La Vie de Molière (Étienne ARAGO - Charles DUPEUTY)

Comédie en trois actes, mêlée de couplets.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Vaudeville, le 17 janvier 1832.

 

Personnages

 

LOUIS XIV

LE DUC DE MONTAUSIER

MOLIÈRE

TARTUFFOLI

BENOÎT

LAGRANGE

CHAPELLE

LAURENT

DE BERGENNE, gentilhomme

DE LUSIGNY, gentilhomme

UN HUISSIER

SEIGNEURS

COMÉDIENS

MADAME MOLIÈRE

MARTHE

LAFORÊT

UNE SŒUR DE CHARITÉ

DAMES de la cour

 

 

ACTE I

 

Un hôtel garni rue Mazarine, à Paris ; une salle commune.

 

 

Scène première

 

TARTUFFOLI, seul

 

La rampe est baissée au lever du rideau ; Tartuffoli est assis près d’une table et écrit ; deux lumières sont sur la table.

Le jour ne peut tarder à paraître, hâtons-nous de terminer cette longue lettre au général de notre ordre.

Il écrit.

« Vous voyez, mon révérend, que l’arbre de la foi commence à pousser de profondes racines en France. Pour moi, je remplis avec zèle la mission dont vous m’avez chargé, dans l’intérêt de notre glorieuse société. Logé dans un hôtel garni, chez une parente de ma sœur, et grâce au costume des laïques par moi adopté, je n’inspire aucun soupçon : admis chez le, prince de Conti, je puis l’être bientôt à la cour. Le roi Louis XIV aime trop les poètes, les philosophes ; il faut à ce monarque un confesseur de notre main, et il l’aura. En attendant, je fais des prosélytes, je gagne des âmes à Dieu, et des biens à l’église... Le préjugé, voilà mon arme, le préjugé qui gouverne le monde ! celui qui frappe d’hérésie les comédiens est l’objet de mon attention spéciale ; je le soutiens, je le propage. Il faut perdre ces gens-là, ou ils nous perdront. Pour arriver à ce but glorieux, aucune considération ne m’arrêtera, aucune action ne me répugnera, car j’ai toujours présente notre maxime : « Qui veut la fin, veut les moyens. » Votre frère indigne, Jacomo Tartuffoli. »

Pliant la lettre.

Ah ! ah ! il fait tout-à-fait jour.

Il souffle les lumières.

Tout le monde se lève dans l’hôtel... hâtons nous de porter cette lettre à l’ambassade de Rome ; elle partira sous le couvert de monseigneur le nonce. Il ne faut pas livrer nos secrets à l’indiscrétion de la poste

Il sort par le fond.

 

 

Scène II

 

LAURENT, LAFORÊT

 

LAURENT, arrivant, un plumeau à la main, par la gauche.

Allons, allons, alerte, mademoiselle Laforêt !

LAFORÊT, un balai à la main, entrant par la droite.

Savez-vous que ce n’est pas une petite chose que de conduire à nous deux le plus bel hôtel garni de la rue Mazarine, l’hôtel de la reine Anne d’Autriche !

LAURENT.

Mademoiselle Marthe, notre jeune maîtresse, s’en rapporte parfaitement, pour accueillir les voyageurs, à vos gentilles manières, surtout à mon amabilité.

Ils rangent tous deux.

LAFORÊT.

Elle ferait bien mieux de s’en mêler elle-même.

LAURENT.

Merci.

LAFORÊT.

Elle néglige trop ses intérêts depuis que monsieur Tartuffoli, son parent, est venu tout exprès d’Italie pour lui mettre dans la tête tous ces exercices de morale, c’te sainte ferveur, comme il l’appelle.

LAURENT.

Laforêt, Laforêt, vous êtes philosophe, ma chère, et ça me fait de la peine ; mais voyons, pensons à l’essentiel : a-t-on passé pour ces fauteuils chez le père Pocquelin, le tapissier de la rue Saint-Honoré, au coin de la rue des Vieilles-Étuves ?

LAFORÊT.

Oui, surement, mais le pauvre cher homme n’y est plus.

LAURENT.

Comment ! il est déménagé le père Pocquelin ?

LAFOREST.

Pas lui, mais sa tête.

LAURENT.

Ah ! bah !

LAFORÊT.

Il n’est pas précisément fou, mais il se met régulièrement trois fois en colère par jour, depuis la fuite de son fils, qui s’est sauvé il y a deux ans, et dont il n’a pas de nouvelles.

LAURENT.

Encore un effet de la philosophie ! Ce petit scélérat de Pocquelin, un garçon tapissier, faire des escapades plutôt que de rembourrer des banquettes !

Air : Et voilà comme tout s’arrange.

On prétend qu’il a changé d’ nom,
Et qu’en provinc’, monsieur voyage,
Quand on l’attend à la maison,
Pour finir son apprentissage ;
Bien plus, croiriez-vous que l’on dit
Que quittant le v’lours et l’aiguille,
Abusant de c’qu’il est instruit
Il veut d’venir un poète, un homm’ d’esprit,
C’est humiliant pour sa famille.

LAFORÊT.

Avec ça, je ne sais pas trop comment nous allons faire pour meubler toute cette nuée de voyageurs qui vient de nous tom ber ici par le carrosse de Pézenas.

LAURENT.

J’ai envie de les prier d’aller chez le voisin. Ils ont de drôles de têtes ces gens-là ! ils ont toujours l’air de se moquer de moi ; il faut que ce ne soit pas grand’chose.

LAFORÊT.

Eh bien ! moi, je pense tout le contraire. Je crois qu’ils doivent être tous d’honnêtes gens, car je les ai vus parler à M. Molière, ce jeune voyageur que nous logeons depuis huit jours ; et comme c’est un honnête homme, il ne doit serrer la main qu’à d’honnêtes gens.

LAURENT.

Laforêt, vous n’avez pas d’esprit, ma chère, mais vous avez du bon sens ; ma chère, vous avez du bon sens.

LAFORÊT.

Ce bon M. Molière, je ne le connais que depuis huit jours, je ne sais pas qui il est, mais je crois que je le servirais pour rien.

LAURENT.

Le fait est qu’il a l’air d’un assez bon enfant ; mais il a là un drôle de nom, Molière. S’il s’appelait Bernard, Bertrand ou Laurent comme moi, je ne dis pas ; mais Molière, ce n’est pas un nom.

LAFORÊT.

Il faudra pourtant bien que vous vous accoutumiez à ce nom là, monsieur Laurent, car si j’en crois quelques mots que j’ai entendus, mam’zelle pourrait bien un jour...

LAURENT.

Bah ! mam’zelle, laissez donc.

Air du petit Courrier.

Une fille au cœur vertueux,
Que pour sa piété l’on renomme,
Qui n’prononce jamais l’ nom d’un homme,
Et qui toujours baisse les yeux !

LAFORÊT.

Je ris vraiment, quand j’ vous écoute,
Car j’m’y connais... en pareil cas,
Femme baisse les yeux, sans doute.
Oui, mais ell’ ne les ferme pas.
(Bis.)

LAURENT.

Oh ! mais alors, c’est différent, du moment qu’elle n’a pas fermé les yeux, ça me les ouvre.

LAFORÊT.

Chut ! v’là mam’zelle...

LAURENT, haussant la voix avec intention.

Je vous dis, Laforêt, que cet inconnu gagne beaucoup à être connu, et puis un joli nom... Molière c’est pas comme Bertrand, Bernard ou Laurent. Molière, à la bonne heure, v’là un nom

Feignant d’apercevoir Marthe pour la première fois.

Comment ! mademoiselle était là ?

 

 

Scène III

 

LAURENT, LAFORÊT, MARTHE

 

MARTHE.

Je vous sais gré, Laurent, de la bonne opinion que vous avez des gens que je reçois dans cet hôtel.

LAFORÊT.

C’est un si bon garçon, ça lui est naturel !

MARTHE.

Je désire que les personnes arrivées hier par le carrosse de Pézenas soient logées aujourd’hui même plus commodément ; elles m’ont été vivement recommandées par le voyageur que nous avons ici depuis huit jours.

LAURENT.

Par M. Molière ?

À part.

Je commence à m’y faire.

MARTHE.

Je pense que ce sont tous des gens tranquilles, honnêtes.

LAURENT.

Ah ! il n’y a pas de doute à ça ; car il y en avait un qui disait à son domestique : Prends un siège, Cinna. On ne peut être plus honnête que ça.

LAFORÊT.

Et puis jamais un mot plus haut que l’autre.

On entend chanter en dehors.

MARTHE.

Qu’entends-je ! ah ! sans doute ils célèbrent leur arrivée à Paris, et ces chants n’ont rien de blâmable quand ils ne sont pas profanes.

LAFORÊT.

Ma foi, profanes, ou non, ça m’amuse, moi ; et l’autre jour, quand mon cousin le garde de la manche m’a menée à l’hôtel de Bourgogne...

MARTHE.

Comment, Laforêt, vous avez été à la comédie ?

LAFORÊT.

Oui, mam’zelle, il y avait une petite avec un petit nez retroussé qui dansait et qui chantait comme une fauvette.

LAURENT.

Ah ! elle dansait comme une fauvette !

LAFORÊT.

Si bien que la nuit j’ai rêvé que j’étais actrice et que j’avais aussi un joli petit nez retroussé.

MARTHE.

Mon enfant, je vous défends de jamais prononcer un seul mot de tout cela. On doit tout craindre de pareilles habitudes, et notre bonheur éternel en dépend.

LAURENT.

Ah ! ça, c’est vrai que c’est de fameux scélérats, les comédiens ! D’abord, moi, je suis pour la morale, et puis imaginez vous qu’un jour que je devais me marier, voilà qu’il passe chez nous une troupe de comédiens, des ambulants. Mon père, qui est assez bonnasse, leur prête sa grange pour jouer l’enlèvement de Déjanire. Jusque-là, ça allait bien ; mais v’là-t-il pas qu’au moment où on y pense le moins, il arrive un quiproquo. Hercule se sauve avec ma belle-mère, et le Stentor Nessius enlève ma future au lieu d’enlever Déjanire ; si bien que je n’ai pas été marié, et que mon beau-père a été veuf. Oh ! les scélérats de comédiens ! c’est qu’ils sont très aimables, ces coquins d’hérétiques-là ! Oh ! les histrions !

MARTHE, qui s’est assise et a examiné des papiers pour ne pas écouter Laurent.

Je vous en prie, qu’à l’avenir je n’entende pas un mot de tout cela, si vous voulez continuer à m’être agréable. Je ferme les yeux sur bien des fautes, mais il y a des principes, des préjugés d’enfance auxquels je sacrifierais jusqu’au bonheur de mon existence.

LAFORÊT, qui, ennuyée de la morale, a été au fond.

Mademoiselle, voilà M. Tartuffoli qui monte l’escalier.

MARTHE, à part.

Ah ! tant mieux ! il faut absolument que je lui parle, qu’il connaisse mon secret.

 

 

Scène IV

 

LAURENT, LAFORÊT, MARTHE, TARTUFFOLI

 

TARTUFFOLI.

Ma chère pupille, que la joie et la santé soient avec vous !

MARTHE.

Je voulais vous voir ce matin, vous parler, mais vous êtes sorti de si bonne heure...

TARTUFFOLI.

Les malheureux ne peuvent attendre, Mais que me vouliez-vous, ma chère Marthe ?

MARTHE.

J’ai besoin de vos avis, de vos sages conseils.

TARTUFFOLI.

Je suis prêt à vous les donner, mon enfant.

MARTHE.

Laforêt, je n’ai plus besoin de vous.

LAFORÊT, sortant, à Laurent.

Ou je me trompe fort, ou c’est un fameux hypocrite.

LAURENT.

Taisez-vous, petite philosophe !

Il essuie des meubles comme pour prendre une contenance et écouter.

MARTHE.

Laurent !

LAURENT.

Mam’zelle.

MARTHE.

Je n’ai pas besoin de vous non plus.

LAURENT.

Ah ! oui, je comprends.

Il sort.

 

 

Scène V

 

TARTUFFOLI, MARTHE

 

TARTUFFOLI.

Nous voilà seuls maintenant ; voyons, qu’avez-vous de si important à me dire ?

MARTHE.

Le bonheur ou le malheur de ma vie dépend de cet aveu... Et pourtant, je ne sais ce que j’éprouve ; mais depuis quelques jours j’hésite, je tremble au moment de vous dire ce secret... J’ai si peur d’exciter votre colère.

TARTUFFOLI.

Allons, un peu de confiance : ne suis-je pas votre ami, votre tuteur, depuis la mort de votre digne père ?

MARTHE.

Votre bonté m’enhardit... et me réconcilie d’avance avec moi même ; car je vais vous paraître bien coupable... Sachez... apprenez...

TARTUFFOLI.

Un peu de courage

MARTHE.

Seule sur la terre, exposée aux dangers, aux séductions du monde, j’avais cédé, il y a quelque temps, à vos saintes paroles ; je vous avais promis de faire don à l’église du peu que je possède et de m’enfermer pour toujours dans un cloître...

TARTUFFOLI.

Eh bien !

MARTHE.

Eh bien... je ne sais pourquoi, mais depuis peu les dangers du monde me paraissent moins grands, les douceurs de la retraite moins désirables, et enfin, enfin il me semble que je n’ai plus de vocation.

TARTUFFOLI.

Grand Dieu ! ma fille, qu’osez-vous me dire ?

MARTHE.

Je savais bien que j’aurais le malheur de vous déplaire... Mais vous m’avez dit vous-même que le choix devait être libre, et, je l’avoue sans détour, je ne crois plus au bonheur du cloître.

TARTUFFOLI.

Il faut croire, mon enfant, il faut croire.

Air d’Aristippe.

Malgré des doctrines fatales,
Ma chère Marthe, croyez-moi,
Des trois vertus théologales
La plus utile, c’est la foi !...

MARTHE.

Si c’est ainsi, c’est grand dommage ;
Je pensais que dans sa bonté,
Le ciel permettait, à mon âge,
L’espérance et la charité !

TARTUFFOLI.

Hélas ! ma chère Marthe, je ne vois que trop quel sentiment profane porte le trouble dans ce cœur si pur... c’est un amour mondain qui vous détache du ciel.

MARTHE, avec timidité.

Je n’ai pas dit cela.

TARTUFFOLI, à part.

J’ai deviné juste, mais de la douceur, ou elle m’échappe.

Haut.

Allons, mon enfant, ne vous affligez pas... c’est à moi de m’humilier, puisque ma faible voix n’a pu vous persuader.

MARTHE.

Que vous êtes bon !

TARTUFFOLI.

Mais enfin, celui que vous préférez à Dieu est-il au moins digne de vous le connaissez-vous depuis longtemps ?

MARTHE.

Depuis que je le connais, ses actions ont mérité mon estime.

TARTUFFOLI.

Ses principes ?

MARTHE.

Ils sont purs comme son âme.

TARTUFFOLI.

S’il en est ainsi, ne craignez pas de me dire son nom.

MARTHE.

Eh bien !...

TARTUFFOLI.

Eh bien ?

MARTHE.

C’est...

TARTUFFOLI.

C’est ?

MARTHE.

Ce voyageur que nous logeons ici depuis dix jours.

TARTUFFOLI.

Quoi ! monsieur Molière ?

MARTHE.

Lui-même.

TARTUFFOLI.

Ce peut être un fort galant homme, mais il у a bien peu de temps que vous le connaissez, Marthe... Je pense qu’une telle passion est peut-être inconsidérée. Si, par exemple, ce jeune homme, dont vous ignorez même la profession, par ses mœurs, par son état, par sa conduite, était indigne de vous... car enfin, sait-on qui il est ?

MARTHE.

Ah ! mon Dieu, vous m’effrayez !

TARTUFFOLI.

Je puis me tromper pourtant ; mais je cours chez le prince de Conti, je crois qu’il y vient quelquefois, et demain je saurai à quoi m’en tenir...

À part.

Je me charge des renseignements à lui donner.

 

 

Scène VI

 

TARTUFFOLI, MARTHE, MOLIÈRE

 

Molière est entré en ce moment s’est tenu dans le fond.

MARTHE.

Vous êtes mon guide, mon protecteur, je mets tout mon espoir en vous !

TARTUFFOLI.

Je vais à l’instant prendre les informations les plus précises... et, s’il le faut, j’irai interroger ce Molière lui-même.

MOLIÈRE, se montrant.

C’est inutile, me voici tout prêt à vous répondre.

MARTHE, à part.

C’est lui ; je ne sais pourquoi sa présence me rassure.

TARTUFFOLI, à part.

Quelle contrariété !

MOLIÈRE, après avoir salué respectueusement Marthe.

Je pourrais me dispenser, monsieur, d’avoir égard à vos questions ; pourtant, si mademoiselle l’exige, le désire...

MARTHE.

Je n’exige rien, monsieur... je n’ai le droit de ne rien exiger, la confiance seule doit commander la confiance.

TARTUFFOLI.

Il me semble pourtant que lorsqu’on exerce une profession honorable, qu’on appartient à une famille respectable... on ne peut que gagner se faire connaître sans réserve.

MOLIÈRE.

C’est-à-dire que vous voulez savoir qui je suis ?

TARTUFFOLI.

Mais oui...

Bas, à Marthe.

Remarquez-vous son embarras ?

MARTHE, de même.

Non, je crois au contraire qu’il a souri.

MOLIÈRE, après un moment de réflexion.

Qui je suis... ma foi, je vais bien vous étonner, mais je crois que je n’en sais rien moi-même.

TARTUFFOLI, à part.

Bon, il n’a pas de parents.

Il fait un mouvement de joie, Marthe paraît inquiète.

MOLIÈRE.

Je suis né d’une famille riche et honorablement connue dans le commerce.

Tartuffoli fronce le sourcil, le sourire reparaît sur les lèvres de Marthe.

Mon père occupe même une charge à la cour.

MARTHE, bas à Tartuffoli.

Vous voyez bien que j’avais raison de penser du bien de lui.

TARTUFFOLI.

Attendons.

MOLIÈRE.

Plusieurs de mes grands parents furent juges et consuls de la ville de Paris : fonctions importantes qui donnent quelquefois la noblesse, mais qui pour cela ne donnent pas de l’esprit. Aussi mes chers parents, qui ne voulaient pas que mon instruction fît un jour tache dans la famille, ne m’envoyèrent-ils qu’avec répugnance étudier au collège de Clermont.

TARTUFFOLI.

Il est bien dangereux souvent d’être un homme instruit, un savant.

MOLIÈRE.

Aussi voulaient-ils faire de moi un tapissier... mais je ne me sentais aucune vocation pour les clous dorés et le velours d’Utrech, et je m’élançai à tout hasard dans le barreau.

MARTHE.

C’est une noble et belle profession.

MOLIÈRE.

Oui, mademoiselle ; mais, hélas !je vis bientôt que la faveur avait plus de poids que le bon droit dans la balance de la justice ; aussi un beau jour je jetai en l’air la robe et le bonnet carré, et suivant un penchant que je combattais en vain depuis longtemps, je me fis... je devins...

TARTUFFOLI.

Quoi donc ?

MOLIÈRE.

Ce que je vous dirai demain, ce soir peut-être, mais que des circonstances impérieuses m’ordonnent encore de cacher.

TARTUFFOLI, à part.

Si c’était... je m’en assurerai.

MOLIÈRE.

Maintenant, monsieur, êtes-vous content de ma franchise ?

TARTUFFOLI.

Plus que vous ne pensez. Allons, pas de rancune, ma chère Marthe, donnez la main à votre futur...

MOLIÈRE.

Mademoiselle, en cet instant je ne pourrais vous offrir un sort brillant ; mais j’ai les plus belles espérances, et si je réussis dans mon projet, je puis vous promettre un avenir, une fortune dignes de toutes vos vertus.

MARTHE.

Air nouveau.

Pourquoi parler de réussite,
De gloire, d’avenir brillant ?
Du moins, laissez-moi le mérite
D’avoir pu vous choisir avant.
Si pour vous la chance est heureuse,
Je rougirai d’avoir osé parler.
Mais elle peut, hélas ! être fâcheuse !
N’aurez-vous pas alors de quoi vous consoler ?
Oui, cet aveu pourra vous consoler.
Cet aveu pourra-t-il, monsieur, vous consoler ?

À part.

Adieu, Molière, adieu !

Elle sort.

TARTUFFOLI.

Monsieur, mon amitié vous est acquise. Adieu ; de pieux devoirs me réclament, pourtant je ne cesserai pas de m’occuper de vous.

À part, en sortant.

Courons chez le prince de Conti ; si mes conjectures sont exactes, je le perds pour jamais dans son esprit, et je la tiens.

Il sort en saluant.

 

 

Scène VII

 

MOLIÈRE, puis LAURENT, LAFORÊT

 

MOLIÈRE.

Je suis, je crois, sous une heureuse étoile depuis quelques jours, tout me réussit, et si mon père voulait enfin me montrer un peu d’indulgence, rien ne manquerait à mon bonheur. Ah ! j’entends mes camarades.

Appelant.

Laforêt, Laurent !

 

 

Scène VIII

 

MOLIÈRE, LAGRANGE, ARMANDE, COMÉDIENS et COMÉDIENNES

 

CHŒUR.

Air de Léocadie.

Grâce au talent, aux efforts de Molière,
Un sort brillant un jour nous est promis ;
Pour seconder un camarade, un frère,
Quoique rivaux, soyons toujours amis.

LAGRANGE.

Eh bien ! mon cher Molière, quelles nouvelles ?

MOLIÈRE.

Le succès passe déjà mes espérances, et bientôt, j’espère, nos vaux seront comblés, grâce à la discrétion que nous nous sommes imposée, ce dont je remercie particulièrement ces dames.

ARMANDE.

Saluez donc, mesdames.

MOLIÈRE.

Tout le monde ignore que nous sommes des comédiens, et qu’humiliés de courir la province, nous venons solliciter un privilège, en concurrence avec l’hôtel de Bourgogne.

LAGRANGE.

Et le prince de Conti ?

MOLIÈRE.

Il m’a reçu à merveille ; puis, me rappelant le temps où j’étais son condisciple au collège de Clermont, ou par parenthèse je faisais ses thèmes : Donnez-moi des nouvelles, me dit-il, de nos anciens camarades, le poète Hesnaut, le savant Bernier, le joyeux Chapelle. Ensuite il me fit asseoir à ses côtés, et me serrant la main avec affection : Mon cher Pocquelin, me dit-il, je veux faire quelque chose pour mon ancien compagnon d’études ; je me souviens qu’autrefois, au collège, vous avez reçu de moi quelques gourmades. Eh bien ! je veux que mes bienfaits effacent jusqu’au souvenir de la blessure. Encouragé par ses paroles bienveillantes, je lui ai confié le secret de mon voyage, mes espérances.

ARMANDE.

Et enfin...

MOLIÈRE.

Enfin, depuis huit jours il a la bonté de solliciter pour moi, et aujourd’hui même le roi doit signer notre privilège.

TOUS.

Quel bonheur !

MOLIÈRE.

Mais surtout gardons encore le secret jusqu’à ce soir. Si les comédiens de l’hôtel de Bourgogne avaient le moindre soupçon de nos projets, ce gros jaloux de Montfleuri irait intriguer auprès de mon protecteur, et alors plus de privilégie.

LAGRANGE.

Molière, nous te devrons tous notre fortune.

MOLIÈRE.

Nous partagerons, mes amis, et j’aurai encore la meilleure part, car mon bonheur est assuré. Oui, je puis vous l’avouer maintenant, ma chère Marthe consent à me donner sa main.

TOUS.

Marthe !

ARMANDE, à part.

Il l’aimait... je ne m’étais pas trompée.

LAGRANGE.

Ah ! mon Dieu ! Armande, comme vous voilà devenue sérieuse !

MOLIÈRE.

C’est vrai, vous ordinairement si vive, si enjouée... J’espérais que ma chère élève serait la première à applaudir à mon choix.

ARMANDE.

C’est que... vraiment... je suis étonnée que Molière ait choisi sa compagne hors du théâtre, lorsque mes camarades sont si jolies, si séduisantes.

MOLIÈRE.

Pourquoi... Est-ce mademoiselle Duparc qui aurait accepté mes vaux, elle dont jamais un sourire n’a modéré la fierté ?... Est-ce vous, Armande, qui ne répondez à une déclaration qu’en éclatant de rire ?

ARMANDE.

Vous avez raison. Vous méritez tant d’être aimé !... Pourtant une crainte vague... Depuis mon enfance, vous êtes mon soutien, mon guide, je n’ai que vous au monde ; et une fois marié, vous ne penserez plus qu’à votre femme, vous n’aimerez plus celle que vous nommiez votre sœur chérie. Vous avez toujours été pour moi si bon, si indulgent... Je ne sais pour quoi ; mais il me semble que je pleure pour la première fois de ma vie.

Elle essuie une larme.

MOLIÈRE.

Armande... un sourire vous va si bien.

ARMANDE, souriant en essuyant ses larmes.

Vraiment... Eh bien ! tenez, je ne pleure plus.

MOLIÈRE.

J’ai pensé à vous... Vous aurez un beau cadeau de noces, de riches pendants d’oreilles en rubis.

ARMANDE.

Des rubis... Quel bonheur !

À part.

C’est égal, je suis jalouse de sa femme.

Elle reste pensive.

 

 

Scène IX

 

LES MÊMES, LAFORÊT

 

LAFORÊT, entrant.

Monsieur Molière, quelqu’un demande à vous parler ; c’est de la part de votre père.

MOLIÈRE.

De la part de mon père ! Priez-le de monter...

Laforêt sort.

Ma famille serait-elle enfin accessible à la soumission que je lui montre ; vous en êtes témoins, mes amis, ils m’ont accusé de déshonorer leur nom de Pocquelin. Eh bien ! j’ai poussé la condescendance jusqu’à prendre celui de Molière.

LAGRANGE.

Déshonorer leur nom, toi ?

Air : Le Luth galant.

Méprise, ami, de futiles discours ;
De tes succès, moi je prédis le cours ;
Ce nom de Pocquelin qu’un vain titre décore
Sera chez nos neveux parmi ceux qu’on ignore,
Quand du nom de Molière ils parleront encore,
Ils parleront toujours !

LAFORÊT, annonçant.

Monsieur Benoît.

MOLIÈRE.

Mon cher professeur !

Il court à lui.

ARMANDE, bas, à Lagrange.

Un envoyé de sa famille. Prenons garde, il a si peu de caractère, s’il allait nous quitter.

LAGRANGE, à Molière.

Molière, nous te laissons ; mais songe que notre sort dépend de toi.

MOLIÈRE.

Soyez tranquilles.

Lagrange, Armande et les autres comédiens sortent, ils font de grandes salutations à Benoît qui les leur rend ; il salue même Laforêt, qui lui fait une grande révérence avant de sortir.

 

 

Scène X

 

MOLIÈRE, BENOÎT

 

BENOÎT, à part.

Voilà des gens parfaitement élevés.

MOLIÈRE.

En croirai-je mes yeux ! vous auprès de moi, mon cher professeur ! Benoît. Oui, Jean-Baptiste, c’est moi c’est le père Benoît, ex-professeur, maître ès-arts, bachelier ès-lettres, qui vient en ambassade auprès d’un autre Coriolan déserteur du foyer paternel.

MOLIÈRE.

Quoi ! vous venez de la part de ma famille ?

BENOÎT.

Oui, Jean-Baptiste, je suis envoyé par toute une génération de tapissiers justement irrités.

MOLIÈRE.

Si l’on a fait choix de vous, c’est que sans doute vous êtes porteur d’une bonne nouvelle ; mon cher professeur, je puis donc vous presser dans mes bras !

BENOÎT, à part.

Et ils disent que ce garçon-là a mauvais cœur... mais allons, allons, du courage, de la fermeté.

MOLIÈRE.

Et puis-je savoir, mon cher monsieur Benoît, quel est l’objet de votre message ?

BENOÎT.

Je t’apporte le dernier mot de ton père : renonce pour jamais au théâtre, et à ce prix tout est oublié... dès demain, tu obtiens la survivance de la charge de valet de chambre tapissier du roi ; tu deviens un jour juge, échevin, peut-être marguillier, et tu fais à jamais l’honneur de la boutique héréditaire.

MOLIÈRE.

Et quoi ! vous aussi, mon vieil ami ! tu quoque ! c’est cela, n’est-ce pas ?

BENOÎT.

Oui, tu quoque.

MOLIÈRE.

Vous désertez les bannières du Parnasse, vous vous joignez à mes profanes ennemis, vous par qui je suis adepte en gaie science, vous l’admirateur enthousiaste des grands auteurs de Rome et de la Grèce !

BENOÎT.

Ils ont tant parlé, tant péroré dans la famille ! ils te traitent d’hérétique, de réprouvé... une seule voix s’élevait en ta faveur, et c’était celle de ton vieux professeur... mais contre tous que voulais-tu qu’il fît ? qu’il succombât, et c’est ce qu’il a fait !

MOLIÈRE.

Et vous osez l’avouer !

BENOÎT.

Dites-lui bien, m’ont-ils répété vingt fois, que l’art de faire des vers est une œuvre diabolique, que la comédie est une source de scandale et d’irréligion qui ouvre un abîme éternel sous les pas de l’imprudent qui se laisse aller à cette tentation éternelle.

MOLIÈRE.

Ils osent ainsi blasphémer ! les vandales ! ils calomnient l’art sublime du poète, ils veulent proscrire la comédie, et briser à jamais le miroir qui réfléchit les vices et les ridicules !

BENOÎT.

Oui, c’est leur intention.

MOLIÈRE.

Et ils osent pour cette entreprise emprunter le secours de votre éloquence, vous dont la voix a si souvent récité les chefs d’œuvre de Plaute et de Térence ! vous que j’ai vu pleurer sur la perte des comédies de Ménandre et d’Aristophane !

BENOÎT.

Le fait est que tous ces messieurs étaient de fort braves gens, et qu’ils sont plus connus que s’ils eussent été de gros tapissiers de Rome ou d’Athènes... mais ta famille, mon ami...

MOLIÈRE.

Ma famille... qu’elle garde ses titres, sa fortune, son nom même, mais elle n’a pas le droit de me déshériter de mon avenir, de ma gloire peut-être...

BENOÎT.

Allons, il est incorrigible... et dire que c’est moi qui lui ai mis toutes ces choses-là dans la tête !

MOLIÈRE.

Oui, mon vieil ami, c’est à vous que je dois d’être quelque chose... Vous lisiez avec tant d’âme et d’entraînement ! pas une scène, pas un mot dont vous ne me fissiez comprendre tout l’effet.

BENOÎT.

Le fait est que je ne lisais pas mal.

MOLIÈRE.

Dites plutôt que vous jouiez les pièces ; vous étiez à la fois l’auteur et l’acteur, vous me transportiez en scène.

BENOÎT.

C’est que je m’y transportais moi-même, mon ami.

MOLIÈRE.

Vous ne rougissiez pas alors vous-même de monter sur notre petit théâtre du collège.

BENOÎT.

J’aurais rougi si j’avais été mauvais ; mais au contraire, j’en étais fier ! Roscius n’était-il pas l’ami de tous les grands hommes du siècle d’Auguste ? Cicéron, Horace, ne se plaisaient-ils pas aux jeux de la scène, et n’a-t-on pas vu des empereurs eux mêmes briguer les applaudissements du public ? Non, il n’est pas d’art plus noble, plus sublime...

S’arrêtant.

Ah ! mon Dieu ! Qu’est-ce que j’ai fait là... et ses parents qui comptent sur mon éloquence...

Il tombe sur une chaise.

MOLIÈRE.

Pourquoi vous faire violence... cet air de conviction et d’enthousiasme vous allait si bien.

BENOÎT, se levant vivement.

Eh bien ! oui, je redeviens moi-même... j’avais cédé à des promesses, à des séductions, j’étais un renégat ; mais je me repens, mon aveuglement cesse et je revois la lumière.

Air : Vaudeville de la haine d’une femme.

Pardonnez-moi, vous de la scène
À jamais la gloire et l’honneur,
Grands hommes de Rome et d’Athènes
Que j’offensais dans mon erreur,
Vous objets de plus d’une veille
En qui seuls jadis j’avais foi ;
Ménandre, Térence et Corneille,
Pardonnez-moi.
(bis.)
J’ai blasphémé, pardonnez-moi !

MOLIÈRE.

Mais que vous avait-on donc promis, pour vous faire sortir de votre caractère ?

BENOÎT.

J’en suis confus, humilié ; mais, je l’avouerai, tu sais que j’ai une vieille sœur, pauvre, infirme ?

MOLIÈRE.

Eh bien !

BENOÎT.

Eh bien ! ils m’avaient promis pour elle une pension de deux cents écus si je réussissais à te tirer des griffes de Satan, et j’ai juré, j’ai eu la faiblesse de jurer que je ne remettrais pas les pieds chez eux avant de t’avoir converti.

MOLIÈRE.

En ce cas, vous pouvez regarder leur porte comme vous étant à jamais fermée.

BENOÎT.

Ô ciel !

MOLIÈRE.

Rassurez-vous, mes bras vous seront toujours ouverts.

BENOÎT.

Mais cette pension pour ma pauvre sœur...

MOLIÈRE.

Je m’en charge.

BENOÎT.

Sans la gagner, je n’en veux pas.

MOLIÈRE.

Eh bien ! ayez le courage de la gagner.

BENOÎT.

Comment cela ?

MOLIÈRE.

Vous savez presque tous vos auteurs par cœur ?

BENOÎT.

Je le crois bien.

Déclamant.

Approchez Navarrois, Maures et Castillans !

Oh ! si j’étais acteur !

MOLIÈRE.

Il faut le devenir.

BENOÎT.

Quoi ! sérieusement tu voudrais...

MOLIÈRE.

Un emploi nous manque, remplissez-le.

BENOÎT.

Tu piques mon amour-propre, tu enflammes mon courage.

MOLIÈRE.

Acceptez, et nous ne nous quitterons plus.

BENOÎT.

Toujours avec toi ?

MOLIÈRE.

Oui, je le jure.

BENOÎT.

Eh bien ! c’en est fait, je passe le Rubicon... Jean-Baptiste, embrasse ton camarade.

Ils s’embrassent.

 

 

Scène XI

 

MOLIÈRE, BENOÎT, LAGRANGE, ARMANDE, COMÉDIENS

 

Tous les comédiens sont entrés vers la fin de la scène, et se sont tenus au fond.

LAGRANGE.

Bravo, Molière ! c’est affaire à toi de gagner des partisans à notre cause !

MOLIÈRE.

Mes amis, permettez que je vous présente notre nouveau camarade, mon ancien professeur.

LAGRANGE.

Oui, procédons sur-le-champ à la réception.

BENOÎT.

Je me sens en verve.

S’adressant d’abord aux hommes.

Air : Chantons lœtamini.

Messieurs, comme à la tâche,
Vous me verrez bientôt ;
Pour un père ganache
Suis-je ce qu’il vous faut ?

LES HOMMES, lui serrant la main.

Dignus est intrare,
In docto corpore.

BENOÎT, aux dames.

Mais comme camarade,
Comme nouvel acteur,
Mesdames, l’accolade
Est, je crois, de rigueur !

Il les embrasse toutes trois et leur fait ensuite un grand salut.

LES COMÉDIENS.

Dignus est intrare, etc.

MOLIÈRE.

Mais la réception me fait oublier le privilégie ; le prince doit être revenu de Versailles, et je cours à son hôtel ; Benoît, je vous proclame sociétaire à demi-part.

LES COMÉDIENS, sortant avec Benoît.

Dignus et instrare,
In docto corpore.

MOLIÈRE, qui a pris son chapeau et ses gants.

Ne perdons pas un seul instant.

Il va pour sortir, et se rencontre à la porte avec Tartuffoli qui entre.

TARTUFFOLI, avec affectation.

Je vous salue, monsieur Pocquelin de Molière.

MOLIÈRE.

Tiens, d’ou sait-il mon nom ? au fait, que m’importe ?

Haut.

Je vous salue, monsieur de Tartuffoli.

Il salue et sort.

 

 

Scène XII

 

TARTUFFOLI, puis LAURENT

 

TARTUFFOLI, s’essuyant le front.

Ah ! je suis tout en nage.

LAURENT, qui est entré presque aussitôt.

Monsieur veut-il se rafraîchir ?

TARTUFFOLI.

Oui.

Posant sur le buffet le verre de vin que vient de lui verser Laurent.

Du vin ! non jamais, mon fils.

Il prend un verre d’eau.

Seulement un peu de sucre et de fleur d’orange pour corriger la crudité de l’eau.

LAURENT, lui donnant ce qu’il demande.

Voilà, monsieur.

TARTUFFOLI, remuant le sucre avec la petite cuiller.

La gourmandise est un grand péché, mon enfant !

Il avale le verre d’eau sucrée.

LAURENT.

Oh ! oui, monsieur.

Il avale sans être vu le verre de vin qui était versé.

TARTUFFOLI.

Je vois avec plaisir que tu observes la tempérance.

Achevant le reste du verre d’eau sucrée.

Je me sens mieux maintenant.

LAURENT, à part.

Moi aussi.

TARTUFFOLI.

Et j’ai repris assez de calme pour maîtriser ma trop juste indignation.

LAURENT, à part.

Eh bien ! qu’est-ce qu’il a donc ?

TARTUFFOLI, appelant.

Laforêt !

 

 

Scène XIII

 

TARTUFFOLI, LAURENT, LAFORÊT

 

LAFORÊT, entrant.

Monsieur !

TARTUFFOLI.

Où est votre maîtresse ?

LAFORÊT.

La v’là qui me suit.

TARTUFFOLI.

C’est bien. Marthe, il est urgent que je vous parle.

 

 

Scène XIV

 

TARTUFFOLI, LAURENT, LAFORÊT, MARTHE

 

MARTHE, entrant.

Vous m’effrayez ! qu’avez-vous donc à me dire ?

TARTUFFOLI.

Hélas ! quand je pense au danger que vous avez couru, je tremble malgré moi.

MARTHE.

De grâce, expliquez-vous.

Laurent et Laforêt vont pour sortir, Tartuffoli leur fait signe de rester, ils se rapprochent.

TARTUFFOLI.

Savez-vous quelles sont les gens que vous logez ici depuis quelques jours ?

MARTHE.

Ah ! mon dieu ! seraient-ce des chevaliers d’industrie ?

TARTUFFOLI.

Si ce n’était que cela...

LAURENT.

Des espions ?

TARTUFFOLI.

Pis encore.

LAURENT.

Des empoisonneurs italiens ?

TARTUFFOLI, avec un ton d’horreur.

Ce sont des comédiens !

MARTHE.

Des comédiens !

LAURENT.

Des comédiens ! miséricorde ! Eh bien ! vous n’êtes pas indignée, vous ?

LAFORÊT.

Tiens ! qu’est-ce que ça fait donc ?

MARTHE.

Grands dieux ! qu’ils s’éloignent d’ici aujourd’hui... à l’instant même... car je me rappelle vos vertueuses leçons... La réprobation éternelle doit frapper leurs amis, leurs parents, tous ceux qui oseraient leur prêter secours et appui.

TARTUFFOLI.

Bien, bien ! vous êtes dans les voies de la morale et de la religion.

MARTHE.

Mais comment se fait-il que monsieur Molière, qui semble les connaître, ne m’ait pas au moins avertie ?

TARTUFFOLI.

C’est qu’il vous a trompée, abusée indignement... Sachez qu’il est le complice... que dis-je ? le chef de cette bande de réprouvés.

MARTHE.

Lui... Ah ! tout mon courage m’abandonne !...

LAURENT.

Si ce n’est pas une abomination de tromper le monde comme ça ! Ces scélérats de comédiens, c’est qu’ils ont des mines d’honnêtes gens : ils ont eu l’infamie de me donner de l’argent, témoin cet écu de six livres que je viens encore de recevoir d’eux ; ça m’en fait cinq qu’ils m’ont donnés, ces gueux-là ; mais je ne les garderai pas, je ne veux rien avoir à eux... Demain, je m’achète quelque chose avec.

MARTHE, à elle-même.

C’en est donc fait ! plus de bonheur, un repentir éternel ! 

 

 

Scène XV

 

TARTUFFOLI, LAURENT, LAFORÊT, MARTHE, MOLIÈRE, LAGRANGE, BENOÎT, ARMANDE

 

MOLIÈRE, en dehors.

Vivat !... je tiens le privilège.

Aux comédiens qui se précipitent sur ses pas.

Mes amis, mes chers camarades !...voilà notre gage de fortune, notre palladium. Le théâtre du Petit-Bourbon nous est accordé, et dès ce jour nous pouvons nous écrier avec fierté : « Et nous aussi, nous sommes comédiens français ! »

TARTUFFOLI, à Marthe.

Vous l’entendez vous-même !

TOUS.

Vive Molière !

MOLIÈRE, s’approchant de Marthe.

Voilà, ma chère Marthe, ce secret que je devais vous cacher ; je puis maintenant mettre à vos pieds un sort brillant : ah ! partagez ma joie, toutes mes espérances ; car la fortune, la gloire ne seront rien pour moi, si je ne puis vous en offrir la moitié.

Il va pour lui prendre la main.

TARTUFFOLI, avec violence.

Arrêtez ! monsieur, arrêtez !

MARTHE.

Je veux bien croire, monsieur, que le hasard seul m’a laissé ignorer la profession dont vous vous faites honneur et dont le nom seul m’a fait trembler dès mon enfance. Mais tout est fini, oubliez-moi... nous sommes séparés pour jamais... vous êtes comédien !

MOLIÈRE.

Quoi ! c’est vous... vous que j’aime... sans laquelle je ne puis vivre, qui me tenez un pareil langage ! C’est un ennemi, un ennemi cruel qui vous dicte aujourd’hui votre conduite... Eh bien ! il ne triomphera pas, car je puis détruire le seul obstacle qui s’oppose à notre bonheur.

MARTHE.

Ah ! parlez, Molière, et vous verrez si le cœur de Marthe n’était pas à vous pour toujours.

MOLIÈRE.

Mon état de comédien seul nous sépare à jamais, dites-vous ? Eh bien ! si j’en faisais le sacrifice ?

Mouvement général.

LAGRANGE.

Que dit-il ?

ARMANDE, à part.

Qu’elle est heureuse d’être aimée ainsi !

MOLIÈRE.

Si je renonçais pour vous à l’avenir que j’entrevois si glorieux et si brillant, votre conscience alors céderait-elle à cette preuve du plus violent amour ?

MARTHE.

Ah ! rien n’égalerait le bonheur comme la soumission de votre épouse.

MOLIÈRE.

Eh bien ! alors, plus de vers, plus de théâtre, plus de gloire !

LAGRANGE.

Arrête, Molière !... Tu as le droit de sacrifier ta gloire, ta fortune ; mais la nôtre !...

ARMANDE.

Vous avez enlevé Lagrange à l’hôtel de Bourgogne, Ducroisy vient de rompre pour vous son engagement.

LAGRANGE.

Le privilège est en ton nom.

BENOÎT.

Tu m’as fait embrasser l’état de comédien.

LAGRANGE.

Sans toi, nous sommes tous perdus, Molière ; tu ne souilleras pas ta vie d’une pareille tache.

ARMANDE.

Songez que déjà la postérité a les yeux sur vous.

TOUS.

Molière !

BENOÎT.

Jean-Baptiste !

MOLIÈRE.

Qu’allais-je faire ? Mes amis, mes chers camarades !... pardonnez à mon égarement ; mais je suis si malheureux... Du moins, je ne vous ferai pas partager mon infortune... Marthe, vous savez maintenant si je vous aime... mais vous l’avez dit vous-même, nous sommes séparés à jamais.

ARMANDE, à part.

Ah !

MOLIÈRE.

Si je connaissais au moins l’auteur de tous mes maux, il paierait cher sa bassesse et sa perfidie.

LAFORÊT.

Eh bien ! là, monsieur, quand on devrait me chasser, je ne peux plus y tenir.

LAURENT, bas.

Voulez-vous bien vous taire, petite enragée !

LAFORÊT.

Non, je parlerai. Tout ça, voyez-vous, monsieur, c’est l’ouvrage d’un soi-disant dévot, d’un hypocrite qui, sous de faux semblants de vertu, s’introduit dans les familles, tourne les têtes, effraie les consciences... enfin, ce faux dévot, cet hypocrite... le voilà.

Elle montre Tartuffoli.

MOLIÈRE.

Lui ! j’aurais dû m’en douter.

BENOÎT, à Tartuffoli.

Monstrum horrendum !

TARTUFFOLI, avec violence.

Fille impie... votre maîtresse vous chasse !

MOLIÈRE.

Eh bien, toi qui es la raison du peuple, viens avec moi ; dès ce moment, ma bonne Laforêt, tu es la servante de Molière.

LAFORÊT.

Ah ! bien volontiers.

LAURENT.

Allons, elle accepte, elle se fait enlever par les hérétiques.

MOLIÈRE.

Quant à toi, infâme calomniateur, tu serviras de modèle au plus hideux comme au plus fidèle des portraits. À mon tour, je te traduirai à mon tribunal, j’arracherai ton masque d’hypocrite, et dès ce moment je grave sur ton front l’opprobre du nom de tartuffe.

Air du Fouet de la satire.

Le génie, au nom de l’amour,
M’inspire une noble vengeance ;
Je veux que les pareils, un jour,
Frémissent de la ressemblance ;
Des faux dévots, vil imposteur,
Sur toi je calquerai l’histoire ;

D’un air inspiré.

Si Tartuffe a fait mon malheur,
Tartuffe aussi fera ma gloire !

Adieu, Marthe, adieu pour toujours !

Final de Doche.

Partons, amis, tous suivez-moi ;
J’entends la voix du génie
Qui me crie :
Rire des sots, voilà ta loi,
Courage, ami, l’avenir est à toi ;
Adieu, bonheur, amour, hymen, famille,
Je suis poète, au destin j’obéis !

TARTUFFOLI, à Marthe, d’un ton d’humilité.

Au nom du ciel, pardonnez-lui, ma fille !

MARTHE.

Tout bas déjà mon cœur priait pour lui !

Reprise de l’ensemble.

MOLIÈRE.

Partons, amis, etc.

LAGRANGE, BENOÎT, ARMANDE, TOUS LES AUTRES COMÉDIENS.

Partons, amis, suivons sa loi ;
J’entends la voix du génie
Qui lui crie :
Rire des sols, voilà ta loi,
Courage, ami, l’avenir est à toi.

MARTHE.

D’un saint devoir suivant la loi,
Je sacrifie
Le bonheur de ma vie ;
Vierge du ciel, j’espère en toi,
Contre moi-même, ici, protège-moi !

TARTUFFOLI.

D’un saint devoir suivant la loi,
Que votre cour oublie
Cet impie ;
D’un saint devoir suivant la loi,
Comptez toujours sur le ciel et sur moi !

Molière, avant de sortir, jette un regard sur Marthe, court vers elle, et presse sa main de ses lèvres en signe d’adieu. Tartuffoli semble vouloir s’opposer à ce mouvement ; mais Molière, d’un coup d’œil, l’arrête comme stupéfait ; Lagrange et Armande entraînent Molière. Marthe, soutenue par Tartuffoli, se couvre les yeux de son mouchoir ; Laforêt dit fièrement adieu à Laurent, et sort avec tous les comédiens.

 

 

ACTE II

 

Une salle chez Molière, dans les appartements attenant au théâtre.

 

 

Scène première

 

MOLIÈRE, LAFORÊT

 

Au lever du rideau le théâtre offre l’aspect exact de la gravure qui représente Molière consultant sa servante. Celle-ci est assise dans une position admirative, le bras droit levé ; elle semble encore tout émerveillée de ce qu’elle vient d’entendre ; Molière, en robe de chambre, assis également près d’une table, y pose un manuscrit dont il vient de terminer la lecture.

LAFORÊT.

Ah ! ben notr’ maître, c’est des bêtises de faire des chefs d’œuvre comme ça ! j’en suis encore toute je n’ sais comment.

MOLIÈRE.

Ainsi, ma bonne Laforêt, tu ne trouves pas mon Tartuffe trop mauvais ?

LAFORÊT.

Non, j’ suis contente.

MOLIÈRE.

Et le caractère principal te paraît-il tracé d’après nature ?

LAFORÊT.

C’est monsieur Tartuffoli tout craché ; y m’ semblait le voir marcher et agir pendant qu’ vous lisiez.

MOLIÈRE.

Sais-tu, Laforêt, que sans t’en douter tu m’as aidé dans mon travail, tu m’as fourni des mots, des traits du plus grand naturel ?

LAFORÊT.

Ben vrai ! allons, me v’là votre associée ; mais à propos, est ce toujours pour ce soir la première représentation d’ not pièce ?

MOLIÈRE.

Oui, ma chère enfant, j’espère que notre pièce paraîtra ce soir devant ce public si redouté. Trois ans de travaux et de combats contre l’intrigue seraient-ils perdus en quelques heures ! Il me semble que le moment est venu : j’entends les cris du par terre, le signal se donne au théâtre, et je sens le froissement du rideau qui se lève ; c’est comme une commotion électrique qui frappe tous les membres du pauvre auteur.

LAFORÊT.

Brrr... ne m’ parlez pas de ça ; j’ai peur comme si j’y étais... oh ! là là ! s’ils allaient nous siffler !

MOLIÈRE.

On pourra blâmer mon style, la conduite de l’ouvrage, surtout ce dénouement, que j’ai dû placer là comme un bouclier, mais du moins on ne pourra s’empêcher de dire : c’est l’ouvrage d’un honnête homme, et c’est là surtout ce que j’ambitionne...

LAFORÊT.

Ah ! oui, qu’on l’ dira, et longtemps encore...

MOLIÈRE.

Surtout, ma bonne Laforêt, si avant la dernière répétition j’ai voulu avoir ton avis, n’en parle pas à ma femme, à mon ami Chapelle, ils se moqueraient de moi.

LAFORÊT.

Oui, oui, ils se moqueraient de nous.

Madame Molière et Chapelle viennent de paraître.

MADAME MOLIÈRE et CHAPELLE, partant d’un éclat de rire.

Ah ! ah ! ah !

MOLIÈRE.

Là... quand je te le disais !

 

 

Scène II

 

MOLIÈRE, LAFORÊT, CHAPELLE, MADAME MOLIÈRE

 

CHAPELLE.

Bravo, Molière ! je te fais mon compliment sur ton conseiller intime.

LAFORÊT.

Merci, monsieur Chapelle...

MADAME MOLIÈRE.

Savez-vous, mon ami, que ce n’est pas bien ? Comment ? vous nous fuyez tous, et quand nous vous croyons en conférence avec les neuf muses, tout votre Parnasse se compose de mademoiselle Laforêt ?

MOLIÈRE.

Que voulez-vous... c’est peut-être une faiblesse, mais elle m’a toujours porté bonheur ; je la consulte comme je consulterais la nature.

Air : J’en guette un petit de mon âge.

D’avance ainsi je me fais une étude
De ce qui peut frapper le spectateur.

LAFORÊT.

Et moi j’ tiens à cette habitude,
C’est amusant... et surtout c’est flatteur.
Depuis longtemps connaître vos ouvrages,
C’est presqu’un droit pour votre Laforêt ;
Si vous cessiez, not’ maître, il m’ semblerait
Que vous me diminuez mes gages !

MOLIÈRE.

Sois tranquille, mon enfant, je te conserverai tes droits.

CHAPELLE.

Et qui sait ? peut-être la postérité dira-t-elle un jour : Molière aimait à consulter sa servante.

LAFORÊT.

La postérité sera bien honnête...

MOLIÈRE.

Voyez pourtant comme quelques années changent la destinée d’un homme... il y a six ans, j’étais trompé, persécuté, malheureux en amour... aujourd’hui je vais voir représenter mon Tartuffe, j’ai retrouvé dans le plus cher de mes amis de collège un poète ingénieux et facile ; je suis devenu l’époux d’une femme adorée, qui embellit ma vie, et prête à tous mes ouvrages le charme de son talent...

LAFORÊT, à part.

Pauvre Marthe... il n’y pense seulement pas...

MOLIÈRE.

Rien ne manquerait à mon bonheur... si mon ami Chapelle aimait un peu moins le vin, et si ma chère moitié était un peu moins coquette.

MADAME MOLIÈRE.

Ah ! comme vous traitez ce pauvre Chapelle !

CHAPELLE.

Parlez pour vous, madame.

MOLIÈRE.

Crois-moi, Chapelle, le cabaret de la Croix-de-Lorraine n’est pas le chemin de l’Académie.

CHAPELLE.

C’est peut-être pour cela que je m’y amuse tant...

MOLIÈRE.

Paix ! point d’épigramme aujourd’hui chez moi contre l’Académie.

CHAPELLE.

C’est juste... j’oubliais qu’en ce moment on remplace feu un immortel.

MOLIÈRE.

Que veux-tu, je suis condamné à passer par-là.

Air : J’ai vu le Parnasse des Dames.

Ce corps au complet représente
Nos grands auteurs, et chacun dit
Qu’en France, au-delà de Quarante,
Nul ne peut avoir de l’esprit...

CHAPELLE.

Pourtant, ami, je le parie,
On formerait, sans embarras,
Une fameuse Académie
Des gens d’esprit qui n’en sont pas.

MOLIÈRE.

Allons, mon bon Chapelle, il faut bien te pardonner tes défauts.

MADAME MOLIÈRE.

Et restera-t-il un peu d’indulgence pour moi qui n’ai pas encore flatté ?

MOLIÈRE.

De l’indulgence... j’espère, ma bonne amie, que vous n’en aurez jamais besoin... mais vous êtes si séduisante, que je suis un peu jaloux.

LAFORÊT, à part.

Un peu... c’est-à-dire comme un tigre !

MOLIÈRE.

Tous ces jeunes muguets, ces marquis sautillants, ces grands seigneurs sans principes, qui, chaque soir, envahissent nos coulisses, me font trembler malgré moi... ils ont tant de moyens de charmer, de tromper une femme... pourquoi ne pas les éloigner une bonne fois par un maintien plus réservé, un regard plus sévère ?

MADAME MOLIÈRE.

Pourquoi ?... Demandez à toutes les femmes pourquoi les hommages d’une cour assidue flattent notre amour-propre, enivrent notre orgueil ! Après un brillant succès, quand les applaudissements redoublent, quand votre nom vole de bouche en bouche, rappelez-vous comme votre cœur bat et s’élance, comme votre œil s’anime d’un rayon de fierté... Eh bien ! si vous voulez vous illustrer, nous voulons plaire, voilà tout le secret... et à mon tour je vous demanderai : « Pourquoi nous envier notre gloire, quand on n’est pas jaloux de la vôtre ? »

MOLIÈRE.

Répondez-moi avec franchise : on dit qu’hier au théâtre vous avez reçu un billet-doux.

MADAME MOLIÈRE.

On vous a trompé, Molière, j’en ai reçu trois.

MOLIÈRE.

Comment... et vous les avez gardés ?

MADAME MOLIÈRE.

Oui, mon ami.

MOLIÈRE.

Et sans doute, madame, vous me direz pourquoi.

MADAME MOLIÈRE.

Air de la Sentinelle.

Au temps passé, guidé par son amour,
Ne vit-on pas maint chevalier fidèle
Chercher la gloire, et venir, au retour,
De ses exploits faire hommage à sa belle ?
Un tel exemple ici doit m’excuser,
Dans mes hauts faits plus heureuse peut-être,
J’ai triomphé... sans m’exposer,
Et viens humblement déposer
Mes lauriers aux pieds de mon maître !

Elle lui donne les trois billets.

LAFORÊT, à part.

Oh ! la fine matoise !

MOLIÈRE.

Je vous promets, à l’avenir, la plus aveugle confiance, et pour vous en donner une preuve, je ne veux pas même lire ces billets.

Il les déchire.

LAFORÊT, bas à madame Molière.

Madame, j’ai à vous parler.

MADAME MOLIÈRE, bas.

À moi ?

LAFORÊT, bas.

Chut !

 

 

Scène III

 

MOLIÈRE, LAFORÊT, CHAPELLE, MADAME MOLIÈRE, LAGRANGE

 

LAGRANGE.

Molière, tout notre monde est prêt pour la répétition.

MOLIÈRE.

Bien... et les affiches ?

LAGRANGE.

La foule se presse au coin des rues pour les lire, pour les dévorer.

MOLIÈRE.

Et pas encore de lettres de Lille ?

LAGRANGE.

Non.

MOLIÈRE.

La permission de représenter l’Imposteur n’est que verbale, et mes ennemis pourraient profiter de cette circonstance... Lathorillière, que j’ai envoyé en Flandre auprès de Louis XIV avec notre brave camarade Benoît, doit rapporter l’autorisation signée de sa majesté ; mais je tremble qu’il ne soit pas de retour avant ce soir. N’importe ! commençons la répétition.

Ensemble.

TOUS.

Air : Je saurai bien te faire marcher droit.

Secondons tous ses efforts généreux,
Pour acquérir une gloire nouvelle,
Mes bons amis, redoublons tous de zèle,
Et le succès couronnera nos vœux.

MOLIÈRE.

Je compte ici sur vos soins généreux
Pour acquérir une gloire nouvelle,
Mes bons amis redoublez tous de zèle
Et le succès couronnera mes vœux.

On entend, après le chœur, la cloche de la répétition du théâtre. Au moment où madame Molière va pour sortir, Laforêt la retient.

 

 

Scène IV

 

MADAME MOLIÈRE, LAFORÊT

 

LAFORÊT.

Madame... vous oubliez... il faut que je vous parle.

MADAME MOLIÈRE.

Oh ! mademoiselle Laforêt voudrait-elle aussi me donner quelques conseils sur mon rôle ?

LAFORÊT.

Non, madame, ce n’est pas ça ; c’est encore une lettre d’amour.

MADAME MOLIÈRE.

Encore... mais ils se sont donc tous donné le mot ?

LAFORÊT.

Imaginez-vous, madame, que ce matin, en bas de l’escalier, je trouve un grand escogriffe de laquais doré sur toutes les coutures, qui me dit comme ça :

Imitant quelqu’un qui parle.

Ma bonne, j’appartiens au conseiller Lescot.

MADAME MOLIÈRE, troublée.

Au conseiller Lescot !

LAFORÊT.

Oui, madame... Eh ben ! qu’est-ce que ça me fait à moi ? que j’ lui réponds... Alors, vous n’savez pas ce qu’il fait ? y m’ rit au nez... et jetant c’te petite lettre dans la poche de mon tablier : « Tiens, friponne, me dit-il en se sauvant, ta maîtresse ne sera pas si indifférente que toi. »

MADAME MOLIÈRE.

L’impertinent !... Donne cette lettre.

LAFORÊT.

Quoi ! madame, vous allez la lire ?

MADAME MOLIÈRE.

Oui... et même y répondre, pour donner une leçon de bonne justice à monsieur le conseiller.

Après avoir jeté les yeux sur la lettre.

« Ma chère amie. »

LAFORÊT.

Ah ! mon Dieu !

MADAME MOLIÈRE.

C’est inconcevable... continuons... « Après la charmante soirée de vendredi, j’ai lieu d’être étonné de la froideur que vous m’avez montrée hier au théâtre. »

LAFORÊT.

Ah ! mon pauvre maître !

MADAME MOLIÈRE.

Si j’y comprends un mot...

Elle lit.

« Si la prudence seule a dicté votre conduite, prouvez-moi que vous m’aimez encore, en vous parant ce soir des diamants que vous avez bien voulu accepter du plus ardent de vos adorateurs. – Ah ! par exemple, c’est trop fort...

LAFORÊT.

Un si bon mari !

MADAME MOLIÈRE.

Il doit y avoir là-dessous quelque mystère...

Comme frappée d’un souvenir.

Ah ! ah ! ah ! j’y suis maintenant... Ce pauvre conseiller ! c’est charmant... Ah ! ah !

LAFORÊT.

Vous riez, madame !... Eh bien ! moi, je pleure.

MADAME MOLIÈRE.

Tu me crois coupable, et ta colère me prouve combien tu nous es attachée... mais écoute-moi un instant... Ce monsieur Lescot, conseiller au parlement de Grenoble, est un de ces jeunes magistrats qui achètent cent mille écus le droit de rendre la justice, comme on paie une maîtrise pour vendre en gros et en détail... Le palais le fatigue, la chicane lui donne des migraines ; aussi monsieur le conseiller exerce-t-il le matin dans les boudoirs et le soir à la comédie.

LAFORÊT.

Mais, madame, tout ça n’empêche pas...

MADAME MOLIÈRE.

Attends donc... Il paraît que du fond de sa loge ce digne ministre de Thémis me fit l’honneur de me remarquer... car un jour... c’était jeudi, je crois, il compromit sa dignité jusqu’à venir sur le théâtre, et voulut me persuader que je lui avais donné un rendez-vous pour le lendemain.

LAFORÊT.

Ben vrai ?

MADANE MOLIÈRE.

Je suis un peu folle, comme tu sais.

LAFORÊT.

Oui, madame.

MADAME MOLIÈRE.

Je voulus connaître la fin de cette aventure à laquelle je ne comprenais rien, et le lendemain, à l’heure dite, bien enfermée dans une chaise à porteur, je me rendis à la place Royale. Le pauvre homme у était déjà et se morfondait à attendre. Je goûtais depuis quelques instants le plaisir de voir le fat humilié, quand une autre femme, mise absolument comme je le suis à la ville, s’approcha de lui, prit vivement son bras, et ils dis parurent tous deux dans une voiture de place. Les traits de cette femme, sa taille, sa démarche, tout enfin, offrait une telle ressemblance avec moi que je fus un instant à revenir d’une pareille bizarrerie de la nature.

LAFORÊT.

Vous verrez que quelque intrigante s’était donnée pour vous.

MADAME MOLIÈRE.

Je n’en doute plus maintenant.

LAFORÊT.

Ah ! madame, que je suis donc contente que vous ne soyez pas... Mais, je vous en prie, à l’avenir ne vous exposez plus comme ça... on ne sait pas ce qui peut arriver.

MADAME MOLIÈRE.

Mademoiselle Laforêt, on m’attend pour la répétition... Et quand je veux bien perdre mon temps, c’est pour m’amuser et non pour entendre de la morale... Adieu.

Elle sort à gauche.

 

 

Scène V

 

LAFORÊT, seule

 

Ah ! mon pauvre maître... mon pauvre maître... Il aurait été plus heureux avec mam’zelle Marthe... et elle aussi... j’en juge par moi qui me trouve si bien à son service... Ce benêt de Laurent aurait bien mieux fait de me suivre... Je l’aimais assez moi, ce gros garçon-là. Depuis six ans, il doit encore avoir meilleure mine... Je me l’ figure d’ici, un bon réjoui, bien rougeot, bien joufflu...

On frappe quelques petits coups à la porte droite.

Qui est-ce qui est là ?... Entrez !...

La porte s’ouvre.

 

 

Scène VI

 

LAFORÊT, LAURENT, pâle et défait, il est très maigri

 

LAURENT.

C’est moi, mam’zelle Laforêt.

LAFORÊT.

Tiens, précisément, je m’parlais de vous...

L’examinant.

Eh ! mais, comme vous voilà pâle, maigre et défait... Contez-moi donc ce qui vous est arrivé.

LAURENT.

J’ vous demanderai d’abord la permission d’ m’asseoir, parce que, voyez-vous, le jarret n’y est plus.

Laforêt lui approche une chaise. Il s’assied. 

LAFORÊT.

Est-ce que vous êtes sans place à présent ?

LAURENT.

Non, malheureusement.

LAFORÊT.

On dirait qu’ vous n’avez pas mangé d’ quinz’ jours.

LAURENT.

Il y a bien quelque chose comme ça. Vous savez qu’il y a six ans...

LAFORÊT.

Que vous n’avez mangé ?

LAURENT.

Non... Quand mam’zell’ Marthe eut quitté son hôtel, pour se retirer du monde, il signor Tartuffoli me prit à son service.

LAFORÊT.

Oui, je sais qu’vous avez eu le bonheur d’entrer chez lui.

LAURENT.

Eh bien, mam’zelle, c’est depuis ce bonheur-là que j’ suis si malheureux... Oui, les cinq premières années, ça allait encore... mais d’puis huit ou dix mois, je faiblis, je dépéris à vue d’œil.

LAFORÊT.

Comme vos yeux sont effarés... Est-ce que vous êtes devenu fou ?

LAURENT.

Non, je suis devenu pâle, et vous allez savoir comment... Mon maître, qu’est un personnage très vertueux, ne s’imagine t-il pas qu’il a fait un gros péché, et qu’il doit se mortifier par le jeune ! malheureusement, il n’aime pas le maigre.

Air : Vaudeville du baiser au porteur.

Dans son ardeur diabolique,
Pour mon malheur, il s’dit alors :
« Faisons jeûner mon domestique,
« Car à défaut de mes propres efforts,
« C’est un moyen de réparer mes torts. »
Voilà comme il fait pénitence,
Et moi, grâce à tout ce mic-mac,
J’ai ses péchés sur la conscience,
Et je n’ai rien sur l’estomac.

LAFORÊT.

Voulez-vous un verre de vin ?

LAURENT.

Oui, et puis un peu de quelque chose pour manger, si vous en avez.

LAFORÊT, le servant.

Tenez, tenez, voilà !

LAURENT, mangeant.

Il me disait que c’était pour mon bien ; mais, ma foi, je ne pouvais plus y tenir, et je suis venu vous conter mes peines... Vous êtes si bonne.

Montrant ce qu’il mange.

et ça aussi, c’est bien bon.

Il dévore.

LAFORÊT.

Ne mangez donc pas si vite, vous allez vous étouffer.

LAURENT.

C’est vrai ; mais quand on n’a plus l’habitude... j’ai presque désappris à manger.

LAFORÊT.

Le maudit avare n’a pas l’air de vous habiller mieux qu’il vous nourrit.

LAURENT.

Comme vous voyez... À la bonne heure, vous, vous êtes bien mise, et vous le méritez à tous égards... vous faites si bien la cuisine.

LAFORÊT.

Il y aurait peut-être un moyen de vous faire entrer ici, mais vous ne pouvez pas souffrir les comédiens.

LAURENT, gesticulant arec un pilon de volaille.

Je ne peux pas souffrir les comédiens ! qu’est-ce qui a dit ça ? Sans un comédien, sans ce brave père Benoît qui demeure dans notre maison, je ne serais pas pâle, je serais jaune, bleu, vert ; et quand il part pour Lille en Flandres, quand il est obligé de me laisser en proie à toutes les horreurs de la famine, c’est encore chez le père de ces mêmes comédiens que je trouve mon couvert mis.

Se promenant avec le pilon à la main.

Et je n’aimerais pas ces nobles représentants de Thalie et de Melpomène, comme dit le père Benoît ! Non je ne les aime pas, je les révère, je les porte dans mon âme, et je sens là quelque chose, là, là.

Il mord dans son pilon.

Oh ! les comédiens !...

LAFORÊT.

Eh bien ! Laurent, j’vous promets de vous faire entrer ici.

LAURENT.

Vrai, mam’zelle, ô bonheur ! Eh bien ! que mon maître y vienne à présent !

 

 

Scène VII

 

LAFORÊT, LAURENT, TARTUFFOLI, costume plus élégant qu’au premier acte, l’épée

 

TARTUFFOLI.

J’espère que je ne dérange personne ?

LAURENT, à part.

Mon bourgeois !

LAFORÊT.

Comment ! vous, monsieur, dans la maison de Molière !

TARTUFFOLI.

C’est à lui, douce Laforêt, que je voudrais parler.

LAFORÊT.

À lui ?

TARTUFFOLI.

Oui, à lui seul.

Apercevant Laurent.

Que vois-je ? que faites vous ici, Laurent ?

LAURENT, montrant les restes du déjeuner.

C’ que je fais... mais c’ qu’il y a longtemps que je n’avais fait chez vous.

TARTUFFOLI.

Laurent, rentrez à la maison, et repentez-vous.

LAURENT.

Ah ! par exemple...

Il regarde Laforêt qui lui fait signe de montrer de la fermeté.

TARTOFFOLI.

Vous m’avez entendu, Laurent ?

LAURENT.

Oui, monsieur.

TARTUFFOLI.

Et vous n’obéissez pas ?

LAURENT, après avoir consulté des yeux Laforêt.

Eh bien ! non ! j’ai dit non !

TARTUFFOLI.

Sortez à l’instant, je vous l’ordonne !

LAURENT.

Et moi, je m’ordonne de rester ; bien le bonsoir : je ne suis plus votre domestique... Me v’là vot’ égal, me v’là mon maître... jusqu’à ce que j’en aie trouvé un autre... et ça n’tardera pas ; Monsieur Molière est là, et je veux faire comme Laforêt ; je veux être aussi la servante de Molière... c’est-à-dire... ça ne se peut pas... mais enfin, c’est ça que je veux dire.

TARTUFFOLI.

Qu’ai-je entendu, bon Dieu !

LAFORÊT.

La vérité ! il va aller trouver not’ maître, et dès aujourd’hui il entre ici.

LAURENT.

Oui, je me lance. Je peux d’venir marmiton, garçon de théâtre, qui sait ? moucheur de chandelles, peut-être... J’ai d’ l’ambition, moi ; je veux engraisser. Adieu, tyran, je vais trouver Molière... le grand Molière.

TARTUFFOLI.

Pour votre bien, écoutez-moi !

Air : Je loge au quatrième étage.

Dans cette maison de scandale
Ah ! craignez de vous pervertir.
Laurent, pensez à la morale.

LAURENT.

Ell’ ne défend pas le plaisir,
Mais ell’ me défend de maigrir.

TARTUFFOLI.

Vous vous livrerez en profane
À la gourmandise...

LAURENT.

Oui, ma foi !...
Mais si vous craignez que j’ me damne,
À vot’ tour vous jeûn’rez pour moi !

Je m’en vas trouver le père des comédiens.

Il sort.

 

 

Scène VIII

 

TARTUFFOLI, LAFORÊT

 

LAFORÊT.

Ah ! çà, monsieur, décidément vous voulez voir mon maître ?

TARTUFFOLI.

Cette entrevue est nécessaire.

LAFORÊT.

Eh bien ! voulez-vous que je vous donne un bon conseil ? Ne l’attendez pas, car, en sa qualité de comédien, il a bonne mémoire.

TARTUFFOLI.

Peut-il donc m’en vouloir ? N’est-il pas plus heureux dans les nouveaux liens qu’il a formés ? madame Molière est irréprochable dans sa conduite.

Il observe Laforêt.

LAFORÊT, troublée.

Mais oui, monsieur, elle est irréprochable.

TARTUFFOLI, à part.

Bon ! il y a quelque chose... ce n n’est pas en vain que j’aurai fait agir cette femme.

Haut.

Quant à ma chère Marthe, ma pupille, je sais qu’elle est heureuse et que chaque jour elle bénit la résolution que je lui ai fait prendre.

Bruit au dehors.

Mais on monte... c’est sans doute votre maître. Je vais au devant de lui.

Deux sœurs de charité paraissent à droite.

 

 

Scène IX

 

TARTUFFOLI, LAFORÊT, MARTHE, CLAIRE

 

LAFORÊT.

Asseyez-vous, mes bonnes sœurs, vous devez être fatiguées.

TARTUFFOLI.

Qu’ai-je vu ici ?

LAFORÊT.

Deux sœurs de charité, que cet auteur sacrilège reçoit toutes les années, à l’époque du carême, qu’il loge et nourrit gratis... l’impie !... Ah ! votre chambre est prête depuis huit jours ; monsieur Molière m’aurait grondée si je vous avais oubliées.

Les sœurs se sont assises à gauche.

TARTUFFOLI.

Je le vois et ne puis le croire... Quelle est donc la supérieure qui a osé vous permettre ?... Qui êtes-vous, enfin ?

MARTHE.

Deux religieuses des Génovéfines de Metz ; ma compagne se nomme sœur Claire...

Se levant et regardant Tartuffoli.

et moi, l’on m’appelle sœur Marthe.

TARTUFFOLI.

Marthe !

LAFORÊT.

Mademoiselle Marthe... mon ancienne maîtresse !

Elle lui baise les mains.

MARTHE.

Ma bonne Laforêt...

TARTUFFOLI.

Vous, à Paris !

MARTHE.

Oui, monsieur, je suis bien cette infortunée que vous espériez ne jamais revoir, cette jeune fille que vous avez forcée de renoncer au monde, au bonheur.

TARTUFFOLI.

Le ciel vous en récompensera.

MARTHE.

Non, car j’ai donné à l’église des biens dont j’aurais dû faire l’aumône aux pauvres.

LAFORÊT.

Et maintenant le cœur ?...

MARTHE.

Le temps, la retraite, et surtout la prière, ont adouci mes regrets ; mais l’absence, l’absence éternelle, je ne pouvais plus la supporter... j’ai voulu le revoir sans qu’il se doutât de ma présence. Une de nos sœurs quêteuses était malade ; j’ai pris sa place, et me voilà !... il n’en saura rien, n’est-ce pas ? Je le verrai... une fois... une seule fois... alors je repartirai en pleurant et heureuse.

TARTUFFOLI.

Marthe ! vos paroles offensent le ciel, votre conduite est coupable, et, comme votre parent, je vous ordonne de partir.

MARTHE.

Vous m’avez donné à Dieu ! c’est à lui seul que j’obéis !

LAFORÊT.

Mademoiselle...

Se reprenant.

ma sœur, voici mon maître.

MARTHE.

Ah !...

Elle passe vivement de l’autre côté de la sœur Claire, et se couvre le visage avec son voile.

 

 

Scène X

 

TARTUFFOLI, LAFORÊT, MARTHE, CLAIRE, MOLIÈRE

 

Il est habillé.

MOLIÈRE, en entrant.

Je suis content ; mes acteurs me seconderont à merveille. On m’a dit, monsieur, que vous n’aviez fait demander.

Apercevant les sœurs.

Tout à l’heure, monsieur.

Aux sœurs.

Soyez les bienvenues, mes sœurs... je vous attendais. Toujours exactes pour faire le bien.

Bas à Laforêt.

Laforêt... tiens !

Il lui donne de l’argent.

LAFORÊT, bas.

Oui, oui... je sais... pour la quête. Vous aussi, vous êtes un tartuffe.

MARTHE, à part.

Je l’ai revu !

TARTUFFOLI, à Molière.

Comment, monsieur, vous...

MOLIÈRE.

Ma conduite vous étonne, homme du ciel !

Air : Soldat français né d’obscures.

Dites à ceux qui ne comprennent pas
Qu’il est des cœurs oublieux de louanges,
Que du malheur providence ici-bas,
Ces chastes sœurs ont la beauté des anges.
Quand mon Tartuffe un jour sera connu,
Je veux qu’alors ce mot-là retentisse :
« Pour le bon droit Molière a combattu,
« Et d’une main soutenait la vertu,
« Quand de l’autre il frappait le vice... »

MARTHE, à part.

Ah ! mon Dieu ! mon Dieu !

ENSEMBLE.

Air : Allons plus de tristesse.

Mais le ciel nous réclame,
Allons, allons, ma sœur,
Au nom de Notre-Dame
Consoler le malheur.

Marthe et Claire sortent à droite, Laforêt les conduit.

 

 

Scène XI

 

TARTUFFOLI, MOLIÈRE

 

MOLIÈRE.

Maintenant, monsieur, à nous deux... mais surtout, soyez bref... je suis pressé.

TARTUFFOLI.

J’arrive au fait, sans préambule. Monsieur de Molière, vous me croyez votre ennemi ?

MOLIÈRE.

Oui, monsieur.

TARTUFFOLI.

J’ai à cœur de vous détromper. Secrétaire intime de monseigneur Harlay-de-Champvalon, archevêque de Paris, j’ai peut être maintenant quelque crédit, et je voudrais en user en votre faveur.

MOLIÈRE.

Comment cela donc ?

TARTUFFOLI.

La place que vous briguez à l’Académie...

MOLIÈRE.

Ah ! je sais d’avance qu’elle est perdue.

TARTUFFOLI.

Au contraire, elle est assurée.

MOLIÈRE.

Par qui ?

TARTUFFOLI.

Par moi... par nous... Malgré votre état de comédien, tous les nobles prélats qui occupent les sièges académiques vous répondent de la majorité.

MOLIÈRE.

Et c’est vous, monsieur, qui m’annoncez une telle nouvelle !

TARTUFFOLI.

Vous m’avez méconnu.

MOLIÈRE.

Continuez, monsieur...

TARTUFFOLI.

Je vous le répète, votre élection est assurée... si...

MOLIÈRE.

Ah ! j’attendais des conditions.

TARTUFFOLI.

Une seule.

MOLIÈRE.

Je la devine... Vous allez me demander de renoncer à la représentation de l’Imposteur.

TARTUFFOLI.

À ce prix, vous vous assurez la reconnaissance et la faveur des grands. Qui sait jusqu’où peut aller votre fortune !

MOLIÈRE.

Que parlez-vous de fortune... J’ai cru faire une chose noble et utile, et j’irais vendre ma plume... ah ! plutôt la briser à jamais.

TARTUFFOLI.

Ainsi donc votre réponse ?...

MOLIÈRE.

Portez mon refus à ceux qui vous envoient.

TARTUFFOLI.

Vous rejetez leur protection ! ne craignez-vous pas leur colère ?

MOLIÈRE.

Des menaces... sortez, monsieur !

TARTUFFOLI.

Molière, vous vous briserez contre nous.

Il sort.

 

 

Scène XII

 

MOLIÈRE, LAURENT

 

MOLIÈRE.

Allons ! ils ne le veulent pas... je ne serai pas de l’Académie.

LAURENT, qui vient d’entrer un journal à la main.

Eh bien !... tant pis pour eux.

MOLIÈRE.

Hein ?

LAURENT.

J’ai dit : tant pis pour eux... et je n’crois pas avoir dit une bêtise.

MOLIÈRE.

Ah ! ah ! c’est monsieur Laurent, mon nouveau domestique.

LAURENT.

Oui, monsieur, et indigné d’l’injustice qu’on vous fait ; car enfin vous avez des droits au fauteuil ; monsieur votre père était tapissier de l’Académie.

MOLIÈRE.

Ma gazette !

LAURENT.

Voilà.

MOLIÈRE.

C’est aujourd’hui le jour d’injures de ce coquin de Dulorens... Voyons si j’ai ma part.

Il s’assied et jette les yeux sur la gazette.

LAURENT.

Il paraît que monsieur Pocquelin de Molière ne veut plus causer avec moi. Pas de réponse... j’entends... Ma foi, puisque je suis d’ la maison, je vais aller voir les coulisses. J’ai mes entrées... mes grandes entrées.

Il va sortir à gauche, et rencontre madame Molière qu’il salue profondément.

Madame, je suis votre nouveau domestique.

Il sort.

 

 

Scène XIII

 

MADAME MOLIÈRE, MOLIÈRE

 

MOLIÈRE, lisant.

Qu’ai-je vu ! grand Dieu !

MADAME MOLIÈRE.

Mon ami, qu’avez-vous ? quelle émotion !

MOLIÈRE.

Tenez, madame, lisez, lisez vous-même cet article de la gazette de Dulorens : je n’en ai pas le courage.

MADAME MOLIÈRE.

Dulorens mais c’est un de vos ennemis, un misérable folliculaire.

MOLIÈRE.

Lisez, lisez... je le veux.

MADAME MOLIÈRE.

J’obéis...

Lisant.

« Un acteur auteur, que nous désignerons sous le titre de Sganarelle, vient d’éprouver une petite mésaventure qui fait déjà fortune dans toutes les ruelles. »

MOLIÈRE.

Je ne puis m’y tromper... c’est moi qu’ils ont voulu désigner.

MADAME MOLIÈRE, lisant.

« Sa femme... » Ah ! ceci me regarde.

MOLIÈRE.

Continuez.

MADAME MOLIÈRE, lisant.

« Sa femme a été vue, vendredi dernier, à un galant rendez-vous, sur la place Royale, en dépit les frimas et de la neige. »

Elle fait un mouvement.

MOLIÈRE, à part.

Comme elle se trouble !

Haut.

Achevez, achevez.

MADAME MOLIÈRE, reprenant le journal qu’elle avait quitté.

« Le mari, qui cherche depuis si longtemps à être comique, est sûr maintenant de devenir tout-à-fait plaisant ; il peut jouer Sganarelle d’après nature, surtout en faisant un petit changement au second titre de la pièce... »

MOLIÈRE, se levant.

Eh bien ! madame, avais-je tort de vous montrer de la colère ?

MADAME MOLIÈRE, sans l’entendre, à elle-même.

Et voilà ce qu’ils appellent composer une gazette ! des infâmes parlent de probité et de morale !... Des ignorants osent juger Molière !... L’envie les dévore ; et ne pouvant atteindre à la hauteur de son talent, ils cherchent à le déshonorer.

Elle reste pensive.

MOLIÈRE.

Eh ! madame, cessez de me plaindre, et tâchez de justifier votre conduite.

MADAME MOLIÈRE.

Ah ! c’est vrai... Je vous demande bien pardon de n’avoir d’abord pensé qu’à vous... D’ailleurs, la colère me va très mal, et je sais que vous aimez à me trouver jolie.

MOLIÈRE.

Madame... il y ya du bonheur de ma vie... parlez, je suis préparé à tout... je suis calme, et je vous entendrai dire sans colère que vous m’avez trompé, que vous ne m’aimez plus.

MADAME MOLIÈRE.

Je ne vous aime plus ! et qui vous a donné le droit de douter de mon amour ?... Jetez un regard sur le passé... Lorsqu’une autre avait charmé votre cœur, et que vous alliez lui donner votre nom, qui sut vous conserver au fond de son âme un sentiment pur et inaltérable ? n’est-ce pas moi ? Plus tard, quand forcé de renoncer à ma rivale, vous aviez perdu tout espoir de bonheur, qui vous prodigua les soins, les consolations d’une amie ? qui reçut ensuite, comme un bienfait, cette main que lui aurait méritée sa constance ?... c’est encore moi, c’est votre Armande si injustement soupçonnée ! Suis-je jalouse d’un souvenir, d’un regret amer dont je devine aisément l’objet... non... je vous aime comme si j’étais votre premier amour ; je partage tous vos travaux, je vous fais parfois oublier jusqu’aux ennuis de la gloire, et pourtant... Mais, folle que je suis, me voilà devenue presque aussi mélancolique que vous... et je ne le veux pas... car enfin, en vous épousant j’ai promis d’être fidèle, mais je n’ai pas promis d’être sérieuse...

MOLIÈRE, à part.

Quel mélange de candeur et de coquetterie !

D’un ton indécis.

Eh bien ! madame, ma patience ira jusqu’au bout... ce que j’ai lu... ce qu’on m’a dit, je ne le crois pas... je ne veux croire que vous... Dites-moi ; mais surtout ne mentez pas...

MADAME MOLIÈRE.

Fi donc !

MOLIÈRE.

Répondez sans hésiter... Ce qui est écrit là est-il vrai ?

MADAME MOLIÈRE.

Oui... et non !

MOLIÈRE.

Vous voulez encore me tromper... Vous êtes sortie vendredi dans l’après-midi, je vous ai vue.

MADAME MOLIÈRE.

Oui !

MOLIÈRE, hésitant.

Et vous êtes allée à... la place Royale ?

MADAME MOLIÈRE.

Oui !

MOLIÈRE.

Vous osez l’avouer ?

MADAME MOLIÈRE.

Ne m’avez-vous pas défendu de mentir ?

MOLIÈRE.

Vous ne nierez pas non plus que vous y ayez rencontré le conseiller Lescot ?

MADAME MOLIÈRE.

Je l’y ai vu.

MOLIÈRE.

Ainsi donc, ils disaient vrai ceux que vous accusez de calomnie... On vous a vue courir au-devant de ce jeune débauché, vous emparer de son bras, et donner l’exemple du plus affreux scandale.

MADAME MOLIÈRE.

Sur l’honneur, Molière, sur l’existence de notre enfant, c’est un mensonge, un horrible mensonge.

MOLIÈRE.

Des serments !... je n’y crois plus maintenant. Vos traits, votre démarche, jusqu’à votre mise... on a tout reconnu.

MADAME MOLIÈRE.

On l’a cru : une ressemblance inouïe, surnaturelle, à laquelle je ne pourrais moi-même ajouter foi, si mes yeux ne l’avaient vue...

MOLIÈRE.

Une ressemblance... la fable des Ménechmes renouvelée pour chercher à m’abuser... une ressemblance... et vous avez pu penser que je serais assez crédule ? non, madame, non... vous m’avez trompé indignement, vous avez trahi mon amour et ma confiance.

MADAME MOLIÈRE.

Que de patience il me faut ! J’espère en trouver auprès de votre fille. Adieu, vous êtes injuste de si bonne foi, que je n’ai pas même la force de vous en vouloir.

MOLIÈRE.

Laissez-moi...

MADAME MOLIÈRE.

Air de Doche.

J’excuse ici votre injuste colère,
Car plus on aime et plus on est jaloux.
Mais patience, et bientôt, je l’espère,
Je retrouverai mon époux.

MOLIÈRE.

Ah ! puissiez-vous quitter cette demeure !

MADAME MOLIÈRE.

Non pas, je reste ; il faut de la raison,
Et je veux bien vous donner un quart-d’heure
Pour implorer votre pardon.

MOLIÈRE.

Mon pardon... jamais... une séparation éternelle !

MADAME MOLIÈRE.

Un quart-d’heure... vous entendez.

Ensemble.

J’excuse ici votre, etc.

MOLIÈRE.

Non, rien ici n’égale ma colère,
Oser encor me traiter de jaloux !
Mais patience, et vous saurez, j’espère,
Ce que l’on risque à trahir un époux.

Madame Molière rentre à gauche.

 

 

Scène XIV

 

MOLIÈRE, seul

 

Trompé, trahi, déshonoré !... ah ! Marthe me l’avait bien prédit... je suis comédien, et l’on peut impunément porter le trouble et la désolation dans ma famille. Mon honneur ! n’est-il pas à la merci de leurs richesses, de leurs séductions... ma gloire !... ils daignent l’approuver quand elle les amuse ; ils la proscrivent quand elle peut éclairer mon siècle... Les ignorants !... les infâmes ! Mais patience, après Tartuffe, ce sera leur tour... Tartuffe ! c’est donc ce soir... repassons mon rôle, et puisse l’étude me faire oublier mes chagrins...

Il essaie d’étudier.

Elmire ! c’est elle qui jouera ce rôle... quel supplice... On vient... serait-ce Armande, craintive et repentante... non ! c’est de ce côté, c’est Chapelle... ah ! que les gens gais sont ennuyeux !

 

 

Scène XV

 

MOLIÈRE, CHAPELLE

 

CHAPELLE.

Ah ! ah ! ah ! tu ne devinerais pas d’où je viens.

MOLIÈRE.

Parbleu, c’est facile à voir.

CHAPELLE.

Eh bien ! oui, là... j’en arrive, et je viens d’illustrer à jamais la croix de Lorraine où j’ai eu l’honneur de griser la satyre, dans la personne du sévère Despréaux.

MOLIÈRE.

Si cela pouvait au moins vous corriger tous les deux.

CHAPELLE.

Me corriger... fi donc, pour qui me prends-tu ?

Air de Lantara.

Moi, renoncer à la bouteille,
Quand je lui dois mon bonheur, ma gaité !
Du bon vin la couleur vermeille,
En me cachant la triste vérité,
Sait la parer de son prisme enchanté ;
Oui, j’y vois double, et cette erreur m’est chère ;
Je dois surtout la bénir près de toi...
Lorsque j’ai bu, je crois voir deux Molière ;
Puisse la France en voir autant que moi !

MOLIÈRE, avec humeur.

Je te remercie... Mais laisse-moi tranquille, tu m’impatientes, je voudrais être seul.

CHAPELLE.

Ah ! çà, j’ai du malheur, moi ; aujourd’hui le mari m’envoie au diable, et la femme, qui est à se promener, ne daigne pas seulement me rendre mon salut.

MOLIÈRE.

Ma femme ! que dis-tu de ma femme ?

CHAPELLE.

Je dis que je viens de la rencontrer donnant le bras à cet estimable monsieur Tartuffoli.

MOLIÈRE.

Tu ne sais ce que tu dis...

CHAPELLE.

Merci ! Comme j’ai le vin très poli, je lui ai fait trois belles salutations. Bah ! elle n’a pas seulement eu l’air de me reconnaître.

MOLIÈRE.

Tu t’es trompé, elle est là, dans son appartement, et il n’y a qu’une porte, elle n’a donc pu sortir.

CHAPELLE.

Je te soutiens, moi, que je viens de la voir dans la rue. Que diable, je peux y voir double, mais raison de plus pour que j’y voie.

MOLIÈRE.

Quel entêtement ! Mais pourtant, comment se fait-il ?... Ah ! quelle idée !

CHAPELLE.

Une idée ! vite une plume et du papier.

MOLIÈRE, le saisissant par le bras.

Dis-moi... as-tu bien examiné cette personne qui parlait à Tartuffoli ?

CHAPELLE.

Certainement... qu’est-ce qui te prend donc ?

MOLIÈRE.

Et ses traits, sa démarche, sa mise !...

CHAPELLE.

Tout cela lui appartenait... c’était elle, c’était bien elle, ou bien alors c’était son Sosie !

MOLIÈRE, à lui-même.

Il se pourrait ! Armande ne serait pas coupable... Ah ! mes idées se confondent... tant de bonheur !... je n’en puis plus douter, c’était une intrigue de cet infâme Tartuffoli... Chapelle, mon ami, mon meilleur ami, que je t’embrasse !

Il l’embrasse. Ouvrant la porte de l’appartement.

Armande ! ma femme !

CHAPELLE.

Ah ! çà, est-ce qu’il perd la raison... tout à l’heure il voulait me mettre à la porte, et maintenant il m’étouffe !

 

 

Scène XVI

 

MOLIÈRE, CHAPELLE, MADAME MOLIÈRE, LAURENT, LAFORÊT

 

MADAME MOLIÈRE, entrant en riant.

Déjà ! vous aviez encore cinq minutes.

MOLIÈRE.

J’étais le plus ingrat, le plus injuste des hommes, et je veux...

MADAME MOLIÈRE, lui mettant la main sur la bouche.

Pas un mot de plus ! Quand vous me condamniez, vous m’aviez interdit la parole ; j’use à mon tour de ce droit, mais pour vous pardonner ; plus tard vous m’expliquerez comment la raison vous est revenue.

CHAPELLE.

Je n’en serai pas fâché.

MOLIÈRE.

Mais l’heure s’avance, ne perdons pas un instant, courons tous au théâtre, tout me présage un succès !

À sa femme.

Je suis dans un jour de bonheur.

LAURENT, entrant à droite.

Monsieur Molière ! madame Molière ! encore mon scélérat de bourgeois !

TOUS.

Tartuffoli !

 

 

Scène XVII

 

MOLIÈRE, CHAPELLE, MADAME MOLIÈRE, LAURENT, LAFORÊT, TARTUFFOLI

 

MOLIÈRE.

Osez-vous bien encore vous présenter chez moi ?

TARTUFFOLI.

J’y viens de la part de monsieur le premier président.

TOUS.

Grand Dieu !

MOLIÈRE.

Eh bien ! que veut-il de moi ?

Tartuffoli lui remet un paquet cacheté.

Je tremble.

Tout le monde l’entoure. Il lit.

« Il est ordonné au sieur Pocquelin de Molière de représenter la permission qu’il dit tenir de sa majesté : à défaut de quoi, défenses lui sont faites de laisser jouer sa comédie de l’Imposteur ! » À l’heure du spectacle...

MADAME MOLIÈRE.

Quel acharnement !

CHAPELLE.

Encore un de vos traits, monsieur Tartuffoli ! Si je le savais...

LAURENT, d’un ton tragique.

Si je le savais...

TARTUFFOLI.

Que dirai-je à monsieur le premier président ?

MOLIÈRE.

Mais la permission du roi n’est que verbale ; je ne puis la représenter. Lathorillière arrive demain, peut-être aujourd’hui de Lille... mais les calomniateurs, les intrigants l’ont devancé, et sans doute il n’apportera qu’un refus... Oh ! cette affreuse persécution abrégera ma vie...

Il repousse Chapelle et sa femme qui s’approchent pour le consoler. On entend un grand bruit en de hors.

Quel est ce bruit ?

 

 

Scène XVIII

 

MOLIÈRE, CHAPELLE, MADAME MOLIÈRE, LAURENT, LAFORÊT, TARTUFFOLI, LAGRANGE, COMÉDIENS jouant dans Tartuffe, entrant vivement à gauche

 

LAGRANGE.

C’est le public impatient qui se précipite dans la cour de la maison.

CHAPELLE, à une fenêtre.

Oui, il a forcé les portes. Tenez, entendez-vous ses cris ?

VOIX en dehors.

Les bureaux ! les bureaux !

MOLIÈRE.

Que faire, grand Dieu ! vais-je donc passer aux yeux de tout le monde pour un infâme imposteur !

Il réfléchit.

CHAPELLE.

La foule se presse sous la grande terrasse.

VOIX en dehors.

La pièce ! la pièce !

MOLIÈRE, comme frappé d’une idée subite.

La pièce... oui, ils ont raison... ce projet désespéré... Oui...

TARTUFFOLI.

J’attends votre réponse.

MOLIÈRE.

Eh bien ! allez donc la porter... J’obéirai : le Tartuffe ne sera pas représenté sur le théâtre... mais la terrasse de ma maison n’est point un théâtre, et c’est là que je veux immoler les hypocrites.

TOUS.

Que va-t-il faire ?

MOLIÈRE.

Lagrange, vous êtes tous prêts à jouer la pièce ?

LAGRANGE.

Oui, depuis une demi-heure.

MOLIÈRE.

Eh bien ! en ce cas, le sort en est jeté.

TARTUFFOLI, à part.

Quelle audace !

MOLIÈRE.

Oui, l’attente du public ne sera pas trompée... c’est en plein air, devant des milliers de spectateurs que mon Tartuffe paraîtra pour la première fois.

Mouvement général.

TARTUFFOLI.

Je rendrai compte de votre désobéissance !

MOLIÈRE.

Allez y donc à l’instant.

CHAPELLE.

Mais tu vas compromettre ton chef-d’œuvre !

MOLIÈRE.

Non, Chapelle, non.

TARTUFFOLI.

Voyons s’il osera.

Air : Des Blouses.

Jadis Thespis, créant la comédie,
Choisit pour temple un fragile tréteau ;
Puisqu’il le faut, qu’Athènes rajeunie
Offre à Paris ce spectacle nouveau.
Oui, qu’au grand jour s’engage la partie,
Notre combat sera plus solennel,
Et nous aurons contre l’hypocrisie
Dieu pour témoin sous l’azur d’un beau ciel.

TOUS, hors Tartuffoli.

Jadis Thespis, etc.

Molière ouvre les trois portes du fond, donnant sur une terrasse fermée par une balustrade en fer. Au-delà, dans le fond, on aperçoit les têtes de toutes les personnes qui sont censées être rassemblées dans la cour de la maison de Molière. On frappe trois coups.

 

 

Scène XIX

 

MADAME PERNELLE, FLIPOTTE

 

L’on entend dans le fond : Chut ! chut ! silence ! répétés par un grand nombre de voix. Presque aussitôt les deux actrices entrent en scène et sont censées jouer devant le public du dehors, en tournant le dos au public du dedans de la salle, la première scène de Tartuffe, qui bientôt est interrompue par les cris de Laforêt.

 

 

Scène XX

 

MADAME PERNELLE, FLIPOTTE, LAFORÊT, puis MOLIÈRE, MADAME MOLIÈRE, LAGRANGE, CHAPELLE, TARTUFFOLI, COMÉDIENS

 

LAFORÊT.

Arrêtez, arrêtez ! le voilà ! Not’ maître ! not’ maître !

MOLIÈRE.

Eh bien ! qu’y a-t-il donc ?

LAFORÊT.

C’est lui ! c’est lui !

MADAME MOLIÈRE.

Mais, qui ?

LAFORÊT.

Le gros père Benoît, qui arrive de Flandre à franc-étrier.

MOLIÈRE.

Ah ! sans doute il apporte la fatale nouvelle !

VOIX en dehors.

La pièce ! la pièce !

MOLIÈRE.

Et le public... dont l’impatience est si naturelle...

CHAPELLE.

Que nous importe en ce moment !

MOLIÈRE.

Tais-toi, Chapelle... Avant tout, il faut respecter le public, je vais faire une annonce.

Il s’approche de la balustrade de la terrasse, et tournant le dos à la salle, il fait trois saluts respectueux qui sont suivis d’une salve d’applaudissements ; puis il dit.

« Messieurs, un événement inattendu nous force de suspendre la représentation de l’Imposteur ;

Murmures.

monsieur le premier président ne veut pas qu’on le joue. »

On referme les portes.

VOIX en dehors.

Bravo ! bravo !

Les applaudissements redoublent.

LAFORÊT.

Le v’là ! vous allez le voir ! v’là qu’il monte les escaliers quatre à quatre, avec Laurent et ses grottes bottes.

 

 

Scène XXI

 

LES MÊMES, BENOÎT, LAURENT

 

LAURENT.

Ah ! j’ai eu joliment d’ la peine à l’ monter.

BENOÎT.

Où est-il ? où est-il ? embrasse-moi, Jean-Baptiste, nous triomphons ! voici la permission du roi.

TARTUFFOLI, à part.

Est-il possible !

MOLIÈRE.

Ah ! tu me rends la vie.

Il se jette dans les bras de Benoît.

BENOÎT.

Veni, vidi, vici. Voilà les propres paroles du roi : « Dites à Molière que je déteste les hypocrites, et que je ne trouve pas mauvais qu’ils soient immolés en plein théâtre. »

LAURENT, à Tartuffoli, qui est dans la plus grande agitation.

Monsieur Tartuffoli, voulez-vous une chaise ?

MOLIÈRE, pressant sur ses lèvres la permission du roi.

Je suis payé... récompensé de tous mes travaux ! Mes amis, mes chers camarades, ne perdons pas un seul instant !

TARTUFFOLI.

Molière, nous nous reverrons...

MOLIÈRE.

Oui, au théâtre !

TOUS.

Au théâtre ! au théâtre !

VOIX au dehors, criant.

Au théâtre ! au théâtre !

La toile baisse.

 

 

ACTE III

 

 

Première Partie

 

À Versailles, un salon dans les petits appartements, près la chambre à coucher du roi.

 

 

Scène première

 

LE DUC DE MONTAUSIER, LE GRAND MAÎTRE-D’HÔTEL, LE PREMIER OFFICIER DU GOBELET, LE PRIEUR D’AMALFI, DAMES et COURTISANS, UN HUISSIER

 

CHŒUR.

Air : Travaillons, mesdemoiselles (Fiancée).

Que l’étiquette sévère
Préside au coucher du roi ;
Au maître chercher à plaire,
Voilà notre unique loi.

LE PRIEUR.

Pardon, monsieur le duc... c’est la première fois que j’assiste au coucher de sa majesté ; mais il ne semble que parmi les personnes qui attendent comme nous... il y a... il y a des dames...

LE DUC.

Ah ! je conçois vos scrupules, monsieur le prieur, un légat de Sa Sainteté... Mais que votre conscience cesse de s’alarmer, vous vous faites une fausse idée de ce qu’on appelle à Versailles le grand coucher du roi... Vous verrez tout à l’heure sa chambre, elle est là derrière cette porte dorée ; au milieu, se trouve un superbe lit de parade, chef-d’œuvre de richesse et de mauvais goût. À onze heures, quand sa majesté a passé la soirée chez madame de Montespan ou travaillé avec Louvois et madame de Maintenon, elle traverse ce salon ou elle s’arrête quelquefois, pour faire honneur à un ambigu que l’on tient toujours prêt... car, sans épigramme, le roi est bien l’homme de son royaume qui mange le plus.

LE PRIEUR.

Ensuite, monsieur le duc ?

LE DUC.

Ensuite Louis XIV passe, et chacun suit naturellement ; appuyé sur le balustre doré qui entoure sa couche royale, le monarque promène ses regards sur cette foule de princes, de ducs, de comtesses et de prélats qui l’ont modestement comparé au soleil... Chacun brigue une chaise, un tabouret, un pliant, de grandes daines même sont heureuses de trouver un coin du tapis, pour s’y placer sur les genoux : c’est l’adoration des Mages. On cause une heure, on parle finances, jardins, chasse au courre ; on dit un mot de l’Espagne, de la paix de Nimègue, jusqu’à ce que sa majesté gagnant ses appartements particuliers, dise à Vivonne ou au maréchal de Duras : Duc, marquis, c’est à vous le bougeoir.

Air de Préville et Taconnet.

Par le sommeil sa paupière est chargée,
Il s’assoupit comme un simple mortel,
Et de ses fers la foule dégagée
Quand le Dieu dort s’éloigne de l’autel,
À de pas loups s’éloigne de l’autel ;
L’astre est couché, la troupe ambitieuse
Est libre enfin d’hommages qu’elle rend,
Mais dès l’aurore à leur poste arrivant,
Vous les verrez, meute tumultueuse,
Se retrouver pour le soleil levant.

LE PRIEUR.

Et quels sont aujourd’hui les seigneurs qui ont l’honneur de faire le lit de sa majesté ?

LE DUC.

Messieurs de Bergenne et de Lusigny d’abord, jeunes gens dont le nom est illustre... ils sont accompagnés par un homme plus illustre encore... Molière.

LE PRIEUR.

Molière à la cour !

LE DUC.

Il vient d’y être admis avec l’emploi de feu son père, valet de chambre tapissier du roi... Il avait cependant de meilleurs titres.

LE PRIEUR, à part.

On ne m’avait pas trompé.

L’HUISSIER, annonçant.

Messieurs les valets de chambre de service.

LE DUC.

Et tenez, le voilà précisément avec monsieur de Bergenne et le vicomte de Lusigny.

 

 

Scène II

 

LES MÊMES, MOLIÈRE, BERGENNE, LUSIGNY

 

En entrant, Bergenne et Lusigny semblent se concerter à voix basse.

MOLIÈRE.

Monsieur le duc, permettez-moi de vous présenter mes respects.

LE DUC.

Votre main, Molière...

Il lui donne la main.

MOLIÈRE, apercevant le Prieur.

Cet homme ici !

LE PRIEUR.

Ma présence vous étonne, monsieur ! je vous avais pourtant promis que nous nous reverrions ; vous voyez devant vous le prieur d’Amalfi ; oui, monsieur, je suis revenu de mon voyage avec ce titre et celui de vice-légat du pape.

MOLIÈRE.

J’en fais mon compliment à la cour de Rome.

LE DUC, à Molière.

Mon ami, et votre théâtre, votre famille ?

MOLIÈRE.

Ah ! monsieur le duc... le bonheur n’est pas fait pour moi, je ne puis ici vous faire part de tous mes chagrins, mais la gloire coûte bien cher !

LE DUC.

Je prends tant d’intérêt à tout ce qui vous touche !

LE PRIEUR.

Monsieur le duc de Montausier serait peu reconnaissant s’il agissait autrement.

LE DUC.

Comment cela ?

LE PRIEUR.

Personne n’ignore que le caractère de monsieur le duc a servi de modèle au Misanthrope.

MOLIÈRE.

Monsieur...

Le duc lui fait un signe.

LE DUC.

On doit être flatté de se voir le héros d’un chef-d’œuvre.

MOLIÈRE, vivement.

Monsieur, si j’ai fait un chef-d’œuvre, c’est Tartuffe, car c’est là surtout que j’ai peint d’après nature.

LE PRIEUR.

Cela ne peut vous excuser d’avoir mis sur la scène le gouverneur de monseigneur.

LE DUC.

Aussi n’a-t-il pas besoin d’excuse. Molière, j’ignorais cette circonstance ; mais si vous avez pensé à moi en faisant le Misanthrope, je vous en remercie, car Alceste est le plus honnête homme qu’on puisse voir... Vous m’avez fait trop d’honneur... et un honneur dont je me souviendrai toujours... Embrassez-moi, mon ami.

Les courtisans les examinent.

LE PRIEUR, à Lusigny et à Bergenne.

Quel oubli de son rang !

MOLIÈRE.

Mais excusez-moi, messieurs, je vous ai fait attendre... Il est près d’onze heures, et le lit du roi n’est pas préparé... Je suis à vos ordres, messieurs.

BERGENNE.

Et moi, je refuse de faire plus longtemps le service avec quelqu’un qui n’est pas gentilhomme.

LE DUC.

Comment, comte ?

BERGENNE.

Libre à monsieur le duc de se commettre avec un roturier... Mais j’ai reçu des reproches de ma famille.

LUSIGNY.

Encore, s’il n’était pas comédien !

BERGENNE.

S’il n’était pas excommunié !

MOLIÈRE.

Bravo, messieurs les gentilshommes, joignez-vous à mes ennemis, à mes persécuteurs... que le préjugé se reproduise sous toutes les formes pour me frapper de ses coups... Je ne suis pas des vôtres, dites-vous, parce que je suis roturier, comédien ! ah ! sans doute je serais un autre homme, si paré d’un beau nom, à mon berceau, j’avais négligé l’étude pour le plaisir et la débauche... si je devais un titre, une dignité à des intrigues de boudoir !

BERGENNE.

Air : Un Page aimait la jeune Adèle.

En vérité, je crois que cela pense ;
Croyez-vous donc, l’ami, par ces grands mots
Vous égaler à nous, gens de naissance ?

MOLIÈRE.

Non, nous ne sommes pas égaux,
Ce nom qu’un aïeul fit connaître,
Et dont vous êtes le soutien,
Par vous il finira peut-être,
Et moi je commence le mien.

LUSIGNY.

Je crois que cet histrion nous insulte ?

BERGENNE, mettant la main sur son épée.

Vrai dieu, s’il était noble !

LE DUC.

Le roi, messieurs, le roi.

L’agitation cesse à l’instant, et tout le monde se découvre, et salue avec respect.

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, LOUIS XIV, PAGES, SUITE

 

LE ROI, saluant gracieusement en entrant.

Mesdames, le roi vous salue... Bonsoir, messieurs. Bonnes nouvelles, notre confesseur permet les bals. Molière, nous aurons aussi la comédie... Eh mais, que se passe-t-il donc ici ? Jamais nous n’avons vu les figures si sérieuses à notre arrivée !

MOLIÈRE.

Sire, c’est moi qui suis, sans le vouloir, la cause de tout cela.

LE ROI.

Vous, mon cher Molière ?

MOLIÈRE.

Oui, sire ; aussi je supplie votre majesté de permettre que je me démette de la charge que j’exerce à la cour.

LE ROI.

Nous ne le permettons pas, nous ne le permettons pas... Mais enfin qu’y a-t-il donc ?

MOLIÈRE.

Messieurs les valets de chambre ne me trouvent pas digne de faire le service avec eux.

LE ROI.

Est-ce vrai, messieurs ?

BERGENNE.

C’est un privilège de noblesse.

LE ROI, en riant.

Savez-vous, messieurs les gentilshommes, que vous vous mettez là dans un grand embarras ?

LE DUC.

Il serait piquant que par dévouement de sa fidèle noblesse, votre majesté fat obligée de passer la nuit debout.

LE ROI.

Ainsi, messieurs de Bergenne et de Lusigny, au nom de l’étiquette, vous refusez de faire notre lit !

LUSIGNY.

Avec un comédien, avec Molière, oui, sire.

LE ROI.

Alors comment faire, mon cher duc ?

LE DUC.

Monsieur Molière, voulez-vous me faire l’honneur de faire avec moi le lit du roi ?

MOLIÈRE.

Ah ! monsieur le duc, que de bonté !

LE ROI.

Allez, allez, Molière, Montausier a tranché le nœud gordien, je me coucherai ce soir.

Molière sort à gauche avec le duc.

 

 

Scène IV

 

LES MÊMES, excepté MOLIÈRE et LE DUC

 

LE ROI.

Vous tenez à vos privilèges, messieurs, c’est bien... mais n’oubliez pas que nous tenons aussi à Molière.

BERGENNE.

Sa majesté fera-t-elle servir son ambigu de nuit ?

LE ROI.

Oui.

Tout le monde disparaît peu à peu.

LE PRIEUR, à part.

Molière absent... le moment est favorable.

Haut.

Sire, je n’ai pas encore eu le bonheur d’être aperçu par votre majesté.

LE ROI.

Ah ! monsieur d’Amalfi, soyez le bien venu. Eh bien ! monsieur le vice-légat, sommes-nous toujours au mieux avec la cour de Rome ?

LE PRIEUR.

On vous y regarde, sire, comme le prince le plus pieux de l’Europe.

LE ROI.

Je le crois facilement, nous avons pris un directeur de sa main.

LE PRIEUR.

On se dit qu’il est vraiment miraculeux de voir observer avec tant de rigidité ses devoirs religieux, à un prince si favorisé du ciel, un monarque entouré à chaque instant de toutes les séductions de la gloire et de l’amour.

LE ROI.

Monsieur le grand-prieur, madame de Maintenon vous veut du bien ; sa solidité, nous a fait plusieurs fois votre éloge et il nous sera agréable de pouvoir quelque chose pour vous.

LE PRIEUR.

Pour moi, sire, rien ; mais pour des malheureux qui ont besoin d’appui, de protection, j’oserai implorer la bienveillance de votre majesté... et je me souviens à présent...

Il tire un papier de sa poche.

LE ROI.

Un placet ! de qui donc ?

LE PRIEUR.

Quelqu’un que je ne connais pas, et qui est venu me trouver avec confiance, sur le bruit d’un peu de bien que j’ai fait... Il m’a dit, sire, que son avenir tout entier dépendait de cette requête, si votre majesté pouvait en prendre lecture, et je n’ai pas craint d’en appeler à vos vertus, à votre cœur.

LE ROI.

Donnez, donnez, monsieur.

Il ouvre le papier.

LE PRIEUR.

Ah ! sire vous méritez le beau titre que l’Europe vous donne ; vous êtes bien le grand roi.

LE ROI.

Qu’ai-je vu ? mais cette requête est signée d’un comédien de l’hôtel de Bourgogne ! de Montfleury, l’antagoniste, l’ennemi de Molière !

LE PRIEUR.

Ah ! sire, daignez me rendre ce papier, que je le jette au feu.

LE ROI, qui a continué à lire.

Pardonnez, monsieur le-grand prieur, ceci devient fort sérieux.

À part.

Comment ! on accuse Molière de tant de bassesse, et l’on signe... S’il y avait du vrai là-dedans... si Molière, comme tant d’autres, nous avait trompé.

Haut.

Qu’on fasse venir Molière.

Il continue à examiner le placet arec agitation.

LE PRIEUR, à part.

Molière, tenons-nous bien... je crois que le coup a porté.

 

 

Scène V

 

LES MÊMES, MOLIÈRE, MONTAUSIER, BERGENNE, LUSIGNY, COURTISANS

 

MOLIÈRE.

Sire, je m’empresse de me rendre aux ordre de votre majesté... s’agit-il de quelques scènes, d’un nouvel Impromptu de Versailles ? daignez ordonner... quoique malade, je passerai les nuits, s’il le faut, car je ne puis trop faire pour les plaisirs du monarque qui a tout fait pour ma gloire.

LE ROI.

Écoutez-nous, monsieur Pocquelin, vous répondrez après... Comme homme, j’ai deviné votre talent ; comme roi, j’en ai protégé, j’en ai favorisé l’essor... mais que répondriez-vous aujourd’hui, si dans ce poète que j’ai mis à même de dévoiler les hypocrites, on me montrait un homme plus hypocrite encore, un homme sans reconnaissance ?

MOLIÈRE.

Je répondrais, fort de ma conscience, que votre majesté se refuserait à le croire.

LE ROI, lui donnant le placet.

Lisez donc vous-même, et tâchez de vous justifier.

MOLIÈRE.

J’obéis.

Il lit.

« Sire, mes camarades de l’hôtel de Bourgogne et moi nous jouissons depuis longtemps du bonheur de plaire à votre majesté ; cette faveur si précieuse nous a été enlevée par le sieur Molière, qui n’a pas craint de surprendre la religion de votre majesté par de faux dehors de vertu. »

Il fait un mouvement.

LE ROI.

Continuez.

MOLIÈRE.

« Toute la ville et la cour savent que ce Molière est un impie, un athée, que ses meurs sont scandaleuses ; son mariage avec Armande Béjart un acte simulé, et qu’enfin il ne répond aux bienfaits de votre majesté qu’en se vantant partout de l’astuce coupable au moyen de laquelle il abuse votre royale confiance. »

Le placet lui tombe des mains.

Ah ! c’en est trop !

LE ROI.

Eh bien ! Molière ?

MOLIÈRE.

Sur mon honneur, sire, sur la reconnaissance que je vous dois, c’est une affreuse imposture... Ma vie entière répond à cette calomnie.

LE ROI.

Monsieur de Montausier, vous qui allez souvent à Paris, avez-vous entendu parler de pareilles choses ?

LE DUC.

Jamais, sire, jamais.

LE PRIEUR.

Je suis fâché de me trouver en contradiction avec monsieur le duc ; mais on en parle beaucoup, et monsieur Molière sait bien, lui, que son second enfant, qui a deux ans maintenant, n’a pu pour cela même obtenir le baptême.

MOLIÈRE.

Qui peut arrêter les calomniateurs ? Mais aussi qui croira un Montfleury, mauvais acteur, mauvais poète, et qui joint la lâcheté à l’infamie ?

LE ROI.

Songez, Molière, que sa requête nous a été remise sous le patronage d’un saint homme, de monsieur le prieur d’Amalfi !

MOLIÈRE.

Eh bien ! puisqu’il faut que je parle, je parlerai... On ose me taxer d’une lâche hypocrisie pour me perdre : il suffira, j’espère, du nom seul de mon accusateur pour me justifier. Apprenez, sire, que ce saint homme qui est parvenu, je ne sais comment, à une dignité ecclésiastique si élevée, est mon ennemi éternel... D’abord il commença par m’enlever l’objet de mon premier amour, puis il porta le trouble dans mon ménage, souleva contre moi le parlement pendant le siége de Lille, et enfin cet homme, pour l’achever de peindre, est celui que votre majesté m’a permis de livrer à la risée du public sous le nom de Tartuffe.

LE ROI, à part.

Toujours les mêmes... ils sont incorrigibles...

Haut.

Monsieur le grand-prieur, je vois maintenant de quel côté est la vérité... Molière, consolez-vous.

LE PRIEUR.

Votre majesté veut-elle me permettre de me retirer ?

LE ROI.

Tout à l’heure... Mon cher Molière, je vous dois une réparation... Il paraît que tout ce qu’il y a de vrai là-dedans, c’est que votre enfant n’est pas baptisé ?

MOLIÈRE.

Oui, sire.

LE ROI.

Eh bien ! l’on ne refusera pas maintenant, car c’est le roi de France et Élisabeth d’Angleterre qui le tiendront sur les fonts du baptême.

Mouvement général.

MOLIÈRE.

Ah ! sire.

LE ROI.

Maintenant, monsieur le grand-prieur, vous pouvez vous retirer.

LE PRIEUR, en sortant.

Il en restera toujours quelque chose.

 

 

Scène VI

 

LES MÊMES, excepté LE PRIEUR

 

LE DUC, au roi.

Sire, il fallait un Louis XIV pour nous donner un Molière.

LE ROI.

Ah ! vous flattez aussi, vous, monsieur le gouverneur !

LE DUC.

Sire, on ne flatte les grands hommes qu’avec la vérité.

En ce moment deux domestiques entrent en scène en apportant la table du roi qu’ils placent au milieu du théâtre ; un page avance le fauteuil du roi.

LE ROI.

Mais je m’aperçois qu’on a servi... Vous devez avoir faim aussi, messieurs les officiers de ma maison... Allez, ne vous gênez pas, le couvert de monsieur le contrôleur de la bouche vous attend.

Une partie des courtisans salue et se dirige vers le fond.

Eh bien ! Molière, vous en êtes... allez donc aussi...

Il va au fond. D’un mouvement spontané, tous les courtisans reviennent sur le devant de la scène.

Qu’est-ce à dire, messieurs ? encore !

MOLIÈRE.

Sire, le souvenir de vos bontés ne s’effacera jamais de ma mémoire ; mais, de grâce, laissez-moi m’éloigner ; moi seul, je le vois trop, je suis un sujet de trouble et de désordre.

LE ROI.

Restez, Molière, restez... nous le voulons...

Aux courtisans.

Ainsi, messieurs, une leçon de bienveillance ne vous suffit pas, il vous en faut une autre... Eh bien ! nous vous la donnerons...

LE DUC, à part.

Que va-t-il faire ?

LE ROI.

Que ceux qui auraient envie de désobéir à nos ordres se souviennent de Fouquet et de Lauzun... Molière, approchez.

MOLIÈRE.

Je suis à vos ordres.

LE ROI.

Mes gentilshommes ne veulent pas de vous à leur table... eh bien ! mettez-vous à la mienne.

Mouvement général. Un domestique met un couvert pour Molière et lui avance un fauteuil.

MOLIÈRE.

Moi, sire !...

LE ROI.

Asseyez-vous ; nous vous prions d’accepter notre invitation.

Molière s’assied, le roi aussi.

Maintenant, messieurs les officiers de la bouche, songez à votre service.

Tous viennent entourer la table. À Molière.

Molière, nous avons appris avec plaisir la réussite du Malade imaginaire... mais sans doute vous ne vous arrêterez pas en aussi beau chemin ; quel nouvel ouvrage nous donnez-vous bientôt ?

MOLIÈRE.

L’Homme de Cour, sire...

LE ROI.

Beau sujet...

MOLIÈRE.

Et fertile en contrastes...

LE ROI.

Buvons donc à sa réussite.

Ils prennent leur verre.

Monsieur de Bergenne, servez le roi... Monsieur de Lusigny, servez Molière.

Les courtisans versent à boire.

Au succès de l’Homme de Cour.

Ils choquent leur verre ; les courtisans se contraignent, monsieur de Montausier leur sourit.

Tableau.

Un rideau de manœuvre ferme le théâtre.

 

 

Deuxième Partie

 

Le cabinet de Molière dans les appartements attenant au théâtre ; porte au fond, portes latérales ; un grand fauteuil.

 

 

Scène première

 

LAFORÊT, MARTHE

 

LAFORÊT, à la fenêtre.

Ce n’est pas encore lui... qu’est-ce donc qui peut le retenir si longtemps à Versailles ?

MARTHE.

En attendant son retour, nous pouvons encore causer un instant.

LAFORÊT.

De lui ?

MARTHE.

De qui donc !... Depuis bien des années je n’étais pas revenue à Paris, mais avec quel intérêt, chaque hiver au retour de nos sœurs, j’apprenais ses nouveaux bienfaits ! je m’associais à sa gloire, à son bonheur... Il me semblait que je lui appartenais par mon amour... A-t-il su que j’étais venue une première fois ?

LAFORÊT.

Oh ! non, ma sœur, vous m’aviez tant défendu de le lui dire... Depuis son mariage, jamais il n’avait parlé de vous... Mais il y a six mois environ, il a prononcé votre nom une fois, une seule fois, mais d’une manière que je n’ai pas pu m’empêcher de pleurer.

MARTHE.

Mon nom ? après un aussi long oubli, et pourquoi ?

LAFORÊT.

Ah dame ! ma sœur, c’est que depuis six mois, tout est bien changé ici.

MARTHE.

Quoi ! le chagrin a donc brisé son âme ?

LAFORÊT.

Ma bonne sœur, vous en auriez pitié.

MARTHE.

Mais qui peut donc ne pas l’aimer ?

LAFORÊT.

Sa femme !...

MARTHE.

Lui, malheureux ! j’ai pourtant bien prié.

LAFORÊT.

Son ménage est un enfer... Sa santé dépérit chaque jour... La jalousie le tue.

MARTHE.

Ils s’aimaient bien pourtant.

LAFORÊT.

Il aime toujours, lui.

LAURENT, appelant dehors.

Laforêt ! Laforêt ! papa Benoît !

LAFORÊT.

C’est Laurent.

MARTHE.

Adieu ! je me retire ; à son retour, vous viendrez dans ma chambre m’apporter de ses nouvelles ; adieu !

LAURENT, continuant à appeler en ouvrant la porte.

Laforêt ! père Benoît !...

Apercevant Marthe et s’arrêtant.

Ah !...

Il salue Marthe.

 

 

Scène II

 

LAURENT, LAFORÊT

 

LAFORÊT.

Eh bien ! à qui en avez-vous donc, Laurent ?

LAURENT.

J’ai des nouvelles, des fameuses nouvelles ! mais pourquoi donc êtes-vous toujours avec la sœur du pot ?

LAFORÊT.

Qu’est-ce que ça vous fait ?

LAURENT.

Ah !...

Il va à la porte à droite.

Papa Benoît, mais venez donc, patriarche.

 

 

Scène III

 

LAURENT, LAFORÊT, CHAPELLE, puis BENOÎT

 

CHAPELLE, entrant par la gauche.

Pourquoi donc tout ce bruit, Laurent ?

LAURENT.

Ah ! pardon, c’est que le vieux papa Benoît a l’oreille un peu dure... quand il dort.

CHAPELLE.

J’étais là, chez madame Molière, avec une nombreuse et brillante société... Pauvre petite femme, il faut bien qu’elle se console un peu des soupçons injustes et de l’abandon de son mari ; et sur le bruit que tu faisais on m’a envoyé en ambassadeur pour savoir ce qui se passe.

BENOÎT, en entrant. Il est très vieux et très cassé.

Me voilà, me voilà... Ne vous impatientez pas, c’est que je repassais tout mon répertoire ; on prétend que je n’ai plus de mémoire, on me fait des injustices, on donne mes rôles à des petits jeunes gens de cinquante-cinq ans : c’est un passe-droit criant...

Secouant la tête.

Ah ! depuis quelque temps, Jean Baptiste, je ne suis pas content de toi.

LAURENT.

Eh bien ! si vous n’êtes pas content de notre maître, il paraît qu’on n’est pas comme vous à la cour, à Versailles.

CHAPELLE.

Vous savez donc du nouveau, Laurent ?

LAURENT.

Du beau et du nouveau.

BENOÎT.

Conte-nous un peu ça, mon garçon, conte-nous ça.

Tout le monde se rapproche de Laurent.

LAURENT.

Je vais narrer... Après avoir fini sur les dix heures mon service des lumières au théâtre, vu mon emploi de moucheur de chandelles, je m’en allais, tranquille comme Baptiste, baguenauder du côté de la rivière ; voilà que je rencontre un de mes pays qui a une charge à la cour, dans la bouche du roi... Mon Champenois, car je suis de la Champagnes, revenait de Versailles et descendait d’une des petites voitures qu’on nomme vulgairement des... Pardon si je ne me sers pas du mot con sacré ; enfin, il descendait d’un cabriolet de barrière.

CHAPELLE.

Mais achève donc, bavard !

LAURENT.

Il me dit (mon Champenois) : Tu ne te doutes pas du bonheur qui t’arrive ; apprends qu’hier au coucher du roi ton maître a soupé avec sa majesté, et qu’il l’a fait servir par tous les grands seigneurs, comme tu pourrais le servir toi même.

TOUS.

Est-il possible ?

LAURENT.

Alors il m’en dit (mon Champenois), il m’en dit à me faire devenir fou... au point que je me mets à crier dans les rues : « Vive le grand Louis XIV ! vive le grand Molière ! je suis son moucheur de chandelles. » Alors je suis entouré, interrogé, embrassé, étouffé par les badauds, même que j’ai reçu d’un sous-diacre de Saint-Eustache un grand coup de pied dans le... Pardon si je ne me sers pas du mot consacré ?

CHAPELLE.

Mais comment n’est-il pas de retour... lui qui doit jouer ce soir la quatrième représentation du Malade Imaginaire.

LAURENT, à la porte.

Le voilà ! le voilà !

Tout le monde va vers le fond.

 

 

Scène IV

 

LAURENT, LAFORÊT, CHAPELLE, BENOÎT, MOLIÈRE

 

Il est pâle et défait, il entre lentement et la tristesse sur le visage : tout le monde s’arrête étonné.

MOLIÈRE, à lui-même.

Quelle honte ! quelle infamie !

LAURENT, à part.

Il n’a pas l’air si gai que je le supposais.

BENOÎT.

Ah ! mon Dieu ! qu’as-tu donc, mon pauvre Jean-Baptiste ?

CHAPELLE.

Qu’as-tu, mon ami ?

MOLIÈRE, sans répondre, à Laurent.

Laurent, va dire à Lagrange qu’il faut changer le spectacle pour ce soir... Je ne jouerai pas... je suis malade.

LAURENT, à part.

Ah ! je vois ce que c’est, il a mal à l’estomac, il aura trop mangé hier avec le roi.

Il sort.

 

 

Scène V

 

LAFORÊT, CHAPELLE, BENOÎT, MOLIÈRE

 

MOLIÈRE, à part.

Les infâmes !...

BENOÎT.

Je suis là.

MOLIÈRE.

Oui, oui, vous êtes là, mon vieil ami.

CHAPELLE.

Je ne reviens pas de mon étonnement de te voir triste, accablé... Laurent nous avait donné de si bonnes nouvelles de la réception chez le roi !

MOLIÈRE.

Jamais plus beau jour, en effet, n’avait lui pour moi... Enivré de la bienveillance de Louis XIV, de ce triomphe d’un moment sur l’orgueil et la sottise, je traversais la cour de Marbre pour me retirer, quand je suis entouré, pressé par quelques gentilshommes qui avaient assisté au coucher ; un d’eux alors, avec autant d’arrogance envers moi qu’il venait de montrer de platitude auprès du maître, m’adresse les paroles les plus injurieuses et les plus méprisantes.

TOUS.

Qu’entends-je ?

MOLIÈRE.

Justement irrité, je veux répliquer avec toute l’indignation que m’inspirait sa conduite ; les lâches se jettent sur moi, et je suis frappé, frappé au visage.

TOUS.

Grand Dieu !

LAFORÉT.

Ah ! si j’avais été là !

BENOÎT.

Jean-Baptiste... et ton épée !...

MOLIÈRE.

Mon épée... elle n’est pas noble ! En vain j’exigeais une réparation sanglante ; demandez au roi qu’il vous fasse gentil homme, m’ont-ils dit, et alors nous sommes à vous. À ces mots ils se sont retirés en ricanant, me refusant la vengeance, et me laissant la honte du plus cruel des affronts.

BENOÎT.

Les félons ! les félons !...

MOLIÈRE.

Mais je me vengerai ; mon arme, à moi, c’est ma plume... et je sais m’en servir, J’ai flagellé les hypocrites, les charlatans de science, les pédants de l’hôtel de Rambouillet... C’est le tour du courtisan à paraître sur le théâtre... Depuis l’Impromptu de Versailles j’y pense, j’y rêve, et mon homme de cour est déjà là tout entier.

Il se frappe le front.

Air nouveau de Doche.

Gens de cour et de haut parage,
Prêts à changer suivant les goûts,
Qui vous noirciriez le visage,
Si l’Africain régnait sur nous...
Avec l’épée et les paillettes,
Pour gens de cœur on vous prendrait ;
Mais vos lâchetés, vos courbettes
Au sac ont mis les étiquettes...
Jetez le masque, on vous connait.
(Bis.)

Même Air.

Nobles, que l’orgueil accompagne,
De vos aïeux ne parlez plus ;
Des douze pairs de Charlemagne
Vous êtes les enfants perdus.
Oui, quand ma plume roturière
Aura gravé votre portrait,
À votre caste héréditaire
Chacun dira : Pasquins, arrière...
Jetez le masque, on vous connait.
(Bis.)

BENOÎT.

Mon fils ! mon élève ! cette vengeance est digne de toi !

CHAPELLE.

Molière, n’as-tu pas assez d’ennemis ? veux-tu encore en augmenter le nombre ?

MOLIÈRE.

Depuis longtemps, Chapelle, tout ce qui me regard doit vous être indifférent.

CHAPELLE.

Tu ne le crois pas, Molière.

MOLIÈRE.

S’il en était autrement, au lieu de te liguer avec ma femme contre mon repos, n’aurais-tu pas cherché plutôt à la ramener au sentiment de ses devoirs ?

CHAPELLE.

Mais, Molière, si tu as tort ?

BENOÎT, avec hésitation.

Si tu as tort, Jean-Baptiste, d’avoir signifié à ta femme que vous ne deviez plus vous voir qu’au théâtre ?

MOLIÈRE.

J’ai tort, j’ai tort, quand sa coquetterie fait de moi la fable de la cour et de la ville ; quand on nomme publiquement le comte de Guiche comme son adorateur... Prononce, Laforêt, je m’en rapporte à ta franchise : d’Armande ou de moi, qui est coupable ?

LAFORÊT, pleurant.

Ce n’est pas vous, not’ maître.

MOLIÈRE.

Et pourtant, un mot, un seul mot de repentir eût touché mon cœur. J’aurais eu peut-être la faiblesse de tout oublier ; mais non, sous le même toit, dans ma maison, madame reçoit la société la plus légère et la plus dangereuse, et dans quel moment !...

CHAPELLE.

Mon ami...

MOLIÈRE.

Laissez-moi, laissez-moi... l’amitié, vous ne la connaissez pas... Comme vous cette femme est insensible ; allez lui dire, à elle, à sa brillante compagnie, ma honte et mon désespoir. Allez, allez, votre présence me fait mal.

BENOÎT, à Chapelle.

Ne l’irritez pas, voyez comme il souffre !

À part.

Si je pouvais parler à sa femme !

Haut.

Venez, venez.

Chapelle sort avec Benoît.

 

 

Scène VI

 

MOLIÈRE, LAFORÊT

 

MOLIÈRE, assis.

Ah ! j’ai la poitrine oppressée ! j’étouffe !

LAFORÊT, apportant un verre qu’elle vient de remplir.

Not’ maître, si vous preniez un peu de cette potion, cela vous ferait du bien, j’en suis sûre.

MOLIÈRE, prenant le verre.

Bonne Laforêt !

LAFORÊT.

Ah ! prenez, prenez sans crainte, je n’ai pas consulté le médecin.

Il boit et lui rend le verre.

MOLIÈRE.

Toujours fidèle, toi !

À part.

Essayons de jeter quelques idées sur le papier.

Il prend un cahier de papier et écrit.

L’homme de Cour, comédie en cinq actes, en vers. Personnages : le roi, le surintendant des finances, la favorite, le marquis, un comédien...

S’arrêtant.

Je ne sais ce que j’éprouve... Laforêt !

LAFORÊT.

Monsieur ?

MOLIÈRE.

Est-ce que tu n’as pas allumé du feu partout ?

LAFORÊT.

Si, not’ maître.

MOLIÈRE.

J’ai froid.

LAFORÊT, à part.

Pauvre cher homme !

MOLIÈRE.

Quelle existence que la mienne !... et tous ces tourments pour un peu de gloire ! Le bonheur, qui me l’eût donné ? Marthe peut-être, mon premier amour et une douce obscurité !... Non, non, lâches pensées que tout cela ! ma destinée était tracée, j’ai suivi la route, mes concitoyens me plaindront un jour, et m’honoreront peut-être !

LAFORÊT, s’approchant de lui.

Not’ maître, vous allez travailler, faut-il que je m’en aille ?

MOLIÈRE.

Non, non, reste, ma bonne.

Il l’embrasse.

 

 

Scène VII

 

MOLIÈRE, LAFORÊT, BENOÎT et LAURENT

 

BENOÎT, au fond.

Je n’ai pu lui parler, mais je n’y renonce pas.

MOLIÈRE.

Il n’y a que toi, Laforêt, qui m’aime véritablement.

BENOÎT, paraissant.

Et bien ! et moi, et ton vieux professeur ?

MOLIÈRE, lui pressant les mains.

Oui, je vous suis cher aussi... Parmi tant de cours ingrats, il y en a deux au moins sur lesquels je puis compter.

LAURENT.

Deux ! Eh bien, et moi ?

MOLIÈRE.

Mon pauvre garçon, je t’oubliais...

Il lui tend la main.

LAURENT.

Je suis véritablement attendri et je pleure comme un... Je n’ose pas employer le mot consacré ; mais à propos, mon sieur, j’oubliais ma commission : on ne peut pas changer le spectacle.

MOLIÈRE.

Pourquoi cela ?

LAURENT.

Madame n’est prête pour aucune autre pièce.

MOLIÈRE, à part.

Et elle ne joue pas depuis un mois... Toujours elle !

LAURENT.

De sorte que monsieur Lagrange a laissé les mêmes affiches ; et tout à l’heure, si monsieur ne peut pas jouer, on annoncera relâche par indisposition de madame Molière.

MOLIÈRE.

Je jouerai... je jouerai.

LAFORÊT.

Comment ! not’ maître, malade comme vous êtes !

BENOÎT.

Tu n’y penses pas, mon ami... Mais il me vient une idée... Veux-tu que je te remplace, je sais le rôle... Juro !...

LAURENT, riant à part.

Oh ! oh ! le père Benoît !

MOLIÈRE.

Merci, merci, mon vieux camarade, le public m’attend... je ne dois écouter que mon devoir... Si l’on ne fait pas de recette aujourd’hui, nos gagistes, tous nos pauvres employés à la journée, plus de deux cents personnes qui vivent de mon théâtre seraient sans pain ce soir... Je ne dois pas le souffrir... Je jouerai, vous dis-je... ne cherchez pas à me retenir.

Il pose plusieurs fois la main sur sa poitrine et tousse légèrement.

BENOÎT, à part.

Il ne me croit plus bon à rien.

Air du Dieu des bonnes gens.

Pardonne-moi, mon ami, si j’insiste,
J’irai très bien, très bien : j’en suis certain ;
Mais toi, songer à jouer, Jean-Baptiste,
Tu dois plutôt songer au médecin.

MOLIÈRE.

Au médecin ! mais à son ordonnance
Je ne crois pas, c’est ma conviction.
Je crois plutôt à la douce influence
D’une bonne action !

Il sort avec Laurent et Laforêt.

 

 

Scène VIII

 

BENOÎT, seul

 

Allons, allons, je ne puis pas me dissimuler qu’on me met aux oubliettes... c’est égal !... je me vengerai par des bien faits ! Macte animo. Benoît, c’est une entreprise digne de toi, de réconcilier deux époux. Je n’ai jamais tenté qu’une réconciliation dans ma vie, c’est celle de Jean-Baptiste avec le père Pocquelin ; mais cette fois, c’est bien différent, je ne perds pas de vue mes auteurs, mes philosophes... et j’éblouis, je persuade, j’entraîne, comme jadis quand je professais en chaire ou que je jouais... La voici, recueillons-nous un instant.

 

 

Scène IX

 

MADAME MOLIÈRE, BENOÎT

 

MADAME MOLIÈRE.

Comment on a laissé aller Molière au théâtre, dans l’état de souffrance où il était ?

BENOÎT.

Il l’a voulu, et cependant je lui avais offert de le doubler, quoique je sois chef d’emploi.

MADAME MOLIÈRE.

Mais on m’a dit que vous vouliez me parler, monsieur Benoît ?

BENOÎT, à part.

Voici le moment arrivé... je suis tout tremblant !

MADAME MOLIÈRE.

Je suis prête à vous écouter.

BENOÎT.

Vous êtes bien bonne ; mais moi, je ne suis pas encore tout à-fait prêt.

MADAME MOLIÈRE.

Remettez-vous, je vous prie... C’est donc quelque chose de bien important ?

BENOÎT.

Oui, de fort important... il s’agit de la tranquillité, de la paix domestique de celui que je regarde avec fierté comme mon élève, et que je chéris comme un père aimerait son unique enfant.

MADAME MOLIÈRE.

Vous voulez me parler de mon mari, monsieur Benoît ?

BENOÎT.

De lui, de vous, de moi... de nous tous enfin qui sommes de sa famille.

MADAME MOLIÈRE.

Et sans doute vous allez m’adresser des reproches ?

BENOÎT.

Des reproches... d’abord, madame, j’en suis incapable... Cicéron et Quintilien ne seraient pas mes maîtres, si j’allais placer dans l’exorde ce qui doit entrer dans la péroraison.

MADAME MOLIÈRE.

Ah ! vous m’en réservez toujours ?

BENOÎT.

Non, non... je l’espère du moins... C’est à votre cœur que je m’adresse : Jean-Baptiste vous aime, vous adore ; eh bien ! ne le tourmentez plus ; il est jaloux, me direz-vous... c’est vrai ; mais vous êtes si attrayante, que les sept sages de la Grèce au raient été jaloux comme lui... Vous souriez... de pitié peut être... en effet, je n’ai plus d’éloquence... Mais de grâce, écoutez la voix d’un vieillard qui parle pour son fils !

Air : du Vaudeville de Préville et Taconnet.

Bientôt je touche à mes quatre-vingts ans ;
Mes souvenirs sont déjà de l’histoire,
Comme un débris oublié par le temps,
Si je vis, ce n’est plus, hélas ! que pour mémoire.
Qu’il soit heureux, et son vieux professeur,
Faisant alors ses adieux à la terre,
Pourra se dire en voyant son bonheur :
Benoît, va-t’en, tu n’as plus rien à faire,
Pauvre vieillard, tu n’as plus rien à faire.

MADAME MOLIÈRE.

Monsieur Benoît, tout le monde vous aime, vous estime dans la maison. Mais que voulez-vous que je fasse ? depuis un mois Molière m’a signifie que nous continuerions à habiter la même maison, pour éviter le scandale, mais que nous ne nous verrions plus qu’au théâtre.

BENOÎT, avec douceur.

C’est un peu dur !

MADAME MOLIÈRE.

Il ne me parle plus, m’accable de son dédain... Vous conviendrez que mon orgueil a dû en être offensé !

BENOÎT.

Votre orgueil... et que dirai-je donc, moi, dont il méprise le talent ! à qui il fait perdre mon état de comédien !... Je le boude souvent ; mais je reviens aussitôt, et je fais bien, son cœur est si bon, son amitié si vraie et si tendre !

MADAME MOLIÈRE.

Mais enfin, que voulez-vous de moi ?

BENOÎT.

Voilà ce que j’ai projeté... il joue maintenant, il se fatigue... eh bien ! quand il reviendra du théâtre, excédé, harassé, je veux que nous allions tous au-devant de lui, tous, et que nous lui préparions une réception, une petite surprise qui lui fera plus de bien, j’en suis sûr, que toutes les ordonnances de la faculté !

MADAME MOLIÈRE.

Achevez.

BENOÎT.

Sans vous, la fête ne sera pas complète ; et comme il a juré de ne pas faire le premier pas, il faudrait nécessairement que ce fût vous.

MADAME MOLIÈRE, l’interrompant.

Jamais, monsieur Benoît, jamais !

BENOÎT.

Jamais ! et pourquoi ?

MADAME MOLIÈRE.

Ce serait m’avouer coupable, et justifier ses soupçons injustes.

BENOÎT.

Vous parlez d’injustice, madame ; lui, accusé d’injustice ! descendez un moment dans votre conscience !

MADAME MOLIÈRE.

Monsieur...

BENOÎT.

J’arrive à ma péroraison. Madame, ce n’est plus le vieillard débile qui vous parle... c’est l’homme sévère que vous écoutez à présent... L’âge disparaît un moment devant les saints devoirs de l’amitié... c’est un éclair, le dernier peut-être de ma vie... puisse-t-il au moins vous prêter sa lumière !

MADAME MOLIÈRE.

Je me retire, monsieur.

BENOÎT, l’arrêtant.

Non, non, madame... un dernier mot ! je vous en prie, je vous en supplie, au nom de ma vieille amitié ! Pendant qu’entourée d’une société nombreuse et brillante, sa femme se livrait à toute la frivolité de son caractère... savez-vous ce qu’il souffrait... un affront ! un affront cruel à son honneur !... et vous n’étiez pas là non plus pour le retenir, quand tout à l’heure, pour donner du pain à de pauvres gens, il a été, au risque de sa santé, de cette santé si précieuse, exposer sa poitrine déjà si faible aux dangers d’un rôle qui peut le tuer !

MADAME MOLIÈRE.

De grâce, de grâce, ayez pitié de moi !

BENOÎT.

J’ai pitié de lui, madame, et j’irai jusqu’au bout !

Air : Époux imprudent.

Puisqu’enfin il faut tout vous dire,
Je ne tairai plus rien ici.
Le monde, si prompt à médire,
Plaignant tout haut votre mari,
Vous croit coquette... et coupable envers lui !
Si je me trompe, ainsi que beaucoup d’autres,
Pour que mes torts par vous soient oubliés,
Parlez, faut-il que je tombe à vos pieds ?

MADAME MOLIÈRE.

C’est moi qui devrais être aux vôtres.

BENOÎT, d’un ton plus gai.

Assez, assez ; je n’ai rien entendu... Armande, ma fille...

Il lui baise les mains.

Voici quelqu’un... calmez votre émotion.

 

 

Scène X

 

MADAME MOLIÈRE, BENOÎT, CHAPELLE

 

MADAME MOLIÈRE.

Et pourquoi cacherais-je mes larmes, mon repentir ?... Chapelle... c’est vous ? Ah ! combien nous étions coupables tous les deux ! Mais il faut que vous suiviez mon exemple ; allons trouver Molière, lui avouer nos torts, et implorer notre pardon.

CHAPELLE.

Eh bien ! madame, j’en conviens ; depuis longtemps ma conscience me disait que c’était là notre devoir.

BENOÎT.

Ô Cicéron ! je te remercie.

MADAME MOLIÈRE.

Grand Dieu ! quel est ce bruit ?

 

 

Scène XI

 

MADAME MOLIÈRE, BENOÎT, CHAPELLE, LAGRANGE

 

LAGRANGE, entrant.

Madame, je vous en prie, rentrez, rentrez dans votre appartement ; ne restez pas un moment de plus ici, si vous ne voulez être témoin de l’événement affreux qui nous plonge tous dans la désolation.

MADAME MOLIÈRE.

Expliquez-vous ! vous me faites mourir !

LAGRANGE.

Molière n’a peut-être pas une heure à vivre.

MADAME MOLIÈRE et BENOÎT.

Grand Dieu !

LAGRANGE.

En jouant le Malade imaginaire, et au moment de prononcer le mot juro, une convulsion violente s’est emparée de lui, une veine s’est rompue dans sa poitrine, et le sang qui l’étouffe ne laisse plus aucun espoir de le sauver.

MADAME MOLIÈRE.

Je veux le voir encore !

BENOÎT.

Pas d’éclat, je vous en prie ; voyez, moi, je suis calme, et cependant là-bas... tenez, regardez, on l’apporte mourant.

 

 

Scène XII

 

MADAME MOLIÈRE, BENOÎT, CHAPELLE, LAGRANGE, MOLIÈRE, LAURENT, COMÉDIENS, CLAIRE, MARTHE

 

Molière, porté par Laurent et d’autres personnes de sa maison, est presque sans connaissance. Les deux sœurs de charité s’agenouillent chacune d’un côté du fauteuil, et près de Molière ; Laforêt étudie attentivement les mouvements de sa figure ; madame Molière est un peu en arrière, avec Chapelle et Benoît. Musique.

MOLIÈRE, revenant un peu à lui.

Mes amis, je vous remercie.

LAFORÊT, avec joie.

Ah ! il a parlé !

MOLIÈRE.

Tous ici... au chevet du mourant... et vous aussi, mes bonnes sœurs ?

LAFORÊT.

Oui, sœur Marthe !

MOLIÈRE.

Marthe !

D’une main faible il écarte la coiffe de la sœur.

Oui, c’est Marthe.

MARTHE.

Fidèle jusqu’à la mort !

MOLIÈRE.

Quel doux et cruel souvenir !

Il regarde de tous côtés.

Ah ! quelle souffrance !

MADAME MOLIÈRE, à Chapelle et à Benoît.

Il semble me chercher des yeux ; c’est peut-être l’instant de lui demander mon pardon ?

Elle s’avance un peu.

MOLIÈRE, d’un air égaré.

Elle a bien fait de ne pas venir ;

Madame Molière hésite.

sa vue m’aurait tué plus vite.

MADAME MOLIÈRE, s’arrêtant.

Je n’ose faire un pas de plus.

MOLIÈRE.

Ah ! mes amis ! mes enfants ! je meurs ! oui, je suis frappé là !

Il met la main sur son cœur.

le préjugé m’a tué ! et ce dernier affront ! il restera donc impuni, ô mon Dieu ! Encore un jour, et mon Homme de Cour me vengera... mais non, non, pas une heure peut-être ! Une plume ! une plume ! qu’au moins je puisse leur lancer un dernier trait ! une plume !...

Il étend la main et la laisse retomber.

Je ne puis ! la force m’abandonne ! je ne vois plus ! mon sang se glace ! Tenez, mes sœurs, mes mains sont froides !

Il étend ses deux mains ; Marthe en saisit une. De l’autre côté, madame Molière, qui a repoussé doucement l’autre sœur de charité, a pris sa place à genoux, et s’est emparée de l’autre main de son mari, qu’elle couvre de baisers en pleurant.

Laforêt ! Benoît ! Marthe ! tout ce qui m’aime ! adieu !...

Il meurt. Tout le monde jette un cri.

MADANE MOLIÈRE.

Mort ! sans me pardonner !

BENOÎT.

Mon pauvre Jean-Baptiste ! avant moi, mon fils, mon enfant... mort !

La toile baisse.

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