Le 6 juin 1606 (Camille DOUCET)

À-propos en un acte et en vers.

Représenté pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Odéon, le 6 juin 1842.

 

Personnages

 

M. CORNEILLE père

UN DOCTEUR

TOINETTE, servante de M. Corneille

LA FRANCE

LA GLOIRE

CLÉOPÂTRE

CHIMÈNE

CAMILLE

JULIE

ÉMILIE

LE VIEIL HORACE

AUGUSTE

CINNA

LE MENTEUR

CLITON

POLYEUCTE

DON DIÈGUE

RODRIGUE

POMPÉE

HÉRACLIUS

DON SANCHE

NICOMÈDE

SERTORIUS

PIERRE CORNEILLE

HENRI IV

LOUIS XIV

 

La scène se passe à Rouen, chez M. Corneille père, le 6 juin 1606.

 

Le théâtre représente un grand salon ; portes à droite et à gauche, grande porte au fond.

 

 

Scène première

 

M. CORNEILLE, LE DOCTEUR, TOINETTE

 

M. CORNEILLE.

Eh bien, Toinette, enfin, ce docteur ?...

TOINETTE.

Le voici.

M. CORNEILLE.

Mon cher docteur...

LE DOCTEUR.

J’accours au plus vite.

M. CORNEILLE.

Merci.

LE DOCTEUR.

Bonjour, voisin...

MONSIEUR CORNEILLE.

Docteur, Marthe souffre, et j’espère

Que l’instant est venu : bientôt je serai père...

Mais ne craignez-vous pas ?...

LE DOCTEUR.

Moi ?... rien du tout... Adieu...

Avec un gros garçon je reviendrai dans peu...

Il entre chez madame Corneille.

 

 

Scène II

 

M. CORNEILLE, TOINETTE

 

M. CORNEILLE.

Un fils !... ah ! Dieu le veuille... un fils !

TOINETTE.

Monsieur Corneille...

Pardon, mais...

M. CORNEILLE.

Quoi ?

TOINETTE.

Depuis un mois, quand je sommeille,

Je rêve, chaque nuit, que vous allez avoir

Un fils que, chaque nuit, devant moi je crois voir...

M. CORNEILLE.

Vraiment !

TOINETTE.

Oui, monsieur...

M. CORNEILLE.

Mais c’est un très bon présage.

TOINETTE.

Cela n’est rien !... ce qui me surprend davantage,

C’est que ce fils, chez nous simplement élevé,

À d’étranges destins semble être réservé.

Cette nuit, je l’ai vu... plus grand que de coutume ;

Une couronne au front... à la main une plume...

De ce qu’il écrivait je ne me souviens pas,

Mais chacun inclinait son front devant ses pas...

Chacun le regardait ainsi qu’une merveille...

Et l’on disait tout bas : « C’est lui... Pierre Corneille !... »

Lui, grandissait toujours... puis... comme je vous vois,

Je le vis à Paris dans le palais des rois !

M. CORNEILLE.

À Paris !

TOINETTE.

Sur un trône il allait prendre place ;

Et la foule criait : « Honneur au vieil Horace ! »

M. CORNEILLE.

En vérité, Toinette...

TOINETTE.

Oui, monsieur... vous croyez

Que je suis une sotte... et de moi vous riez.

Mais enfin nous verrons...

M. CORNEILLE.

Tout est bien vu, Toinette...

Je te l’ai dit cent fois et je te le répète,

Si c’est un fils que Dieu nous envoie... il sera

Avocat à Rouen... et jamais il n’ira

Dans ce maudit Paris, que je crains et déteste.

Chez nous, pour son bonheur, j’entends que mon fils reste ;

Son talent, s’il en a, revient à son pays...

Sa place est à Rouen.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, LA FRANCE et LA GLOIRE

 

LA FRANCE.

Sa place est à Paris !

TOINETTE, à part.

Dieux !

M. CORNEILLE.

Que vois-je !

LA GLOIRE.

Le ciel bénit votre demeure,

Monsieur !... un fils pour vous va naître tout à l’heure...

M. CORNEILLE.

Saisi d’un saint respect, je tremble devant vous,

Et je n’ose lever les yeux...

LA FRANCE.

Regardez-nous...

Je suis la France !...

M. CORNEILLE, à la Gloire.

Et vous ?

LA GLOIRE.

Moi... la Gloire !... il me semble

Qu’on doit me reconnaître... en nous voyant ensemble.

M. CORNEILLE.

Que voulez-vous de moi ?...

LA GLOIRE.

Nous voulons votre fils...

Aux grandeurs du talent d’avance il est promis...

LA FRANCE.

Il doit répandre au loin d’éternelles lumières...

Et, pour le réclamer, nous venons les premières...

TOINETTE, à part.

Tiens...

M. CORNEILLE.

Mais...

LA GLOIRE.

Vous avez fait pour lui choix d’un état...

Au barreau de Rouen il doit être avocat...

Nous le savons... – Le ciel autrement en ordonne...

Avec moi, pour poète, à la France il le donne...

M. CORNEILLE.

Pour poète, grands Dieux !...

LA FRANCE.

Et, je vous le promets ;

Vous l’en remercierez vous-même un jour.

M. CORNEILLE.

Jamais !

Je ne puis consentir... Le pauvre enfant !... de grâce,

C’est un affreux métier que vous voulez qu’il fasse !

LA GLOIRE.

Ce n’est plus un métier... À partir d’aujourd’hui,

C’est, de tous les honneurs, le plus beau, grâce à lui...

M. CORNEILLE.

Je dois...

LA FRANCE.

Pour décider votre cœur qui chancelle,

Il faut qu’à vos regards l’avenir se révèle...

Des chefs-d’œuvre futurs qui doivent m’honorer,

La Gloire a le secret.

LA GLOIRE.

Je vais vous les montrer...

Musique.

Approche, grand Romain, chef d’une noble race,

Ma voix t’appelle... Honneur au vieil Horace !

TOINETTE, à part.

Horace !...

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, LE VIEIL HORACE, SABINE, CAMILLE, JULIE

 

LE VIEIL HORACE.

Et nos soldats trahis ne l’ont point achevé ?...

Dans leurs rangs à ce lâche ils ont donné retraite ?

JULIE.

Je n’ai rien voulu voir après cette défaite.

CAMILLE.

Ô mes frères !

HORACE.

Tout beau, ne les pleurez pas tous :

Deux jouissent d’un sort dont leur père est jaloux.

Que des plus nobles fleurs leur tombe soit couverte.

La gloire de leur mort m’a payé de leur perte.

Ce bonheur a suivi leur courage invaincu,

Qu’ils ont vu Rome libre autant qu’ils ont vécu,

Et ne l’auront point vue obéir qu’à son prince,

Ni d’un état voisin devenir la province.

Pleurez l’autre, pleurez l’irréparable affront

Que sa fuite honteuse imprime à notre font ;

Pleurez le déshonneur de toute notre race,

Et l’opprobre éternel qu’il laisse au nom d’Horace.

JULIE.

Que vouliez-vous qu’il fît contre trois ?

HORACE.

Qu’il mourût !

Ou qu’un beau désespoir alors le secourût.

N’eût-il que d’un moment reculé sa défaite,

Rome eût été du moins un peu plus tard sujette ;

Il eut avec honneur laissé mes cheveux gris,

Et c’était de sa vie un assez digne prix.

Il est de tout son sang comptable à sa patrie ;

Chaque goutte épargnée a sa gloire flétrie ;

Chaque instant de sa vie après ce lâche tour,

Met d’autant plus ma honte avec la sienne au jour.

J’en romprai bien le cours ; et ma juste colère

Contre un indigne fils usant des droits d’un père

Saura bien faire voir, dans sa punition,

L’éclatant désaveu d’une telle action.

SABINE.

Écoutez un peu moins ces ardeurs généreuses,

Et ne nous rendez pas tout à fait malheureuses.

HORACE.

Sabine, votre cœur se console aisément ;

Nos malheurs jusqu’ici vous touchent faiblement.

Vous n’avez point encor de part à nos misères ;

Le ciel vous a sauvé votre époux et vos frères :

Si nous sommes sujets, c’est de votre pays ;

Vos frères sont vainqueurs quand nous sommes trahis

Et, voyant le haut point où leur gloire se monte,

Vous regardez fort peu ce qui nous vient de honte.

Mais votre trop d’amour pour cet infâme époux

Vous donnera bientôt à plaindre comme à nous :

Vos pleurs en sa faveur sont de faibles défenses ;

J’atteste des grands dieux les suprêmes puissances

Qu’avant ce jour fini, ces mains, ces propres mains

Laveront dans son sang la honte des Romains !

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, AUGUSTE, CINNA et ÉMILIE, puis POLYEUCTE

 

LA GLOIRE.

Voici César Auguste, Emilie et Cinna.

Cinna voulait frapper... Auguste pardonna.

– Remportant sur l’amour une sainte victoire,

C’est Polyeucte... Il court à la mort.

POLYEUCTE.

À la gloire !

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, CLÉOPÂTRE

 

LA GLOIRE.

Cette superbe reine aux regards orgueilleux

Le poison dans le cœur défie encor les dieux...

Comme sur la Syrie, un jour, sur le théâtre,

Votre fils la fera régner... C’est Cléopâtre !

CLÉOPÂTRE[1].

Enfin, grâces aux dieux, j’ai moins d’un ennemi :

La mort de Séleucus m’a vengée à demi ;

Son ombre, en attendant Rodogune et son frère,

Peut déjà de ma part les promettre à son père :

Ils le suivront de près, et j’ai tout préparé

Pour réunir bientôt ce que j’ai séparé.

Ô toi qui n’attends plus que la cérémonie

Pour jeter à mes pieds ma rivale punie,

Et par qui deux amants vont d’un seul coup du sort

Recevoir l’hyménée et le trône et la mort

Poison, me sauras-tu rendre mon diadème ?

Le fer m’a bien servie ; en feras-tu de même ?

Me seras-tu fidèle ? et toi, que me veux-tu,

Ridicule retour d’une sotte vertu,

Tendresse dangereuse autant comme importune ?

Je ne veux point pour fils l’époux de Rodogune,

Et ne vois plus en lui les restes de mon sang,

S’il m’arrache du trône et le met en mon rang.

Reste du sang ingrat d’un époux infidèle,

Héritier d’une flamme envers moi criminelle,

Aime mon ennemie, et péris comme lui..

Pour la faire tomber, j’abattrai son appui ;

Aussi bien sous mes pas c’est creuser un abîme

Que retenir ma main sur la moitié du crime ;

Et, te faisant mon roi, c’est trop me négliger

Que te laisser sur moi père et frère à venger.

Qui se venge à demi court lui-même à sa peine.

Il faut ou condamner, ou couronner sa haine.

Dût le peuple en fureur pour ses maîtres nouveaux,

De mon sang odieux arroser leurs tombeaux,

Dût le Parthe vengeur me trouver sans défense,

Dût le ciel égaler le supplice à l’offense,

Trône, à t’abandonner je ne puis consentir ;

Par un coup de tonnerre il vaut mieux en sortir ;

Il vaut mieux mériter le sort le plus étrange.

Tombe sur moi le ciel, pourvu que je me venge !

J’en recevrai le coup d’un visage remis :

Il est doux de périr après ses ennemis ;

Et, de quelque rigueur que le destin me traite,

Je perds moins à mourir qu’à vivre leur sujette.

 

 

Scène VII

 

LES MÊMES, POMPÉE, HÉRACLIUS, DON SANCHE, NICOMÈDE, SERTORIUS, DON DIÈGUE, CHIMÈNE, RODRIGUE

 

LA GLOIRE.

– Ce Romain, c’est Pompée... Après Héraclius,

Don Sanche... Nicomède avant Sertorius...

– Ce vieillard, c’est don Diègue... et cette noble fille,

C’est Chimène... l’orgueil, l’amour de la Castille.

Ce fier jeune homme enfin, saintement criminel,

C’est le premier de tous, c’est le Cid immortel !...

RODRIGUE[2].

Percé jusques au fond du cœur

D’une atteinte imprévue aussi bien que mortelle,

Misérable vengeur d’une juste querelle,

Et malheureux objet d’une injuste rigueur,

Je demeure immobile, et mon âme abattue

Cède au coup qui me tue.

Si près de voir mon feu récompensé.

Ô Dieu ! l’étrange peine !

En cet affront mon père est l’offensé,

Et l’offenseur le père de Chimène !

 

Que je sens de rudes combats !

Contre mon propre honneur mon amour s’intéresse.

Il faut venger un père et perdre une maîtresse ;

L’un m’anime le cœur, l’autre retient mon bras ;

Réduit au triste choix, ou de trahir ma flamme,

Ou de vivre en infâme,

Des deux côtés mon mal est infini.

Ô Dieu ! l’étrange peine !

Faut-il laisser un affront impuni ?

Faut-il punir le père de Chimène ?

 

Père, maîtresse, honneur, amour,

Noble et dure contrainte, aimable tyrannie,

Tous mes plaisirs sont morts, ou ma gloire ternie ;

L’un me rend malheureux, l’autre indigne du jour.

Cher et cruel espoir d’une âme généreuse ;

Mais ensemble amoureuse ;

Digne ennemi de mon plus grand bonheur,

Fer, qui causes ma peine,

M’es-tu donné pour venger mon honneur ?

M’es-tu donné pour perdre ma Chimène ?

 

Il vaut mieux courir au trépas.

Je dois à ma maîtresse, aussi bien qu’à mon père,

J’attire en me vengeant sa haine et sa colère ;

J’attire ses mépris en ne me vengeant pas.

À mon plus doux espoir l’un me rend infidèle,

Et l’autre indigne d’elle.

Mon mal augmente à le vouloir guérir ;

Tout redouble ma peine ;

Allons, mon âme, et, puisqu’il faut mourir,

Mourons du moins sans offenser Chimène.

 

Mourir, sans tirer ma raison !

Rechercher un trépas si mortel à ma gloire !

Endurer que l’Espagne impute à ma mémoire

D’avoir mal soutenu l’honneur de ma maison !

Respecter un amour dont mon âme égarée

Voit la perte assurée !

N’écoutons plus ce penser suborneur,

Qui ne sert qu’à ma peine.

Allons, mon bras, sauvons du moins l’honneur,

Puisque aussi bien il faut perdre Chimène !

 

Oui, mon esprit s’était déçu.

Il doit tout à mon père avant qu’à ma maîtresse.

Que je meure au combat, ou meure de tristesse,

Je rendrai mon sang pur, comme je l’ai reçu.

Je m’accuse déjà de trop de négligence ;

Courons à la vengeance ;

Et, tout honteux d’avoir tant balancé,

Ne soyons plus en peine,

Puisque aujourd’hui mon père est l’offensé,

Si l’offenseur est père de Chimène !

LA FRANCE, à M. Corneille.

Eh bien, qu’en dites-vous ?

 

 

Scène VIII

 

LES MÊMES, DORANTE et CLITON, enveloppés dans leurs manteaux

 

DORANTE, bas, à M. Corneille.

Si vous voulez m’en croire,

N’en dites rien... craignez les pièges de la gloire.

Elle promet beaucoup ; mais elle tient fort peu...

Elle va vous tromper par quelque conte bleu...

– De ce merveilleux fils, si grand avant de naître,

Je connais l’avenir, et mieux qu’elle peut-être...

Il ne sera jamais qu’un sot, sachez-le bien...

Laissez-le donc plaider, mais qu’il n’écrive rien.

– Tous ces chefs d’œuvre-là, chefs-d’œuvre en apparence,

Votre fils n’en fera jamais un seul.

LA GLOIRE.

Silence !...

Vous qui parlez ainsi de notre illustre auteur,

Insolent... mais qui donc êtes-vous ?

DORANTE, se découvrant.

Le Menteur !...

On m’oubliait ici... Pour l’honneur de Corneille,

J’ai voulu vous prouver que je mens à merveille !

CLITON, à Dorante.

Ce n’est pas bien : jamais vous ne me prévenez...

Quoi !... vous mentiez encor ?...

 

 

Scène IX

 

LES MÊMES, LE DOCTEUR

 

LE DOCTEUR, dans la coulisse.

Monsieur Pierre !... venez !...

C’est un fils !

M. CORNEILLE.

Dieux !

LA GLOIRE.

Eh bien, par un premier miracle,

Vous le voyez, le ciel accomplit notre oracle !...

– Un grand poète enfin vient de naître aujourd’hui.

LA FRANCE.

Debout à son chevet, la France espère en lui !

LA GLOIRE.

Et la Gloire déjà sur son front qui rayonne

Dépose, en l’adoptant, sa plus belle couronne.

LA FRANCE.

Heureux père !... à nos vœux ne vous rendrez-vous pas ?

Vers son but glorieux nous guiderons ses pas,

Et nous réunirons tant d’honneurs sur sa vie,

Que des plus enviés elle sera l’envie.

LA GLOIRE.

Eh bien ?

M. CORNEILLE.

Je n’ose encor...

LA FRANCE.

Nous résisterez-vous

Quand la Gloire et la France embrassent vos genoux ?

M. CORNEILLE.

Je me rends...

LA GLOIRE.

Votre fils est désormais le nôtre.

LA FRANCE.

Nous tarirons pour lui nos trésors l’une et l’autre.

LA GLOIRE.

Nous le ferons si grand, qu’on se demandera

S’il n’était rien qu’un homme... et qu’on en doutera !

LA FRANCE.

Mais ce n’est point assez... Vous désirez peut-être,

Après ce qu’il fera, savoir ce qu’il doit être.

M. CORNEILLE.

Se peut-il ?...

LA FRANCE.

Regardez !... dans l’avenir des ans,

Je vais vous le montrer, grand entre les plus grands.

On entend une musique solennelle dans l’intérieur du théâtre.

LA GLOIRE.

Le berceau s’élargit pour l’enfant qui sommeille...

– L’homme en sort, faites tous place à Pierre Corneille !

LA FRANCE.

Le voici ! le voici !

Le fond du théâtre s’ouvre, on voit Corneille debout sur un trône, entre Henri IV et Louis XIV ; toute la Cour les environne.

M. CORNEILLE.

Quoi ! c’est lui que je vois !...

LA GLOIRE.

Lui-même !... des deux mains s’appuyant sur deux rois.


[1] Acte V, scène première.

[2] Acte I, scène VII.

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