La Sentinelle (Adolphe D'ENNERY - Gustave LEMOINE)

Comédie mêlée de chants en un acte.

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le théâtre de la Gaîté,  le 14 mai 1837.

 

Personnages

 

MÈRE ANTOINE, cabaretière

ROSE, orpheline

ANTOINE, sergent de la garde impériale, d’abord sous le nom de BEL-AMOUR

GRAIN-D’ÉPI, garçon du cabaret

BADUREAU, conscrit

CAPRON, conscrit

BLAIREAU, conscrit

UN NOTAIRE

GRAIN-D’ORGE

PAYSANS

PAYSANNES

 

L’action se passe dans un village du pays de Caux, sous l’empire.

 

Le théâtre représente l’intérieur de la mère Antoine, dont le cabaret donne sur la place. Portes latérales. Au fond, porte rustique, et, de chaque côté, grandes croisées vitrées. Grand fauteuil, rouet, table, buffet. Portrait de paysan, placé au-dessus de la porte, en face du public.

 

 

Scène première

 

MÈRE ANTOINE, sortant de sa chambre à gauche, sa béquille à la main, prête l’oreille

 

Hein ?... qui va là ?... personne !... c’est égal... c’est aujourd’hui fête au village... c’est le jour où les conscrits vont tirer à la milice, l’amoureux donnera sous... prétexte de venir boire à la santé de l’empereur, plus d’un galant va venir rôder dans mon cabaret... sentinelle, prenez garde à vous !...

Elle relève sa béquille qu’elle porte militairement.

Et dire que, depuis bientôt huit ans, je suis là, en faction...

Montrant la chambre de Rose.

Auprès d’une jeune fille que je garde pour mon pauvre Antoine qui est à l’armée, et c’est que plus ça va, plus le service devient difficile... ils en veulent tous, les coquins ! j’ai beau leur dire, comme au conseil de révision, qu’elle est bancale et tortue... ils voyent bien qu’elle est ben droite et ben plantée !... pour lors, j’ lui défends la toilette et les rubans... mais je ne sais pas comment elle fait, avec un rien, elle est jolie comme un amour, et maligne !... Ah !

Air de la Tourière (Mlle Louisa Puget).

J’aimerais mieux, quand j’y pense,
Servir éternellement
Dans un régiment de France,
Qu’un jour ici seulement.
Avec moi toujours en garde,
Il n’est pas d’espiègles tours
Que l’ennemi que je garde
Ne me fasse tous les jours.
Malgré sentinelle et béquille,
Malgré grilles et verrous,
Quand il tenté une jeune fille,
Le diable est plus malin que nous.

Si, par un destin prospère,
J’obtiens la paix au-dedans,
Pour recommencer la guerre,
Au dehors j’ai les galants ;
Pour me prouver sa tendresse,
L’un dit qu’il perd la raison...
L’autre, pour voir sa maîtresse.
Dit qu’il brûl’ra ma maison...
Malgré sentinelle et béquilles,
Malgré grilles et verrous,
Les galants, les jeunes filles
Sont toujours plus malins que nous.

Ah ! c’est fini, je n’arriverai jamais au bout de mes huit ans !... avec ça, que ça me fend le cœur quand il faut que je la prive !... que je la tarabuste !... je l’aime tant ! je voudrais tant la voir heureuse !... il y a des moments ou quand je la vois pleurer, ah ! ma foi je suis prête à désalter, à passer à l’ennemi !...

Avec indignation.

Passer à l’ennemi !... quelle indignité !... et mon pauvre Antoine donc ! pendant qu’il veille là-bas, au salut de l’Empire, c’est bien le moins que je veille ici, au salut de son...

Se reprenant.

Que je préserve son front de... ah !... ah !... pauvre garçon !... ça le défigurerait trop !

On entend Rose chanter la ritournelle de l’air.

Eh ! mais, je ne me trompe pas...

Elle écoute.

C’est Rose !... elle est ben éveillée à c’ matin... qu’est-ce qu’il y a donc ?... sentinelle, prenez garde à vous !...

Elle relève sa béquille et se cache un peu en ouvrant la porte du fond.

 

 

Scène II

 

MÈRE ANTOINE, ROSE sort de sa chambre à droite, en costume de Cauchoise élégante

 

Rose court au miroir et chante en se mirant, sans voir mère Antoine.

ROSE.

Air : Il est, dit-on, un beau jeune homme (L’Ambassadrice).

C’est aujourd’hui fête au village ;
Pour me parer en ce beau jour,
J’ai mis mon plus joli corsage,
Et ma toilette est un amour !
Ah ! ah ! que je suis jolie !...
Jamais de la vie
Je n’eus tant envie
D’avoir
Un miroir.
Comme je vais plaire ! (bis.)
Je veux, je l’espère,
De toutes façons
Dépiter les filles
Jusqu’aux plus gentilles ; (bis.)
Et, si nous dansons,
Faire des conquêtes
Et tourner les têtes, (bis.)
De tous les garçons.
Oui, j’en ai l’espoir, (bis.)
On fera, ce soir,
Cercle pour me voir.
Oui, j’en ai l’espoir, (bis.)
On viendra ce soir.
Car je suis bonne... à voir !
Si quelqu’un m’invite à la danse,
J’accepte d’un air gracieux,
En lui faisant la révérence...

Elle fait une révérence, puis se reprenant.

Non... il vaut miens baisser les yeux,

MÈRE ANTOINE, se montrant.

Oui-dà !

ROSE.

Tiens, vous étiez là !

Reprise de l’air.

À mère Antoine.

Suis-je bien jolie ?
Jamais de la vie, etc.

MÈRE ANTOINE.

Hum !... coquette !...

ROSE.

Coquette !... quel mal y a-t-il à ça ?... toutes les femmes le sont.

MÈRE ANTOINE, vivement.

Comment, toutes les femmes ?...

ROSE, effrayée.

Excepté vous, mère Antoine...

Riant.

Qui ne l’êtes plus...

D’un ton câlin.

Mais si vous vouliez avoir un peu de mémoire, vous ne me rendriez pas si malheureuse.

MÈRE ANTOINE.

Malheureuse ?... mais qu’est-ce qui te manque ici ?... est-ce que t’es pas heureuse comme une reine avec moi ?... est-ce que je ne fais pas tout ce que je peux pour te distraire, pour te divertir, pour t’amuser ?...

ROSE.

Joliment !... je me distrais à filer du matin au soir, je me divertis beaucoup à battre le beurre, et je m’amuse infiniment à tricoter des bas de laine...

À part.

Et puis, à lire les lettres du fils Antoine...

MÈRE ANTOINE.

Vaudrait peut-être mieux laisser mademoiselle aller à la danse, pour se faire regarder, admirer, et finir par avoir un amoureux ?...

ROSE.

Un ?... oh ! non, mais deux, mais trois, mais quatre !...

MÈRE ANTOINE.

Quatre amoureux !... ciel de Dieu !... et qu’est-ce que tu veux donc en faire ?...

ROSE.

Oh ! j’en suis pas embarrassée !... d’abord, on en a deux qui vous suivent partout, qui sont rivaux et se disputent votre cœur... qui n’est ni pour l’un, ni pour l’autre.

MÈRE ANTOINE.

Oui-dà !...

ROSE.

Ceux-là, on les fait aller, c’est amusant !

MÈRE ANTOINE, à part.

C’est bon à savoir !

ROSE.

Après, arrive celui qui vous suit aussi, mais des yeux seulement, qui devient tout rouge dès qu’il vous voit venir, et tout pâle dès que vous partez... et qui soupire !... et qui soupire !... Ah ! pauvre garçon !

MÈRE ANTOINE, inquiète.

Et... celui-là... on l’aime ?...

ROSE, la prenant par le bras, et en confidence.

Celui-là... on se moque de lui !

Elle rit ; mère Antoine est stupéfaite.

Celui qu’on aime, mère Antoine, c’est un bon gars qui n’a peur de rien, qui se rit des verrous, des grilles, et...

Regardant la canne.

et puis des béquilles ; saute par-dessus les murs, monte à l’escalade, au risque de se casser le cou vingt fois, et tout cela souvent pour un sourire... un regard... un baiser !

MÈRE ANTOINE, vivement.

Comment un baiser !... et son nom à celui-là ?...

ROSE.

Son nom ?...

Air : Le nom de celui...

Le nom de celui qu’elle aime,
Fille le cache en son cœur,
Nul ne le sait qu’elle-même,
C’est son secret, son bonheur !...
Il est là (bis.) dans son cœur,
Son secret, son bonheur !
À dix-huit ans, une fillette
Fait toujours choix d’un amoureux ;
Son nom, qu’elle dit en cachette,
Est toujours le plus gracieux.
Moi, je veux le taire à la brise.
La brise peut le murmurer ;
À l’écho, de peur de surprise,
L’écho pourrit le soupirer.

MÈRE ANTOINE, parlé.

Et moi, je veux le savoir, mademoiselle !...

ROSE, avec chaleur.

Le nom de celui que j’aime,
Mon seul bien, mon seul trésor,
Ce doux nom, bonheur suprême...

Baissant les yeux.

Hélas ! je l’ignore encor.
Oui, ce nom qui doit plaire à mon cœur,
Je l’attends, je l’attends, par malheur.

MÈRE ANTOINE, à part.

Ouf !... je respire !

ROSE.

Il ne me manque plus que le quatrième.

MÈRE ANTOINE, à part.

Il ne lui manque que plus le quatrième !

Haut.

Mais dis-moi un peu qu’est-ce qui t’a appris tout ça.

ROSE.

Personne !... ça m’est venu tout seul, ça vient toujours tout seul.

Elle range.

MÈRE ANTOINE, à part.

Quatre amoureux !... dans mon temps j’en avais deux... je crois même que j’en avais trois... oui, oui, j’en avais trois !... mais quatre !... quatre !... quelle horreur !... oh ! c’est fini, si mon pauvre Antoine n’arrive pas, moi je n’arriverai jamais au bout de mes huit ans !...

Avec force.

Désormais, excepté Grain-d’Épi, mon garçon de cabaret ; je ne veux plus qu’un seul mette le pied ici !

ROSE.

Ça commence bien, en voilà quatre.

 

 

Scène III

 

MÈRE ANTOINE, ROSE, BADUREAU, CAPRON, BLAIREAU, GRAIN-D’ORGE, tous un bouquet à la main

 

TOUS QUATRE.

Air du Postillon.

Mère Antoine, c’est votre fête,
En ce beau jour,
Permettez qu’on vous la souhaite,
Avec amour.

BADUREAU, à Rose.

Pour vous, belle Rose,
Mon bouquet fleuri.

CAPRON, à Rose.

Pour vous cette rose.

BLAIREAU, à mère Antoine.

Pour vous ce souci.

TOUS QUATRE.

Mère Antoine, c’est votre fête, etc.

BADUREAU, saluant Rose.

Bonjour, mère Antoine.

CAPRON, même jeu.

Serviteur, mère Antoine.

BLAIREAU, même jeu.

Comment que ça va, mère Antoine ?...

MÈRE ANTOINE, les éloignant.

Mère Antoine !... mère Antoine !... je sais mon nom !... qu’est-ce que vous me voulez ?

BADUREAU.

Nous venons vous le rappeler.

ROSE.

Lui rappeler son nom !

Les paysans se rapprochent de Rose.

BADUREAU.

Et oui, puisque c’est aujourd’hui la respectable Antoine !

ROSE.

Comment ! c’est votre fête ! mère Antoine !... ah quel bonheur, comme nous allons nous amuser ! vot’ servante, M. Capron, bonjour M. Badureau !

Elle leur fait des révérences.

MÈRE ANTOINE, la contrefaisant.

Vot’ servante, M. Capron, bonjour M. Badureau... ta, ta, ta... c’est bon... c’est bon ?...

CAPRON, à Rose, en tournant le dos à mère Antoine.

Mère Antoine, nous avons profité de l’occasion, pour vous saluer.

MÈRE ANTOINE, le prenant par le bras.

Me saluer, en me tournant le dos !... à présent que tu m’as saluée, toi, décampe !

Elle le reconduit par le bras.

BADUREAU, à Rose.

Une bonne fête... une bonne santé, mère Antoine... tout ce que votre cœur peut désirer.

MÈRE ANTOINE.

Mon cœur ne désire qu’une chose, c’est de vous voir à tous les diables !

Elle le reconduit par l’oreille.

CAPRON, qui est rentré pendant ce temps, vite et bas.

Mam’selle Rose, est-ce qu’on ne vous voira pas à c’ soir ?

ROSE, bas à Capron.

Aux grands marronniers...

CAPRON, bas.

Compris !

Il s’esquive.

ROSE, à Badureau qui revient.

À l’autre bout du village.

BADUREAU, bas.

Fameux !

Il s’esquive.

CAPRON, revient.

Quelle heure ?

ROSE, appuyant à Capron.

Huit heures précises !

CAPRON.

Compris !

Il se sauve.

ROSE, appuyant à Badureau qui revient.

Huit heures précises !

BADUREAU.

Fameux !

Il se sauve.

ROSE, à part.

Va-t’en voir s’ils viennent, Jean.

Voyant Blaireau.

Ah ! voilà mon petit muet... voyons s’il parlera cette fois...

GRAIN-D’ORGE, s’approche les yeux baissés et pousse un gros soupir.

Ouf !...

ROSE, à part.

J’en étais sûre.

MÈRE ANTOINE, rentrant.

Comment, encore là !... attends, attends, grand vaurien !...

Grain-d’Orge se sauve.

TOUS LES PAYSANS.

Mère Antoine, c’est votre fête, etc.

Ils s’en vont en chantant toujours ; elle leur jette leurs bouquets à la tête, et disparaît avec eux.

 

 

Scène IV

 

ROSE, un moment seule, puis MÈRE ANTOINE

 

ROSE.

Est-elle féroce ! l’est-elle ! oh ! si j’avais su ça, je ne serais pas venue demeurer avec elle, à la mort de ma pauvre mère, j’aurais dû me douter qu’elle était méchante ! la femme d’un sapeur, et qui a de la barbe au menton, comme son mari...

MÈRE ANTOINE, rentrant, tombe, essoufflée, sur son grand fauteuil, à part.

Les garnements !... m’ont-ils fait courir !... ils m’ont essoufflé ma pauvre rate !... oh ! c’est fini, c’est fini, je n’arriverai jamais au bout de mes huit ans !...

À part en voyant Rose qui fait semblant de pleurer.

Bon ! v’là encore que je lui ai fait de la peine ! ça l’aurait amusée c’te jeunesse d’aller danser avec eux... à son âge ! c’est ben naturel ! ah ! ben oui, mais mon fils avant tout, mon fils avant tout...

Haut et d’une voix douce.

Rose !...

ROSE.

Mère Antoine.

MÈRE ANTOINE, très aimable.

Viens donc ici, près de moi.

ROSE, à part.

Ah ! v’là sa quinte passée !

Haut.

Mère Antoine, il faut que je batte le beurre.

MÈRE ANTOINE.

Du tout, du tout, ça pourrait te fatiguer, je veux pas... d’ailleurs, c’est pas un jour comme un autre, aujourd’hui... la Saint-Antoine ! qu’est-ce que nous pourrions donc faire, pour t’égayer un peu ?

ROSE.

M’égayer !

À part.

Décidément elle est malade.

MÈRE.ANTOINE.

Voyons, il faut faire des folies... j’y suis... nous allons lire la dernière lettre de mon fils, de mon Antoine.

ROSE.

Ah ! oui, la dernière d’y a quatre ans...

Bâillant.

Ce sera bien divertissant.

MÈRE ANTOINE.

La voilà !

Elle fouille dans ses poches.

Ah ! mon Dieu !

ROSE.

Quoi donc ?

MÈRE ANTOINE.

Et mes lunettes ?... où sont donc mes lunettes ?

ROSE, froidement.

Cassées, mère Antoine, cassées.

MÈRE ANTOINE.

Comment, cassées !

ROSE.

Oui, je les ai trouvées ce matin... une moitié dans votre chambre, et l’autre dans la mienne.

Elles se lèvent.

MÈRE ANTOINE.

Air : Fers le temple de l’hymen.

Sans lunettes, c’est affreux !
Me voilà, pour la journée...
À ne rien voir, condamnée.

ROSE, à part.

C’est bien là ce que je veux !

Haut.

Allons donc, vous voulez rire.

MÈRE ANTOINE, essayant.

Non vraiment... je ne puis lire.

ROSE, de loin.

Essayez donc de me dire
Ce que je fais...

Elle lui en ratisse.

MÈRE ANTOINE.

Tu n’f ais rien.

ROSE, même jeu.

Quoi ! rien du tout, bonne mère ?

MÈRE ANTOINE.

Rien, comme à ton ordinaire.

ROSE, sautant et avec joie.

Ah ! que vous y voyez bien !

D’ailleurs, depuis le temps, vous devez la savoir par cœur, votre lettre ! c’est pas la première fois que nous la lisons, entendez-vous, mère Antoine, c’est pas la première...

MÈRE ANTOINE, s’asseyant.

C’est égal, j’aime toujours mieux la lire... il me semble que c’est lui qui me parle.

ROSE, venant s’asseoir près d’elle.

Faut avouer que vous l’aimez joliment votre Antoine ?

MÈRE ANTOINE.

Si je l’aime !... mon enfant !... si bon !... si gentil !... pas vrai, Rose, qu’il était beau, mon Antoine ?

ROSE.

Ah ! ma fine ! je ne me le rappelle ni de profil, ni de trois quarts, depuis le temps...

MÈRE ANTOINE, avec colère et frappant de sa canne.

Comment, tu ne te souviens pas de mon enfant ?

ROSE, effrayée.

Si, si, je m’en souviens ! un p’tit !

MÈRE ANTOINE, brusquement.

Mais non, un grand !

ROSE, vivement.

C’est ça, c’est ça... un grand, avec de beaux cheveux noirs...

MÈRE ANTOINE, avec impatience.

Mais non, un grand blond !...

ROSE, vivement.

C’est ça... c’est ça... un grand blond, avec de beaux cheveux noirs ?

MÈRE ANTOINE.

Mais non, mais non...

ROSE.

Ah ! je me le rappelle à présent, un petit doux !

MÈRE ANTOINE, joyeuse.

C’est ça...

ROSE.

Et qui avait pas plus de barbe au menton qu’une femme !...

Elle regarde sous le nez la mère Antoine, et dit en se reprenant.

Qu’une jeune !... qu’une jeune !...

MÈRE ANTOINE, se levant.

Tiens, je vais aller décrocher son portrait... In vas voir ses petites joues rosées et ses jolis cheveux...

ROSE, à part.

Couleur carotte, j’aime pas les rouges !

 

 

Scène V

 

ROSE, MÈRE ANTOINE, GRAIN-D’ÉPI, entr’ouvrant la porte du fond

 

GRAIN-D’ÉPI.

Mère Antoine !

MÈRE ANTOINE.

Après.

GRAIN-D’ÉPI.

Dites donc, c’est pas maladroit tout de même, on vient de tirer à la milice ; sur 420, j’ai extrait avec grâce le 402.

MÈRE ANTOINE.

Tant mieux pour toi, mon garçon !

GRAIN-D’ÉPI.

Badureau part, Capron part, Blaireau part...

ROSE, à part.

Ah ! mon Dieu ! tous mes amoureux.

GRAIN-D’ÉPI.

Tout le monde part... heureusement que je reste... la race des bels hommes ne s’éteindra pas dans le village.

VOIX, dans l’intérieur.

À boire !... à boire !...

GRAIN-D’ÉPI.

Voilà !... voilà !...

MÈRE ANTOINE.

Qu’est-ce qu’y a encore ?

GRAIN-D’ÉPI.

Ah ! j’oubliais... c’est les conscrits qui boivent en bas, et qui ne veulent pas s’en aller.

MÈRE ANTOINE.

Et pourquoi ?

GRAIN-D’ÉPI.

Ils disent comme ça qu’ils aiment mieux payer à mam’selle Rose.

ROSE, vivement.

J’y vas.

MÈRE ANTOINE, l’arrêtant.

Du tout, j’ veux pas... j’aime mieux y aller moi-même.

ROSE.

Mais c’est pas la même chose... mère Antoine, c’est pas la même chose.

MÈRE ANTOINE.

Reste, que j’ te dis !...

À part, sur le devant de la scène.

Elle pourrait recevoir plus que je ne veux.

GRAIN-D’ÉPI, à part.

A-t-elle de la probité c’te femme là... J’ vas donner à manger à mon serin.

VOIX, dans l’intérieur.

À boire ! à boire !

Elle sort avec Grain-d’Épi par le fond.

 

 

Scène VI

 

ROSE, seule, et la contrefaisant

 

« Elle pourrait recevoir plus que je ne veux... » c’est pas à vous que j’ ferais du tort, toujours vieille digon !...

À la cantonade.

Digon ! digon ! digon ! digon !...

Redescendant la scène.

Elle n’est jamais de bonne humeur, que quand elle parle de son fils ; me le rabâche-t-elle assez son Antoine !... aussi, je l’ai pris en grippe... je peux pas le sentir !... et tous mes amoureux qui partent !...

Prenant son parti.

Ah ! ma foi, dans tout ça, il n’y en avait pas un qui me plaisait... des lourdauds, avec des mains !... des pieds !... qui ne savent que vous donner des tapes, avec un gros rire bête...

Riant niaisement.

Oh ! oh ! mam’selle Rose !...

Ton naturel.

Hé ben !... M. Badureau ?...

Air niais.

J’ai ben envie de vous bâiller une motte de tarre...

Ton naturel.

Une belle idée que vous avez là...

Même jeu.

Ou ben d’ vous jeter dans la marre. – Encore mieux... fi donc !... comment, il ne me tombera pas du ciel un mari !... un pauvre petit mari !... mon Dieu, je ne suis pas difficile, le premier venu, pourvu qu’il soit ben gentil... et puis qu’il me délivre de la mère Antoine,

Appuyant.

du fils Antoine et de tous les Antoine delà terre... et puis qu’il me laisse mettre mes grands bonnets de dentelle et mes petits jupons courts, et puis encore qu’il ne m’appelle pas vaniteuse, coquette, du matin au soir ! moi, coquette !... quelle injustice !

Air : Ah ! lorsqu’on est fille (Cheval de bronze).

On dit que je suis coquette,
Vraiment, je ne sais pourquoi ;
On me trouve gentillette,
Ce n’est pas ma faute à moi ;
Si, quand je parais à leurs yeux,
Les garçons sont amoureux,
C’est tant mieux !
Au bal, si de quelque danseur
Je fais palpiter le cœur,
Est-ce donc un grand malheur ?
Si d’une fille souvent
J’enlève en passant l’amant,
Ah ! c’est bien sans le vouloir,
Je l’enlève, sans le voir.
Non, je ne suis pas coquette,
Parce que chaque garçon
Admire ma main blanchette,
Et trouve mon pied mignon.
Mais c’est une bonne raison
Pour que jamais mon jupon
Ne se trouve par trop long,
Et qu’il fasse bien le rond.

Elle fait un fromage avec son jupon. Regardant par la fenêtre qui reste ouverte.

Tiens un militaire sur la route... oh ! le joli uniforme !... il s’arrête... on dirait qu’il me regarde... j’ai joliment bien fait de mettre mon beau déshabillé bleu !... vot’ servante, monsieur le militaire...

Elle fait des révérences.

Vot’ servante... ah ! le voilà qui s’éloigne... quel dommage !

Elle continue à faire des révérences en fredonnant.

On dit que je suis coquette.
Vraiment je ne sais pourquoi ;
Si je fais une conquête,
Ce n’est pas ma faute, à moi.

 

 

Scène VII

 

ROSE, GRAIN-D’ÉPI

 

GRAIN-D’ÉPI, à la cantonade avec humeur.

C’est bon !... c’est bon !... ah ! Dieu ! en dégoise-t-elle ! en dégoise-t-elle !

ROSE.

Qui donc ?

GRAIN-D’ÉPI, avec humeur jusqu’au mot : du bien.

Pardine ! mère Antoine donc, aux garçons qui boivent en bas, et sus vot’ compte encore !...

ROSE, indignée.

Sur moi ! par exemple ! et qu’est-ce qu’elle leur dit !

GRAIN-D’ÉPI.

Ah ! dam ! elle en dit long sans compter le large... à l’un, elle dit que vous êtes une coquette... une paresseuse... à l’autre, une vaniteuse... une bonne à rien !... est-ce que je sais, moi... elle a une émagination du diable, c’te femme là... elle est vraiment charmante à entendre causer... à Badureau et à Capron, elle a insinuais que vous les envoyais croquair le marmot à la danse, pour les faire valsaire.

ROSE, vivement.

Ah ! comme c’est faux !

GRAIN-D’ÉPI.

Et au petit Blaireau qui n’a qu’un œil... elle a inculquais que vous le trouviais louche.

ROSE, vivement.

Encore un qui ne pourra plus me regarder en face...

Frappant du pied avec colère.

Mais ce n’est pas vrai,

ce n’est pas vrai... vous le savez bien, vous, M. Grain-d’Épi.

GRAIN-D’ÉPI, froidement.

Moi, j’ sais pas... seulement y a une chose qui m’a paru un peu fabuleuse... un peu idéale !... elle m’a dit que vous me trouviez bête !... mais bête... comme un Limousin.

ROSE.

Ah ! Dieu de Dieu ! si on peut dire ça !

Elle fait semblant de pleurer.

GRAIN-D’ÉPI, vivement.

Ah ! ne vous chagrinais pas, allais ; je n’ l’ais pas cru.

ROSE, étonnée.

Ah !... vous vous croyez donc bien joli garçon ?

GRAIN-D’ÉPI, à part.

Je sais c’ que je vaux... je dois me connaître depuis le temps que je me fréquente.

Haut.

Ce qu’il y a sûr, voyez-vous, c’est qu’elle en a tant dit, tant dit sus vot’ compte, que vous iriez à la danse ce soir, que vous ne trouvereriez pas la moitié d’un danseur.

ROSE, pleurant.

La méchante femme !

GRAIN-D’ÉPI.

Jusqu’au père Chopard, qui est doué d’une jambe de bois et qui vous refuserait... il s’est mis sur ce pied-là !

ROSE.

Mais c’est une horreur !... cette femme-là m’empêchera de me marier, et je veux me marier, moi !... oui je le veux ; à la fin de ça, elle m’irrite, elle m’exaspère !... et je suis capable de faire un coup de désespoir.

Regardant Grain-d’Épi, comme une personne qui réfléchit.

Je suis capable...de faire... un coup... de désespoir !

GRAIN-D’ÉPI, la regardant aussi.

Tiens, qu’est-ce qu’alle à donc, à me faire des petits yeux comme ça ?

Air : Vos maris en Palestine.

Non, je ne puis plus attendre.
Puisqu’il dit qu’il est exempt,
Pour mari vaut mieux le prendre,
Que d’rester... en attendant,
Peut-être éternellement.
Mais, si fière et si coquette,
Moi l’aimer !... c’est que d’ici.
Je le trouve bien laid ainsi !...
Et puis, c’est qu’il est si bête !...
Ça f’ra p’t-être un bon mari.

ROSE, avec beaucoup d’amabilité.

M. Grain-d’Épi, pourquoi que vous n’allez pas danser ?

GRAIN-D’ÉPI, avec humeur.

J’ai pas l’humeur à la danse, j’ai un poids sur l’estomac !... j’aime mieux soupais.

ROSE, le contrefaisant.

« J’aime mieux soupais... » comme il est aimable !... eh bien, mettez-vous là !... vous allais soupais.

Elle va au buffet.

GRAIN-D’ÉPI, avec humeur.

Oui j’ai un poids... comment l’adjoint qui vient de me dire que je parlais si je n’avais pas un remplaçant... malgré mon superbe 402... sous le prétexte ridicule que le département est orné de 400 bossus.

Avec mépris.

Des bossus !... des intrigants !... qui font les plats pour ne pas partir !... faudra donc me séparer de mon serein !...

Air : Postillon de Longjumeau.

Je sais bien que, dessous les armes,
J’ brillerais avec agrément ;
On verrait s’ dessiner mes charmes
Sous l’habit du gouvernement ;
Je ferais plus d’une conquête,
La femme adore le guerrier.
Chacun s’écrirait : Ah ! c’te tête !
Quand mon chef aurait un laurier.
Oh ! oh ! oh ! oh !
Que j’ s’rais donc beau !
Sous la garance et le shako,
Ko, ko,
Oh ! oh ! oh ! oh !
Que j’ s’rais donc beau !
Je ferais un fameux coco !

Mais j’idolâtre ma patrie,
Et j’veux lui garder constamment
Ce nez, ces yeux, c’te main jolie,
Qui font son plus bel ornement,
De chaqu’ attrait de ma figure,
Je n’ veux pas revenir en deuil ;
Ces gueux d’ boulets ça défigure,
Ça crèv’ trois dents, ça casse un œil.
Oh ! oh ! oh ! oh !
Je s’rais trop beau
Sous l’uniforme et le shako !
Ko, ko,
Oh ! oh ! oh ! oh !
Je s’rais trop beau !
J’ reste au complet dans mon hameau.

Pendant ces couplets. Rose a été chercher du vin et a servi Grain-d’Épi.

ROSE.

Là !... tout est prêt, je vous ai servi moi-même ; n’est-ce pas que je suis gentille ?

GRAIN-D’ÉPI, s’attablant.

J’ sais pas.

ROSE, à part.

Butor !...

Elle s’assied en face de lui ; haut.

Ah ! c’est que je m’entends joliment aux soins du ménage, et puis je file... et puis je tricote...

GRAIN-D’ÉPI, mangeant.

Ah ! vous tricotez !... mais savez-vous alors que vous feriez une fameuse femme pour...

Il boit.

ROSE.

Pour ?...

GRAIN-D’ÉPI, posant son verre.

Pour mon ami Capron.

ROSE, à part.

L’imbécile !...

Câlinant.

Ah ! si j’avais un mari, comme je l’aimerais mon petit mari !... comme je le dorloterais !... comme je le soignerais, lui et nos petits enfants !...

GRAIN-D’ÉPI, vivement.

Vrai !... vous les aimez donc les mioches ?

ROSE.

À l’adoration !

GRAIN-D’ÉPI.

Comme c’est heureux !... mais alors vous conviendriez infiniment...

ROSE, vivement.

Je conviendrais ?...

GRAIN-D’ÉPI.

Au gros Thomas... un veuf... grevé de sept garçons !

ROSE, à part.

Malhonnête !... comme je le pincerais de bon cœur...

Haut.

Un veuf ! ah !... l’on peut trouver mieux, quand on a du bien !...

GRAIN-D’ÉPI, vivement et se levant.

Du bien ?... vous avez du bien ?...

ROSE, se levant.

Un fameux quartier de terre qui vaut au moins 1 500 francs.

GRAIN-D’ÉPI, vivement.

1 500 !...

À part.

V’là mon remplaçant !...

Haut.

mais alors c’est bien différent !... et vous feriez encore mieux l’affaire...

ROSE.

L’affaire ?...

GRAIN-D’ÉPI.

Et d’moi donc !

À part.

1 500 !... 1 500 !

ROSE, à part.

Allons donc ! on a bien de la peine à l’amener là...

Haut.

Mais vous disiez tout à l’heure que j’ conviendrais mieux à votre ami Capron.

GRAIN-D’ÉPI.

Bah ! bah ! il est trop jeune.

ROSE.

Au père Thomas...

GRAIN-D’ÉPI.

Il est trop vieux... et puis, dites donc... ses enfants sont tout faits... faut pas rougir pour ça.

Avec chaleur.

Combien qu’il a votre quartier de tarre ?

ROSE.

Un arpent, dix perches.

GRAIN-D’ÉPI, s’échauffant.

Tant que ça !... plus je vous écoute, et plus je vous aime... et la vieille a beau dire, si vous le voulez, je vous épouse par moi-même, comme tout Français le doit, devant la loi.

ROSE, avec joie.

Vous m’épousez.

GRAIN-D’ÉPI.

Aujourd’hui même...

Air de Fra-Diavolo.

Vous me plaisez comme cela,
Malgré votre coquetterie,
Oui, je vous trouve très jolie ;
Il ne faut pas rougir pour ça.

ROSE, à part.

Ah ! je le vois, il y viendra,
Il y viendra.
Redoublons de coquetterie.
Et demain, si je me marie,
La vieille mère enragera !
Enragera !

Ensemble.

GRAIN-D’ÉPI.

Vous me plaisez comme cela, etc.

ROSE.

Ah ! je le vois, il y viendra, etc.

GRAIN-D’ÉPI.

Eh bien ! est-c’ fait ?

ROSE, lui donnant la main.

Je n’ dis pas non.

GRAIN-D’ÉPI.

Alors je veux la moindre chose.
Votre bague, charmante Rose.

ROSE.

Mais pourquoi donc ma bague en plomb ?
Mais pourquoi donc ?

Elle la lui donne.

GRAIN-D’ÉPI.

Pour montrer à la vieille mère,
Et puis, en cas d’ refus lui faire
Lui fair’ les trois assommations.

Parlé et très vite.

Eh si elle refuse, hé ben, je vous enlève !...

ROSE, sautant de joie.

Vous m’enlevez... ah ! l’honnête homme !

GRAIN-D’ÉPI, très vite.

Les 1 500 francs, vos attraits, le quartier de terre... j’enlève tout !...

Il tombe à genoux et lui baise la main.

Reprise de l’ensemble

GRAIN-D’ÉPI.

Queu drôl’ d’effet !... ce que j’sens là,
Je ne l’ai senti de ma vie !...
En pressant cette main jolie

Montrant son cœur.

Son quartier d’ terr’ m’est resté là.

ROSE.

Oui, je le vois, il y viendra,
Redoublons de coquetterie ;

Montrant son cœur.

Et demain, si je me marie,
La vieille mère enragera !

À la fin du duo, Grain-d’Épi est aux genoux de Rose et lui baise les mains, lorsque Bel-Amour paraît.

 

 

Scène VIII

 

ROSE, GRAIN-D’ÉPI, BEL-AMOUR

 

BEL-AMOUR.

Ah bah !

ROSE.

Ah !...

Elle se sauve dans sa chambre.

GRAIN-D’ÉPI, à Rose.

Ne craignais rien... l’ quartier d’ terre et les 1 500 francs... faudra ben qu’alle les rende, la vieille !

BEL-AMOUR.

Hé ! l’ami ?

GRAIN-D’ÉPI, se relevant et s’essuyant les genoux.

Je n’ai pas le temps... je ne suis plus garçon ici.

BEL-AMOUR.

Mais dites-moi donc...

GRAIN-D’ÉPI, très vite.

Je vous dis que je suis mon bourgeois ! j’ai une femme !... 1 500 francs !... il ne me manque plus qu’un remplaçant !... êtes-vous remplaçant ?... non... alors, mon cher, vous êtes embêtant !... courons chez le notaire...

Il sort, en courant par le fond.

 

 

Scène IX

 

BEL-AMOUR, seul

 

Tout ce rôle doit être joué en troupier, il est en petite tenue de voyage.

Un remplaçant !... ça ne me regarde plus... assez causé... je sors d’en prendre... me voici donc de retour, après huit ans d’absence !... je vais revoir ma mère !... ma bonne mère !... et Rose que j’aimais tant, m’aura-t-elle attendu ? il y a quatre ans, elle n’était pas encore mariée !... mais en quatre ans, il se passe tant de choses !...

Avec jalousie.

qu’on ne sait pas... et qu’on voudrait bien savoir... pourtant rien n’est changé ici... voici le rouet de ma mère... là, son grand fauteuil plus loin...

Il aperçoit le portrait suspendu à la muraille.

Qu’est-ce que c’est que ça ?... fameuse croûte !... eh ! mais... oui, oui... le diable m’emporte !... c’est moi ?...

Riant.

Feu moi !... comment, voilà comme j’existais naguère !... voilà celui à qui les Géorgiennes et les Circassiennes du Caucase ont donné le surnom capricieux de Bel-Amour ! est-il laid !... bien sûr qu’ils ne me reconnaîtront jamais, si je n’écris pas sur mon chapeau : c’est moi, Antoine !... et mais, quelle idée !... je cherchais tout à l’heure un moyen de savoir ce qui s’était passé en mon absence... eh bien ! le voilà le moyen !... personne n’est prévenu, j’arrive dans mes foyers incognito, par un mouvement combiné, simultané ; on ne me reconnaît pas, à cause de cette balafre pleine de charmes et de huit ans de fréquentation avec les plus belles femmes de l’Europe, ce qui m’a donné un air d’aplomb un peu remarquable... je surprends mon monde à l’improviste... et enfoncé !...

MÈRE ANTOINE, dans l’intérieur.

Un militaire !...

BEL-AMOUR, écoutant.

La voilà ! je l’entends... c’est tout de même dur de ne pas sauter au cou de sa bonne mère, après huit ans... eh bien ! Bel-Amour, tu étoufferas un peu, mon garçon, voilà tout... et comme ça au moins tu sauras au juste...

 

 

Scène X

 

BEL-AMOUR, MÈRE ANTOINE

 

MÈRE ANTOINE, entrant par le fond.

Où est-il ?... où est-il donc ce militaire ?

BEL-AMOUR, à part.

Ah ! comme elle est changée, ma pauvre vieille !... allons, voilà le cœur qui me bat l’accéléré...

MÈRE ANTOINE, l’apercevant.

Ah ! le voilà... votre servante, monsieur le militaire.

BEL-AMOUR, à part.

J’en étais sûr, elle ne me reconnaît pas... la fréquentation des plus belles femmes...

MÈRE ANTOINE.

Seriez-vous par hasard, du régiment de mon fils ?

BEL-AMOUR, saisissant sa pensée.

De... de... son régiment ?... oui, oui, ma brave dame, vous voyez en moi son sergent ! son intime !

MÈRE ANTOINE.

Son sergent !... son intime... mais donnez-vous la peine de vous asseoir... de vous reposer...son sergent !... et lui, lui, mon fil ?, mon Antoine, il y a-t-il longtemps que vous l’avez quitté ?... où est-il ?... le reverrai-je bientôt ?

BEL-AMOUR, très ému.

Oui, oui, bonne mère... vous le reverrez bientôt.

MÈRE ANTOINE.

Je le reverrai !... il me reviendra ! mon fils, mon Antoine ! ah ! j’ai eu bien de la joie à sa naissance... mais j’en ai mille fois plus aujourd’hui... lui que je croyais perdu, il me semble que le bon Dieu me l’accorde une seconde fois.

BEL-AMOUR, à part.

Ah ! mais !... voilà que j’étouffe, moi !

MÈRE ANTOINE.

Mais pourquoi ne m’a-t-il pas écrit, depuis sa dernière lettre d’Allemagne ?... on écrit, monsieur, on écrit... et depuis quatre ans qu’il nous a oubliées...

BEL-AMOUR.

Ah ! dam ! écoutez donc, c’est qu’on l’avait aussi oublié, lui, et quand on a été quatre ans prisonnier au fond de la Sibérie...

MÈRE ANTOINE.

Au fond de la Sibérie !...

BEL-AMOUR.

Un amour de pays où les gilets de flanelle et les bonnets de soie noire ne sont pas intempestifs ; vous comprenez que par là la petite poste ne fait pas toujours exactement le service... mais s’il ne pouvait écrire, ça ne l’empêchait pas de penser à vous, souvent... toujours !...

MÈRE ANTOINE.

Comme moi à lui.

BEL-AMOUR.

Et quand nous avons touché le sol de notre belle France : mon sergent, qu’il m’a dis, puisque vous passez avant moi dans not’ village, allez donc voir ma mère ! vous lui direz que je ne suis pas encore mort, et vous verrez une femme superbe...

La mère Antoine se redresse.

Ah ! c’est que je suis fier d’elle ! voyez-vous...

Très ému.

Et quoiqu’elle ne soit pas riche, ma mère, c’est que je ne la changerais pas pour toutes les mères du monde !

MÈRE ANTOINE, pleurant.

Il a dit ça ?

BEL-AMOUR, à part.

Ah ! c’est fini... j’y tiens plus... il faut que je l’embrasse...

Haut et très vite.

Et puis, qu’il a ajouté, ça fait que vous l’embrasserez pour moi, car vous arriverez juste le jour de la fête.

À part.

Comme c’est adroit ! c’ que je dis là !

MÈRE ANTOINE, pleurant.

Ma fête... oui, oui, c’est ma fête !... le brave enfant !... il ne l’as pas oublié.

BEL-AMOUR, très ému et lui tendant les bras.

Et voulez-vous bien permettre, mame Antoine ?... voulez-vous que je vous embrasse, hein ?... pour moi, ça me fera diablement plaisir.

MÈRE ANTOINE, tendant ses joues sans l’embrasser.

De tout mon cœur !... monsieur le sergent.

Bel-Amour l’embrasse.

BEL-AMOUR, à part.

Ah !... que ça fait de bien d’embrasser sa mère, après huit ans ?...

Haut.

Mais j’ crois que vous pleurez ?

MÈRE ANTOINE, essuyant une larme.

Oui, oui, c’est que je pense à mon fils... et mais, vous aussi ?

BEL-AMOUR, même jeu.

Pardon, excuse !... c’est que je pense à ma mère !

MÈRE ANTOINE, essuyant ses yeux.

Ah ! ça mais je vous fais causer là... sans penser que vous avez besoin de repos...

Allant au fond.

Rose !...

Revenant.

Oh ! j’aurai bien soin de vous, allez ; et d’abord, il faut que vous buviez un verre de vin !... du bon, entendez-vous !... de celui que je ne vends pas... Rose !... Rose !...

BEL-AMOUR, à part.

Je vais donc la voir !

 

 

Scène XI

 

BEL-AMOUR, MÈRE ANTOINE, ROSE

 

ROSE.

Voilà, mère Antoine,

MÈRE ANTOINE.

Mais viens donc, viens donc vite !... un officier... le sergent de mon fils !...

BEL-AMOUR, stupéfait.

Eh ! mais, je ne me trompe pas !... c’est la petite de tout à l’heure !... la petite au jupon bleu !...

Avec humeur.

Eh ben, ça commence joliment ?

ROSE, allant à lui et très vite.

Voulez-vous ben permettre, monsieur le sergent, que je vous débarrasse de votre chapeau, que je vous débarrasse de votre sabre, que je vous débarrasse !...

MÈRE ANTOINE.

Eh ben, eh ben... de quoi que tu veux donc encore le débarrasser ?

Rose s’arrête déconcertée.

BEL-AMOUR, la regardant, à part.

Milzieux !... comme elle jolie !... j’ai diablement envie de l’embrasser aussi elle !

ROSE, à mère Antoine.

Ah ! le bel uniforme !

MÈRE ANTOINE.

Vraiment ! faut-il que je n’aie pas mes lunettes, pour voir l’uniforme de mon Antoine !

ROSE, bas à mère Antoine.

Dites donc, mère Antoine, il a au moins cinq pieds et demi, c’est ça un homme !... s’il était gentil, comme ça votre Antoine, je l’aimerais tout de suite.

MÈRE ANTOINE, brusquement.

Il est donc ben gentil, celui-là ?...

ROSE, bas.

Gentil comme tout !

MÈRE ANTOINE, à part et avec colère.

Hein ?... un bel homme !

ROSE, très vite.

Mais asseyez-vous donc, monsieur le sergent.

MÈRE ANTOINE.

Rose !

ROSE.

Qu’est-ce qu’il faut vous servir, monsieur le sergent ?...

MÈRE ANTOINE, plus fort.

Rose !

ROSE, sans l’entendre.

Vous ne repartez pas tout de suite, monsieur le sergent ?...

MÈRE ANTOINE, très fort, en frappant sa canne.

Rose ! Rose !

ROSE, accourant.

Voilà, mère Antoine, voilà ! qu’est-ce que vous me voulez donc ?

MÈRE ANTOINE, sèchement.

Je veux... va-t’en !

ROSE, étonnée.

Tiens, pourquoi donc ça ?

MÈRE ANTOINE, hors d’elle.

Va-t’en, que je te dis... je n’ai plus besoin de toi, sors !... sors vite ! ou... je ne te dis que ça.

Elle brandit sa béquille.

ROSE.

Ah ! mon Dieu, quelle colère ! on s’en va, on s’en va.

BEL-AMOUR.

Mais madame Antoine !...

MÈRE ANTOINE, brusquement.

Silence dans les rangs... ah !... ah !... c’est que je ne badine pas, moi !

ROSE, pleurant.

Dam... c’est pas ma faute... c’est vous qui m’avez appelée...

MÈRE ANTOINE, courant à elle.

Eh ben, tu pleures !... la v’là qui pleure... eh ben, oui, c’est moi, c’est moi qu’a tort ; allons, voyons, mon enfant, pleure pas, pleure pas, sois gentille... hein ?...

Elle lui caresse la joue.

ROSE, s’essuyant les yeux.

Oui, mère Antoine, je pleure plus... je peux rester, n’est-ce pas. ?...

MÈRE ANTOINE, brusquement.

Du tout... tu vas t’en aller et tout de suite.

À part.

Rester ! plus souvent... c’est peut-être ce coquin de quatrième.

ROSE.

Je m’en vais.

À part.

Mais je regarderai par le trou de la serrure.

Air : Échos de Musard.

MÈRE ANTOINE.

Allons, sors aussitôt.
Car tel est mon caprice ;
Il faut qu’un m’obéisse,
Sors et sans dire un mot.

BEL-AMOUR.

Eh quoi ! partir sitôt !
Il faut qu’elle obéisse ;
Mais, malgré son caprice,
Je saurai tout bientôt.

ROSE, à part.

Sortons sans dire un mot,
Il faut que j’obéisse ;
Mais, malgré son caprice,
J’entendrai tout bientôt.

Rose rentre dans sa chambre.

 

 

Scène XII

 

MÈRE ANTOINE, BEL-AMOUR, puis ROSE

 

Rose reparaît de temps en temps, en ouvrant sa porte.

BEL-AMOUR.

Mais pourquoi donc renvoyez-vous cette jeune... cette jeune femme ?

MÈRE ANTOINE, brusquement.

Cette jeune fille, vous voulez dire ?...

BEL-AMOUR, vivement.

Elle n’est donc pas mariée ?

MÈRE ANTOINE.

Eh bien, qu’est-ce que ça vous fait ?

BEL-AMOUR, étourdiment.

Ah ! quel bonheur !

MÈRE ANTOINE, à part.

Tiens !... comme il prend feu !... attends, attends, je vais te calmer... faisons lui un conte...

Haut.

Non, non, elle n’est pas mariée... et il y a de bonnes raisons...

BEL-AMOUR, avec curiosité.

Ah ! mais c’est étonnant !... car enfin, si vive, si jolie...

Avec jalousie.

Elle ne doit pas manquer d’amoureux... hein ?

ROSE, écoutant appuyée sur le fauteuil.

Il me trouve jolie, j’étais bien sûre que c’était un honnête homme.

MÈRE ANTOINE.

Non, non, les amoureux ne manquent pas, au contraire...

Appuyant.

Au contraire ! il passe tant de militaires dans notre village...

Plus bas et avec mystère.

Même qu’au passage du dix-septième léger, je vous dis ça, entre nous, elle a eu des fréquentations, à la danse, avec des musiciens... dont un tambour...

BEL-AMOUR, stupéfait.

Un tambour !...

ROSE, à part avec colère.

Ah ! quel mensonge !...

BEL-AMOUR.

Ça me résonne dans la poitrine !

MÈRE ANTOINE, avec chaleur.

Tout ce sait dans un village... et c’est ce qui fait qu’elle ne peut pas trouver de mari.

ROSE, à part avec colère.

Comment ! j’ ne peux pas trouver de mari !

Mère Antoine se retourne, Rose disparaît.

BEL-AMOUR, consterné, à part.

Ah ben, j’en apprends de belles !... un tambour !... la perfide !... la coquette !... ô Rose ! Rose ! tu me fais bien de la peine !...

MÈRE ANTOINE, riant sous cape.

Il est vexé le bel homme.

BEL-AMOUR, à part.

Allons, allons, je n’ai plus rien à faire ici... j’ai embrassé ma mère... elle est heureuse... v’là tout ce que je voulais... tantôt, c’t imbécile demandait un remplaçant... j’ vais le retrouver... un tambour !... ah ! c’est humiliant !...

Air : Vaudeville de l’Apothicaire.

Aimer un tambour, c’est affreux !
Ah ! quelle injure pour mon âme !...
Par quel talisman merveilleux
Le tambour charme-t-il la femme ?
À le chercher, en vérité.
C’est en vain qu’ici je me damne ;
Qu’a-t-il pour plaire à la beauté ?
Du bruit, du vent... et sa peau d’âne.

Avec rage.

Un tambour !... un tambour !...

Il sort.

MÈRE ANTOINE.

Maronne... maronne, bel homme !... ah ! tu es bel homme !... je t’apprendrai à...

En se retournant elle ne voit plus personne.

Eh ben !... il est parti !...

 

 

Scène XIII

 

ROSE, MÈRE ANTOINE

 

ROSE, entrant.

Parti ! qui donc ?

MÈRE ANTOINE.

Le militaire.

ROSE.

Comment ! le sergent, l’ami de votre fils ! vous l’avez renvoyé !

MÈRE ANTOINE.

C’était un mauvais sujet !

ROSE.

Qu’en savez-vous ?

MÈRE ANTOINE.

D’abord, il m’a demandé à boire.

ROSE.

Eh ben, s’il avait soif ?

MÈRE ANTOINE, froidement.

Du tout, il n’avait pas soif... et puis il fume... il jure !... ah !

ROSE, de plus en plus étonnée.

Il jure ?

MÈRE ANTOINE.

Tu n’étais pas là, tout à l’heure... il jurait que ça faisait trembler... le ciel en était offensé et mes oreilles aussi...

ROSE, à part.

En v’là de l’aplomb !

MÈRE ANTOINE.

Allons, bonsoir, Rose, voici la nuit ; tu vas ranger, et puis tu te coucheras.

ROSE.

Il était ben gentil, n’est-ce pas, mère Antoine ?

MÈRE ANTOINE, avec humeur.

Qui ça ?

ROSE.

Le sergent.

MÈRE ANTOINE, avec humeur.

Je n’avais pas mes lunettes ; allons, couche-toi, et puis dors, dors tout de suite.

ROSE.

Oui, mère Antoine.

À part.

S’il pouvait donc revenir !...

MÈRE ANTOINE, fausse sortie.

Ah ! j’oubliais de fermer la porte.

ROSE, avec dépit.

Oh ! vous n’y manqueriez pas un seul jour !

MÈRE ANTOINE.

Et à double tour encore.

Elle ferme la porte et la fenêtre qui est restée ouverte.

ROSE.

À quoi ça sert dans un pays ou il n’y a pas de voleurs ?

MÈRE ANTOINE.

Il y en a partout des voleurs !

À part.

Pour ce que je garde.

ROSE.

Pourquoi que vous ne mettez pas tout de suite un factionnaire...

MÈRE ANTOINE, se redressant et relevant sa béquille.

Il y est, le factionnaire ! il y est...

À part en s’en allant.

Pauvre petite ! l’ai-je assez victimée aujourd’hui ; décidément je deviens féroce, je deviens féroce !...

Elle rentre à gauche. La nuit vient.

 

 

Scène XIV

 

ROSE, seule

 

Là ! justement ce que je craignais...

Elle ferme la porte.

S’il n’allait plus revenir, s’il allait croire tout ce qu’elle lui a dit sur moi, la vilaine femme !... c’est qu’il est très bien ! quelle différence avec tous ces gros paysans !...

Ritournelle de la danse dans le village.

J’entends la contredanse ; que j’aurais été fière d’aller avec lui... au lieu de ça il faut que je range, eh bien non, je ne rangerai pas !...

Elle lance son rouet d’un coup de pied et s’assoit.

J’ai assez travaillé aujourd’hui, je suis fatiguée d’avoir travaillé.

Elle s’endort, et l’orchestre joue une contredanse en sourdine.

J’aurais plus de plaisir
À danser qu’à dormir,
S’il pouvait revenir !

Rêvant.

Militaire... épaulette... moustache !

En ce moment, et pendant que l’orchestre joue en sourdine, à travers les carreaux, on voit Bel-Amour qui traverse le théâtre ; il tâche d’ouvrir la porte, et ne le pouvant, il enfonce un carreau de bois qui tombe, passe son bras par le carreau, et tire le verrou de la fenêtre.

 

 

Scène XV

 

ROSE, endormie, BEL-AMOUR, à la croisée ouverte en dehors

 

BEL-AMOUR.

La porte est fermée, et j’ai oublié mon sabre et mon havresac... heureusement que depuis mon enfance je connais le secret... une, deux.

Il saute lestement dans la chambre.

V’là c’que c’est !... À présent tout est fini... l’engagement est signé, il n’y a plus à revenir... d’ailleurs, les preuves étaient flagrantes...Grain-d’Épi m’a montré l’anneau de la fallacieuse... un bijou de prix que je lui a vais donné dans les temps... une superbe bague en plomb... la perfide !...

Il essuie une larme.

Je me croyais plus fort que ça... allons, allons, je l’aurai bientôt oubliée... Grain-d’Épi m’a promis qu’il remettrait l’argent à ma mère... en route, pour le régiment...

Au moment où il va pour prendre son sabre, il rencontre Rose endormie.

Tiens, je n’étais pas seul.

Il s’avance.

C’est elle ! elle dort...

Air : Le fleuve de la vie.

En la voyant aussi jolie,
Et l’air si tranquille en ce jour,
Comment croire à sa perfidie ?
Croire qu’elle aimait un tambour !...
Au front la candeur de l’enfance,
Et dans le cœur un vrai serpent !...
Voilà ce qu’on nomme pourtant
Sommeil de l’innocence !

A-t-elle l’air d’un petit agneau !... c’est-à-dire qu’on lui donnerait le bon Dieu sans confession...

Avec une explosion de rage.

Et dire qu’il y a là-dessous un crocodile !...

Il frappe du pied avec colère.

ROSE, s’éveillant en sursaut.

Tiens, c’est vous ! ah ! ben, vous pouvez vous vanter de m’avoir fait une fière peur !... je vous croyais parti...

BEL-AMOUR.

Ça ne sera pas long.

ROSE.

Comment, est-ce vous ne restez pas quelque temps avec nous ?

BEL-AMOUR, de même.

Qu’est-ce que ça vous fait ?

ROSE.

Comme vous me dites ça... oh ! je devine... vous êtes fâché... à cause de ce que vous a dit tantôt la mère Antoine ?

BEL-AMOUR, ironiquement.

Ah ! vous nous écoutiez.

ROSE, honteuse.

Oh ! par hasard, par pur hasard, je vous jure...

Vivement.

Mais ce n’est pas vrai, ne la croyez pas, M. le sergent, ce n’est pas vrai.

BEL-AMOUR, vivement.

Comment ce n’est pas vrai ?

ROSE.

Non... elle dit tout ça, parce qu’elle m’haït.

BEL-AMOUR, déposant son chapeau et avec joie.

Ah ! ça mais, écoutez donc, je ne demanderais pas mieux de vous croire, moi... mais comme on dit vulgairement au régiment, il n’y a pas de feu sans fumée.

ROSE, vivement.

Oh ! je vous jure qu’il n’y a ni feu, ni fumée.

MÈRE ANTOINE, dans l’intérieur.

Rose.

ROSE.

Ciel ! mère Antoine ; ah ! si elle vous trouvait ici, avec moi, à cette heure, je serais perdue.

MÈRE ANTOINE, de l’intérieur.

Est-ce que t’es pas encore couchée ?

ROSE, tremblante.

Non, non, mère Antoine.

On entend le bruit de la clef dans la serrure.

BEL-AMOUR, très vite et bas.

Je l’entends, mais ne craignez rien, jamais Bel-Amour n’a compromis l’honneur de la beauté.

Il se dirige vers la fenêtre.

GRAIN-D’ÉPI, passe en disant.

 Oui, oui, j’ai un remplaçant, j’ cours chercher le notaire.

BEL-AMOUR, reculant.

Grain-d’Épi, plus moyen de se sauver...

Il voit la chambre de Rose.

Ah ! cette chambre...

ROSE, avec frayeur.

Mais monsieur, c’est la mienne !

BEL-AMOUR.

Eh ! mais, puisqu’il n’y en a pas d’autres ?

Il entre dans la chambre à droite. Tout ce jeu de scène doit être très vif.

ROSE.

Ah ! mon Dieu.

Au moment où mère Antoine paraît, Rose qui avait pris des plats et des assiettes sur la table, les laisse tomber.

 

 

Scène XVI

 

ROSE, MÈRE ANTOINE, tenant une lampe allumée

 

MÈRE ANTOINE.

Ah ! mon Dieu, qu’est-ce que tu fais donc là...

ROSE.

Je range, mère Antoine, je range.

MÈRE ANTOINE.

Tu ranges joliment !

Voyant la fenêtre ouverte.

La fenêtre ouverte !... qu’est-ce que cela veut dire ?

Elle regarde avec méfiance.

Sentinelle, prenez garde à tous !

ROSE, se remettant.

C’est que sans doute, je me serai endormie, et je rêvais.

MÈRE ANTOINE, froidement.

Ah ! tu rêvais... eh bien, vas rêver dans ta chambre.

ROSE, avec terreur.

Dans ma chambre, non, non, je ne veux pas.

MÈRE ANTOINE, étonnée.

Comment, tu ne veux, pas qu’est-ce que cela veut dire ?

ROSE, prenant le balai.

Ça veut dire que vous répétez partout que je suis une paresseuse... eh ! bien, je veux me corriger...

Elle range.

Je veux devenir très laborieuse...

Elle balaie les débris d’assiettes.

Allez vous reposer, mère Antoine, allez vous reposer, j’irai plus tard.

Elle balaie plus fort.

MÈRE ANTOINE.

Du tout, du tout, tu feras ça demain, à présent il est l’heure de dormir, et je veux que tu dormes... allons, allons.

Elle la prend par le bras.

ROSE, à part, se désolant.

Ah ! mon Dieu !

Haut.

c’est que j’ai peur.

MÈRE ANTOINE, la poussant vers la chambre.

Eh ! bien, je t’enfermerai.  

ROSE, à part.

M’enfermer ! il ne manquerait plus que ça...

Haut.

Mais non, non, je ne veux pas !

MÈRE ANTOINE.

Et moi, je le veux !...

Elle va pour la faire entrer dans la chambre, on entend frapper trois coups à la porte du fond.

Qu’est-ce que c’est que ça ?

ROSE, courant à la porte.

Quelque chose de très pressé, sans doute...

GRAIN-D’ÉPI, en dehors.

C’est moi, mère Antoine, c’est moi !

ROSE.

Ah ! c’est Grain-d’Épi qui veut rentrer.

MÈRE ANTOINE.

Tiens, c’est vrai, je l’avais laissé à la porte.

Elle va ouvrir.

ROSE, à part.

Ah ! quel bonheur, je suis sauvée.

 

 

Scène XVII

 

ROSE, MÈRE ANTOINE, GRAIN-D’ÉPI, en gants blancs, un bouquet au côté, et suivi d’un notaire

 

GRAIN-D’ÉPI.

Mère Antoine, c’est moi qui viens vous demander en mariage la main de Rose que voici, par ma bouche.

MÈRE ANTOINE, à part.

Ô ciel !

ROSE, à part.

Je l’avais oublié !

GRAIN-D’ÉPI.

Et comme j’ai des raisons pour terminer ce soir, j’amène avec moi le notaire.

MÈRE ANTOINE, brusquement à Grain-d’Épi.

Ça ne se peut pas.

GRAIN-D’ÉPI.

Et pourquoi ?

MÈRE ANTOINE.

Puisque tu dois partir.

GRAIN-D’ÉPI.

Ah ! oui, mais je ne pars plus.

MÈRE ANTOINE.

Et puis, elle ne peut pas te souffrir.

GRAIN-D’ÉPI.

Quelle illusion !... elle est folle de moi !... à preuve, ce bijou que voilà.

MÈRE ANTOINE.

Sa bague ! ô ciel !

À Rose.

Mais c’est donc vrai !... tu ne dis rien.

GRAIN-D’ÉPI.

C’est la pudeur qui la relient, mais elle m’adore.

MÈRE ANTOINE.

Mais tu connais son affreux caractère.

GRAIN-D’ÉPI, froidement.

Son caractère est connu, je l’adore.

MÈRE ANTOINE.

Mais tu connais sa fortune.

GRAIN-D’ÉPI.

Sa fortune est connue, et je l’adore.

MÈRE ANTOINE, à part.

Allons, allons, un gros mensonge... c’est pour mon fils, le bon Dieu me pardonnera...

Haut.

Écoute, Grain-d’Épi, tu es un brave et honnête garçon que j’aime.

GRAIN-D’ÉPI.

Connu ! vous m’adorez !

MÈRE ANTOINE.

Eh bien, apprends donc une chose... une chose épouvantable, que j’ai cachée à tout le monde et que je ne dirai qu’à toi seul.

GRAIN-D’ÉPI.

Qu’est-ce que c’est ?

MÈRE ANTOINE.

Rose qui t’aime...

GRAIN-D’ÉPI.

Un peu.

ROSE, à part.

Mon Dieu ! que va-t-elle encore lui dire !

MÈRE ANTOINE.

Rose avait en secret...

GRAIN-D’ÉPI.

Quoi donc ?

MÈRE ANTOINE.

Un amant !

GRAIN-D’ÉPI, avec force.

Un amant !

ROSE.

Quelle horreur !

MÈRE ANTOINE, avec force.

Oui un amant ! que j’ai surpris ce matin dans sa chambre.

GRAIN-D’ÉPI, courant à la chambre.

Dans sa chambre !

ROSE, le voyant aller.

Ah ! c’est un sort.

GRAIN-D’ÉPI, ouvre la porte, Bel-Amour paraît.

Bon ! il s’y trouvait encore !...

MÈRE ANTOINE, se retournant.

Que dit-il ?

Elle demeure stupéfaite en voyant Bel-Amour.

Ensemble.

MÈRE ANTOINE.

Ah ! quelle horreur ! Rose si sage
Avait un véritable amant !
Quand de mentir j’ai le courage,
J’ai rencontré juste pourtant.

ROSE.

Ah ! quelle horreur ! ah ! quel outrage !
M’accuser d’avoir un amant !
C’est de la fureur, de la rage !
C’est pour me perdre assurément !

BEL-AMOUR, furieux, à Rose.

Ah ! pour mon amour, quel outrage !
Je sais le mystère, à présent ;
Rose, qui se disait si sage.
Rose recevait un amant !

GRAIN-DÉPI.

C’est une horreur ! ah ! quel outrage !
On voulait me tromper vraiment !
Entre nous plus de mariage !
Oui, je vous rends votre serment.

Grain-d’Épi brise la bague de Rose, la lui jette, et sort furieux ; Rose implore Bel-Amour, qui la repousse, et court au fond du théâtre mettre son sac et son sabre ; elle tombe sur une chaise, en pleurant.

 

 

Scène XVIII

 

ROSE, MÈRE ANTOINE et BEL-AMOUR qui se dispose à sortir

 

MÈRE ANTOINE, avec explosion allant à Rose.

Comment malheureuse !... ce que je disais... c’était donc vrai ?

BEL-AMOUR, qui se dispose à partir, se retourne.

Hein ?...

MÈRE ANTOINE, se retournant.

Taisez-vous, monsieur !... vous devriez rougir... vous qui vous introduisez ici comme un ami de mon fils, et qui ne craignez pas de séduire une jeune fille si pure, si vertueuse !

BEL-AMOUR.

Si pure !... si vertueuse !... ah ! ça mais je n’y comprends plus rien.

MÈRE ANTOINE.

Mais alors, expliquez-vous donc ! parlez !...

BEL-AMOUR.

Est-ce que vous pouvez me comprendre, vous ?

MÈRE ANTOINE, avec force.

Oui, je parlerai ; oui, vous allez tout savoir... et ce sera votre punition à tous deux.

Bel-Amour s’approche.

Il y a de ça huit ans... Rose était déjà bien gentille avec ses quinze ans et sa jolie figure... moi, j’étais pauvre, bien pauvre !... un soir, mon Antoine entre tout joyeux ! bonne mère, qu’il me dit, plus de larmes ! plus de misère !...vous êtes riche, très riche, car je suis soldat et voici le prix de mon engagement... oui, monsieur, quoiqu’exempt comme fils de veuve, mon pauvre enfant s’était vendu !... vendu pour moi !...

Ici les sanglots lui coupent la voix.

ROSE, se levant.

Ah ! c’est beau ça !...

MÈRE ANTOINE, brusquement.

Je crois bien que c’est beau !... Mais ce que vous ne savez pas, c’est que, pour moi, ce cher enfant quittait tout ce qu’il aimait sur terre...

BEL-AMOUR.

Pardine ! puisqu’il vous quittait.

MÈRE ANTOINE.

Oh ! moi... il savait bien qu’on ne m’enlèverait pas... mais il y avait une autre personne dans le village...

Air.

Pour ménager mon cœur et mes alarmes,
Il affectait en partant l’air joyeux,
Mais je voyais couler deux grosses larmes,
Vers un’ fenêtr’ quand il tournait les yeux.
De cet amour il m’avait fait mystère,
Mais moi j’avais deviné son tourment...
Sans qu’il le dis’, toujours l’œil d’une mère,
Lit un chagrin au cœur de son enfant.

Ici Rose se rapproche doucement de mère Antoine.

BEL-AMOUR, vivement.

Après !... après...

MÈRE ANTOINE, tristement.

Eh ben ! après... le roulement, le chant du départ des conscrits... un dernier adieu... de loin... à mon enfant... et puis ses yeux toujours fixés là...

À Rose.

sur cette fenêtre.

ROSE.

Cette fenêtre !

MÈRE ANTOINE.

La tienne !... et qui semblaient dire :

Avec émotion.

en mon absence qui veillera sur elle ?

Avec force et frappant avec sa canne.

Moi ! que je me suis dit comme ça ; moi donc, qui ferai ici pour lui mes huit ans de service, comme il va les faire là-bas pour moi.

Fièrement.

Et j’ai fait mes huit ans de service !

Elle relève sa béquille militairement.

BEL-AMOUR.

Vous avez fait ça ? vous avez gardé une fille huit ans !

Il lui serre la main en se détournant pour cacher ses larmes.

Vous étiez digne de servir dans la garde impériale !

MÈRE ANTOINE, avec force.

Oui, je l’ai gardée ; et malgré tout le monde encore... et pour ca, il m’a fallu la tourmenter, la calomnier même ; car tantôt, quand je vous ai dit qu’elle avait un amant, j’ai menti...

Pleurant.

oui, monsieur, j’ai menti ! Rose a toujours été la plus pure et la plus sage du pays !

Elle cache sa figure dans ses mains.

BEL-AMOUR, avec joie.

Il se pourrait !

MÈRE ANTOINE, relevant la tête, sévèrement.

Du moins, elle l’était encore ce matin, avant votre arrivée.

Elle retombe sur la chaise et fond en larmes.

Mon pauvre Antoine !

ROSE, se mettant à ses genoux et pleurant.

Ne pleurez pas comme ça, mère Antoine, ne pleurez pas comme ça... Eh bien ! je l’aime votre Antoine.

BEL-AMOUR, ivre de joie.

Qu’entends-je ?

ROSE.

Oui, je l’aime à présent autant que vous ; je ne veux plus me marier avec d’autre qu’avec lui ; je l’attendrai, quand je devrais rester fille jusqu’à cinquante ans, ce qui est joliment dur !

BEL-AMOUR.

Non, tu n’attendras pas jusque là, fille vraiment héroïque ! car je puis à présent...

Tambour et roulement.

Ah ! mon Dieu, et mon engagement... mon bonheur me l’avait fait oublier.

MÈRE ANTOINE.

Que vouliez-vous dire ?

BEL-AMOUR, tristement.

Que vous auriez été bien heureuse de revoir votre fils !... que ce fils était de retour...

MÈRE ANTOINE, ROSE.

De retour !

BEL-AMOUR.

Oui, car c’est moi, bonne mère, moi qui vous serre dans mes bras.

MÈRE ANTOINE, laissant tomber sa béquille.

Mon fils ! mon fils !

Elle l’embrasse.

ROSE.

Comment, le beau militaire c’était M. Antoine ?

ANTOINE, très vite.

Oui, c’est moi qui, désespéré de ce que j’avais vu, furieux de ce que vous m’aviez dit sur Rose, suis sorti d’ici la mort dans l’âme ; et à présent, je suis...

MÈRE ANTOINE, ROSE.

Eh bien !

ANTOINE.

Je suis remplaçant !

MÈRE ANTOINE, s’attachant à lui.

Remplaçant, toi !... mais ça ne se peut pas ; tu ne peux pas partir... tu ne partiras pas.

ANTOINE.

Oh ! il n’y a plus à revenir... c’est dit, ma mère, c’est convenu.

Avec noblesse.

Et puis d’ailleurs, j’ai signé.

MÈRE ANTOINE, se laissant tomber sur une chaise.

Ah ! mon Dieu ! le perdre encore une fois !

Le tambour bat la marche et se rapproche.

ANTOINE.

Les voilà ! je les entends, ils viennent me chercher. Ma mère, ma bonne mère, adieu... et toi. Rose,

Avec un soupir.

à huit ans !

ROSE, se désolant.

Comment, encore huit ans !... ah ! que c’est long !

En ce moment, on voit dans le fond défiler les conscrits, dont tes chapeaux sont ornés de rubans, et qui viennent se ranger sur la place du village, au son du tambour.

 

 

Scène XIX

 

ROSE, MÈRE ANTOINE, BEL-AMOUR, CONSCRITS, PAYSANS et PAYSANNES, puis GRAIN-D’ÉPI

 

CHŒUR.

Air : Entendez-vous c’est le tambour.

Partons, enfants de ce village,
Allons, allons, pleins de courage,
Nous faire tuer au champ d’honneur
Pour la France et pour l’empereur !

À la fin du chœur, Grain-d’Épi paraît grotesquement, habillé en militaire et tenant une cage où est un serin.

BEL-AMOUR, étonné.

Que vois-je !... Grain-d’Épi soldat !

GRAIN-D’ÉPI, piteusement.

Pardine, sergent, puisque vous me prenez ma femme et mon quartier de terre, je ne plus payer un remplaçant.

ANTOINE.

Comment ! c’était là-dessus que tu comptais ?

GRAIN-D’ÉPI.

Quinze cents... juste mon remplaçant !... à moins que vous ne vouliez m’en donner un à crédit ?

ANTOINE, étendant les bras.

Je te donne, mon garçon, ma bénédiction !

MÈRE ANTOINE.

Tu restes donc ?

ANTOINE, la pressant dans ses bras.

Toujours, ma bonne mère !

MÈRE ANTOINE.

Que je suis donc heureuse !... et dire que, pour voir mon fils, je n’ai pas mes...

Elle fouille dans ses poches et se place en face de lui.

ROSE, traversant le théâtre et mettant les lunettes sur le nez de mère Antoine.

Voilà, voilà, mère Antoine.

À part.

Je peux les lui rendre, à présent.

MÈRE ANTOINE.

Ah ! qu’t’es beau !

ANTOINE.

À présent, ma brave sentinelle, c’est moi qui vous relève de votre faction.

MÈRE ANTOINE, bas.

Il était temps !

ANTOINE.

Hein ?

MÈRE ANTOINE.

T’as bien fait d’arriver.

ROSE, s’avance et dit.

Air : Il est, dit on, un beau jeune homme.

Vous le voyez, gens du village,
À présent on me connaît mieux,
On sait que je fus toujours sage
Et n’eus jamais un amoureux.

Au Public.

Mais soyons moins fière,
Car la vieille mère
Dit d’un ton sévère
De parler moins haut.
Je vous le confesse,
J’aime la sagesse, (bis.)
Pas plus qu’il ne faut.
Oui, je le répète,
Moi je suis coquette, (bis.)
Tout haut je le dis,
Car je suis sincère ;
À tous je veux plaire
Depuis le parterre
Jusqu’au paradis.
Venez, venez tous,
Grilles et verrous
Ne sont pas pour vous.
Laissez-moi l’espoir,
Messieurs, de vous voir
Ici chaque soir.
Je veux chaque soir
Vous voir.

REPRISE DU CHŒUR.

Partons, enfants de ce village, etc.

Les conscrits défilent dans le fond, au son du tambour et aux cris de : Vive l’empereur ! pendant que, sur le devant de la scène, mère Antoine examine son fils et lui saute au cou. Le rideau tombe.

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