La Vérité dans le vin (Eugène SCRIBE - Édouard MAZÈRES)

Comédie-vaudeville en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Gymnase, le 10 octobre 1823.

 

Personnages

 

M. FORCOFFER, banquier

DE GERCOURT, poète tragique

DUBOIS, valet de chambre de M. Forcoffer

HORTENSE MELVILLE, nièce de M. Forcoffer

JULES DE SAINVAL, jeune officier

CONVIVES

GARÇONS DE RESTAURANT

 

À la porte Maillot.

 

L’entrée d’un restaurant.  À droite, la maison ; à gauche, un bosquet.

 

 

Scène première

 

JULES, DUBOIS

 

JULES.

Eh bien ! Dubois, te voilà de bonne heure à la porte Maillot ?

DUBOIS.

Il faut qu’à son arrivée, M. Forcoffer, mon maître, trouve le déjeuner servi... C’est moi qu’il a chargé de tous les préparatifs.

JULES.

Et tu t’es signalé... le vin, les huîtres...

DUBOIS.

J’ose espérer que ce déjeuner coûtera cher à monsieur.

JULES.

Il a assez d’argent pour cela... un des premiers banquiers de l’Europe !

Air : Un homme pour faire un tableau. (Les Hasards de la guerre.)

Dieu ! que n’ai-je ses revenus !
Puisant dans sa caisse à main pleine,
Gaiement sauteraient les écus !

DUBOIS,

Ah ! monsieur, je le crois sans peine :
Entre vous et notre banquier,
Assez grande est la différence :
Un commerçant, un officier,
C’est la recette et la dépense.

JULES.

Malheureusement, je n’ai rien... qu’un nom, de la naissance et des épaulettes de sous-lieutenant ; avec cela on ne fait pas attention à vous, surtout chez un banquier... Aussi, les jours de congé, lorsque je venais de l’École militaire chez M. Forcoffer, mon correspondant... au milieu de cette société si riche et si massive, je me sentais humilié de ne pas peser autant qu’eux, et je n’y serais pas retourné sans des motifs...

DUBOIS.

J’y suis, notre jeune veuve... la nièce de monsieur...

JULES.

Comment... qui a pu te dire ?...

DUBOIS.

Il y a un an que j’ai tout deviné, lorsqu’au premier janvier vous m’avez donné de si belles étrennes ! c’est un tarif qui ne nous trompe jamais, nous autres domestiques.

Air : De sommeiller encor, ma chère. (Fanchon la vielleuse.)

Oui, du degré de résistance
Nous jugeons d’après les cadeaux :
L’amant qui n’a que l’espérance
Nous fait les présents les plus beaux ;
S’il donne moins... par cette épreuve
Nous sommes sûrs qu’on va céder ;
S’il ne donne plus rien... c’est preuve
Qu’il n’a plus rien à demander.

Or, comme votre générosité ne s’est pas démentie un moment... j’en conclus qu’on est toujours cruelle... aussi, je ne conçois pas qu’un jeune officier soit d’une telle timidité.

JULES.

Oui... je suis timide, timide avec elle, parce que je l’aime... mais ne va pas croire au moins que je suis ainsi avec tout le monde ! tiens... la femme de ton maître... madame Forcoffer... elle est jeune, jolie et bien coquette... mais c’est égal... on est si hardi quand on n’est pas amoureux... et moi, vois-tu

En souriant.

je ne l’aime pas du tout.

DUBOIS.

Ah ! mon Dieu ! vous me faites trembler.

JULES.

C’est drôle, n’est-ce pas ?... aussi je n’ai pas été embarrassé pour lui faire des déclarations... mais avec Hortense, c’est bien différent... je n’ai jamais pu trouver le premier mot.

DUBOIS.

Il faut cependant vous hâter... car votre rival pourrait vous l’enlever.

JULES.

Mon rival !... oh ! nous verrons.

Air du vaudeville de Partie carrée.

Si pour parler on n’a pas de courage,
Pour se battre l’on en aura ;
À ce combat je vois un avantage,
Hortense du moins l’apprendra :
Car, auprès d’elle, obligé de me taire,
Elle ignore ma passion,
Et je tuerai mon rival... pour lui faire
Ma déclaration.

DUBOIS.

Diable ! comme vous y allez !

JULES.

Aussi, pourquoi ce M. Desélans, avec ses regards et ses soupirs romantiques, s’avise-t-il de me disputer Hortense ? qu’a-t-il besoin de l’aimer ?

DUBOIS.

Qu’a-t-il besoin ?... eh ! parbleu, ne veut-il pas être nommé agent de change ?... il lui faut une femme riche... c’est un mariage de Bourse... une opération tout à la fois conjugale et financière... on ne voit que ça tous les jours... les femmes se prennent au cours de la rente... elles sont aujourd’hui à 90 fr. 50 c.

JULES.

Il faut pourtant empêcher cette union ! mon cher Dubois, je n’ai d’espérance qu’en toi.

DUBOIS.

Moi, monsieur... je n’ai aucune valeur dans la maison... je n’y jouis pas même du crédit que j’y devrais avoir. Ma place de valet de chambre est un titre purement honorifique... jugez, alors, si je peux vous servir... mais tenez, voici M. de Gercourt qui arrive au rendez-vous ! adressez-vous à lui ; c’est un poète distingué, le favori, le confident de monsieur.

JULES.

Tu crois ?

DUBOIS.

Parbleu !... et il lui fait penser tout ce qu’il veut... ne lui a-t-il pas prouvé hier qu’il avait de l’esprit ?... et monsieur l’a cru... ainsi vous voyez ! Chargez-le de vos affaires, et vous êtes sûr du succès.

JULES.

Comment l’en prier ?... je le connais à peine.

DUBOIS.

On fait bien vite connaissance.

Air du Ménage de garçon.

L’occasion est des meilleures,
C’est un poète... par ainsi
Vantez ses vers ; et dans deux heures
Vous serez son intime ami ;
Car les auteurs sont, d’ordinaire,
Comme ces excellents parents
À qui l’on est certain de plaire
Dès qu’on caresse leurs enfants.

Le voici... surtout, ne lui parlez pas de sa dernière tragédie !

 

 

Scène II

 

JULES, DUBOIS, GERCOURT

 

GERCOURT.

Serviteur à notre jeune officier... déjà au rendez-vous ! on dirait d’une affaire d’honneur... allons, Dubois, me voilà... ces dames sont arrivées ; on peut servir... mon déjeuner est-il prêt ?

DUBOIS.

Votre déjeuner !...

GERCOURT.

Il est certes bien à moi... je vous en fais juge, jeune homme... je lisais hier mon dernier ouvrage... celui qui a eu un si grand succès dans les salons ! M. Forcoffer m’arrête au milieu de la pièce... et prétend que dans la langue française, il n’y a rien de plus beau que mon troisième acte... Moi, qui sais à quoi m’en tenir, je soutiens qu’il y a encore quelque chose au-dessus... la dispute s’échauffe... les paris sont ouverts... et je gagne...

JULES.

Comment ?

GERCOURT.

En leur lisant mon quatrième acte... qui, vrai, est de beaucoup supérieur ; tout le monde en est convenu et a condamné M. Forcoffer aux dépens... c’est-à-dire à payer le déjeuner d’huîtres. Or, comme c’est moi qui l’ai gagné, je puis bien dire : mon déjeuner.

JULES.

Et vous nous préparez sans doute quelques couplets ?

GERCOURT.

Des couplets !... moi, des couplets !... un auteur tragique !... nous ne sommes plus au temps où le chansonnier de famille chantait les vertus de madame, sur l’air de la Boulangère, et la probité de monsieur sur l’air des Pendus. Le système de congratulations est changé : plus de petits vers !... moi, je ne tiens que de l’hexamètre ; lorsque je suis invité à un dîner... c’est-à-dire, tous les jours à six heures... avant le potage, je lis deux actes de ma tragédie... trois cents vers au coup du milieu... et le reste après le café... c’est bien plus amusant.

DUBOIS.

M. de Sainval me disait, il n’y a qu’un instant, qu’il avait eu bien du plaisir à vous entendre.

GERCOURT.

Ah ! vous avez été aux Français, à ma dernière représentation... j’en suis fâché pour vous... Talma me gâte tous mes vers ! moi, je vous les dirai un de ces jours... vous verrez la différence... mais qu’avez-vous donc ? d’où vient cet air triste et malheureux ?

DUBOIS, à demi-voix.

Il est amoureux... et il compte sur vous pour l’aider dans ses amours.

JULES.

Oui, monsieur ; mais vous, qui êtes fêté, courtisé par tout ce qu’il y a de plus riche dans Paris, daignerez-vous vous intéresser à un pauvre jeune homme ?

GERCOURT.

Croyez-vous donc que les enfants d’Apollon tiennent exclusivement à la richesse ?... vous avez de l’esprit, du goût, de la naissance... vous êtes bien vu à la cour.

À part.

Il peut me faire entrer à l’Académie...

À Jules.

Parlez ; que faut-il faire pour vous ?

DUBOIS.

Attendrir le cœur de notre jeune veuve et éloigner M. Desélans, cet apprenti financier que mon maître protège et qui dort à toutes vos lectures.

GERCOURT.

Tu l’as vu ?...

DUBOIS.

Non, monsieur, je l’ai entendu.

GERCOURT.

C’est encore pis : ça distrait l’attention... Eh bien ! morbleu, nous allons lui apprendre à dormir !

JULES.

Ah ! monsieur, comptez sur ma reconnaissance... vous n’aurez pas de partisan plus sincère, d’admirateur plus dévoué... et vos jours de premières représentations, je serai au parterre, et s’il le faut, je n’y serai pas seul.

Air : Connaissez mieux le grand Eugène. (Les Amants sans amour.)

Rempli d’une ardeur littéraire,
Vous verrez tout mon régiment
Prouver sur les bancs du parterre
Et son goût et son dévouement.
Mes soldats, je peux le promettre,
À la consigne obéiront ;
Ils n’y comprendront rien peut-être,
Mais, du moins, ils applaudiront.

GERCOURT, lui prenant la main.

Bien, jeune homme, bien ! mais pas au parterre, à l’orchestre, c’est plus sûr... l’enthousiasme de la bonne société... Vous avez fait votre déclaration ?

JULES.

Non, monsieur.

GERCOURT.

Je vous la ferai donc... et en vers...

JULES.

Non, monsieur... non... Hortense ne penserait plus à moi : elle ne verrait que les vers.

GERCOURT.

Pas mal... pas mal, ce que vous dites là ; nous la ferons donc en prose, par mesure de sûreté ; après cela, voyons, comment brouiller tous ces gens-là entre eux ?... allons, Dubois... viens ici, tu es admis au conseil.

DUBOIS.

Moi !... monsieur... je n’ai jamais d’idées ! et puis, je n’oserais pas mettre mes plans à côté des vôtres.

GERCOURT.

Valet de chambre dégénéré !... indigne successeur des Frontin et des Mascarille ! il y a une intrigue à conduire... et c’est moi qui m’en charge, moi, qui ai déjà bien assez d’en mettre dans mes pièces ! Ah ! mon Dieu !... attendez ! vous, jeune homme, vous aimez Hortense et vous n’osez prononcer le mot d’amour... M. Desélans, le négociant sentimental, lui jure sans cesse qu’il l’adore, la menace de se tuer s’il n’est payé de retour, et n’aime cependant que sa fortune... premier point.

JULES.

Bravo !... c’est cela.

GERCOURT.

D’un autre côté ; Desélans, toujours par le même système, flatte M. Forcoffer, vante son esprit, ses talents, et au fond, n’a pas la moindre estime pour lui.

JULES.

C’est bien cela !

GERCOURT.

De sorte que tous ces gens-là s’entendraient à merveille, ou plutôt ne pourraient pas se souffrir, s’ils se voyaient, seulement un quart d’heure, tels qu’ils sont.

JULES.

Sans contredit... et si nous avions à notre disposition le miroir de la vérité...

DUBOIS.

Oui... s’il y avait à la porte Maillot, comme je le lisais l’autre jour dans madame de Genlis, un palais magique, où l’on fût obligé de dire tout haut ce qu’on pense.

GERCOURT.

Eh ! mais, n’y a-t-il pas moyen d’y suppléer ?... ce déjeuner d’huîtres... un petit vin de Meursault, mêlé à la blanquette de Limoux... in vino veritas, comme dit la chanson... nous voilà sauvés !

JULES.

Que voulez-vous dire ?

GERCOURT.

Laissez-moi l’aire... Toi, Dubois, va donner les ordres au traiteur... du vin rouge dans les bouteilles, et du vin blanc dans les carafes... Moi, je vais prévenir ces dames, car il nous faut des complices, et elles ne demanderont pas mieux.

JULES.

Comment ! ces dames ?...

GERCOURT.

Oui, ces messieurs boiront, et ces dames verseront ; oh ! je suis sûr d’elles... elles me sont dévouées... ce sont elles qui rient à mes bons mots, et qui pleurent à mes premières représentations. J’entends des voitures, c’est notre patron ? Eh ! vite, chacun à son poste... votre pauvre rival ne s’en relèvera pas.

Air : Adieu, je vous fuis, bois charmants. (Sophie.)

De sa charge et de son hymen
Je vais faire les épitaphes !
Que le traiteur verse soudain
Les bouteilles dans les carafes.

DUBOIS.

Pour lui, c’est du nouveau, vraiment.
D’exécuter des lois pareilles ;
Car il verse bien plus souvent
Les carafes dans les bouteilles.

Dubois sort avec Gercourt.

 

 

Scène III

 

FORCOFFER, HORTENSE, JULES

 

FORCOFFER, à la cantonade.

C’est bien !... restez là, devant la grille, avec mes chevaux et ma livrée... pendant tout le temps du déjeuner.

HORTENSE.

Mais, mon oncle, ces pauvres gens vont s’ennuyer.

FORCOFFER.

C’est pour cela qu’ils sont à mon service... que veux-tu qu’on devienne quand on n’a pas là sept ou huit domestiques en faction ? on se trouve tout de suite comme tout le monde, et l’on n’a plus rien qui vous distingue.

Air : Il me faudra quitter l’empire. (Les Filles à marier.)

J’aime à paraître, et la foule me lasse !
Le riche à pied se sent humilier
De ne pas tenir plus d’espace
Que le bourgeois qui l’ose coudoyer.
Si l’on pouvait du moins porter sans cesse
Son coffre-fort en tous lieux avec soi,
Il faudrait bien qu’on se rangeât, ma foi !
Car, grâce au ciel, chacun soit que ma caisse
Tient ici-bas plus de place que moi.

JULES, à part, regardant Hortense.

Dieu ! si j’osais lui parler.

Haut.

Vous avez fait, madame, un heureux voyage, à ce que je puis voir ?

FORCOFFER.

Oui, oui... si ce n’est un gros pataud de piéton qu’on a manqué renverser... ces gens-là vont à pied toute leur vie, et ne savent seulement pas se ranger... Ah çà ! est-on venu ? déjeunons-nous ? je n’aime pas à attendre, voilà pourquoi j’arrive toujours le dernier.

JULES.

Toute la société est déjà réunie dans le grand salon. M. de Gercourt est venu en avant pour tout disposer.

FORCOFFER.

Bien, bien... un garçon de talent, qui finira par avancer... Vous entendrez ce soir une épître que je lui ai commandée... tous grands vers !... il ne fait pas mal la poésie, et il entend assez bien la renie ; je lui donne des conseils.

HORTENSE.

Vous, mon oncle !

FORCOFFER.

Oui... C’est par mes avis qu’il a changé hier son dénouement, et qu’il a acheté des Naples... deux bonnes opérations.

JULES.

La seconde, surtout.

FORCOFFER.

Je crois bien, 1 fr. 7/8 de bénéfice... et vous, mon jeune pupille (car je vous regarde comme tel), comment vont nos affaires ?... Nous lançons-nous un peu dans le tiers consolidé ?... je suis là pour vous diriger...

À Hortense.

Mais imagine-toi que quand il me fait une visite, il ne vient jamais prendre l’air du bureau... il préfère celui du boudoir. C’est le favori de madame Forcoffer... elle ne peut pas s’en passer.

HORTENSE.

En effet... je l’ai entendu dire.

JULES.

Oh ! pour cela, je vous assure bien, madame...

À part, regardant Hortense.

Maudite timidité !... j’enrage...

Haut.

Madame ne trouve-t-elle pas ?...

HORTENSE.

Quoi, monsieur ?

JULES.

Que le bois de Boulogne est bien beau... et que nous aurons un temps superbe ?

HORTENSE.

La remarque est fort juste.

FORCOFFER.

Il a raison... le temps se soutient au beau... comme les fonds publics... ah ! ah ! comment trouvez-vous la plaisanterie ?... À propos de renie... où est donc ton futur, M. Desélans... chez qui le sentiment est toujours au maximum ?

JULES.

Il est arrivé le premier... voilà une heure qu’il est là-haut.

FORCOFFER.

Ce garçon-là t’aime furieusement... il était autrefois calme, tranquille, enfin d’un caractère négociant... et maintenant il a toujours l’air d’un désespoir ! Je te préviens que si tu n’y mets ordre... il finira à la Werther... pan !...

HORTENSE.

C’est bien ce qui m’effraie, et m’empêche de le refuser... il me répète sans cesse qu’il m’adore... qu’il est si malheureux !...

JULES.

Et c’est pour cela que vous croyez à son amour.

HORTENSE.

Apparemment... quand on souffre, on le dit... il n’est pas défendu de se plaindre.

JULES, vivement.

Ah ! madame !

 

 

Scène IV

 

FORCOFFER, HORTENSE, JULES, GERCOURT, DUBOIS, la serviette sous le bras

 

GERCOURT.

À table... à table !... les huîtres sont ouvertes.

JULES, à part.

Il avait bien besoin de venir !... j’allais me lancer...

GERCOURT.

On n’attend plus pour commencer que la présence du généreux amphitryon... nous avons là-haut huit ou dix femmes charmantes, quatre banquiers, deux fournisseurs, et pardessus le marché, cinq ou six de mes amis, des auteurs tragiques qui déjeunent en ville.

FORCOFFER.

C’est donc, toi qui les as invités ?

GERCOURT.

Oui, ils me présentent partout, et je leur rends la pareille. Nous nous soutenons, nous nous vantons réciproquement... c’est une petite coterie littéraire, dans le genre admiratif ; nous formons entre nous une école d’applaudissement mutuel.

Air de Préville et Taconnet.

C’est le moyen de se faire connaître ;
Le bon public ne lit plus maintenant.
Et pour des vers qui viennent de paraître,
Il faut avoir, dans ce monde ignorant,
Quelques amis, pour crier : c’est charmant !
Soudain, maint journal bénévole
Dit qu’ils sont bons... le public complaisant
Les prend pour tels, et fait fort bien vraiment,
Car s’il est dupe en croyant sur parole,
Il le serait bien plus en les lisant.

HORTENSE.

C’est à merveille, je vois que ces messieurs vont nous faire de l’esprit.

GERCOURT.

Fi donc !... nous laissons cela aux auteurs de vaudevilles... qu’ils en fassent, s’ils peuvent... nous nous renfermons exclusivement dans le génie... et nous ne sortons pas de là... allons, entrons.

FORCOFFER.

Et ce pauvre Desélans ?...

GERCOURT.

Le pauvre Desélans n’a pas eu la patience de vous attendre, car il se meurt d’amour et de faim, et il a déjà commencé à déjeuner !... je l’ai placé entre deux jolies dames.

Bas, à Jules.

Ce sont nos complices.

Haut.

Car aujourd’hui, c’est moi qui commande.

À Forcoffer.

N’est-ce pas, mon honorable patron ?

FORCOFFER.

Oui, oui, fais comme tu voudras, je ne m’en mêle pas... car on m’a ordonné de peu manger et de ne pas boire du tout.

GERCOURT.

Par sobriété ?

FORCOFFER.

Oui, sans doute...

Bas.

et puis, le souvenir de ma dernière indigestion !

GERCOURT, à part.

Ah ! diable... Au fait, pou m’importe... je n’ai pas besoin qu’il parle, mais qu’il écoute.

Haut.

Allons, allons, place à monsieur Forcoffer.

Bas, à Jules.

Soyez tranquille, la tête du rival n’en réchappera pas... ça commence déjà !

De même à Dubois.

et toi, Dubois, toi, descendant de Mascarille, viens prendre une leçon en nous regardant faire...

« Et que sur cette table on grave en lettres d’or
« Et que sur cette tilli dignus imitator ! »

Ils sortent.

 

 

Scène V

 

DUBOIS, seul

 

Est-il fier, ce méchant poète !... je ne sais pas ce qu’il m’a dit là en dernier, mais je suis sûr que c’est quelque sottise... croit-il donc que, si je voulais m’en mêler, je n’en ferais pas accroire à notre maître, et à lui, tout le premier... Il rend service à M. Jules, qui est un brave garçon ; à la bonne heure, je ne demande pas mieux... je veux bien qu’on renvoie ce M. Desélans, que je n’aime pas ! mais aussi, je voudrais voir dehors ce M. Gercourt, que je n’aime guère... c’est lui qui m’ôte la confiance de mon maître, c’est lui qui intercepte au passage les gratifications qui m’arriveraient... aussi, morbleu ! que j’en trouve le joint, et il verra que les domestiques d’aujourd’hui ont autant d’imagination et de bonne volonté que ceux d’autrefois... ce sont les occasions qui nous manquent... et pourquoi ?... parce que jadis, les valets seuls étaient intrigants, et qu’aujourd’hui, tout le monde s’en mile... voilà ce qui nous fait du tort. Hein ! qui vient là ?

JULES, en dehors.

Dubois... Dubois !

DUBOIS.

Déjà, notre jeune officier !

 

 

Scène VI

 

DUBOIS, JULES

 

JULES.

Ah ! te voilà... vite, du vin de Champagne !... il en faut encore... je suis sorti pour cela...

DUBOIS.

Eh ! mais, monsieur, comme vous voilà vif et animé ?

JULES.

C’est si joli, du vin de Champagne... je n’en ai bu que deux verres, et je ne me reconnais pas... Dieu !... il me semble que si elle était là, je n’aurais plus peur.

DUBOIS.

Il faut donc, alors, que cela vous ait bien changé.

JULES.

Oh ! je ne suis pas le seul... imagine-toi que mon rival, ce M. Desélans si fougueux, si passionné, à mesure qu’il boit il s’apaise insensiblement... les fumées du vin dissipent celles de l’amour, et pour lui, le Champagne est un calmant.

DUBOIS.

Lui qui est si prudent... comment peut-il s’oublier à ce point ?

JULES.

Il est persuadé qu’il ne boit que de l’eau rougie ; aussi, disait-il tout à l’heure en balbutiant : « C’est singulier, chez ce traiteur, ce n’est pas le vin, c’est l’eau qui porte à la tête... » en attendant, il en est déjà à sa seconde carafe ; et l’on s’en aperçoit, car il pense bien plus à sa fortune qu’aux attraits de sa maîtresse, et quand il veut lui parler d’amour, il lui parle de sa dot.

Regardant du côté de la maison.

Ah ! mon Dieu ! c’est elle ! c’est Hortense !

Air : Il n’est pas temps de nous quitter. (Voltaire chez Ninon.)

Pour moi, quel espoir enchanteur !
Va-t’en, la voilà qui s’avance !

DUBOIS.

Dans vos yeux, monsieur, quelle ardeur !
Vous y voyez double... je pense.

JULES.

Non, mon ami, c’est une erreur ;
J’éprouve bien un pareil trouble,
Mais il n’agit que sur mon cœur,
Et je crois que je l’aime double.

DUBOIS.

Prenez-y garde... dès que vous y serez, votre courage s’évanouira.

JULES.

Je te dis que non... laisse-moi, et va leur porter du renfort.

Dubois sort.

 

 

Scène VII

 

JULES, HORTENSE

 

HORTENSE, à la cantonade.

Je vous en prie, restez à table... que personne ne se dérange, ou je me lâche... je ne veux prendre l’air qu’un instant, car j’ai un mal de tête !...

JULES, à part.

Dieu ... quel bonheur !...

HORTENSE, à part.

Je n’en puis revenir... ce Desélans... que je plaignais... que j’allais épouser par pitié, et par reconnaissance !... il m’avoue avec le plus grand sang-froid du monde, qu’il n’a jamais été amoureux, ni jaloux... et ce qu’il disait là... il le pensait réellement... à qui se fier ?... bon Dieu !...

JULES, la regardant.

Comme elle est jolie !... eh bien ! ce que je ne puis concevoir, c’est que ça ne m’effraie plus... au contraire... elle veut rentrer ; non pas, morbleu ! attaquons.

Courant à Hortense qui va pour sortir.

Ah ! madame, je vous en supplie, daignez m’entendre un seul instant.

HORTENSE.

Moi !... monsieur !... que me voulez-vous ?

JULES.

Comment ! madame, vous ne devinez-pas que je vous aime, que je vous adore, que je n’ai jamais osé vous le dire !

HORTENSE.

Eh ! mais, qu’est-ce que ça signifie ?

JULES.

Air : À Paris, et loin de sa mère. (le Traité nul.)

Excusez l’ardeur qui m’enflamme,
D’aujourd’hui seul je suis hardi.
Que vois-je ! vous tremblez, madame !
De moi, ne craignez rien ici ;
Oui, votre sourire m’enchante,
Mon cœur palpite à voire nom ;
Enfin, vous me semblez charmante,
Vous le voyez... j’ai toute ma raison.

Ou, si je l’ai perdue, c’est bien avant ce jour ; et vous ne pouvez me punir d’un crime dont vous seule êtes la cause.

HORTENSE.

Je ne reviens pas de ce que j’apprends... Moi, monsieur, croire à votre tendresse... lorsque, de toutes ces dames, je suis la seule, peut-être, à qui vous n’ayez point offert votre hommage !

JULES.

Cette réserve-là n’en est-elle pas un ? n’est-ce pas vous distinguer, vous regarder comme un être supérieur ?... Si vous saviez combien je maudissais ma timidité !... jamais je n’aurais osé dire ce mot je vous aime, si d’avance je ne m’étais pas un peu habitué à le prononcer.

HORTENSE.

C’est pour cela que vous le répétez tous les jours, même à madame Forcoffer, l’épouse de mon oncle.

JULES,

Eh ! c’était ma confidente ; je lui parlais sans cesse de vous, de mon amour... elle approuve cette union, elle nous protégera.

HORTENSE.

Comment ! cette union... Est-ce que, vraiment, vous osez y penser ?

JULES.

Oui, vous renverrez voire prétendu, ce M. Desélans, qui vous aime moins que moi, j’en suis sûr ; et pour vous plaire, pour mériter votre main, je ne vous demande que du temps. J’irai à l’armée, je me distinguerai, je me ferai blesser, je me ferai tuer, s’il le faut ; c’est-à-dire, non, blesser, c’est-bien assez ! et si quelqu’un le trouve mauvais, il n’a qu’à le dire, je l’attends de pied ferme, ou plutôt, je l’attends à vos genoux.

S’y mettant, et lui prenant la main, qu’il couvre de baisers.

HORTENSE.

Jules, que faites-vous ? vous me compromettez, Jules, mon ami !

Elle rentre.

 

 

Scène VIII

 

JULES, GERGOURT

 

GERCOURT, dans le fond, et un peu gris.

À merveille !... nouvelle péripétie !

JULES.

Dieu ! j’étais si bien !... quel dommage ! pourquoi êtes-vous venu nous interrompre ?

GERCOURT.

Pour vous annoncer de bonnes nouvelles... la double intrigue marche et se complique ; encore un coup de théâtre, et nous touchons au dénouement. Ad eventum festinat, comme dit le poète.

JULES.

Qu’est-il donc arrivé ?

GERCOURT.

Pendant que vous étiez à faire votre déclaration, en auteur habile, je multipliais les incidents, c’est-à-dire les bouteilles de vin de Champagne... Notre amphitryon s’est toujours tenu sur la défensive, c’est une justice à lui rendre ; mais notre prétendu, comme il y allait !... il a bu, je crois, à tous les agents de change de Paris ; et ils sont soixante... c’est après le départ de la nièce que la dispute a commencé entre lui et notre hôte... Dieu ! que de vérités pénibles il lui a fait entendre !... et lui qui payait le déjeuner !... c’est une indignité... Enfin, furieux tous les deux, ils se sont levés de table.

JULES.

Ô ciel ! ils vont se battre.

GERCOURT.

Ici, à la porte Maillot... laissez donc... on vient quelquefois se battre pour déjeuner, mais on ne vient jamais déjeuner pour se battre !... ce serait un contre-sens moral... on a séparé les deux antagonistes, et, transportant Desélans dans la chambre voisine, là, sur un large canapé...

« J’ai vu fermer ses yeux par le sommeil vaincus,
« Et Morphée a calmé les ardeurs de Bacchus. »

JULES.

À merveille ! Et M. Forcoffer ?

GERCOURT.

Il s’est prononcé ; tout est rompu ; il ne veut plus que Desélans épouse sa nièce : ainsi, succès complet ! voilà un premier acte enlevé ; mais ce n’est rien encore, il faut maintenant qu’il se décide en votre faveur, et qu’il vous nomme son neveu, séance tenante.

JULES.

Non, non, il ne faut rien brusquer, et il vaut mieux, je crois, attendre à demain, ou après.

GERCOURT.

Bah ! et la règle des vingt-quatre heures ! et l’unité de lieux !... il faut que tout se termine ici-même. J’ai là une épître superbe sur sa généalogie ! je vais le prier de la corriger... Dans ce moment-là on en fait tout ce qu’on veut, et tout en buvant son Champagne, je soignerai vos intérêts.

Air du vaudeville de Philibert marié.

Oui, nous allons faire un échange
Dont l’effet est toujours certain ;
Je lui verserai la louange,
Et lui me versera le vin ;
Je vanterai ses destinées,
En sablant un jus merveilleux...
Et plus son vin aura d’années,
Plus je lui donnerai d’aïeux.

JULES.

Est-ce que vous boirez encore ?... il me semble que déjà...

GERCOURT.

Il le fallait bien... ne fût-ce que pour exciter et donner l’exemple... il n’y a pas de mal... c’est ce que nous appelons l’exaltation poétique, c’est le moment des chefs-d’œuvre... justement, voici notre oncle ! allez retrouver la nièce, achevez votre déclaration, obtenez votre pardon ; moi, pendant ce temps, j’aurai tout arrangé, tout aplani.

« Et quand la troisième heure au départ nous appelle,
« Revenez en ces lieux avec le même zèle,
« Je saurai vous prouver par d’importants bienfaits
« Que ma parole est stable et ne trompe jamais.
« Allez. »

Jules sort.

 

 

Scène IX

 

GERCOURT, FORCOFFER

 

FORCOFFER.

Le sot, l’impertinent ! je ne suis pas encore remis de ma colère.

GERCOURT.

Ni moi non plus, car j’étais furieux pour vous... du reste, vous lui avez répondu comme il le méritait.

FORCOFFER.

Tu crois ? il me semblait, au contraire, que j’étais tellement hors de moi, que je n’ai pas pu trouver un mot.

GERCOURT.

C’est ce que je voulais vous dire... le silence du mépris !... c’est bien plus éloquent.

FORCOFFER.

Il croit peut-être que sans lui je ne pourrai pas marier ma nièce ; comme si avec les cent mille écus que je lui donne, je ne pouvais pas trouver un neveu !

GERCOURT.

Vous en trouveriez cent, et j’en connais un, un jeune homme d’une naissance distinguée, qui a pour vous la plus grande vénération ! Mais avant tout, parlons un peu de notre épître ; je dois vous la lire ce soir, mais j’aurais voulu avoir vos avis et vos corrections.

FORCOFFER.

Oui, oui, montre-moi cela ; moi, j’ai un gros bon sens...

GERCOURT.

Laissez donc ! vous vous y entendez mieux que moi ; vous avez de l’esprit argent comptant.

FORCOFFER.

Eh bien ! excepté toi, ils ne veulent pas en convenir... il semble que parce qu’on a le malheur d’être riche, on doit être un imbécile ! toi, tu es un littérateur estimable. Voyons ton épître... Holà ! garçon, du punch... nous le prendrons ici, en travaillant, car je ne me soucie pas de rentrer là-dedans.

GERCOURT.

À la bonne heure !

FORCOFFER, aux garçons.

C’est bien... du punch... du punch... on dit que cela éclaircit les idées...

GERCOURT.

À vous peut-être... mais moi qui ai déjà bu... cela va m’achever... n’importe, pour vous tenir compagnie... et puis, vous y verrez pour deux.

Il lit en buvant souvent.

ÉPÎTRE À MONSIEUR FORCOFFER

« Du riche Aboul-Casem héritier généreux,
« Placé par la fortune au rang des demi-dieux,
« Tu caches sur ton front tous les lauriers du Pinde,
« Et dans ton coffre-fort tous les trésors de l’Inde.

FORCOFFER.

Pas mal.

GERCOURT, buvant.

N’est-il pas vrai ?... À votre santé !

FORCOFFER.

Et puis, il y a toujours de la richesse dans ta poésie... mais, va de suite... nous corrigerons après.

GERCOURT, lisant.

« Tel, par un don magique à son sort attaché,
« Midas changeait en or ce qu’il avait touché ;
« Mais plus savant que lui, des muses noble idole,
« Tu puises l’Hippocrène aux sources du Pactole. »

FORCOFFER.

Très bien... très bien... c’est ronflant... mais dis-moi... est-ce que tu ne parles pas là-dedans de ma dernière opération sur les rentes de Naples ?

GERCOURT, buvant.

C’est que ce n’est guère poétique.

FORCOFFER.

À la bonne heure... mais au moins c’est vrai... tout ce que tu me dis là peut s’adresser à un autre ; il m’est arrivé vingt fois d’acheter des vers qui avaient déjà servi.

GERCOURT.

J’espère que vous ne regardez pas ceux-là comme des vers de hasard.

FORCOFFER.

Je ne te dis pas cela... mais si tu parles de mes Naples... tous mes confrères verront bien que c’est pour moi.

GERCOURT, buvant toujours et commençant à perdre la tête.

Et où diable voulez-vous que je trouve des rimes à Naples ?

FORCOFFER.

Qu’est-ce que ça signifie ?... est-ce qu’ordinairement tu ne trouves pas ce que je veux ?

GERCOURT.

Et s’il n’y en a pas...

FORCOFFER.

S’il n’y en a pas... on en fera.

GERCOURT.

Dieu !... est-il bête !...

FORCOFFER.

Qu’est-ce que c’est ?...

GERCOURT.

Je dis que ces choses-là ne sont pas des choses de finance... et qu’alors, vous ne pouvez pas être au fait.

FORCOFFER.

Et moi, je te dis que ces vers-là ne valent pas les derniers que tu m’as faits, et qu’il est impossible d’y rien comprendre.

Prenant le papier.

Qu’est-ce que c’est que cela ?

« Du riche Aboul-Casem héritier généreux. »

Est-ce que je connais cet Aboul-Casem ?

GERCOURT.

Je le crois bien, c’est un Turc.

FORCOFFER.

Me comparer à un Turc !

GERCOURT, tout à fait gris.

Eh ! oui, Aboul-Casem veut dire un Crésus ; ct un Crésus, c’est un richard comme vous ; car il faut tout lui dire.

FORCOFFER.

Et cet autre vers, où vous parlez de Midas ? est-ce que je n’ai pas entendu là-dessus faire des plaisanteries ?

GERCOURT.

J’y suis : je vois le bout de l’oreille qui passe ; c’est le meilleur vers de l’épître.

FORCOFFER.

C’est le plus mauvais.

GERCOURT.

Oh ! le plus mauvais !... quand on se mêle de critiquer, il faut au moins parler français.

FORCOFFER.

Parbleu ! mon français vaut bien le vôtre, et je trouve les vers archi-détestables.

GERCOURT.

Détestables ! des vers comme ceux-là !... j’en appelle à la postérité.

FORCOFFER.

La postérité en fera des papillotes.

GERCOURT.

Des papillotes !... c’est bien à vous de parler : un ignorant qui ne sait seulement pas l’orthographe, et qui fait des fautes dans ses lettres de change !

FORCOFFER.

Moi ! un ignorant !

Montrant le papier.

Quand vous écrivez tous les jours, de votre main, que je suis un homme de mérite...

GERCOURT.

Fiction poétique ! Est-ce que vous croyez que j’écris ce que je pense !... vous en voulez pour votre argent... on vous en donne, parce qu’on a de la conscience.

FORCOFFER.

De la conscience !... je me laisserais jouer à ce point !... je vous apprendrai à parler.

GERCOURT.

Et moi, je vous apprendrai à lire.

FORCOFFER.

Vil parasite !

GERCOURT.

Infâme Turcaret !

 

 

Scène X

 

GERCOURT, FORCOFFER, JULES

 

JULES.

Eh bien ! qu’y a-t-il ? quelles nouvelles ?

FORCOFFER.

Je le bannis de chez moi... je ne veux plus de sots ni d’intrigants à ma table.

GERCOURT.

Vous irez donc dîner tous les jours en ville ?

JULES.

Qu’entends-je ?

GERCOURT.

C’est Jupiter qui se fâche, parce qu’on lui dit qu’il est un sol et un imbécile, et qu’il voit là-dedans des équivoques !

JULES.

Gercourt !... dans quel état êtes-vous ?... l’insulter à ce point !...

FORCOFFER, à Gercourt.

Je vous connais depuis longtemps, vous et vos pareils... je n’ai jamais été votre dupe.

GERCOURT.

C’est ce qui vous trompe... vous l’avez toujours été... et vous l’êtes encore dans ce moment même... cette scène que vous avez eue avec Desélans... c’est moi qui l’avais préparée, pour rompre ce mariage... Je me moquais de vous... ce jeune homme-là,

Montrant Jules.

ce bon jeune homme, il se moque aussi de vous... afin d’épouser votre nièce qu’il aime... nous sommes tous du complot.

FORCOFFER.

Morbleu ! il est vrai...

JULES.

Monsieur, ne le croyez pas.

FORCOFFER.

Si ! vraiment ; mais grâce au ciel, je suis au fait de tous les tours qu’on a voulu me jouer.

GERCOURT.

Il y en a encore que vous ne connaissez pas, parce que, vous voyez bien... votre femme...

FORCOFFER.

Eh bien ! ma femme ?

GERCOURT.

Votre femme...

JULES, à Gercourt.

Monsieur, y pensez-vous ?

GERCOURT.

Sufficit... il ne saura rien. Ce sera sa punition.

FORCOFFER.

Ah ! c’en est trop !

Air du vaudeville du Château de mon oncle.

FORCOFFER.

Non, jamais pareil affront
N’avait fait rougir mon front ;
À mes yeux désormais
Ne vous présentez jamais.

GERCOURT.

Non, jamais pareil affront
N’avait fait rougir mon front
Tu l’entends, Apollon,
Viens venger ton nourrisson.

JULES.

Monsieur...

FORCOFFER.

Point d’excuse.

Il jette l’épître à ses pieds.

GERCOURT, ramassant l’épître.

Enfants de ma muse,
Vous, par qui si longtemps
Je fus admis chez les grands !
Épître divine,
Toi, par qui je dîne,
Pour un autre festin
Tu me serviras demain.

Ensemble.

FORCOFFER.

Non, jamais pareil affront, etc.

GERCOURT,

Non, jamais pareil affront, etc.

Ils sortent tous les deux.

 

 

Scène XI

 

JULES, seul

 

Maudit Gercourt... nos affaires allaient si bien... je suis contre lui d’une colère... et je ne peux pas lui chercher dispute dans l’état où il est... car pour lui brûler la cervelle, il faut encore attendre que la tête lui soit revenue...

Voyant entrer Dubois.

Ah ! c’est toi, Dubois ?

 

 

Scène XII

 

JULES, DUBOIS

 

DUBOIS.

Oui, monsieur ! toute la société Se dispose à partir, mais j’espère que vous et M. Gercourt avez bien profité des moments, et que maintenant, grâce à votre zèle, vous êtes...

JULES.

Perdu, ruiné et sans espoir... au moment où le succès paraissait certain.

DUBOIS.

Qu’est-ce que vous dites donc là ?

JULES.

J’avais été rejoindre Hortense, et touchée de mes larmes, de mes prières, elle m’avait enfin permis de l’aimer et de demander sa main à M. Forcoffer... tout était d’accord... j’accourais ici plein d’amour et de joie... mais grâce aux imprudences de Gercourt, je trouve que tout est rompu ; il lui a parlé de notre ruse, de notre complot, et même de sa femme.

DUBOIS.

Beau chef-d’œuvre !... aussi pourquoi vous fier à ce Gercourt, qui, par état, ne sait que brouiller les intrigues ?

JULES.

Encore, s’il savait les dénouer ! il n’y aurait que demi-mal.

DUBOIS.

Eh bien ! monsieur, moi qui ne suis pas poète, et qui ne suis que valet de chambre, je vois moyen de vous tirer de là !... j’en fais mon affaire.

JULES.

Que dis-tu ?... Dieu ! si tu en viens à bout, tout ce que je possède est à toi... mais c’est impossible... comment veux-tu, après ce qui s’est passé, me rendre les bonnes grâces de M. Forcoffer ?

DUBOIS.

Pourquoi pas ? quand on conserve sa tête, ou plutôt quand on sait la perdre à propos... C’est monsieur, je l’entends... tenez-vous à l’écart, et profitez de notre conversation.

Jules entre dans le bosquet et disparaît.

 

 

Scène XIII

 

DUBOIS, FORCOFFER

 

DUBOIS.

Allons, encore de l’ivresse, puisqu’il n’y a pas d’autre moyen !... celle-là du moins n’est que pour rire...

Allant à Forcoffer en imitant un homme très gris.

Dis-moi donc, camarade...

Lui frappant sur l’épaule.

Dis-moi l’amitié de me dire où est mon maître ?

FORCOFFER, se retournant.

Eh ! mais, c’est ce faquin de Dubois... et dans un joli état encore... il paraît qu’aujourd’hui tout le monde s’en mêle, le salon et l’office ; mais j’en suis enchanté, voilà au moins quelqu’un sur qui pourra tomber ma colère ! Va-t’en, je le chasse, lu n’es plus à mon service.

DUBOIS.

Me chasser ! oui, mon maître me chasserait, s’il le savait.

FORCOFFER.

Ce butor-là sent le vin d’une lieue ; je ne peux pas souffrir l’ivresse du peuple.

DUBOIS.

Aussi, il ne faut pas le lui dire, et il s’en doutera encore assez, parce que avec son air bonhomme, notre maître est malin comme un singe.

FORCOFFER.

Ah ! ah ! tu crois cela ?

DUBOIS.

Lui ? c’est un démon, il a de l’argent comme un coffre, et de l’esprit comme un in-quarto.

FORCOFFER, en riant avec satisfaction.

Ces gens-là ont, dans leur ivresse, des lazzis et des expressions...

Air : Quand l’Amour naquit à Cythère.

Oui, malgré moi, je ris de sa figure !

DUBOIS, à part.

Bon... il y vient, grâce à mon compliment.

FORCOFFER.

Vit-on jamais plus grotesque tournure ?

DUBOIS, à part.

Il est à moi... je le tiens maintenant.
Oui, dans son cœur je vois ce qui se passe,
Il ne saurait me résister.

FORCOFFER, le regardant en riant.

Il ne peut se tenir en place.

DUBOIS, à part.

Plus que jamais je suis sûr d’y rester.

FORCOFFER, de même.

Eh ! parbleu, il me vient une idée. Si, profitant de son état, je mettais sa franchise à contribution...

Haut.

Dis-moi, mon camarade, tu me parles de ton maître ; mais de sa femme, qu’en dis-tu ?

DUBOIS.

Ah ! sa femme... je dis que c’est une jolie femme.

FORCOFFER.

Oui.

S’efforçant de rire.

Mais ne fait-on pas courir le bruit qu’elle a un amoureux, ce petit Jules de Sainval ?

DUBOIS, lui faisant signe de se taire.

Chut donc !

FORCOFFER.

Ah ! mon Dieu ! est-ce qu’il y a quelque chose ?

DUBOIS.

Chut donc ! vous dis-je... c’est un secret, un mystère que j’ai découvert en écoutant, et qu’il ne faut pas dire à monsieur ! ce jeune homme est amoureux de la nièce de monsieur, et madame les protège ; mais faut pas dire...

FORCOFFER, à part.

Dieu soit loué !...

Haut.

il n’a pas d’autre passion ?

DUBOIS.

Si vraiment : je crois qu’il adore notre maître, c’est son dieu, son idole... l’autre jour il a tiré l’épée avec quelqu’un qui en avait dit du mal devant lui.

FORCOFFER.

Quoi ! c’est là le sujet de cette affaire dont j’avais entendu parler ? Ce brave jeune homme ! qu’est-ce que me disait ce Gercourt ?

DUBOIS.

Gercourt... ah ! vous êtes donc au fait ?... Ce Gercourt est un homme qui... enfin, suffit !... je sais ce que je sais, et si monsieur me traitait seulement en valet de chambre, en ami, je lui apprendrais des choses...

FORCOFFER.

Eh bien ! que doit-il faire ?

DUBOIS.

Il faut qu’il double la confiance et les appointements.

FORCOFFER, à part.

Il n’a pas tort : un domestique sincère ne peut pas trop se payer.

Haut.

Eh bien ! mon garçon, voyons, confie-moi... On vient, tais-toi, va cuver ton vin, et sois tranquille, nous reparlerons de cela.

DUBOIS, à part.

À merveille ! l’ami de la maison est congédié.

 

 

Scène XIV

 

DUBOIS, FORCOFFER, JULES, HORTENSE, CONVIVES, HOMMES et FEMMES

 

LES CONVIVES.

Air de l’Anglaise de Leicester.

Grand Dieu ! quel festin !
Tout était divin !
On est mieux ici
Que chez Véry ;
Hôte généreux,
Daignez en ces lieux
Daignez recevoir nos adieux.

HORTENSE.

Il est vrai, mon cher oncle, que vous avez fait les choses en conscience.

FORCOFFER.

Sois tranquille !... je n’y ai pas perdu, ni toi non plus !... pour tout ce que nous y avons appris, ce n’est pas payer trop cher.

À Jules.

Mon cher Jules, je vous demande pardon de la manière dont je vous ai traité tantôt.

JULES.

Quoi !... monsieur, vous seriez assez bon...

FORCOFFER.

Oui, jeune homme, je vous rends justice ! ce n’est pas moi à qui l’on peut en imposer longtemps ! je connais votre estime pour ma personne, et vos sentiments pour ma nièce, et je vous prouverai bientôt...

 

 

Scène XV

 

LES MÊMES, GERGOURT, un peu en désordre, mais dégrisé

 

GERCOURT.

Eh bien ! vous autres... partons-nous ? il me semble que j’ai sommeillé quelques instants ; ou du moins j’ai perdu momentanément connaissance ; ce diable de vin de Champagne vous tape un peu... mais par bonheur ce n’est pas long.

À Forcoffer.

Aussi, mon cher Mécène, c’est votre faute ! vous nous donnez des déjeuners sublimes, admirables, enfin comme tout ce que vous faites.

FORCOFFER.

À d’autres ! je sais à quoi m’en tenir et, pour vous en convaincre, voilà Jules de Sainval, mon jeune pupille, qui jamais, quoi qu’on en ait pu dire, n’a fait la cour à ma femme... et je le prouve en lui donnant ma nièce en mariage.

JULES.

Ah ! quel bonheur !

GERCOURT.

À merveille ! soyez unis, dénouement obligé.

À Jules.

Je vous avais bien dit que je ferais votre mariage. Quand je me charge de quelque chose !... Il ne s’agit plus maintenant que de l’épithalame : Ô hymen ! ô hyménée !... J’y veux faire un récit épique de la défaite lie ce pauvre Desélans, qui décidément me paraît en déroute.

FORCOFFER.

Il n’est pas le seul, monsieur, car il paraît que si le vin vous donne de la franchise, le sommeil vous ôte la mémoire.

GERCOURT, cherchant à rappeler ses idées.

Qu’est-ce que vous dites donc là ?... comment ! cette épître, cette dispute... est-ce que je ne l’ai pas rêvé ?

FORCOFFER.

Un mauvais rêve que vous avez fait là.

GERCOURT.

Non pas, mais une scène de comédie, ou plutôt une satire dans le genre de Pétrone, je vous la montrerai.

FORCOFFER.

Du tout, je renonce à la poésie, je me renferme dans ma caisse ; et bien fin maintenant qui me prendra pour dupe !

À Dubois.

n’est-ce pas, mon garçon ?

DUBOIS.

Oui, monsieur.

Regardant Gercourt.

Les Frontin et les Mascarille ne sont pas tous défunts.

FORCOFFER.

Il ne sait plus ce qu’il dit ; Dieu ! dans quel état il est ! il faudra qu’il revienne en voiture ; car c’est un sujet précieux ! avec lui, je suis toujours sûr de savoir la vérité, tant que j’aurai du vin dans ma cave.

Vaudeville.

Air du vaudeville de Partie et Revanche.

DUBOIS.

Mon maître, que chacun abuse,
Jadis leur dupe, est la mienne aujourd’hui !
Car ici-bas, tout ne va que par ruse ;
Par ceux qu’on aime on est trahi,
Perd-on sa belle, son ami ?
D’une autre beauté l’on s’occupe,
Un autre ami prend notre cœur ;
On croit, hélas ! n’être plus dupe.
On n’a fait que changer d’erreur.

FORCOFFER.

L’arithmétique est, dit-on, nécessaire,
Mais, selon moi, c’est un talent bien nul ;
Je vois plus d’un millionnaire
Qui n’est pas fort sur le calcul.
Heureusement pour leur cassette,
Ces messieurs ont eu des malheurs,
Et la fortune qu’ils ont faite
Est le produit de leurs erreurs.

GERCOURT.

On critique l’Académie,
On a grand tort, assurément :
De cette illustre confrérie
Tous les membres ont du talent ;
Tous ont fait ou moins un ouvrage,
Et quand il s’y trouve un auteur
Qui n’a pas écrit une page.
Ce n’est vraiment que par erreur.

JULES.

Oubliant ma belle patrie,
Dans mes goûts, hélas ! trop léger,
J’ai cru longtemps que l’industrie
Ne régnait que chez l’étranger.
Enfin, à mes yeux se découvre
Un avenir consolateur...
J’ai vu les richesses du Louvre,
Et j’ai reconnu mon erreur.

HORTENSE, au public.

Messieurs, sur le sort d’un ouvrage
Les auteurs, toujours inquiets,
Redoutent parfois un orage,
Espèrent souvent un succès.
Sur cette pièce qu’on vous donne
J’ignore l’avis de l’auteur ;
Il croit peut-être qu’elle est bonne.
Ne détruisez pas son erreur.

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