La Vie est un songe (Louis DE BOISSY)

Comédie Héroïque en trois actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, par les Comédiens Italiens, le 12 novembre 1732.

 

Personnages

 

BASILE, Roi de Pologne

SIGISMOND, Fils de Basile

FÉDÉRIC, Grand Duc de Moscovie, et Neveu du Roi

SOPHRONIE, Princesse, et Nièce du Roi

CLOTALDE, Gouverneur de Sigismond

ULRIC, Grand de la Cour

RODERIC, Chef des Conjurés

ARLEQUIN, Bouffon de la Cour

PLUSIEURS OFFICIERS

GARDES

SOLDATS

 

La scène est en Pologne.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

LE ROI, ULRIC

 

ULRIC.

De Rochers escarpés, quelle chaîne effroyable

Sert de remparts à cette affreuse Tour ?

Elle paraît impénétrable

À la clarté du jour,

Ô Ciel ! qui peut guider mon Roi dans ce séjour ?     

LE ROI.

Le remords qui l’accable.

ULRIC.

Un Prince tel que vous, Père de ses sujets,

Du remords accablant peut-il sentir les traits ?

LE ROI.

Je ne les sens que trop, mais je fuis pardonnable,

L’amour que j’ai pour eux m’a seul rendu coupable.

ULRIC.

Seigneur, que dites-vous ?

LE ROI.

Il est temps que mon cœur

Te dévoile un secret à l’État nécessaire,

Dont un seul homme est le dépositaire,

Et qui va te remplir de surprise et d’horreur.

Cette Tour que tu vois, cette prison si noire

Dont l’aspect seul épouvante les yeux

Ces lieux (puis-je le dire, et pourras-tu le croire ?)

Renferment dans leurs murs mon fils unique.

ULRIC.

Ô Dieux !

LE ROI.

Pour t’éclaircir cet horrible mystère,

Apprends, qu’autrefois, à mes vœux,

Un fils fut accordé par le Ciel en colère.

Avant de mettre au jour ce Prince malheureux,

Mon épouse, en dormant, crut voir un monstre affreux,

Qui, déchirant son sein, terminait sa carrière.

Ce songe fut trop vrai ! Fatal présent des Cieux.

Sigismond, en naissant, fit expirer sa mère.

Par moi sur ses destins le Ciel fut consulté,

Et combla les frayeurs dont j’étais agité :

Il me dit que ce Prince impie et sanguinaire

Régnerait sur son peuple en Tyran furieux ;

Il me dit qu’à ses pieds il foulerait son père,

Et qu’il blasphémerait les Dieux.

Dans cette affreuse conjoncture,

Le cœur rempli d’un juste effroi ;

Mais plus épouvanté pour l’État que pour moi,         

Au bien de mes Sujets j’immolai la nature,

Et je devins cruel par générosité :

Craignant pour eux ce fils, et sa férocité,

Je le fis enfermer dans cette Tour obscure.

Pour y vivre et mourir sans connaître son sort :

J’eus soin en même temps de publier sa mort.

Clotalde seul instruit, sous une garde sûre,

Fut chargé d’élever Sigismond dans ces lieux,

Non comme un Maître légitime,

Mais comme un monstre furieux

Qu’il fallait enchaîner pour le sauver du crime.

ULRIC.

Le supplice m’étonne autant que la victime.

LE ROI.

Je crus, par là, du Ciel détourner la fureur,

Assurer mon repos et celui de l’Empire :

Vaines précautions ! Le remords dans mon cœur       

Punit à chaque instant l’excès de ma rigueur.

Je sens surtout, je sens qu’il me déchire.

Dans ce jour où l’État soupire

Après le choix d’un Successeur

Que les ans me pressent d’élire.

Contre moi la raison elle-même conspire,

Me dit que j’ai trop crû les Astres incertains ;

Que je dois révoquer des ordres inhumains,

Qu’une privant d’un fils, ôtent à la Province,

Contre toute équité, son véritable Prince ;        

Qu’avant de condamner l’espoir de ma Maison

À l’horreur éternelle

D’une rigoureuse prison,

Je consulte du moins l’amitié paternelle,

Et tente s’il n’est point en cette extrémité           ,

Quelque moyen plus doux pour dompter sa fierté,

Et pour faire mentir son étoile cruelle.

ULRIC.

Ah Seigneur ! pour ce fils proscrit contre les Lois

D’un trop juste remords daignez ouïr la voix.

LE ROI.

Ami, dans ce désert c’est lui seul qui m’amène,          

J’y prétends voir mon fils sans en être aperçu,

Juger des sentiments dont il est combattu,

Et décider par eux si je romprai sa chaîne.

Dans ce jour favorable, heureux si la vertu

Pouvait combattre en lui l’ascendant qui l’entraîne,

Et pouvait le rendre après moi

Digne de gouverner et d’être votre Roi !

Clotalde qui m’attend et que j’ai fait instruire,

Doit bientôt... Je le vois qui vient pour nous conduire.

 

 

Scène II

 

LE ROI, ULRIC, CLOTALDE

 

CLOTALDE.

Sigismond va, Seigneur, paraître dans ces lieux,        

Souffrez, pour l’écouter, qu’on vous cache à ses yeux.

LE ROI.

Je brûle en même temps et je crains de l’entendre

Prépare-toi, mon cœur, à l’assaut le plus tendre.

Il suit Clotalde qui le conduit avec Ulric.

 

 

Scène III

 

ARLEQUIN, seul

 

Voyons un peu ce qui se fait ici.

Mes semblables par tout entrent sans conséquence,

Et Bouffon de la Cour, j’use de ma licence.

Le Roi, d’un de ses Grands suivi

Et guidé par Clotalde en cet antre effroyable,

Vient maintenant d’entrer à petit bruit.

Je voudrais bien savoir quel sujet l’y conduit ?

C’est le domicile du Diable,

Tout ici me paraît propre à l’y conjurer.

Le Roi peut-être est venu l’implorer,

Pour se le rendre favorable.

De chaînes et de clefs quel bruit épouvantable !

La porte s’ouvre : Ah ! ce font les enfers !

Tous mes sens font saisis d’une frayeur extrême.

Quel fantôme s’avance ! iI est charge de fers,

Et ses regards font peur : c’est le Diable lui-même ;

Je suis perdu.

 

 

Scène IV

 

SIGISMOND enchaîné, ARLEQUIN

 

SIGISMOND.

Parle, n’es-tu point las,

Ô Ciel ! injuste Ciel, de m’accabler de chaînes ?

ARLEQUIN.

Il menace le Ciel ; c’est lui, n’en doutons pas.

Le Diable m’attendrit, et j’entre dans ses peines.

SIGISMOND.

Sans avoir vu le jour, depuis vingt ans je vis :

Renfermé dès l’enfance en un cachot horrible,

J’ignore mon forfait, et ne sais qui je suis.

Je ne vois qu’un seul homme, un tyran inflexible,

Instrument et témoin des maux dont je gémis.

Il ne m’éclaircit point mon infortune extrême ;

Il me parle souvent de la Terre et des Cieux

Il m’apprend à connaître, à respecter les Dieux.

Mais il me vante en vain leur Justice suprême,

Le sort que je subis, sans l’avoir mérité,

Dément cette Justice et détruit leur bonté.

Qu’ai-je commis conte eux pour subir l’esclavage,

Et pour me voir ainsi durement enchaîné ?

Me font-ils expier le crime d’être né ?

Si c’est là le forfait donc me punir leur rage ;

Avec tout ce qui vit, Sigismond le partage.

J’ai pour complice l’Univers ;

Cependant ici bas jusqu’au poisson qui nage,

Jusqu’à l’oiseau qui fend les airs,

Tout est né libre, et je porte des fers,

Moi, qui par ma raison, par mon noble courage,

Sens que je suis leur plus parfait ouvrage.       

Si tu veux à mes yeux prouver ton équité,

Ô Ciel ! unique auteur des tourments que j’endure,

Fais partager mes fers à toute la nature,

Ou donne-moi la liberté

Dont jouit en naissant ta moindre créature.

ARLEQUIN.

Vraiment il raisonne assez bien.

Si j’osais, avec lui j’aurais un entretien.

SIGISMOND.

Dans ces demeures souterraines,

Que ne puis-je goûter la funeste douceur

D’avoir un compagnon de mes cruelles peines !

Pour soulager l’excès de ma douleur,

Il porterait du moins la moitié de mes chaînes.

ARLEQUIN.

Le discours que j’entends me remplit de frayeurs

Ah ! s’il allait me saisir, misérable !

Mais Clotalde revient. Cachons-nous dans ce coin,

Pour savoir s’il n’a pas commerce avec le Diable.

De tout sans être vu, je serai le témoin.

Il se retire dans un coin.

 

 

Scène V

 

SIGISMOND, CLOTALDE, ARLEQUIN caché

 

SIGISMOND.

Mes maux sont éternels comme ma solitude

Et mon esprit éclairé par l’étude

Ne sert qu’à les approfondir,

Et qu’à me faire mieux sentir

Les horreurs de ma servitude.

Mais je vois devant moi le tyran de mes jours.

Dis-moi, de mes tourments quand finira le cours ?

Quand pourrai-je un instant jouir de la lumière :

Ou de ta bouche au moins apprendre qui je suis ?

Dévoile-moi...

CLOTALDE.

Je ne le puis.

Soumettez-vous.

SIGISMOND.

Voilà ton langage ordinaire,

Et je ne vois jamais mes doutes éclaircis.

Cependant, si j’en crois les Livres que je lis,

Instruire est le devoir d’un Maître.

CLOTALDE.

Les Dieux n’approuvent point la curiosité

Que vous faites paraître.

SIGISMOND.

Clotalde je suis homme. En cette qualité

Je mérite de me connaître.

CLOTALDE.

Ah, vous ne l’êtes plus par votre cruauté.

SIGISMOND.

Tes affreux traitements font ma férocité,

Et si je fuis cruel tu m’enseignes à l’être.

Sur les parents qui m’ont fait naître,

Une éternelle obscurité,

Des fers, une prison sauvage

Sans nul espoir de liberté ;

Nui relâche à mes maux qu’accroît ta dureté,

Barbare ; voilà mon partage

Et tes leçons d’humanité.

CLOTALDE.

J’exécute l’arrêt que le Ciel a dicté

Pour mettre un frein à votre violence

Dont il est révolté ;

C’est elle, c’est votre arrogance

Qui vous a fait proscrire avant votre naissance.

Dépouillez donc tant de fierté.

Vous ne sauriez désarmer sa vengeance

Que par l’humilité,

Par la douceur et par l’obéissance.

SIGISMOND.

Ce discours me révolte : Est-ce par la rigueur

Que l’on prétend m’inspirer la douceur ?

Tes châtiments cruels, ta conduite sévère

Ne font qu’augmenter ma fureur,

Et dans les mouvements qui saisissent mon cœur...

CLOTALDE.

Aux transports de votre colère,

Ces murs vont servir de barrière.

Ils sauront vous humilier.

SIGISMOND.

Tu peux trancher mes jours, non me faire plier ;

Et je brave...

CLOTALDE.

Qu’on le saisisse,

Et qu’on l’enferme sans tarder.

SIGISMOND.

Dieux ! qu’à la force il est dur de céder,

Et que la dépendance est un cruel supplice

Pour un cœur qui se sent digne de commander !

On l’entraîne, et la porte de la Tour se referme.

 

 

Scène VII

 

LE ROI, ULRIC, CLOTALDE, ARLEQUIN caché

 

LE ROI, sortant du lieu où il était caché.

Quel spectacle touchant pour les regards d’un père !

Dieux ! qu’il accroît le remords de mon cœur !

Que l’état de mon fils m’a fait sentir d’horreur ;

Et que l’aspect de sa misère

M’a bien puni de ma rigueur !

Astres cruels, que je devais moins croire,

Ah ! j’ai pris trop de soin de vous justifier        !

Si ses emportements semblent vérifier,

Votre prédiction si terrible et si noire,

Vous n’en devez toute la gloire

Qu’aux barbares moyens que j’ai fait employer.

Mon fils était né bon, vertueux, débonnaire,

Ma cruauté pour lui, mes ordres rigoureux

Ont aigri son orgueil, allumé sa colère.

J’ai moi seul, malheureux !

Fait un tyran d’un Prince généreux.

Que dis-je ? Les transports que son cœur fait paraître

Partent d’une noble fierté,

Digne du sang qui l’a fait naître.

J’ai vu même au travers de sa férocité,

Briller des traits de générosité ;

Qui pour mon fils, me sont fait reconnaître.

CLOTALDE.

Seigneur, de ce retour Clotalde est enchanté.

Contre un fils malheureux, victime de mon zèle,

À regret j’ai servi votre sévérité.

En vous obéissant dans ma charge cruelle,

J’ai soupiré cent fois de ma fidélité.

Grand Roi, pour prix de mon obéissance

Accordez moi sa liberté ;

Je serai trop payé par cette récompense

Qu’à vos genoux, j’ose vous demander.

Rendez à vos sujets leur Prince légitime,         

Et recouvrez un fils né pour vous succéder,

Qu’il passe de l’horreur de cet affreux abîme,

Au Trône qu’il doit posséder :

Cessez de redouter la fureur qui l’anime :

Dès qu’il reconnaîtra la splendeur de son sang,

Il sera magnanime,

Et saura se montrer digne de ce haut rang.

Ne résistez donc plus à l’ardeur qui m’entraîne,

Et laissez-vous fléchir.

Faites que ce bras qui l’enchaîne

Ait le bonheur de l’affranchir,

Dût-il aujourd’hui, dût-il m’en punir,

Dût-il dans cette Tour affreuse

Me rendre tous les maux, dont ma main rigoureuse

L’a, malgré moi, fait si longtemps gémir ;        

Il me fera plus agréable

De vivre dans les fers accablé de rigueurs,

Et de faire régner mon Maître véritable,

Que d’être l’instrument de son sort déplorable,

Et de me voir comblé de toutes vos faveurs.

ULRIC.

Seigneur, c’est tout l’État qui par sa voix s’explique.

En cette dure extrémité ;

La nature, les lois, la raison, l’équité,

Même la politique ;

Tout vous parle en faveur d’un Successeur unique.

Comme lui devant vous je me prosterne ici.

ARLEQUIN, sortant de son coin.

Seigneur, je viens m’y prosterner aussi.

Ayez pitié d’un fils que j’ai pris pour le Diable,

Tant vous l’avez réduit en un sort pitoyable.

Par les pleurs qu’à vos pieds vous me voyez verser...

LE ROI.

Levez-vous, votre Roi voudrait vous exaucer ;

Mais puis-je, tel qu’il est, me déclarer son père,

Et pour le couronner,

Ce Prince est-il, hélas ! en état de régner ?

Donnerai-je un Tyran à la Pologne entière ?

Non, quels que soient les cris de mes remords pressants,

Je ne dois écouter que mon amour pour elle ;

Il étouffe en mon cœur l’amitié paternelle,

Et mes Sujets sont mes premiers enfants.

CLOTALDE.

Ah ! si vous consultez le bien de la Patrie,

Vous remettrez le Sceptre aux mains de votre fils ;

Le Prince Frédéric, grand Duc de Moscovie ;

Et la Princesse Sophronie,

De votre sang également sortis,

Divisent tout l’État en proie à deux partis,

Il aime en vain cette Princesse,

Et voudrait par l’hymen voir leurs droits réunis.

On sait qu’elle a toujours rejette sa tendresse ;

L’hyménée est un joug qui blesse sa fierté,

Et comme son courage égale sa beauté,

Elle veut régner seule et n’avoir point de maître.

Je doute, quand son cœur pourrait y consentir,

Que l’on voulût d’ailleurs le reconnaître.

Par un Prince étranger, s’il se voyait régir,

L’État de la Pologne aurait trop à rougir.         

C’est allumer les feux d’une guerre civile ;

C’est trahir votre fils pour troubler vos Sujets.

Lui seul, Seigneur, lui seul peut assurer la paix.

Sigismond reconnu va rendre tout tranquille.

Ce nom seul vous répond du cœur des Polonais ;

Il n’appartient qu’au fils du grand Basile,

De réunir toutes les voix.

LE ROI.

Grands Dieux ! que dois-je faire en cette conjoncture ?

Daignez, pour terminer mon funeste embarras,

M’inspirer le moyen d’accorder la nature         

Avec le bien de mes États,

Faites que je sois roi sans cesser d’être père ;

Que la prudence en mot guide le sentiment...

Ils exaucent mes vœux ; je sens, dans ce moment,

Qu’ils viennent m’éclairer par un trait de lumière,

Pour éprouver mon fils et lui faire essayer

Le Sceptre paternel, sans exposer l’Empire,

Clotalde, apprends ce que le Ciel m’inspire,

Et que ton art doit employer.

Par la vertu d’un breuvage propice,

Il faut dans un sommeil profond

Ensevelir le Prince Sigismond,

Et, profitant de l’artifice,

Tandis qu’il goûtera les douceurs du repos,

Il faut briser les fers qu’il porte en ces cachots :

L’orner de tout l’éclat de la magnificence,

Et, l’arrachant du fond de cet affreux séjour,

Le transporter au milieu de ma Cour,

À qui de tout j’aurai fait confidence ;

Ensuite, à son réveil, je veux que sans détour,

Tu lui découvres sa naissance,

Et que mes courtisans lui rendent, tour à tour,

Tous les honneurs qu’on rend à ma puissance :

Je verrai dans ce jour,

Par cet innocent stratagème,        

Comment il usera de la grandeur suprême ;

Je verrai si je dois n’écouter que l’amour,

Et lui laisser le Diadème :

Sa conduite sera son arrêt elle-même.

Puissent les Dieux dans cet heureux sommeil,

Changer son cœur trop sanguinaire,

Et lui donner d’un Roi l’auguste caractère !

Puisse ce Prince, à son réveil,

Se trouver les vertus que demande l’Empire,

Et paraître à mes yeux tel que je le désire !      

Il est temps de me rendre au Conseil qui m’attend.

À Clotilde.

Du sort de Sigismond ton maître va l’instruire.

Toi, cours exécuter ce qu’il t’a su prescrire.

CLOTALDE.

J’y vole.

ARLEQUIN, sautant au col du Roi.

Papa Roi, pour ce trait éclatant,

Souffrez qu’Arlequin vous embrasse,

Et qu’il courre annoncer le Prince à vos États.

Je le savais bien, moi, que j’obtiendrais sa grâce ;

Et que contre mes pleurs le Roi ne tiendrait pas.

 

 

ACTE II

 

Le Théâtre représente ta Chambre du Roi. Sigismond paraît endormi sur un Trône, et richement vêtu, plusieurs Officiers font prêts à le servir.

 

 

Scène première

 

SIGISMOND endormi, ULRIC, ARLEQUIN, PLUSIEURS OFFICIERS

 

SIGISMOND en s’éveillant.

Où suis-je ? Justes Dieux ! Est-ce un songe agréable ?

Est-ce l’effet d’un doux enchantement,

Qui transforme en un lieu charmant,

Une prison épouvantable,

Et qui change mes fers et l’habit misérable

Qui m’a couvert jusques à ce moment,

En un superbe vêtement ?

Chaque objet m’arrête et m’étonne !

Jusqu’à l’Astre brillant qui répand la clarté,

Tout à mes yeux est «ne nouveauté.

Mais, quelle attention attire ma personne ?

Quelle nombreuse Cour paraît autour de moi !

Quel zélé ! Quel respect ! Quel éclat m’environne !

Tout m’annonce que je suis Roi,

Au sein de mon bonheur suprême,

Ce dont je suis le plus flatté,

Je sens que je suis libre, et maître de moi-même.       

Rien ne contraint ma volonté.

Le doute seul dont je suis agité,

Altère un bien si délectable.

Ô Ciel ! jusques au bout montres-toi favorable ;

Et pour mettre le comble à ma félicité,

Prouves-moi que je veille en cet instant aimable,

Et que mon règne est une vérité.

En considérant l’épée qu’on lui présente.

Quel est cet ornement dont ma vue est frappée,

Et dont j’aime surtout l’éclat ?

ULRIC.

Prince illustre c’est votre épée,

C’est le soutien de votre État,

Et le foudre vengeur qu’en votre main terrible

Les immortels ont mis,

Pour vous rendre un Prince invincible,

Et pour punir vos ennemis.         

SIGISMOND.

Puisque ce fer brillant rend un Roi formidable,

Puisque par lui je dois vaincre et punir,

De vos présents grands Dieux ! c’est le plus agréable :

Mon bras déjà brûle de s’en servir.

ULRIC, lui mettant l’épée à son côté.

C’est ainsi qu’on la porte, Sire.

ARLEQUIN, poussant une botte.

Et c’est ainsi que l’on la tire.

 

 

Scène II

 

SIGISMON, ULRIC, ARLEQUIN, PLUSIEURS OFFICIERS, CLOTALDE

 

CLOTALDE.

Seigneur, je viens en vous reconnaître mon Roi.

SIGISMOND.

Est-ce Clotalde que je vois ?

Pour m’insulter vient-il me rendre hommage,

Lui qui m’a fait gémir dans un dur esclavage ?          

Comment, et de quel front paraît-il devant moi ?

CLOTALDE.

Seigneur pour chasser le nuage

Qui sur vos sens surpris répand l’obscurité,

Je vais sans tarder davantage,

Faire à vos yeux briller la vérité :           

Les honneurs qu’on vous rend, ce Palais magnifique,

Ne sont point les effets d’un songe chimérique ;

Ce spectacle nouveau qui vous tient enchanté,

Est pour vous un bonheur plein de réalité.

Pendant votre sommeil, de votre antre rustique          ,

À la Cour de Pologne on vous a transporté ;

Du Roi Basile enfin vous êtes fils unique,

Lui-même à son Conseil l’a déjà déclaré ;

On porte jusqu’au Cieux votre nom révéré,

Et vous faites, Seigneur, l’allégresse publique.

SIGISMOND.

Pourquoi m’avoir caché le sang dont je suis né ?

Si ton discours est véritable,

Pourquoi traiter ton Prince infortuné

Comme un esclave misérable ?

CLOTALDE.

Pour obéir, Seigneur, aux célestes décrets,       

Et détourner de vous les noirs effets

Des Astres irrités que craignait votre Père,

Et qui vous menaçaient d’être un Roi sanguinaire.

SIGISMOND.

Ah ! traître ! sont-ce là d’assez fortes raisons,

Pour condamner un fils, un Prince légitime,

À la plus dure des prisons ?

Et toi, premier objet du courroux qui m’anime,

Toi qui fut l’instrument d’un supplice inouï,

Comment à ce monarque as-tu donc obéi ?

Comment auprès de moi justifier ton crime ?

Malheureux ! tu devais du moins

À mes regards dévoiler ma naissance,

Je n’aurais pas trahi ta confidence,

Je n’avais dans mes fers que tes yeux pour témoins,

J’en aurais moins gémi flatté par l’espérance,

Et mon cœur, dans ce jour, eût reconnu tes soins.

CLOTALDE.

Seigneur, j’avais juré de garder le silence,

On m’aurait vu souffrir la mort avec constance

Plutôt que de le rompre.

SIGISMOND.

Ah ! tu la souffriras,

Pour avoir trop gardé ce silence funeste ;         

Ministre affreux que je déteste,

Je veux par ma vengeance effrayer ces États.

CLOTALDE.

Seigneur, que votre âme réprime...

SIGISMOND.

Tu m’oses répliquer, perfide, tu mourras ;

Tu seras dans ce jour la première victime        

Et le premier tyran qu’immolera mon bras.

ULRIC, l’arrêtant.

Par un meurtre, Seigneur, ne vous noircissez pas.

CLOTALDE, en sortant.

Malheureux ! il se perd ; et sa fureur extrême

Me fait trembler pour lui bien plus que pour moi-même.

 

 

Scène III

 

SIGISMOND, ULRIC, ARLEQUIN

 

SIGISMOND, à Ulric qui veut le retenir.

Sujet audacieux, quoi ! tu retiens mes pas ?

ULRIC.

Seigneur, souffrez que je vous fasse entendre...

SIGISMOND.

Arrête, ton discours ne peut que m’offenser.

Si tu dis un seul mot...

ULRIC.

Je ne puis me défendre...

SIGISMOND.

Puisqu’il répond, sans balancer

Du haut de ce balcon précipites le traître.        

ARLEQUIN.

C’est pour lui faire peur, je ne saurais penser...

SIGISMOND.

Si tu ne m’obéis, toi-même tu vas être...

ARLEQUIN, saisissant Ulric.

Pardon c’est à regret, mais il commande en maître ;

Et je ne puis me dispenser

De vous jeter par la fenêtre,         

Je suis novice en cet emploi.

 

 

Scène IV

 

SIGISMOND, ULRIC, ARLEQUIN, LE ROI

 

LE ROI.

De tels emportements sont indignes d’un Roi,

Calmez un transport condamnable.

SIGISMOND.

Qu’entends-je ?

LE ROI.

Vous devez m’écouter et songer

Qu’un Prince qui s’oublie au point de se plonger      

Dans le sang d’un sujet, fût-il même coupable,

Déshonore son bras au lieu de se venger.

SIGISMOND.

Je me sens arrêter par son air respectable...

Qui donc es-tu, réponds, ô vieillard vénérable,

De qui l’aspect aussi noble que doux,

A le pouvoir d’enchaîner mon courroux ?

Dans mon cœur étonné ta présence fait naître

Des mouvements secrets qu’il ne peut démêler,

Qui font que j’aime à te parler,

Que je brûle de te connaître.       

LE ROI, à part.

Ah ! de ma joie à peine suis-je maître !

Le sang lui parle en ma faveur.

Haut.

Quoi, Prince, j’aurais le bonheur

De triompher par ma présence

Des sentiments de haine et de vengeance...

SIGISMOND.

Oui tu les suspens dans mon cœur.

Sur moi quelle est donc ta puissance ?

Tes seuls regards domptant ma violence,

Me forcent d’approuver jusqu’à la liberté

Que tu prends de combattre ici ma volonté.

Satisfais mon impatience,

Quel es-tu ? Parles, explique-toi ?

Va, quelques soient ton rang et ta naissance,

Sois sur des faveurs de ton Roi ;

Je sens que je ne puis t’approcher trop de moi.

LE ROI à part.

Ô ! Père trop heureux ?

Haut.

Je me flatte j’espère

Quand je serai connu de vous,

De redoubler encor des sentiments si doux.

SIGISMOND.

Qui peut les augmenter ? Je t’aime, te révère.

LE ROI.

Nature ! c’en est trop, je cède à ton effort.         

Je suis...

SIGISMOND.

Eh bien, achève, instruis-moi de ton sort.

LE ROI.

Embrasse-moi, mon fils, et reconnais ton père.

SIGISMOND.

Mon Père ! ah Dieux ! l’auteur de mes tourments ?

Ce nom rallume ma colère.

LE ROI.

Quoi ! le titre sacré de Père, en ces moments

N’excite en toi que des frémissements ?

Quand mon âme se livre entière,

Aux prompts et tendres mouvements

Qu’inspire pour un fils la nature sincère,

La tienne se refuse à mes embrassements ?

SIGISMOND.

La voix du sang chez moi ne s’est point tue.

Tu viens de voir à ta première vue ;

Avec combien d’ardeur, prompt à se dévoiler,

Pour toi ce sang vient de parler

Dans le fond de mon âme émue.

Si pour ton fils, quand tu l’as mis au jour.

Barbare, il t’eût parlé de même,

Tu ne réduirais pas aujourd’hui cet amour,

À se changer en une haine extrême ?

LE ROI.

Ma tendresse présente aurait dû triompher.

Cette haine est un monstre et tu dois l’étouffer.

Reprends l’amour d’un fils pour un Père qui t’aime.

SIGISMOND.

Non, ne l’espère pas, les maux que tu m’as faits,

Dans mon esprit sont gravés pour jamais.

LE ROI.

Ah ! ces retours affreux et l’horreur qu’ils t’inspirent,

Me font trop voir que les Astres sont vrais

Dans le malheur qu’ils me prédirent

Il est écrit sur ton front irrité ;

Et j’y lis d’un Tyran toute la dureté.

SIGISMOND.

Père cruel ! dont la bouche m’outrage,

Si je fuis un Tyran, n’en accuses que toi ;

Par ton ordre, élevé comme un monstre sauvage,

Je ne sais que répondre aux soins qu’on eut de moi.

J’imite ton exemple, et je suis ton ouvrage ;

D’autant plus excusable en mon emportement,

Que la raison l’approuve, et que ma tyrannie

Par un juste retour et par un mouvement

Que la nature justifie,

N’aspire qu’à punir les tyrans de ma vie ;

Mais toi, père coupable et Bourreau de ton fils,         

Tu t’es montré cruel contre toute justice,

Contre les droits humains et les Lois du Pays,

Pour m’enterrer vivant dans un noir précipice.

Quel forfait en naissant avais-je donc commis ?

C’est peu de me cacher à ma Patrie entière,

Tu m’as tout refusé jusques à lumière :

Pour la première fois aujourd’hui j’en jouis.

Dans les transports de sa colère

Contre moi, que pourrait imaginer de pis

Le plus mortel de tous mes ennemis ?

Parents dénaturés, à vos ordres bizarres,

Quoi ! nos jours innocents seront-ils asservis ?

Serez-vous envers nous impunément barbares ?

Et les ressentiments nous sont-ils interdits ?

Non, non, c’est une erreur dont vous êtes séduits.     

Par une sage prévoyance

Les équitables Dieux ont borné vos pouvoirs.

Ainsi que nous, vous avez vos devoirs.

Et si nous vous devons avec l’obéissance

Des marques de respect et de reconnaissance,

Vous nous devez des soins à votre tour,

Conformes à notre naissance,

Et des preuves de votre amour.

LE ROI.

Si j’ai condamné ton enfance

C’est malgré moi que je l’ai fait,

Et j’ai voulu te soustraire au forfait

Où devait t’entraîner la maligne influence

De l’Astre qui te dominait.

SIGISMOND.

Mais toi-même, sans crime, as-tu pu l’entreprendre ?

Était-ce à toi de lire dans les Cieux ?

Et de vouloir forcer l’ordre des Dieux

Par d’injustes moyens qu’ils t’avaient su défendre ?

N’était-ce pas à toi de les laisser agir !

Et ne devais-tu pas attendre

Que je fusse coupable avant de me punir.       

LE ROI.

C’est un crime que je répare.

Les biens dont aujourd’hui te comble ma bonté

Doivent éteindre un souvenir barbare.

Imites ma douceur et non ma cruauté :

Du courroux qui t’aigrit, quel que soit le murmure,

Souviens-toi qu’il est beau d’oublier une injure.

SIGISMOND.

Il est plus doux de s’en venger,

Et puisque de mes fers je me vois dégager,

Puisqu’enfin mes destins éclaircis par toi-même,

Me rendent l’héritier de ton pouvoir suprême ;          

Pour punir mes tyrans, je saurai m’en servir.

Leur crime fait trembler par sa noirceur extrême,

Ma vengeance fera frémir.

LE ROI.

Fils inhumain, c’est trop te méconnaître.

Tu crois déjà régner, et me parles en Maître.

Rentre en toi-même, et sors de ton erreur ;

Loin de t’enorgueillir d’une vaine grandeur

Que tu ne dois qu’à ma tendresse,

Regarde-la plutôt comme un songe trompeur,

Qui te séduit par son ivresse.

Repens-toi d’écouter ta fureur vengeresse.

Crains de dormir encore dans tes transports divers,

Et tremble à ton réveil de te voir dans les fers,

Et dans ta première bassesse.

Il sort.

 

 

Scène V

 

SIGISMOND

 

Serait-il vrai, Grands Dieux, que mon destin brillant

Fût d’un songe imposteur, l’ouvrage fantastique ?

Verrai-je, malheureux ! ma grandeur chimérique,

S’évanouir en m’éveillant ?

Rentrerai-je en mes fers ?... Non, je ne puis le croire.

Chaque objet qui me frappe, et chaque événement,

Pour n’être qu’un vain songe, au fond de ma mémoire

Se grave trop profondément.

Chassons de mon esprit une terreur si noire

Quand de la vérité ma raison me répond ;

Et pour douter un instant de ma gloire,

Je sens trop que je suis le Prince Sigismond,

Je le sens encore mieux aux mouvements de rage

Dont mon père a rempli mes esprits furieux.

Tout ce qui s’offre à moi me paraît odieux.

 

 

Scène VI

 

SIGISMOND, ARLEQUIN

 

ARLEQUIN.

Nous allons voir un beau tapage :         

Mais il est en fureur, et je suis seul ici.

Je tremble.

SIGISMOND.

Qui donc est-tu ? dis.

ARLEQUIN, à part.

Ah ! je lui dirais bien qu’Arlequin est son frère,

Mais il a, le brutal, trop mal reçu son Père.

SIGISMOND.

Réponds-moi donc. Quelle est ta qualité ?       

ARLEQUIN, à part.

Quel air rébarbatif ? J’en suis épouvanté.

Haut.

Seigneur, je suis...

Bas.

Je crains qu’il ne m’assomme.

SIGISMOND.

Veux-tu parler ?

ARLEQUIN.

Je suis... je suis un gentilhomme.

SIGISMOND.

Est-ce de la Cour du Roi ?

ARLEQUIN.

Non.

Un gentilhomme, là... de conversation.

SIGISMOND.

De conversation ! Par là, que veux-tu dire ?

ARLEQUIN.

Je veux dire autrement, Gentilhomme Bouffon,

Ou Gentilhomme qui fait rire.

SIGISMOND.

Fais-moi rire.

ARLEQUIN.

Ah ! voilà pour m’interdire.

SIGISMOND.

Veux-tu me faire rire ?

ARLEQUIN, à part.

Il me le dit d’un ton    

À me faire trembler. La terreur qu’il m’inspire

Me donne déjà le frisson.

SIGISMOND.

Quand me feras-tu rire, hem ?

ARLEQUIN.

Tout à l’heure, Sire.

À part.

D’y réussir je ne puis me flatter.

Son visage me désespère.

SIGISMOND.

Fais-moi rire au plus vite, ou je te fais sauter

Du haut de ce Balcon.

ARLEQUIN, à part.

Il est homme à le faire.

C’est ainsi qu’à la Cour on se voit ballotté.

J’étais tantôt jeteur, et vais être jeté.

SIGISMOND.

Puisque je ne ris point, ton audace punie...     

ARLEQUIN, à part.

Sire, un moment. Quel est mon sort infortuné ?

Riez-vous aisément, dites-moi, je vous prie ?

SIGISMOND.

Non, je n’ai jamais ri depuis que je suis né.

ARLEQUIN.

Ah ! gare le Balcon ! c’est fait de notre vie.

Malheureux Arlequin, tu vas faire le saut.       

Voyons, un peu s’il est bien haut.

Sa hauteur m’épouvante, et d’horreur j’en frissonne.

Avant d’exposer ma personne,

Je vois qu’il est de mon honneur,

De faire rire Monseigneur.           

De bien réjouir son Altesse,

À présent je suis en humeur.

Après plusieurs lazzis.

Je ne vous fais pas rire, et cette gentillesse...

SIGISMOND.

Non, tu me fais plutôt dépit.

ARLEQUIN.

Cette mine, avouez qu’elle vous divertit.         

SIGISMOND.

Elle me révolte au contraire.

ARLEQUIN, à part.

Il me fera perdre l’esprit.

À Sigismond.

Et ce lazzi que vous me voyez faire,

Ne le trouvez-vous pas charmant ?

SIGISMOND.

Il me paraît impertinent.

ARLEQUIN.

Cet entrechat a-t-il l’art de vous plaire ?

SIGISMOND.

Il a celui de me mettre en colère.

ARLEQUIN, à part.

Je suis à bout de mon rôle à présent.

Que deviendrai-je, misérable ?

Haut.

Prince, êtes-vous chatouilleux ?

Il le chatouille.

SIGISMOND.

Insolent,

Tu vas servir d’exemple à tout mauvais plaisant.

ARLEQUIN, se jetant à ses pieds.

Ayez pitié d’un misérable !

J’ai cru vous faire rire et je suis pardonnable.

SIGISMOND.

Il n’est qu’un seul moyen de te sauver le jour.

C’est de m’apprendre sans détour         

Deux choses que je veux connaître.

Premièrement, dis-moi, dans cette Cour

Si je suis en effet le maître ?

ARLEQUIN.

N’en doutez pas, Seigneur, puisqu’il dépend de vous

De me jeter par la fenêtre.

Votre bras vous répond des hommages de tous.

SIGISMOND.

Ce n’est pas tout, il faut m’instruire

De tous les Grands de cet Empire,

Qui sont du sang Royal sortis.

Je veux tous les connaître, afin de les détruire ;          

Descendus de Basile, ils sont mes ennemis.

ARLEQUIN, tirant un Almanach de sa poche.

Cet Almanach va vous le dire.

Tenez, Sire, (on vous a sans doute appris à lire.)

Vous verrez là-dedans tous les noms des Proscrits.

SIGISMOND.

Lis toi-même.

ARLEQUIN.

Seigneur...

SIGISMOND.

Lis donc sans plus remettre.        

ARLEQUIN.

Lisons quand je devrais épeler chaque lettre.

Il lit.

Frédéric âgé de trente ans,

Neveu du Roi, Grand Duc de Moscovie,

Il s’interrompt.

Sur le Trône ce Duc comptait depuis longtemps ;

Mais il comptait sans l’hôte.        

Il continue à lire.

Sophronie,

Dans sa vingtième année, et Nièce aussi du Roi,

Il parle.

Seigneur, vous avez là, ma foi,

Une Cousine fort jolie.

C’est dommage, s’il faut qu’elle perde la vie.

Je l’aperçois qui vient, jugez-en par vos yeux.

SIGISMOND.

Que de beautés ! voilà le chef-d’œuvre des Dieux,

J’oublie en la voyant qu’elle est mon ennemie.

Mes sens sont enchantés.

 

 

Scène VII

 

SIGISMOND, SOPHRONIE

 

SOPHRONIE.

Seigneur, vous voulez bien

Que je vous rende ici mon hommage sincère.

SIGISMOND.

Ah ! recevez plutôt le mien,         

Princesse : À mes regards cette Cour n’offre rien

Que n’efface d’abord votre vive lumière.

Quel changement en moi votre aspect vient de faire !

Je ne suis plus le même. À cet aimable aspect

Je me sens entraîner par un désir rapide,

Et retenir par le respect.

Vous enflammez mon cœur et le rendez timide.

De vos yeux l’éclat est si doux,

Que je n’admire plus l’Astre qui nous éclaire ;

Leur charme est si puissant, qu’il suspend mon courroux.

S’il me souvient encor des cruautés d’un père,

C’est pour m’avoir privé si longtemps du bonheur

De voir tant de beautés, que mon âme préfère

À tout ce que le Sceptre offre de séducteur.

C’est pour m’avoir caché jusqu’ici mon vainqueur,

Et ne m’avoir pas fait plus digne de lui plaire.

SOPHRONIE.

Seigneur, un tel accueil a lieu de m’étonner.

J’ai cru ne voir en vous qu’un ennemi terrible,

Que contre tous les siens doivent trop indigner

Vingt ans d’une prison horrible.

SIGISMOND.

Après vous avoir vue, ah ! peut-on vous haïr ?

Des injustes tourments que l’on m’a fait souffrir,

Vous n’êtes point d’ailleurs coupable ;

Et quand vous en seriez l’auteur,

Le Ciel vous forma trop aimable

Pour ne pas triompher de toute ma fureur.

Il n’est rien que vos yeux ne rendent excusable.

SOPHRONIE.

Vous redoublez ma surprise, Seigneur.

Quoi ! vous me connaissez, vous me parlez à peine,

Et vous me faites voir les feux les plus ardents.         

SIGISMOND.

Je ne sais, mais enfin voilà ce que je sens ;

Tel est l’effet subit de l’amour qui m’entraîne.

Du cœur de votre Prince, il vous rend souveraine,

De la Pologne en même temps,

Charmante Sophronie, il vous déclare Reine.

Le Trône est votre rang ; vous l’avez mérité,

Et par droit de naissance, et par droit de beauté.

Vous ne répondez point. Que faut-il que je pense,

Et de votre embarras, et de votre silence ?

Haïriez-vous le Trône avec moi partagé ?        

S’il était vrai, quel coup pour mon cœur qui vous aime !

Les maux, où dans ma Tour je me suis vu plongé,

Seraient doux, comparés à ce malheur extrême.

SOPHRONIE.

Je vois dans vos transports régner tant de candeur,

Que je dois les payer d’une entière franchise.

Et comme la vertu préside à votre ardeur,

Elle m’engage, et m’autorise

À vous dévoiler tout mon cœur.

Apprenez que j’en suis souveraine maîtresse,

Et que toujours il brava la tendresse.

Des courtisans flatteurs le langage affecté,

Leurs vices travestis avec habileté,

Sous les dehors trompeurs d’une humble politesse,

Et leurs hommages faux l’ont toujours révolté.

Leur ardeur peu sincère et sans délicatesse,

Leur penchant invincible à l’infidélité,

L’ont garanti de sa faiblesse.

Il s’est armé contr’eux d’une juste fierté.

En s’éloignant du sein de la nature aimable,

Ils ont rendu l’amour à mes yeux méprisable.

Vous seul, Seigneur, me l’avez présenté

Sous une forme redoutable,

Tel que je le craindrais pour ma tranquillité.

Vous me l’avez fait voir plein d’ingénuité,

Accompagné d’un trouble véritable,

Et mêlé de respect et de timidité.

Si sa voix à mon cœur pouvait se faire entendre,

C’est en votre faveur qu’elle lui parlerait.

Et si ce cœur pouvait se rendre,

C’est à vos feux qu’il se rendrait.

SIGISMOND.

Si mon amour vous plaît, pourquoi vous en défendre ?

Et pourquoi ne pas accepter

Le Sceptre, où vous devez prétendre,

Et qu’orneront vos mains en daignant le porter ?

SOPHRONIE.

Du bien que vous m’offrez je suis reconnaissante.     

C’est tout ce que pour vous je puis faire éclater.

Plus je suis près du rang qu’on me présente,

Et moins je suis Maîtresse d’y monter.

SIGISMOND.

Eh, de qui donc êtes vous dépendante,

Vous, faite pour régner et pour donner la loi ?

SOPHRONIE.

De votre Père, de mon Roi.

SIGISMOND.

Quoi ! Sur vous le barbare étend sa tyrannie ?

SOPHRONIE.

C’est un droit naturel qu’il a sur Sophronie.

Il a seul le pouvoir de disposer de moi ;

À vos veux son choix est contraire.        

SIGISMOND.

Ah ! je cours trouver l’inhumain,

Et ma rage...

SOPHRONIE.

Arrêtez. Quel est votre dessein ?

Est-ce par la fureur que vous croyez me plaire ?

À ce transport mettez plutôt un frein.

Contre un père, Seigneur, et contre un Souverain

Jamais elle n’est légitime...

Basile est seul maître de mon destin,

On ne peut à ses lois me soustraire sans crime.

Par d’autres sentiments méritez mon estime ;

Et gravez bien dans votre souvenir        

Que la vertu la peut seule obtenir,

Adieu.

 

 

Scène VIII

 

SIGISMOND, ARLEQUIN

 

SIGISMOND.

Princesse, eh bien, j’étoufferai ma haine ;

Mais d’un si noble effort vous serez donc le prix.

Avec vous je suivrai la clémence sans peine ;

Je serai généreux envers mes ennemis.

Mais sans vous il n’est point de frein qui me retienne.

À mon ressentiment tout deviendra permis.

Il faut que tout périsse, où que je vous obtienne.

ARLEQUIN.

Eh bien, Seigneur, peut-on savoir de vous

Comment vous trouvez la Princesse ?

SIGISMOND.

Charmante, et digne enfin de toute ma tendresse.

Sa beauté dans mon sein allume tant de feux,

Que pour m’en voir le possesseur heureux,

Je suis prêt d’oublier tout ce qu’à fait mon père.

Elle a, dans un instant changé mon caractère.

Le seul son de sa voix a dompté ma fureur,

La douceur de ses yeux a passé dans mon cœur ;

Elle vient de verser dans mon âme charmée,

Le désir de la gloire, et l’oubli de mes maux :

Pour la seule vertu je la sens enflammée           ,

Et d’un tyran en moi l’amour fait un Héros.

ARLEQUIN.

Seigneur, ma joie en est extrême ;

Mais je crains fort pour votre amour,

Que Monsieur Frédéric qui l’aime,

Ne vous la souffle dans ce jour.

SIGISMOND.

Dieux ! Frédéric brûle pour elle !

Il aspire à sa main ! mais parle, est-il aimé ?

ARLEQUIN.

Non, elle a pour ce Prince une haine mortelle.

Mais vous n’en devez pas être moins alarmé,

Car le bruit court que le Roi la lui donne         

Pour le consoler, entre nous,

De la perte de la Couronne.

On dit que dans trois jours il sera son Époux.

SIGISMOND.

Le perfide plutôt périra sous mes coups.

ARLEQUIN.

Vous pouvez lui parler ; car je le vois paraître.

SIGISMOND.

À son aspect je ne suis plus le maître

De mes ressentiments jaloux.

 

 

Scène IX

 

SIGISMOND, FÉDÉRIC, ARLEQUIN

 

FÉDÉRIC.

Prince dont le noble courage...

SIGISMOND.

Épargnez-vous un vain hommage,

Qui gêne votre cœur, et révolte le mien.

FÉDÉRIC.

Seigneur, vous offensez le Duc de Moscovie.

L’hommage qu’il vous rend ne le contraint en rien,

Puisqu’il vient vous prier d’approuver le lien

Qui doit l’unir à Sophronie.

SIGISMOND.

Ah ! téméraire, oses-tu bien         

Me parler d’approuver un lien qui m’outrage ?

Renonces-y toi-même, ou mon juste courroux...

FÉDÉRIC.

Je demeure surpris d’un accueil si sauvage !

SIGISMOND.

Apprends qu’à cet objet si doux,

Ma main destine un autre Époux.

FÉDÉRIC.

Qui peut me disputer la Princesse que j’aime ?

SIGISMOND.

Un rival indigné de ton audace extrême,

Seul digne d’obtenir sa foi,

Puisqu’il est au-dessus de toi,

Et puisqu’enfin c’est Sigismond lui-même.      

FÉDÉRIC.

Seigneur, à votre rang je sais ce que je dois ;

Mais j’ai le suffrage du Roi,

Et vous-même y devez souscrire.

 

 

Scène X

 

SIGISMOND, FÉDÉRIC, ARLEQUIN, LE ROI

 

LE ROI, à Sigismond.

Oui, Prince, son hymen est approuvé par moi,

Songez que mon suffrage est pour vous une loi.        

Ces nœuds sont importants au repos de l’Empire.

SIGISMOND.

Est-ce aux dépens du mien qu’on prétend l’acheter ?

Pour la Princesse je soupire ;

Avant de la céder, il faudra que j’expire :

Mon amour seul doit se faire écouter.

LE ROI.

Un Roi n’écoute point l’amour ni son caprice ;

Il n’entend, il ne suit que la seule justice,

Et c’est à vous de m’imiter.

Apprenez à régner par cet effort suprême,

Et pour mieux affermir la paix,

Commencez par mettre vous-même,

Vos injustes désirs au rang de vos sujets.

SIGISMOND.

Mes désirs sont trop purs pour que je les immole.

Que dis-je ? La Princesse abhorra mon rival,

Et son cœur est contraire à cet hymen fatal :

Vous-même, retirez une injuste parole.

LE ROI.

Qu’osez-vous proposer ? La parole des Rois,

Comme celle des Dieux, doit être inviolable :

J’ai prononcé pour lui, souscrivez à ce choix ;

C’est un arrêt irrévocable.

SIGISMOND.

Ah ! tyran ; c’en est trop, cet arrêt inhumain

Vient de rallumer dans mon sein,

Les feux de mon courroux avec plus de furie :

Les respects les égards que j’ai pour Sophronie,

Et l’espoir d’obtenir sa main,

Pouvaient seuls retenir la haine qui m’enflamme ;

Ce trésor accordé pouvait seul de mon âme,

Effacer aujourd’hui tant d’outrages reçus.

Ton impitoyable refus,

Et l’odieuse préférence

Que vient de donner ta puissance

Au plus grand de mes ennemis,

Du joug de la nature affranchissent ton fils ;

Et ce nouvel affront qui grossit les tempêtes,

Qui vont tomber sur vos deux têtes,

Surpasse et comble enfin tous ceux que tu m’as faits.

Plus d’accord entre nous, plus de paix désormais.

Je ne suis plus ton fils, Père indigne de l’être,

Que pour m’armer de mes droits contre toi.

Crains, dans ton propre État, de n’être plus le maître.           

Instruit de mes destins tout le peuple est pour moi ;

Tremble, frémis de te voir sous ma loi,

Ma bouche te déclare une immortelle guerre :

Et j’atteste le Dieu du Ciel et de la Terre,

Que je ne verrai point reparaître le jour,          

Que mon bras armé du tonnerre,

De mes tyrans affreux n’ait purgé cette Cour.

 

 

Scène XI

 

LE ROI, FÉDÉRIC

 

LE ROI.

Va, je t’empêcherai, barbare,

D’exécuter les criminels projets,

Ou ton emportement t’égare ;

Ma prudence saura t’épargner des forfaits.

Le moyen dont, sans fruit, s’est servi ma tendresse

Pour rendre un fils à mes États,

Je prétends l’employer pour enchaîner son bras,

Et garantir mes jours du péril qui les presse.

 

 

Scène XII

 

LE ROI, FÉDÉRIC, SOPHRONIE

 

SOPHRONIE.

Je viens vous implorer, Seigneur, pour votre fils,

Pardonnez un transport, dont mes yeux sont la cause,

Et songez que ma main ne peut être le prix...

LE ROI.

C’est pour vous couronner qu’aujourd’hui j’en dispose ;

Sur mon Trône tous deux vous allez être assis.          

SOPHRONIE.

Votre fils doit lui seul...

LE ROI.

Non, ce fils trop fidèle

À me justifier par son humeur cruelle,

Ce qu’ont prédit de lui les Astres ennemis,

Vient d’épuiser l’amitié paternelle ;

La prison qui fut son berceau,

Va devenir sa demeure éternelle,

Et sera son tombeau.

On saura dans la Tour le convaincre, sans peine,

Que tout l’éclat de la grandeur humaine,

Qui dans ce moment l’éblouit,

Disparaît comme une ombre aux yeux qu’elle séduit ;

Et n’est rien qu’une vapeur vaine

Que le sommeil enfante, et le réveil détruit.

Il sort avec Fédéric.

 

 

Scène XIII

 

SOPHRONIE, seule

 

Ah ! plutôt que ta barbarie

Prive ton fils du pouvoir souverain,

Et qu’un hymen funeste à Fédéric me lie,

Il faudra, Roi cruel, que tu perces mon sein,

Où qu’avec Sigismond tu me rendes captive.

En faveur de ce fils dont je fais le malheur,

Et pour qui je ressens la pitié la plus vive,      

Il n’est rien qu’en ta Cour ne tente ma douleur.

Quand je songe, grands Dieux ! que ce Prince qui m’aime,

Va rentrer dans la nuit de son affreuse Tour,

Je ne suis plus maîtresse de moi-même,

Et la part que je prends à sa disgrâce extrême,

Me fait sentir que je l’aime à mon tour.

Ma fierté s’en émeut : mais ce feu qui l’étonne

N’a rien qui blesse la vertu ;

Et dans l’affreux péril dont mon âme frissonne,

Il est trop alarmé pour être combattu :

À son ardeur je m’abandonne.

J’armerai tout l’État contre un Père inhumain.

Cher Prince, il est juste, qu’enfin,

Mon bras t’assure une Couronne

Qu’a voulu me donner ta généreuse main ;

Et que l’Amour répare, en cette conjoncture,

Les outrages sanglants que te fait la Nature.

 

 

ACTE III

 

Le Théâtre représente la Tour, à la porte de laquelle le Prince Sigismond paraît endormi, et chargé de sa première chaîne.

 

 

Scène première

 

SIGISMOND, CLOTALDE, ARLEQUIN, GARDES

 

ARLEQUIN.

Non, là-dessus je ne saurais me taire ;

Basile est un bon Roi,

D’accord : Mais il est mauvais Père.

On ne traita jamais un fils de la manière.

À Clotalde.

Vous avez tort d’avoir pris cet emploi.

Il faut pour l’exercer avoir un cœur de pierre :

Vous êtes un barbare ; et jamais sur la terre...

CLOTALDE.

Pour réprimer ses discours impudents,

Qu’au plus haut de la Tour on l’enferme au plus vite.

ARLEQUIN.

Tu me fais enfermer sans que je le mérite.

Mais ce qui me console, en logeant là-dedans,

C’est que j’aurai pour moi tous les honnêtes gens.

La prison qu’Arlequin partage avec son Prince           ,

Saura lui faire honneur dans toute la Province.

On enferme Arlequin.

 

 

Scène II

 

CLOTALDE, SIGISMOND endormi

 

SIGISMOND endormi.

Meure, meure, Clotalde, et tous mes ennemis !

Tombe le Roi Basile au pouvoir de son fils !

CLOTALDE.

Jusqu’au sein du repos sa fureur te tourmente.

Rien ne peut l’arracher de son noir souvenir.

Que son affreux réveil saura bien l’en punir !

Pour ses regards surpris qu’elle image effrayante !

Son sommeil se dissipe, et je frémis pour lui.

SIGISMOND, en s’éveillant.

Que vois-je, malheureux ! et quelle horreur efface

Tout mon bonheur évanoui ?

Du Sceptre que j’ai cru posséder aujourd’hui,

Mes premiers fers ont pris la place !

Du Trône je retombe au fond de ma prison !

Ô ! Réveil accablant qui confond ma raison !

Le Ciel m’a-t-il trompé par un songe agréable,

Pour rendre mon destin encore plus déplorable,

Par la douleur de la comparaison ?

CLOTALDE, à Sigismond.

Dans un profond sommeil quel charme inconcevable,

A retenu si longtemps vos esprits ?

Et quel songe funeste animait votre rage ?       

Vous respiriez tout haut le sang et le carnage.

SIGISMOND.

Je ne sais que répondre à ce que tu me dis,

Le trouble de mes sens est si grand, que j’ignore

Si je veille en effet, ou si je dors encore.

CLOTALDE.

N’en doutez point, Sigismond, vous veillez,

Puisque c’est moi qui vous l’assure,

Que je suis devant vous, et que vous me parlez.

SIGISMOND.

Je ne suis point sorti de cette grotte obscure ?

Ah ! toute ma grandeur n’est donc qu’un songe vain ?

Ma prison seule est vraie, et mon malheur certain.

Mais non, ce que j’ai vu m’a paru si sensible,

Et si fort éloigné de toute fausseté,

Que tout ce qui me frappe en ce moment terrible,

Ne paraît pas avoir plus de réalité.

Que dis-je ? un feu nouveau qui circule en mes veines,       

Qui charme en même temps et redouble mes peines,

De mon bonheur détruit prouve la vérité.

J’en ai pour sûr garant l’image qui me reste

De la Beauté qui m’a charmé.

J’en ai pour signe manifeste         

L’amour que dans mon sein ses yeux ont allumé.

Je le sens cet amour dont je brûle pour elle ;

Et pour la démentir, ma flamme est trop réelle.

CLOTALDE.

Quel songe a sur vos sens fait tant d’impression,

Qu’il ait jusqu’à ce point troublé votre raison ?

SIGISMOND.

Écoutes, puisqu’il faut t’en faire confidence,

Non ce que mon esprit a vu confusément

Dans un rêve sans suite et plein d’extravagance ;

Mais ce qui m’a frappé les yeux sensiblement,

Qui m’est présent encor comme un événement

Rempli de certitude, où règne l’évidence,

Et dont j’ai retenu la moindre circonstance :

À la Cour de Pologne, en un Palais brillant,

(Ô ! souvenir amer d’une gloire trompeuse !)

J’ai cru me voir en m’éveillant :

J’étais alors vêtu superbement,

Environné d’une foule nombreuse,

Qui me servait avec empressement.

Je me souviens, qu’au fort de mon étonnement,

Je t’ai vu le premier me rendre ton hommage ;

Et fléchissant le genou devant moi,

Me déclarer que j’étais fils du Roi,

Et que son Trône était mon héritage.

CLOTALDE.

Sans doute vous avez, dans ces moments heureux,

Reçu votre Sujet en Prince généreux ?

SIGISMOND.

À ton discours m’armant d’un front sévère,

Clotalde, j’ai voulu te punir, au contraire,

D’avoir suivi du Roi les ordres rigoureux,

Et de m’avoir caché ce funeste mystère.

Tu n’as pu qu’en fuyant te soustraire à mes coups,

Et mon Père s’est vu l’objet de mon courroux.

Mais ce qui s’est gravé dans le fond de mon âme,

Avec des traits de flamme

Que rien ne saurait effacer,

Une Auguste Princesse à mes yeux s’est montrée ;

Sa beauté la rendait digne d’être adorée.

Ah ! sans douleur je ne puis y penser.

J’ai déclaré mon feu sincère,

Elle a paru ne pas s’en offenser.

J’espérais par mes soins parvenir à lui plaire,

Quand un Prince odieux protégé par mon Père,

Dans mon bonheur m’est venu traverser.

Ce coup a réveillé le feu de ma colère :

Et j’ai juré dans mon transport,

Qu’avant que le Soleil redonnât la lumière,

Au sein de mes Tyrans je porterais la mort.

CLOTALDE.

De l’Auteur de votre naissance,

Eh quoi ! les jours par vous ne sont pas respectés ?

Et sur moi qui pris soin d’élever votre enfance,

Vous étendez vos cruautés ?

Ah ! Sigismond, à cet excès barbare

Pouvez-vous vous porter, même dans le repos ?

En goûtant ses douceurs notre cœur se déclare ;

De l’âme d’un Tyran un noir songe s’empare ;

Il voit toujours du sang dont il verse des flots.

Mais la vertu dont votre esprit s’égare,

Jusques dans le sommeil accompagne un Héros.

N’accusez plus les Dieux si vous êtes en bute

À tous les traits de leur courroux.

Avec juste raison leur bras vous persécute.

Les sentiments cruels qu’on voit paraître en vous,

N’ont que trop à mes yeux justifié leurs coups.

Ce songe dont votre âme est encore si remplie,

Eh ! pour vous éprouver, qui sait s’il n’est point fait ?

Qui sait, si dans ce jour, leur sagesse infinie

N’en serait pas l’auteur secret ?

Pour vous je tremble dans ce doute.

Je sais qu’aux Immortels votre fureur déplaît ;

Je crains que leur rigueur n’ajoute

À votre châtiment, tout horrible qu’il est.         

Sigismond, voulez-vous épuiser leur vengeance ?

Ou croyez-vous que par la cruauté

Vous mériterez leur clémence ?

Ah ! dépouillez plutôt votre férocité,

Et votre orgueil qui les offense.

Portez-vous au bien constamment,

Et songez que leurs mains versent leur récompense,

Jusques sur la Vertu qu’on exerce en dormant.

SIGISMOND.

Sigismond, de ton cœur dépouille l’arrogance.

Réprime tes noires fureurs.         

Que le bien soit ton exercice unique,

Et sache que les Dieux répandent leurs faveurs,

Jusques sur la Vertu qu’en songe l’on pratique.

CLOTALDE.

Oui, c’est le seul moyen d’attirer leur bonté.

SIGISMOND.

Il faut donc vaincre ma fierté.

Par ta voix comme un trait de flamme

La Vérité, Clotalde a pénétré mon âme ;

Je ne serai plus rien, même dans le sommeil,

Dont je puisse jamais rougir à mon réveil.

Mais tout l’éclat de ces richesses

Dont j’ai cru jouir cette nuit ?

CLOTALDE.

Est un ardent qui trompe et qui s’évanouit.

SIGISMOND.

Et ces grandeurs enchanteresses

Dont les attraits m’avaient séduit ?

CLOTALDE.

Leur jouissance est un éclair qui fuit.

SIGISMOND.

Et la faveur avec la Renommée ?

CLOTALDE.

Un vent qui change, une vaine fumée.

SIGISMOND.

Et l’espérance ?

CLOTALDE.

Un appas séducteur.

SIGISMOND.

Et la vie ?

CLOTALDE.

Et la vie est un songe trompeur.

La Vertu seule est constante et réelle.

Le vrai bonheur est dans le bien ;

Tout le reste est compté pour rien.

SIGISMOND.

Ce discours me remplit d’une clarté nouvelle.

J’en sens toute la force et la sublimité ;

Mon esprit qui n’est plus séduit par l’apparence,      

Des humaines grandeurs connaît la vanité.

Pour elles il n’a plus que de l’indifférence,

L’amour, le seul amour dont il est agité,

Lui fait sentir sa véhémence,

Il entraîne ma volonté.

Et quoique d’un vain songe il tienne la naissance,

J’éprouve que sa flamme est une vérité.

CLOTALDE.

Sortez d’erreur, ces feux remplis de violence,

À vos sens abusés doivent tout leur pouvoir ;

Ils n’offrent à vos yeux qu’un objet chimérique ;        

Comme tous ces honneurs, cette Cour magnifique

Et tous ces vains trésors que vous avez cru voir ;

Et pour en triompher vous n’avez qu’à vouloir.

SIGISMOND.

Pour l’éteindre jamais ma flamme m’est trop chère,

Ma raison qui me fait sentir la fausseté

De ma grandeur imaginaire,

Peut adoucir ma cruauté,

Réduire mon orgueil, enchaîner ma colère ;

Mais elle ne saurait étouffer mon ardeur ;

Je sens qu’elle est plutôt du, parti de mon cœur.

Pour ne pas l’approuver cette ardeur est trop belle,

La Vertu l’accompagne, elle est pure comme elle,

Quoiqu’elle augmente ma douleur,

Que j’aime sans savoir si mon vainqueur existe,

Que tout m’ôte l’espoir de m’en voir possesseur ;

À l’adorer toujours ma volonté persiste :

Je veux borner là mon bonheur.

J’entretiendrai du moins son image chérie.

Ses charmes de mes fers adouciront l’horreur,

Et l’on m’arrachera la vie,

Plutôt que de m’ôter une si douce erreur.

Il rentre dans la Tour, qui se referme.

 

 

Scène III

 

CLOTALDE, seul

 

D’un si parfait amour mon âme est attendrie.

Mais qui peut pénétrer dans cet antre profond ?

C’est Ulric ! La terreur est peinte fur son front.

 

 

Scène IV

 

CLOTALDE, ULRIC

 

ULRIC.

Clotalde, le Roi qui m’envoie

Est en danger de perdre le Trône et le jour.

Aux troubles les plus grands la Pologne est en proie.

Les peuples révoltés ont entraîné la Cour,

Et pour son fils hautement se déclarent.

Tous veulent l’arracher du sein de cette Tour,

Et de la guerre, enfin, tous les feux se préparent ;

Le nom de Fédéric est partout en horreur.

Sophronie, elle-même, abhorrant son ardeur,

Aux volontés du Roi refuse de souscrire,

Reconnaît Sigismond pour Maître de l’Empire,          

Et du peuple pour lui redouble la chaleur.

CLOTALDE.

Qu’entends-je ?

ULRIC.

Elle est d’autant plus formidable,

Qu’à la beauté suprême elle joint la valeur.

On sait que de son sexe aimable

Elle suit la mollesse, et méconnaît la peur ;     

Qu’elle a dans les combats signalé son grand cœur,

Et qu’autant que ses yeux, son bras est redoutable.

Le Roi qui connaît trop dans ce temps orageux

Ce que peut sur les cœurs un Chef si dangereux,

Et qui craint la funeste suite        

D’une révolte si subite,

À rassemblé dans son Palais

Ce qui lui reste encore de fidèles sujets.

Auprès de lui venez comme eux vous rendre,

Et l’aider à résoudre en ce péril certain,

Quel parti son âme doit prendre,

Pour détourner le cours d’un torrent si prochain.

Ses ordres, pendant son absence,

Doivent faire doubler la garde de ces lieux,

Pour la mettre en état d’opposer sa défense

Aux efforts des séditieux.

CLOTALDE.

Ciel ! Protecteur des Rois, arme-toi pour Basile,

Et rend des factieux la fureur inutile.

Que je guide vos pas dans ces rochers affreux ;

Évitons cette route, elle est trop difficile.         

Ce sentier est plus court, et bien moins périlleux.

Il s’en va avec Ulric.

 

 

Scène V

 

ARLEQUIN, mettant la tête à une fenêtre de la Tour

 

Ah ! par cette lucarne exhalons notre rage,

Et tâchons de prendre un peu l’air.

Je perds mon temps à regarder, j’enrage.

Et pour être logé dans un sixième étage,

Je n’en vois pas plus clair.

Quoique de nous les Cieux semblent être assez proches,

J’en aperçois à peine un faible échantillon.

Mais quels cris redoublés font retentir ces roches,

Et font faire aux échos un affreux carillon !

Ce sont des gens armés ! Qui diantre les amène ?

 

 

Scène VI

 

ARLEQUIN, RODERIC, SOLDATS

 

RODERIC.

Vive, vive Sigismond.

ARLEQUIN.

Dis ;

Que lui veux-tu donc, mon ami ?

Et qui te fais crier jusqu’à perte d’haleine ?

RODERIC.

Êtes-vous le Prince, Seigneur ?

ARLEQUIN.

C’est selon. Apprends-moi ce que tu veux lui dire ?

RODERIC.

L’illustre Sophronie armée en sa faveur,

De rompre sa prison a chargé ma valeur,

Et l’a fait proclamer Souverain de l’Empire.

ARLEQUIN.

En ce cas-là je suis le Prince Sigismond.

Brisez mes fers, et vengez mon affront.

RODERIC répète.

Brisons ses fers, et vengeons son affront.

ARLEQUIN.

Holà hé donc, Messieurs, doucement, prenez garde,

Vous allez renverser la Tour ;

Les murs n’en valent rien, et songez en ce jour

Que c’est votre vrai Roi que ce péril regarde.

RODERIC, après l’avoir mis en liberté.

Souffrez que vos sujets soumis, humiliés,

Se prosternent tous à vos pieds.

Ils se prosternent tous aux pieds d’Arlequin.

ARLEQUIN, à part.

Profitons de l’erreur et sous cet habit mince

Jouissons un moment du plaisir d’être Prince ;

Je trouve ce métier fort doux.

RODERIC.

Seigneur le temps est cher, et la gloire vous presse

De joindre au plutôt la Princesse.

Elle conduit le peuple, et doit vaincre pour vous ;

Nous allons sur vos pas nous exposer aux coups.     

ARLEQUIN.

Je suis trop prudent pour vous croire ;

Allez, quand vous aurez remporté la victoire,

Vous reviendrez me le faire savoir...

En attendant je vais ici m’asseoir.

RODERIC.

Grand Roi, vous faites voir une prudence extrême,

Et jamais.... Mais voici la Princesse elle-même ;

Elle a franchi pour vous l’horreur de ces déserts.

 

 

Scène VII

 

SOPHRONIE, ARLEQUIN, RODERIC, SOLDATS

 

SOPHRONIE, à Roderic.

Du Prince Sigismond a-t-on brisé les fers ?

RODERIC, montrant Arlequin.

Madame, le voilà prêt à monter au Trône.

SOPHRONIE.

Ce n’est pas là le Prince.

RODERIC.

Un tel discours m’étonne.

À Arlequin.

Ce n’est donc pas vous ?

ARLEQUIN.

Non, mais je suis son cadet ;

Et vous voyez en ma personne

Le Prince Sigismondinet.

C’est là l’appartement où mon frère demeure,

Et je vais y mener Madame tout à l’heure.       

SOPHRONIE.

Je frémis à l’aspect de ce cachot profond !

Soldats, secondez tous le transport qui m’entraîne.

ARLEQUIN.

De briser cette porte épargnez vous la peine ;

Je vois sortir le Prince Sigismond.

 

 

Scène VIII

 

SIGISMOND, SOPHRONIE, ARLEQUIN

 

SIGISMOND.

Qui remplit donc ces lieux d’une rumeur soudaine ?

SOPHRONIE.

Ah, Prince ! en quel état vous offrez-vous à moi ?

L’heureuse Sophronie aura du moins la gloire

De briser de sa main les chaînes de son Roi,

Et d’affranchir ses jours d’une prison si noire.

SIGISMOND.

Que vois-je ? Ma Princesse au fond de ces déserts      ,

Vient rompre elle-même nos fers ?

Elle s’arme pour nous dans ce jour favorable ?

Qu’un trait si généreux me la rend adorable !

Et qui peut m’acquitter des biens, que j’en reçois ?

Dieux trompeurs ! par un rêve aimable

Ne m’abusez vous pas une seconde fois ?

Mon bonheur est trop grand pour être véritable.

Je dors encor sans doute, et tout ce que je vois

N’est rien qu’un fantôme agréable.

ARLEQUIN.

Prince, n’en doutez point c’est un bonheur palpable.

SOPHRONIE.

Ce n’est point un songe, Seigneur,

Je vous parle en effet, et je suis Sophronie,

Qui pour vous couronner veux prodiguer ma vie.

Vous êtes de Basile unique successeur ;

En vain ce Roi, frappé d’une aveugle terreur,

Veut transporter vos droits au Duc de Moscovie ;

Tout l’État avec moi s’arme en votre faveur ;

Venez, volez au Trône où je vais vous conduire.

SIGISMOND.

Non, je suis détrompé d’une vaine grandeur,

Qui n’a qu’un faux éclat qu’un instant peut détruire,

Et j’ai trop fait l’essai de son faste imposteur.

Si quelque illusion a sur moi de l’empire,

C’est l’amour qui m’enflamme, il est l’unique erreur

Dont j’aime encore à me laisser séduire ;

Et votre cœur, Madame, est le Trône où j’aspire,        

C’est de lui seul que dépend mon bonheur.

Ce bonheur ne fut-il que l’ouvrage d’un songe,

Pour ne pas m’y livrer, il est trop enchanteur ;

La vérité ne vaut pas ce mensonge :

Et je le trouve si flatteur,

Qu’il me serait cent fois plus agréable

De croire posséder votre cœur dans les fers,

Sans espoir de sortir de cet antre effroyable,

Que de me voir, sans lui, maître de l’Univers.

SOPHRONIE.

Votre félicité n’est pas un vain fantôme,

S’il est vrai que mon cœur vous soit si précieux ;

Et les effets bientôt vont prouver à vos yeux,

Qu’il est votre sujet avec tout ce Royaume.

SIGISMOND.

Quoi, je serais aimé ! Je me verrais heureux !

SOPHRONIE.

Oui, Prince, il n’est plus temps de taire

Un feu que le péril a contraint d’éclater.

Ce que pour vous mon bras vient de tenter,

Vous dit trop qu’en ce jour vous avez su me plaire.

SIGISMOND.

Grands Dieux ! en cet instant flatteur,

Si le charmant aveu qui frappe mon oreille

N’est que l’effet d’un songe séducteur,

Faîtes que Sigismond jamais ne se réveille !

Mais s’il veille au contraire, au gré de ses souhaits,

Éloignez de ses yeux le sommeil pour jamais.

SOPHRONIE.

Vous veillez, croyez-en ma flamme.

Et comme sur l’État vous régnez sur mon âme,

L’un et l’autre vous offre un Empire réel.

Si tout ce que je dis vous semble une chimère,

Si votre esprit persiste en son doute cruel,

Et n’en croit pas une amante sincère,

Qui franchit pour vous seul la bienséance austère,

Refuse Fédéric, et le Trône avec lui,

Qui pour vous élever à ce Trône aujourd’hui,

S’arme contre ce Prince, et combat votre père ;

Jetez les yeux, Seigneur, sur tout le peuple armé       

Pour votre cause légitime.

Voyez-le de ces monts couvrir toute la cime ;

Venez, et montrez-vous à ce peuple charmé,

Votre destin par lui vous sera confirmé.

Marchons, il n’attend plus que vos ordres pour vaincre,      

Et, mieux que mes discours, mon bras va vous convaincre.

SIGISMOND.

C’en est trop ; Sigismond est déjà convaincu,

Le moyen de ne pas en croire tant de charmes ?

À vous suivre en tous lieux me voilà résolu.

Rien n’arrête mes pas, qu’on me donne des armes

Pour vous l’offrir, je cours au Trône qui m’est dû.

Combattant avec vous la victoire m’est sûre ;

D’avoir tant balancé je rougis maintenant,

D’un regard de vos yeux animé seulement,

Mon bras peut triompher de toute la nature ;

Et mes cruels tyrans vont sentir dans ce jour

Ce que peut la valeur conduite par l’amour.

SOPHRONIE.

Ah ! la Vertu doit guider l’un et l’autre.

Votre père est, Seigneur, parmi vos ennemis.

Même en le combattant soyez toujours son fils.          

Ma gloire désormais est uni à la vôtre ;

Elle m’engage à vous représenter

Qu’un Roi ne doit jamais se laisser emporter

Aux indignes transports d’une aveugle vengeance ;

Qu’il doit vaincre, non pas pour la faire éclater,         

Mais pour signaler sa clémence.

Un tyran met sa gloire à tout exterminer ;

Mais celle d’un vrai Roi consiste à pardonner :

C’est lui qu’il faut choisir pour modèle suprême ;

Et songez, quelque ardeur qui vous puisse entraîner,

Que le plus beau triomphe est celui de vous même.

SIGISMOND.

Qu’il est heureux, et qu’il est doux

D’apprendre la Vertu de la bouche qu’on aime !

Qu’elle a pour lors de puissance sur nous !

Guidé, belle Princesse, à la gloire par vous,

De mes sens égarés je ne crains plus l’ivresse ;

En marchant sur vos pas je suivrai la Sagesse.

 

 

Scène IX

 

SIGISMOND, SOPHRONIE, ARLEQUIN, RODERIC

 

RODERIC.

Sans combattre, Seigneur, vous venez d’obtenir

Sur votre père une victoire pleine.

Abandonné de tous, contraint de fuir.

Il vient d’être arrêté dans la Forêt prochaine :

Avec Clotalde on vous l’amène.

 

 

Scène X

 

SIGISMOND, SOPHRONIE, ARLEQUIN, RODERIC, LE ROI, SOLDATS

 

LE ROI.

Fils coupable, assouvis toute ta cruauté :

Le sort te livre ta victime.

Achève d’accomplir sur ton père et ton Roi

Ce que les Cieux trop vrais lui prédirent de toi.

SIGISMOND.

Je vais, en dépit d’eux, me montrer magnanime,

Et convaincre mon père, en un jour si fameux,

Que les Astres malins n’ont sur nous de puissance

Qu’autant que notre cœur est d’accord avec eux :      

Que notre volonté règle leur influence ;

Et qu’on est à son gré cruel ou généreux.

Il se jette aux pieds du Roi.

Seigneur, loin de souiller ma gloire,

Et de faire éclater un barbare courroux,

Regardez-moi rougir de ma victoire,

Et suivre désormais des sentiments plus doux :

Voyez-moi réparer le sort qui vous opprime ;

Et forçant mon étoile, attendre à vos genoux

Le juste châtiment que mérite le crime

De s’être, avec l’État, révolté contre vous.

Prononcez mon arrêt, l’exemple est nécessaire ;

Faites-vous justice aujourd’hui.

Un fils qui s’arme contre un père,

Quelques durs traitements qu’il ait souffert de lui,

Doit subir un trépas sévère.         

Frappez, je recevrai le coup sans murmurer,

De votre main encore trop heureux d’expirer.

LE ROI.

Mon fils, un trait si grand et si digne d’estime,

Me fais rougir d’avoir trop cru

Les Astres que dément votre vertu sublime.

Au lieu de châtiment mon Sceptre vous est dû.

Qui sait se vaincre ainsi, mérite la Couronne.

Après ce changement qui m’enchante et m’étonne,

Régnez sur mes États que vous avez conquis

Par la force bien moins que par votre clémence ;        

Et que le bien public soit votre récompense.

De l’Empire à vos yeux pour relever le prix,

Possédez avec lui cette aimable Princesse.

Vous rendant tous heureux, mes vœux seront remplis.

Je ne veux me livrer dans ma douce vieillesse,

Qu’au bonheur d’être père et d’avoir un tel fils.

SIGISMOND.

Seigneur, à vos bontés votre fils trop sensible

Ne prend en main les rennes de l’État,

Que pour en soutenir tout le fardeau pénible,

Et pour vous en laisser la gloire et tout l’éclat.

Et vous, illustre Sophronie,

Vous, qui m’avez appris à triompher de moi,

Vous, l’auteur généreux du repos de ma vie,

C’est pour vous couronner que je veux être Roi :

Je ne fais que vous rendre un bien que je vous dois

Votre main précieuse est le seul que j’envie.

De Souverain le titre ne m’est doux,

Que pour mieux mériter celui de votre Époux.

SOPHRONIE.

Mon bonheur est parfait, si je comble le vôtre,

Je haïrais le Sceptre, en le tenant d’un autre.

SIGISMOND, à Clotalde.

Approches, noble défenseur,

Du Roi mon Père et de ton Maître.

Le zèle que pour lui ton âme a fait paraître,

Ne peut être payé de toute ma faveur.

LE ROI.

Mon fils, cette conduite aussi sage qu’auguste,

Annonce à vos Sujets le Règne d’un Roi juste.

SIGISMOND.

C’est l’heureux fruit de vos rigueurs ;

Elles m’ont convaincu que toutes les grandeurs

Ne sont qu’une chimère ou le sommeil nous plonge ;

Qu’excepté la Vertu, tout n’est rien que mensonge ;

Que notre prévoyance est un tissu d’erreurs,

Notre espoir un fantôme, et notre vie un songe.

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