La Vie d’un comédien (Charles DESNOYERS - Eugène LABAT)

Comédie en quatre actes.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre royal de l’Odéon, le 23 décembre 1841.

 

Personnages de l’Acte I

 

LE COMÉDIEN, directeur d’une troupe de province

MELCHIOR, précepteur

HENRI DE CHALAIS, son élève

CHARLOT, homme du peuple

LAGRANGE, comédien

ARMANDE, première actrice de la troupe

MARTINE, autre actrice

 

La scène se passe à Lyon, vers la moitié du XVIIe siècle.

 

Personnages des trois derniers Actes

 

MOLIÈRE

LOUIS XIV

HENRI DUC DE CHALAIS

LE MARQUIS

MELCHIOR

CHARLOT, attaché au service du duc de Chalais

LAGRANGE, comédien, ami de Molière

GERMAIN, valet du duc de Chalais

UN OFFICIER DES GARDES

ARMANDE, femme de Molière

LAFORÊT, sa servante

 

Le deuxième acte se passe au théâtre du Palais-Royal. Le cabinet de Molière.

 

 

ACTE I

 

Un salon assez pauvrement meublé. Portes à droite et à gauche. Au fond, porte de sortie donnant sur une galerie à rampe de bois.

 

 

Scène première

 

MARTINE, CHARLOT

 

Ils entrent tous deux par le fond.

CHARLOT.

Oui, mam’selle Martine... c’est moi, votre pays, votre frère de lait... et je peux le dire, voilà assez longtemps que je vous cherche.

MARTINE.

Ce bon Charlot !... si tu savais comme je suis contente de te revoir... Tope là, mon garçon... comme autrefois dans notre village.

CHARLOT.

Absolument comme autrefois, c’est-à-dire...

MARTINE.

C’est-à-dire que je ne suis plus tout à fait la pauvre Martine, avec ses gros sabots et son cotillon de bure... Martine que nos paysans les plus lourds et les plus bêtes ne prenaient pas même la peine de regarder. Un jour, il passe dans le pays une misérable troupe de comédiens qui fait annoncer, au bruit du tambour, une représentation brillante et extraordinaire sur le grand théâtre du village.

CHARLOT.

Ah ! oui, le grand théâtre, c’était une grange.

MARTINE.

Tu n’y étais pas.

CHARLOT.

Non ; mais on me l’a dit.

MARTINE.

Moi, j’y étais... gratis... on m’avait permis de me glisser dans un coin, derrière tout le monde.

CHARLOT.

Et ça t’a fait de l’effet, n’est-ce pas ? Ces farceurs-là avaient donc beaucoup de talent ?

MARTINE.

Pas tous, mais un d’entre eux.

CHARLOT.

Ah ! oui, on me l’a dit encore, le directeur de la troupe... un fameux baladin, à ce qu’il paraît !

MARTINE.

Enfin, après la représentation, je ne voyais plus, je ne rêvais plus que le théâtre ; il me sembla que, moi aussi, je pourrais y réussir ; que là, je trouverais une existence libre et heureuse... J’allai le lui dire, à lui.

CHARLOT.

Au baladin qui dirigeait les autres ?... Je comprends.

MARTINE.

Il crut à ma vocation, et il m’engagea dans sa troupe.

CHARLOT.

Et dis-moi, ce que tu espérais est-il arrivé ?... la liberté, le bonheur !...

MARTINE.

Ah ! dam !... il y a de bonnes et de mauvaises chances, de la joie et de la tristesse, des succès et des revers... Seulement, dans notre profession, nous sommes plus philosophes que dans toute autre ; et tant que nous n’aurons pas fait fortune, nous travaillerons gaiment et avec courage pour y arriver... En attendant, nous avons tous un double emploi dans la troupe, et chacun, suivant ses moyens, se rend utile à tous, dans la journée, avant de jouer ses rôles, le soir : le directeur arrange des pièces à la taille de ses comédiens, et des discours qu’il adresse au public à la fin de chaque représentation ; le premier comique est tailleur de son état, et se charge de confectionner tous les costumes ; la grande coquette est couturière ; le financier tient les livres de recettes et de dépenses ; l’amoureux sait un peu peindre et barbouille nos décorations, et la duègne... la duègne fait la cuisine d’une manière admirable.

CHARLOT.

Et toi, Martine ?

MARTINE.

Moi... je suis, à la ville, le double de la duègne, et, au théâtre, je joue les paysannes et les servantes... en chef et sans partage... ce qui fait que matin et soir, je garde toujours le même emploi.

CHARLOT.

À merveille !... Mais enfin, depuis bientôt deux ans que vous êtes à Lyon, faites-vous fortune ?

MARTINE.

Pas précisément... ça avait bien commencé ; on nous avait accueillis avec des applaudissements qui allaient jusqu’à la fureur ; les recettes augmentaient tous les jours ; mais une cabale formidable, celle de tous les dévots de la ville, s’est déclarée contre nous ; on a fait un crime au public du plaisir qu’il avait trouvé à nos représentations, si bien qu’il n’ose presque plus y venir, et il est question même de les suspendre par ordre de l’autorité.

CHARLOT.

Attends donc... je me rappelle en effet ; oui, j’ai lu ça dans une gazette qui m’est tombée sous la main.

MARTINE.

La Gazette provinciale, dédiée aux gens pieux et honnêtes.

CHARLOT.

Juste ! et j’ai vu dans celte feuille-là ton nom en toutes lettres, ma petite Martine, et puis des choses, des choses qui n’en finissaient pas sur tous tes comédiens ; on les appelait des suppôts de l’enfer, de émissaires de Satan... est-ce que je sais, moi ? et voilà ce qui m’a fait le rejoindre... À part le plaisir de l’embrasser, je me suis dit qu’une troupe de démons ça devait être curieux à voir... et me v’là... Le fait est qu’on peut se laisser tenter facilement... si tous les diables te ressemblent...

MARTINE.

Merci, merci, mon garçon...

CHARLOT.

Ah ! ça, ce n’est pas tout... il faut que je te voie, ce soir, sur le théâtre... Vous jouez ?...

MARTINE.

Le Véritable saint Genest, tragédie nouvelle de M. Rotrou.

CHARLOT.

C’est-il gai ? c’est-il triste ?

MARTINE.

Tu verras ; c’est presque pour nous une pièce de circonstance : il s’agit d’un comédien qui se fait chrétien et qui finit par être lapidé.

CHARLOT.

Oh ! ça doit-il être drôle ? et comme je vais rire ! Tu joues dedans ?

MARTINE.

Presque rien, un rôle de dix vers.

CHARLOT.

Dix verses ? ce n’est guère... Et l’autre, ce fameux farceur qui a tant de talent ?

MARTINE.

Le directeur ? c’est lui qui joue saint Genest... Tu verras comme il s’en acquitte... Allons, voici bientôt l’heure de la répétition ; au revoir, mon petit Charlot.

CHARLOT.

Au revoir, mam’selle... Lucifer, à ce soir ! à ce soir !

Il sort.

 

 

Scène II

 

MARTINE, seule.

 

Pauvre garçon ! il répète en riant ce que tant d’autres pensent et disent le plus sérieusement du monde... C’est qu’en vérité, je ne suis pas tranquille...

Regardant à gauche.

pour lui surtout, notre camarade, notre maître à tous... Il a beau dire ; mais les embarras qui augmentent depuis quelque temps, l’indifférence du public et la baisse des recettes, tout cela vient de quelque cause que nous ne connaissons pas encore, et ce n’est pas seulement l’ouvrage de la Gazette provinciale... Hein... j’entends du bruit sur l’escalier ; qui diable peut venir à cette heure ? Ah ! monsieur Melchior, notre ancien camarade de collège ; notre ami, à ce qu’il dit. J’ai peut-être tort ; mais je ne peux pas le souffrir, cet ami-là.

 

 

Scène III

 

MARTINE, MELCHIOR

 

MELCHIOR, presque sur le seuil.

Votre directeur est-il chez lui, mademoiselle ?

MARTINE, sans se retourner.

Non, monsieur, il n’y est pas.

MELCHIOR.

Comment ! déjà sorti ?... cela n’est pas possible...

MARTINE.

Quand je vous dis qu’il n’y est pas...

MELCHIOR.

Quand vous dites qu’il n’y est pas, vous voulez faire entendre sans doute qu’il n’est pas visible pour tout le monde... Mais pour moi, son ami intime...

MARTINE.

Pour vous comme pour les autres... vous n’entrerez pas !

MELCHIOR.

Oh ! parbleu, nous verrons.

 

 

Scène IV

 

MARTINE, MELCHIOR, LE COMÉDIEN

 

LE COMÉDIEN, paraissant sur le seuil de la porte à gauche.

Qu’est-ce donc ? qu’y a-t-il ?... Ah ! c’est toi, Melchior ?... bonjour, mon ami, bonjour...

Il lui donne une poignée de main.

Laisse-nous, ma bonne Martine...

MELCHIOR, à Martine, d’un ton goguenard.

Eh bien ! que vous disais-je, mademoiselle ? j’ai mes grandes entrées.

MARTINE, à part.

Je ne sais pourquoi, mais j’ai dans l’idée que cet homme noir nous portera malheur !

Elle sort.

 

 

Scène V

 

LE COMÉDIEN, MELCHIOR

 

LE COMÉDIEN.

Ah ! cela fait vraiment plaisir de se retrouver après on si longtemps ; de renouer, quand on est devenu des hommes, une amitié qui date de l’enfance. Ce cher Melchior !... Tu as fait ton chemin, toi !... Te voilà devenu un savant professeur de théologie, une des lumières du siècle... ce qui ne t’empêche pas de rendre une visite d’ami à ton ancien camarade le pauvre histrion... car c’est ainsi qu’on nous appelle, nous autres réprouvés.

MELCHIOR.

Tu me pardonneras si je ne puis plaisanter avec toi sur des choses que j’ai pour principe de regarder comme très sérieuses... Cette réprobation qui le fait rire, elle m’afflige, elle m’épouvante pour toi, et si tu voulais m’en croire...

LE COMÉDIEN.

Tiens, mon pauvre Melchior, tu fais notre siècle plus mauvais qu’il n’est ; tu crois aux préventions, aux préjugés... et moi, je crois que nous touchons au moment où préventions et préjugés vont s’effacer devant les progrès de la raison publique... Et s’il en doit être ainsi, si cette œuvre de Dieu doit s’accomplir, pourquoi refuserais-je la part qu’il m’y a faite ? Oui, monsieur le docteur... oui, j’ai foi dans mon avenir ; je me dis... c’est un rêve peut-être... mais je me dis qu’il y a, sur le plus beau trône de la terre, un jeune prince qui comprend son époque et qui a le sentiment des grandes choses... et puis, dans un coin obscur de son royaume, un pauvre diable qui lutte noblement contre les privations et la misère... Et bien ! je m’imagine qu’un jour ma renommée montera jusqu’à lui, et que ses regards descendront jusqu’à moi... Alors, le roi et le comédien se sentiront comme entraînés l’un vers l’autre ; et une fois la connaissance faite, ils s’aimeront de telle sorte qu’ils ne voudront plus se quitter ; et ils s’en iront ainsi jusqu’au bout de la carrière en se donnant la main, et laissant après eux deux gloires que la postérité confondra dans une commune admiration... Cela t’étonne, n’est-ce pas ? tu souris de pitié !... un comédien, qu’est cela, bon Dieu ? Eh bien ! je te le dis encore, mon brave Melchior, laisse, laisse grandir le comédien, et que le roi le sache.

MELCHIOR.

Cependant tu me permettras de te dire...

LE COMÉDIEN.

Oh ! brisons là, je te prie ; tu sais bien que nous ne serions jamais d’accord sur ce point.

MELCHOR.

Aussi, n’est-ce plus en mon nom que je le parle... j’ai promis à la famille...

LE COMÉDIEN.

Ma famille ?

MELCHIOR.

Oui, à ton père qui te voit avec douleur suivre obstinément une carrière dont il a toujours cherché à t’éloigner... Je lui ai promis de te ramener dans ses bras, de te faire abjurer toute ta vie passée, de te faire renoncer au théâtre.

LE COMÉDIEN.

En vérité ? Tu as fait là une promesse un peu téméraire, mon cher ami, et je crains bien de te rendre parjure.

MELCHIOR.

Cependant...

LE COMÉDIEN.

Du reste, conviens-en, nous voilà tous les deux absolument les mêmes que dans notre enfance ; les années ont passé sur nos têtes, et notre double vocation ne s’est pas un instant démentie... À douze ans, je griffonnais des parades sur tous mes cahiers, sur tous mes livres classiques ; je faisais des tréteaux, un théâtre, de toutes les tables du collège... Et toi, à douze ans, tu étais déjà un grave, personnage, absorbé dans la contemplation des choses divines ; et déjà tu étais tourmenté de cette maladie incurable, de cette manie de conversion à l’égard du prochain. Mais par malheur, tu ne réussissais pas plus alors qu’aujourd’hui, et déjà j’étais, comme je veux être encore, un mémorable exemple de la pieuse inutilité de tes efforts.

MELCHIOR, à part.

Il se moque de moi, j’aurai mon tour.

Haut, en souriant.

Allons, je vois que nous ne pouvons nous entendre.

LE COMÉDIEN.

J’en ai peur.

MELCHIOR.

Tu as sans doute quelques ordres à donner, quelques dispositions à prendre pour le spectacle de ce soir ?

LE COMÉDIEN.

Précisément, une répétition...

MELCHIOR.

Je te laisse, et je retourne auprès de mon élève...

LE COMÉDIEN.

Ah ! ton élève ?

MELCHIOR.

Oui, le jeune chevalier Henri de Chalais, que je fais voyager avec moi pour perfectionner son éducation... Tu penses bien que je n’ai eu garde de lui dire que je venais ici.

LE COMÉDIEN, gaiement.

Tu as bien fait... diantre ! il n’aurait qu’à vouloir s’y glisser à son tour... C’est un séjour si dangereux... il faut prendre garde, mon ami.

MELCHIOR.

Sois tranquille !...

LE COMÉDIEN.

Quant à moi, je suis résigné à rester en enfer... mais je ne veux pas y attirer les autres. À bientôt, mon cher camarade, et sans rancune, n’est-ce pas ?

MELCHIOR.

Sans rancune.

Il sort.

 

 

Scène VI

 

LE COMÉDIEN, seul, éclatant de rire

 

Ah ! ah ! ah ! hypocrite, va !... ce n’est pas moi que tu tromperas avec ton air bénin et tes paroles mielleuses... Ma famille... ma famille a été abusée par toi, par toi seul... Oui, je le sais bien, c’est à toi que j’ai dû les préventions de mon père contre ma profession... j’y persisterai pourtant... Ah ! être artiste, céder aux inspirations du génie, aux émotions de l’éloquence ; aimer les grandes pensées pour elles-mêmes encore plus que pour le succès qu’elles procurent... et quand la gloire est enfin venue, en jouir doucement, discrètement, à deux... quel avenir ! quelle destinée !...

Pendant la fin de ce monologue, Armande est entrée en scène ; elle vient s’appuyer doucement sur le dos du fauteuil où est assis le comédien.

 

 

Scène VII

 

LE COMÉDIEN, ARMANDE

 

ARMANDE.

Eh bien ! à quoi pensez-vous donc, monsieur ?

LE COMÉDIEN.

À toi, Armande ! à toi, mon enfant d’adoption, mon élève chérie, et qui, bientôt seras pour moi plus que tout cela !...

ARMANDE.

Votre femme ?

LE COMÉDIEN.

Oui, ma femme... et dès à présent n’es-tu pas de moitié dans toutes mes espérances, tous mes projets, tous mes rêves d’avenir ?

ARMANDE.

Bien vrai ?

LE COMÉDIEN.

Vois-tu, Armande, un amour comme le nôtre... ah ! c’est le seul bien réel qu’il y ait au monde, et pourvu que l’on soit heureux, à quoi bon se faire une inquiétude sur la manière de l’être ?... Tiens ; moi, je suis plus content et plus fier des éloges qu’on t’adresse que de ceux dont je suis l’objet ; et quand nous sommes tous les deux sur la scène, s’il m’arrive de soulever les bravos et les applaudissements du parterre, je suis toujours tenté de m’écrier, et de lui dire : « Voilà, voilà celle qu’il faut admirer, celle qu’il faut applaudir... » Heureusement, il n’a pas besoin qu’on le lui dise.

ARMANDE.

C’est que le public sait fort bien, monsieur, que c’est toujours d’après vos inspirations et vos conseils que je parviens à lui plaire, et que c’est à vous seul, toujours à vous, que ses hommages doivent s’adresser.

LE COMÉDIEN.

Flatteuse !

 

 

Scène VIII

 

LE COMÉDIEN, ARMANDE, MARTINE

 

MARTINE, accourant par la porte du fond.

Ah ! monsieur, mon cher directeur, si vous saviez...

LE COMÉDIEN.

Quoi donc ? qu’as-tu, Martine ?

MARTINE.

Ce que j’ai ?... notre ami intime, M. Melchior, vient de mettre toute la troupe en révolution.

LE COMÉDIEN.

Comment ? explique-moi...

MARTINE.

Grâce à lui, grâce à ses belles paroles, ils ne veulent plus ni répéter ce matin, ni jouer ce soir... Ils disent qu’ils sont las de la vie misérable que nous menons dans cette ville, que notre mérite est mal apprécié par le public, notre profession vouée au mépris et à l’infamie ; enfin, ils sont tous résolus à vous redemander leur liberté.

ARMANDE.

Leur liberté ! qu’entends-je ?

LE COMÉDIEN.

Ah ! Melchior, le traître ! désespérant de réussir avec moi, il a cherché à convertir mes comédiens. Heureusement, il m’est facile encore de détruire son ouvrage... Je vais leur parler.

Il va pour sortir ; entre un jeune homme d’une tournure élégante et de bonnes manières, qui arrête le comédien en le saluant.

 

 

Scène IX

 

LE COMÉDIEN, ARMANDE, MARTINE, HENRI

 

HENRI.

Pardon, monsieur... c’est à monsieur le directeur que j’ai l’honneur de m’adresser ?

LE COMÉDIEN.

Précisément, à lui-même.

HENRI.

Ma visite est peut-être indiscrète ; mais veuillez m’excuser, je n’ai que peu de mots à vous dire...

LE COMÉDIEN.

Voyons, monsieur... que puis-je pour votre service ?...

HENRI.

Monsieur, il y a longtemps que je désire embrasser l’état de comédien... et... je viens vous demander si vous voulez permettre que je sois des vôtres...

LE COMÉDIEN.

Monsieur, je...

HENRI.

Oh ! je sais ce que vous allez me dire : l’habitude, l’expérience, l’étude !... l’habitude, je la prendrai... l’expérience, je puis encore l’acquérir à mon âge... l’étude, je brûle de m’y livrer ; et sous un maître tel que vous... D’ailleurs, je vous le dis, c’est une vocation, une vocation irrésistible... et qui s’est manifestée en moi... en vous voyant jouer...

LE COMÉDIEN, bas à Armande.

En effet, ce jeune homme est fort bien ; de l’ardeur, de la passion, de l’enthousiasme... Tu le vois, Armande, tout le monde n’est pas encore dégoûté du théâtre... et lorsque les vieux soldats murmurent ou refusent de combattre, les jeunes se présentent et demandent à marcher en avant...

Au jeune homme.

Monsieur, votre démarche nous honore, et je ne refuse pas de l’accueillir... mais veuillez m’attendre, je vais dire quelques mots à mes camarades ; je ne tarderai pas à vous rejoindre.

Il salue le jeune homme et sort ; Martine et Armande font la révérence ; Henri leur rend leur salut, en regardant Armande d’une manière expressive. Martine sort à la suite du directeur.

ARMANDE, à part.

Qu’a-t-il donc à me regarder ainsi ?

HENRI, à part.

C’est elle ! elle est encore plus jolie qu’au théâtre.

Armande va pour sortir, Henri la retient.

 

 

Scène X

 

HENRI, ARMANDE

 

HENRI.

Mademoiselle, un instant, de grâce...

ARMANDE.

Monsieur...

HENRI.

Je voudrais vous prier d’intercéder pour moi... de me prêter votre appui...

ARMANDE.

Mon appui ; mais je crois qu’il vous serait bien inutile... un directeur tel que le nôtre se laisse rarement influencer, et il ne s’en rapporte guère qu’à lui dans les choix qu’il fait...

HENRI.

Et cependant il m’eût été bien doux... de vous devoir, en partie, la faveur que je sollicite...

ARMANDE.

Monsieur... que voulez-vous dire ?

HENRI.

Oh ! c’est que vous ne savez pas, vous ne pouvez pas comprendre... vous croyez que l’enthousiasme de l’art m’a seul conduit ici... Mais cet enthousiasme, c’est vous qui me l’avez inspiré, c’est votre vue qui l’a fait naître... et depuis ce moment... depuis ce moment, je n’ai qu’un sentiment, qu’un désir, qu’une pensée... Je ne puis rester là où vous n’êtes pas, respirer un autre air que celui que vous respirez, entendre d’autres voix que la vôtre !

ARMANDE.

Mais, monsieur, encore une fois...

Changeant de ton.

Oh ! je comprends maintenant... je vois ce que c’est... vous voulez me donner un échantillon de votre talent... Il est fort distingué, je vous as sure... vous jouerez les amoureux à ravir...

HENRI.

Vous feignez en vain de vous méprendre sur le sens de mes paroles... Non, je ne joue point la comédie.

ARMANDE.

Bien... très bien !...

HENRI.

Je vous aime trop pour recourir à de semblables détours...

Il tombe aux genoux d’Armande.

Aimez-moi donc aussi, mademoiselle... aimez-moi, ou je meurs à vos pieds de douleur et de désespoir !

ARMANDE, vivement.

Mais, monsieur, que faites-vous ? au nom du ciel, relevez-vous !... mais relevez-vous donc !

Entre Melchior.

 

 

Scène XI

 

HENRI, ARMANDE, MELCHIOR

 

MELCHIOR.

Ah ! mon Dieu !... mon élève aux pieds d’Armande !...

ARMANDE.

Son élève !

MELCHIOR.

Répondez, que venez-vous faire ici ?

HENRI, se relevant.

Eh ! vous le voyez bien, mon très honoré professeur !

MELCHIOR.

Est-ce là le travail important qui depuis plusieurs jours, disiez-vous, absorbait tous vos moments ?... Allez, vous devriez rougir de profiter aussi mal de mes leçons et de mes exemples...

HENRI.

Et qui vous dit que je n’en profite pas ?... Vos leçons sont excellentes, je le sais, et la preuve que je m’en souviens, c’est qu’au besoin je pourrais vous les adresser à vous-même ; quant à vos exemples, ne fais-je pas les choses que vous faites, et ne me trouvé-je pas, ici, dans votre compagnie ?

MELCHIOR.

Ma compagnie ?

ARMANDE, riant.

Au fait, il a raison, monsieur.

MELCHIOR.

Et vous, mademoiselle, comment pouvez-vous permettre qu’un jeune homme sans expérience, un cadet de famille, et qui doit entrer dans les ordres...

ARMANDE.

Dans les ordres !

À part.

Alors c’est bien plus amusant.

HENRI.

Oh ! je n’y suis pas encore dans les ordres...

MELCHIOR.

Plaît-il ? que dites-vous là ?

HENRI.

Je dis que je suis las du joug que vous me faites, porter, que je me moque des projets qu’on peut avoir formés pour mon avenir, que je me sens fort peu de goût pour le sacerdoce... que j’aime... mademoiselle Armande de toutes les forces de mon âme !...

MELCHIOR.

Miséricorde ! qu’est-ce que j’entends ?...

HENRI.

Et comme celle que j’aime n’est pas religieuse, mais comédienne... eh bien... moi aussi je me fais comédien...

MELCHIOR, dans le paroxysme de l’indignation et de la colère.

Sortez, monsieur, sortez !... c’est moi qui vous l’ordonne.

HENRI.

Soit, je sortirai... mais...

À part.

je ne tarde rai pas à revenir.

Il salue respectueusement Armande ; puis, il sort vivement, rencontre Martine et l’embrasse.

 

 

Scène XII

 

MARTINE, MELCHIOR, ARMANDE

 

MARTINE.

Eh bien ! eh bien... a-t-on jamais vu ?...

MELCHIOR.

Ah ! je suis d’une colère...

MARTINE.

Ma foi, monsieur, je vous en fais mon compliment ; vous avez un élève d’un excellent naturel, et qui donne les plus belles espérances...

MELCHIOR.

Vous croyez ?...

ARMANDE.

Oui... et vous avez tort peut-être de le traiter aussi sévèrement que vous faites...

MELCHIOR, se radoucissant.

Eh ! comment voir sans un peu d’émotion, un malheureux enfant qu’on aime, qu’on a élevé avec tant de soin, se perdre de gaité de cœur, et donner tête baissée dans la damnation éternelle !...

ARMANDE.

Quoi, monsieur, vous penseriez sérieusement que vouloir être comédien ?...

MELCHIOR.

Sans contredit... point de salut pour ceux qui s’engagent dans cette funeste voie... point de salut pour ceux qui y persévèrent...

ARMANDE.

En vérité ?

MARTINE.

Juste ce qu’on dit dans la Gazette provinciale.

MELCHIOR, d’un ton mielleux.

Tenez, mes chères enfants, parlez-moi à cœur ouvert... Depuis que vous avez embrassé cette détestable carrière, ne vous est-il jamais arrivé d’éprouver du découragement... des remords ?...

MARTINE.

Dam ! oui... quelquefois...

À part.

Les jours où la recette était mauvaise...

MELCHIOR.

Eh bien ! ce découragement, ces remords, c’est un avertissement salutaire... une voix descendue du ciel pour vous sauver... et je l’espère encore, vous n’hésiterez pas...

ARMANDE.

Non, monsieur Melchior, non, je n’hésiterai pas à vous dire... que vous perdez votre peine et votre éloquence... Ma vie dans ce monde et dans l’autre aussi, sans doute, est enchaînée à celle de votre ami ; et je ne renoncerai au théâtre que le jour où il y renoncera lui-même.

Elle fait la révérence et sort.

MARTINE fait un mouvement comme pour suivre Armande, puis elle revient en passant à la gauche de Melchior.

Et moi, quoique je tienne bien au salut de mon âme, je crois que j’aimerais mieux aller en enfer avec lui, qu’en paradis avec vous... Votre servante, monsieur Melchior.

Elle fait aussi une révérence profonde, qui parodie celle d’Armande, et sort.

 

 

Scène XIII

 

MELCHIOR, puis LE COMÉDIEN

 

MELCHIOR.

Allons, en voilà deux qui m’échappent !... Mais pour les autres du moins, je suis bien sûr de les tenir.

LE COMÉDIEN, reparaissant au fond.

Oh ! les étranges animaux à conduire que les comédiens !... pourtant il ont fini par entendre rai son, et maintenant je puis espérer... Ah ! Melchior...

MELCHIOR.

Qu’as-tu donc, cher ami ? tu parais contrarié...

LE COMÉDIEN.

Moi ? du tout, du tout, cher ami.

MELCHIOR.

Tu parlais, je crois, de tes comédiens... est-ce que par hasard tu aurais à t’en plaindre ?...

LE COMÉDIEN.

Mais non ; en dépit des âmes charitables qui espèrent nous désunir, ma troupe me reste... elle jouera ce soir.

MELCHIOR, à part.

Peut-être.

LE COMÉDIEN.

Bien plus... je suis comme toi, mon ami, je fais des prosélytes... À l’instant même, j’ai reçu la visite d’un jeune homme de bon air, d’excellentes manières et qui me semble doué des plus heureuses dispositions !

MELCHIOR.

Pour le théâtre ?... En effet, ce jeune homme... je le connais.

LE COMÉDIEN.

Ah ! bah !

MELCHIOR.

C’est mon élève.

LE COMÉDIEN, riant.

Vraiment ? Henri de Chalais ?

MELCHIOR.

Lui-même.

LE COMÉDIEN, riant plus fort.

Pas possible !... Comment, c’est toi, toi, mon cher Melchior, qui as fait un élève aussi amoureux de la comédie ?

MELCHIOR.

Amoureux... de la comédie, pas précisément ; mais... de la comédienne, peut-être.

LE COMÉDIEN.

Hein ! comment ?... de qui veux-tu parler ?

MELCHIOR

De qui ?... Tiens, tourne les yeux de ce côté... et regarde celle qui sourit en se contemplant dans une glace.

LE COMÉDIEN, vivement.

Armande !

MELCHIOR.

Oui, Armande aux pieds de qui je l’ai surpris tout à l’heure.

LE COMÉDIEN.

Il se pourrait ! Ô ciel ! ce jeune homme ne serait venu s’adresser à moi, ne chercherait à entrer au théâtre...

MELCHIOR.

Que pour se rapprocher de celle qu’il aime... Hein !... d’est-ce pas que c’est drôle ?... ris donc avec moi maintenant... Tu ne ris plus ?

LE COMÉDIEN.

Si fait, si fait... tu as raison ; c’est fort drôle.

MELCHIOR.

Ils étaient ensemble ici... pendant que tu discourais là-bas avec tes camarades, et je ne sais pas au juste ce qu’il lui demandait à genoux ; mais enfin...

LE COMÉDIEN.

À ses genoux !... Ah ! qu’éprouvé-je donc ? de la jalousie ! moi ! Ah ! Dieu me garde de m’en laisser atteindre !... car je le sens là, ce serait le malheur de toute ma vie... Non, je n’aurai pas cette faiblesse, ce ridicule !... Non, je ne suis pas, je ne veux pas être jaloux.

MELCHIOR.

Tiens ! j’aperçois ton rival qui vient te retrouver.

LE COMÉDIEN.

Mon rival !

MELCHIOR.

Libre à lui... je ne m’y oppose plus... Je te laisse avec ton jeune néophyte... prêche-lui bien l’amour de ton art...

À part.

Moi, je ferai en sorte que tous les tiens entendent le sermon que tu vas lui faire.

Haut, en riant encore.

Au revoir, cher ami, au revoir.

Entrée d’Henri. Melchior lui fait signe qu’il peut rester avec le comédien.

 

 

Scène XIV

 

LE COMÉDIEN, HENRI

 

HENRI, à part.

Comment ! mon gouverneur nous laisse ensemble, et sans se mettre en colère comme ce matin... je ne puis comprendre...

LE COMÉDIEN.

Ah ! vous voilà, monsieur... approchez, je vous prie, approchez... Vous voulez donc être comédien ?

HENRI.

Oui, monsieur, j’ai déjà eu l’honneur de vous dire...

À part.

Qu’a-t-il donc ? quel étrange accueil ?...

LE COMÉDIEN.

Et savez-vous bien, monsieur, quel est cet état que vous voulez embrasser ?

HENRI.

Pas encore ; mais je brûle de le savoir.

LE COMÉDIEN.

Vous m’avez dit, je crois, que vous sentiez pour notre art une vocation véritable ?...

HENRI.

Oui, monsieur, véritable et irrévocable...

LE COMÉDIEN.

C’est beaucoup, sans doute... mais qui vous assure que vous ayez les moyens de vous y livrer avec succès ?... vous êtes-vous jamais occupé de théâtre ?

HENRI.

Non, monsieur... au contraire... on m’en a toujours tenu éloigné avec le plus grand soin ; et c’est justement pour cela...

LE COMÉDIEN.

Que vous éprouvez un plus vif désir de le connaître, cela est assez naturel... Mais, dites-moi, monsieur, n’avez-vous pas assez de bien pour vivre, et en êtes vous réduit à ce point de détresse que vous ne puissiez embrasser un autre état ?

HENRI.

Je vous dois la vérité, monsieur... j’appartiens à une famille riche, et qui occupe un rang distingué...

LE COMÉDIEN.

En ce cas, je vous conseille de faire la volonté de vos parents, et de prendre la profession qu’ils voudront vous faire embrasser.

Ici Melchior entre par le fond, introduisant doucement Armande, Martine et tous les acteurs, qui se glissent dans des cabinets voisins, dont les portes restent entr’ouvertes, et d’où ils peuvent tout entendre.

 

 

Scène XV

 

LE COMÉDIEN, HENRI, LES COMÉDIENS, MELCHIOR

 

LE COMÉDIEN, sans les voir.

Quelle qu’elle soit, elle sera pour vous, monsieur, mille fois préférable à la nôtre.

HENRI.

Mais, monsieur, je dois vous faire observer que la volonté de ma famille est de me faire prêtre, et je vous avoue...

LE COMÉDIEN.

Comment ! on veut que vous soyez prêtre, et vous voulez devenir comédien ? Eh bien ! je connais, moi, des gens qui sont comédiens, et qui changeraient de grand cœur leur destinée contre la vôtre... et ils sont plus raisonnables que vous, ceux-là... car ils cherchent le bonheur et le repos là seulement ou ils sont sûrs de les trouver ; tandis que vous, vous courez après une ombre pour ne rencontrer que la réalité de la douleur et de la misère !... Suivez, monsieur, suivez les sages avis que je vous donne... soyez prêtre, mon cher ami, soyez prêtre, et vous me bénirez !

HENRI.

Mais cependant, monsieur, à défaut de repos, vous trouvez dans l’exercice de votre art de la renommée, de la gloire !... le théâtre...

LE COMÉDIEN.

Le théâtre ?... et savez-vous bien, monsieur... savez-vous bien ce que c’est que le théâtre ? cette chaudière ardente où bouillonnent sans cesse les ambitions, les vanités, les intérêts et les caprices ? cette brillante arène qui promet en effet de donner la gloire, mais qui la fait si chèrement acheter ?... Il nous faut être prêts à marcher au premier ordre, et à donner du plaisir, quand bien souvent nous sommes accablés d’ennuis et de chagrins ; à souffrir la rusticité de la plupart des gens avec qui nous avons à vivre, et à captiver les bonnes grâces d’un public qui est en droit de nous gourmander pour l’argent qu’il nous donne, et qui parfois en use largement. Le reste du monde nous méprise ou nous repousse ; et quand après une carrière bien souvent abrégée par les labeurs et les angoisses, nous payons enfin le dernier tribut à la nature... alors, on refuse des prières à nos dépouilles, et le peuple lui-même qui nous applaudissait la veille, foule aux pieds son jouet qui vient de se briser, se range du côté de nos ennemis, et vient jeter avec eux des injures et de la boue sur notre tombe !... Voilà, monsieur, voilà, au siècle où nous vivons, la vie et la mort du comédien... Ainsi, croyez-moi, encore une fois, renoncez au dessein que vous avez formé, et ne résistez pas plus longtemps à la volonté de votre famille...

HENRI.

Je vous remercie de vos conseils, monsieur ; j’y réfléchirai du moins avant de prendre une résolution qui doit enchaîner tout mon avenir. Dans quelques jours, vous me permettez de vous revoir ?

LE COMÉDIEN.

Je serai à vos ordres, monsieur.

Henri salue et sort. Pendant sa sortie les portes aux quelles les comédiens écoutaient se referment pour se rouvrir après son départ.

 

 

Scène XVI

 

LE COMÉDIEN, MELCHIOR, LES COMÉDIENS

 

LE COMÉDIEN, épuisé et se laissant tomber sur un fauteuil.

Ouf ! je n’en puis plus... Voilà pourtant ce qui s’appelle convertir son prochain !... Je crois vraiment qu’avec l’inclination que j’ai toujours eue à paraître et à parler en public, j’aurais pu faire...

MELCHIOR, qui est descendu doucement avec tous les autres personnages.

Un excellent prédicateur... Quelle verve ! quel feu !... quelle force de persuasion ! quelle logique entraînante !

Pendant ce temps tous les comédiens viennent successivement serrer la main du directeur en signe de félicitation.

LE COMÉDIEN.

Ah ! vous croyez ?

À part.

Ils m’écoutaient ; je me suis enferré comme un sot...

MELCHIOR.

Ton éloquence inspirée, mon cher ami, a produit plus d’effet que tu n’en pouvais attendre... tes bons camarades en ont été émus jusqu’aux larmes ; et convaincus par toi des dangers, des inconvénients de votre état, ils viennent te supplier de trouver bon qu’ils en prennent un autre...

LE COMÉDIEN.

Plaît-il ? tu me fais l’amitié de me dire...

LAGRANGE.

Monsieur a raison, mon cher directeur, c’est à regret que nous nous séparons de toi... mais nous sommes tous résolus à quitter le théâtre pour jamais.

LE COMÉDIEN.

Est-il possible ?

MARTINE.

Ils se font ermites... et moi, je me fais visitandine... le diable s’arrangera comme il pourra...

LE COMÉDIEN.

Oh ! j’enrage.

MELCHIOR.

Je te félicite, cher ami, car, cette fois, ce n’est plus mon ouvrage... c’est le tien.

LE COMÉDIEN, à part.

Il a raison, c’est mon ouvrage.

Haut.

Mais aujourd’hui, du moins, vous appartenez encore au public, aujourd’hui vous êtes sur l’affiche.

MARTINE.

Ah ! c’est juste... ce soir la seconde de Saint Genest. Je vais me costumer pour la dernière fois.

ARMANDE.

Et moi aussi... à ma toilette !

TOUS.

À ma loge !... à ma toilette !

MELCHIOR, le ramenant sur le devant de la scène.

Un instant... j’oubliais de vous dire que le spectacle de ce soir est défendu... par ordre de l’autorité supérieure...

LE COMÉDIEN.

Défendu ?... Mais qui donc a pu provoquer cette subite interdiction ?

MELCHIOR.

Moi !...

LE COMÉDIEN.

Toi ?

MELCHIOR.

C’est une mesure de précaution que j’avais prise... pour mieux assurer votre conversion à tous...

LE COMÉDIEN.

Ah ! misérable !

MELCHIOR.

J’oubliais de te dire aussi que M. le gouverneur de cette ville, en m’accordant la faveur que j’a vais sollicitée...

LE COMÉDIEN.

La clôture de nos représentations... après ?

MELCHIOR.

M’a remis une lettre à ton adresse.

LE COMÉDIEN.

Et pourquoi le gouverneur m’écrit-il ? Sans doute pour me signifier...

MELCHIOR.

Non pas... la lettre n’est pas de lui, elle vient de plus haut, et je suppose que la défense n’en est que plus formelle encore... Tiens, regarde...

LE COMÉDIEN.

De Versailles !... les armes de Sa Majesté !... Donne, donne donc...

S’écriant après avoir par couru le papier.

Merci, merci, mon cher Melchior !... je te pardonne tout à toi qui t’es fait porteur de cette heureuse nouvelle.

MELCHIOR.

Comment ? que veux-tu dire ?

LE COMÉDIEN.

Enfin, camarades, j’ai réussi dans mes démarches, j’ai mon privilège, je le tiens ! On nous attend à Paris.

TOUS.

À Paris !

LE COMÉDIEN.

Et maintenant libre à vous de me quitter et de retourner en arrière... moi qui suis résolu dès longtemps à suivre ma route en dépit des obstacles... moi qui me sens la force et le courage de subir toutes les épreuves, toutes les misères de notre profession pour en obtenir un jour toute la gloire... je persiste, et je pars seul... oui, seul, si vous m’abandonnez !

ARMANDE.

Non, non, tous nous voulons te suivre et partager tes succès ou tes revers... ton bonheur ou ton infortune !

TOUS.

Qui, tous, partons, partons !

MARTINE, à Melchior.

J’en suis fâchée pour vous, mon brave homme, mais je n’en suis pas encore à ma prise de voile.

LE COMÉDIEN.

À Paris donc !... à Paris, la ville par excellence, le pays des merveilles, le centre de l’esprit et du goût... à Paris où nous allons avoir des juges capables de nous apprécier, un public digne de nous entendre, et où je vais retrouver, moi, une famille qui m’est si chère.

MELCHIOR.

Ta famille l... Hélas ! mon cher ami... il me reste encore un devoir, un pénible devoir à remplir...

LE COMÉDIEN.

Lequel ?

MELCHIOR.

Ton père m’a chargé de te dire, dans le cas où tu persisterais à rester au théâtre...

LE COMÉDIEN.

Eh bien ?

MELCHIOR.

Qu’il te défendait de porter son nom.

LE COMÉDIEN.

Mon père ?

MELCHIOR.

Telle est sa volonté.

LE COMÉDIEN, désespéré.

Sa volonté ? Ainsi donc ma famille me repousse et me désavoue !...

À Armande et à Martine qui se sont approchées comme pour le consoler.

Eh bien ! eh bien ! je puis m’en créer une nouvelle... n’est-ce pas, mes amis ? n’est-ce pas, mes chers camarades ? Ah ! ils me défendent de porter leur nom... eh bien j’en prendrai un autre... un autre qu’un jour peut-être ils seront heureux et fiers de porter à leur tour... et ce nom... ce nom... c’est Molière !

TOUS.

Molière ! partons ! à Paris ! à Paris !

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

MOLIÈRE, ARMANDE, LAGRANGE

 

MOLIÈRE, lisant une affiche que lui présente le comédien.

« Théâtre du Palais-Royal., aujourd’hui 26 décembre 1662, première représentation de l’École des Femmes. » Allons, voilà qui est bien... mon cher Lagrange... elles sont toutes posées depuis le matin ?

LAGRANGE.

Toutes... et depuis le matin, il y a foule autour de chacune de ces affiches.

MOLIÈRE.

À la bonne heure !

Sortie de Lagrange.

Dieu veuille qu’il y ait foule pendant longtemps à la représentation de la pièce !

ARMANDE.

Oh ! je vous le promets.

MOLIÈRE.

Armande... le crois-tu ?... un succès ! mon amie, le crois-tu ?

ARMANDE.

Eh bien ! vous tremblez, vous, Molière ?

MOLIÈRE.

Oui, je tremble... moi, Molière, et précisément parce que je m’appelle ainsi, et qu’à ce nom s’attachent déjà un peu de renommée et beaucoup d’en vie ; je tremble parce que la soirée qui s’approche peut donner raison à l’envie et tuer la renommée !... parce qu’ils sont là une douzaine de mes confrères, me couchant en joue, prêts à faire feu si je chancelle ; et que ce serait trop de joie à ces amis charitables, s’ils pouvaient, demain, annoncer par la ville, qu’on a sillé ce pauvre Molière, un garçon d’esprit, qui cette fois n’a pas été heureux, et qui prendra sa revanche... Ah ! c’est leur pitié surtout, c’est leur pitié que je redoute ; et je tremble enfin, je tremble parce que je crois déjà entendre, dans la bouche de ces bons apôtres, l’oraison funèbre de mon ouvrage.

ARMANDE.

Allons, rassurez-vous... votre ouvrage est de bonne constitution, et ne mourra pas si vite. Ce sont vos ennemis qui vont mourir, ce soir, de dépit, en voyant votre triomphe... Oh ! j’en suis sûre... et moi, d’abord, je vais jouer mon rôle d’enthousiasme...

MOLIÈRE.

Oh ! tu seras charmante... comme toujours, et tu me sauveras, mon Armande... Agnès est trop jolie pour que le parterre ne trouve pas tout naturels l’amour d’Horace et la jalousie d’Arnolphe.

ARMANDE.

La jalousie ! vous excellez dans les rôles où il faut de la jalousie, monsieur mon mari !

MOLIÈRE.

Tais-toi, méchante ! est-ce que je te parle aujourd’hui de ta coquetterie ?

ARMANDE.

Si je suis coquette, c’est votre faute... Oui, monsieur, votre défiance, vos soupçons continuels doivent finir par me donner de la vanité, de l’orgueil !... Je me dis que je vaux quelque chose... puisque je puis causer tant de soucis, tant d’in quiétudes à un homme tel que vous...

MOLIÈRE.

Et tu abuses de ma faiblesse pour me tourmenter sans cesse...

ARMANDE.

Oh ! dites plutôt, monsieur, que vous êtes ingénieux à vous tourmenter vous-même... Mais vous me l’avez bien promis, n’est-ce pas... vous ne serez plus jaloux ?

MOLIÈRE.

Jamais !... Et toi, tu ne seras plus coquette ?...

ARMANDE.

Jamais... je vous aime trop pour cela !... Au revoir, mon ami, je vais à ma toilette. Tu me verras avant mon entrée en scène, et tu seras content.

Fausse sortie ; puis elle revient sur ses pas en passant à droite.

Ah ! j’oubliais...

MOLIÈRE.

Quoi donc ?

ARMANDE.

Tu m’as promis...

Elle lui montre une bague qu’il porte au doigt.

MOLIÈRE.

Ah ! cette bague que le roi m’a donnée...

ARMANDE.

J’y compte ?

MOLIÈRE.

Bon ! après la pièce !

ARMANDE.

Non, avant... un don royal... le portrait de sa majesté gravé sur cette émeraude... ce doit être un talisman qui me portera bonheur, et nous fera réussir... Eh bien ! vous hésitez ?...

MOLIÈRE.

Mais Agnès ne peut pas, ne doit pas avoir au doigt un bijou comme celui-là...

ARMANDE.

On ne le verra pas ; je vous promets qu’on ne le verra pas, mais... mais je l’aurai, Molière ; tu ne voudrais pas me faire de la peine un jour comme celui-ci...

MOLIÈRE.

Mais pourquoi diable tenez-vous tant...

ARMANDE.

Eh ! que voulez-vous ? c’est si joli, si brillant... et vous le savez, monsieur, vous qui con naissez si bien le cœur des femmes, tout ce qui brille a tant de charmes pour nous !... Et puis, c’est une chose précieuse et rare que ce joyau... Le roi, m’avez-vous dit, avait deux bagues absolument pareilles... c’est à Molière qu’il a donné l’une, quant à l’autre...

MOLIÈRE.

Il en a fait présent à Mlle de Fontanges, qui a été tout récemment présentée à la cour, et qu’une coterie puissante prétend faire succéder à Mme de Montespan...

ARMANDE.

Eh bien ! je vous l’avoue, je serais heureuse de posséder un joyau qui serait envié par les plus nobles dames du royaume... et j’aurais bien plus sujet d’être fière que Mlle de Fontanges... C’est du roi seul qu’elle tient cette bague ; la mienne viendrait aussi de Louis XIV, et de plus, tu l’aurais portée pendant quelques jours... toi, Molière !... Vous voyez bien, monsieur, qu’il me la faut... il me la faut absolument, et vous ne pouvez me la refuser.

MOLIÈRE.

La voilà.

ARMANDE.

Oh ! merci ! merci !... tu verras comme je jouerai ce soir !...

Elle sort en sautant de joie.

 

 

Scène II

 

MOLIÈRE, puis un instant après MARTINE qui porte maintenant le nom de LAFORÊT

 

MOLIÈRE, suivant des yeux Armande.

Et elle vient de me dire qu’elle ne voulait plus être coquette... pauvre femme ! Aussi pourquoi le lui demander ? est-ce qu’elle peut vaincre son naturel ? est-ce que je peux triompher du mien ?... Allons, allons, je n’ai pas le temps aujourd’hui de songer à nos petites querelles de ménage... ma pièce... ma pièce !... Et nous ne commençons pas avant deux heures... Deux heures !... ah ! jusque-là, comment me distraire de cette pensée, de cette mortelle incertitude ?... chaque minute qui s’écoule est un siècle pour moi !... Que faire ? à quoi m’occuper ?

LAFORÊT est entrée doucement et a entendu les derniers mots.

Que faire ? à quoi vous occuper ?

MOLIÈRE.

Ah ! tu étais là, tu m’écoutais ?... Martine... non, Laforêt...

LAFORÊT.

Oui, depuis que vous avez quitté votre nom de famille... moi, j’ai repris le mien, parce que je suis orgueilleuse d’être à votre service, et je veux que tout le monde le sache ; vous êtes devenu un grand homme... et moi qui étais autrefois, en province, votre soubrette, au théâtre, et votre cuisinière, à la ville, je n’ai voulu garder que la seconde moitié de mon emploi... je connais mes moyens... je suis née pour la cuisine, pas pour autre chose... et j’ai mieux aimé être la servante de Molière que l’esclave du public.

MOLIÈRE.

Bonne Laforêt !... mais que venais-tu faire ici ?

LAFORÊT.

D’abord vous demander un billet de parterre pour ce soir... un de mes pays à qui je l’ai pro mis, et qui va venir le chercher ici tout à l’heure.

MOLIÈRE.

Tiens, prends.

LAFORÊT.

Oh ! quel plaisir je vais lui faire !... et puis en suite, je me doutais un peu que vous n’étiez pas bien tranquille, mon pauvre maître, et je venais vous dire un mot en passant pour vous redonner du courage... vous savez bien que vous me l’avez permis... une petite conversation avec vous de temps en temps... ce sont mes profits... c’est mon anse du panier, à moi !

MOLIÈRE.

Merci ! merci !

LAFORÊT.

Nous disions donc : que faire ? à quoi nous occuper ? C’est tout simple... pour oublier la pièce qu’on va jouer, si nous pensions à en faire une autre ?

MOLIÈRE.

Une autre !...

LAFORÊT.

Ou plusieurs autres... quand ça ne servirait qu’à nous distraire de notre première représentation... c’est un moment si cruel à passer ! Voyons, cherchons ; cherchez donc, monsieur Molière... vous ne devez pas être embarrassé pour trouver quelque chose.

MOLIÈRE.

Tu as raison... le travail, le travail seul... oh ! oui... voilà de quoi me faire oublier tous mes tourments, toutes mes inquiétudes.

LA FORÊT.

Après ça vous me direz : ce sont peut-être les sujets qui vous manquent...

MOLIÈRE.

Les sujets ?...

LAFORÊT.

Dam !... après tout ce que vous avez déjà fait.

MOLIÈRE.

Des sujets ? est-ce que tout ce monde que je vois vivre, s’agiter, intriguer, fourber, ramper au tour de moi, ne m’en fournira pas toujours assez ? est-ce que les hommes prennent le chemin de se rendre sages, pour que je sois près d’avoir épuisé tous leurs ridicules ?

LAFORÊT.

Oh ! ça non, par exemple, je ne le crois pas.

MOLIÈRE.

Va, va, ma pauvre Laforêt, Molière aura toujours plus de sujets qu’il n’en voudra, et tout ce qu’il a touché jusqu’ici n’est rien que bagatelle au prix de ce qui lui reste.

LAFORÊT.

Tenez, monsieur Molière, vous êtes un homme de génie, et je ne suis qu’une bête ; mais s’il m’é tait permis de vous donner un conseil...

MOLIÈRE.

Pourquoi pas ?

LAFORÊT.

J’ai une fameuse idée de comédie, allez.

MOLIÈRE.

Laquelle ?

LAFORÊT.

Ce saint homme qui voulait nous convertir à Lyon...

MOLIÈRE.

Melchior ?

À part.

Bonne Laforêt qui se figure qu’elle me donne une idée !

LAFORÊT.

Oui, l’homme noir qui a essayé de faire de toute la troupe de Molière des moines et des religieuses.

MOLIÈRE, gaiement.

Ah !... Et tu crois...

LAFORÊT.

L’homme noir à qui vous avez eu la faiblesse de pardonner, et qui vient ici pendant votre absence ; qui fait les yeux doux aux actrices.

MOLIÈRE.

En effet, on me l’a dit...

LAFORÊT.

À telles enseignes que Mlle du Croisy, à qui le révérend avait parlé d’amour, l’a mis à la porte sous prétexte qu’il était trop laid et trop ridicule. À telles enseignes, que maintenant il s’adresse à d’autres... à madame, par exemple...

MOLIÈRE, vivement.

Armande ?

LAFORÊT.

Oh ! je suis bien tranquille sur le compte de madame... et vous aussi, n’est-ce pas ?

MOLIÈRE.

Sans doute... Mais lui ! lui !

LAFORÊT.

L’homme noir ?... Oh ! tenez, voyez-vous, monsieur Molière, il y a longtemps que je le déteste, parce que je suis sûre qu’il vous fera du mal si vous lui en laissez le pouvoir. C’est un serpent qu’il faut écraser, si on ne veut pas...

MOLIÈRE.

Tu as raison, Laforêt, tu as raison...

Avec un accent de colère concentrée.

Melchior... Oh ! le pauvre homme !... Si tu crois que je n’y songeais pas avant toi !... et depuis longtemps !

LAFORÊT.

En vérité ?

MOLIÈRE.

Est-ce que je n’ai pas déjà tout le plan dans ma tête ? est-ce que je n’ai pas écrit toute la moitié de mon premier acte ?

LAFORÊT.

Est-il possible ?

MOLIÈRE.

J’en suis à la sixième scène... Le portrait de l’hypocrite... Oh ! je te réponds qu’il sera ressemblant... ressemblant à faire peur... Oui, j’en suis sûr, ce sera une excellente comédie.

LAFORÊT.

N’est-ce pas ?

MOLIÈRE.

Je la tiens... je suis en verve...

LAFORÊT.

À merveille !... Pour commencer il faudrait...

MOLIÈRE.

Tais-toi ! tais toi ! Laforêt... mes idées se pressent, se confondent... et je vais à l’instant, à l’instant même...

LAFORÊT.

Eh bien ?

MOLIÈRE.

Je vais écrire la sixième scène de Tartuffe.

Il entre dans son cabinet à la droite du public.

 

 

Scène III

 

LAFORÊT, puis CHARLOT

 

LAFORÊT.

Tartuffe !... qu’est-ce que c’est que ça ? qu’est-ce qu’il a dit ? Tartuffe !... je ne connais pas... ah ! c’est peut-être un autre sujet de comédie qu’il aura trouvé pendant que je lui parlais de M. Melchior... Il en trouve sur tout notre maître ? C’est égal, je suis fâchée qu’il s’occupe d’une autre pièce que de la mienne... j’aurais pu lui donner encore quelques bonnes idées qui vont se trouver perdues...

Regardant par la porte du cabinet.

Comme il travaille ! comme il travaille !

CHARLOT, passant sa tête à la porte du fond.

Laforêt !

LAFORÊT.

Ah ! Charlot !... bonjour, mon garçon, bonjour.

CHARLOT.

Eh bien ! la payse, est-ce qu’on ne peut pas t’embrasser aujourd’hui ?

LAFORÊT.

Embrasse-moi, et va-t’en.

CHARLOT.

Comment ! que je m’en aille ?

LAFORÊT.

Tiens, voilà ton billet de parterre...

CHARLOT.

J’espère que cette fois-ci je verrai monsieur Molière.

LAFORÊT.

Tu le verras ; mais va-t’en.

CHARLOT.

Ce ne sera pas comme à Lyon... tu sais bien, il a décampé avec sa troupe, tout juste le jour où j’espérais l’applaudir dans le véritable Saint Genest, et depuis ce temps-là...

LAFORÊT.

Allons, ne bavarde pas tant, et va bien vite prendre ta place... tu vois bien que nous sommes occupés.

CHARLOT, regardant autour de lui.

Vous êtes occupés ? qui ça, vous ?

LAFORÊT.

Nous écrivons la sixième scène de Tartuffe.

CHARLOT.

Qu’est-ce que c’est que ça, Tartuffe ?

LAFORÊT.

Je ne sais pas ; mais ça sera superbe... laisse-nous, nous n’aimons pas qu’on nous dérange quand nous travaillons.

CHARLOT, regardant dans la coulisse.

Ah ! M. Molière est par ici ?... laisse-le-moi donc voir ! laisse-le-moi donc voir !... Quel malheur ! il a le dos tourné.

LAFORÊT.

Tu le verras tout à l’heure dans l’École des Femmes.

CHARLOT.

Cependant...

LAFORÊT.

Cependant, décampe, si tu ne veux pas perdre le billet que je viens de te donner.

CHARLOT.

Le perdre... par exemple... je cours de toutes mes forces. Adieu, Laforêt.

Il se sauve en courant par le fond.

 

 

Scène IV

 

LAFORÊT, puis ARMANDE

 

LAFORÊT.

Adieu, Charlot, adieu !

Regardant à droite.

Comme ça marche ! comme ça marche !... il a tout oublié... même sa première représentation... Quel bonheur !

ARMANDE, rentrant par la gauche en toilette très riche et très élégante.

Me voilà, je suis prête... Eh bien, où est donc Molière ?

LAFORÊT.

Il travaille.

ARMANDE.

Dans ce moment... quelle folie ! Il faut pour tant bien qu’il voie comme je suis belle avec cette parure.

LAFORÊT.

Il va le voir... Tenez, le voilà qui se lève.

ARMANDE.

Ah ! tant mieux... je veux qu’il soit orgueilleux de moi, et qu’il m’aime plus encore qu’à l’ordinaire.

 

 

Scène V

 

LAFORÊT, ARMANDE, MOLIÈRE, rentrant et relisant avec enthousiasme un cahier qu’il tient à la main

 

MOLIÈRE.

Oh ! c’est bien, c’est très bien, cela ! et j’en suis sûr à présent... Tartuffe sera mon chef-d’œuvre.

LAFORÊT.

Oui, ça sera notre chef-d’œuvre !... Mon pauvre maître ! il est tout en nage... je vas lui préparer un lait de poule.

Elle sort.

 

 

Scène VI

 

MOLIÈRE, ARMANDE

 

ARMANDE.

Eh bien ! comment me trouvez-vous, monsieur ?

MOLIÈRE, sans la regarder.

Toujours jolie, tu le sais bien, Armande ; mais écoute.

ARMANDE.

Regardez-moi donc, et dites-moi votre avis.

MOLIÈRE.

Tiens ! entends ma première scène, et voyons ce que tu en penses.

ARMANDE.

Non, quand vous aurez jeté un coup d’œil sur ma toilette.

MOLIÈRE.

Il s’agit d’un intérieur de famille.

ARMANDE.

Elle est, je crois, du dernier goût.

MOLIÈRE.

Où vient de s’introduire un perfide...

ARMANDE.

Je l’ai commandée chez la bonne faiseuse...

MOLIÈRE.

Qui à force de roulements d’yeux et de douces paroles...

ARMANDE.

Et j’espère que, ce soir, tout le monde m’en fera compliment...

Tous les deux ont parlé presqu’à la fois ; ils s’arrêtent aussi en même temps, et se regardent. Moment de silence.

MOLIÈRE.

Hein ?... plaît-il ?

ARMANDE.

Que dites-vous ?

MOLIÈRE.

Je te parle d’un ouvrage nouveau que je viens de commencer, et qui surpassera tous les autres.

ARMANDE.

Et je vous parle, moi, de ma toilette, la plus jolie, la plus galante que j’aie jamais portée.

MOLIÈRE.

Laissez-là votre toilette, de grâce, et souffrez que je songe à ma pièce.

ARMANDE.

Laissez-là votre pièce, monsieur, et songez à votre femme.

MOLIÈRE.

Mais je te dis que ce sera la leçon la plus vraie et la plus grande que j’ai donnée à mes contemporains ; je te dis que, grâce à cet ouvrage, mon nom vivra peut-être dans la postérité.

ARMANDE.

Eh ! monsieur, avant de rêver à l’avenir, occupons-nous un peu du présent, je vous prie, et si ce n’est plus assez de vous parler de moi, de votre Armande, pensez du moins à votre pièce d’aujourd’hui, à l’École des Femmes.

MOLIÈRE.

En effet, l’heure approche, et je l’oubliais... Comment ! tu n’as pas encore ton costume, Armande ?

ARMANDE.

Justement, nous y voilà... depuis une heure je vous en parle, et vous ne voulez pas m’honorer d’un regard, monsieur mon mari.

MOLIÈRE.

Comment, c’est là ?...

ARMANDE.

Je vaux pourtant bien la peine qu’on fasse attention à moi... On me l’a dit du moins.

MOLIÈRE.

Je n’en reviens pas... eh ! quoi, c’est ainsi que vous voulez jouer Agnès ?

ARMANDE.

Sans doute... Je suis bien, n’est-ce pas ?

MOLIÈRE.

Vous êtes...

ARMANDE.

Eh bien ! parlez... on dirait que vous avez peur de me faire un compliment...

MOLIÈRE.

Vous êtes... horriblement mal.

ARMANDE.

Par exemple !

MOLIÈRE.

Agnès, une simple fille élevée au village, élevée avec toute l’avarice et toute la défiance d’Arnolphe... Agnès sous la toilette d’une marquise !

ARMANDE.

Voulez-vous que je fasse peur au public ? voulez-vous que je sois laide pour vous plaire ?

MOLIÈRE.

Eh ! non, madame, non... vous serez belle encore, trop belle, en supprimant tout ce luxe de rubans et de dentelles ; vous serez belle, et vous serez vraie en même temps ; vous serez mon personnage ; vous serez Agnès enfin... Je t’en conjure, dans l’intérêt de mon ouvrage... et dans le tien aussi, mon Armande, écoute-moi... tu ne voudras pas sacrifier le fruit de mes travaux, de mes veilles à un instant de vanité ; tu ne voudras pas être une artiste sans vérité et sans conscience, pour être une femme un peu plus brillante... enfin tu me céderas ; il y va de mon succès ; je tombe ce soir si tu me refuses... Armande, tu renonceras à cette toilette.

ARMANDE.

Impossible... où en trouver une autre qui vous convienne ? je n’ai plus le temps... quand je voudrais, quand je pourrais me résigner en esclave à vos caprices... je n’ai plus le temps ; impossible.

MOLIÈRE.

Oh ! si tu voulais me laisser faire... j’aurais fait bien vite disparaître tout ce qui me déplait dans ta parure... Tiens, en enlevant ce riche surtout de satin, cette guipure dont tu es surchargée, ces fleurs, ces bijoux... il ne te resterait plus, dans une minute, que la petite robe d’Agnès... et si tu savais comme alors je te trouverais jolie... Tu le veux bien, n’est-ce pas, Armande, tu le veux bien ?

ARMANDE.

Non, monsieur, non, je ne puis y consentir.

MOLIÈRE.

Vous ne pouvez, madame !...

ARMANDE.

Ou plutôt je ne le veux pas.

MOLIÈRE.

Ah ! vous ne le voulez pas !...

ARMANDE.

Non, monsieur, non, jamais... cherchez une actrice qui se soumette à votre despotisme... Mon rôle me déplait, vous le savez bien ; je l’avais accepté parce que la pièce était de vous, et j’espérais, faute de mieux, briller du moins par ma parure ; vous me la supprimez, vous m’enlevez tout l’effet de mon rôle pour faire ressortir davantage celui que vous vous êtes distribué... à la bonne heure ; mais si vous me défendez de garder mon satin et ma guipure, je ne jouerai pas, et vous pourrez donner mon rôle à Mlle du Croisy...

MOLIÈRE.

À Mlle du Croisy ! y pensez-vous ? mais la pièce est affichée... une partie du public est dans la salle.

ARMANDE.

Je ne jouerai pas.

MOLIÈRE.

Le roi doit honorer la représentation de sa présence...

ARMANDE.

Je ne jouerai pas... je ne paraîtrai pas devant Sa Majesté... vêtue comme une paysanne, comme une mendiante.

MOLIÈRE.

Oh ! pour le coup, c’est trop fort, et je suis d’une colère...

ARMANDE.

Tenez, voulez-vous que je vous dise ? vous devriez faire une comédie où vous joueriez tout seul.

MOLIÈRE.

Taisez-vous, madame, vous êtes la femme la plus déraisonnable que je connaisse.

ARMANDE.

Grand merci, monsieur !... Voilà ce que c’est... le mariage change bien les gens ; et vous ne m’au riez pas dit cela, il y a quelques mois.

MOLIÈRE.

Ah ! c’est qu’il y a quelques mois...

ARMANDE.

Chose étrange ! qu’une petite cérémonie soit capable de nous ôter toutes nos belles qualités, et qu’un mari et un amant regardent la même personne avec des yeux si différents !

MOLIÈRE.

Taisez-vous, je vous prie !

ARMANDE.

Ma foi, si je faisais une comédie, je la ferais sur ce sujet... Je justifierais les femmes de bien des choses dont on les accuse, et je ferais craindre aux maris la différence qu’il y a de leurs manières brusques aux civilités des galants.

MOLIÈRE.

Armande ! Armande, vous tairez-vous enfin ?

ARMANDE.

Je n’ai plus rien à dire... mais vous connaissez ma résolution formelle, irrévocable : je garderai ma toilette, ou je ne jouerai pas.

MOLIÈRE.

Ah ! c’est un enfer que mon ménage !

 

 

Scène VII

 

MOLIÈRE, ARMANDE, LAGRANGE

 

LAGRANGE.

Molière, toute la salle est pleine, on attend le roi d’un instant à l’autre... êtes-vous prêt ?

MOLIÈRE.

Non pas... pendant que je me chagrinais à propos du costume d’Agnès... j’oubliais...

ARMANDE.

Celui d’Arnolphe... Allez donc, monsieur, et rassurez-vous, votre pièce n’en réussira pas moins parce que votre femme sera plus belle que vous ne voulez.

MOLIÈRE.

Ma femme !... Ah ! que maudit soit le jour... Lagrange, on pourra commencer dans cinq minutes...

Sortie de Lagrange.

Mais à quoi tient un succès ? et pourquoi diable me suis-je marié ?

Il rentre à droite. Melchior paraît au fond du théâtre et observe Armande qui est restée seule et marche avec agitation sur le devant de la scène.

 

 

Scène VIII

 

ARMANDE, MELCHIOR

 

ARMANDE.

Ah ! je suis la plus malheureuse des femmes... quelle injustice !... une robe si jolie !... Oh ! non, non... j’ai beau vouloir, maintenant qu’il n’est plus là, me chercher des raisons pour justifier ses exigences ; j’ai beau me demander si je ne pourrais pas en effet lui faire ce sacrifice... je n’en ai pas le courage.

Allant devant une glace et se mirant avec orgueil.

Non, plus je me regarde... impossible ! impossible !

En se regardant dans la glace elle a vu Melchior qui la contemple, et elle recule avec un léger mouvement de honte et de frayeur.

Ah ! monsieur Melchior... vous étiez là !

Il la salue presque jusqu’à terre.

MELCHIOR.

Pardon, je contemplais, j’admirais...

ARMANDE.

Ah ! vous admiriez !... Cependant un homme tel que vous...

MELCHIOR.

Doit rendre hommage à l’auteur de toutes choses à l’aspect d’un de ses plus beaux ouvrages.

ARMANDE.

En vérité ?... Mais... ce petit mouvement de coquetterie, d’orgueil, que le hasard vous a fait surprendre...

MELCHIOR.

Est-ce que la charité chrétienne ne nous fait pas une loi de l’indulgence ?... et ce que vous appelez de la coquetterie, madame, n’est pas, après tout, un crime indigne de pardon... je dis plus, c’est une vertu, c’est un devoir.

ARMANDE.

Comment cela ? je serais curieuse d’apprendre...

MELCHIOR.

La beauté n’est-elle pas un don du ciel ?... et ne devez-vous pas, madame, conserver précieusement et augmenter encore par tous les soins en votre pouvoir ce que le ciel vous a donné ?

ARMANDE.

Mais vous me surprenez étrangement, monsieur Melchior ; voilà une morale commode, et qui aura sans peine l’approbation de toutes les femmes.

MELCHIOR.

Je vous surprends... Nous sommes si méconnus, si calomniés !... on veut absolument que nous soyons d’une sévérité, d’une intolérance !... Eh ! mon Dieu ! les véritables intolérants, ce sont nos ennemis, nos injustes détracteurs ; ce sont ceux qui veulent que tout s’efface et s’immole pour eux ; ceux qui voient avec un œil d’envie même les plus chers de leurs amis, même leurs épouses fidèles et dévouées dérober, à  leur profil, un peu de cette attention publique qu’ils prétendent usurper pour eux seuls ; enfin, ce sont ceux qui vous ordonnent impérieusement de renoncer, pour leur plaire, même à la plus simple, à la plus innocente de toutes les faiblesses féminines, l’amour de la parure.

ARMANDE.

Ah ! cela n’est pas bien, monsieur Melchior ; vous accusez mon mari devant moi, quand il n’est plus là pour se défendre.

MELCHIOR.

Je n’accuse personne !... Oh ! Dieu me garde de censurer les actions des autres... j’ai bien assez à faire de veiller sur moi-même ; mais que voulez vous, j’ai des yeux, et je vois... Je plains une jeune femme dont toutes les autres envieraient la beauté, et qui n’est pas heureuse,

ARMANDE.

Comment cela, monsieur ?

MELCHIOR.

Non, elle ne l’est pas, elle ne peut pas l’être, parce qu’elle a été jetée dans une voie de perdition par son funeste amour pour un homme qui ne sait pas la comprendre, un bomme qui pré tend la tyranniser, elle si bien faite pour donner des lois à tout le monde, pour faire respecter, adorer jusqu’à ses moindres caprices...

ARMANDE.

Qu’entends-je ?

MELCHIOR.

Ah ! ce bonheur dont il se joue et qu’il néglige, avec quel amour et quelle dévotion un autre aurait su le cultiver !

ARMANDE.

Un autre !

MELCHIOR.

C’eût été l’occupation de toute sa vie ; et loin de vous censurer à tout propos, et de vouloir vous dominer, madame, c’est lui qui aurait été votre esclave soumis, empressé, toujours à genoux devant vous comme devant l’objet de sa plus sainte croyance.

Molière est rentré en scène sous le costume d’Arnolphe, et il a entendu ces derniers mots.

 

 

Scène IX

 

ARMANDE, MELCHIOR, MOLIÈRE au fond

 

MOLIÈRE, à part.

Melchior !... que peut-il lui dire ?

ARMANDE, sans voir Molière.

Assez, monsieur Melchior... Des paroles d’amour dans votre bouche... Ah ! il y aurait de quoi me révolter d’indignation... si je n’aimais mieux en rire de pitié.

MELCHIOR, après un instant de silence.

Ah... mais... ce n’est pas de moi que j’ai voulu vous parler, madame...

ARMANDE.

Comment !

MOLIÈRE, à part.

Ce n’est pas de lui !

MELCHIOR.

S’il s’agissait de quelqu’un dont vous auriez pu être la femme, au lieu d’être celle d’un comédien... quelqu’un dont la passion méconnue et repoussée par vous, est toujours la même malgré le temps et vos rigueurs ; s’il s’agissait de mon ancien élève, Henri de Chalais, aujourd’hui l’un des plus brillants seigneurs de la cour de Louis XIV ?...

ARMANDE, vivement et avec émotion.

Sortez, monsieur, sortez !

MOLIÈRE, venant se placer devant Melchior.

Non, pas encore, Armande.

MELCHIOR, avec confusion.

Molière !

MOLIÈRE.

Pas avant qu’ait commencé ma vengeance ; pas avant que je l’aie forcé de subir la vue hideuse de son image ; pas avant que je l’aie forcé d’entendre les premiers vers que m’ont dictés ma haine et le mépris qu’il m’inspire !...

Allant ouvrir la porte du fond et appelant ses camarades.

Venez, venez, camarades.

 

 

Scène X

 

ARMANDE, MELCHIOR, MOLIÈRE, LAGRANGE, TOUS LES COMÉDIENS, LAFORÊT

 

MOLIÈRE.

Je vais vous donner une première idée de ma comédie de Tartuffe.

TOUS.

Tartuffe !

MOLIÈRE.

Ou l’imposteur... c’est lui ! c’est Melchior... Oh ! tu m’entendras.

Récitant avec chaleur les vers suivants.

Et comme je ne vois nul genre de héros
Qui soient plus à priser que les parfaits dévots,
Aucune chose au monde et plus noble et plus belle
Que la sainte ferveur d’un véritable zèle ;
Aussi ne vois-je rien qui soit plus odieux
Que le dehors plâtré d’un zèle spécieux,
Que ces francs charlatans, que ces dévots de place
De qui la sacrilège et trompeuse grimace
Abuse impunément et se joue, à leur gré,
De ce qu’ont les mortels de plus saint et sacré ;
Ces gens qui, par une âme à l’intérêt soumise,
Font de dévotion métier et marchandise,
Et veulent acheter crédit et dignités
À prix de faux clins d’yeux et d’élans affectés ;
Qui savent ajuster leur zèle avec leurs vices,
Sont prompts, vindicatifs, sans foi, pleins d’artifices,
Et, pour perdre quelqu’un, couvrent insolemment
De l’intérêt du ciel leur fier ressentiment ;
D’autant plus dangereux dans leur âpre colère,
Qu’ils prennent contre nous des armes qu’on révère,
Et que leur passion, dont on leur sait bon gré,
Veut nous assassiner avec un fer sacré !

TOUS LES COMÉDIENS, applaudissant.

Oh ! bravo ! bravo ! Molière !

LAFORÊT.

C’est pour le coup qu’on va crier dans le parterre que c’est de la bonne comédie.

MOLIÈRE.

Entends-tu, Melchior ? ces applaudissements sont le prélude de tous ceux que ton portrait va provoquer dans toute la France !

MELCHIOR, furieux.

Mon portrait ! mon portrait, je te le jure, Molière ne sera jamais exposé en public... Ces vers ne seront jamais prononcés sur un théatre.

MOLIÈRE.

Jamais ? Nous verrons !

MELCHIOR.

Nous verrons.

Sortie de Melchior. 

LAGRANGE, qui avait disparu un instant, rentrant vivement en scène.

Molière ! Molière ! le roi vient d’arriver.

MOLIÈRE.

Le roi ?... ah ! qu’on frappe les trois coups...

Sortie de tous, hors Molière, Armande et Laforêt.

 

 

Scène XI

 

MOLIÈRE, ARMANDE, LAFORÊT

 

MOLIÈRE, regardant Armande d’un air suppliant et incertain.

Eh bien, madame ?

ARMANDE.

Eh bien, monsieur...

Elle enlève les dentelles, les rubans dont sa parure est surchargée ; détache gracieusement le surtout de satin, et se trouve alors en petite robe de soie très simple. Laforêt, qui l’a comprise, va chercher un tablier qu’elle lui attache, puis un petit fichu qu’Armande plie modestement sur ses épaules : puis Armande se retourne en souriant vers Molière, et lui dit.

Comment me trouvez-vous ?

MOLIÈRE, avec une joie presque folle.

Oh ! divine ! adorable ! mon Armande !

On entend frapper les trois coups au dehors.

Maintenant l’École des Femmes réussira... je l’espère.

ARMANDE.

Et moi, j’en suis sûre.

LAFORÊT.

Et moi donc !

Ils sortent tous les trois.

 

 

ACTE III

 

La scène se passe au château de Versailles.

Le théâtre représente un vaste salon, fastueusement meublé, et donnant sur une galerie. Un jardin au fond. À gauche, sur le deuxième plan, les appartements du duc de Chalais ; et sur le premier plan, à droite, ceux de Mlle de Fontanges.

 

 

Scène première

 

CHARLOT, GERMAIN

 

CHARLOT.

Tu auras beau faire, mon pauvre Germain, je ne te répondrai pas.

GERMAIN.

À la bonne heure ; mais depuis que nous sommes installés au château de Versailles, tu peux te flatter d’être joliment heureux : à toi tous les secrets, toute la confiance de M. le duc de Chalais, notre maître.

CHARLOT.

Dam ! c’est qu’il sait choisir son monde.

GERMAIN.

Hier encore, tu as été chargé par lui de remettre un billet galant...

CHARLOT.

Tu te trompes, c’était une lettre d’adieux...

GERMAIN.

Enfin, une lettre d’adieux... à quelque grande dame, n’est-ce pas ?

CHARLOT.

Peut-être.

GERMAIN.

Qui donc ?

CHARLOT.

On ne sait pas. Monsieur Germain, vous feriez mieux de songer à votre besogne... Rien n’est en ordre ici, et M. de Chalais doit recevoir nombreuse compagnie, le roi lui-même.

GERMAIN.

Le roi !

Pendant la suite de la scène, les deux valets vont de côté et d’autre en rangeant l’appartement, et se rejoignent de temps en temps sur le devant du théâtre.

CHARLOT.

Depuis que les petits appartements sont occupés par Mlle de Fontanges...

GERMAIN.

Ah ! oui, celle qui a pris, depuis six semaines, la place de Mme de Montespan ; celle que nos seigneurs et maîtres appellent la petite sultane... Eh bien ?

CHARLOT.

Eh bien !... sa majesté vient souvent chez elle...

Il montre la droite.

pour se distraire de l’ennui des affaires, et quelquefois ici...

Il montre la gauche.

chez monseigneur le grand maître, M. de Chalais, pour se désennuyer des rigueurs de sa belle in humaine !...

GERMAIN.

C’est pour cela sans doute que le roi a choisi, hier, le boudoir de la marquise pour y entendre la lecture de celle pièce... tu sais bien, cette pièce qui fait tant de bruit... depuis qu’on l’a défendue.

CHARLOT.

Oui, le Tartuffe de Molière... du grand Molière !

GERMAIN.

Comme tu en parles ! est-ce que tu le connais, toi ?

CHARLOT.

Comment, si je le connais ?...

Ils se rapprochent de nouveau.

Je le crois bien que je le connais !... c’est-à-dire...

GERMAIN.

Enfin, tu l’as Vu souvent ?

CHARIOT.

Jamais...

GERMAIN, riant.

Jamais !... mais alors...

CHARLOT.

Je crois au contraire qu’il est écrit là-haut que je le manquerai toujours... tantôt la salle est trop pleine, tantôt elle est fermée... tantôt les comédiens sont absents, tantôt ils sont malades ; est-ce que je sais, moi ?... Et remarque bien que j’ai sans cesse des billets de faveur pour le voir...

GERMAIN.

Comment cela ?

CHARLOT.

Dernièrement encore, j’en avais un, à toutes places, signé J. B. P. Molière ! Je prépare tout, de bonne heure, à l’hôtel ; j’obtiens de M. le duc la permission de m’absenter... pour affaires de fa mille... Je cours, j’arrive au théâtre, et je me mets à la queue, deux heures avant l’ouverture des bureaux... J’entre enfin, et je me trouve seul ou presque seul dans la salle... Pour tromper mon impatience, je m’amusais à regarder le beau monde qui commençait à garnir les loges et les galeries, quand, tout à coup, j’entends frapper à plusieurs reprises, et je me dis : Bon ! voilà que ça va commencer... Je me retourne aussitôt, et qu’est-ce que je vois ?

GERMAIN.

Le rideau qui se lève, et les acteurs qui entrent en scène ?...

CHARLOT.

Du tout... des gendarmes, des chevau-légers, des mousquetaires gris, rouges, de toutes les couleurs, entrant à la fois par toutes les portes, l’épée à la main ; bousculant tout sur leur passage, sous prétexte qu’on avait eu l’impolitesse de supprimer leurs entrées... et criant comme des enragés, qu’ils voulaient faire évacuer la salle, éventrer le directeur et mettre la troupe en pièces.

GERMAIN.

Rien que ça !... et tu n’essayas pas de leur faire comprendre...

CHARLOT.

Oh ! si fait... je leur fis observer que je n’avais jamais vu le grand Molière, et qu’il serait très désagréable pour moi de manquer une si bonne occasion... Mais sans avoir égard à mes réclamations et à mes cris, ils s’emparèrent de moi, me renvoyèrent de l’un à l’autre ; et ballotté par tous, passant de mains en mains par dessus toutes les têtes, j’allai tomber dans la rue, à la porte du théâtre... Voilà, mon cher ami, comment j’ai profité de mon dernier billet de faveur,

GERMAIN.

C’est jouer de malheur... Mais du moins, hier au soir, ici, à cette lecture...

CHARLOT.

Pas davantage... J’avais bien trouvé moyen de me faufiler tout doucement dans un coin, derrière une tapisserie ; mais on m’y a découvert, et on m’a fait sortir, juste au moment où M. Molière allait entrer...

GERMAIN, riant.

Bon !... Décidément, mon cher, tu n’es pas chanceux.

CHARLOT.

C’est égal... si je n’ai pas pu le voir, au moins j’ai pu l’entendre... et comme on faisait le plus grand silence, je n’ai pas perdu une seule syllabe...

GERMAIN.

Eh bien ?

CHARLOT.

Eh bien... Taisons-nous ! voici M. le duc suivi d’une nombreuse compagnie... Allons-nous-en. Mon opinion sur tout cela, je te la dirai plus tard.

Par la galerie du fond, entrent plusieurs jeunes seigneurs à la tête desquels est le duc de Chalais. Sortie de Charlot et de Germain.

 

 

Scène II

 

HENRI DUC DE CHALAIS, LE MARQUIS, COURTISANS au fond

 

LE MARQUIS.

Je te dis que Molière est perdu...

LE DUC.

Tu crois cela, marquis ?

LE MARQUIS.

Sans aucun doute, mon cher duc... N’as-tu pas remarqué la contenance du roi ? sa physionomie froide et sévère ?... Oui, Molière est perdu, te dis-je, perdu sans ressource... et si tu veux être sincère, tu conviendras toi-même qu’il l’a bien mérité.

LE DUC

Comment cela, je te prie ?

LE MARQUIS.

Oui, depuis quelque temps, ce petit monsieur s’en prend à tout ; il ne respecte rien ; la noblesse, la finance, la robe, l’épée... tout lui sert, tout lui est bon pour donner à rire à cette foule de badauds désœuvrés qui courent à ses représentations... En vérité, un tel excès d’audace est intolérable ; et si tu veux m’en croire, mon cher duc, tu promettras de te joindre à nous contre l’ennemi commun.

LE DUC.

Je ne promets rien... Et tenez, marquis, voulez-vous que je vous dise en conscience mon opinion sur cette guerre impitoyable que vous déclarez à Molière ?... c’est que ses plaisanteries vous ont paru de fort bon goût tant qu’elles ont atteint d’autres travers, d’autres ridicules que les vôtres ; c’est qu’à chaque représentation nouvelle, vous vous en êtes donné à cœur joie aux dépens de vos ennemis, ou même de ceux de vos amis que vous avez cru reconnaître... Mais aujourd’hui il arrive que le poète a dit un assez bon nombre de vérités pour que chacun puisse y trouver part à prendre ; dès lors, tout le monde se trouve uni par un commun besoin de vengeance ; et ce miroir, où vous jetiez les yeux avec une si maligne joie tant qu’il vous offrait l’image d’autrui, vous le repoussez avec rage, vous voulez le mettre en morceaux, dès que vous commencez à vous y reconnaître vous-mêmes.

LE MARQUIS.

À merveille ! je vois que vous aussi, monsieur de Chalais, vous nous déclarez la guerre, et je n’insiste pas davantage ; seulement je vous préviens, monsieur, que vous êtes dans une fausse position pour défendre Molière ; et, vous aurez beau faire, les éloges donnés au mari passeront toujours sur le compte de votre amour pour la femme.

LE DUC.

Mon amour !... comment ?

LE MARQUIS.

Eh ! sans doute, un amour qui date de plusieurs années... Vous êtes un modèle de constance, monsieur de Chalais, et près de vous, les Amadis, les Lancelot sont de verts galants, d’effrontés séducteurs !

LE DUC

Eh ! quoi, vous pourriez supposer ?...

LE MARQUIS.

Je ne suppose rien ; je suis sûr... Vous avez là une fort jolie bague, monsieur le duc... le portrait du roi, une émeraude...

LE DUC.

Ô ciel ! tais-toi ! tais-toi.

LE MARQUIS, riant.

Au revoir, cher ami !... Allons, messieurs, qui m’aime me suive ; nous attendrons le lever du roi pour achever notre ouvrage.

Sortie du marquis et des jeunes seigneurs.

 

 

Scène III

 

LE DUC, seul

 

Cette bague... ils ont pu croire !... Ah ! je saurai trouver, aujourd’hui, aujourd’hui même, un instant pour la rendre.

Il regarde la porte à sa gauche.

Il le faut ! il le faut l... Ah ! toutes ces brillantes conquêtes, tous ces amours de quelques mois, de quelques heures, n’ont pu triompher de mes souvenirs... Armande ! pour elle, pour elle seule j’aurais tout sacrifié, titres, grandeur, fortune : mais elle en aimait un autre, un autre main tenant son époux, et depuis... elle ne m’a plus revu, elle n’a plus entendu prononcer mon nom, et elle ne se doute guère que l’amant jadis rebuté par elle est devenu l’un des hommes les plus puissants, les plus enviés du royaume... Ah ! qu’elle l’ignore toujours ! qu’elle ne puisse soupçonner combien j’ai souffert pour elle, et jusqu’à quel point ma passion a survécu aux distractions cherchées pour l’éteindre, aux efforts tentés pour la dompter... Mais qui vient ici ?... Ah ! l’honnête Melchior, mon ancien précepteur, aujourd’hui le secrétaire et le discret confident de la favorite.

 

 

Scène IV

 

LE DUC, MELCHIOR, en habit sévère, mais beaucoup plus riche qu’aux actes précédents

 

LE DUC.

Ah ! c’est vous, Melchior ?

MELCHIOR.

Moi-même, monsieur le duc, et je vous apporte une nouvelle qui va vous surprendre, je le suppose du moins, Mlle Molière ne tardera pas à se présenter au château.

LE DUC.

Armande ? Ah !... voilà qui est étrange... Eh bien ?

MELCHIOR.

Eh bien ! sans pouvoir dire au juste ce qu’elle veut solliciter pour son mari, j’oserais affirmer que ce n’est pas à Sa Majesté qu’elle vient demander une audience, mais à monseigneur le grand maître...

LE DUC.

À moi, monsieur ?... et qui vous porte, s’il vous plaît, à supposer ?...

MELCHIOR.

Monsieur le duc est si bon, si accessible, qu’il est tout naturel de penser qu’on cherche à s’adresser à lui toutes les fois qu’on a quelque faveur à obtenir de Sa Majesté...

LE DUC, à part.

Le fourbe !... Il y a là-dessous quelque odieuse machination que je parviendrai à découvrir...

Haut.

Et la personne dont vous parlez, sait-elle que celui à qui, selon vous, elle doit s’adresser, n’est autre que le jeune étourdi qui, jadis, voulut être son camarade de théâtre ?...

MELCHIOR.

En aucune façon... je le crois, du moins... Après l’avoir reçue, monsieur le duc jugera lui-même s’il est convenable qu’il se fasse connaître.

LE DUC.

Mais expliquez-moi, je vous prie, une chose qui m’étonne, monsieur... Comment se fait-il, après ce qui s’est passé entre vous et Molière, que vous vous intéressiez si fort aux démarches qui sont faites en sa faveur, dites-vous ?

MELCHIOR.

Souvenir d’ancienne amitié, monsieur le duc, pas autre chose... Certes, je déplore les égarements de l’auteur de Tartuffe, mais à cause de lui seulement. Quant à ses torts personnels envers moi, il y a longtemps que je les ai oubliés, et c’est de grand cœur que je lui pardonne.

LE DUC.

C’est de la générosité, j’en conviens ; mais ne pourriez-vous l’exercer d’autre sorte, et sans mêler ainsi les femmes dans des affaires où les maris sont seuls intéressés ? Quant à moi, j’admire comment un homme tel que vous, un si parfait dévot que vous êtes...

MELCHIOR.

Mon Dieu ! monsieur le duc, la dévotion bien entendue n’est pas du tout incompatible avec ces choses-là... La vertu n’est point une fâcheuse ; elle est amie des divertissements et des jeux qui sont la joie de la vie... et autant il faut fuir ces dévots mélancoliques et sombres qui restent insensibles à la gloire, à l’honneur, aux plaisirs, autant il convient d’accueillir ceux qui sont d’humeur douce et accommodante, de ce sang bénin qui fait le bonheur et la joie...

LE DUC.

Assez, monsieur le docteur, assez... je sais par expérience que vous sermonnez à merveille... Mais laissons cela, je vous prie... Je recevrai Mlle Molière ; je ferai plus, j’emploierai tout mon crédit à lui être utile... Mais quoi qu’il arrive, je vous défends de lui rappeler ce qui s’est passé jadis entre nous... Son protecteur... son appui au près de Sa Majesté, je dois et je veux l’être ; rien de plus... vous m’entendez ?

Sortie de Chalais.

 

 

Scène V

 

MELCHIOR, puis un instant après MOLIÈRE et UN OFFICIER DES GARDES

 

MELCHIOR, après la sortie de Chalais.

C’est égal, il la verra ; l’appui qu’il prête à Molière paraîtra moins désintéressé, et alors... alors nous en viendrons plus sûrement à nos fins. Oui, mon très cher camarade, ce n’est pas seulement dans ta gloire d’artiste que je veux te frapper ; c’est...

Pendant ces derniers mots, on a vu Molière paraître dans la galerie extérieure ; un officier des gardes semble le retenir.

MOLIÈRE.

Je vous le répète, monsieur, il faut que je parle à Sa Majesté !

MELCHIOR.

Ah ! le voilà !

L’OFFICIER.

Sa Majesté ne peut vous recevoir, monsieur Molière.

MOLIÈRE.

Comment ! le roi ?...

L’OFFICIER.

Sa volonté formelle est que vous vous éloigniez de Versailles.

MOLIÈRE.

Est-il possible ?

L’officier salue et se retire.

MELCHIOR.

À merveille !... il est perdu !

S’inclinant légère ment en passant devant lui d’un air de triomphe.

Le pauvre homme !

Il sort.

 

 

Scène VI

 

MOLIÈRE, seul

 

Plaît-il ? C’est Melchior !... et lui aussi, il me raille, il m’insulte comme tous ces courtisans que je viens de trouver sur mon passage... Cela doit être : le maître me repousse !... partant, tout le monde, jusqu’au dernier faquin, se croit en droit... C’est bien cela ! frapper qui tombe et ram per devant qui s’élève, éternelle faiblesse de l’esprit humain !... En vérité, je ne sais pas pourquoi je m’en étonne. Mais qu’y a-t-il ? que s’est-il donc passé ? pourquoi ce changement ? cet accueil qui me glace ?... Allons, allons, courbe la tête, mon pauvre Molière !... tu as rêvé la gloire... insensé, vois ce qu’elle vaut, ce qu’elle coûte !... tu as eu foi en toi-même... Tu as cru produire quelque chose de grand, de beau, de durable... illusion, mensonge !... tout cela ne vivra pas un jour, un seul jour après toi... et cette œuvre que tu appelais belle entre toutes les autres, cette œuvre que tu caressais comme un enfant de prédilection, et sur laquelle ton orgueilleux espoir se reposait avec tant de complaisance... morte en naissant... morte avant d’avoir affronté les regards du parterre...

Ici Charlot, qui est entré par la droite, se dirigeant vers la porte qui conduit aux appartements du duc de Chalais, entend les dernières paroles de Molière, et le regarde d’un air de mécontentement très prononcé.

 

 

Scène VII

 

MOLIÈRE, CHARLOT

 

CHARLOT, à part.

Qu’est-ce qu’il a donc ce monsieur ?

MOLIÈRE, continuant sans voir Charlot.

Oui, je me suis trompé... Tartuffe est une œuvre misérable, et Molière est un méchant écrivain.

CHARLOT, à part.

Hein ! plaît-il ? qu’est-ce que j’entends-là, Tartuffe ? Molière ?

Haut.

Pardon, monsieur, par don... voudriez-vous bien me répéter... vous parliez de Molière, je crois...

MOLIÈRE.

Oui, de Molière, et de ses ouvrages... Je disais que Molière est un mauvais auteur, et que ses pièces ne valent pas le diable !...

À part.

Au fait, je ne vois pas pourquoi je me gênerais avec moi même.

CHARLOT.

Eh bien ! j’en suis fâché pour vous, mon cher monsieur, mais vous ne savez ce que vous dites...

MOLIÈRE.

Comment, je ne sais ce que je dis ?

CHARLOT.

Non, vous ne connaissez pas celui dont vous parlez...

MOLIÈRE.

Je ne connais pas Molière ?...

CHARLOT.

Non, vous ne le connaissez pas...

MOLIÈRE.

C’est un peu fort... Je le connais plus que vous peut-être...

CHARLOT.

Plus que moi, plus que moi... c’est possible...

À part.

Et ce n’est pas beaucoup dire...

Haut.

Mais j’en doute...

MOLIÈRE.

Ah ! vous en doutez ? et pourquoi donc, je vous prie ?

CHARLOT.

M. Molière, entendez-vous ? M. Molière est un homme qui ne ressemble pas à la plupart de ceux que nous voyons... Il a de la tête, du cœur, des entrailles, celui-là... il est du peuple enfin ; il l’aime, il le comprend, il sait le faire parler ; il le défend contre les grands et les égoïstes... et on a beau faire et beau dire, ses ouvrages vivront plus que vous et moi, et beaucoup d’autres encore !...

MOLIÈRE, à part.

À la bonne heure ! voilà un éloge qui ferait oublier bien des injustices...

Haut.

Vous me per mettrez pourtant de vous dire, mon jeune ami, que tout le monde ne pense pas comme vous sur ce chapitre... Écoutez donc... chacun son avis...

CHARLOT.

Chacun son avis, tout comme il vous plaira ; mais je vous préviens qu’il n’y a que des sots et des envieux qui pensent autrement que moi là-dessus.

MOLIÈRE.

Bien obligé !... De sorte que pour dire, par exemple, que Tartuffe est un mauvais ouvrage, un ouvrage dangereux et dont on fait bien d’empêcher la représentation, il faut nécessairement être un sot ou un envieux ?

CHARLOT.

Ou encore un hypocrite, si vous aimez mieux... Écoutez, mon brave monsieur, avouez franchement que vous n’entendez rien de rien à ces choses-là, et n’en parlons plus.

MOLIÈRE.

Je ne puis pas convenir de cela, tout au contraire, car je persiste à croire et à dire que Tartuffe est une pièce détestable.

CHARLOT.

Et moi, je vous soutiens, moi, que c’est un chef-d’œuvre admirable... je vous défierais bien d’en faire autant.

MOLIÈRE.

Ah ! bah !

CHARLOT.

Il n’y a pas à dire : ah ! bah ! entendez-vous ?

À part.

Ça se gâte, mon bonhomme, ça se gâte... tu n’es pas un grand seigneur, toi, et si tu continues...

MOLIÈRE.

Oh ! je vois ce que c’est... vous êtes un ami de Molière...

CHARLOT.

C’est possible... En tout cas, mon cher monsieur, je ne suis pas le vôtre... et si vous m’ennuyez davantage...

MOLIÈRE, à part.

Il serait capable de me battre, je crois... en vérité, je suis tenté, moi, de lui sauter au cou et de l’embrasser...

Haut.

Allons, voyons... faisons la paix ; nous sommes plus près de nous entendre que vous ne croyez... et dans le fond, je pense absolument comme vous...

CHARLOT.

Vrai ?

MOLIÈRE.

Vrai.

CHARLOT.

En ce cas, touchez là... et de bien bon cœur...

Ils se donnent une poignée de main.

Ah ça, vous m’avez dit, je crois, que vous connaissiez M. Molière :

MOLIÈRE.

Un peu.

CHARLOT.

Pour lors, mon cher monsieur, rendez-moi un service...

MOLIÈRE.

Lequel ?

CHARLOT.

De me le faire connaitre aussi à moi... vous me ferez bien plaisir...

MOLIÈRE.

Je vous le promets... Je m’engage à vous présenter à lui.

CHARLOT.

À Molière ?... bientôt ?

MOLIÈRE.

Demain.

CHARLOT.

Où donc ?

MOLIÈRE.

Chez lui.

CHARLOT.

Oh ! merci ! merci ! mon brave monsieur, et si vous saviez tout le regret que j’éprouve de ma vivacité de tout à l’beure, ainsi que de la tentation que j’ai eue...

MOLIÈRE.

N’en parlons plus.

CHARLOT.

Aussi bien, pendant que je m’amuse à causer avec vous, j’oublie que j’étais venu annoncer à monseigneur la visite d’une jeune et jolie dame qui est là, et que je vais introduire...

Il va sur le seuil de la porte au fond, et dit.

Par ici... entrez, madame, entrez.

Entre une jeune femme en brillante toilette.

 

 

Scène VIII

 

MOLIÈRE, ARMANDE, CHARLOT

 

MOLIÈRE, à lui-même.

Voilà les suffrages que j’aime et dont je suis fier !... Maintenant, Molière, tu n’as plus le droit de te plaindre...

Il se retourne et se trouve face à face avec sa femme.

Armande ! vous ici ?... vous ?

ARMANDE, avec le plus grand embarras.

Oui, monsieur ; mais, je...

CHARLOT.

Tiens, il paraît qu’ils se connaissent... Je vais prévenir M. le duc.

Il sort par une porte latérale, à gauche.

 

 

Scène IX

 

MOLIÈRE, ARMANDE

 

MOLIÈRE.

Nous sommes seuls, madame, voyons, parlez... que venez-vous faire ici ?... Mais parlez donc... que venez-vous y faire ?

ARMANDE.

En vérité, monsieur, vous méritez bien, pour vous punir, que je laisse un peu le champ libre à vos soupçons, et que je refusé de vous répondre.

MOLIÈRE.

Non, Armande, non, tu vois bien que je suis calme, que je ne t’accuse pas, que je ne suppose rien, rien... Mais, au nom du ciel ! réponds-moi... que viens-tu faire au château de Versailles ?

ARMANDE.

À la bonne heure... ainsi, c’est mieux... et l’on se reprocherait maintenant d’être coquette avec vous, si l’on pouvait l’être encore... Allons, ne me regardez donc pas ainsi, ne tremblez pas... je vais faire cesser d’un mot toutes vos inquiétudes.

MOLIÈRE.

Eh bien ?

ARMANDE.

Eh bien ! moi à qui vous reprochez toujours de ne m’occuper que de choses frivoles, de ne pas tenir assez de compte de vos succès et de votre renommée, j’ai remarqué, depuis longtemps, combien vous étiez affligé de l’interdiction lancée contre votre plus bel ouvrage... Oui, monsieur ; j’ai vu votre tristesse et j’ai voulu la faire cesser... et si je suis ici sans vous en avoir prévenu, c’est que je comptais sur le succès de mes démarches ; et ce soir, à mon retour, je voulais vous surprendre en vous apportant cette bonne nouvelle.

MOLIÈRE.

Mais d’ou pouvait vous venir cette espérance ? qui a pu vous faire croire ?... De grâce, madame, laissez-moi, laissez-moi le soin de ces affaires-la, et pour sauver mes intérêts d’auteur ou de comédien, n’allez pas compromettre...

ARMANDE.

Ah ! monsieur, si c’est ainsi que vous êtes calme.

MOLIÈRE.

Mais enfin... sur quelle protection aviez-vous compté, Armande, pour la réussite de vos pro jets ?

ARMANDE.

Sur celle d’un homme dont j’ignore encore le nom, mais dont on vante la générosité et le crédit auprès du roi ; un homme, qui seul entre tous, ici ; s’est déclaré hautement pour votre ouvrage, et a juré de tout faire pour vous servir... monseigneur le grand-maître...

MOLIÈRE.

Le grand-maître ! qu’avez-vous dit, madame ?

ARMANDE.

Eh bien ! voilà que vous oubliez votre promesse, monsieur, et que vous vous emportez encore !

 

 

Scène X

 

MOLIÈRE, ARMANDE, CHARLOT, LE DUC DE CHALAIS

 

CHARLOT, annonçant.

Monsieur le duc de Chalais !...

ARMANDE.

Qu’entends-je ? ce nom !...

MOLIÈRE.

C’est le sien, madame... c’est celui de monseigneur le grand-maître, de votre protecteur...

ARMANDE.

Je vous jure que je l’ignorais... et je renonce sans hésiter à l’audience qui m’est accordée... Adieu, adieu, Molière !

Elle sort par le fond, à droite, sans voir Chalais qui entre vivement par la gauche, la regarde sortir, et se trouve ensuite en tête-à-tête avec Molière.

 

 

Scène XI

 

MOLIÈRE, LE DUC

 

MOLIÈRE, à part.

Le duc de Chalais !... c’est lui, sans doute... Oh ! j’ai peine à me contenir.

LE DUC.

Vous ici, monsieur Molière ?

MOLIÈRE.

Moi-même, monsieur le duc, et cela vous étonne... ce n’est pas moi que vous comptiez y trouver.

LE DUC.

En effet, on m’avait dit qu’une dame...

MOLIÈRE.

On vous a dit vrai, monsieur le duc ; une dame était ici ; mais elle est partie, partie pour ne point revenir... Il faudra donc que vous ayez la bonté de vous contenter de ma compagnie, à défaut de la sienne.

LE DUC.

Comment donc ?... je ne puis que m’en féliciter, monsieur Molière.

MOLIÈRE, avec amertume.

Monsieur le duc est bien bon, et sa bienveillance pour moi si éprouvée...

LE DUC.

En douteriez-vous, monsieur ?

MOLIÈRE, de même.

Moi ?... Oh ! non, je n’en doute pas.

LE DUC, le regardant avec surprise.

Que signifie ?

Reprenant avec dignité après un instant de silence.

Écoutez-moi, monsieur Molière... ce n’est pas aujourd’hui notre première rencontre... nous nous sommes déjà vus, il y a quelques années ; vous vous le rappelez sans doute, je ne l’ai point oublié non plus... vous m’avez sauvé de mon propre égarement, et depuis, je vous ai béni bien des fois en mon cœur pour les sages conseils que vous m’avez donnés !... La carrière du théâtre ne me convenait pas ; j’en ai pris une autre, et j’y ai assez bien réussi, grâce au ciel ! Mais je le sens plus que jamais, j’aurais eu trop de peine à de venir un habile comédien, à feindre des sentiments que je n’aurais point éprouvés au fond de l’âme ; et voilà pourquoi vous devez me croire, monsieur, lorsque je vous assure...

MOLIÈRE, qui depuis un instant a fixé les yeux sur la bague que Chalais porte au doigt, s’écrie à part.

Oh ciel ! cette bague ! une émeraude ! le portrait du roi !

LE DUC.

Eh bien ! monsieur Molière, vous ne m’écoutez plus, et ce regard plein de colère... Qu’avez-vous donc ?

MOLIÈRE.

Monsieur le duc, un seul mot... La personne à qui vous avez accordé une audience et qui était ici tout à l’heure, vous la connaissez, n’est-ce pas ?

LE DUC.

Sans aucun doute, monsieur.

MOLIÈRE.

Ah ! vous en convenez donc enfin !

LE DUC.

Et pourquoi le nierais-je, je vous prie ?

MOLIÈRE, les yeux toujours fixés sur la bague, et s’emportant de plus en plus.

Pourquoi ? Oui... il est vrai... vous avez raison... pourquoi en effet nieriez-vous ce dont vous et vos pareils faites gloire ?... Qu’y a-t-il après tout ? Un peu de déshonneur pour nous, beaucoup de honte pour vous, du scandale pour tout le monde... Qu’est cela, bon Dieu ! pour qu’on s’en étonne ?...

LE DUC, vivement d’abord.

Monsieur !... je cherche vainement à comprendre quel esprit de vertige s’est emparé de vous en ce moment, et je vous demande en grâce de me l’expliquer, pour que je sache au moins comment je dois vous répondre...

MOLIÈRE.

Eh bien ! vous serez satisfait, monsieur le duc... Aussi bien, qu’ai-je besoin de me contraindre désormais avec vous ? Oui, je vais à l’instant, à l’instant même...

 

 

Scène XIII

 

MOLIÈRE, LE DUC, L’OFFICIER DES GARDES, puis LE ROI

 

L’OFFICIER, annonçant.

Le Roi !

 

 

Scène XIV

 

MOLIÈRE, LE DUC, L’OFFICIER DES GARDES, LE ROI, sa suite dans laquelle se trouve MELCHIOR

 

LE ROI paraît très mécontent, et s’adressant à Molière qui s’incline respectueusement devant lui.

Vous, monsieur, vous encore ici !... malgré ma volonté ? n’avez-vous donc pas compris que votre devoir était de vous éloigner ?

MOLIÈRE.

Je l’aurais voulu, sire, que cela m’eût été impossible.

LE ROI.

Impossible ! quand j’ordonne, monsieur ?

MOLIÈRE.

Oui, sire, impossible de m’éloigner, puisque j’avais double justice à attendre ; justice contre les autres d’abord, et ensuite, s’il m’est permis de le dire, justice aussi contre vous-même.

LE ROI.

En tout cas, voici une manière de présenter requête à laquelle nous ne sommes guère accoutumé.

MOLIÈRE.

Raison de plus, sire, pour l’écouter avec indulgence.

LE ROI.

Ah !... il y a bien de la témérité à y prétendre... Mais n’importe, je consens à vous écouter...

Il fait signe de s’éloigner aux seigneurs qui, pendant le reste de la scène, se tiennent au fond du théâtre dans la galerie extérieure. Le Roi s’assied, et reprend quand il est seul avec Molière.

Voyons, monsieur, parlez... et surtout soyez bref, je vous prie.

MOLIÈRE.

Sire, ce m’est une bien grande audace d’oser ainsi importuner Votre Majesté !

LE ROI.

Je vous l’ai déjà dit moi-même, monsieur... passons.

MOLIÈRE.

Pourtant, à cette première témérité je n’hésiterai point à en ajouter une autre, en vous suppliant, sire, de vouloir bien me faire connaître les manquements qui ont pu me faire perdre la faveur de Votre Majesté ?

LE ROI.

Vous me le demandez, monsieur ! N’avez-vous point abusé de notre indulgence, tourné nos bienfaits contre nous-même, attaqué audacieusement tout ce qui fait la force et la splendeur du trône ? Certes, tant que vous vous êtes contenté de corriger les mœurs et reprendre les vices, de jouer les précieuses et les jaloux, les petits pourpoints et les grands canons, nous vous avons cru plus digne d’encouragement que de censure ; mais jeter le désordre et l’effroi dans les familles ; mais exposer aux sarcasmes du public les personnages les plus considérables ; porter la main jusque sur le sanctuaire, et, tandis que moi-même j’occupe tous mes soins à maintenir la religion, travailler à la détruire ; tandis que je m’efforce d’abattre la tempête de l’hérésie, élever des autels à l’impiété, et mettre ainsi un invincible obstacle au vœu ma vie entière : l’unité de la foi dans tout le royaume... n’y a-t-il pas là, dites-moi, plus qu’il ne faut pour perdre ma faveur, plus qu’il ne faut pour mériter ma colère ?

MOLIÈRE.

Sire, c’est le destin des rois d’être souvent trompés...

LE ROI.

Qu’est-ce à dire, monsieur ?

MOLIÈRE.

Trompés par les hommes et trompés par les choses : par les hommes qui les environnent, et qui ont intérêt à leur déguiser la vérité ; par les choses qu’ils voient de trop haut et de trop loin pour les bien juger... et quand un homme de cœur et de dévouement s’approche pour arracher les masques à ces faces hypocrites, alors, tous les imposteurs à la fois se lèvent pour déclarer la guerre à sa franchise ; alors, il se fait autour de lui un grand cri de haro, un chorus universel d’imprécations et de menaces, et chacun de ces honnêtes gens se retranche fièrement derrière la sainteté de la religion, à laquelle on n’a pas songé à s’attaquer, ou les intérêts de l’état que seuls ils compromettent... Voilà, sire, voilà comment les plus nobles dévouements sont découragés, les meilleurs esprits prévenus, et comment les rois eux-mêmes...

LE ROI.

Prétendez-vous nous accuser, monsieur ? Oubliez-vous les bontés que j’ai eues pour vous et le respect que vous me devez ?

MOLIÈRE.

Non, sire, oh ! non, vous ne pouvez le croire ; mais vous m’avez fait entendre de cruels reproches, et vous m’avez ordonné d’y répondre.

Le roi lui fait sigue de continuer.

Eh bien ! sire, per mettez-moi de rappeler à Votre Majesté que j’appartiens à une école littéraire qui s’est imposé avant tout une noble et sainte mission : celle de rétablir et de faire revivre les grands principes ébranlés ou méconnus durant nos dissensions intestines. Vous étiez encore bien jeune, sire, lorsque vous avez pris la direction des affaires... le terrain frémissait sous vos pas, les difficultés étaient immenses... Trois hommes se sont présentés pour aplanir la route : un grand orateur chrétien, un grand poète tragique, un auteur comique... tous les trois se sont dévoués à vous servir, à vous rendre l’expérience plus facile et plus prompte, et lorsque votre volonté a commencé à se manifester, ils l’ont armée du glaive de la parole... Vous leur avez montré des résistances à vaincre, et ils les ont vaincues ; des têtes à cour ber, et ils les ont courbées ; ils ont complété l’œuvre de Richelieu ; ils ont été pour vous ce qu’était le glaive de justice aux mains de ce grand politique... enfin, ils ont raffermi votre jeune et brillante royauté, en l’appuyant sur une autre royauté qui n’est pas non plus sans éclat et sans force : la royauté de la pensée !... Et moi, moi qui ai pris part à cette œuvre glorieuse, et qui m’en enorgueillis à juste titre, on voudrait me transformer à vos yeux en écrivain dangereux, en sujet rebelle ! Pour quoi ? Parce que j’ai fait une comédie qui démasque les traitres et les méchants ! Je ne sais, sire, quel est l’arrêt que Votre Majesté daignera prononcer en cette circonstance ; mais il est très certain qu’il ne faut plus que je songe à écrire, si les Tartuffes ont l’avantage.

LE ROI  a paru vivement ému pendant toute la tirade qui précède ; il se retourne lentement vers Molière, hésite encore un instant à laisser voir toute sa pensée ; puis enfin, quand son œil rencontre celui de Molière, il ne contient plus son émotion et lui tend la main avec amitié ; puis se retournant vers les seigneurs qui se pressent avec curiosité aux portes de la galerie, et leur faisant signe de s’approcher.

Demain, messieurs, nous assisterons en personne à la première représentation de Tartuffe !

TOUS LES PERSONNAGES.

Demain !

LE ROI.

Oui, messieurs...

Avec intention.

et nous approuvons fort que, sous notre règne, les faux dévots et les hypocrites soient démasqués aux yeux de tous.

MELCHIOR, à part.

Je suis perdu !

Tout le monde s’éloigne peu à peu de Melchior, et vient se grouper de l’autre côté, autour du Roi et de Molière.

LE ROI.

Allons, Molière, du courage ! à l’œuvre encore, à l’œuvre sans relâche ! Avant peu j’irai prendre le commandement de l’armée qui marche contre les Provinces-Unies... et toi, cependant, tandis que je vais combattre les ennemis du dehors... continue de frapper, ici, le vice et le ridicule, et compte toujours sur mon amitié, sur ma protection contre tous les ennemis. Je veux qu’on dise un jour en parlant de notre siècle : Il y avait alors deux pouvoirs en France : le Roi et Molière.

MOLIÈRE, s’inclinant devant le Roi.

Ah ! sire !

LE ROI  tend encore une fois la main à Molière, puis se retournant vers Chalais et les autres seigneurs.

Monsieur le duc, et vous, messieurs, suivez-moi.

Il sort avec sa cour.

LE MARQUIS, bas à Melchior, qui est resté anéanti dans un coin du salon.

Eh bien ! mon révérend, qu’en dites-vous ?

MELCHIOR, soupirant.

« La volonté du ciel soit faite en toute chose. »

Le marquis s’éloigne à la suite des autres courtisans. Melchior sort d’un autre côté. Molière, à l’instant où le Roi vient de lui tendre la main, et où il s’est relevé en regardant tous ses adversaires, a de nouveau fixé les yeux sur la bague de Chalais. Depuis ce moment, sa figure s’est assombrie ; il tombe sur un fauteuil d’un air désespéré.

 

 

Scène XV

 

MOLIÈRE, puis CHARLOT

 

MOLIÈRE, seul.

Tant de gloire ! tant d’honneurs !... et pourtant, à travers tout cela, une si poignante tristesse !... Armande !... Et que me font désormais Tartuffe et mon avenir de poète ? que m’importent les faveurs du Roi et les bravos du public, quand un affreux soupçon... La jalousie ! horrible souffrance aux dépens de laquelle j’ai fait rire tant de fois le parterre ! Dieu m’en préserve ! car je le sens là, ce n’est pas seulement le désespoir et le ridicule ; la jalousie, pour moi... c’est la mort !...

CHARLOT, rentrant au fond, à gauche, et se retournant vers l’endroit d’où il vient.

Qui, monseigneur, je vous obéirai.

MOLIÈRE.

Cette voix !... Ah ! mon enthousiaste de ce matin.

CHARLOT.

Tiens ! mon ami de tout à l’heure ? Vous êtes encore ici ?... j’en suis bien aise... Figurez-vous que je ne pourrai pas encore voir M. Molière demain matin... c’est un fait exprès : je pars avec mon maître pour l’armée de Flandre.

MOLIÈRE.

Votre maître !... Ah ! le duc de Chalais, n’est-ce pas ?

CHARLOT.

Justement ! si bien que monseigneur, qui a en moi toute confiance, vient de me charger de faire une restitution avant son départ... Tenez, regardez...

Il entrouvre une petite boîte qu’il porte à la main.

Hein ? la belle émeraude ! comme ça brille !

MOLIÈRE, le retenant.

Ah ! cette bague l... au nom du ciel ! parlez, à qui devez-vous remettre cette bague ?

CHARLOT.

Ah ! dam, c’est une affaire délicate, et je ne sais pas si je dois...

MOLIÈRE, de même.

Oh ! je vous en supplie, mon ami, mon cher ami, répondez-moi !

CHARLOT.

Eh bien ! mon cher ami, je vous le dirai confidentiellement ; mais vous me promettez bien le secret, n’est-ce pas ?

MOLIÈRE.

Sans doute, parlez donc... c’est à...

CHARLOT.

C’est à... Mlle de Fontanges.

MOLIÈRE, le retenant encore.

Mlle de Fontanges... En êtes-vous bien sûr ?

CHARLOT.

Si j’en suis sûr ? J’entre chez elle... N’en dites rien au moins, mon cher ami.

MOLIÈRE.

Soyez tranquille.

Sortie de Charlot, à droite.

 

 

Scène XVI

 

MOLIÈRE, seul

 

Ah ! j’étais presque fou de douleur, et je me sens près de le devenir à force de bonheur et de joie !... Oui, je crois à la gloire, à l’avenir : car je crois à l’amour, à la sincérité d’Armande ! Et toi, mon jeune et glorieux maître, qui viens de me relever à mes propres yeux et aux yeux des autres, je serai digne de ton appui ; je justifierai ces nobles paroles : Il y aura deux pouvoir désormais en France, le Roi... et Molière !

 

 

ACTE IV

 

Le foyer des acteurs, ne tenant que les deux premiers plans de la scène, fermé, au fond, par des rideaux qui occupent toute la largeur de la scène, et qui, en s’ouvrant à la fin de l’acte, laissent voir le théâtre supposé.

 

 

Scène première

 

LAFORÊT, entrant par le deuxième plan, à gauche, suivie de CHARLOT

 

LAFORÊT.

Par ici, par ici... là, à droite... Enfin te voilà, mon bon Charlot.

CHARLOT.

Enfin !... Oh ! bon Dieu ! que d’histoires pour arriver jusqu’ici ! des portes, des escaliers, des couloirs, des corridors ! J’ai cru que je n’en sortirais jamais !... Et où sommes-nous maintenant ?

LAFORÊT.

Dans le foyer des acteurs.

CHARLOT, entr’ouvrant les rideaux au fond.

Et par là ?

LAFORÊT.

Le théâtre.

CHARLOT.

Et ce gros bel homme... là-bas... en habit tonné et en culotte rouge ?...

LAFORÊT.

C’est notre suisse, celui qui te fera placer tout à l’heure... Ici...

Montrant une porte à droite, au deuxième plan.

la loge où mon maître s’habille.

CHARLOT, avec enthousiasme.

La loge de M. Molière !

LAFORÊT.

Et son fauteuil.

Elle le montre.

CHARLOT.

Le fauteuil de M. Molière ! du grand M. Molière !

Il s’y assied avec une sorte de ravissement.

Ah !... je ne suis pas fâché de m’asseoir un peu dans ce fauteuil-là !... S’il allait me venir quelques grandes idées comme à lui !

LAFORÊT.

Que fais-tu donc ? Es-tu fou ? Quand le spectacle est commencé depuis plus d’une heure !

CHARLOT.

C’est vrai !... Tu sais bien que je ne suis pas libre, et qu’il est dans ma destinée d’arriver toujours trop tard... Adieu.

LAFORÊT.

Un instant... Nous sommes dans un entr’acte, et j’ai besoin de te parler... Comment ! mon pauvre Charlot, c’est depuis dix jours seulement que tu es de retour !

CHARLOT.

Qui, depuis dix jours... et mon maître aussi... La campagne de Flandre est finie ; nous nous sommes couverts de gloire.

LAFORÊT.

C’est comme nous... Dieu merci, ce n’est pas la gloire qui nous a manqué. Après Tartuffe, l’Avare, le Bourgeois gentilhomme et les Femmes savantes... et notre dernier ouvrage donc !

CHARLOT.

Le Malade imaginaire ?

LAFORÊT.

Justement... la pièce dont tu vas voir la quatrième représentation.

CHARLOT.

Succès ?

LAFORÊT.

Succès plus grand encore que tous les autres... Des applaudissements... des éloges... Il faut entendre comme ça donne ! Aussi les envieux finissent par se taire... Tartuffe est muselé, et ne peut plus mordre personne... Enfin notre position n’a jamais été si belle.

CHARLOT.

Comme la nôtre, ma chère amie, comme la nôtre... seulement...

LAFORÊT.

Seulement, nous sommes très fatigués, et nous avons besoin de repos ; ou bien, d’un jour à l’autre, le malade imaginaire deviendrait un malade trop véritable.

CHARLOT.

Et nous aussi ; il y a toujours quelque chose, une misère, une faiblesse qui nous empêche d’être tout entiers à notre grandeur, à notre brillante fortune... Nous sommes (je peux te confier ça à toi, Laforêt)... nous sommes amoureux.

LAFORÊT, avec un commencement d’inquiétude.

Amoureux ! le duc de Chalais ?

CHARLOT.

Oui, j’ai découvert ça pendant la dernière campagne, le duc de Chalais a au cœur une passion, une grande passion.

LAFORÊT.

Que dis-tu ?

CHARLOT.

Il aime sans espérance... ou plutôt il aimait sans espérance ; mais depuis quelque temps...

LAFORÊT.

Et la dame est sans doute...

CHARLOT.

Très jolie... à ce qu’il paraît ; car je ne l’ai jamais vue ; j’ignore même son nom.

LAFORÊT.

Et tu es sûr qu’il est aimé ?

CHARLOT.

Dam ! ça me fait cet effet-là... Figure-toi...

On entend, au fond, la symphonie qui annonce le commencement d’un acte.

Oh ! voilà la pièce qui recommence... Tu dis donc qu’en m’adressant au suisse de ta part...

LAFORÊT.

Il te fera placer dans la salle... c’est convenu.

CHARLOT.

Bien... Enfin, cette fois-ci, je suis sûr de voir M. Molière.

Un coin des rideaux s’ouvre devant lui, et il disparaît par le fond.

 

 

Scène II

 

LAFORÊT, puis MOLIÈRE et ARMANDE

 

LAFORÊT.

Que viens-je d’apprendre ? cette passion du duc de Chalais, autrefois repoussée, maintenant payée de retour... Ô mon Dieu ! et ces bruits qui depuis quelque temps sont répétés par les ennemis de mon maître, par ses amis eux mêmes... oui, ici même, au théâtre, le nom d’Armande sans cesse prononcé avec celui de M. le duc de Chalais... Ô mon Dieu ! serait-il vrai ?

Molière est entré par la droite avec Armande ; il paraît souffrant et épuisé de fatigue.

MOLIÈRE.

Laforêt, approche-moi ce fauteuil... je suis horriblement fatigué.

Il s’assied.

LAFORÊT.

Comment ! nous ne serons donc jamais raisonnable ?... Vous voilà dans un bel état !

ARMANDE.

Je vous l’avais dit, monsieur, il fallait remettre la représentation à un autre jour.

MOLIÈRE.

Oui, c’est vrai... un autre jour ; mais j’avais là cinquante ouvriers, c’est-à-dire cinquante pauvres familles à qui j’aurais enlevé le pain de leur journée... Allons, aujourd’hui encore... et demain, demain... je pars pour Auteuil.

ARMANDE, avec un peu de tristesse, et LAFORÊT, avec joie.

Pour Auteuil !

MOLIÈRE.

Oui... un mois, un mois entier d’oubli et de tranquillité, loin des tracas de la ville et du théâtre. Oh ! ce sera pour moi une vie toute nouvelle... Car tout me plaît dans ma retraite d’Auteuil. Là, je ne veux plus être ai comédien ni poète ; je veux, je veux être heureux... voilà tout.

LAFORÊT.

C’est quelque chose.

MOLIÈRE.

C’est beaucoup... Et toi, Armande, que penses-tu de ce projet de solitude ?...

ARMANDE.

« La solitude effraie une âme de vingt ans. » Vous l’avez dit vous-même, monsieur...

MOLIÈRE.

Ah ! si tu vas faire parler Célimène... Mais c’est toi, c’est ma femme, c’est Armande que j’interroge.

ARMANDE.

Eh bien, j’avoue que j’ai de la peine à partager votre goût pour la vie contemplative... j’avoue que je regrette à l’avance Paris et ses mille distractions, le théâtre et tous ces hommages que je suis forcée d’y recevoir ; qui me fatiguent quelquefois, mais qui m’enivrent toujours, et qui sont devenus comme une partie de mon existence... J’avoue qu’il est nécessaire pour moi de briller, d’éblouir, de plaire.

MOLIÈRE.

Armande...

ARMANDE.

Eh bien ! oui, monsieur... de plaire... même à ceux qui me déplaisent le plus. J’avoue enfin que loin de ce bruit que vous êtes si joyeux de fuir, vous, je m’ennuierai, moi... oh ! je m’ennuierai à la mort. Jugez, après cela, si je puis m’empêcher d’avoir de la tristesse, et s’il est possible que je prenne part au bonheur que vous croyez découvrir dans cette solitude.

MOLIÈRE.

Ainsi, vous refusez, madame ?...

ARMANDE.

Je ne dis pas cela ; mais...

MOLIÈRE.

Mais... achevez ! achevez donc !

ARMANDE.

Si vous l’exigez, monsieur... je suis prête à vous suivre...

Elle lui fait une révérence, et rentre à gauche.

 

 

Scène III

 

MOLIÈRE, LAFORÊT, puis LAGRANGE

 

MOLIÈRE.

Si je l’exige !... Et je parlais de bonheur ! de repos... Avec elle, c’est impossible !... Le temps, n’est plus où je parvenais à triompher de sa nature si vaine et si légère... Mais pourquoi donc, mon Dieu ! pourquoi tenait-elle tant à rester à Paris ?

LAFORÊT, à part.

Oui, pourquoi ?

Lagrange paraît au fond.

MOLIÈRE.

Allons, je vais rentrer en scène... Je ne partirai pas, je ne quitterai pas le théâtre.

LAGRANGE.

Que dis-tu ?

MOLIÈRE, douloureusement.

Je jouerai... je jouerai jusqu’à l’instant...

LAFORÊT.

Ah ! mon maître !

Lagrange s’est approché de Molière et lui a présenté deux lettres.

MOLIÈRE.

Qu’est-ce que cela ?

LAGRANGE.

Une lettre pour toi, Molière.

MOLIÈRE.

Et celle-ci ?...

LAGRANGE.

Pour madame...

LAFORÊT.

Donnez...

MOLIÈRE, vivement, et prenant la lettre.

Non, non ; je la lui remettrai moi-même après la pièce... Viens, Lagrange, suis-moi.

 

 

Scène IV

 

LAFORÊT, seule

 

Cette lettre !... cette lettre m’inquiète... Ce n’est pas la première fois que M. Molière reçoit une lettre adressée à sa femme ; qu’il en prend connaissance même, et jusqu’à ce jour je n’avais pas remarqué qu’ils eussent des secrets l’un pour l’autre... Mais, en ce moment, ce que m’a dit Charlot me revient à la pensée, et, malgré moi, j’éprouve un trouble, une frayeur...

Applaudissements au dehors.

Ah ! le voilà qui rentre en scène... On l’applaudit comme toujours... Ce n’est plus que là, sur le théâtre, qu’il lui est encore permis d’être heureux.

Elle marche vers le fond, entr’ouvre les rideaux, et regarde du côté du théâtre.

 

 

Scène V

 

LAFORÊT, LE MARQUIS

 

LE MARQUIS, dans la coulisse, à gauche.

Au revoir donc, mon cher commandeur.

LAFORÊT, à part.

Ah ! un de ces grands seigneurs à qui on laisse toujours le droit d’entrer dans nos coulisses.

LE MARQUIS, de même.

Puisque tu refuses, j’irai seul parler à Molière.

LAFORÊT.

Si j’étais à la place de mon maître...

LE MARQUIS, entrant.

Ah ! c’est toi, Laforêt ; il faut qu’à l’instant même je dise deux mots...

LAFORÊT.

À M. Molière ?... Pas possible, monsieur le marquis ; il est en scène.

LE MARQUIS.

En scène ?... Eh bien ! mon enfant, je sais qu’il a en toi toute confiance, et tu pourras lui transmettre mes paroles... Aussi bien, ce secret-là, vois tu, me pèse sur le cœur...

LAFORÊT.

Quel secret, monsieur le marquis ?

LE MARQUIS.

J’ai été l’ennemi de Molière ; je le suis encore... Je ne lui pardonne pas, je ne lui pardonnerai jamais ses sarcasmes contre la jeune noblesse... Mais je suis son ennemi à visage découvert ; et si les petits marquis ont, en effet, quelques uns des ridicules que Molière leur a prêtés dans ses ouvrages, chacun d’eux a toujours là, du moins, le cœur d’un gentilhomme, et je le prouve en me retirant du camp de vos adversaires lorsqu’il s’a git d’une trahison, d’une indigne perfidie !

LAFORÊT.

Comment ! que voulez-vous dire ?

LE MARQUIS.

Oui, une perfidie dont Melchior était seul capable.

LAFORÊT.

Melchior ! ô mon Dieu ! que vais-je apprendre ?

LE MARQUIS.

Chassé de France, aujourd’hui, comme il a été jadis chassé de Versailles, il trouve moyen, dans sa fuite, de se retourner pour frapper son ennemi !... Figure-toi qu’il a été découvrir je ne sais où, dans les coulisses de l’Opéra, j’imagine, une femme, une chanteuse qui ressemble trait pour trait à la plus séduisante de nos comédiennes, à la perle du théâtre...

LAFORÊT.

Mlle Armande ?

LE MARQUIS.

Précisément... Enfin, que te dirai-je ?... la nuit, à la fin d’un bal, d’une orgie... la ressemblance est tellement merveilleuse, que notre très cher ami, le duc de Chalais, est persuadé maintenant que rien ne manque plus à son bonheur, et que la belle Armande... est sa maîtresse...

LAFORÊT.

Sa maîtresse...

LE MARQUIS.

Hein ! qu’en dis-tu ? n’est-ce pas que le trait est infâme, et qu’il n’y avait au monde que Melchior pour concevoir une idée pareille ? Ainsi, mon enfant, tu préviendras ton maître ; tu lui diras...

Nouveau bruit d’applaudissements à l’extérieur.

Mais la pièce avance, et je suis comme le public jaloux d’applaudir Molière... On lui doit bien cela, ne fût-ce que pour le venger du tour pendable que lui joue ce coquin de Melchior... Bonjour donc, mon enfant, bonjour...

Il sort par la droite.

 

 

Scène VI

 

LAFORÊT, seule

 

Quelle intrigue infernale ! Oh ! je vais d’abord tout dire à madame... grâce au ciel, elle n’est pas coupable ! et quand elle saura ce que je viens d’entendre, elle ne voudra plus même un instant, un seul, se séparer de son mari... Oh ! oui, oui, j’en suis sûre à présent, le bonheur peut encore rentrer dans le ménage de Molière.

Elle entre au deuxième plan à gauche ; pendant ce temps, le bruit des applaudissements redouble à l’extérieur, et Molière reparaît au fond, entouré de Lagrange et de deux ou trois autres comédiens à qui il serre affectueusement la main.

 

 

Scène VII

 

MOLIÈRE, LAGRANGE, AUTRES COMÉDIENS

 

MOLIÈRE.

Merci, merci ! mes chers camarades, mes amis... vous savez combien je suis fier de vos éloges !

LAGRANGE.

Aujourd’hui, tu t’es surpassé, Molière ; oui, c’est surtout dans la scène où tu as contrefait le mort que tu as été admirable !

MOLIÈRE.

N’est-ce pas ?

LAGRANCE.

Tous nous y avons été pris... tu nous as fait une frayeur...

MOLIÈRE.

Je le crois bien... j’étais épuisé, vois-tu... et je souffrais tant, que j’ai douté moi-même si je n’allais pas rester sur la place.

LAGRANGE et LES AUTRES.

Ô ciel !

MOLIÈRE.

Rassurez-vous... mon rôle est fini maintenant, et ce n’est plus rien pour moi que la cérémonie... Laissez-moi, mes amis, laissez-moi... veillez aux dernières scènes du troisième acte. J’ai besoin de rester seul, un moment.

Sortie de Lagrange et des autres.

 

 

Scène VIII

 

MOLIÈRE, seul

 

Seul !... et elle n’est pas là pour me tendre la main, pour réparer le mal qu’elle vient de me faire... Ah ! Armande ! Armande !... Ces lettres... enfin, je puis les lire... La main de Melchior !... Que me veut-il ?...

Parcourant une des deux lettres.

« Ses adieux !... il quitte la France, et c’est à moi qu’il doit son exil, son infortune... mais il me pardonne, et il fait des veux pour que je ne sois pas, à mon tour, aussi malheureux que lui. » Le fourbe !... Ah ! que me dit-il encore : « Au moment où je t’écris ces mots chez le concierge du théâtre, puisque tu refuses toujours de me recevoir, il survient un autre billet... à l’adresse de ta femme, un billet dont je crois reconnaitre l’écriture... Adieu ! le ciel le garde, Molière !... ton ancien ami... MELCHIOR. » C’est étrange... qu’éprouvé-je donc ? pourquoi tremblé-je malgré moi ? « Le ciel te garde, Molière... Un billet dont je crois reconnaitre l’écriture... » Quelle est-elle donc ?

Décachetant vivement la seconde lettre.

Ah ! Chalais ? C’est du duc de Chalais !...

Lisant.

« Chère Armande... te reverrai-je bientôt pour te dire combien je t’aime !... »

S’interrompant, et marchant avec agitation.

Je suis fou, la jalousie m’égare... il n’y a pas cela dans cette lettre... non, non, c’est impossible !

Relisant et ne prononçant que quelques mots sans suite.

« Chère Armande... combien je t’aime !... »

S’écriant comme s’il était frappé d’un souvenir.

Ah ! mais je me souviens... le duc de Chalais... il était là, dans cette salle... et quand je suis entré en scène, au troisième acte, tous les yeux se sont fixés sur lui...

Il va vivement au fond rouvrir le rideau de droite, et regarde à l’extérieur dans la salle.

Ah ! il y est encore et près de lui... une femme !... c’est elle ! c’est elle ! c’est Armande !

Il tombe sur son fauteuil comme épuisé, et ne pouvant faire un pas vers l’endroit où il a cru voir Armande ; puis, relevant la tête avec une sorte de délire.

Et maintenant, cherche, misérable insensé ! cherche à t’abuser encore ! efforce-toi, mon pauvre Molière, d’arracher de ta figure le masque ridicule de Georges Dandin, d’Arnolphe et de Sganarelle !... Georges Dandin, Arnolphe, Sganarelle !...

Il se relève, et dit avec un rire convulsif.

Ah ! ah ! ah !... voilà de beaux personnages, vraiment... pour les comparer à moi !... Non, ce n’est pas de la comédie qu’il nous faut... c’est de la charge... de la parade... Allons, allons, dressez-moi des tréteaux... des tréteaux pour Pandolphe et pour Pasquin, des tréteaux pour Pantalon et pour Cassandre... Venez, faites cercle autour de moi, regardez-moi bien... venez tous ici, venez, mes beaux galants de cour... mes don Juans effrontés... mes nobles larrons d’honneur, dites... dites... si je suis assez ridicule... assez humilié... assez malheureux !... Oh ! mon Dieu !... mon Dieu !

Il tombe évanoui.

 

 

Scène IX

 

MOLIÈRE, LAFORÊT et toute la troupe de COMÉDIENS

 

LAGRANGE.

Molière !... Molière !...

Les comédiens accourent vers Molière, et s’empressent de le relever.

LAFORÊT.

Mon maître, mon pauvre maître, revenez à vous, au nom du ciel !...

LAGRANGE.

Molière, tout est prêt... on n’attend plus que toi pour la cérémonie du Malade imaginaire...

MOLIÈRE, soutenu par ses camarades, et regardant sans comprendre.

Eh bien ! qu’y a-t-il ? que me parlez-vous de malade imaginaire ?...

LAGRANGE.

La cérémonie va commencer, et nous venons te prévenir...

Aux autres.

Quel air égaré !... qu’a t-il donc ? que lui est-il arrivé ?...

LAFORÊT.

Mon pauvre maître... oh ! mon Dieu ! mon Dieu !

Elle s’efforce de le rappeler à lui.

MOLIÈRE.

Ah !... c’est toi, Laforêt ?... mais pourquoi êtes-vous tous ici ?...

LAFORÊT.

Pour vous dire qu’il est temps de rentrer en scène... l’auriez-vous oublié ?

MOLIÈRE.

Non... je me souviens... maintenant.

LAGRANGE.

Viens ! viens, mon cher Molière, le troisième acte est fini depuis longtemps.

LAFORÊT.

Et le public s’impatiente.

MOLIÈRE.

Ah ! le public !... le public... notre seigneur et maître à tous... Allons, messieurs... allons divertir le public...

Il sort avec les comédiens. Laforêt va le suivre, Armande rentre en scène par la gauche et l’arrête.

 

 

Scène X

 

ARMANDE, LAFORÊT

 

ARMANDE.

Laforêt ! Laforêt !... Que s’est-il donc passé ?... Molière...

LAFORÊT.

Molière !... Ah ! madame... si vous saviez dans quel état nous venons de le trouver !

ARMANDE.

Oh ! je veux le voir... je veux lui dire...

LAFORÊT.

Plaise à Dieu qu’il en soit temps encore, madame...

ARMANDE.

Ô ciel ! que veux-tu dire ?

LAFORÊT.

Écoutez ! écoutez !

On entend au fond la musique de la cérémonie du Malade imaginaire. Seulement, quelques accords sombres et lugubres sont jetés à travers le grotesque de cette musique, comme pour établir le contraste qui existe entre la souffrance de Molière et le rôle bouffon qu’il est forcé de jouer. Armande et Laforêt ont marché vers le fond ; elles tirent les rideaux, de gauche et de droite, et l’on voit à découvert le théâtre, où l’on exécute la cérémonie. Le côté droit de cette partie du théâtre est fortement éclairé par une fausse rampe. Molière est assis au milieu du théâtre, la tête posée de manière à ce qu’il puisse être vu, tout à la fois, du public réel et du public de la pièce, qu’on ne voit pas, et qu’on suppose placé extérieurement à droite. Derrière Molière, sur un siège plus élevé, et un peu à gauche, Lagrange remplit le rôle du Prœses. Le reste de la troupe, en costume rouge, est rangé de manière à laisser ces deux personnages bien à découvert. Quand Armande et Laforêt ouvrent les rideaux, l’orchestre achève le motif.

Vivat ! vivat ! centum vivat !
Novus doctor qui tam benè parlat.

Salve de bravos venant de la salle à droite.

ARMANDE, qui est restée avec Laforêt sur le seuil du foyer et regarde vers le fond.

Ah ! le voilà...

LAFORÊT.

Et le public le reçoit avec ses transports accoutumés.

ARMANDE.

Tais-toi ! tais-toi !

 

 

Scène XI

 

ARMANDE, LAFORÊT, MOLIÈRE, LAGRANGE, TOUS LES COMÉDIENS

 

LAGRANGE, au fond.

Juras servare statuta
Per Facultatem prescripta.

MOLIÈRE.

Juro.

LAGRANGE.

Juras essere bonus,
Et expers in omnibus
Consultationibus.

MOLIÈRE.

Juro.

LAGRANGE.

Juras te semper servire
Omnibus remediis
Doctissimœ Facultatis.

MOLIÈRE,  a prononcé les deux premiers juro d’une voix très affaiblie.

Ici, il se lève péniblement, regarde dans la salle, du côté où il a cru apercevoir Armande et le duc de Chalais, et paraît en proie à une vive agitation. Le Président renouvelle son interpellation : Juras. Molière, comme rappelé à lui-même, fait un dernier effort, et s’écrie.

Juro.

Puis, il tombe renversé au pied de son fauteuil.

CRI GÉNÉRAL, venant tout à la fois des acteurs placés sur le théâtre, d’Armande, de Laforêt et du public, à droite.

Ah ! du secours ! du secours !

Armande et Laforêt s’élancent vers Molière. Tout le monde s’empresse autour de lui. On le place dans son fauteuil, et on le porte sur le devant de la scène, dans le foyer. Il se trouve ainsi placé entre Armande et Laforêt ; et quand il revient à lui, il ne voit d’abord que cette dernière. Tout ce mouvement est très rapide, et occupé par la fin du motif musical qui a dominé la cérémonie.

MOLIÈRE, rouvrant les yeux et d’une voix faible.

Ah ! Laforêt... c’est toi... Tiens ! regarde par là... dans cette salle...

Il lui prend le bras et la fait tourner vers l’extrême droite, puis lui dit bas, comme pour s’isoler avec elle des autres personnages.

Cette femme auprès du duc de Chalais... cette femme ! La reconnais-tu ? c’est elle, c’est Armande qui m’a tué...

LAFORÊT.

Armande !... mais la voilà !... elle est à vos genoux !...

MOLIÈRE, se retournant vers elle et l’apercevant.

Ah !

Il se relève avec effort, regarde tour à tour Armande et la femme qu’il est censé voir au dehors ; puis, il tend la main à Armande, l’embrasse avec sanglots, et retombant sur son fauteuil, dit en s’adressant à Laforêt.

Je comprends tout enfin... c’est lui, c’est Melchior, c’est Tartuffe qui a tué Molière !...

ARMANDE.

Ah ! mon ami !

LAPORÊT.

Mon pauvre maître !

CHARLOT, qui est entré avec les autres personnages, à part.

L’avoir cherché si longtemps, et dire que je devais le rencontrer ainsi.

 

 

Scène XII

 

LES MÊMES, LE MARQUIS, puis L’OFFICIER DES GARDES

 

LE MARQUIS, accourant par la droite.

Le public inquiet, impatient demande des nouvelles de Molière, et le Roi, le Roi lui-même...

MOLIÈRE, faisant effort pour se relever.

Le Roi ! ah !... il arrivera trop tard.

Il retombe et meurt. Cri général de douleur.

L’OFFICIER DES GARDES, annonçant.

Le Roi !

À droite, au deuxième plan, paraît Louis XIV suivi de quelques seigneurs.

 

 

Scène XIII

 

LES MÊMES, LE ROI

 

LAGRANGE, avec l’accent d’une douleur profonde.

Sire, Molière est mort !

LE ROI, se découvrant.

Molière est immortel.

La toile tombe.

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