Laodice, Reine de Cappadoce (Thomas CORNEILLE)

Tragédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Dijon, en 1668.

 

Personnages

 

LAODICE, Reine de Cappadoce

ARIARATE, Fils de Laodice, déguisé sous le nom d’Oronte

AQUILIUS, Ambassadeur de Rome

ANAXANDRE, Prince Sujet de Laodice

PHRADATE, Prince Sujet de Laodice

AXIANE, Princesse de Cilicie

CLÉONE, Confidente de Laodice

ALCINE, Confidente d’Axiane

THÉODOT

 

La Scène est dans la Capitale de Cappadoce.

 

 

AU LECTEUR

 

Le sujet de cette Tragédie est tiré du trente-septième livre de Justin. Ceux qui auront la curiosité de l’y chercher, connaîtront ce que j’ai ajouté à l’Histoire pour l’accommoder à notre Théâtre. L’Action principale y est si forte qu’elle m’a contraint d’affaiblir les Épisodes, et de négliger beaucoup d’ornements pour laisser à Laodice toute l’étendue de son caractère. La matière était belle pour l’ambition, et je ne doute point qu’un autre n’en eût fait voir des peintures plus achevées. Pour moi, j’avoue que mes forces n’ont pu aller plus loin, et que je ne demande l’indulgence dont j’ai besoin pour cet Ouvrage, qu’après avoir employé tous mes soins pour adoucir les défauts dont je n’ai pu entièrement le purger.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

AXIANE, ALCINE

 

AXIANE.

Quoi, le Sénat députe, et sans daigner attendre

Qu’ici l’Ambassadeur ait le temps de se rendre,

La Reine sur ce choix ne consultant que soi,

Veut à la Cappadoce enfin donner un Roi ?

ALCINE.

Vous en étonnez-vous quand Rome s’intéresse

À l’Époux qu’elle doit choisir pour la Princesse ?

Déjà depuis longtemps le peuple à haute voix

Afin d’avoir un Roi presse pour ce grand choix,

Et comme Aquilius que ce projet amène

Arrivant tout à coup peut surprendre la Reine,

Pour prévenir son ordre, elle veut aujourd’hui

Nous donner seule un Maître et s’en faire un appui.

Jalouse de l’éclat dont la Couronne brille

Elle a peine sans doute à la rendre à sa Fille,

Mais au moins cet Époux que son choix seul résout,

Ne tiendra rien de Rome, et va lui devoir tout.

AXIANE.

Mais Rome se plaindra de ce choix fait sans elle.

Si le feu Roi mourut armé pour sa querelle,

Du moins dans sa mort même il en reçut le prix

Lorsque Rome agrandit l’Empire de ses Fils,

Et qu’à la Cappadoce on vit par elle unie

La Cilicie entière et la Lycaonie.

ALCINE.

Que ne sont-ils vivants ces Fils infortunés

Par qui tous ces États vous étaient destinez !

L’Hymen qui vous eût jointe à l’aîné de ces Princes

Vous aurait fait régner sur toutes ces Provinces,

Et vos Ciliciens par ce nœud glorieux

Eussent vu leur Princesse au rang de ses Aïeux.

AXIANE.

Le Ciel dont contre moi les rigueurs éclatèrent

M’ôta la Cilicie où mes Aïeux régnèrent,

Et par l’ordre de Rome envoyée en ces lieux

J’y pouvais espérer un destin glorieux,

Du moins Rome, en donnant mes États à la Reine,

Sembla me réserver au rang de Souveraine,

Et pour les voir au siens plus sûrement unis

Me destina pour Femme à l’Aîné de ses Fils ;

Mais ils ne vivent plus, et quoique l’on se flatte

Que le Ciel a sauvé le jeune Ariarate,

Arsinoé sa Sœur a droit seule aujourd’hui

De posséder le rang que j’attendais de lui.

ALCINE.

Aux vœux d’Arsinoé quoi que ce rang promette,

Ariarate encor la peut laisser Sujette.

Le plus riant espoir nous trompe assez souvent,

Que sait-on si ce Frère enfin n’est point vivant ?

Si l’on en croit la Reine, il est prêt à paraître.

AXIANE.

Sais-tu d’où vient le bruit qui le force à renaître ?

La Reine que le Trône a toujours su charmer

Fait à regret le Roi qu’elle est prête à nommer,

Et des jours de son Fils la frivole assurance

Tenait toujours l’hymen de sa Fille en balance,

Qui de son Frère encore attendrait le retour,

Si le Peuple ennuyé ne pressait ce grand jour,

Il croit ce Prince mort, et veut avoir un Maître.

ALCINE.

Ah, s’il était vivant, et qu’il se fît connaître,

Le Trône sûr pour vous...

AXIANE.

Il a de quoi toucher,

Mais peut-être à ce prix il me coûterait cher.

ALCINE.

Quoi ? vous refuseriez l’hymen d’Ariarate ?

AXIANE.

Il peut seul m’affranchir d’une fortune ingrate,

Mais pour nous éblouir quoi qu’un Trône ait d’appas,

Peut-on être content quand le cœur ne l’est pas ?

ALCINE.

Ô Dieux ! se pourrait-il que pour toucher le votre,

L’Amour...

AXIANE.

Il peut sur moi ce qu’il peut sur une autre,

Et ce qu’on met d’obstacle aux traits qu’il fait sentir

Sert à croître souvent ce qu’on pense amortir.

ALCINE.

Cet aveu me surprend, mais à qui puis-je croire

Que l’amour ait voulu destiner tant de gloire ?

Nos Princes qui pourraient aspirer jusqu’à vous

De leur ambition font leurs vœux les plus doux,

La main d’Arsinoé donne le Diadème,

Et dans l’avidité de la grandeur suprême,

Chacun pour son Hymen qui les fera régner

Brigue la voix d’Oronte, et tâche à le gagner.

Ce fameux Inconnu peut beaucoup sur la Reine.

AXIANE.

Son mérite est bien rare.

ALCINE.

Il obtient tout sans peine,

Et ce faîte d’honneurs où l’on voit aujourd’hui...

AXIANE.

Ils sont grands, mais crois-tu qu’on puisse trop pour lui ?

ALCINE.

Je sais bien qu’à l’État il est si nécessaire

Qu’afin de l’arrêter on ne peut assez faire.

Depuis plus de deux ans que la faveur des Dieux

Nous l’ayant envoyé le retient en ces lieux,

De nos fiers Ennemis l’insolence étouffée

À ses moindres exploits a servi de trophée,

Et ce que leur audace ou médite ou produit

Par ses sages conseils est aussitôt détruit ;

Mais ces rares effets de valeur, de prudence,

Lui donnent de la gloire, et non de la naissance,

Et le rang inégal où le Ciel l’a formé

Ne l’empêche pas moins d’espérer d’être aimé.

AXIANE.

Il se peut qu’en son cœur cet espoir n’ose naître,

Mais, Alcine, pourquoi ne pourrait-il pas l’être ?

L’amour, de la raison est-il toujours l’effet,

Et n’aime-t-on jamais sans savoir ce qu’on fait ?

ALCINE.

Je croirais que son rang trop différent du votre...

AXIANE.

Et n’ai-je pas un cœur et des yeux comme une autre,

Et quand d’un vrai mérite on fait briller l’appas,

Est-il en mon pouvoir de ne l’estimer pas ?

ALCINE.

L’estime est innocente, et fut toujours permise,

Mais l’amour...

AXIANE.

Songe-t-on que l’amour se déguise,

Et dans la liberté de voir et d’estimer,

Lorsqu’on aime en effet, s’aperçoit-on d’aimer ?

D’un doux je ne sais quoi la plus flatteuse amorce

N’est d’abord qu’un tribut où la vertu nous force.

L’éclat dont elle brille aux yeux de cent témoins

D’un cœur qui la connaît ne peut attendre moins.

L’âme a beau s’en trouver inquiète, interdite,

La raison y consent, c’est l’effet du mérite,

Et l’on ne veut pas voir que malgré son secours

Ce mérite plaît tant qu’on y pense toujours.

C’est par là qu’ébloui d’une vertu parfaite

Mon cœur en succombant s’est caché sa défaite,

Et qu’à mes sens surpris osant trop déférer

Il a pris de l’amour, et n’a crû qu’admirer.

Tout ce que des Héros l’Histoire nous raconte,

Tout ce qu’ils ont de grand je l’ai vu dans Oronte.

L’État qui chancelait sans l’appui de son bras

Doit son entier triomphe à ses derniers combats,

Au Trône par lui seul la Reine est affermie,

Et s’il eut en naissant la fortune ennemie,

Quoi qu’on veuille par là ravaler ses exploits,

C’est être plus que Roi que maintenir les Rois.

ALCINE.

Je le veux croire ainsi. Mais Oronte, Madame,

Est-il assez heureux pour lire dans votre âme ?

En sait-il le secret ?

AXIANE.

Je tâche à lui cacher

Ce qu’en vain de mon cœur je voudrais arracher,

Je m’observe sans cesse en tout ce qu’il m’inspire,

Mais l’amour dit beaucoup lors qu’il croit ne rien dire,

Et quelque soin qu’on prenne à bien dissimuler,

Si la bouche se tait, les yeux savent parler.

Aussi je l’avouerai ; cet heureux téméraire

Semble se tenir sûr de ne me point déplaire.

Je le vois quelquefois d’un regard tout mourant

Solliciter l’aveu des devoirs qu’il me rend.

Son amour que fait taire un respect tyrannique

Emprunte le secours d’un soupir qui l’explique,

Et j’ai connu souvent qu’il s’était répondu

Que s’il m’avait parlé je l’avais entendu.

Juge, Alcine...

ALCINE.

Voyez que l’amour vous l’amène.

 

 

Scène II

 

ARIARATE, sous le nom d’Oronte, AXIANE, ALCINE

 

ARIARATE.

Madame, vous savez le dessein de la Reine.

Des vœux de ses Sujets se faisant une loi

On la voit qui s’apprête à nous donner un Roi ;

Au défaut de son Fils dont on plaint la disgrâce

Sa fille Arsinoé prend aujourd’hui sa place,

Et l’Époux que pour elle a résolu son choix

Montant par elle au Trône y va donner des lois.

Quelle douceur pour moi si dans cette journée

Au lieu d’Arsinoé vous étiez couronnée !

Quand Rome disposa de vos États conquis

La Reine pour Époux vous destina son Fils,

Et dans la Cappadoce on vous vit élevée

Pour la gloire où ce choix vous avait réservée.

Plût au Ciel qu’il parût ce Fils, et qu’il fût prêt...

AXIANE.

Oronte en mon destin prend toujours intérêt,

Et ne peut sans douleur voir ma gloire obscurcie

Par le sort qui m’a fait perdre la Cilicie.

Comme elle est le partage où régnaient mes Aïeux

J’aurais voulu sans doute y régner après eux,

Mais puisqu’enfin le Ciel autrement en dispose

M’ôtant la Cappadoce, il m’ôte peu de chose,

Et du moins ne devant ni mon cœur ni ma foi,

Si je vis sans éclat, je puis vivre pour moi.

ARIARATE.

Quoi, donner votre cœur au Prince Ariarate

Serait un sort pour vous...

AXIANE.

La liberté me flatte,

Et ce cœur trop altier appelle un attentat

Tout ce qui le soumet à des raisons d’État.

ARIARATE.

J’admire à ces raisons la fierté qu’il oppose,

Mais si j’osais, Madame, en pénétrer la cause.

AXIANE.

Et que me diriez-vous ?

ARIARATE.

Ce qu’il nous tient caché,

Que sans doute en secret quelque autre l’a touché,

Et qu’ainsi...

AXIANE.

Ce soupçon va trop loin pour ma gloire

Mais enfin quel sujet auriez-vous de le croire ?

D’aucuns vœux, d’aucuns soins m’a-t-on vu faire cas ?

ARIARATE.

Madame, au nom des Dieux ne me le cachez pas.

Un si fort intérêt me presse de l’apprendre...

AXIANE.

Vous ? et Quel intérêt auriez-vous lieu d’y prendre ?

ARIARATE.

Madame...

AXIANE.

Expliquez-vous, je vous ai tout permis.

ARIARATE.

Vous savez le crédit où la faveur m’a mis,

Je puis ce que je veux sur l’esprit de la Reine,

Et quand le choix d’un Roi lui tient l’âme incertaine,

Nommant qui vous aimez vous n’auriez point l’ennui

De craindre que ce choix pût s’arrêter sur lui,

J’en saurais à vos vœux épargner le supplice.

AXIANE.

Je lui ferais peut-être un peu moins d’injustice,

Et croirais que ma gloire aurait à s’indigner

Si mon cœur lui coûtait la douceur de régner.

Mais ma crainte par là trouve peu de matière,

Et pour vous en donner la marque toute entière,

Si quelque vrai mérite avait à me charmer,

Ce serait par vos yeux que je voudrais aimer,

Ce que vous choisiriez aurait droit de me plaire.

ARIARATE.

Et vous pourriez, Madame, en croire un téméraire,

Qui pour faire un heureux, quel que soit votre rang,

Chercherait plus l’amour que la splendeur du sang ?

À quel prompt désaveu vous verrais-je réduite ?

AXIANE.

Ayant choisi par vous j’en craindrais peu la suite,

Et qui pour la vertu s’est toujours expliqué...

ARIARATE.

Que sert cet avantage où le reste a manqué ?

Si je vous proposais quelqu’un dont la naissance

Avec le sang des Rois eût trop de différence,

Quelqu’un dont ce malheur ternît les qualités ?

AXIANE.

Ces défauts au Destin doivent être imputés,

Un Héros n’est garant que d’un mérite extrême,

Que d’un...

ARIARATE.

Et si j’osais vous parler pour moi-même,

Vous jurer que jamais une si vive ardeur

Avec tant de respect ne s’empara d’un cœur,

Que le mien tout à vous par un pur sacrifice...

Mais de ma folle audace ordonnez le supplice,

Dans son emportement je m’égare et me pers.

Est-ce à moi de porter de si glorieux fers ?

Est-ce à moi de prétendre où mon orgueil aspire ?

Parlez, Madame.

AXIANE.

Adieu.

ARIARATE.

Quoi, sans me vouloir dire...

AXIANE.

Épargnez ce qu’ici je me dois de fierté.

C’est vous avoir trop dit que d’avoir écouté.

ARIARATE.

C’est beaucoup, il est vrai, mais si ce pur hommage...

AXIANE.

À quoi bon me presser d’en dire davantage ?

Les devoirs d’un beau sang vous sont assez connus,

Vous savez qui je suis, jugez-vous là-dessus.

ARIARATE.

Ce que vous m’opposez n’est pas ce qui me gêne,

Soutenez ce beau sang, je le verrai sans peine,

Dites-moi seulement si mon feu vous déplaît,

Si votre cœur touché...

AXIANE.

Je ne sais ce qu’il est,

Mais je sens qu’il se trouble à vouloir vous entendre,

Et que quoi que l’amour vous forçât d’entreprendre

Vous pourriez espérer le succès le plus doux,

Si l’orgueil de mon rang n’était pas contre vous.

 

 

Scène III

 

ARIARATE, PHRADATE

 

PHRADATE.

Voudrez-vous l’avouer ? La Princesse Axiane

Cherche à rompre par vous un choix qu’elle condamne,

L’Hymen d’Arsinoé la doit inquiéter.

ARIARATE.

L’espoir d’une Couronne est fâcheux à quitter,

Mais Axiane est ferme, et loin de lui voir craindre...

PHRADATE.

Que je la trouve heureuse, et que je suis à plaindre !

Quoique d’Arsinoé tous les vœux soient pour moi,

J’ai des Rivaux, Oronte, et j’en tremble d’effroi,

Car vous ne doutez point que leur jalouse envie

M’ôtant Arsinoé ne me coûte la vie.

Vous pouvez seul contre eux soutenir mon espoir,

Vous avez sur la Reine un absolu pouvoir,

Et cent fois, quant le trouble est entré dans mon âme

Vous m’avez répondu du succès de ma flamme,

Enfin, mon cher Oronte, il est temps de parler.

ARIARATE.

Je vous dois trop, Seigneur, pour vouloir reculer,

Ce service est le moindre où l’honneur me convie,

Sans vous dans un combat j’aurais perdu la vie,

Et cent fois vos bontés s’intéressant pour moi

Ont daigné m’affermir au rang où je me vois.

Ainsi pour votre amour ne soyez point en peine,

Aimez Arsinoé, je répons de la Reine,

Et vous pouvez vous croire au comble de vos vœux,

S’il est vrai que sa main vous puisse rendre heureux.

PHRADATE.

À l’honneur de ce choix beaucoup osent prétendre,

Mais mon amour sur tout me fait craindre Anaxandre,

Cet orgueilleux Rival ne manque point d’appui,

Et de ses partisans...

ARIARATE.

Ne craignez rien de lui ;

L’aveugle ambition dont la fierté l’entraine

Lui laisse peu de part aux bontés de la Reine,

Elle cherche un esprit souple, docile, accort,

Qui pour régner toujours lui serve de support,

Et qui du rang pompeux dont on la voit arbitre,

Lui laissant le pouvoir se contente du titre.

PHRADATE.

Je l’abandonne entier à l’ardeur de ses vœux,

Le cœur d’Arsinoé, c’est tout ce que je veux,

Et pourvu que sa main...

ARIARATE.

Quoi, Seigneur, sa personne

À des charmes pour vous plus forts que sa Couronne ?

PHRADATE.

Oui, j’atteste les Dieux que sans ambition

Elle seule a causé toute ma passion,

Que sans Trône à mes yeux également aimable...

ARIARATE.

Toujours d’un pur amour je vous ai crû capable,

Vous en aviez besoin, et pour m’expliquer mieux,

Ariarate est prêt de paraître en ces lieux.

PHRADATE.

Ariarate ?

ARIARATE.

Et quoi ? son retour vous fait peine ?

PHRADATE.

Non, mais je conçois mal le dessein de la Reine,

Pourquoi feindre aujourd’hui le choix d’un autre Roi ?

ARIARATE.

Le secret de son Fils n’est connu que de moi,

Elle-même l’ignore, et pour ne vous rien taire

À vous qui m’honorez d’une amitié sincère,

Aquilius qu’exprès Rome envoie en ces lieux

Vient rétablir ce Prince au rang de ses Aïeux.

PHRADATE.

Aucun n’ignore ici que dès son plus bas âge

Du vivant du feu Roi Rome l’eut en otage,

Mais à peine du jour le Roi fut-il privé

Que Rome se plaignit qu’il lui fut enlevé,

Et si nous en croyons ce qu’elle fit paraître,

Ce crime eut des auteurs que l’on ne put connaître.

ARIARATE.

Hélas ! ils n’ont enfin été que trop connus.

Dispensez-moi, Seigneur, de parler là-dessus,

Et pour finir plutôt un discours qui me gêne

Songez aux bruits fâcheux qu’on sema de la Reine.

De cinq fils, tous enfants, restez en son pouvoir,

La mort souilla son nom du crime le plus noir,

Le poison l’en défit, au moins contre sa gloire

Chacun le publia comme on le voulut croire ;

Mais si l’on eut ici des soupçons incertains

Le crime fut bientôt évident aux Romains.

Comme la peur de rendre un jour le Diadème

En elle avait armé le sang contre soi-même,

Le jeune Ariarate en otage chez eux

Mettait un dur obstacle au succès de ses vœux.

Pour l’enlever de Rome elle choisit Orcame

Qui surpris de sa rage, et plein d’horreur dans l’âme,

Feignant de la servir vient apprendre au Sénat

L’ordre de ce funeste et dernier attentat.

Rome qu’occupait lors une pressante guerre

Suspend pour quelque temps l’éclat de son tonnerre,

Et croit qu’un seul témoin ne l’autorise pas

À détruire une Reine, et prendre ses États,

Mais pour n’exposer plus le Prince à tant de rage,

Elle feint qu’on lui vient d’enlever son Otage,

Tandis que l’élevant ailleurs sous un faux nom,

Du sort qui le conserve elle ôte le soupçon.

Orcame cependant vient retrouver la Reine,

De ce Fils malheureux lui fait la mort certaine,

Et la sienne qui suit la laisse en liberté

De jouir de son crime avec impunité.

Pour régner toujours seule en dépit de l’envie,

Du Prince Ariarate elle opposait la vie,

Et feignant de douter de la mort de ce Fils,

De son doute affecté le Trône était le prix.

Mais enfin il est temps de rompre le silence,

L’Ambassadeur de Rome est plus prés qu’on ne pense,

Et dès aujourd’hui même on doit rendre éclairci,

Par un premier avis ce qui l’amène ici.

PHRADATE.

Ah, souffrez que pour moi tout le secret éclate,

Ce que vous m’apprenez me montre Ariarate,

Puisque sous un faux nom il nous abuse tous,

À vos rares vertus je le dois croire en vous,

Sur ma fidélité prenez toute assurance.

ARIARATE.

Oui, Prince, il faut vous faire entière confidence.

Fils d’une indigne Mère...

PHRADATE.

Ah, Seigneur !

ARIARATE.

Ces respects,

Si l’on nous observait, pourraient être suspects,

Il est bon qu’aujourd’hui ce zèle se surmonte,

Attendant le Romain traitez-moi comme Oronte,

Lui seul de mon secret a droit de disposer.

PHRADATE.

Mais quoi ? depuis deux ans Seigneur, vous déguiser ?

ARIARATE.

Rome a donné ce temps à ma juste prière

Pour me laisser fléchir la haine de ma Mère,

Et voir si je pourrais lui faire concevoir

Qu’en vain d’un Fils au Trône elle a craint le pouvoir.

Que bien loin qu’à ce rang l’ambition m’appelle,

Même en donnant des lois, je veux en prendre d’elle,

J’ai réussi, ce semble, elle m’aime, ou du moins

Pour l’appui de son Sceptre elle estime mes soins.

J’ai d’ailleurs la douceur d’avoir pu sans Couronne

Attacher Axiane à ma seule personne,

En voir mes vœux reçus sans qu’un feu si discret

Pour les faire agréer ait trahi mon secret.

J’aime à le taire exprès jusqu’à ce qu’elle apprenne

Qu’Ariarate vit, et vient la faire Reine,

Et que j’aie éprouvé si dans ce doux appas

Oronte abandonné ne la touchera pas.

Ce sera lors...

PHRADATE.

Seigneur, j’aperçois Anaxandre.

ARIARATE.

Laissez-moi pénétrer ce qu’il ose prétendre,

Ses projets n’ont plus lieu d’alarmer votre amour.

 

 

Scène IV

 

ARIARATE, ANAXANDRE

 

ANAXANDRE.

Phradate prend grand soin de vous faire sa Cour

Et je ne doute point qu’il n’ait quelque avantage

Sur quiconque voudra briguer votre suffrage.

La secrète amitié qu’on remarque entre vous...

ARIARATE

Seigneur, cette amitié...

ANAXANDRE.

Je n’en suis point jaloux,

Parlez-moi seulement avec pleine franchise.

Vous savez mon espoir, la place est-elle prise ?

Proposez-vous Phradate, en faites-vous un Roi ?

ARIARATE.

Je ne sais si ce choix peut dépendre de moi,

Mais si l’espoir du Trône est un bien qui vous flatte,

Soyez sûr que jamais vous n’y verrez Phradate.

ANAXANDRE.

Si vous me dites vrai, je puis tout espérer.

Chacun en ma faveur aime à se déclarer,

Et quoiqu’à mes Rivaux nous voyions entreprendre,

Si vous n’êtes pour eux, ils n’ont rien à prétendre,

Mais comme c’est par vous que je veux être Roi,

Le Trône, si j’y monte, est plus à vous qu’à moi,

Prenez-en ma parole, et pour plus d’assurance

J’y joins déjà les nœuds d’une étroite alliance,

De l’Hymen de ma sœur...

ARIARATE.

Ah, Seigneur, voyez-vous

Ce que le Ciel a mis de distance entre nous ?

ANAXANDRE.

Si d’un sang plus obscur le Ciel vous a fait naître,

Ce n’est pas un défaut pour qui sait vous connaître,

L’éclat de cet Hymen n’est que le moindre prix...

ARIARATE.

D’un tel excès d’honneur je me trouve surpris,

Comme vous en secret l’ambition me flatte,

Mais qu’opposerez-vous au Prince Ariarate ?

Il est vivant, dit-on, et vient de ses Aïeux...

ANAXANDRE.

Montons au Trône, Oronte, et laissons faire aux Dieux.

ARIARATE.

Quoi ? vous refuseriez de rendre la Couronne ?

ANAXANDRE.

Nous en saurons les droits si l’hymen me la donne,

Et lors comme de tout le temps sait décider,

Nous verrons s’il faudra la rendre, ou la garder.

ARIARATE.

Du sang d’Ariarate on chérit la mémoire,

Et pour lui contre vous je crains qu’on ne fît gloire...

ANAXANDRE.

Eût-il ici l’appui d’un million de bras,

Avec le Sceptre en main je ne le craindrais pas.

ARIARATE.

Mais s’il vous opposait les plus Augustes marques

Que mit jamais le Ciel sur le front des Monarques,

Pourriez-vous sans remords sur son Trône usurpé...

ANAXANDRE.

Du foudre sans remords je m’y verrais frappé.

Fust-il tout prêt à choir, il est beau de l’attendre ;

Mais c’est perdre du temps et l’on peut nous entendre,

Allez trouver la Reine, et recevez ma foi

Que le Trône est à vous si son choix est pour moi.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

LAODICE, CLÉONE

 

CLÉONE.

Madame, on est surpris que dès aujourd’hui même

Vous veilliez partager la puissance suprême,

Et pour Arsinoé faire choix d’un Époux

Avant que Rome ait pu conférer avec vous.

Aquilius ne vient que pour cet Hyménée.

LAODICE.

Et Cléone elle-même en peut être étonnée,

Elle à qui ma conduite a du trop enseigner

Qu’il n’est pour moi qu’un choix, ou périr, ou régner ?

En vain j’ai fait longtemps revivre Ariarate,

D’un peuple audacieux l’impatience éclate,

Et l’hymen de ma Fille offrant un doux espoir,

Nos Princes ont de Rome employé le pouvoir,

C’est par elle à choisir qu’ils ont crû me contraindre ;

Mais je n’attendrai pas ce que j’aurais à craindre,

Si par Aquilius l’un d’eux devenu Roi

Se pouvait voir en droit de régner malgré moi.

Si je fais part du Trône, au moins je serai sûre

En y plaçant un Roi d’y voir ma Créature,

Et de rester toujours pour qui veut m’asservir

Maîtresse du pouvoir qu’on cherche à me ravir.

CLÉONE.

Ce Roi nommé par vous doit n’aimer qu’à vous plaire,

Mais pour gagner la Fille, il oubliera la Mère,

Et quand Arsinoé l’aura pris pour Époux,

Je doute qui pourra le plus d’elle ou de vous,

Il n’est rien qu’à l’amour le temps ne sacrifie.

LAODICE.

Et pouvant le prévoir tu crois que je m’y fie,

Et soufre qu’aujourd’hui par le don de sa main

Ma fille ait la douceur de faire un Souverain ?

CLÉONE.

Pour qui donc cet Époux qui doit monter au Trône ?

Vous promettez ce choix.

LAODICE

Pour qui ? pour moi, Cléone.

CLÉONE.

Pour vous, Madame ! et Rome y voudra consentir ?

LAODICE.

Quoi donc, à son orgueil il faut m’assujettir,

Et quand des droits du Trône on me doit voir instruite

Cette Reine des Rois règlera ma conduite ?

Qu’elle en murmure ou non, je saurai faire un Roi

Qui dédaignant ses lois n’en prenne que de moi,

Et content de l’éclat dont un si grand nom brille

Me sauve de l’affront d’obéir à ma Fille.

Le prétexte est plausible, on croit mon Fils vivant,

Et sur l’heureuse erreur de ce bruit décevant

Je feindrai que ma main ne donne au Peuple un Maître

Qu’attendant qu’en ces lieux ce Fils daigne paraître,

Et vienne enfin de moi reprendre les États

Que l’Époux de sa Sœur ne lui remettrait pas.

CLÉONE.

Quoi qu’attende Phradate, ou qu’Anaxandre espère,

Je ne demande plus quel choix vous allez faire.

Tant d’honneurs sur Oronte à pleines mains versez

Sans vous l’ouïr nommer me l’apprennent assez,

Son zèle exact et pur, sa valeur, sa prudence...

LAODICE.

Dis qu’il est Étranger, sans appui de naissance,

Et que par Politique il me faut faire un Roi

Dont le sort au besoin dépende tout de moi,

Que je puisse à mon choix conserver ou détruire,

Perdre au moindre projet qu’il ferait pour me nuire,

Qui soit soumis, qui craigne, et reste sans secours

Si jamais il me plaît ordonner de ses jours :

Mais après cet orgueil, après ce que t’explique

De mon ambition la fière Politique,

T’oserai-je, à ma honte, avouer que l’Amour

Dispose presque seul du choix de ce grand jour ?

CLÉONE.

Vous, de l’amour, Madame ?

LAODICE.

Étonne-t-en, Cléone,

Toi qui sais que jamais je n’aimai que le Trône,

Et qu’une insatiable et vaste ambition

Me faisait dédaigner toute autre passion.

Pour en remplir l’ardeur, je traitai de faiblesse

Ce que peut la Nature inspirer de tendresse,

Et quoiqu’elle en gémit, dans la mort de cinq Fils

Le charme de régner fut tout ce que je vis.

Le sixième qu’à Rome on gardait en otage

À mes jaloux désirs faisait encor ombrage.

De peur qu’un jour du Trône il osât me priver,

Sans pitié, sans remords, je le fis enlever,

Et voulus que sa mort parût être incertaine

Pour suspendre les droits qui font ma Fille Reine,

Et contre son Hymen me laisser tout permis

Sous couleur de garder la Couronne à ce Fils.

Dans les brûlants transports dont l’inquiète flamme

Vers le Trône toujours pousse toute mon âme,

J’ai peine à concevoir par quel abaissement

Dans un Roi que je fais j’aime à voir un Amant,

J’y trouve de la honte, et ma fierté s’en fâche,

Je me traite en secret et de faible et de lâche,

Et cependant mon cœur ne se peut arracher

Aux flatteuses douceurs qui l’ont trop su toucher,

Je vois sans cesse Oronte actif, ardent, fidèle,

Par cent soins empressez me signaler son zèle,

Au seul bien de me plaire attacher tous ses vœux,

Se soumettre en aveugle à tout ce que je veux,

Je m’en sens attendrie, et par sa déférence

De mon cœur avec lui telle est l’intelligence,

Que je me défierais de moi-même aujourd’hui

S’il me fallait choisir entre le Trône et lui.

Ce sentiment est lâche, indigne, bas, infâme,

Je m’en haï, mais j’ai beau le bannir de mon âme,

Il semble que des Dieux la dure volonté

M’en ait fait pour ma honte une nécessité,

Que l’amour qui m’embrase indigne d’une Reine

Soit de mon trop d’orgueil l’inévitable peine,

Et qu’exprès leur courroux ait voulu m’enflammer

À l’âge où quoi qu’on puisse on doit rougir d’aimer.

Des prétextes d’État en couvriront la honte,

Je saurai la cacher aux yeux même d’Oronte,

Mais il faut qu’avec toi je soulage mon cœur

Du poids trop accablant d’une si vive ardeur ;

Que toute ma fierté t’ayant été connue

Tu m’aides à chercher ce qu’elle est devenue,

Et me plaignes du moins...

CLÉONE.

Madame.

LAODICE

Écoute-moi,

Et vois si je répons à ce que je me dois.

 

 

Scène II

 

LAODICE, ARIARATE, CLÉONE

 

LAODICE.

Il faut faire un grand choix, Oronte, et mon adresse

À rompre pour ma Fille un hymen que l’on presse,

Ne sait plus qu’opposer aux superbes projets

Que forment contre moi des Princes mes Sujets.

L’espoir de la Couronne à la naissance acquise

D’un succès éclatant flatte leur entreprise,

Et tous pouvant prétendre à l’honneur de mon choix,

Tous de Rome en secret ont fait briguer la voix,

Aquilius entr’eux vient résoudre d’un Maître,

Et l’on voit quelle honte au rang où j’ai su naître

Si pour moi dans ce choix qu’exprès je veux hâter

Les ordres du Sénat étaient à respecter.

Mais quoiqu’il ne soit pas indigne d’une Reine

De refuser le joug de la grandeur Romaine,

Les Dieux me sont témoins qu’un intérêt plus cher

Fait naître ici l’orgueil qu’on me peut reprocher,

Et que dans cet orgueil à mon rang nécessaire

Tout ce que je regarde est un devoir de mère

Qui toujours pour mon Fils m’engage à conserver

Un sceptre dont je vois qu’on cherche à le priver.

C’est ce que je veux faire avec cette tendresse

Que demande le sang, que la Nature presse,

Et comme de son Trône on voit en vous l’appui

C’est de vous jusqu’au bout que j’attends tout pour lui.

Il est vivant sans doute, et le Ciel qui m’inspire

Me promet la douceur de lui rendre l’Empire,

Si toujours d’un vrai zèle Oronte prévenu

Veut demeurer pour moi ce que je l’ai connu.

ARIARATE.

Madame, pardonnez si mon chagrin s’exprime

Quand je vous vois douter du zèle qui m’anime.

Mes plus doux vœux sans doute auront été remplis

Si je puis voir régner le Prince votre Fils.

Mais pour vos intérêts tel est ce zèle extrême

Que malgré le respect qu’on doit au Diadème,

Si ce Fils sur le Trône oubliant son devoir

Abusait contre vous du souverain pouvoir,

S’il ne vous laissait pas tous les droits que vous donne

Le privilège heureux de porter la Couronne,

Il me verrait moi-même armé pour le chasser

De ce Trône où vous seule auriez su le placer.

Jugez après cela si je veux toujours être

Ce que jusques ici vous m’avez su connaître,

Et si j’ai mérité que peu sûre de moi

À de nouveaux serments vous obligiez ma foi.

LAODICE.

Je n’attendais pas moins de ce noble courage

Qu’à soutenir l’État mon intérêt engage,

Aussi quand il me faut sur des droits incertains

Mettre en dépôt le Trône en de fidèles mains,

Voyant combien d’orgueil nos Princes font paraître,

Je crains tout si par moi l’un d’eux en devient Maître,

Et dans l’ambition qui les aveuglent tous

Je n’ose pour ce choix m’assurer que sur vous,

Ce n’est pas que ma Fille à mes ordres défère

Jusqu’à vouloir en sœur ce que je cherche en Mère,

De l’éclat de son sang la jalouse fierté,

Contre moi, contre vous, tient son cœur révolté,

Vôtre hymen lui fait honte, et dès que je la presse...

ARIARATE.

Vouloir jusques à moi qu’Arsinoé s’abaisse !

Non, non, quelques dédains qu’elle fasse éclater

Mon sort trop inégal me les fait mériter,

Elle se rend justice, et si la faisant Reine

Par l’intérêt d’un Fils sa grandeur vous fait peine,

Il est d’autres moyens de ne point hasarder

Le Trône qu’à ce Fils il vous plaît de garder.

LAODICE.

Il en est, et j’en sais sans que je la contraigne,

Qui sauront empêcher qu’un jour je ne la craigne,

Et vous affranchiront de la nécessité

D’être jamais en bute à son trop de fierté.

Vous savez quel éclat les Princes ont fait naître,

Le Peuple agit par eux, il me demande un Maître,

Et le Peuple obtiendra ce qu’il attend de moi,

Si ma main vous acquiert la qualité de Roi.

Ce dessein vous surprend, et quinze ans de veuvage,

M’éloignant des soupçons d’un second mariage,

Il paraîtra nouveau qu’au rang où je me vois

D’un Époux tout à coup une Reine ait fait choix,

Mais fût-ce en démentir l’orgueilleux caractère

Ma principale gloire est d’être bonne mère,

Et j’en croirai l’éclat au plus haut point monté

Si je mets pour mon Fils le Trône en sûreté.

Comme de toutes parts l’ambition menace,

C’est l’assurer pour lui que vous y donner place,

Et lui choisir en vous sous ce grand nom de Roi

Un Tuteur qui pour lui va s’unir avec moi,

Qui plein du même esprit qui me pousse et m’inspire

Aura le même zèle à gouverner l’Empire,

Et sera comme moi toujours prêt à céder

Ce que sans doute un autre essaierait de garder.

ARIARATE.

Ah, pour tant de bontés c’est trop peu qu’une vie

Qu’aujourd’hui de nouveau ma foi vous sacrifie,

Et tout mon sang pour vous répandu mille fois

Ne pourrait m’acquitter de ce que je vous dois.

Après m’avoir déjà par un effort d’estime

Élevé dans un rang glorieux et sublime,

Quoiqu’oppose le Peuple ou pense le Sénat,

Du Trône à mon destin vouloir joindre l’éclat,

Et par tout ce qu’aux Rois il donne d’avantage,

Dans votre Créature achevez votre ouvrage.

Madame, s’il se peut, pénétrez dans mon cœur

Ce qu’un zèle soumis y renferme d’ardeur.

Voyez-y ce qu’il faut enfin que vous explique...

LAODICE.

Le mien prend quelque part à cette Politique,

Et j’aime les raisons qui semblent me forcer

À l’Hymen où pour vous je me veux abaisser.

Le Peuple qui par vous depuis longtemps respire

Vous verra sans regret possesseur de l’Empire,

Et si Rome s’en plaint, il lui sera permis

D’attaquer un Héros protecteur de mon Fils.

ARIARATE.

Ah, puisque de ce Fils l’intérêt seul vous presse

De ne pas confier le Trône à la Princesse,

Il ne faut plus cacher...

LAODICE.

Oui, ce serait en vain

Que je voudrais encor déguiser mon dessein,

Comme il est résolu je consens qu’il éclate.

 

 

Scène III

 

LAODICE, ARIARATE, ANAXANDRE, CLÉONE

 

LAODICE, à Anaxandre.

Prince, j’entends toujours parler d’Ariarate,

On dit qu’il va paraître, et ce bruit est trop fort

Pour me croire permis de régler votre sort.

Entre de grands Rivaux qu’un doux espoir engage

À soumettre à ma Fille un noble et pur hommage,

Ce Fils que les Destins vous réservent pour Roi

Le Diadème au front choisira mieux que moi.

Le Peuple cependant chaque jour fait connaître

Qu’attendant qu’il se montre il veut un second Maître

Qui commande, exécute, et puisse avec éclat

M’aider à soutenir le grand poids de l’État.

Aux dépens de ma main il faut le satisfaire,

Et je crois que mon choix aura droit de lui plaire

Quand il saura qu’Oronte élevé jusqu’à moi...

ANAXANDRE.

Quoi, c’est par votre hymen que nous aurons un Roi,

Madame, et sur un bruit qu’exprès on a fait naître,

Il nous faut recevoir un Inconnu pour Maître ?

LAODICE.

Prince, n’abusez point d’un excès de bonté

Qui m’oblige à souffrir votre témérité,

Je sais ce que je dois à l’État, à ma gloire.

ANAXANDRE.

Oronte ! et le Sénat voudra-t-il vous en croire,

Lui qui pour vos Sujets dont il soutient les vœux,

Demande un digne Maître, et non pas un heureux ?

Souffrira-t-il qu’un Trône où depuis tant d’années

La naissance est l’appui des têtes couronnées,

Où la splendeur du sang...

LAODICE.

C’est trop, n’achevez pas,

Oronte est inconnu, son sang peut être bas,

Je le sais comme vous, mais quoi qu’il en puisse être,

Malgré vous, malgré Rome il sera votre Maître,

Et si quelque insolent murmure de mon choix,

Je suis Reine, et le Sceptre est la foudre des Rois.

 

 

Scène IV

 

ARIARATE, ANAXANDRE

 

ANAXANDRE.

Dans l’espoir dont je vois que la Reine vous flatte

Vous pouviez être sûr du destin de Phradate,

Et m’ôter tout sujet de rien craindre de lui

Quand j’ai crû pour régner qu’il aurait votre appui.

ARIARATE.

L’honneur qu’elle me fait passe le sort d’Oronte,

Il va jusqu’à l’excès, mais j’en rendrai bon compte,

Ses desseins par ce choix ne seront point trahis.

ANAXANDRE.

Ainsi vous garderez la Couronne à son Fils ?

ARIARATE.

J’y ferai mes efforts, et peut-être en ma place

Quelque autre la rendrait de plus mauvaise grâce,

Mais enfin comme en tout j’aime à garder ma foi,

Qu’on montre Ariarate, Oronte n’est plus Roi.

ANAXANDRE.

Vous pensez déjà l’être, et dévorant dans l’âme

Les restes précieux du règne d’une femme,

Vous consentez sans peine au généreux effort

De rétablir ce Fils dont vous savez la mort.

ARIARATE.

Si le Ciel pour régner de quelques droits me flatte,

Je n’entreprendrai point sur ceux d’Ariarate,

Le temps éclaircira s’il est vivant ou non.

ANAXANDRE.

C’est ainsi qu’un Héros doit se faire un grand nom,

Aussi bien de quelque œil que le Sénat vous voie

Vôtre Hymen préviendra les ordres qu’il envoie,

Et je le crois trop juste, après de si beaux nœuds,

Pour ne pas consentir à vous laisser heureux,

Sans trouble de sa part votre gloire est certaine.

Mais enfin vous serez le mary de la Reine

Tandis qu’à l’un de nous daignant donner sa foi

Sa Fille Arsinoé saura choisir un Roi.

ARIARATE.

Je sais combien pour vous son Hymen a de charmes,

Il vous promet beaucoup, mais j’en prends peu d’alarmes,

Et vous plains si du Trône y croyant voir les droits,

Vous n’avez rien pour vous de plus fort que son choix.

ANAXANDRE.

Quoi, déjà Souverain jusqu’à disposer d’elle ?

 

 

Scène V

 

ARIARATE, ANAXANDRE, THÉODOT

 

THÉODOT.

Ah, Seigneur, savez-vous une grande nouvelle ?

ANAXANDRE.

Dis vite.

THÉODOT.

Aquilius est tout prêt d’arriver.

À trois milles d’ici chacun le va trouver,

Et le Peuple montrant sa joie et sa surprise...

ANAXANDRE.

Vous croyez-vous encor Arsinoé soumise,

Seigneur, et le Sénat sera-t-il sans pouvoir ?

ARIARATE.

Aquilius arrive, il faut le recevoir.

THÉODOT.

Ce n’est pas pour lui seul que tant de joie éclate,

Il vient accompagné du Prince Ariarate,

Il l’amène avec lui.

ANAXANDRE.

Quoi ? ce Prince est vivant ?

THÉODOT.

On ne prend plus ce bruit pour un bruit décevant,

On l’approche, on lui parle, et lui-même il ordonne...

ARIARATE.

C’est par lui seul enfin qu’Arsinoé se donne,

Obtenez-la, Seigneur.

ANAXANDRE.

Et c’est aussi par lui

Qu’on voit un téméraire être enfin sans appui.

Allez remplir ce Trône où vous attend la Reine.

ARIARATE.

Je ne sais qui de nous s’en met le plus en peine.

ANAXANDRE.

Avant que vous connaître un ami lâche et feint

De quelque ambition j’avais le cœur atteint,

Du Prince avec chagrin j’eusse reçu l’obstacle,

Mais votre orgueil puni m’est un si doux spectacle,

Il m’assure un plaisir si charmant à goûter

Que qui peut en jouir n’a rien à regretter.

Flattez-vous des douceurs que promet la Couronne,

Votre sort sera beau, quoi que le Ciel ordonne,

Et du moins un moment, Phradate que je vois

Peut adorer en vous le Fantôme d’un Roi.

 

 

Scène VI

 

ARIARATE, PHRADATE

 

PHRADATE.

Seigneur, d’où naît ce bruit qui tout à coup éclate,

Aquilius, dit-on, amène Ariarate,

Il se montre, on le voit.

ARIARATE.

N’en soyez point surpris,

Par un avis secret j’aie déjà tout appris.

Un Imposteur qu’anime une coupable audace

De ma première enfance ayant su la disgrâce,

Et n’oyant plus parler de mon enlèvement

A pris enfin mon nom, et l’a pris hautement.

Comme Fils du feu Roi que de longues misères

Firent vivre incertain du vrai rang de ses pères,

Pour trouver les moyens d’en terminer le cours,

Il est venu de Rome implorer le secours.

Rome qui de mon sort eut toujours connaissance

A feint de s’abuser sur sa fausse naissance,

Et ne l’envoie ici qu’afin de l’y punir

Du mensonge insolent qu’il ose soutenir.

J’en tire au moins ce fruit, que s’il est quelque traître,

Aux périls de ce Fourbe il se fera connaître,

Quoi qu’après les bontés que ma Mère a pour moi

Mes secrets Ennemis me causent peu d’effroi.

PHRADATE.

Vous la croyez vaincue ?

ARIARATE.

Oui, la Nature est forte,

Et telle est pour son Fils la chaleur qui l’emporte

Que de peur que du Sceptre on n’osât abuser

Elle se contraignait à vouloir m’épouser.

Jugez me connaissant ce que j’en dois attendre.

Cependant ayez soin d’observer Anaxandre,

Et j’irai découvrir quand il s’agit d’un Roi,

Quels secrets sentiments Axiane a pour moi

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

AXIANE, ARIARATE

 

AXIANE.

Je veux bien l’avouer, que malgré votre flamme

Je m’étais attendue à cette grandeur d’âme,

Et n’avais point douté qu’un si dur changement

Ne laissât triompher le Héros de l’Amant ;

Mais je l’avoue aussi, ce que le Ciel m’envoie

N’obligeait pas Oronte à montrer tant de joie,

Et perdant ce qu’il aime, un cœur bien amoureux

Eût pu se dispenser d’être si généreux.

ARIARATE.

Dans les bras d’un Rival voir passer ce qu’on aime

Est sans doute un malheur plus grand que la mort même,

Je le sais, mais malgré ce désespoir jaloux

En vous osant aimer je ne puis voir que vous.

Ainsi quand ma princesse acquiert le nom de Reine

Je n’examine point si ma perte est certaine,

Ce haut rang où l’élève un destin éclatant

M’offre tout ce qu’il faut pour me rendre content,

Cet objet seul me frape, et dans la chère idée

Dont par votre heureux sort j’ai l’âme possédée,

Un aimable transport me fait imaginer

Que c’est moi, c’est ma main qui va vous couronner,

Que si votre malheur par le Trône s’efface,

Malgré mes Envieux c’est moi qui vous y place.

Condamnez-vous ma joie, et dans ce doux appas...

AXIANE.

Oui, cruel, puis qu’enfin tu ne m’y places pas,

Je ne t’en ai déjà que trop dit pour ma gloire,

Achève de jouir de toute ta victoire,

Et vois une Princesse aux dépens de sa foi

Murmurer d’un bonheur qui ne vient pas de toi.

Lorsqu’à te couronner la Reine a paru prête,

Qu’il fallait me résoudre à te voir sa conquête,

J’ai voulu, j’ai tâché de vaincre mes désirs,

Mais ce n’a pas été sans pousser des soupirs.

Contre tes intérêts mon cœur pressait ma flamme,

Je souhaitais ta gloire, et j’en tremblais dans l’âme.

Qui te rend dans mon sort le cœur moins abattu ?

Est-ce défaut d’amour ? est-ce excès de vertu ?

L’un et l’autre de toi m’est un pareil outrage,

Et si d’un pur amour tu m’as offert l’hommage

Devrais-tu me réduire à soupirer tout bas

De voir qu’en me perdant tu ne soupires pas ?

ARIARATE.

Ah, si ce pur amour qu’en moi vous fîtes naître

N’a pu jusques ici se faire assez connaître,

Par où pourrais-je mieux vous en prouver l’ardeur

Que par la pleine joie où nage tout mon cœur ?

Vous régnez, et mon sort s’attachant tout au votre,

Ce triomphe pour moi l’emporte sur tout autre.

Pour en jouir sans trouble et dans sa pureté,

Tournez ainsi que moi les yeux de ce côté,

Ne voyez que la gloire où le Ciel vous appelle,

Ne voyez que ce Trône...

AXIANE.

Et le puis-je, infidèle,

(Car qui du Trône seul veut qu’un cœur soit charmé,

Ou trahit ce qu’il aime, ou n’a jamais aimé ?)

Ah, que je m’abusais quand j’ai crû que la Reine

Par l’offre de sa main te causait quelque peine !

Tu régnais, et l’éclat d’un sort si glorieux

Pour les tourner vers moi ne te laissait plus d’yeux.

Tu te livrais entier aux charmes d’un Empire

Dont ton amour vaincu...

ARIARATE.

Que vous entends-je dire ?

Moi, j’eusse consenti sous l’espoir de régner

À perdre...

AXIANE.

Et quel motif te l’eût fait dédaigner ?

ARIARATE.

L’amour, ce pur amour dont tout l’excès éclate

Lors qu’Oronte vous cède aux vœux d’Ariarate.

Peut-il vous arracher à l’Hymen d’un grand Roi ?

AXIANE.

Non, ce n’est point par là que je me plains de toi.

Je te l’ai déjà dit, il est beau que ton âme

Immole à ma grandeur tout l’espoir de ta flamme,

Mais serait-ce une honte indigne d’un grand cœur

D’en laisser échapper du moins quelque douleur ?

Ne saurais-tu souffrir, ingrat, qu’une Princesse

Pour prix de son amour te coûte une faiblesse,

Ou crois-tu qu’à rougir il fallût t’apprêter

Si quand tu perds mon cœur tu l’osais regretter ?

Ah, contre ton amour, contre son arrogance

Que n’ai-je fait agir l’orgueil de ma naissance,

Et pourquoi me laissais-je arracher un aveu

Qui m’a fait tant de peine, et te touche si peu !

ARIARATE.

Il fait tout mon bonheur, il fait toute ma joie,

Mais quand du Ciel sur vous la faveur se déploie,

Serait-ce vous aimer que mêler mes regrets

Aux pompes d’un destin qui remplit vos souhaits ?

AXIANE.

Qui remplit mes souhaits ?

ARIARATE.

C’est de quoi je me flatte,

Avant que d’en douter voyez Ariarate,

Et si le connaissant vous avez quelque ennui,

Que Rome vous engage à régner avec lui,

Si lui donnant la main ma Princesse est capable

De regretter ailleurs quelque chose d’aimable,

L’excès de ma douleur alors lui fera voir

Jusqu’où peut ce dégoût porter mon désespoir.

Alors ce désespoir lui montrera sans cesse

Si je crains que son cœur me coûte une faiblesse,

Et si de son bonheur j’ai pu me réjouir,

Qu’assuré qu’elle-même aimerait d’en jouir.

AXIANE.

Va, tu seras content, et puisque c’est te plaire,

Sans regret, sans murmure, il faut te satisfaire,

Je m’abandonne au Trône, et ne vois plus en toi

Que ce qui te pouvait rendre indigne de moi.

Crois déjà que régnant avec Ariarate

Il n’est plus rien ailleurs qui m’attire ou me flatte,

Et que sa main m’assure un bonheur si parfait

Que j’aurais fait ce choix si Rome ne l’eût fait.

Aussi bien quand j’aurais à soupirer sans cesse,

Il suffit qu’une fois j’ai fait une bassesse,

Je t’empêcherais bien d’espérer la douceur

De t’applaudir jamais des peines de mon cœur,

Tu me verrais égale, et tranquille et constante

Montrer dans mes ennuis l’âme la plus contente,

En démentir l’atteinte, et ne rien témoigner

Qui parût m’affaiblir la douceur de régner.

ARIARATE.

S’il m’est permis de croire à ce que j’en présume

Cette douceur toujours sera sans amertume,

Et pour ne taire plus ce qui doit éclater

Sachez...

AXIANE.

La Reine vient, et c’est trop t’écouter.

 

 

Scène II

 

LAODICE, AXIANE, ARIARATE, CLÉONE

 

LAODICE.

Princesse, enfin le Ciel par d’éclatantes marques

Nous fait voir que toujours il prend soin des Monarques ;

Ce Fils si souhaité, ce Fils dont mon amour

Par un secret instinct assurait le retour,

Il paraît, et comblant tous nos peuples de joie,

Sa main vous ouvre au Trône une brillante voie.

Pour vous le conserver que n’ai-je pris de soins ?

Vos yeux depuis longtemps m’en sont d’heureux témoins,

À l’hymen de ma Fille ils m’ont vu mettre obstacle

Pour attendre toujours le temps de ce miracle,

Et quand aux vœux du peuple il me fallait céder

Les Dieux à mon espoir ont daigné l’accorder.

AXIANE.

Si ce miracle est grand, il était dû sans doute

Aux soins que jusqu’ici ce doux espoir vous coûte,

Madame, et je dois trop à vos rares bontés

Pour ne partager pas tout ce que vous sentez.

Dans le retour d’un Fils que le Ciel vous renvoie

Par vos seuls intérêts j’aurais eu pleine joie,

Et pour remplir mon cœur des transports les plus doux

Vous me soufrez en lui d’espérer un Époux.

Tant de gloire est un bien dont le Ciel m’autorise

À me montrer charmée aussi bien que surprise,

Heureuse si pour dot ma main rendait soumis

Le reste de la terre à cet illustre Fils.

LAODICE.

Vos vœux ont pu le rendre à ma juste tendresse,

Ils se sont joints aux miens, et c’est assez, Princesse ;

D’un retour qui fait seul le bonheur de ces lieux,

Ne songeons aujourd’hui qu’à rendre grâce aux Dieux.

On vous attend au Temple, où par des sacrifices

Vous vous acquitterez vers ces Dieux si propices,

Tandis que j’aurai soin que pour marquer sa foi

Chacun sorte avec pompe au devant de son Roi.

AXIANE.

Madame, j’obéis, et mon obéissance

Parlera mieux que moi de tout ce que je pense,

Je vous la jure entière, et vous l’éprouverez.

LAODICE.

Qu’on me laisse ici seule ; Oronte, demeurez.

 

 

Scène III

 

LAODICE, ARIARATE

 

ARIARATE.

Madame, j’attendais à vous faire paraître

Quelle joie en mon cœur la votre avait fait naître,

Apprenant que le Ciel propice à vos souhaits...

LAODICE.

Plus ils semblent remplis, moins ils sont satisfaits,

Oronte, et puisqu’enfin il faut ne vous rien taire,

J’ai souhaité mon Fils, mon Fils me désespère,

Par son fatal retour tous mes soins sont trahis.

ARIARATE.

Quoi, vous en plaindre, vous qui n’aimiez que ce Fils,

Qui lui gardiez le Sceptre, et qui du nom de Mère...

LAODICE.

Oui, mère pour un Fils à qui je serais chère,

Qui viendrait sans secours le prendre de mes mains,

Mais je ne puis souffrir l’esclave des Romains.

Soumis à ces Tyrans que bravaient nos Ancêtres

Il vient nous asservir sous l’orgueil de ses Maîtres,

Nous faire part des fers qu’il s’abaisse à traîner,

Et j’aurais quelque joie à le voir couronner ?

Non, non, l’espoir du Trône en vain l’a pu surprendre,

Point d’ordre du Sénat s’il y voulait prétendre,

Point de force étrangère à me faire obéir.

ARIARATE.

Le sang dans votre cœur se laisse donc trahir.

Si le Sénat députe, est-ce l’avoir pour Maître

Que prendre son aveu pour se faire connaître ?

Sans lui, sans les Romains qui l’ont nourri chez eux,

Le destin de ce Fils serait-il pas douteux ?

Pourriez-vous sur sa foi le croire Ariarate ?

LAODICE.

Je sais qu’il faut par eux que sa naissance éclate,

Mais enfin avec lui si Rome était d’accord,

À quoi bon si longtemps m’avoir caché son sort ?

Quand députant vers moi l’on m’a tant fait connaître

Qu’elle voulait m’aider à faire choix d’un Maître,

Par quel rare motif ne m’a-t-on pas appris

Que son Ambassadeur me ramenait mon Fils ?

Avec tant de mystère Aquilius s’avance

Qu’on le voit arriver même avant qu’on y pense,

Comme si tout à coup surpris de voir son Roi

Le Peuple devait mieux s’animer contre moi.

C’est là, c’est là que tend toute leur Politique,

Dans ces précautions je la vois qui s’explique,

Et cherche à m’arracher par des moyens si bas

Ce qu’ils ont présumé que je ne rendrais pas.

Par l’Hymen de ma Fille où l’on me crut forcée,

Ils ont voulu d’abord pénétrer ma pensée,

Et le choix que de vous ils sauront que j’ai fait

À leurs jaloux soupçons tiendra lieu de forfait,

Ils voudront vous punir d’en avoir été digne ;

Mais que le Peuple s’arme, ou que Rome s’indigne,

Pour vous perdre à son choix ou me faire la loi,

Ce Fils n’est pas encor assuré d’être Roi.

ARIARATE.

Je veux bien avec vous blâmer la Politique

Dont par trop de secret le mystère vous pique,

Ariarate a dû faire un plus prompt éclat,

Mais songez ce que c’est qu’irriter le Sénat.

Vous l’ayant renvoyé pensez-vous qu’il endure

Qu’au destin de ce Fils vous osiez faire injure ?

Il armera sans doute, et tout autre que vous

Craindrait un grand pouvoir dans un juste courroux.

LAODICE.

Si l’État veut un Roi, s’il a besoin d’un homme,

Vous faisant mon Époux que craindrai-je de Rome ?

Armé de ce grand titre et d’Époux et de Roi

Manquerez-vous de cœur à combattre pour moi ?

Vous trouverai-je moins cet invincible Oronte

Que nos plus fiers Voisins n’ont connu qu’à leur honte,

Et l’orage que veut éviter votre soin

Est-il plus dangereux pour venir de plus loin ?

ARIARATE.

J’aurai le même cœur, mais à quoi qu’il m’anime,

Que peut-on espérer contre un Roi légitime,

Qui saura malgré vous, malgré tous nos projets,

Gagner en se montrant le cœur de ses Sujets ?

LAODICE.

Et bien, si vous craignez qu’à sa vue on ne cède,

C’est un mal où peut-être il est quelque remède.

ARIARATE.

En est-il quand déjà son nom seul en ces lieux...

LAODICE.

Vous ne m’entendez pas il faut m’expliquer mieux.

La rigueur me fait peine, et depuis que je règne

Si pour ma sûreté je soufre qu’on me craigne,

Contre mille ennemis de ma grandeur jaloux

J’ai toujours essayé les moyens les plus doux.

Aussi lente à punir que prompte à faire grâce

Il m’a suffi cent fois d’en désarmer l’audace,

Tant j’ai conçu d’horreur dès mes plus jeunes ans

Pour la sévérité qu’exercent les Tyrans.

Mais il faut l’avouer, s’agissant de l’Empire,

Comme c’est à lui seul que tout mon cœur aspire,

Si pour le conserver il faut armer mon bras

Un peu de sang versé ne m’épouvante pas.

Quoi ? vous ferait-il peur ? vous pâlissez, ce semble ?

ARIARATE.

Oui, Madame, il est vrai, je pâlis, et je tremble,

Et quand le sang d’un Fils est l’unique moyen...

LAODICE.

Il faut donc voir répandre et le votre et le mien ?

Ce choix seul est à faire, il s’agit de résoudre,

C’est à nous ou d’attendre ou de lancer la foudre,

Elle est inévitable à quiconque de nous

N’osera par scrupule en prévenir les coups,

Si mon Fils ne périt, notre perte est certaine.

ARIARATE.

Vous suivez les transports où le soupçon vous mène,

Mais de quoi ne peut pas le sang venir à bout ?

Croyez-vous que ce Fils...

LAODICE.

Il faut vous dire tout,

Aussi bien avec vous dont l’âme est un peu tendre

Qui s’explique à demi ne se fait pas entendre,

Sachant mes intérêts vous jugerez de moi.

J’eus six fils qu’en mourant me laissa le feu Roi.

Par divers accidents des six les cinq moururent,

Peut-être avez-vous su quels fâcheux bruits coururent,

J’en dédaignai l’outrage, et crus de tels malheurs,

Puisque j’étais au Trône, indignes de mes pleurs.

Dans le charme secret d’un si brillant partage

Pour me l’assurer mieux je mis tout en usage ;

Ariarate à Rome en otage élevé

Pouvait me le ravir s’il n’était enlevé,

J’en donnai l’ordre exprès, sa mort fut résolue,

Mais je vois que les Dieux ne l’avaient pas conclue,

Qu’un lâche m’a trahie, et que de mon projet

Ariarate et Rome ont su tout le secret.

C’est à vous là dessus à voir ce que peut faire

Un Fils trop convaincu de l’orgueil de sa Mère.

Si j’immolai sa vie à l’ardeur de régner,

Pour régner à son tour voudra-t-il m’épargner ?

C’est mon sang, et ce sang du Trône est trop avide

Pour trembler à l’aspect d’un simple parricide,

Et bientôt, si par moi ce Fils n’était détruit,

Sur mes propres leçons on l’y verrait instruit.

Il faut, il faut le perdre, et je m’y vois réduite,

Avec Aquilius on dit qu’il est sans suite,

Vous ne pouvez avoir d’ennemis que les miens,

Et qui veut s’en défaire en trouve les moyens.

ARIARATE.

Ah, pour rompre un projet à ses jours si funeste,

Soufrez qu’il s’abandonne à l’espoir qui lui reste,

Et que pour vous fléchir, ce Prince infortuné

Vous oppose par moi le sang dont il est né.

Croyez en m’écoutant que c’est lui qui vous prie,

Qu’en regardant sa Mère il la cherche attendrie,

Et qu’enfin à vos pieds il vous dit par ma voix,

Accordez-moi la vie une seconde fois,

Je vous suis odieux, mais quoi qui vous anime,

Être né votre Fils n’est pas un si grand crime.

Daignez lui faire grâce en faveur d’un respect

Que jamais rien de moi ne vous rendra suspect,

Prenez-en pour garant la foi sincère et pure

Qu’à la face du Ciel ma tendresse vous jure,

Cette foi que jamais les plus durs changements...

LAODICE.

Lorsqu’il s’agit du Trône on se fie aux serments ?

Ne vous y trompez point, quand il se pourrait faire

Qu’à ce Fils comme à vous le crime pût déplaire,

Qu’une vertu pareille eût pour lui même appas,

Dans ce qu’il sait de moi, je ne m’y fierais pas.

Je dis plus, quand j’aurais une entière assurance

Qu’il dût laisser toujours le Trône en ma puissance,

Toujours comme Sujet me soumettre son sort,

J’aurais la même ardeur à poursuivre sa mort.

Pour en tenir l’arrêt et juste et légitime,

Il suffirait de voir qu’il fît grâce à mon crime,

Et que je périrais si par un noble effroi

Il ne refusait d’être aussi méchant que moi.

Ainsi je ne puis voir cette mort assez prompte

Ne fût-ce que pour perdre un témoin de ma honte.

C’est par là que son sort est toujours combattu,

Je dois craindre son crime, ou haïr sa vertu,

Et chercher dans son sang la sûreté du notre

Pour me sauver de l’un, ou le punir de l’autre.

Enfin, plus de réplique, il faut vous déclarer,

Et choisir qui des deux vous voulez préférer.

Si du sang à verser vous émeut, vous fait peine,

J’en sais qui sans scrupule en croiront une Reine,

Et qui pour un seul crime exigé de leur foi,

Ne dédaigneront pas de régner avec moi.

Mais avant qu’emprunter d’autre bras que le votre

Songez bien que souvent un crime en presse un autre,

Et que vous ayant dit à quoi je me résous,

Le Trône seul peut être un asile pour vous.

ARIARATE.

Et bien, prenez ma vie, elle est à vous, Madame.

Toujours la vertu seule a régné sur mon âme,

Et s’il me faut mourir, je mourrai satisfait

D’avoir donné mon sang au refus d’un forfait.

LAODICE.

C’est trop, n’en parlons plus, tant de vertu me lasse.

À moi, quelqu’un.

 

 

Scène IV

 

LAODICE, ARIARATE, CLÉONE

 

CLÉONE.

Madame.

LAODICE.

Écoutez.

Cléone sort après que la Reine lui a parlé bas.

ARIARATE.

Eh, de grâce,

Par ce zèle pour vous tant de fois employé...

LAODICE.

Je l’avoue, il fut grand, mais je l’ai bien payé.

Quoiqu’ait pu m’opposer une envie importune,

Par moi votre destin a bravé la fortune,

Élevé tout à coup vous possédez un rang

Qu’on n’accorda jamais qu’au plus illustre sang.

Du suprême pouvoir depuis deux ans arbitre

On ne vous voit de Roi manquer que le seul titre ;

Je vous l’offre, et pour prix, ingrat, de mes bienfaits

Vous voulez m’arracher du Trône où je vous mets,

Vous voulez qu’aux Romains je serve de victime ?

ARIARATE.

Moi, dites que je veux vous épargner un crime,

En voir le noir projet par le sang combattu.

LAODICE.

Allez, dans le besoin gardez votre vertu,

Je récompenserai de même qu’on m’oblige.

Et bien ?

CLÉONE.

L’ordre est donné.

ARIARATE.

Madame...

LAODICE.

Allez, vous dis-je,

Je connais votre cœur, vous le mien, il suffit.

 

 

Scène V

 

LAODICE, CLÉONE

 

CLÉONE.

Quel nouveau trouble encor agite votre esprit ?

Madame ; si j’osais parler sans vous déplaire...

LAODICE.

Ah, Cléone, ce Fils dont j’ai crû me défaire,

Ce Fils dont je feignais d’attendre le retour...

Dieux !

CLÉONE.

Un si prompt revers change bien ce grand jour.

Mais il semble d’ailleurs que quelque autre disgrâce

Se joigne à la rigueur du sort qui vous menace ;

Dans le moment qu’Oronte est sorti d’avec vous

J’ai crû vous voir contraindre un violent courroux.

Avant qu’il vous quittât vous m’avez fait entendre

Qu’il fallait que sur l’heure on trouvât Anaxandre,

Comme si pouvant seul adoucir votre ennui...

LAODICE.

Viens, suis-moi, tu sauras ce que je veux de lui.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

LAODICE, CLÉONE

 

LAODICE.

En vain tu me fais voir que le Peuple est à craindre.

Le projet est hardi, mais j’ai dû m’y contraindre,

Étouffer la Nature, et ne balancer pas

À couronner par là mes premiers attentats.

Qui s’est pu dans le Trône affermir par le crime,

S’il tremble à l’achever mérite qu’on l’opprime,

Et quand mille forfaits le rendraient odieux,

Le dernier qui l’absout est toujours glorieux,

Si je ne veux périr sa mort est nécessaire.

CLÉONE.

Pour votre sûreté je vois ce qu’il faut faire,

Ce Fils dès son jeune âge instruit de vos desseins

Suivra pour s’en sauver le conseil des Romains,

Et dans ce qu’ils auront de juste défiance

Vos jours seuls immolez feront son assurance,

C’est ce que vous avez sans doute à prévenir.

Anaxandre promet, mais pourra-t-il tenir ?

En jurant cette mort voyez ce qu’il hasarde ;

Le Prince autour de lui doit avoir quelque Garde,

C’est un faible secours que vous ne craignez pas,

Mais verra-t-on le coup sans connaître le bras ?

Un complice arrêté que devient Anaxandre ?

LAODICE.

Ai-je dans son destin quelque intérêt à prendre ?

Le coup fait, qu’il périsse, il m’importe fort peu,

Je ferai de son crime un entier désaveu,

Et croirai n’avoir plus à craindre un sort contraire

Si d’un Ambitieux Rome veut me défaire.

Ce n’est pas qu’il n’ait pris toutes ses sûretés,

Si ceux dont il se sert se voyaient arrêtez,

Il m’a fait consentir qu’ils nommassent Oronte.

CLÉONE.

Quoi, pour ce malheureux une haine si prompte,

Madame ? Et votre amour a pu si tôt céder ?

LAODICE.

À qui nous prête un crime on doit tout accorder,

Anaxandre le hait, et m’aurait mal servie

Si je n’avais pas feint d’abandonner sa vie,

Et de vouloir sur lui rejeter l’attentat

Qui malgré son refus est prêt de faire éclat,

Mais enfin quoi qu’Oronte ait mérité ma haine,

Contre lui dans mon cœur elle est faible, elle est vaine ;

Ce refus d’un forfait dont il me sait le prix,

Après ce qu’il me doit joint l’injure au mépris,

Et par un sentiment qu’en vain je désavoue,

Contre mes intérêts moi-même je l’en loue.

Étrange aveu d’un cœur sous le crime abattu

De se sentir contraint d’estimer la vertu !

Oui, telle que je suis, aux forfaits enchaînée

Par le dur Ascendant que prend la Destinée,

Je me vois malgré-moi forcée à respecter

Ce qu’un fatal penchant me défend d’imiter ;

Plus Oronte du crime a rejeté l’amorce,

Plus mon amour pour lui semble avoir pris de force,

Son refus m’a trahie, et loin de l’en haïr

Je l’aurais moins aimé s’il eût pu m’obéir.

Ma flamme s’est accrue à voir croître sa gloire,

Et s’il n’a pu tantôt me réduire à le croire,

Si j’embrasse un forfait par lui si combattu,

C’est afin qu’il me serve à payer sa vertu.

J’en fais le prix du Trône, où de quoi qu’on m’accuse

Je lui veux acheter la place qu’il refuse,

Y voir briller sa gloire, et faire en ce grand jour

Servir l’ambition de prétexte à l’amour.

C’est par là seulement que ma honte s’efface.

 

 

Scène II

 

LAODICE, AXIANE, CLÉONE

 

AXIANE.

Ah, Madame, apprenez une étrange disgrâce,

On ne la sait encor que sur un bruit confus,

Mais si l’on m’a dit vrai, le Prince ne vit plus.

LAODICE.

Quoi, mon Fils ! Tout va bien, Cléone. Hélas, Princesse !

AXIANE.

Ce bruit change en soupirs la commune allégresse.

Chacun de ce malheur également surpris

Fait par tout jusqu’à nous retentir de longs cris,

On gémit, on se plaint, et le peuple en furie

Demande au Ciel raison de cette barbarie,

Il jure de venger un sang si précieux.

LAODICE.

Ô trop sensible effet du vif courroux des Dieux !

Après un si long règne et d’ennuis et d’alarmes

Est-ce là ce bonheur dont ils m’offraient les charmes ?

Ce fils sur qui leur haine a voulu s’assouvir

Ne me l’ont-ils rendu que pour me le ravir ?

Mais enfin s’il est mort, connaît-on le perfide

Qui s’est osé souiller d’un si noir parricide ?

Comme il lui faut du sang les pleurs sont superflus.

AXIANE.

Ariarate est mort, on ne dit rien de plus,

On parle seulement de désordre, d’insulte

Qu’a causé pour les rangs un imprévu tumulte,

Mais sans que rien s’explique, et si l’on peut douter...

 

 

Scène III

 

LAODICE, AXIANE, PHRADATE, CLÉONE

 

LAODICE.

Que m’apprend-on, Phradate, et qu’ai-je à redouter ?

PHRADATE.

L’aveugle emportement que semble avoir fait naître

Dans un grand peuple émeu la perte de son Maître,

Son désespoir éclate, et dans ses cris confus...

LAODICE.

Hélas ! il est donc vrai que mon Fils ne vit plus,

Et qu’à mes vœux le Ciel n’a paru favorable

Que pour mieux redoubler le malheur qui m’accable.

J’avais eu trop de joie, et tous mes sens saisis

Goûtaient trop le triomphe où j’attendais ce Fils,

Il faut que de sa mort sa gloire soit suivie.

PHRADATE.

C’est ce triomphe seul qui lui coûte la vie.

Par votre ordre, Madame, on a fait son pouvoir

Pour se mettre en état de l’aller recevoir.

Le Peuple sous ses Chefs en superbe équipage

Brûlait de s’acquitter de ce premier hommage,

Et sortant de la ville avec l’empressement

Qu’inspire à des Sujets un si grand changement,

À peine avions-nous fait mille pas dans la Plaine

Que nous voyons de loin briller l’Aigle Romaine

Qui vers nous à pas lents paraissant avancer

Donne à nos Escadrons le temps de se placer.

On s’arrête, et tandis qu’on veut se rendre Maître

De l’ardeur qu’à la voir nos Soldats font paraître,

Ariarate arrive, et se livre en nos mains

Suivi d’Aquilius et d’un gros de Romains.

D’une foi toute pure il a d’abord pour gages

Nos plus profonds respects, nos plus soumis hommages,

Il soufre avec plaisir qu’on le puisse approcher,

Et nos devoirs rendus on commence à marcher.

C’est lorsqu’entre deux Chefs un intérêt de gloire

Fait naître un différent qu’on aura peine à croire,

Tous deux proches du Prince et le voulant garder

Disputent un honneur qu’aucun ne veut céder,

Et dans l’aveugle ardeur de cette préférence,

Tandis qu’avec Oronte Aquilius s’avance,

Tel est l’emportement qui soutient leurs desseins

Qu’après quelque menace ils en viennent aux mains.

D’un parti contre l’autre on voit la troupe émue,

Malgré nous on se mêle, on se bat, on se tue,

Quand d’un funeste coup jusqu’au Prince échappé

Dans ce fatal désordre il est d’abord frappé,

Il tombe, et sans avoir la force de rien dire,

À peine a t-il poussé deux soupirs qu’il expire.

Cette mort de frayeur saisit les Combattants,

On arrête les Chefs et les plus importants,

Et voulant qu’à vos yeux l’attentat s’éclaircisse

Aquilius ici vient demander justice.

LAODICE.

Il l’aura toute entière, et je lui ferai voir

L’horreur que j’ai d’un crime et si lâche et si noir,

Ce tumulte imprévu cache quelque mystère,

Rome a pour l’éclaircir le pouvoir d’une Mère ;

Ayant nourri mon Fils elle est au même rang,

Elle est aux mêmes droits où je suis par le sang ;

Même intérêt l’engage à se faire justice,

Et de quelque façon qu’un Monarque périsse,

Fust-ce par un malheur qu’on n’eût su prévenir,

Ce crime du hasard est un crime à punir.

Princesse, à ma douleur prêtez encor la votre,

Pour mieux venger ce Fils pressons l’une par l’autre,

Il vous eût mise au Trône, et pour en démentir

L’injustice du sort qui n’y peut consentir,

Si Rome de ses dons soufre que je dispose

Votre espoir n’aura rien où mon chagrin s’oppose,

Obtenez son aveu, je vous rends vos États.

AXIANE.

Madame, vos bontés ne me surprennent pas,

Mais je me croirais l’âme aussi lâche qu’ingrate

Si j’oubliais sitôt la mort d’Ariarate.

Vengez-la, punissez un perfide assassin,

Et le Sénat après règlera mon Destin.

 

 

Scène IV

 

LAODICE, AXIANE, ANAXANDRE, PHRADATE, CLÉONE

 

LAODICE.

Et bien, mon Fils est mort, Anaxandre ?

ANAXANDRE.

Oui, Madame,

Dans les bras des Romains il vient de rendre l’âme,

Sa gloire a fait sa perte, et jamais on n’a vu

Revers plus surprenant ni coup plus imprévu.

LAODICE.

De ce coup du hasard je perce le mystère,

Voilà ce que me coûte un Peuple téméraire,

Qui me voulant contraindre à faire choix d’un Roi

Prête à l’ambition des armes contre moi.

Ma douleur entre vous ne désigne personne,

Mais mon Fils n’étant plus, ma Fille a la Couronne,

Et le don de sa main qui fait tant de jaloux

Pour qui peut y prétendre a des charmes bien doux,

Sans ce coupable espoir mon Fils vivrait encore.

PHRADATE.

Ce soupçon peut avoir des raisons que j’ignore,

Mais comme enfin par là mon honneur est noirci

Je me rends prisonnier tant qu’il soit éclairci.

L’innocence à l’épreuve aisément s’abandonne.

ANAXANDRE.

Madame il est fâcheux de voir qu’on nous soupçonne,

Mais si l’espoir du Trône a pu nous engager

À résoudre une mort que vous devez venger,

Que croira-t-on d’Oronte à qui dans ce jour même

Vôtre hymen résolu donnait le Diadème ?

Je ne l’accuse point, mais on est étonné

Que venant pour le Prince il l’ait abandonné ;

Qu’avec Aquilius s’avançant vers la ville

Il ait rendu pour lui son secours inutile,

Et semble tout exprès s’être mis hors d’état

D’apporter quelque obstacle à ce lâche attentat.

On se plaint, et beaucoup le traitent de coupable.

AXIANE.

De tant de perfidie Oronte est incapable.

Sa vertu, son grand cœur, tout parle assez pour lui.

ANAXANDRE.

Je sais que sa vertu lui doit servir d’appui,

Qu’un vrai Héros est ferme, et jamais ne s’oublie,

Mais Aquilius sait ce que l’on en publie,

Et dans l’horreur du crime où va la trahison

Peut-il se dispenser d’en demander raison ?

LAODICE.

D’Oronte pour l’État le zèle inébranlable

Repousse les soupçons qui le peignent coupable,

Pour les pouvoir souffrir sa gloire a trop d’éclat.

ANAXANDRE.

Madame, Aquilius parle au nom du Sénat,

Et quand d’Ariarate il doit lui rendre compte,

S’il demandait qu’à Rome on envoyât Oronte,

Pour l’oser affranchir d’un ordre si pressant,

Pensez-vous qu’il suffît de le croire innocent ?

AXIANE.

Le voici qui paraît, soufrez que je vous quitte.

Un sensible intérêt à punir vous invite,

Madame, et je craindrais dans un sort si cruel

D’avoir de mauvais yeux à voir le criminel.

 

 

Scène V

 

LAODICE, ARIARATE, ANAXANDRE, PHRADATE, CLÉONE

 

LAODICE.

Viens, Oronte, et répons, c’est en vain qu’on t’excuse,

Sur un bruit qui s’épand Anaxandre t’accuse,

Est-ce à toi que le crime a si bien réussi ?

ARIARATE.

Madame, Aquilius est à vint pas d’ici,

Il a su l’attentat, et s’il m’en croit complice,

J’ai du sang à verser, vous lui ferez justice.

LAODICE.

Dans le superbe espoir que je t’avais donné

C’est être criminel que d’être soupçonné,

On murmure, on se plaint, qu’as-tu pour te défendre ?

ARIARATE.

Peut-être est-ce un peu trop que d’en croire Anaxandre.

ANAXANDRE.

J’ai dit ce qu’on publie, et n’ai point prétendu

Appuyer un soupçon qui ne vous est pas du ;

Mais il a beau s’armer contre votre innocence,

Nos Mutins arrêtez prendront votre défense,

Et n’ayant point de part à la coupable ardeur...

ARIARATE.

Vous pourrez achever devant l’Ambassadeur.

 

 

Scène VI

 

LAODICE, AQUILIUS, ARIARATE, ANAXANDRE, PHRADATE, CLÉONE, THÉODOT, SUITE DE ROMAINS

 

LAODICE.

Seigneur, qui l’aurait crû qu’un jour si plein de charmes

Dût être un jour pour moi de soupirs et de larmes,

Et que venant ici pour finir mes malheurs

La gloire de vous voir me pût coûter des pleurs ?

Pour tout remerciement à votre République

Faut-il que ma douleur avec elle s’explique,

Et que de ses bienfaits je lui marque le prix

Par le trouble où me met la perte de mon Fils ?

Vous nous le rameniez instruit par de grands Maîtres

À marcher sur les pas de ses dignes Ancêtres,

Et par le dur revers du plus funeste sort

Le moment de sa gloire est celui de sa mort.

À ce cruel objet ma raison qui me quitte

Cède aux égarements de mon âme interdite,

Et se perd quand je trouve à venger à la fois

Et l’injure de Rome, et le sang de nos Rois.

AQUILIUS.

Madame, je vous plains, et de votre infortune

La fatale rigueur semble si peu commune,

Qu’il est bien malaisé qu’avecque moins d’éclat

Vôtre fermeté cède au coup qui vous abat ;

Il est rude sans doute, et quand sa violence

Laisse votre âme entière ouverte à la vengeance,

Si c’est vous soulager que de vous dire ici

Que j’en veux avec vous partager le souci,

Ne vous inquiétez que du choix des supplices.

Pour savoir le Coupable il suffit des Complices,

Mes soins à le trouver ne sauraient être vains,

Et vous pouvez déjà le croire entre vos mains.

LAODICE.

C’est par là seulement qu’aux ennuis où je cède

Après la mort d’un Fils j’attends quelque remède.

Pour satisfaire Rome, et remplir cet espoir

Prenez ici, Seigneur, un absolu pouvoir,

Je sais que d’injustice et d’erreur incapable

Vous saurez séparer l’innocent du coupable,

Et que ceux que l’Envie aime à persécuter

Sur un premier soupçon n’ont rien à redouter.

Peut-être ma douleur dans son impatience

Aurait moins de lumière, et plus de violence,

C’est vous qu’elle en veut croire, ordonnez, punissez.

AQUILIUS.

L’outrage est grand pour Rome, et vous le connaissez ;

Mais de quelque rigueur qu’il arme sa colère,

Madame, elle est encore plus juste que sévère,

Et s’il m’en faut par tout soutenir l’intérêt,

Quand j’ose condamner, je répons de l’arrêt ;

Mais aussi je ne puis qu’aux périls de ma tête

Voir sans précaution qu’un grand trouble s’apprête,

Et je serais suspect moi-même d’attentat

Si j’avais négligé d’en prévenir l’éclat.

J’ai de pressants soupçons qui ne peuvent paraître

Qu’on n’ait mis en lieu sûr ceux qui les ont fait naître,

Dans leur juste défense ils seront écoutés,

Mais je ne parle point s’ils ne sont arrêtés,

C’est au nom du Sénat que je vous le demande.

ANAXANDRE.

Il n’est rien que sous vous l’innocence appréhende,

Madame, et si d’Oronte on s’obstine à douter...

LAODICE.

Où l’ordre est du Sénat il faut l’exécuter.

Parlez, de qui, Seigneur, voulez-vous qu’on s’assure ?

AQUILIUS.

D’Anaxandre.

ANAXANDRE.

De moi !

AQUILIUS.

Si c’est vous faire injure,

Le sang des criminels saura la réparer.

ANAXANDRE.

Madame...

LAODICE.

Il n’est pas temps, Prince, d’en murmurer.

Qu’on le conduise au Fort.

ANAXANDRE.

Quoi, jusqu’à l’injustice

Rome n’a qu’à vouloir, il faut qu’on obéisse ?

AQUILIUS.

Rome en est incapable, et quand vous l’offensez...

LAODICE.

Théodat, suivez l’ordre, et vous, obéissez.

ANAXANDRE.

Que sans égard au rang...

LAODICE.

Obéissez, vous dis-je,

Vous même vous savez à quoi Rome m’oblige,

Contre vous, contre tous je dois lui déférer,

Si le soupçon est faux on saura l’avérer,

Allez, qu’on me réponde.

ANAXANDRE.

Il faut céder, Madame,

Mais pour m’en consoler vous connaissez mon âme,

Et ne souffrirez pas que l’on me pousse à bout.

AQUILIUS.

Suivez, Lucilian, et prenez garde à tout.

 

 

Scène VII

 

LAODICE, AQUILIUS, ARIARATE, PHRADATE, CLÉONE

 

LAODICE.

Êtes-vous satisfait, Seigneur, de ma franchise ?

AQUILIUS.

Madame, à cet éclat le Sénat m’autorise,

Et vous ne pouviez mieux vous acquitter vers lui

Que par ce que son ordre en vous trouve d’appui,

Il l’apprendra sans doute avec beaucoup de joie,

Mais il est temps qu’ici la votre se déploie,

Et que la mort d’un lâche indigne de vos pleurs

Cesse d’être comptée au nombre des malheurs.

LAODICE.

Que dites-vous, Seigneur ?

AQUILIUS.

Que toujours équitable

Le Ciel à l’attentat n’a livré qu’un Coupable,

Qui dérobant le nom du Prince votre Fils

À la fourbe déjà croyait le Trône acquis.

Rome vous l’envoyait pour en punir l’audace.

LAODICE.

Ce n’était pas mon Fils ! Ah, Seigneur, mais de grâce,

Le sort d’Ariarate en sera-t-il plus doux ?

Puis-je croire qu’il vive, et me l’amenez-vous ?

AQUILIUS.

Il est vivant, Madame, et le bruit de sa perte

Fut une illusion heureusement offerte,

Dont Rome intéressée à vous garder ce Fils,

Pour ne l’exposer pas, se crut l’abus permis.

Elle en prit toujours soin, et prête à vous le rendre

Tel que d’elle aujourd’hui vous le pouvez attendre,

Elle a voulu d’abord prévenir en ces lieux

Ce qu’elle soupçonnait de quelques Factieux.

Vous en voyez l’effet, et leur rage peut-être

Sur un Fourbe avortée aura peine à renaître,

Quand le Prince averti qu’on en veut à ses jours

Dans sa précaution trouvera du secours.

LAODICE.

Quoi donc, il se pourra qu’enfin je le revoie ?

Phradate, allez au Peuple annoncer cette joie,

Ariarate sort.

En le tirant d’erreur calmez son désespoir ;

Mais, Seigneur, hâtez-vous de me le faire voir,

L’entreprise manquée il n’a plus rien à craindre.

AQUILIUS.

Un juste empressement a peine à se contraindre,

Vous le verrez bientôt paraître avec éclat,

Cependant apprenez l’équité du Sénat.

S’il fait régner ce Fils que le Ciel vous redonne

Il ne peut consentir à vous voir sans Couronne,

Et que ce changement vous réduise aujourd’hui

À ne donner des lois que sous l’aveu d’autrui.

Vivez sans dépendance, et toujours Souveraine,

Les Lycaoniens vous recevront pour Reine,

Comme ils sont sa conquête, il en peut disposer.

LAODICE.

Je sais qu’en vain mon Fils s’y voudrait opposer,

Si la Lycaonie est jointe à cet Empire

C’est le prix d’un malheur dont encor je soupire,

Le bonheur des Romains me coûta mon Époux,

Mais soufrez que ce Fils en résolve pour nous.

Attachée à son sort, et moins Reine que Mère

Je cherche sa grandeur, elle seule m’est chère ;

Qu’il me soufre avec lui, qu’il veuille m’éloigner,

Mes vœux sont satisfaits si je le vois régner,

Ce triomphe est le seul où ma tendresse aspire,

Jusque-là dans ces lieux prenez un plein empire,

Venez pourvoir à tout, et selon vos souhaits

Ordonnez de la ville ainsi que du Palais.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

ARIARATE, PHRADATE

 

ARIARATE.

Quoi, malgré tant d’efforts pour calmer sa furie

On n’a pu l’empêcher de s’immoler sa vie ?

PHRADATE.

Seigneur, on a tâché d’éviter ce malheur,

Mais le Peuple animé de rage et de douleur

Dans son emportement ne cherchant qu’où se prendre,

Quoi qu’ait fait Théodot s’est saisi d’Anaxandre,

Et sans vouloir souffrir qu’on le menât au Fort,

Du Prince Ariarate il faut venger la mort,

A-t-il dit, et soudain, comme sûr de son crime

Sans rien examiner il l’a pris pour victime.

Anaxandre mourant fait ouïr à hauts cris

Que la Reine elle seule a fait périr son Fils,

Et de ce Peuple émeu l’impatiente rage

Eût pu jusques sur elle achever son ouvrage,

Si d’un faux attentat le bruit par tout semé

En le tirant d’erreur ne l’eût pas désarmé.

À voir par ses transports quel doux espoir le flatte

Sachant qu’il n’a pleuré qu’un feint Ariarate,

Il semble qu’il connait déjà pour son repos

Que le Ciel va pour Roi lui donner un Héros,

Qu’il n’est bonheur sous vous qu’il n’ait sujet d’attendre.

ARIARATE.

Ainsi j’ai causé seul le malheur d’Anaxandre

Que par Aquilius j’avais fait arrêter

Pour rompre seulement ce qu’il eût pu tenter.

Mais si d’un Ennemi sa mort m’a su défaire,

Que n’ai-je point toujours à craindre de ma mère ?

Tous ses vœux n’ont pour but que de me voir périr.

PHRADATE.

Le Ciel jusques au bout saura vous secourir,

Il s’est trop déclaré contre son injustice.

Cependant de sa haine admirez l’artifice.

Tout ce que pour un Fils sauvé des Factieux

On peut montrer de joie, éclate dans ses yeux.

Avec Aquilius elle règle, elle ordonne

Qui doit d’Ariarate escorter la personne,

Quelle sera sa Garde, et par où prévenir

Les suites d’un forfait qu’elle cherche à punir.

Aucun trouble échappé ne la montre gênée

De tout ce qu’a produit cette grande journée,

Ses vœux sont exaucez, le Ciel lui rend son Fils.

ARIARATE.

C’est trop souffrir l’abîme où sa haine m’a mis,

Si mes soumissions ne servent qu’à l’accroître

Étonnons cette haine en me faisant connaître,

Et voyons si ce Fils par son orgueil trahi

Connu pour ce qu’il est sera toujours haï.

La voici, laissez-moi sur cette âme trop dure

Faire un dernier effort pour vaincre la nature,

Le temps de ce triomphe est peut-être arrivé.

 

 

Scène II

 

LAODICE, ARIARATE

 

LAODICE.

Vous l’emportez, Oronte, et mon Fils est sauvé,

Contre les fiers projets de ma jalouse envie

Déjà le Ciel deux fois a défendu sa vie,

Deux fois de ma fureur il a rompu les coups,

Mais il n’eût pu jamais en triompher sans vous.

C’est vous qui sur mon cœur plus fort que le Ciel même

Y savez modérer l’ardeur du Diadème,

Et contraindre l’orgueil qu’a trop enflé mon rang

À croire la Nature, et respecter le sang.

C’en est fait, cet orgueil n’a plus rien qui m’anime,

À force de vertus vous m’arrachez au crime,

Malgré tant de serments de ne rien épargner

Ariarate est sûr de vivre et de régner,

Mon ambition cède, il n’a plus rien à craindre.

ARIARATE.

Je brûle de vous croire, et cherche à m’y contraindre ;

Mais pardonnez, Madame, à mon cœur interdit

Un scrupule forcé que mon respect dédit.

C’est en vain que je veux empêcher qu’il n’éclate.

Vous m’avez demandé le sang d’Ariarate,

Et si malgré les Dieux qui s’en montrent l’appui

La même ardeur encor vous armait contre lui,

Me découvririez-vous cette funeste envie

À moi dont le refus vous a si mal servie,

Et qui tâchant à rompre un dessein trop cruel

Peut-être auprès de vous me suis fait criminel ?

Ainsi par où juger qu’un repentir sincère

Faisant vaincre le sang lui rend enfin sa mère ?

Quel garant aura-t-il d’un si grand changement ?

LAODICE.

Le Ciel qui le protégé, et mon éloignement.

Je suis juste, et vois trop à quelle défiance

Le doit de mes projets porter la connaissance

Pour exiger de lui que s’assurant sur moi

Il souffrît ma présence et régnât sans effroi.

J’ai conspiré sa perte, et pour m’en voir punie

Je m’impose l’exil de la Lycaonie,

C’est là que le Sénat m’autorise à régner,

J’y consens, et déjà suis prête à m’éloigner ;

Mais dans ce qu’il me laisse et d’honneurs et de gloire

Mon cœur de vos vertus ne perd pas la mémoire,

Et si ce cœur au Trône ose encor se donner

C’est moins pour en jouir que pour vous couronner,

Oui, vous ayant flatté d’un pompeux hyménée

Je ne révoque point ma parole donnée,

À vous voir mon Époux mes vœux sont limitez.

ARIARATE.

Je sais ce que je dois à vos rares bontés,

Mais quand il vous a plu de me laisser prétendre

Aux pompes d’un Hymen qui vous faisait descendre,

Craignant tout des Romains, dans ce pressant besoin

Vous cherchiez un appui dont les Dieux ont pris soin,

De cet abaissement ils vous ont dégagée.

LAODICE.

S’ils ont changé mon sort ils ne m’ont pas changée,

Et ce Fils, si longtemps par ma haine opprimé,

Serait encor haï si vous n’étiez aimé.

ARIARATE.

Si je n’étais aimé ?

LAODICE.

J’ai voulu vous le taire

Tant qu’un prétexte heureux m’a permis de le faire,

Et que ce qu’un beau feu pour vous m’a fait oser

Sous des raisons d’État pouvait se déguiser ;

Mais par votre vertu ma flamme encor accrue

Ne peut plus se contraindre à tant de retenue,

Et c’est peu que mon Fils trouve grâce en ce jour

Si je ne vous apprends qu’il la doit à l’amour.

C’est lui qui pour vous seul me contraignant de vivre

Me dérobe le sang que j’aimais à poursuivre,

Et qui malgré l’orgueil de mes désirs jaloux

M’ôte à l’ambition pour me donner à vous.

C’est lui, c’est cet amour dont l’ardeur me surmonte...

Mais quoi ? vous vous troublez ; expliquez-vous, Oronte,

D’où viennent ces regards tremblants, mal assurez,

Cette froide surprise ?

ARIARATE.

Hélas !

LAODICE.

Vous soupirez ?

ARIARATE.

Il est vrai, je soupire, et plût au Ciel, Madame,

Vous pouvoir déguiser ce qui trouble mon âme,

Les maux que je prévoie ne seraient pas le prix

Du funeste secret que vous m’avez appris.

Le mien va vous réduire où m’a réduit le votre,

J’ai soupiré de l’un, vous tremblerez de l’autre,

Et plus de votre amour vous aurez cru l’erreur,

Plus la haine pour moi vous donnera d’horreur.

LAODICE.

Vous aimez donc ailleurs, et l’hymen d’une Reine

Ne vaut pas que pour elle on brise une autre chaîne,

La constance en amour est digne d’un Héros.

ARIARATE.

Mes vœux n’ont réussi que trop pour mon repos.

Quel dur revers, Madame, et qui l’aurait pu croire ?

Pour être aimé de vous j’ai cherché de la gloire,

Et je me vois réduit à la nécessité

De me plaindre d’un bien que j’ai tant souhaité.

Haïssez un ingrat, perdez un téméraire,

J’ai trop tu ce qu’enfin il ne faut plus vous taire,

Mais quand d’amour pour moi votre cœur est surpris,

Comment vous avouer que je suis votre Fils ?

LAODICE.

Vous, mon Fils ?

ARIARATE.

Si pour vous la nature muette

N’ose de mon destin se faire l’interprète,

N’épargnez point mon sang, ce sang trop odieux

Qui peut-être en coulant vous l’expliquera mieux.

C’est là qu’avec plaisir vous trouverez sans doute

Les tristes vérités que votre âme redoute ;

Pour combler les malheurs de ce funeste jour

Satisfaites la haine au défaut de l’amour,

Il me sera plus doux...

LAODICE.

N’en soyez point en peine

Je la satisferai cette invincible haine,

Vos soupirs font contre elle un impuissant appas,

Et si vous l’étonnez vous ne l’ébranlez pas.

Quoi, par de faux devoirs vous m’aurez su réduire

À l’aveu de l’orgueil qui voulait vous détruire,

Vous aurez dans mon cœur pénétré mes forfaits,

Et vos vœux triomphants en feront les effets ?

Non, il faut qu’entre nous cette haine en décide,

Elle offre le défi du plus prompt parricide,

Et du moins, si les Dieux ont trompé mon amour,

Il vous en coûtera l’innocence, ou le jour.

Pour vous conserver l’une, il vous faut perdre l’autre,

Devenir ma victime, ou me faire la votre,

Et vous résoudre enfin, quoi qui puisse avenir,

De périr par mon crime, ou de le prévenir.

ARIARATE.

En vain ce vif transport s’empare de votre âme,

Quoi qui puisse arriver vous régnerez, Madame.

Si mes vœux n’avaient eu qu’un Trône pour objet,

Je n’aurais pas deux ans paru comme Sujet,

Je n’aurais pas deux ans par un respect sincère

Tâché de mériter les bontés de ma Mère,

Les armes à la main sans craindre son courroux

J’aurais osé paraître...

LAODICE.

Ah, que ne l’osiez-vous !

Alors ma haine libre aurait à force ouverte

Goûté l’entier plaisir de jurer votre perte,

Et mon cœur qui sans trouble aurait pu l’écouter

N’eût pas eu contre vous de faible à redouter,

Mais en vous déguisant vous m’avez su contraindre

À chérir l’Ennemi que j’avais seul à craindre,

Vos flatteuses vertus par des charmes trop doux

Ont pris intelligence avecque mon courroux,

Et dans ce qu’à mon cœur elles offrent d’amorce,

Quand il veut vous haïr, il n’en a pas la force,

De tout ce qu’il résout vous l’osez détourner.

Ah, ce crime est trop grand pour vous le pardonner,

Cinq enfants immolez par mes trames secrètes

Me laissent encor moins coupable que vous n’êtes ;

Par mille et mille soins rendus jusqu’à ce jour

Vous m’avez pour mon Fils fait naître de l’amour,

Vous avez allumé dans le sein d’une Mère

Une ardeur à la fois et détestable et chère,

Et dont j’ai d’autant plus à craindre les effets

Qu’elle cherche à m’ôter le fruit de mes Forfaits ;

Elle a beau le prétendre, il faut que j’en jouisse,

Que je fasse du sang ce dernier sacrifice,

Et que l’ambition que j’allais étouffer,

Reprenne tout l’orgueil qui l’en fit triompher.

Dût en gémir cent fois la Nature détruite

J’ai trop bien commencé pour trembler de la suite,

Pour craindre lâchement de m’immoler vos jours.

ARIARATE.

Et bien, prenez ce fer s’il vous faut du secours,

Puisque ma mort pour vous peut être un doux spectacle,

Hâtez-vous d’en jouir, je n’y mets point d’obstacle,

Frappez, percez ce cœur dont les derniers soupirs

Furent toujours l’objet de vos plus chers désirs,

Effacez dans mon sang ce tendre caractère...

LAODICE.

Laissez-moi donc, ingrat, le pouvoir de le faire,

Et quand à vous haïr tout semble m’animer,

Arrachez-moi du cœur ce qui vous fait aimer.

Ôtez-moi cette ardeur qui, quoi que je l’abhorre,

Me fait voir dans mon Fils un Amant que j’adore,

Et qui bravant l’orgueil qui voudrait son trépas

Sait corrompre ma haine, et retenir mon bras.

En vain ma dureté de votre vie ordonne,

La Nature vous l’ôte, et l’Amour vous la donne,

Et quand l’une du jour consent à vous priver,

L’autre vient me séduire afin de vous sauver.

Dure malignité du penchant qui m’entraine !

Les crimes ont toujours accompagné ma haine,

Et tel en est pour moi le triste enchaînement

Que cessant de haïr j’en fait un en aimant.

D’un violent amour la fureur indomptable

Me laisse pour mon Fils brûler d’un feu coupable,

Et mon Fils n’est sauvé que par l’indigne ardeur

Que mon aveuglement alluma dans mon cœur.

Les Dieux l’ont résolu, ma résistance est vaine,

Vivez, Ariarate, et faites une Reine,

Tandis que je me rends à la nécessité

De chercher mon repos et votre sûreté.

ARIARATE.

Où la trouverez-vous pour un Fils qui vous aime,

Qu’en daignant partager la puissance suprême ?

Soyez par vos conseils l’appui de ses États,

Et régnant avec lui...

LAODICE.

Ne vous y fiez pas.

Quoi que j’eusse promis, l’ambition peut-être

Étoufferait l’amour qui s’en est rendu Maître,

Et dans les bras d’autrui ce qu’on aima le mieux

Devient bientôt pour nous un objet odieux.

Contre un péril si grand assurons votre vie,

Par son Ambassadeur le Sénat m’y convie,

Il m’en ouvre la voie, et j’y saurai pourvoir.

ARIARATE.

Les prières d’un Fils auront quelque pouvoir,

Et si le temps fait tout, il m’est permis de croire...

 

 

Scène III

 

LAODICE, ARIARATE, AXIANE, ALCINE

 

LAODICE.

Princesse, jouissez enfin de votre gloire.

Les Dieux en prirent soin lors qu’un heureux accord

Au destin de mon Fils attacha votre sort,

Et leur bonté pour vous achève de paraître

Quand dans l’illustre Oronte ils nous le font connaître,

Recevant de ma main ce Héros pour Époux

Vous ne douterez point s’il est digne de vous,

Je vous laisse avec lui partager cette joie,

Il vous en dira plus.

 

 

Scène IV

 

AXIANE, ARIARATE, ALCINE

 

AXIANE.

Que faut-il que je croie ?

Après les plus beaux vœux à mon rang immolez

Se pourrait-il qu’Oronte... Ah de grâce, parlez,

Quoique de votre sort la Reine ait pu m’apprendre,

Je crains que mon amour n’ait voulu trop entendre,

Que d’une erreur flatteuse il n’ait trop crû l’appas...

ARIARATE.

Non, croyez cet amour, il ne vous trompe pas,

Je suis Ariarate, et si de ma naissance

Je vous ai dérobé toujours la connaissance,

J’ai voulu par mes soins mériter d’être aimé

Sans que le Trône eût part au feu qui m’a charmé,

D’ailleurs, je m’assurais de l’esprit de la Reine.

AXIANE.

D’un Peuple émeu contre elle on doit craindre la haine,

Il s’assemble, il menace, et crie à haute voix

Que d’une Parricide il abhorre les lois,

Que lorsque sa fureur contre son sang éclate,

Ne l’en oser punir c’est perdre Ariarate.

La fuite est dangereuse, et dans un pareil sort...

ARIARATE.

Le Peuple a su déjà venger ma fausse mort,

Et ce hardi tumulte où sa crainte l’engage

De sa fidélité me donne un nouveau gage,

Mais il faut le calmer, et c’est ce que je puis.

 

 

Scène V

 

ARIARATE, AQUILIUS, AXIANE, ALCINE

 

ARIARATE.

Seigneur, il n’est plus temps de cacher qui je suis.

La Reine et la Princesse ont appris ma naissance.

AQUILIUS.

Tout se perdrait, Seigneur, par un plus long silence.

J’ai rencontré la Reine, et je viens devant tous

De lui redire encor ce qu’elle a su de vous,

Mais ce n’est point assez ; il faut par votre vue

Apaiser promptement la populace émue,

Qui grossissant toujours dans la Cour du Palais

D’elle contre son Fils craint de nouveaux forfaits.

Ce peuple à haute voix la nomme Parricide,

Et peut-être il suivrait la fureur qui le guide

Si pour la retenir et calmer son effroi

Nous différions encor à lui montrer son Roi,

Hâtons-nous, le temps presse, et tout paraît à craindre.

AXIANE, à Ariarate.

Allez, Seigneur, ce feu ne peut trop tôt s’éteindre,

On y ferait sans vous des efforts superflus.

ARIARATE.

J’y cours, mais...

 

 

Scène VI

 

ARIARATE, AQUILIUS, AXIANE, PHRADATE, ALCINE

 

PHRADATE.

Ah, Seigneur, la Reine ne vit plus.

ARIARATE.

Ô Ciel !

AQUILIUS.

Quoi, des Mutins l’aveugle et prompte audace...

PHRADATE.

Non, Seigneur, apprenez quelle est cette disgrâce.

Ayant su que le Peuple au Palais amassé

Pour voir son nouveau Maître avait déjà pressé,

Sur l’appui d’un Balcon obstinée à paraître

La Reine aux Factieux se fait d’abord connaître,

Et sa vue aussitôt animant leur fureur,

Tous pour elle à la fois ont marqué de l’horreur.

Joignant insolemment l’injure à la menace

Du plus sanglant reproche ils armaient leur audace

Quand d’un ton qui de loin pouvait être entendu,

Va, dit-elle, sans toi je sais ce qui m’est du,

Peuple lâche, et de qui les timides maximes

T’ont fait jusques ici dissimuler mes crimes,

Sans moi qui contre moi te veux prêter mon bras,

Tu tremblerais toujours, et ne punirais pas.

Là tirant un poignard dont elle était saisie

Avant qu’on l’ait pu voir elle a tombé sans vie,

Un seul coup malgré nous a terminé son sort.

ARIARATE.

Ô Fils trop malheureux ! ô déplorable mort !

AQUILIUS.

Le Ciel est équitable, et le fait bien connaître,

Mais le peuple, Seigneur, soupire après son Maître,

Forcez votre douleur, et pour prix de sa foi

Allons lui faire voir et sa Reine et son Roi.

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