et près d’elles.

Voilà les bals comme je les aime. C’est honnête, c’est décent.

AMANDA, bas à Joséphine.

Je ne vois pas monsieur Victor.

JOSÉPHINE.

Ni moi Auguste. Ils ont pourtant promis de nous rejoindre à la salle de bal, parce qu’ici, c’est sans danger ; ça n’a pas l’air...

MONSIEUR DURFORT, à part.

Hein ! qu’est-ce que j’entends là ?

 

 

Scène XIV

 

MONSIEUR DURFORT, MADAME DURFORT, ANNETTE, PASTOUREL, JOSÉPHINE, AMANDA, TOINETTE, LES PERSONNES du bal, ANGELINA, donnant le bras à BELJAMBE

 

AMANDA.

Mais viens donc, Angelina, nous le gardions une chaise auprès de nous.

Angelina s’assied auprès de ces demoiselles ; Beljambe et Durfort sont près d’elles.

BELJAMBE, regardant de l’autre côté en face.

Dieu ! qu’ai-je vu ! madame Durfort ; elle a mon bouquet ; il n’y a plus de doute.

Il la salue profondément.

MADAME DURFORT, de l’autre côté.

Je ne connais pas ce jeune homme, et je crois qu’il se trompe ; mais c’est égal.

Elle lui rend son salut ; et Toinette, Amanda et Joséphine le font remarquer à Angelina.

MONSIEUR DURFORT, à part.

Quel est donc ce jeune homme qui vient de saluer ma femme ?

Bas à Beljambe.

Dites-moi, monsieur, est-ce que vous connaissez cette dame ?

BELJAMBE.

Oui, monsieur ; un peu.

MONSIEUR DURFORT.

Et pourriez-vous me dire qui elle est ?

BELJAMBE, à demi-voix.

C’est madame Durfort, la femme d’un riche banquier. Une petite femme fort aimable, que j’ai l’avantage de voir à Paris.

En ce moment les musiciens montent à l’orchestre.

MONSIEUR DURFORT.

Vous êtes donc reçu chez son mari ?

BELJAMBE.

Non, monsieur, je ne le connais pas ; mais c’est égal, vous sentez qu’il y a d’autres moyens de se rencontrer. Par exemple, dans ce moment, je suis un peu embarrassé,

Montrant Angelina du coin de l’œil.

parce qu’on m’observe de ce côté ; mais une idée qui me vient... Je vais l’inviter à danser.

MONSIEUR DURFORT.

Comment, monsieur ?

BELJAMBE, mettant ses gants.

C’est le moyen d’avoir un tête-à-tête au milieu de cent personnes.

Entendant la ritournelle.

Justement, voici la contredanse qui commence.

ANGELINA, bas à ses compagnes.

Comment ! ma chère, il va inviter cette dame !

JOSÉPHINE.

Sois tranquille, tu en verras bien d’autres !

MONSIEUR DURFORT.

Morbleu ! je ne bouge pas de là.

ANNETTE, accourant et le prenant par le bras.

Eh ! vite, monsieur, venez donc, la contredanse se forme, et nous n’aurons plus de place.

MONSIEUR DURFORT.

Est-ce que nous ne pouvons pas ici ?

ANNETTE.

Mais non, monsieur, c’est la contredanse des paysans.

TOUT LE MONDE, le poussant.

Eh ! oui, sans doute, c’est plus loin.

Monsieur Durfort et Annette sortent.

 

 

Scène XV

 

MADAME DURFORT, PASTOUREL, JOSÉPHINE, AMANDA, TOINETTE, ANGELINA, BELJAMBE, LES PERSONNES du bal

 

Amanda a été invitée par Auguste, Joséphine par Victor, Toinette par son petit cousin, madame Durfort par Beljambe ; ils forment une contredanse. Angelina est seule assise sur une chaise à droite, et ne danse pas. Pendant toute cette scène, l’orchestre, conduit par Pastourel, joue une contredanse ; et ceux qui ne parlent pas forment les différentes figures.

BELJAMBE, aux autres danseurs.

Je vous prierai, messieurs, de vous repousser un peu, pour faire place à madame.

LES DANSEURS.

Du tout, monsieur, c’est vous qui avez pris notre place ; car elle était retenue.

D’AUTRES DANSEURS.

Ah ! mon Dieu ! oui.

BELJAMBE.

Il suffit, messieurs, dès que vous ne connaissez pas les égards ; il paraît qu’on n’en use pas.

UN MUSICIEN DE L’ORCHESTRE.

La chaîne anglaise !

BELJAMBE, bas à madame Durfort.

Ah ! madame, je ne saurais vous exprime le bonheur que m’a causé votre lettre.

MADAME DURFORT.

Comment ! monsieur ? ma lettre !

BELJAMBE.

Silence !

Regardant du côté d’Angelina.

On pourrait nous entendre ; mais je n’ai pas besoin de vous dire que mon amour correspond au vôtre.

MADAME DURFORT, à haute voix.

Votre amour ! qu’est-ce que cela signifie ?

ANGELINA, qui est derrière eux, s’avançant.

Quoi ! madame ; qu’y a-t-il ?

MADAME DURFORT.

C’est monsieur que je ne connais point, et qui a l’insolence de soutenir que je l’aime et que je lui ai écrit.

ANGELINA, JOSÉPHINE, AMANDA, TOINETTE, s’avançant vers Beljambe.

Comment ! monsieur Beljambe ! vous auriez l’indignité...

BELJAMBE, à part.

Ah çà ! qu’est-ce qu’elle a donc ? est-ce que c’est la mode maintenant de traiter ces affaires-là en séance publique ?

À madame Durfort.

Eh bien ! oui, madame, puisque vous m’y forcez...

Fouillant dans sa poche.

Ce n’est pas moi qui vous ai prié de m’écrire, de recevoir mes lettres, de porter le bouquet que je vous ai envoyé ?

MADAME DURFORT.

Et je souffrirais un pareil affront ! Mon mari, monsieur Durfort, où est-il ?

 

 

Scène XVI

 

MADAME DURFORT, PASTOUREL, JOSÉPHINE, AMANDA, TOINETTE, ANGELINA, BELJAMBE, LES PERSONNES du bal, ANNETTE, MONSIEUR DURFORT, poursuivi par POUSSIF, qui est endimanché

 

MONSIEUR DURFORT.

À l’aide ! au secours ! arrêtez ce misérable ! il y a violation du droit des gens ; oser porter la main sur moi !

POUSSIF.

Oui, morbleu ! je t’apprendrai à aller sur mes brisées !

MONSIEUR DURFORT.

J’irai me plaindre au sous-préfet.

MADAME DURFORT.

Eh ! monsieur, il ne s’agit pas de cela, mais de me venger ; vous devez demander raison à monsieur qui vient de m’insulter.

MONSIEUR DURFORT et BELJAMBE, chacun de leur côté.

C’est ça, encore une affaire !

En ce moment, la contredanse est interrompue, et plusieurs personnes du bal s’avancent pour connaître le sujet de la dispute.

PASTOUREL, du haut de l’orchestre, et à haute voix.

Eh bien ! messieurs, qu’est-ce que cela signifie ? interrompre ainsi le bal !

ANGELINA, levant les yeux en l’air et apercevant Pastourel.

Qu’ai-je vu ? Pastourel !

ANNETTE, AMANDA, JOSÉPHINE et TOINETTE, se pressant autour d’elle.

Ah ! mon Dieu ! elle se trouve mal.

On la soutient ; on lui fait respirer des sels.

BELJAMBE.

Bravo ! il ne manquait plus que cela.

PASTOUREL, toujours du haut de l’orchestre.

Arrêtez, arrêtez ; c’est à moi, c’est au chef d’orchestre à rétablir l’harmonie ; un seul mot va vous mettre d’accord.

BELJAMBE.

Il l’ait bien de venir à mon secours, car je n’y étais plus.

PASTOUREL, montrant Beljambe.

Je suis l’ami, le confident de monsieur, et je dois le prévenir qu’on s’est moqué de lui. Oui, mon cher, c’est moi qui vous l’apprends, moi Pastourel, votre rival, le prétendu de mademoiselle Angelina.

BELJAMBE.

Qu’est-ce à dire ? cette lettre que j’ai reçue...

ANNETTE et LES AUTRES.

C’est nous qui l’avons écrite.

BELJAMBE.

Le bouquet que j’ai envoyé ?

ANNETTE.

C’est moi qui l’ai porté.

BELJAMBE.

Dieu ! quelle école ! Beljambe, mon ami, voilà un dimanche de perdu ; par bonheur, il y en a cinquante-deux dans l’année.

MADAME DURFORT, à son mari.

Eh bien ! que dites-vous maintenant des bals champêtres ?

MONSIEUR DURFORT.

J’y renonce ; et s’il faut être attrapé, autant ne pas sortir de chez soi, c’est plus commode.

ANNETTE, à Poussif.

Vous voyez bien, monsieur, que tout ça était pour rire, et que vous êtes un jaloux.

POUSSIF.

Taisez-vous, mademoiselle ! c’est vous qui vous êtes mêlée de toutes ces intrigues subalternes ; et moi, j’aime qu’on aille droit son chemin ; dans notre état, nous ne connaissons que la grande route ; ainsi, vous pouvez dès ce moment chercher un autre mari.

ANNETTE, pleurant.

Ah ! mon Dieu ! qu’est-ce que je vais devenir ?

TOINETTE.

Sois tranquille, nous te raccommoderons.

ANNETTE.

Puisqu’il m’abandonne !

JOSÉPHINE.

On dit ça, et l’on revient toujours.

ANGELINA, à Pastourel.

Ah ! monsieur Pastourel, daignez-vous me pardonner un instant d’erreur dont je suis bien revenue ?

PASTOUREL.

Les artistes n’ont pas de rancune ; tout est oublié, je retrouve mon bien ; que chacun reprenne sa place, et achevons la contredanse.

Vaudeville.

Air de M. Adam.

LE CHŒUR.

Livrons-nous à la danse,
Profitons des instants ;
Déjà l’hiver s’avance,
Pour chasser le printemps.

Premier couplet.

JOSÉPHINE, à Annette.

Il reviendra, ma chère,
Cesse de l’attrister ;
Les hommes ont beau faire,
On ne peut éviter...

PASTOUREL, du haut de l’orchestre.

La chaîne des dames !

LE CHŒUR.

Livrons-nous à la danse, etc.

Deuxième couplet.

ANGELINA.

On croit en mariage
N’avoir que d’heureux jours ;
Par malheur en ménage
Les époux sont toujours...

PASTOUREL, du haut de l’orchestre.

Dos à dos !

LE CHŒUR.

Livrons-nous à la danse, etc.

Troisième couplet.

TOINETTE.

L’hymen est une chaîne
Qui pèse bien souvent ;
Mais que l’amour survienne,
Alors on fait gaiement...

PASTOUREL, du haut de l’orchestre.

La chaîne à trois !

LE CHŒUR.

Livrons-nous à la danse, etc.

Quatrième couplet.

BELJAMBE.

Le sexe est peu fidèle ;
Excepté les maris,
Personne d’une belle
Ne se croit à Paris...

PASTOUREL, du haut de l’orchestre.

Le cavalier seul !

LE CHŒUR.

Livrons-nous-à la danse, etc.

Cinquième couplet.

AMANDA.

Voyez la prude Elmire :
À sa vertu l’on croit ;
Offrez un cachemire,
Et soudain on la voit...

PASTOUREL, du haut de l’orchestre.

Balancez

LE CHŒUR.

Livrons-nous à la danse, etc.

Sixième couplet.

POUSSIF.

Sur le champ de bataille,
Vieux soldat et conscrit
Courent à la mitraille
Dès que l’honneur leur dit...

PASTOUREL, du haut de l’orchestre.

En avant !

LE CHŒUR.

Livrons-nous à la danse, etc.

Septième couplet.

MADAME DURFORT.

Gloire à notre patrie,
Au commerce français !
Les arts et l’industrie
Ont brisé pour jamais...

PASTOUREL, du haut de l’orchestre.

La chaîne anglaise !

LE CHŒUR.

Livrons-nous à la danse, etc.

Huitième couplet.

MONSIEUR DURFORT.

Comblant notre espérance,
Charles règne sur nous ;
Plus de partis en France,
Ensemble formons tous...

PASTOUREL, du haut de l’orchestre.

Le grand rond !

LE CHŒUR.

Livrons-nous à la danse, etc.

Neuvième couplet.

ANNETTE, au public.

Si dans ce bal champêtre,
Pour détruir’ notr’ espoir,
La critiqu’ veut paraître
Priez-la d’ fair’ ce soir...

PASTOUREL, du haut de l’orchestre.

La promenade !

LE CHŒUR.

Livrons-nous à la danse, etc.

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