La Troade (Nicolas PRADON)

Tragédie en cinq actes et en vers.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne, le 17 janvier 1679.

 

Personnages

 

HÉCUBE, femme et veuve de Priam

ANDROMAQUE, veuve d’Hector

POLYXÈNE, fille d’Hécube et de Priam

PYRRHUS, fils d’Achille

ULYSSE, Prince d’Ithaque

LYCUS, confident de Pyrrhus 

THRASILE, confident d’Ulysse

HÉSIONE et CREISE, femmes Troyennes

GARDES.

 

La Scène est dans le camp des Grecs, proche les ruines de Troie.

 

 

À MONSEIGNEUR LE DUC D’AUMONT,

PAIR DE FRANCE, Premier Gentilhomme de la Chambre du Roi, Gouverneur de Bologne et du Bolonais, etc.

 

MONSEIGNEUR,

Je n’aurais pu, être une extrême ingratitude, mettre un autre nom que le votre à la tête d’un ouvrage, qui n’aurait peut-être jamais paru à la Cour, sans la protection dont vous l’avez honoré à Paris. Je puis, dire, MONSEIGNEUR, qu’il est peu de personnes de votre rang : qui obligent avec tant de chaleur et de si bonne grâce. J’aurais ici un beau sujet de parler de tant de grandes qualités, que toute la France admire en vous, et être aller chercher dans les siècles les plus éloignez, l’antiquité de votre illustre Maison : il suffit, MONSEIGNEUR, que vous en souteniez, l’éclat avec le mérite le plus grand e le plus solide. Tous ces illustres Aïeux dont vous êtes descendu ; ces Ducs et Pairs, Maréchaux de France, Capitaines des Gardes du Corps, Chevaliers des Ordres du Roi, Généraux de ses Armées : et si nous voulons percer plus loin, qui ont eu l’honneur plusieurs fois de porter l’oriflamme dans les occasions les plus signalées, qui ont été nommés Régents du Royaume, pendant la minorité de quelques-uns de nos Rois, alliés de la Maison de Bourbon, à deux fois de celle de Bourgogne, et des plus illustres Maisons de l’Europe : Tous ces grands hommes (dis-je) ont retrouvé en vous un Successeur, qui soutient dignement leur nom de leur caractère. En effet, MONSEIGNEUR, la grandeur de votre âme a peu de pareilles, et on la voit accompagnée de toutes les qualités qui distinguent un Seigneur, comme vous, encore plus par son propre mérite ; que par celui de ses Ancêtres. Je ne dis rien MONSEIGNEUR, de cette générosité particulière, de cette bonté prévenante, de cette magnificence extraordinaire, que vous faites si souvent admirer à toute la France, puis que votre modestie m’impose un silence, que mon peu de capacité a étaler des vérités si éclatantes, devrait déjà m’avoir imposé. Il ne faut qu’être Français, pour connaître tout ce que je dis, et encore plus que je ne pourrais dire. Je vous supplie donc, MONSEIGNEUR, très humblement de me continuer l’honneur de votre protection, et de me croire avec le plus profond respect,

MONSEIGNEUR,

Votre très humble et très obéissant serviteur,

PRADON.

 

 

PRÉFACE

 

À Troade est un ouvrage trop fameux chez les anciens, pour n’être pas connu des modernes. Euripide la fait de deux manières, que Sénèque a rassemblées en une. J’ai suivi l’ordre de ce dernier, qui a compris l’Hécube et la Troade d’Euripide dans la sienne. J’avoue que ce sujet ma paru très beau, mais très difficile et très épineux, jamais la majesté du Cochurne n’a brillé avec tant d’éclat que dans ces deux ouvrages, mais aussi les caractères de leurs Héros sont si pleins de férocité, qu’on n’eût pu voir sans horreur Ulysse précipiter Astyanax et Pyrrhus immoler Polyxène. Il fallait trouver un milieu et un juste tempérament pour adoucir cette action. Notre théâtre ne peut souffrir ce qui a fait autrefois la beauté de celui des anciens. Nos mœurs sont trop douces et trop éloignées de ces mœurs sauvages et barbares ; ainsi suivant les préceptes de la Poétique d’Aristote j’ai préféré le vraisemblable au vrai dans ma catastrophe, être m’écarter en cela de la conduite de Sénèque, qui fait précipiter le fils d’Hector de son propre mouvement.

Sponte sua desiluit,
In media Priami regna, etc.

Sénèque a ménagé en cela la gloire d’Ulysse, j’ai voulu ménager à mon tour malgré Euripide, celle de Pyrrhus, en lui épargnant le crime de la mort de Polyxène, puisqu’elle se frappe elle-même de l’épée que la pitié fait tomber des mains de Pyrrhus. J’ai donné à cette Princesse un grand mépris de la vie et un grand désir de la mort, pour la conduire à cette action. Je lui ai donné même un amour épisodique pour un jeune Antênor, que je suppose avoir été tué par la main de Pyrrhus, et non pas cet Antênor, dont Virgile parle au second Livre de l’Enéide.

Antenor potnit mediis elapsus Achivis
Illyricos penetrare sinus, etc.

Si bien que cette Princesse infortunée ayant perdu son père, ses frères, et son amant, que pouvait-elle faire que de sortir généreusement de la vie, comme le jeune Astyanax qui venait de lui en donner l’exemple. Mais pour conduire Ulysse et Pyrrhus à la catastrophe ; et pour adoucir leurs caractères : J’ai supposé qu’Ulysse avait conçu un amour secret pour Polyxène, et Pyrrhus pour Andromaque : L’amour de Pyrrhus est véritable et connu, mais on m’a disputé celui d’Ulysse. Il me semble cependant qu’il n’est pas fort éloigné du vraisemblable, qu’Ulysse qui était un des plus galants hommes de la Grèce, eut pris un peu de tendresse pour une Princesse aussi aimable que Polyxène, puis qu’Achille qui était plus farouche que lui, avait eu ce même penchant qui lui coûta la vie. D’ailleurs puis qu’Ulysse n’épouse pas Polyxène, et qu’il ne quitte jamais son caractère que je lui ai toujours conservé, je n’ai rien fait en cela contre les règles. L’exemple même d’Agamemnon, que quelques auteurs disent avoir épousé Cassandre, pouvait autoriser ses desseins sur Polyxène. Et l’on sait assez que les Grecs n’étaient pas fort rigides observateurs des Lois de l’hyménée. J’ai tâché de ménager le caractère de Pyrrhus autant que je l’ai pu. Les anciens l’ont dépeint cruel, violent, orgueilleux, brave, et enfin tel qu’était Achille son père. Cependant s’il menace de perdre Polyxène, ce n’est que pour intimider Ulysse, et les Grecs qui veulent immoler le fils de la maîtresse : il est vrai que dés le troisième Acte, ils ne sont plus ni l’un ni l’autre maîtres de leurs captives. Ulysse a trop persuadé les Grecs sur la mort du fils d’Hector, et l’ombre d’Achille les a trop intimidés pour leur souffrir un échange qu’ils auraient pu se proposer au commencement ; mais que l’orgueil et la fierté de l’un et de l’autre, jointe à leur inimitié n’a pu souffrir. Mais être faire un plus grand détail d’un ouvrage, dont le Lecteur ou le Spectateur doit être juge, je l’avertirai seulement en passant que j’ai beaucoup emprunté de Sénèque, et même d’Euripide : Leurs peintures m’ont paru si belles et si vives qu’en ayant d’abord traduit quelques-unes, cela m’a engagé insensiblement à faire la pièce entière ; et l’on y pourra reconnaître le caractère d’Hécube, et particulièrement celui d’Andromaque qui a tiré des larmes de bien des gens, et l’on ma flatté que ces copies n’avaient point déshonoré l’original. J’avoue que le sujet en est fort triste, et qu’il n’était pas susceptible de ces tendresses qui plaisent tant ; cependant je ne dois pas me plaindre du destin de cette pièce ; puisqu’après avoir attiré toute la Cour à Paris dans ses premières représentations ; elle a eu l’honneur d’être représentée devant sa Majesté, qui l’a honorée d’une attention particulière, et de ses applaudissements.

 

 

ACTE I

 

 

Scène première

 

HÉCUBE, HÉSIONE, CREISE

 

HÉCUBE.

Tandis que nos Vainqueurs vont décider de nous.

Sortons, allons pleurer mes fils et mon époux,

Avant que dans la Grèce on nous traine captives

Allons revoir de loin ces déplorables rives

Ce fleuve infortuné témoin de nos malheurs,

Rougi de notre sang, et grossi de nos pleurs,

Où l’on voit nager Troie encor toute fumante ;

Que les flots irrités de son onde écumante,

Qui roulent de nos murs les funestes débris

Par un murmure affreux répondent à nos cris.

Dieux ! quiconque se fie à l’orgueil d’un empire,

Aux pompes d’une Cour que la fortune attire,

Et dont l’esprit crédule ose s’abandonner

À ces frêles grandeurs qu’elle peut nous donner

Que de ces tristes lieux il approche, et qu’il voie

Les misères d’Hécube et les cendres de Troie ;

Oui, ces superbes Tours, ces Palais merveilleux,

Qui menaçaient le Ciel de leur faîte orgueilleux,

Ces Temples, que leurs Dieux n’ont pas osé défendre

Ne sont plus qu’un amas de fumée et de cendre,

De qui les tourbillons s’élançant jusqu’aux Cieux

Tâchent de les venger de l’abandon des Dieux.

Ô ! misérable empire, ô ! Ville infortunée

Qui croira qu’un seul jour ait fait ta destinée ?

Œuvre qu’un triple siècle à peine avait produit,

Qui croira ton débris l’ouvrage d’une nuit ?

Troie hélas ! ne fait voir qu’une face hideuse,

Hécube voit périr sa famille nombreuses

Mère de tant de Rois et de tant de Héros

Dont la flamme et le feront dispersé les os,,

Mes fils sont écrasés sous nos propres murailles

Priam mon cher époux, privé des funérailles,

Trahi des mêmes Dieux qu’il n’avait pu toucher,

Lorsque Troie est en feu n’a pas même un bucher.

Mais hélas ! que nous sert misérables Troyennes

De regretter ici nos pertes anciennes,

Mon Hector, mon Priam ; puisqu’il nous reste encor

Des enfants malheureux de Priam et d’Hector ;

Le jeune Astyanax, Cassandre et Polyxène

Ne sont sauvés du feu que pour être à la chaine,

Les Grecs vont disposer de nous, de nos enfants

Et nous devons pleurer de nos malheurs présents,

Nous ne savons encor à qui nous devons être ;

À chacune de nous l’urne prescrit un Maître

Tristes jouets du sort ! de qui la cruauté

Nous destine à gémir dans la captivité,

Et donne un grand exemple aux Maîtres de la terre,

Dont les mains à leur gré conduisent le tonnerre,

Qu’on les voir quelquefois par un simple revers

Aujourd’hui sur le Trône et demain dans les fers.

HÉSIONE.

Peut-être que le Ciel n’est plus inexorable,

Qu’il va jeter sur nous un regard favorable,

Madame ; et si les Dieux attendris par nos pleurs

Mettaient à vos genoux vos superbes vainqueurs,

Si les yeux d’Andromaque, ou ceux de Polyxène

Rallumaient chez les Grecs le feu des yeux d’Hélène...

Oui, Madame, et j’ai vu le farouche Pyrrhus

Souvent près d’Andromaque interdit et confus.

J’ai vu même, j’ai vu malgré son artifice

Les pleurs de Polyxène en arracher d’Ulysse,

Et malgré les dehors de son inimitié

Lui faire ressentir plus que de la pitié.

HÉCUBE.

Ah ! ma chère Helione, Andromaque est trop fière,

Je tremble pour son fils de son humeur austère,

Elle abhorre Pyrrhus et doit le ménager

Pour conserver un fils qui pourrait nous venger,

Et j’ai vu comme toi malgré toute sa haine

Ulysse s’attendrit auprès de Polyxène.

Cas mortels ennemis en partageant leurs vœux

Me les pourront par là conserver toutes deux,

Et pour mieux assurer leur destin et le notre

On peut opposer l’un à la fureur de l’autre.

CREISE.

Polyxène, Madame, a des malheurs secrets

Qui la font consumer en d’éternels regrets,

Et le mortel chagrin ou son âme est en proie

Semble avoir devancé les misères de Troie.

HÉCUBE.

Creise, je l’ai vu, la secrète langueur

Dans nos malheurs communs lui dévore le cœur

Dans ce profond chagrin toujours ensevelie

Il faut que mes secours prennent loin de la vie,

Et méprisant le jour elle me fait rougir

Qu’après mon époux mort je ne puisse mourir.

Heureux ! heureux sont ceux que la mort vient atteindre,

Ils n’espèrent plus rien, et n’ont plus rien à craindre,

Hélas ! que Priam mort est heureux aujourd’hui,

Priam a vu tomber son empire avec lui,

Il jouit du repos que l’on trouve aux lieux sombres,

Il est avec Hector chez les heureuses ombres,

Et moi, lorsque je ne vis pour mes tristes enfants,

Ce n’est que pour souffrir et mourir plus longtemps.

CREISE.

Polyxène paraît.

 

 

Scène II

 

POLYXÈNE, HÉCUBE, HÉSIONE, CREISE

 

POLYXÈNE.

Je vous cherchais, Madame,

Il faut vous découvrir le trouble de mon âme,

Auprès de notre tente un certain bruit confus

M’apprend que je deviens l’esclave de Pyrrhus,

Que je me plains du fort et de son injustice ?

HÉCUBE.

Ah Ciel ! que n’êtes-vous le partage d’Ulysse.

POLYXÈNE.

Je vais être à Pyrrhus, Madame, il faut périr

C’est mon seul désespoir qui peut me secourir,

Il faut que remplissant une si juste envie

Pour sortir de ses mains je sorte de la vie.

HÉCUBE.

Pourquoi ce désespoir, ma fille, car enfin

Vous étiez plus soumise aux ordres du destin,

Malgré tous les malheurs que l’on voit nous poursuivre

Polyxène promit à la mère de vivre,

Il m’en souvient, ma fille, et sur votre secours

Votre mère a compté le reste de ses jours.

POLYXÈNE.

Madame, de Pyrrhus je deviens le partage

Quel supplice pour moi : quel affreux esclavage ?

Le seul nom de Pyrrhus...

HÉCUBE.

Polyxène, parlez,

Expliquez les secrets que vous m’avez celés,

Découvrez-moi l’horreur dont votre âme est atteinte

Parlez...

POLYXÈNE.

Votre bonté qui dissipe ma craintes

M’arrache malgré moi ce secret de mon cœur

Hélas : j’ai pour Pyrrhus une trop juste horreur

Aux pieds de nos Autels il égorgea mon père,

Et si j’ose avouer ce que je vouloir taire

Trois jours auparavant ce Pyrrhus furieux

Venait de massacrer mon amant à mes yeux.

Madame, je rougis dans l’aveu qui me touche

Que le nom d’un amant soit sorti de ma bouche,

Mais sans vous fatiguer d’un discours superflus

Pardonnez à l’amour, puis que l’amant n’est plus.

HÉCUBE.

Ma fille, poursuivez.

POLYXÈNE.

Vous le voulez, Madame,

Ma crainte a décelé le secret de ma flamme,

Mais mon cœur est puni par un fort rigoureux,

S’il aima sans votre ordre on Prince malheureux.

Ce Prince avait un cœur pour moi soumis et tendre,

Le mien de ses vertus eut peine à se défendre,

Il marchait à grands pas sur les traces d’Hector

Et par là vous devez reconnaître Antênor.

HÉCUBE.

Ma fille, sa vertu m’était assez connue

Du sang de vos aïeux sa mère était venue

Oui, le jeune Antênor était digne de vous.

POLYXÈNE.

Bien qu’il soit mort hélas ! que cet aveu m’est doux ?

Madame, il vous souvient de la triste journée

Et de l’affreux hymen ou je fus destinée,

Lorsqu’Achille ébloui de mes faibles appas

Nous promit une pair qui causa son trépas ;

Je ne balançai point à servir ma patrie,

Je vous sacrifiai mon amant et ma vie,

Et dévorant mes pleurs malgré mon désespoir

J’oubliai mon amour et suivis mon devoir.

Mais le jeune Antênor, ah ! souvenir funeste

Sortit, trouva Pyrrhus, et vous savez le reste,

Après un long combat on le vit succomber,

Et moi-même je vis ce cher Prince tomber,

Je n’os qu’en secret lui prodiguer mes larmes,

Je voulais les mêler aux publiques alarmes,

De peur que mon amour ne sut se déclarer

Je pleurais devant vous être oser soupirer,

Mais, Madame, à présent qu’il a perdu la vie

Pardonnez des soupirs que la mort justifie,

Elle en ôte le crime et je puis devant vous

Regretter un amant qui n’est mort que pour nous.

 

 

Scène III

 

ANDROMAQUE, HÉCUBE, POLYXÈNE, HÉSIONE, CREISE

 

ANDROMAQUE, à Hécube.

Il faut de nos destins que je vous éclaircisse,

Nous sommes vous et moi le parage d’Ulysse,

Le sort la résolu, Madame, et grâce aux Dieux !

J’évite de Pyrrhus l’esclavage odieux,

Oui, du courroux du Ciel j’aurai-moins à me plaindre,

Pour la veuve d’Hector Ulysse est moins à craindre,

J’appréhendais Pyrrhus et dans mon juste effroi

J’aurais cru toujours voir Achille devant moi.

HÉCUBE,

Madame, je ne sais si ce choix doit vous plaire,

Ou plutôt si le sort ne nous est point contraire ?

Et pensez vous qu’Ulysse à nos vœux plus soumis

Vous laisse dans son sein élever votre fils,

Ce fils que vous cachez avec tant d’artifice

Pourra-t-il échapper à l’adresse d’Ulysse,

Madame, croyez-moi, malgré tous vos rebuts

Votre fils serait mieux dans les mains de Pyrrhus.

ANDROMAQUE.

Dans les mains de Pyrrhus, Madame, quel asile ?

C’est un monstre pour moi que le seul nom d’Achille

Et je pourrais me voir dans les mains de son fils ?

Grâce au Ciel cous mes vœux n’ont point été trahis,

Andromaque eut rougi d’un si cruel partage,

Je suis veuve d’Hector et j’en ai le courage,

On ne me verra point d’un esprit plus soumis

Embrasser les genoux de nos fiers ennemis,

J’ai pour Astyanax des tendresses de mère,

Mais si mon fils m’est cher ma gloire m’est plus chère

Et si du fier Pyrrhus je demandais l’appui.

Hector désavouerait Andromaque aujourd’hui.

Pour cacher de mon fils et le nom et la race

Je le fais élever parmi la populace,

Les Grecs, vous le savez, incertains de son sort

Doutent s’il est vivant encore ou s’il est mort.

Mais parmi ces enfants dont les cris retentissent,

Vils esclaves des Grecs, qui pleurent, qui gémissent,

Le seul Astyanax d’une noble fierté

Libre soutient le poids de la captivité.

De joie et de douleur ensemble prévenue

Je voyais en tremblant dans leur foule inconnue

Son orgueil, de se fers réparant tout l’affront,

Mon Hector tout entier éclater sur son front,

Il semble dédaigner le sort qui le menace,

Il paraît au dessus de la propre disgrâce,

Il prend avecque audace un tranquille repos

Et je crains qu’un enfant ne découvre un Héros.

Cette crainte, Madame, est digne d’une mère.

Mais j’ai comme mon fils la fierté de son père,

Et nous irons plutôt à la mort résolus

Dans le tombeau d’Hector qu’aux genoux de Pyrrhus.

HÉCUBE.

Ces sentiments sont grands et digne d’une Reine,

Mais pour moi qui sens mieux tout le poids de ma chaine

Voyant tant de malheurs qui vont tomber sur nous,

Je suis un peu moins ferme et plus mère que vous.

Il faut ouvrir les yeux sur le sort qui nous brave,

J’étais Reine, Madame, et ne suis plus qu’esclave,

Mon cœur ainsi qu’au trône est au fers résolu,

Je n’en dois point rougir, le destin l’a voulu.

Cependant quand d’Ulysse Hécube est le partage,

Elle a honte du Maître et non de l’esclavage,

Et puisqu’il est le votre, il va rejoindre encor

Les dépouilles d’Achille avec celles d’Hector,

Pyrrhus et tous les Grecs sont l’objet de ma haine,

Mais j’aime votre fils, et vous, et Polyxène,

Mes enfants oublions cette fierté des Rois,

Qu’au Palais de Priam nous eûmes autrefois,

Sans nous ressouvenir d’une gloire importune

Il faut s’abandonner au cours de la fortune,

Et n’étant plus au temps de ses prospérités

Il faut aller au gré de ses adversités ;

Nous ne commandons plus aux peuples de l’Asie,

Notre grandeur sous Troie est toute ensevelie,

Nous sommes des captifs que les Grecs ont soumis

Nos enfants sont aux fers parmi nos ennemis,

Il faut prendre un esprit conforme à leurs misères

Et nous ressouvenir que nous sommes leurs mères.

 

 

Scène IV

 

PYRRHUS, LYCUS, HÉCUBE, ANDROMAQUE, POLYXÈNE, HÉSIONE, CREISE

 

PYRRHUS, à Andromaque.

Je vous cherchais, Madame, accablé de douleur

D’un coup qui comme à moi vous va percer le cœur,

On cherche votre fils être doute, et c’est Ulysse

Qui persuade aux Grecs d’en faire un sacrifice ;

Vos pleurs et vos soupirs ne pourront le sauver,

Il faut d’autres moyens pour vous le conserver

Songez-y, si le Ciel à Pyrrhus moins contraire

Eut remis dans mes mains et le fils et la mère.

Ulysse... mais songez à calmer votre effroi

Il saurait profiter du trouble où je vous vois.

ANDROMAQUE.

Hélas ! mon fils n’est plus.

PYRRHUS.

Allez cacher, Madame,

Avecque Astyanax le trouble de votre âme.

ANDROMAQUE.

Polyxène sortons.

Elles sortent.

 

 

Scène V

 

PYRRHUS, HÉCUBE, LYCUS, HÉSIONE

 

PYRRHUS, à Hécube.

Par la voix des soldats

Ulysse est venu rendre Hélène à Ménélas,

Sachez qu’Agamemnon a demandé Cassandre,

De son empressement on n’a pu se défendre

L’Urne a réglé le reste, et le sort a remis

Entre les mains d’Ulysse Andromaque et son fils.

Madame, vous avez la même destinée,

Polyxène est à moi le sort me la donnée,

Cassandre pour Argos doit partir aujourd’hui.

HÉCUBE.

Ah ! Seigneur, permettez pour calmer mon ennui,

Que les derniers adieux d’une fille si chère

Flattent quelques moments la douleur d’une mère,

Que je l’embrasse avant qu’on l’éloigne de nous,

 

 

Scène VI

 

PYRRHUS, LYCUS

 

PYRRHUS.

Ulysse éprouvera l’effet de mon courroux.

Et tout le camp des Grecs n’est pas un sûr asile

Pour l’indigne ennemi de Pyrrhus et d’Achille,

Quoi Lycus ? le barbare ose donc attenter

Sur les jours des captifs qu’il m’a vus respecter ?

Le lâche n’osant pas s’attaquer à moi-même

A le front d’insulter la Princesse que j’aime,

Et pour favoriser tous les cruels desseins

Je sort, l’injuste le sort la mise entre ses mains.

Ah ! cherchons pour garants de ce fils d’Andromaque

Sa femme Pénélope et son fils Télémaque

Si les Grecs contre moi lui prestent leur appui,

Cherchons ce qui pourra me répondre de lui.

L’ombre d’Achille veut une nouvelle offrande,

Je ne sais point encor quel sang elle demande, 

Elle se plaint des Grecs, et déjà par trois fois

Nous avons entendu sa redoutable voix.

Nous devons aujourd’hui lui faire un sacrifice,

Il la faut apaiser par tout le sang d’Ulysse,

Allons dans son pays répandre ma fureur,

Et remplir tout d’effroi, de carnage et d’horreur :

Aussi bien dans les champs de la Troyenne rive

Mon courage s’endort et ma gloire est oisive.

LYCUS.

Sans sortir de ce camp vous pourriez arrêter

La fureur du cruel qui veut vous insulter,

Seigneur, et si l’amour faisant place à la haine

L’avait rendu sensible aux yeux de Polyxène,

Sans irriter les Grecs qui seront contre nous

Pyrrhus pourrait d’Ulysse enchainer le courroux.

Croyez-moi, je l’ai vu, cet Ulysse inflexible

Auprès de Polyxène...

PYRRHUS.

Ah ! s’il était sensible,

S’il avait sur son cœur formé quelques desseins...

Par un bizarre sort elle est entre mes mains,

Dieux ! s’il avait pour elle une tendresse extrême,

Il pourrait à son tour trembler pour ce qu’il aime.

Je veux sonder son cœur comme il a fait le mien,

Il a vu que j’ai pris l’intérêt du Troyen

C’est par là qu’il le veut arracher à la mère

Il le cherche et je dois...

LYCUS.

Cachez votre colère

Comme Ulysse, Seigneur, feignez à votre tour,

On approuve sa haine et l’on craint votre amour,

Vous savez.

PYRRHUS.

Je t’entends, il faut lever leur crainte

Et t’expliquer l’amour dont mon âme est atteinte,

Oui, j’adore Andromaque, il est vrai, mais Lycus

Entre mieux que les Grecs dans le cœur de Pyrrhus ;

J’en ai crû la conquête illustre et difficile,

Et par là, je la vois digne du fils d’Achille,

Les vulgaires amans adorent la beauté,

Mais Pyrrhus d’Andromaque adore la fierté,

Cette veuve d’Hector n’eut jamais de faiblesse,

À nos yeux dans les fers elle est toujours Princesse,

À peine, à peine même alors que je la vois

Ses superbes regards daignent tomber sur moi

Et pour te dire enfin, Lycus, ce qui m’en semble

Son orgueil et le mien s’accordent bien ensemble.

Mais aussi, n’attends pas que le cœur de Pyrrhus

Aille exposer la gloire à d’indignes refus

Non, Lycus, tu sais trop que la gloire m’est chère,

Tu trouveras Pyrrhus plus semblable à son père,

Tu trouveras Pyrrhus toujours maître de foi,

Tel que parût Achille et tel que je le dois.

LYCUS.

Ah ! Seigneur...

PYRRHUS.

Mais il faut les défendre d’Ulysse,

Il faut en prévenir le funeste artifice,

Je vais sonder son cœur si ses feux et les miens,

Se trouvaient allumés dans le camp des Troyens

Ah ! Dieux ! s’il était vrai... Mais il est nécessaire

D’aller sacrifier aux mânes de mon père ;

Toute l’armée attend. S’il n’est pas satisfait

Du sang que j’ai versé, de tout ce que j’ai fait,

Et si son ombre encor demande quelque proie

Cherchons lui, s’il le faut, une nouvelle Troie.

 

 

ACTE II

 

 

Scène première

 

ULYSSE, THRASILE

 

ULYSSE.

Oui, puis qu’à cette mort les Grecs sont résolus

Ulysse va dompter le superbe Pyrrhus ;

La raison aujourd’hui par ma haine animée

A gagné les soldats et les Chefs de l’armée,

De l’enfant qu’on nous cache ils ont conclu la mort,

Et je me suis rendu l’arbitre de son sort ;

On le cherche partout. Ah ! si j’en suis le maître,

Pyrrhus aime Andromaque, et la trop fait connaître,

Je rendrai son orgueil plus humble et plus soumis

Quand j’aurai dans mes mains et la mère et le fils

Thrasile, cependant le salut de la Grèce

N’est pas le seul sujet ou mon cœur s’intéresse,

Quand je dis qu’un enfant peut troubler nos états

Je persuade aux Grecs ce que je ne crois pas,

La seule haine hélas ! n’est pas ce qui m’animes

Et quand j’ai demandé pour eux cette victime,

Toute ma politique agissant en ce jour,

Sous le nom de la haine a servi mon amour.

THRASILE.

La prudence, Seigneur, que vous faites paraître

Des Grecs depuis longtemps vous a rendu le maître,

Sur eux votre génie eut toujours l’ascendant,

Mais, Seigneur, votre cœur...

ULYSSE.

N’est plus indépendant.

Le dirais-je ? mais quoi ? la feinte est inutile,

Il te faut découvrir ce secret, cher Thrasile,

J’ai voulu quelque temps te le dissimuler,

Mais le choix du destin me force de parler.

Pyrrhus a pour Ulysse une mortelle haine,

Le sort à ce Pyrrhus a donné Polyxène,

Je l’adore, et je veux la tirer de les mains,

J’ai des raisons d’état coloré mes desseins,

J’ai la veuve d’Hector et son fils en partage,

Et par là du destin j’ai réparé l’outrage...

Je fais chercher ce fils qu’elle a su nous cacher,

Il faut que de ses bras je le puisse arracher,

Que la mère et le fils gémissants sous ma chaine

Brisent malgré Pyrrhus celle de Polyxène,

Et qu’étant alarmé pour eux d’un juste effroi,

Sans faire un pas vers lui qu’il en fasse vers moi.

Malgré lui sa fierté s’y trouvera contrainte,

Je l’y fais entrainer par l’amour et la crainte,

Puis insensiblement je le ferai donner

Dans le piège secret où je veux l’amener :

Ainsi par les ressorts de cette politique,

J’enchaine mon amour à la haine publique,

Et cachant mes desseins, j’attache avecque éclat

À mes seuls intérêts ceux de tout un état.

THRASILE.

Seigneur, de vos desseins j’admire la conduite

Et vois dans le projet que votre amour médite

Qu’Ulysse ingénieux fait céder tour à tour

Les ruses de la guerre à celles de l’amour.

Mais depuis quand, Seigneur, aimez vous la Princesse.

ULYSSE.

Puisqu’un cœur plus farouche eut la même faiblesse,

J’ose ici t’avouer qu’Ulysse fut épris

Du feu des mêmes yeux dont Achille était pris.

Tu ne dois plus vanter cette fière prudence,

Cette austère vertu ni cette indifférence,

Qui servaient contre tout de rempart à mon cœur,

Lui qui bravait l’amour en superbe vainqueur,

Qui n’était occupé que des soins de la guerre,

Qui voulut contre Troie armer toute la terre,

Fut par une Troyenne abattu, désarmé,

Et dans cet instant même en est encor charmé

J’en rougis ; mais enfin te souvient-il, Thrasile,

Quand Polyxène vint dans la tente d’Achille

Qu’avec le vieil Priam tombant à ses genoux

Ses yeux à son abord nous désarmèrent tous.

Je ne sais si l’aspect d’un Prince déplorable,

Une jeune Princesse, un vieillard vénérable,

Qui demandaient la paix, et tremblants et soumis

Attendrirent les cœurs de leurs fiers ennemis.

Achille en fut émeu, les yeux de Polyxène

Contre les Phrygiens affaiblirent la haine

Et je vis à mon tour que leurs charmants attraits

Nous déclaraient la guerre en demandant la paix ;

Je ne pus sans frémir soutenir la présence

Sa jeunesse, son air, ses pleurs, son innocence,

Son visage, où brillaient mille charmes naissants

Et d’Achille et d’Ulysse éblouirent les sens.

Que son trouble me fut d’un sinistre présage,

La même émotion parût sur mon visage

Et lorsque mon adresse en cachait la moitié,

Qu’à l’amour je donnais le nom de la pitié,

Je me trompais, Thrasile, et malgré l’artifice,

Malgré toute l’adresse et les ruses d’Ulysse,

Je sentis que mon cœur dans ce funeste jour

Ne pût se garantir des ruses de l’amour.

THRASILE.

Il me souvient, Seigneur, qu’après cette entrevue

On croyait que la paix devoir être conclue,

Que malgré tous les Grecs, et même malgré vous

De Polyxène Achille allait être l’époux,

Je vis tous vos transports...

ULYSSE.

J’en caché la faiblesse

Sous l’intérêt pompeux de l’honneur de la Grèce,

J’unis Agamemnon, Nestor et Ménélas,

Et j’allais contre lui soulever nos soldats,

Quand Paris nous prévint, et que d’un trait habile

Dans un Temple il trouva l’endroit fatal d’Achille,

Et par ce coup heureux détournant mon malheur

Le frère me vengea des charmes de la Tour.

THRASILE.

Cet amour cependant, si j’ose vous le dire

Vous fait-il oublier une femme, un Empire,

Pénélope, Seigneur...

ULYSSE.

Thrasile ne crois pas

Que je retourne encor sitôt dans mes états,

Tu vois qu’Agamemnon veut épouser Cassandre

Et ce qu’il entreprend puis-je pas l’entreprendre ?

Qui pourra m’empêcher de le suivre aujourd’hui,

Je suis Roi, je suis Maître et vainqueur comme lui,

Enfin je dois céder à l’amour qui m’entraine,

Je sens que malgré moi j’adore Polyxène,

Mais, Thrasile, elle vient. Oui c’est elle...

 

 

Scène II

 

POLYXÈNE, CREISE, ULYSSE, THRASILE

 

POLYXÈNE.

Seigneur,

Je viens vous confier ma crainte et ma douleur,

Quand je vais de Pyrrhus être la prisonnière,

Vous savez le destin qui m’arrache à ma mère,

Et que l’urne fatale aujourd’hui ma remis

Aux mains du plus mortel de tous mes ennemis.

Loin d’une mère hélas ! j’en tremble, j’en soupire

 Seule j’irai pleurer dans le fonds de l’Épire,

On nous sépare enfin, et près d’elle avec vous !

Seigneur, j’aurais trouvé l’esclavage plus doux.

Ah ! si vous pouviez rendre une fille à la mère

(Votre adresse peut tout si vous voulez le faire,)

Vous avez dans vos mains de quoi fléchir, Pyrrhus

Andromaque est à vous, je ne dis rien de plus ;

Mais si quelque pitié pour moi vous intéresse

Arrachez à Pyrrhus une jeune Princesse,

Qui dans la triste horreur des maux qu’elle a soufferts

Implore pour tout bien le secours de vos fers.

ULYSSE.

Madame, avec plaisir je vais vous satisfaire,

Il faut rendre dans peu Polyxène à sa mère,

N’en doutez point, mes veux y sont intéressés,

Et j’y dois travailler plus que vous ne pensez ;

Vous avez en horreur l’orgueilleux fils d’Achille,

Vous venez près de moi demander un asile,

Surpris, confus, je vois ce que vous prétendez

Et j’apprête ces fers que vous me demandez ;

Mais quand je trouve Ulysse auprès de Polyxène

Je ne sais qui des deux va porter une chaine,

Mes sens auprès de vous demeurent étonnés,

Vous demandez des fers, lors que vous en donnés.

POLYXÈNE.

Moi, Seigneur ?

ULYSSE.

Vous, Madame, et je dois vous l’apprendre

Achille désarmé vous le fit bien entendre

Et vous devez connaître Ulysse à vos genoux

Mille fois plus à plaindre et plus captif que

Je hais Pyrrhus, Madame ; et cette antipathie

Rend aujourd’hui ma haine à la vôtre assortie,

Déjà ce nœud secret semble nous réunir

Et j’ose en soupirant vous en entretenir,

Mais si même intérêt, Princesse, nous assemble,

J’ai de la haine hélas ! et de l’amour ensemble,

Heureux, si votre cour plus sensible à son tour

Passait comme le mien de la haine à l’amour.

POLYXÈNE.

Seigneur, un tel discours a droit de me confondre

J’en suis embarrassée et ne sais qu’y répondre,

Vous parlez, je vous dois écouter être aigreur,

Je suis une captive et vous êtes vainqueur,

Mais dans un tel aveu que j’ai peine à comprendre,

Permettez-moi, Seigneur, de ne vous pas entendre.

ULYSSE.

Ah ! vous m’entendez trop, Madame, il n’est plus temps

De vouloir vous cacher des feux si violents,

Il faut de mon secret vous faire confidence,

Je vous aime, et mon cœur malgré la résistance,

S’est livré tout entier... Mais quoi ? vous soupirez

Est-ce pour un rival... À ce nom vous pleurez ;

Quand on verse des pleurs, Madame, et qu’on sou pire,

Si l’on n’aime, du moins un soupir veut le dire.

Ah ! Madame, expliquez...

POLYXÈNE.

Ne vous alarmez pas,

Seigneur, ce que j’aimais a souffert le trépas,

Et je puis et je dois être rougir vous apprendre

L’intérêt de ces pleurs que vous voyez répandre,

Antênor a péri par les mains de Pyrrhus

Et je chéris encor ce Héros qui n’est plus

(Heureux, s’il avait su terminant la misère

Cet aveu que jamais je n’ai voulu lui faire ;)

Mais, Seigneur, pardonnez à celui que j’en fais,

 Ce rival à vos yeux ne paraîtra jamais.

Si vous m’aimez, souffrez que dans mon humeur sombre

Je pousse des soupirs que j’envoyé à son ombre,

Et que loin de Pyrrhus et près de vous, Seigneur,

Avec ma mère hélas ! je pleure mon malheur,

Car enfin si jamais votre âme généreuse

Sentit quelque pitié pour une malheureuse

Sauvez-moi de Pyrrhus, ah ! Seigneur, le voici

Souffrez que je l’évite et m’éloigne d’ici.

 

 

Scène III

 

PYRRHUS, ULYSSE, LYCUS, THRASILE

 

PYRRHUS.

La mort du fils d’Hector est-elle résolue ?

On dit, sans n’appeler que vous l’avez conclue,

Et que votre éloquence entrainant nos soldats

Toute l’armée attend un si noble trépas ;

Mais vous-même, Seigneur, aurez-vous le courage,

Sans respecter en lui la tendresse de l’âge,

D’immoler un enfant avec tant de rigueur :

J’ai besoin d’un exemple à m’endurcie le cœur,

Les Grecs veulent du sang, et mon père en demande,

Il faudra comme vous que Pyrrhus en répande ;

Il faudra, qu’imitant votre férocité

Je prenne comme vous l’heureuse dureté,

Qui nous fermant les yeux sur l’âge et l’innocence

D’Ulysse et de Pyrrhus couronne la vengeance,

Et que pour nous plonger dans tout le sang Troyen

Aujourd’hui votre bras affermisse le mien.

ULYSSE.

Seigneur, quand il s’agit de servir la Patrie

Il n’est rien de si cher que je ne sacrifie,

Pour le salut des Grecs, celui de mon pays

Je saurais immoler jusqu’à mon propre fils.

Quand pour le bien public on donne une victime

La tendresse de cœur doit passer pour un crime,

Et l’on se doit armer de cette fermeté

Que les faibles esprits appellent dureté.

Mais, Seigneur ; vous devez en savoir davantage ;

Le meurtre de Priam fût votre apprentissage ;

Et bien loin d’ignorer tout ce que nous savons

Je parle à qui pourrait m’en donner des leçons.

PYRRHUS.

Mais savez-vous, Seigneur, quel sang je dois répandre,

Peut-être que...

ULYSSE.

Moi ? non.

PYRRHUS.

Il faut donc tous l’apprendre !

Vous aurez pour vidime un jeune fils d’Hector,

Mais l’ombre de mon père on demande une encor ;

Nous venons de lui faire un pompeux sacrifie,

Que n’a pas honoré la présence d’Ulysse,

Lui seul a dédaigné...

ULYSSE.

Des soins plus importants

M’ont peut-être occupé, Seigneurs pendant ce temps.

Mais encor, que nous veut l’ombre de votre père ?

Quel sang exige-t-elle, et quel nouveau salaire.

PYRRHUS.

Écoutez, en deux mots vous en serez instruit,

Vous aviez entendu ce redoutable brui,

Dont par trois fois déjà l’armée épouvantée

A reconnu la voix de son ombre irritée, 

Aujourd’hui tous les Grecs par un zèle nouveau

Sont venus se ranger autour de son tombeau,

Lorsqu’un bruit presque égal à celui du ton

A fait mugir la mer et fait trembler la terre,

La terre a reconnu son vainqueur, et Thétis

Aux approches d’Achille a reconnu son fils.

L’air s’est couvert d’un noir et d’un épais nuage

Où le feu des éclairs se faisait un passage,

La terre s’en ébranle de ses flancs entr’ouverts,

Ont fait voir jusqu’au fonds l’abîme des Enfers.

Lors on a vu sortir de ce gouffre effroyable,

D’Achille furieux l’ombre encor redoutable,

Le front passe, farouche, et ses yeux élançants

Sur moi, sur tous les Grecs des regards menaçants,

Terrible, et tel enfin qu’orgueilleux de sa proie

Ce vainqueur à son char trainait Hector et Troie,

Allez Grecs (a-t-il dit) vous êtes des ingrats,

Jouissez des honneurs qui sont dus à mon bras.

Rendez-moi mon épouse, où toute offrande est vaine

Si ma cendre ne boit le sang de Polyxène.

ULYSSE.

Polyxène !

PYRRHUS.

Aussitôt son ombre se plongeant

Dans le fonds de ce gouffre y tombe en murmurant,

Le tombeau se resserre, et le fleuve du Xante

Semble précipiter son onde mugissante,

Et l’horreur qui saisir tout le camp à la fois,

Nous ôte quelque temps l’usage de la voix.

ULYSSE.

À ce récit affreux je la recouvre à peine,

L’ombre d’Achille veut le sang de Polyxène ?

Mais pourrez-vous vous-même aux pieds de son tombeau

Sans pitié, être horreur, répandre ta sang si beau.

PYRRHUS.

Vous voulez donc, Seigneurs prendre soin de sa vie ;

Vous, qui fîtes périr la triste Iphigénie,

Vous, qui d’Agamemnon endurcîtes le cœur

Et qui contre la fille armâtes sa rigueur.

J’attendais même appui de votre grand courage,

Mais vous changez de ton, de file et de langages

Et vous ne gardez pas malgré tous vos efforts

Toute la fermeté que vous eûtes alors.

ULYSSE.

J’aurai la fermeté qui sera nécessaire

Pour immoler un fils même aux yeux de sa mère,

Vous changez de couleur, Seigneur, en cet instant ;

Oui, s’il faut malgré nous immoler un enfant,

Cet enfant peut un jour ressembler à son père,

Tout ce qu’Hector a fait son fils le pourrait faire,

C’est la crainte des Grecs, ils demandent ce fils

Pour le sacrifier au repos du pays.

PYRRHUS.

Je rougis pour les Grecs d’une crainte semblable,

Hé quoi ! donc cet Hector était bien redoutable ?

Qu’on me laisse élever un si jeune lion,

Que renaisse avec lui la superbe Ilion,

Qu’ont-ils à craindre ? Quoi ? que peut-on entreprendre

N’avons nous pas les feux qui les mirent en cendre ?

Et les Grecs craignent-ils en se laissant toucher

La gloire et les périls qui viendraient les chercher ?

C’est trop par là d’Hector honorer la mémoire,

C’est d’Achille et des Grecs ternir toute la gloire,

Oui, qu’Astyanax vive et nous combatte encor,

Quand les Troyens un jour auraient le fils d’Hector.

Pour défendre les murs de leur superbe Ville,

Ne craignez rien, les Grecs auront le fils d’Achille.

ULYSSE.

Cependant quand les Grecs vous possèdent, Seigneur,

Déjà du fils d’Hector ils semblent avoir peur,

Et lorsque de son sang on exige l’offrande,

C’est le camp tout entier, Seigneur, qui le demande,

C’est le repos des Grecs, et le votre et le mien.

PYRRHUS.

Vous n’êtes pas encor le Maître du Troyen,

Mais pour moi, grâce au Ciel, ma victime est certaine ;

Ce n’est pas moi qui veut le sang de Polyxène,

C’est Achilles Seigneur, qui me l’a demandé,

Et je dois obéir quand il a commandé.

ULYSSE.

Je doute cependant que l’armée y consente,

Que d’une ombre cruelle on remplisse l’attente,

Pour d’un tel sacrifice honorer son trépas

Cet Achille est un Dieu que je ne connais pas.

PYRRHUS.

Ah ! barbare, Pyrrhus vous le fera connaître

Cet Achille, ce Dieu, votre Chef, votre Maître

À ce nom seul tremblez, s’il n’est pas devant vous 

Craignez jusqu’à son ombre et fuyez son courroux.

Tous vos plus grands succès sont dus à son mérite,

Achille seul prit Troie, et vous l’avez détruite,

Sa volonté dernière est-elle à mépriser ?

Si les Grecs, si l’armée osait lui refuser...

Je ne m’explique point, mais pour punir ce crime

Son ombre jouira de plus d’une victime,

Et peut-être Pyrrhus lui prépare aujourd’hui

Une offrande plus ample et plus digne de lui.

Il sort.

 

 

Scène IV

 

ULYSSE, THRASILE

 

ULYSSE.

Ah ! je sais le secret d’arrêter ton audace...

Quelle subite horreur me saisit et me glace ?

L’on brise les tombeaux pour m’offenser encor

Ah Ciel ! l’ombre d’Achille et celle d’Antênor

Poursuivent Polyxène et vont m’être fatales,

Et je me trouve enfin deux ombres pour rivales :

L’une contre ses jours veut armer sa fureur,

Et l’autre plus à craindre en occupe le cœur.

Mais il faut détourner le péril qui la presse,

De l’orgueilleux Pyrrhus j’ai connu la faiblesse,

Il adore Andromaque et tremble pour son fils,

Ah ! cherchons le, Thrasile, et quand il sera pris

J’irai mettre moi même un frein à sa colère,

Il faut faire gémir une superbe mère,

Il faut avecque adresse en cachant mon dessein

Arracher ce secret et ce fils de son sein ;

Tu voyais que Pyrrhus voulait tantôt défendre

Ce tombeau qui d’Hector renferme encor la cendre.

Mais pour le renverser j’ai fait donner l’arrêt ;

Pour Andromaque on sait qu’il y prend intérêt

Insultons à Pyrrhus, il se flatte peut-être

Que de ce fils d’Hector je ne suis pas le maître,

Mais je vais le chercher pour le mettre en mes fers

Et je le trouverai fut-il dans les enfers.

 

 

ACTE III

 

 

Scène première

 

ANDROMAQUE, HÉSIONE

 

ANDROMAQUE.

Qu’elle crainte, Hésione, et quel trouble m’agisse ?

J’espérais tout d’Ulysse, et c’est lui que j’évite,

C’est lui, dont la fureur arme nos ennemis,

Qui va me demander ou j’ai caché mon fils ;

Dans la juste douleur dont mon âme est atteinte

Toute ma fierté cède à l’horreur de ma crainte,

Quand je verrai le coup tout prêt à l’accabler

Je ne pourrai jamais m’empêcher de trembler,

Et si pour l’éblouir je veux paraître fière,

Hésione, après tout je sens que je suis mère.

Et mes pleurs vont trahir cet innocent larcin,

Qu’Andromaque en veut faire aux fureurs du destin.

HÉSIONE.

Mais, Madame, en quel lieu sauvage et solitaire

Avez-vous pu cacher ce fils...

ANDROMAQUE.

Avec son père,

Ce discours te surprend, et tu vas comme moi

Trembler à ce récit qui me glace d’effroi ;

Je cherchais dans les murs d’une ville détruite

Quelque endroit écarté pour assurer sa fuite,

Mais, Helione, hélas ! j’ai cherché vainement

Dans les vastes horreurs de son embrasement,

À peine l’avenir (grands Dieux !) pourra le croire

Que de tant de palais fondez sur tant de gloire ;

Et d’un Empire enfin si beau, si triomphant,

Il ne reste pas même où cacher un enfant,

Tu vois notre misère et l’état ou nous sommes,

Abandonnez des Dieux, et poursuivis des hommes,

Après avoir tenté d’inutiles efforts

Je n’ai trouvé pour nous que la tombe et les morts.

HÉSIONE.

Quoi ? le tombeau d’Hector a servi de retraite

À son fils...

ANDROMAQUE.

Oui, c’est là que son péril le jette,

J’en frémis, Hésione, et j’en pâlis d’horreur,

Mais c’est pour’ éviter la première fureur ;

Du moins nos ennemis dans leur vive colère

N’iront pas le chercher au tombeau de son père.

Ainsi, lorsque les Grecs occupez d’autres soins

Sur le déclin du jour nous observaient le moins,

Quelques femmes et moi sortant hors de nos tentes

Nous avons pris mon fils, et là toutes tremblantes

Nous l’avons (regardant cent fois autour de nous)

Conduit secrètement auprès de mon époux,

Au superbe tombeau que Priam fît construire,

Que l’ennemi respecte et qu’il n’ose détruire ;

C est là qu’à la faveur des ombres de la nuit

J’ai fait entrer mon fils sans lumière et sans bruit ;

Hélas ! il dédaignait dans ces lieux funèbres

D’emprunter le secours de honteuses ténèbres,

L’obscurité l’irrite et j’ai vu tout son cœur,

Déjà le fils d’Hector a honte de la peur ;

Sa fierté me donnant de nouvelles alarmes

Je l’ai mis dans mes bras et baigné de mes larmes.

Fils d’Hector (ai-je dit) vrai sang d’un demi-dieu ;

Entre pour quelque temps dans un si triste lieu,

Caché dans ce tombeau ta vie et ta misère

Mon fils, je te remets dans les mains de ton père,

Si ce Héros te sauve au nom de notre amour,

Une seconde fois tu lui devras le jour ;

Que si par un destin à ta mère funeste,

Les Grecs d’un si beau sang veulent prendre le reste,

Cet illustre tombeau te peut servir encor

À réunir ta cendre avec celle d’Hector ;

À ces mots, il m’embrasse, et malgré son courage

J’ai senti quelques pleurs couler sur son visage,

Et les miens redoublant en ces tristes moments,

Que n’ais-je pu mourir dans ces embrassements.

HÉSIONE.

Hélas !

ANDROMAQUE.

Dans cet instant ma faible main le guide,

Il reprend aussitôt un courage intrépide,

Il entre dans la tombe, on la ferme sur lui,

Et des cendres d’Hector il va chercher l’appui.

J’en frissonne, Hésione, et mon cœur en soupire,

Mon fils mort à demi dans un tombeau respire,

Pour tromper l’ennemi qui nous va poursuivant

Dans un sépulcre affreux je l’enferme vivant,

Et par une aventure incroyable, inouïe

Dans le sein de la mort je conserve sa vie.

HÉSIONE.

C’est donc le triste asile où vous avez remis

Cet enfant qu’en tous lieux cherchent nos ennemis ;

Mais, Madame, après tout que prétendez-vous faire ?

Peut-il être longtemps au tombeau de son père ?

ANDROMAQUE.

Je t’entends, Hésione, avant que de partir

Avec l’aide des Dieux je l’en ferai sortir,

Mais j’espère des Grecs du moins tromper la haine,

Ils feront de mon fils une recherche vaine.

Le péril nous pressait, il fallait le cacher,

Hélas : parmi les morts ira-t-on le chercher ?

Auprès de ce tombeau toujours trop attachée

Malgré tous mes transports je m’en suis arrachée,

Mes yeux incessamment tournés de toutes parts

Auraient trop fait parler mes timides regards

Et parmi les horreurs dont je me sens atteinte

Je redoute mes pleurs et frémis de ma crainte,

Astyanax mon fils, Hector mon cher époux,

Qu’Andromaque n’est-elle enfermée avec vous ?

Helione, rappelle à mon âme abattue,

Le triste souvenir dont l’image me tue,

Afin que ramassant les traits de mon malheur

Je puisse, pour les joindre, expirer de douleur,

Fais moi d’un époux mort des peintures vivantes,

Quand je le dépouillai de ses armes sanglantes,

S’il eut pu voir les coups dont je meurtris mon sein,

Ou du moins en mourant s’il m’eut tendu la main,

S’il eut vu la douleur dont mon cœur se consume

Il eut quitté la vie avec moins d’amertume ;

Mais hélas ! je n’eus point le funeste plaisir

De le voir dans mes bras à son dernier soupir,

Et ne pus recevoir de douleur expirante

Son esprit fugitif sur sa lèvre mourante.

HÉSIONE.

Ah Ciel ! que faites vous rappelant vos douleurs

Hélas ! vous vous noyez vous-même dans vos pleurs,

Madame, oubliez-vous cette forme constance

Qui vous donna toujours une fière assurance ?

Pour cacher votre fils il faut la rappeler,

Songez qu’un seul soupir pourrait le déceler ;

Ulysse va trouver votre âme chancelante,

Gardez-vous de paraître interdite et tremblante.

Mais Dieux ! Madame, il vient, c’est lui, remettez-vous.

ANDROMAQUE.

Ô Dieux ! Ciel... ou plutôt ombre de mon époux,

Pour cacher votre fils faites fendre la terre

Et que son vaste sein aussitôt se resserre.

 

 

Scène II

 

ULYSSE, THRASILE, ANDROMAQUE, HÉSIONE

 

ULYSSE.

Madame, il faut partir de ces funestes lions

Qui se présentent rien que de triste à vos yeux,

Il faut quitter ces champs désolés par la guerres.

Tous les Grecs vont rentrer dans leur natale terre.

Agamemnon déjà fait voile vers Argos,

Pyrrhus, Idoménée et les autres Héros,

Tout s’apprête à partir. Chacun comblé de joie

Abandonne bientôt le rivage de Troie.

Vous savez que le sort vous a mise en ma main

Je retourne en Ithaque et nous partons demain ;

Mais vous avez un fils qu’il faudra qu’ou emmène.

ANDROMAQUE.

Mon fils, Seigneur ?

ULYSSE.

Hé quoi ? le nom d’un fils vous gêne,

Madame, j’aurai loin de vous le conserver,

En de meilleurs mains pourrait-on l’élever ?

ANDROMAQUE.

Andromaque, Seigneur, vous est trop redevable

De cet empressement si tendre et pitoyable

Qui vous fait, mais trop tard prendre soin de son fils,

Et vos pieux desseins par malheur sont trahis,

Ne dissimulons point, il n’est plus temps de feindre

Je n’ai plus rien à perdre et n’ai plus rien à craindre,

Grâce au débris de Troie, et grâce aux Dieux cruels

Nos mains ne versent plus d’encens sur leurs Autels

Et notre bouche enfin, déplorant nos misères,

Est ouverte à la plainte et non pas aux prières,

Oui, malgré ma tendresse et malgré mes efforts

Mon cher Astyanax est au nombre des morts,

J’en atteste ces Dieux qui doivent le connaître ;

Il n’est plus en état de recevoir un maître,

Et le cruel destin me ravit aujourd’hui

La funeste douceur de craindre encor pour lui.

ULYSSE.

Si le plaisir de craindre est sensible à votre âme

Dans ce funeste jour, vous l’auriez eu, Madame,

On avait destiné votre fils à la mort

Mais de la perte enfin rendez grâces au sort.

ANDROMAQUE.

Quoi, Seigneur ?

ULYSSE.

À mon tour je dois parler sans feindre

Puisque pour votre fils vous n’avez rien à craindre,

J’ose vous avouer que pour notre repos

On eût versé le sang de ce jeune Héros,

Vous savez les raisons qui l’auraient fait répandre

Le nom d’Hector suffit pour vous les faire entendre.

Ainsi les Grecs devaient en ce malheureux jour

Conduire Astyanax au haut de cette tour,

(Seul reste du débris d’une Ville enflammée)

Où Priam autrefois lui montrant notre armées

Lui faisait remarquer notre soldat ployant

Sous l’invincible bras d’un Hector foudroyant.

C’était-là, qu’on devait terminer sa misère

Et venger sur le fils les victoires du père.

On l’eut précipité... Vous changez de couleur,

Madame, et ce front passe où se peint la douleur

Nous fait voir malgré vous que votre âme est atteinte

D’une subite horreur et d’une vive crainte.

ANDROMAQUE, à Hésione.

Hésione, je meurs, mon cœur saisi d’effroi...

ULYSSE.

Madame, votre cour vous trahit devant moi,

Ne dissimulons plus, il n’est point d’artifice

Dont on puisse éblouir les yeux perçants d’Ulysse,

Votre crainte a parlé, votre fils vit encor

Ce teint, cette pâleur, me peint le fils d’Hector,

Et jadis nous avons vaincu par nos adresses

Les fraudes d’une mère et celles des Déesses.

ANDROMAQUE.

J’en atteste les Dieux par un serment nouveau,

Je vous l’ai déjà dit il est dans le tombeau,

Et que la Grèce enfin, ne soit plus alarmée

D’un enfant qui déjà fait trembler une armée.

ULYSSE.

Ah ! je vois dans vos yeux un dévorant souci,

Nous tremblons, il est vrai, mais vous trembler aussi,

Cependant si la mort peut ébranler une âme

Il faut ou la choisir ou m’avouer, Madame,

De vous avez caché ce fils...

ANDROMAQUE.

Pour m’ébranler

C’est trop peu que la mort pour me faire trembler,

Et lorsque tu voudras contenter con envies

Barbare, il me faudra menacer de la vie.

ULYSSE.

Hé bien, donc puis que rien ne saurait vous toucher

Nous verrons à quel point votre époux vous est cher,

Puisque du fils d’Hector on ne peut rien apprendre,

On va briser la tombe et profaner sa cendre,

Les Grecs ont ordonné que ce grand monument

Au défaut de son fils...

ANDROMAQUE.

Dieux ! quel saisissement

J’en frémis. Quoi, Seigneur, une tombe sacrée

Qui de nos ennemis fut toujours révérée...

ULYSSE.

Elle sera détruite. Hé quoi ? donc pensez-vous

Qu’on laisse un tel trophée à votre fier époux,

Que l’ennemi des Grecs dans un tombeau superbe

Foule mille Héros ensevelis sous l’herbe,

Et qu’Hector à l’abri d’un pompeux monument

En dépit de la mort vive éternellement.

ANDROMAQUE.

Pour conserver d’Hector l’éternelle mémoire

Les Grecs savent assez qu’il suffit de la gloire ;

Ce Héros immortel par cent exploits divers

Au défaut d’une tombe aura tout l’Univers.

ULYSSE, à Thrasile.

Allez voir si l’on a préparé les machines

Pour mieux l’ensevelir sous ses propres ruines,

Et si chacun est prêt pour mes commandements

Nous les ferons saper jusques aux fondements,

Allez, et revenez.

ANDROMAQUE, à Hésione.

Hésione, je tremble ;

Ils vont perdre le père et le fils tout ensemble.

Ah ! barbare arrêtez, et craignez un Héros

Dont les mânes sacrés vengeront le repos,

Ô ! subtil artisan de la fraude et du crime,

Qui voulais d’un enfant te faire une victime,

Contre son père mort t’oses-tu hasarder

Toi, qui n’osas jamais vivant le regarder ?

Mais hélas ! ou m’emporte un intérêt et tendre,

Seigneur, au nom des Dieux laissez en paix sa cendre,

Et n’allez point ternir tant de fameux exploits

Faisant périr Hector une seconde fois.

Que le tombeau du moins fois son dernier asile,

Des Trésors de Priam il fut fait par Achille

Voyez l’état funeste où nous sommes réduits,

À peine l’Univers connaîtra qui je suis,

Il ne me reste plus pour comble de misère

Que les noms douloureux et d’épouse et de mère :

Oui, d’un si grand Empire il ne me reste encor

Pour mon unique bien que la tombe d’Hector

Et de tant de grandeurs que j’avais en partage,

Seigneur, un peu de cendre est mon seul héritage.

 

 

Scène III

 

THRASILE, ULYSSE, ANDROMAQUE, HÉSIONE

 

THRASILE.

Tout s’apprête, Seigneur, pour briser ce tombeau

Le soldat obéit à cet ordre nouveau.

On n’attend plus que vous.

ANDROMAQUE.

Ah ! sors du gouffre sombre

Pour défendre ta cendre il suffit de ton ombre,

Cher époux, ou plutôt viens défendre ton fils

Ulysse veut sortir.

Ah ! Seigneur, arrêtez, mes desseins sont trahis,

Voyez, voyez en pleurs une mère timide

(Dieux ! les cendres d’Hector seraient un parricide)

Cet horrible débris va perdre mon enfant

Et mon Astyanax est mon Hector vivant.

Seigneur, à la douleur Andromaque succombe,

Mon fils est enfermé dans cette affreuse tombe

Il y respire encor. Mettez dans vos liens

Et la crainte des Grecs et l’espoir des Troyens,

Vous voyez que les Dieux en bornant leur vengeance

De la flamme de Troie ont sauvé son enfance,

Tout le reste a passé par le glaive ou les feux,

Ne soyez pas, Seigneur, plus cruel que les Dieux.

ULYSSE.

Allons tirer le fils du tombeau de son père.

ANDROMAQUE.

Eh ! sauvez-le, Seigneur, aux dépens de la mère.

 

 

Scène IV

 

POLYXÈNE, ANDROMAQUE, CREISE, THRASILE, HÉSIONE

 

POLYXÈNE va au devant d’Andromaque.

Ciel ! je vous trouve en pleurs.

ULYSSE.

Dieux !

POLYXÈNE.

Vous êtes surpris,

Seigneur...

ANDROMAQUE.

Hélas ! ma sœur il va perdre mon fils.

POLYXÈNE.

Ah ! Seigneur, demeurez votre main se prépare

A commettre à nos yeux un acte si barbare ;

Perdrez-vous un enfant qui n’a pour tout secours

Que ses pleurs et les miens pour défendre les jours ?

ULYSSE.

Je vois en soupirant ce que vous voulez faire,

Pyrrhus vous apprendra ce funeste mystère

Hélas ! vous ignorez encor tous vos malheurs,

Ce spectacle me touche et m’arrache des pleurs ;

Mais malgré la pitié que vous faites paraître

Il faut du fils d’Hector m’aller rendre le maître,

Rien ne peut détourner ce dessein, et j’y cours,

Moins pour servir les Grecs que pour sauver les jours.

Allons, Thrasile.

ANDROMAQUE.

Ah Dieux !

 

 

Scène V

 

POLYXÈNE

 

Quel étrange mystère

Quel péril me menace, et que veulent-ils faire ?

Quel désordre inconnu vient me remplir d’effroi

Ulysse en soupirant est alarmé pour moi ; :

Je vois que son amour à travers la furie

Saisit le fils d’Hector pour défendre ma vie,

On en veut à nos jours peut-être. Dieux cruels !

S’il faut pour vous fléchir du sang sur vos autels,

Protégez l’innocence et prenez pour victime

Un cœur trop malheureux dont l’amour fît le crime.

 

 

Scène VI

 

HÉCUBE, HÉSIONE, POLYXÈNE

 

HÉCUBE.

Tout est perdu, ma fille, Astyanax est pris,

La crainte d’Andromaque a découvert son fils,

Ulysse court ouvrir le tombeau de son père,

Il faut chercher Pyrrhus, c’est en lui que j’espère,

Lui seul peut nous prêter son invincible appui,

Et je dois en ce jour tout attendre de lui.

POLYXÈNE.

Madame, Pyrrhus vient et le Ciel vous l’envoie,

Il faut que je l’évite.

Elle sort.

 

 

Scène VII

 

PYRRHUS, LYCUS, HÉCUBE, HÉSIONE

 

HÉCUBE.

Ah Seigneur quelle joie ?

De voir le fils d’Achille en ce funeste jour

Et d’implorer pour nous la haine et son amour ;

Si la veuve d’Hector, Seigneur, vous était chère,

On arrache le fils dans les bras de la mère,

Vous pouvez d’un barbare arrêter le courroux,

Et dans notre malheur je n’espère qu’on vous.

PYRRHUS.

Ah ! c’en est trop, Madame, il faut vous satisfaire,

Je le dois à l’amour, et de plus à mon père,

Pyrrhus aime Andromaque, et saura le venger,

Mille et mille raisons m’y doivent engager,

Mon devoir, mon amour, ma haine ma vengeance,

Tout le veut. Cependant, Madame, je balance,

Je ce sais quoi m’arrête, et je sens près de vous

Mon amour suspendu, ma haine et mon courroux,

Et quand je songe aux pleurs que je ferai répandre...

HÉCUBE.

Seigneur, pour Andromaque osez tout entre prendre,

Vous me faites trembler lorsque vous balancez.

PYRRHUS.

Il vous en va coûter plus que vous ne pensez,

Oui, pour le fils d’Hector je frémis, je soupire,

Dieux ! si j’avais ici les forces de l’Épire

Je punirais Ulysse et les Grecs furieux

Et je le sauverais à la face des Dieux ;

L’armée est contre nous par Ulysse animée ;

Mais il faut arrêter Ulysse et cette armée,

Il en est un moyen infaillible.

HÉCUBE.

Ah ! Seigneurs Contre Ulysse armez-vous d’une juste fureur,

Mettez tout en usage.

PYRRHUS.

Hé bien j’y cours, Madame,

Les yeux de Polyxène ont embrasé son âme,

Les Grecs veulent du sang, mon père en veut aussi,

Ce mystère fatal doit vous être éclairci,

Et quand vous implorez ma vengeance et mon aide,

Vous devez moins trembler du mal que du remède,

C’est le seul, bien qu’il soit et terrible et douteux,

Qui peut les garantir ou les perdre tous deux,

Puisqu’il faut pour sauver ce fils qu’Ulysse entraîne,

Au tombeau de mon père entraîner Polyxène.

HÉCUBE.

Dieux ! cruels !

PYRRHUS.

C’est son sang, qu’Achille a demandé,

Il sera pour ses jours être doute intimidé,

Mais si le fils d’Hector n’est rendu par Ulysse,

Son refus conduira Polyxène au supplice.

 

 

Scène VIII

 

HÉCUBE, HESTONE

 

HÉCUBE.

Qu’elle horreur me saisit ? ai-je bien entendu,

Hésione, et quel sang doit être répandu ?

Les Grecs demandent l’un, Achille a soif de l’autre,

Et dans ce nœud fatal quel destin est le notre,

De quel côté tourner ? pour qui faire des vœux ?

Juste Ciel (s’il se peut, conserve-les tous deux.

Pyrrhus aime Andromaque, Ulysse Polyxène,

Cependant leur amour est pire que leur haine ;

Chacun d’eux entraîné par son penchant secret,

Veut sauver ce qu’il aime, outrageant ce qu’il hait,

Et le sort nous poursuit (malheureux que nous sommes)

Par la haine des Dieux et par l’amour des hommes.

Mes enfants que ferais-je après tant de malheurs ?

Je ne puis entre vous que partager mes pleurs,

Le fils d’Hector m’est cher, Polyxène m’est chère,

Mais, Helione enfin, je sens que je suis mère,

Triste veuve d’Hector dans l’état où je suis

Je dois sauver ma fille, et toi sauver mon fils.

 

 

ACTE IV

 

 

Scène première

 

HÉCUBE, HÉSIONE

 

HÉCUBE.

Que ferais-je grands Dieux ! errante, abandonnée,

Des gardes de Pyrrhus ma tente environnée,

M’alarme pour ma fille et me glace d’effroi,

Je n’ose envisager les maux que je prévois,

Hésione, j’ai vu le furieux Ulysse,

Qui tâchant d’employer la force et l’artifice

Demandait Polyxène et vouloir l’enlever,

Mais Lycus et sa garde ont ose le braver,

Il est sorti les yeux étincelants de rage,

Protestant hautement pour venger cet outrage,

Qu’aux yeux de Pyrrhus même il pourrait égorger,

Ce malheureux enfant qu’il voulait protéger.

À ces mots, j’ai pâli, la triste Polyxène

Craint pour Astyanax les éclats de la haine,

Elle pleure pour lui, crédule, et ne sait pas,

Que celui qu’elle plaint va causer son trépas.

Elle est seule insensible à ses propres alarmes

Au malheur d’Andromaque elle donne des larmes ;

Sa secourable main veut essuyer ses pleurs,

Lorsqu’elle eu doit verser pour les propres malheurs

Je l’évite, et ne puis ni la voir ni lien tendres

J’ai peine à soutenir un spectacle si tendre

Je crains à chaque instant que Pyrrhus furieux

Ne l’arrache à mes bras, ne l’enlève à mes yeux ;

À quels malheurs faut-il que mon cœur se prépare ?

Ne pourrais-je fléchir l’âme de ce barbare ?

Sa jeunesse et ses pleurs ne pourront-ils toucher

L’inhumain... mais hélas ! je la vois approcher,

Que ferais-je, Hésione, et que vais-je lui dire ?

 

 

Scène II

 

POLYXÈNE, HÉCUBE, HÉSIONE

 

POLYXÈNE.

Vous m’évitez, Madame ; et votre cœur soupire,

Pourquoi m’enviez-vous dans tous vos déplaisirs,

La douceur de mêler mes pleurs à vos soupirs ?

Mais un nouveau malheur rend mon âme troublée ;

La garde de Pyrrhus vient d’être redoublée,

Sans doute que d’Ulysse il craint quelques efforts,

Vous avez vu tantôt, Madame, ses transports,

Des soldats de Pyrrhus je me suis approchée,

Ils semblaient me voyant avoir l’âme touchée,

J’ai, voulu leur parler, mais ne répondant pas,

Ils paraissaient me plaindre et murmurer tout bas ;

Et j’ai crû découvrir sur leurs tristes visages,

De quelque grand malheur les sinistres présages.

HÉCUBE.

Ah ! ma chère Helione, il n’en faut plus douter,

Les malheurs que je crains sont tous prêts d’éclater,

Hélas ! ma fille ?

POLYXÈNE.

Enfin je conçois vos alarmes ;

Le sort d’Astyanax vous fait verser des larmes,

Je le vois, vous pleurez un enfant malheureux.

HÉCUBE.

Je le plains, mais hélas ! je tremble pour vous deux.

POLYXÈNE.

Vous me plaignez, Madame, et c’est moi qui l’accable,

Je me vois de la perte innocemment coupable,

Pour mes yeux criminels, peut-être qu’aujourd’hui,

Cet enfant...

HÉCUBE.

Vous serez plus à plaindre que lui.

POLYXÈNE.

Madame, je vois trop ce qui me désespère,

Pyrrhus va séparer la fille de la mère,

L’a-t’il bien résolu, Madame, et désormais...

HÉCUBE.

Il va nous séparer, ma fille, et pour jamais,

POLYXÈNE.

Pour jamais ? Ah ! j’entends un discours si funeste,

Quoi, Madame !...

HÉCUBE.

Bientôt, vous apprendrez le reste,

Retirez-vous, ma fille, on veut nous séparer,

À cet éloignement il faut vous préparer,

Mais de votre destin laissez-moi la conduite

Dans peu de votre exil vous serez mieux instruite ;

Je crains pour vous l’abord de Pyrrhus furieux,

Ma fille obéissez, rentrez au nom des Dieux.

 

 

Scène III

 

ANDROMAQUE, HÉCUBE, CREISE, HÉSIONE

 

ANDROMAQUE.

Madame, pour mon fils je ne crains plus Ulysse,

Pyrrhus doit empêcher ce fatal sacrifice,

Le hasard ma conduit sur ses pas, et mes pleurs,

Ont rendu son grand cœur sensible à mes malheurs,

Je n’ai pu soutenir un trop fier caractère,

Il m’a vue éperdue et telle qu’une mère,

Qui tremble pour son fils du plus cruel trépas,

On venait d’arracher ce fils d’entre mes bras,

Pyrrhus dans ma douleur a trouvé quelques charmes,

Il a frémi, voyant mes yeux baignez de larmes :

Et grâce à la pitié de son cœur prévenu,

Sans lui rien demander j’en ai tout obtenu.

Il voulait me parler, mais un soupir farouche

A fait éloquemment l’office de la bouche,

Son cœur s’abandonnant au trouble de ses sens,

A fait voir dans ses yeux des regards menaçants,

Qui tous remplis d’amour, de rage et de colère,

M’ont dépeint vivement tout ce qu’il allait faire.

HÉCUBE.

Votre fils est heureux d’avoir pour défenseur

Un Héros qui vous offre et son bras et son cœur,

Mais Ciel dans les malheurs de ma triste famille,

Que n’en ais-je un pareil pour défendre ma fille ?

ANDROMAQUE.

Madame, quel plaisir de sauver un tel fils ?

Du cœur d’Astyanax tous les Grecs sont surprise

Et tantôt quand Ulysse avec tant de colère

Est venu l’enlever du tombeau de son père,

Qu’entouré d’ennemis, d’armes et de soldats,

Ce lugubre appareil annonçait son trépas,

Il a gardé toujours sa contenance fière,

Et n’a paru touché que des pleurs de sa mère.

HÉCUBE.

Madame, à votre joie en l’état où je suis

Je m’intéresse hélas ! autant que je le puis ;

Quand vous espérez tout mon cœur se désespère,

Votre fils vous est cher, et ma fille m’est chère ;

Vous êtes mère enfin et je suis mère aussi,

Mais pour vous expliquer... Ciel Pyrrhus vient ici.

ANDROMAQUE.

Il pourrait bien avoir quelque chose à vous dire,

Je vous laisse avec lui, Madame, et me retire.

 

 

Scène IV

 

PYRRHUS, HÉCUBE, LYCUS, GARDES

 

PYRRHUS.

Entrons Lycus.

HÉCUBE.

Seigneur, où voulez-vous aller,

Dieux, il cherche ma fille.

PYRRHUS.

Oui, je veux lui parler,

Puisqu’Ulysse et les Grecs veulent se satisfaire

Pyrrhus doit quelque chose aux mânes de son père, 

Qu’on la fasse venir ?

À Lycus qui va dans la tente d’Hécube.

HÉCUBE.

Je vous entends, grands Dieux !

Ah Seigneur ! suspendez cet ordre rigoureux,

Si pour l’ombre d’Achille il faut une victime,

Que votre piété ne fasse point un crime,

Épargnez Polyxène, et s’il vous faut son sang,

Prenez-le dans la source en ce malheureux flanc ;

Hécube de vos maux est la cause fertile,

Par la main de Paris j’ai fait périr Achille,

C’est moi, qui fis tomber Priam, Troie et mes fils,

J’ai tout fait, tout perdu quand j’ai conçu Pâris ;

Hécube est cause hélas ! de tant de funérailles,

Tant de feux font sortis de mes seules entrailles,

Et puisque j’ai causé vos malheurs et les miens,

Venez venger sur moi les Grecs et les Troyens,

Votre père veut-il qu’on immole ma fille ?

Lui faut-il tout le sang d’une illustre famille ?

Et quand j’offre le mien en voudra-t-il encor

Ne lui suffit-il pas du sang de mon Hector,

De celui de Priam, d’Antênor, de Troïle,

Et de l’embrasement d’une fameuse Ville,

Qui tous du fier Achille honorent le trépas,

Tout cela, tout cela, ne lui suffit-il pas ?

PYRRHUS.

Non, tout cela n’est rien pour son ombre inquiète,

Rien ne peut égaler la perte que j’ai faite,

Et sans me reprocher tant de juste trépas,

S’il vous coûte du sang ne m’en coûte-t-il pas ?

Grands Dieux, Achille est mort, cet Achille est mon père,

Madame ; et ce nom seul consacre ma colère,

Ainsi, votre Priam, vos enfants, votre Hector,

Votre Empire détruit et mille autres encor,

Tout ce dénombrement, Madame, est inutile ? 

Cent Hectors pourraicnt.ils me payer un Achille ?

HÉCUBE.

Hé bien ? pour satisfaire à ses mânes errants,

Trainez à son tombeau la mère et les enfants,

Mais que notre trépas vous paraît légitime,

Mais du moins prenez-moi pour première victime,

Et ne refusez pas à ma juste douleur,

D’annoncer à Priam mon trépas et le leur.

Mais Dieux ! après la mort a-t-on tant de colère ?

Votre père veut-il d’une offrande si chère ?

Polyxène ? ses yeux attendrirent son cœur,

Elle seule fléchit ce farouche vainqueur,

Par elle on allait voir la guerre terminée,

Achille désarmé pressait son hyménée,

Il soupirait pour elle, et ses yeux innocents

Rendaient l’effort d’Ulysse et des Grecs impuissants,

Mais la parque aux mortels toujours trop inhumaine,

Fait-elle a tant d’amour succéder tant de haine,

Et veut-elle entraînant Polyxène au tombeau,

D’un amant comme Achille en faire son bourreau.

PYRRHUS.

Ce fut de cet hymen la trop funeste envie,

Que mon père, Madame, a payé de sa vie,

Et Polyxène enfin dont son cœur fut épris,

Prêta le coup mortel à la main de Pâris.

Dieux ! Pyrrhus laisse-t-il endormir sa colère

Et pour la réveiller, faut-il l’ombre d’un père ?

Pour venger ce Héros à qui je dois le jour,

Le sang a-t-il besoin du secours de l’amour ?

Je rougis d’un motif si honteux, si servile ;

Pardonnez à Pyrrhus, sacrés mânes d’Achille ;

J’empruntais le secours d’un mortel ennemi,

Et la veuve d’Hector vous vengeait à demi,

La nature aura seule un sanglant privilège,

L’amour et la pitié feraient un sacrilège,

Ils n’auront point de part à ma juste fureur,

Et je rends à mon père et ma gloire et mon cœur.

Héros infortuné dont j’épouse la haine,

Je vais à ta chère ombre immoler Polyxène.

HÉCUBE.

Justes Dieux !

PYRRHUS.

Elle seule a causé ton trépas ?

Et pour punir ses yeux je te prête mon bras,

Je vais en cet instant, l’entraînant sur ta tombe,

De tout le sang Troyen te faire une hécatombe,

Qu’elle vienne... Lycus ?

Lycus rentre suivi de Polyxène.

 

 

Scène V

 

POLYXÈNE, PYRRHUS, HÉCUBE, LYCUS, GARDES

 

HÉCUBE.

Ah ! Seigneur la voici.

Venez, venez, ma fille, approchez-vous d’ici,

Achille a demandé le sang de Polyxène.

POLYXÈNE.

Madame, je sais trop le dessein qui l’amène,

Oui, l’on ma tout appris je connais son courroux.

HÉCUBE.

Ma fille toute deux embrassons ses genoux.

POLYXÈNE.

Dieux ! que voulez-vous faire ? est-ce donc là, Madame,

Ce courage si ferme et cette grandeur d’âme

Qui vous fît regarder le prépas être effroi ?

Ne faisons rien d’indigne et de vous et de moi,

L’épouse de Priam doit être toujours Reine,

Et moi jusqu’à la fin je serai Polyxène.

Pyrrhus, ne craignez pas que la peur de mourir,

M’arrache des soupirs pour vous en attendris,

Et fille de Priam, sœur d’Hector, ma faiblesse

Ne démentira point leur sang ni leur noblesse,

Donnez un libre cours à votre inimitié,

Je crains votre fureur moins que votre pitié.

Vous devez satisfaire un père et votre envie,

Vous devez m’arracher une importune vie,

Envoyez Polyxène avec Priam, Hector,

Et si j’ose le dire à son cher Antênor,

Votre barbare main en fît un sacrifice,

Mais il faut en ce jour qu’elle nous réunisse,

Et que j’aie en mourant la funeste douceur,

De tomber par la main qui lui perça le cœur.

Mais quoi ? vous balancez peut-être ma jeunesse,

Vous donne une pitié qui tient de la faiblesse,

Fermez les yeux, la mort ne me fait point d’effroi,

Ne soyez pas Pyrrhus plus timide que moi,

Rassurez votre bras ; que si dans ces alarmes,

Un tendre souvenir me fait verser des larmes,

Sans me plaindre aujourd’hui de mon funeste sort,

Je les donne à l’amour et non pas à ma mort.

PYRRHUS.

Madame, votre cœur si fier, si magnanime

Me surprend, et pour vous m’arrache mon estime 

Sans plaindre les vertus que je dois révérer.

Ma pitié ne ferait que les déshonorer ;

Ainsi je ne crois pas que l’ombre de mon père,

Exige de Pyrrhus une offrande si chère,

Mon bras à cet office ose le refuser,

À Hécube.

Par d’autre sang, Madame, il faudra l’appairer,

Et lorsque je la vois, dussé-je faire un crime,

Je ne puis immoler une telle victime.

HÉCUBE.

Seigneur, tant de bontés...

 

 

Scène VI

 

CREISE, PYRRHUS, HÉCUBE, POLYXÈNE, HÉSIONE, LYCUS, GARDES

 

CREISE.

Andromaque, Seigneurs.

Vous apprend que du camp redouble la fureur,

Et que les Grecs armez par le barbare Ulysse,

Veulent du fils d’Hector hâter le sacrifice.

HÉCUBE.

Hélas !

PYRRHUS.

Que dois-je faire en ce pressant danger ?

Pyrrhus doit la servit ou plutôt la venger,

À Hécube.

Madame, vous voyez que le sort qui m’entraîne,

De vos bras et des miens enlève Polyxène.

Je deviens inhumain pour n’être pas cruel,

C’est Andromaque hélas ! qui vous traîne à l’autel,

Ce n’est point moi, Madame, et l’ardeur qui m’anime,

Vous rend du Fils d’Hector l’innocente victime,

HÉCUBE.

Seigneur, au nom des Dieux apaisés ce courroux,

Ne peut-on que parelle en détourner les coups,

Eh ! du moins attendez...

PYRRHUS.

Il faudra donc qu’Ulysse,

Fasse du fils d’Hector un sanglant sacrifice,

Madame, choisissez, et voyez qui des deux...

HÉCUBE.

Hélas ! de quel côté puis-je faire des vœux ?

POLYXÈNE.

Allons, Seigneur, allons je vous fais trop attendre,

Venez du fier Achille ensanglanter la cendre.

PYRRHUS.

Et le puis-je, Madame ? Ah ! quand vous m’entraînez,

Vous voulez que je parte et vous me retenez,

Cherchons, cherchons ailleurs de quoi fléchir mon père,

Et d’Ulysse et des Grecs apaisons la colère...

J’entrevois un moyen, il faut le proposer...

Pour Andromaque et vous, je m’en vais tout oser,

Mais si l’on me refuse, il n’est ni sang ni vie,

Qu’à ma juste fureur mon bras ne sacrifie,

Je courts en ce moment faire un dernier effort,

Allez dans votre tente attendre votre sort.

HÉCUBE.

Seigneur, que je vous dois...

PYRRHUS.

Allez rentrez, Madame,

Je rendrai si je puis un plein calme à votre âme.

HÉCUBE.

Et vous Dieux ! qui déjà rendez Pyrrhus plus doux

Achevez, et d’Ulysse apaisez le courroux.

 

 

ACTE V

 

 

Scène première

 

PYRRHUS, LYCUS

 

PYRRHUS.

Hé bien, Lycus, tu vois qu’une insolente

Contre le fils d’Hector est toujours animée ;

Contre Ulysse et Pyrrhus tout le camp mutiné ;

Ne veut plus rétracter l’Arrêt qu’il a donné ;

Ulysse veut en vain calmer leur violence,

Il va bientôt pleurer sa fatale éloquence,

Et s’il m’avait fait rendre Andromaque et son fils,

Les jours de Polyxène en devenaient le prix.

Contre l’arrêt des Dieux que faire ? que résoudre ?

C’est le Ciel malgré nous qui veut lancer la foudre,

Par un enchainement qui nous entraine tous,

Si nous faisons le crime, il s’en charge pour nous.

Que je suis déchiré l’amour et la colère,

La pitié, le devoir, ma vengeance et mon père,

Tout partage mon cœur dans ces cruels moments,

Je me sens combattu de mille mouvements ;

Servirais-je en ce jour, ou l’amour, ou la haine,

Andromaque, mon père, Hécube, ou Polyxène ?

Et ce cœur qu’on divise en bute à tant de coups,

Ne demeure à pas un pour demeurer à tous.

LYCUS.

De cet emportement que les Grecs font paraître,

Ulysse, ni Pyrrhus ne peut être le maître,

On donne Astyanax à notre sureté,

Et Polyxène enfin à votre piété,

Tout le camp craint encor cette ombre formidable, 

Ils veulent apaiser Achille impitoyable ;

Et je crains bien, Seigneur, que dans peu malgré nous,

Un sang trop innocent n’apaise son courroux.

PYRRHUS.

Lycus, à quoi faut-il que mon cœur se prépare,

Hé bien, donnons du sang à ce peuple barbare,

Si la terre d’accord avec les enfers,

Semble ne respirer que le meurtre et les fers,

C’est à vous de sortir de vos demeures sombres,

Tristes mânes d’Achille errants avec les ombres...

Lycus, allons... Mais Dieux ? pourrais-je sans douleur,

Soutenir des regards qui m’ont percé le cœur.

Moi qui me vois bien loin d’avoir l’âme cruelle,

Digne de la pitié que je ressens pour elle,

Ah ! s’il vous faut du sang, ombre dont le courroux

Me fait trembler, ah Dieux ! quel sang demandez vous ?

Pourquoi choisir mon bras pour faire un pareil crime,

Changez, changez de Prêtre ou changez de victime,

Mon père je sais trop tout ce que je vous dois,

Cherchons des ennemis qui soient dignes de moi,

Et me donnez être perdre une triste famille,

Une armée à combattre et non pas une fille.

 

 

Scène II

 

ULYSSE, PYRRHUS, LYCUS, GARDES

 

ULYSSE.

C’est mon amour, Seigneur, qui me fait vous chercher,

Pour vous dire un secret qui saura vous toucher,

Oui, j’espère des Grecs apaiser la colère,

Et vous rendre bientôt et le fils et la mère,

Un secret intérêt de gloire et de grandeur,

M’avoir fait balancer l’intérêt de mon cœur.

Mais cet amour enfin l’emporte fur ma gloire,

Le péril est pressant, et vous m’en pouvez croire,

Puisque je suis contraint redoutant leur courroux,

De faire un premier pas que j’attendais de vous.

Seigneur, à notre amour immolons notre haine,

Je sauve Astyanax, conservez Polyxène,

Je l’avoue à regret, mes funestes discours,

N’avoient que trop armé les Grecs contre ses jours

Pour les fléchir, usons d’un nouvel artifice,

Feignons de les mener l’un et l’autre au supplice,

J’ai feint de consentir à la mort du Troyen,

Et leur accorde tout pour ne leur donner rien,

Mais enfin aujourd’hui quand tout cède à la crainte,

Il faut les éblouir par cette juste feinte,

J’ai gagné des soldats qui sauront murmurer,

On verra tout frémir, tout plaindre et soupirer :

Et j’espère, Seigneur, en ce moment funeste,

Que ceux qui sont gagnés entraîneront le reste.

Feignons donc d’accomplir la volonté du sort

Pour leur sauver le jour menons les à la mort,

Ne craignons point ici d’augmenter leurs alarmes,

C’est par là que les Grecs attendris par des larmes

Pourront à la pitié le réconcilier

Et se joignant à nous viendront les essuyer.

PYRRHUS.

J’approuve ce dessein, il faut vous satisfaire,

Il faut fléchir les Grecs et l’ombre de mon père,

Courons les attendrir d’un spectacle nouveau,

On verra Polyxène aux pieds de son tombeau

Mais je vois avancer la Princesse et sa mère,

À Lycus.

Prends soin de la conduire au tombeau de mon père ;

Elle croit que l’on doit la mener à la mort,

Mais allons, s’il se peut, faire changer son sort. 

 

 

Scène III

 

HÉCUBE, POLYXÈNE, LYCUS, GARDES

 

HÉCUBE.

Ou voulez-vous aller, Princesse infortunée ?

POLYXÈNE.

Madame, il faut subir ma triste destinée,

Je ne puis soutenir vos regards ni vos pleurs

Et ma juste douleur s’accroît par vos douleurs,

Achille veut mon sang, il faut le satisfaire,

Je vais rejoindre Hector, Antênor, et mon père,

Vous voyez qu’on m’attend, vous devez consentir

En essuyant vos pleurs à me laisser partir.

LYCUS.

J’ai de Pyrrhus, Madame, ordre de vous conduire ;

Bientôt de ses desseins il saura vous instruire ;

Mais, Madame, espérez...

HÉCUBE.

Ah ! je n’espère plus

Et je ne vois que trop le dessein de Pyrrhus,

Il nous fuit, il n’a pu soutenir tant d’alarmes,

Tout barbare qu’il est il craint encor nos larmes,

Quand d’un soin si cruel il charge des soldats,

Ma fille, je le vois, l’on vous mène au trépas,

Sans doute pour venger un crime par un crime,

Pyrrhus du fils d’Hector vous fera la victime ;

J’espérais que du moins en mourant en ces lieux,

Quelqu’un de mes enfants me fermerait les yeux,

Moi, qui depuis longtemps dus mourir la première,

Mais je les ferme hélas ! à ma famille entière,

Et la mort qui me fuit et cherche mes enfants,

Les va tous moissonner en la fleur de leurs ans.

POLYXÈNE.

Nous allons occuper toute la renommée,

Une fille, un enfant vont combattre une armée,

Et ne voyez-vous pas qu’un acte si cruel,

Fait tomber sur les Grecs un opprobre éternel ?

Le fils d’Hector et moi malgré notre faiblesse,

Nous allons venger Troie et combattre la Grèce,

Venger Hector d’Achille, et tous deux triomphants,

Effacer en un jour la gloire de dix ans,

Laissez, laissez aux Grecs contenter leur envie,

Et souffrez être regret qu’il m’en coute la vie,

Quand fouillant leurs hauts faits par cette lâcheté,

Il leur en va couter leur immortalité.

Adieu, Madame.

 

 

Scène IV

 

HÉCUBE, CREISE, GARDES

 

HÉCUBE.

Hélas ! pourrais-je lui survivre,

Pourquoi m’empêchez-vous de mourir, de la suivre ?

Que vais-je faire ? Ah Dieux ! contre nous animés :

Dieux ! que j’ai tant de fois vainement réclamés,

Pour comble de douleur, de rage, et d’infortune,

Au milieu de cent morts n’en puis-je trouver une ?

Et toi mort qui me vois en bute à tant de traits,

Pourquoi sans me frapper m’approcher de si près ?

Pour tes fameux Autels suis-je une indigne proie ?

Tu me fis respecter par la flamme de Troie ?

Mon époux, mes enfants, avide tu poursuis,

Moi seule je te cherche et toi seule me fuis,

Et me laisses le jour par ta pitié cruelle

Pour me faire souffrir une mort immortelle ?

 

 

Scène V

 

HÉSIONE, HÉCUBE, CREISE, GARDES

 

HÉSIONE.

Non, Madame, espérez que les Dieux adoucis,

Vont sauver par Ulysse Andromaque et son fils ;

D’abord les yeux remplis d’une feinte colère,

Lui-même il est venu l’arracher à sa mère.

Car les pleurs d’Andromaque avaient eu le pouvoir,

D’obtenir des soldats la douceur de le voir ;

Mais rassurant tout bas et le fils et la mère,

Je ferai honte aux Grecs d’un dessein sanguinaire :

(A-t-il dit) et vos maux seront bientôt finis,

Madame, laissez-moi conduire votre fils ;

Alors le fils d’Hector dédaignant de l’entendre,

Marche ; et semble rougir d’avoir eu l’âme tendre,

Et honteux pour sa mère en ces derniers moments,

Il la quitte et s’arrache à ses embrassements,

Les Grecs en sont touchés, et bientôt l’on espère,

Qu’ils sauront rétracter un arrêt si sévère.

HÉCUBE.

Hésione, mon cœur commence à respirer,

Ulysse... mais hélas ! qui me fait soupirer ?

Un noir pressentiment que mon trouble m’envoie,

Efface en un instant cette naissante joie,

Tu me dois rassurer, cependant malgré moi,

Un mouvement secret redouble mon effroi,

Tu dois par tes discours dissiper mes alarmes,

Et je sens malgré moi qu’il m’échappe des larmes,

Tout mon sang s’en émeut, tout mon corps en frémit,

Mon âme en est troublée et mon cœur en gémir,

Et je sentis ainsi par de funestes vues,

Quand mon Hector mourut mes entrailles émues.

 

 

Scène V

 

THRASILE, HÉCUBE, HÉSIONE, CREISE, GARDES

 

HÉCUBE.

Ah ! Thrasile y apprends moi le sort de mes enfants,

Dieux ! que dois-je juger des pleurs que tu répands,

Que sont-ils devenus, Thrasile ?

THRASILE.

Hélas ! Madame,

Par ce triste récit j’accablerai votre âme,

Épargnez-vous...

HÉCUBE.

Non, parle, et redouble mes maux,

Mon esprit n’est rempli que de morts, de tombeaux

Et dans la triste horreur du chagrin qui me ronge,

Il faut dans mes douleurs que mon âme se plonge ;

Parle, je te l’ordonne.

THRASILE.

Il faut vous contenter,

Vous savez ce qu’Ulysse avait voulu tenter,

Mais hélas ! vos enfants bravant son artifice,

Ont trompé la pitié de Pyrrhus et d’Ulysse,

Ils avaient résolu de les sauver tous deux,

Mais le destin de Troie est plus fort que nos vœux.

D’abord Ulysse a feint pour contenter l’armée,

Qui contre Astyanax paraissait animée

De consentit lui-même à l’arrêt de sa mort ;

Aussitôt les soldats environnent le port,

On y court ; vous savez que sur les bords du Xante,

Reste encore une tour qui fît notre épouvante,

Qui superbe jadis et maîtrisant les eaux ;

Nous lançait mille feux pour brûler nos Vaisseaux,

Et que non loin du pied de ce roc inutile,

Est le tombeau d’Hector et le tombeau d’Achille,

Là chacun court en foule et les soldats pressés,

Paraissent dans ces lieux l’un sur l’autre entassés.

Alors le fils d’Hector d’un visage intrépide,

Monte si haut de la tour où mon Maître le guide ;

Une noble fierté qui brille dans ses yeux,

Lui fait lancer sur nous des regards furieux ;

Et chacun reconnaît à ce grand caractère, 

Qu’il a bien moins les traits que le cœur de son père,

Des hommes et des Dieux il dédaigne l’appui,

Il se tait, mais hélas ! son front parle pour lui.

Et l’on voit d’un enfant la ferme contenance,

Ébranler tout un camp par sa noble assurance ;

On l’admire, on le plaint, lorsque de toutes parts

Un tumulte confus attire nos regards,

Un spectacle nouveau qui paraît dans la plaine,

Offre à nos yeux Pyrrhus suivi de Polyxène.

HÉCUBE.

Justes Dieux ! mais achève, et ne tiens pas longtemps,

Mon esprit inquiet et mon âme en suspens.

THRASILE.

Oui, Madame, Pyrrhus d’accord avecque Ulysse,

Pour attendrir le camp d’un double sacrifice,

pour fléchir son père aux pieds de son tombeau,

S’y place, et donne aux Grecs ce spectacle nouveau.

Tout le monde aussitôt tourne les yeux sur elle ;

Jamais on ne la vit plus fière ni plus belle,

Une fierté modeste, une noble pudeur,

Une démarche libre, un air plein de grandeur,

Et surtout, la jeunesse où brillaient milles charmes,

Nous frappe, nous émeut et nous rire des larmes :

Mais lorsque tout le camp pleure et craint son trépas,

Elle est seule insensible et ne le pleure pas.

Le plus ferme pâtit regardant Polyxène,

Une soudaine horreur le répand dans la plaine ;

Pyrrhus est interdit, Ulysse est étonné,

Un prompt silence règne en ce camp mutiné,

Et les Grecs à leur front honteux de tant de crimes :

De sacrificateurs paraissent les victimes.

Mais enfin on murmure, Ulysse veut parler,

Le fils d’Hector qui croit que l’on veut l’immoler,

Regardant fièrement ce peuple qu’il méprise,

S’élance de la tour et lui-même se brise.

HÉCUBE.

Dieux cruels ! c’est donc vous qui l’avez condamné ?

THRASILE.

Lors Pyrrhus furieux par l’amour entrainé,

Qui croit le fils d’Hector renversé par Ulysse,

Sur Polyxène veut en punir l’artifice,

Et tout plein de fureur met l’épée à la main :

Elle, être s’ébranler lui présente le sein,

Pyrrhus à cet objet laissant tomber ses armes,

Loin de verser du sang ne verse que des larmes.

La mort (a-t-elle dit) ne me fait point d’effroi,

Frappe, mais je serai moins timide que toi,

Je mourrai libre. Alors d’une vitesse extrême,

Elle lève l’épée et s’en frappe elle-même,

Elle tombe, et le coup qui lui perce le cœur,

Frappe celui des Grecs d’une juste douleur,

Son sang qui rejaillit sur la tombe homicide,

Est bientôt englouti par une cendre avide,

Et Pyrrhus attendri de son funeste sort,

Madame, autant que vous est touché de la mort.

HÉCUBE.

Qui dois-je regretter de toute ma famille ?

Dois-je pleurer mon fils ? dois-je pleurer ma fille ?

Mon pays, mon Hector, mes enfants, mon époux,

Non, non, mes justes pleurs ne seront point pour vous ;

Je les dois à moi seule en ce moment funeste,

Et je ne dois pleurer que du jour qui me reste.

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